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Le baptême de Pauline Ardel : $b roman

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III

Les Rude, ce dimanche, dès les vêpres finies, rentrèrent chez eux ; ils attendaient Pauline et son père ; M. Ardel avait annoncé l’intention de venir tôt, pour voir, en bonne clarté, l’atelier du peintre.

Il faisait un ciel de printemps ; la lumière était fine comme celle qui poudroie dans les vieilles porcelaines. Le vent du sud se jouait avec des banderoles soyeuses de nuées ; sur la rivière, le soleil étalait un pont d’argent. Au bas de l’autre berge, en amont, l’eau comptait les images des peupliers grêles ; leurs pointes se confondaient sous une buée blonde, et, contre l’arête de la colline, des atomes de rayons dansaient parmi les ombres.

De leur terrasse, à l’angle du cours Tarbé, les Rude possédaient ce paysage fluide et riant. L’illusion d’un renouveau, à la mi-décembre, semblait si douce que Mme Rude et ses deux filles s’accoudèrent un moment au balustre. Non loin d’elles, les pattes de devant appuyées à un parapet, leur chienne caniche, Javotte, tendait vers l’espace la truffe humide de son museau. D’une fenêtre ouverte sortait le murmure d’un violoncelle ; Julien préludait au concert.

— Je me trouve, dit Edmée, légère aujourd’hui comme une bulle de savon.

— Maman, demanda Marthe, tandis qu’elle regardait le courant frétiller de petites ondes écailleuses, est-ce les poissons qui font les vagues avec leurs queues ?

Mme Rude, en lui répondant, ramenait sur la tempe de Marthe une mèche de cheveux égarée derrière son oreille. C’était une mère passionnée, inquiète. Elle avait, « rendu au Paradis », son fils cadet, Emmanuel, mort à neuf ans, dont elle portait toujours le deuil. Une croix d’or à son cou seule rompait la sévérité de son corsage. On aurait pu la prendre pour la grande sœur d’Edmée, tant elle restait svelte, aisée d’allure. Elle gardait un de ces visages maigres qui ne vieillissent guère, la courbe d’un nez suave nacré vers le bout, une fossette mutine au coin de sa bouche un peu pincée, des yeux trop saillants, parfois bizarres, mais, à l’ordinaire, d’une transparence bleue, comme virginale, et caressante.

— Je suis curieuse de cette Pauline, avouait-elle à Edmée ; et cependant, je doute qu’elle puisse devenir ton amie… Une païenne, une athée…

Mi-espiègle, mi-sérieuse, Edmée répliqua :

— Il faut bien aller aux montagnes, quand elles ne viennent pas à nous. Pauline est moins dure qu’une montagne ; je lui crois un cœur capable d’aimer Dieu, si elle le connaissait.

— Rentrons, dit sa mère ; la fraîcheur tombe ; les Ardel vont arriver.

Ils ne tardèrent point ; Edmée les introduisit dans l’atelier où pétillait un grand feu de bûches. Cette pièce, d’une intimité radieuse, avec ses fenêtres au couchant, faisait oublier le banal aspect de la villa. Le piano occupait un angle ; un pupitre, chargé de musique, était dressé ; les toiles du peintre, des portraits pour la plupart, composaient une méditative assistance au-dessus de fauteuils Louis XV, en bois blanc, à ramages cramoisis, que M. Rude avait hérités de son trisaïeul. Mais, avant tout autre objet, les visiteurs aperçurent, en face de la porte, isolé sur la boiserie du fond, un Christ d’ivoire.

— Quel besoin d’ostentation croyante ! remarqua M. Ardel à part soi.

Sur la pensée de Pauline, l’ombre du Crucifié glissa. Un souffle de bienvenue l’accueillait dans cette maison ; le bonheur ingénu de s’y voir s’épanouissait en son regard ; elle entra, de sa démarche lente, avec le balancement tranquille d’une simple robe grise rehaussée par des bandes de velours noir. Elle tenait un rouleau, des morceaux de chant qu’Edmée l’avait priée d’apporter. Son air de franchise atténua les premières craintes de Mme Rude. Julien s’empressa de poser son violoncelle et son archet pour aller au-devant d’elle. Javotte vint la flairer comme quelqu’un d’ami.

Mais, tout de suite, M. Ardel s’approcha d’un tableau posé sur un chevalet, et, en apparence, près d’être fini. L’œuvre représentait un coin de l’hospice de Beaune, trois religieuses, vêtues de bleu, à grand hennin, agenouillées en ligne, les paumes jointes, le profil droit, recueillies dans l’attente de la communion. Le jour descendait sur elles d’un vitrail aigu et du ciboire lumineux qu’un prêtre, à l’autel, leur présentait. La pénombre, en arrière, laissait distinguer une voûte brune en berceau, des lits de malades, le recul d’une salle immense comme le réceptacle de toutes les infirmités. L’ensemble était peint à touches serrées, sans faux-fuyants, avec cette harmonie tonale, si rare chez les modernes, et qu’eurent aisément les vieux peintres, pleins de foi.

— C’est bon, très bon ! exprima au bout d’un court silence M. Ardel, sujet aux brusques enthousiasmes, mais attentif uniquement aux mérites de la facture.

— Ces femmes ont posé devant vous ? s’enquit Pauline, étonnée d’un tel sujet.

M. Rude élucida qu’étant, lui et sa femme, de Beaune, où son beau-père faisait valoir un modeste vignoble, ils y passaient toutes leurs vacances, et qu’il pouvait, chaque matin, patiemment s’assimiler ces religieuses.

— Vous voyez, Ardel, continua-t-il, je ne m’excite pas à des visions factices. J’ai l’horreur des faux mystiques, de ceux qui singent les Primitifs, des charlatans de toute farine. Ce que j’ai observé, je le transcris ; je cherche simplement à découvrir sur des visages en prière une réflexion d’En Haut ; car je n’aime à portraiturer que des gens qui prient, ou bien des enfants, parce que le ciel nage dans leurs yeux. Je me suis approprié le précepte : Laissez venir ces petits à moi, et je crois être plus pur, tandis que je les peins. Celui-ci, regardez…

— Mon pauvre Emmanuel à trois ans ! soupira Mme Rude. Et comme c’est lui !

De la grande chaise où il était assis, l’enfant avait l’air d’interroger les spectateurs avec ses pupilles bleues, dilatées, trop clairvoyantes, pareilles à celles de Marthe. Ses lèvres entrecloses semblaient séparées dans une respiration paisible. Mais ses traits menus, la soie cendrée de ses cheveux, son cou trop long, ses bras minces perdus sous des dentelles indiquaient un être fragile. Au milieu d’un demi-jour argenté, tout en blanc, neigeux, immatériel, il paraissait déjà vivre ailleurs…

— J’admire, opina M. Ardel, qu’à l’aide de moyens si sobres vous obteniez une telle puissance d’effet. Mais comment n’avez-vous jamais exposé au Salon ?

M. Rude, presque ahuri, le fixa : Au Salon ! Ses toiles fourvoyées parmi les voisinages inévitables de croûtes et d’horreurs obscènes ! Au printemps prochain, toutefois, il pensait louer à Paris une salle pour y montrer quelques œuvres.

— Ces choses-là sont secondaires. Mais une idée qui me taquine, ce serait de pouvoir concentrer en six portraits six principaux types ascétiques d’ordres religieux. J’aurais là dix années de travail merveilleuses. Je vous l’ai dit déjà, je vais très lentement, et ce n’est pas pour moi seul que je m’évertue à bien faire. Dans la pureté concise d’une ligne, qui enchantera des générations, je vois un mode de charité ; je sais qu’en visant au parfait je préfigure une ombre de la Béatitude où toute chair sera achevée en sa forme…

Il causait de ses travaux sans vanité, simplement et religieusement. Par instants, il enroulait à ses doigts les boucles de sa barbe, et, comme ébloui d’une soudaine conception, il fermait à demi les yeux. Pauline écoutait les paroles du peintre, sans comprendre tout ce qu’elles signifiaient, mais captivée par sa voix grave de même que par les sons d’un orgue. Elle sentait que cet homme habitait un jardin radieux fermé pour elle, et les prestiges de son art l’induisaient à le suivre jusqu’à la porte. M. Ardel, pourtant, éprouva le besoin d’une objection.

— Je comprends très bien qu’à rétrécir son optique votre pensée gagne en force. Mais ne souffrez-vous pas de rejeter hors de votre champ visuel presque toute l’immensité de la vie concrète ? Les maîtres de la Renaissance faisaient des tableaux religieux, mais ils peignaient aussi des scènes populaires, des paysages, du nu…

— Voilà pourquoi, dit tout à coup Julien, ils manquaient tant de profondeur. C’est par le sacrifice qu’on mérite l’extase. Or, dans l’extase, on tire à soi, épuré, le monde inférieur que les sens atteignent confusément.

— Et puis, confirma son père, quelle folie de s’imaginer qu’on va étreindre le grand Tout ! Est-ce que l’infinité des images, quand nous en aurons saisi quelques-unes, ne s’écoulera pas toujours intacte, inépuisable ? Mieux vaut donc prendre au torrent ce que peut tenir le creux de notre main.

M. Ardel, jamais à bout d’arguments, se disposait à répliquer, lorsque Edmée, peu divertie par cette controverse, entraîna Pauline avec intention vers un tableau voisin :

— Un vieux Breton et sa fille, expliqua-t-elle… Je les aime comme si je les avais connus.

Ils étaient figurés tous deux à genoux sur le carreau d’une cuisine ; le soleil entrait par la croisée ouverte ; au dehors, s’espaçaient les pommiers en fleurs d’un verger. Le vieux avait un nez court et les pupilles enfoncées sous un front rugueux, de fortes pommettes, un poil gris mal rasé autour d’une bouche tenace, mais un air de résignation extatique ; il joignait ses doigts et regardait un crucifix pendu au mur de la haute cheminée. Sa fille baissait les paupières ; l’ombre de sa coiffe tremblait contre sa joue ; de ses grosses lèvres on sentait sourdre les syllabes pieuses qui les purifiaient. L’un et l’autre se tenaient là, fixés pour l’éternité dans une attitude d’oraison où se condensait toute leur existence, toute la dévotion d’un peuple.

Cette peinture ne plut guère à Pauline : les Bretons semblaient imposer la foi par la façon dont ils priaient. Si peu que pénétrât l’impression, son incroyance se mettait en garde. M. Ardel, sans quitter sa désinvolture critique, se montra plus froid que devant les premières toiles ; il s’apercevait davantage d’un défaut inhérent à la probité trop minutieuse de Rude : le tourment du détail engendrait de la sécheresse ; tandis que l’artiste, dans la vie familière, paraissait ne jamais démentir sa bonhomie d’allures, lorsqu’il peignait, il manquait de confiance en soi, de cette ampleur que déploie l’improvisation.

Mme Rude, cependant, conta l’histoire singulière des deux paysans. Un prêtre, natif de Plougastel, avait émigré dans le diocèse de Sens, parce qu’il se lassait d’être en son pays vicaire à perpétuité. On lui donna la cure de Druzy ; il s’y morfondit de tristesse et mourut, laissant son père et sa sœur qu’un curé d’alentour retira chez lui. Ce vieux et sa fille conservaient des habitudes de longues prières communes où le peintre les avait étudiés à son aise ; agenouillés l’un près de l’autre ils se perdaient en Dieu si absolument que nul épisode extérieur ne pouvait les déranger ; une fois, pendant un orage, comme ils récitaient l’Angélus, la foudre tomba sur le toit du presbytère ; ils n’y prêtèrent même pas attention. Lorsque le père, usé par les ans, rendit l’âme — c’était à minuit — sa fille attendit l’aube pour en avertir son curé : « Va zat (mon père) est mort, lui dit-elle ; venez voir comme il est beau. » Elle pleurait, mais de joie, à l’idée que son père contemplait, face à face, le Seigneur dans son Royaume.

Pauline eut envie de s’écrier : « C’était absurde ! » Pourtant le mot de la Bretonne : « Venez voir comme il est beau », lui remit en mémoire ce qu’elle avait entendu dire à l’abbé Jacques sur son grand-père Ardel ; sa pensée rapprocha la fin mélancolique du pauvre prêtre breton et la solitude où languissait son oncle, rebuté des siens ; un mouvement furtif de compassion l’inclina vers le délaissé.

— A propos de Druzy, énonça Julien, j’ai pu savoir que le prêtre de dimanche en est justement le curé ; c’est bien l’abbé Ardel, du diocèse de Lyon.

— C’est lui en effet, répondit Victorien d’un ton qui affectait l’indifférence.

— Il est venu nous voir, compléta presque en même temps Pauline.

D’un coup d’œil le professeur la tança : est-ce que les étrangers devaient être mis au fait des épisodes qui se passaient dans la maison ?

— Eh bien ! si nous écoutions un peu de musique ? insinua Mme Rude, devinant que Julien avait froissé M. Ardel.

Edmée ouvrit son piano, on alluma des lampes, le violon et le violoncelle s’accordèrent. Pauline adorait ces préparatifs musicaux ; les sonorités confuses des instruments enfermaient l’attente de l’harmonie qui succéderait au désordre. Dans l’audition passive elle pressentait les délices de rêveries incommunicables.

Les musiciens jouèrent l’Adagio du grand trio de Beethoven en si bémol. La plénitude du motif peu à peu la combla d’une ivresse sentimentale. Elle ne s’arrêtait pas à la tranquillité liturgique de cette large mélodie, mais croyait y démêler la nostalgie d’un bonheur sans bornes et impossible.

Vis-à-vis d’elle, à l’occident, sur la colline haussée comme un mur brumeux et dans l’eau miroitante, le crépuscule développait un dais immense de vapeurs violettes et pourprines ; de minces nuées roses se déliaient au sein de cette flambée magique ; Pauline fut envahie d’un frisson qui monta jusqu’à ses cheveux :

« Que je suis heureuse ! pensa-t-elle. Ah ! si de tels moments pouvaient durer toujours. Oui, sans fin ! »

Le violon et le violoncelle reprirent doucement la phrase initiale ; puis, les tierces du piano décomposèrent en sons fugaces la trame des harmonies. Au dehors, le dais du ciel s’endeuillait ; les cuves fumeuses de l’horizon brunirent ; la rivière se décolora, et bientôt l’enchantement transitoire, prémice d’un jour supra-terrestre, ne fut plus, au fond du couchant, qu’un petit reflet de lampe agonisante.

Pauline aurait voulu le retenir en ses yeux, ainsi qu’en ses oreilles les phases du chant. L’idée que tout cela lui échappait rabattit son exaltation ; elle comprit alors, d’une manière obscure, qu’on pût avoir l’appétit de la vie éternelle.

Quand le dernier accord expira, le silence d’ensuite lui parut décevant ; elle supplia M. Rude et Edmée de recommencer.

— N’est-ce pas, dit Julien, que Beethoven a écrit peu de choses aussi transportantes ? Il atteint là une sérénité purement catholique d’émotion.

— On peut y voir tout ce qu’on veut, opposa M. Ardel ; pour moi, je crois fort que Beethoven suivit bonnement son thème en musicien, et n’eut aucune de ces intentions adventices.

— Parbleu ! oui, répliqua Julien ; il ne les eut pas, mais elles y sont quand même.

Une dispute s’engagea qui se fût prolongée, si M. Rude n’eût frappé de son archet un léger coup sur le pupitre. On réitéra l’Adagio ; Pauline fut moins remuée que la première fois ; mais elle essayait de saisir le sentiment de Julien, ce qu’il appelait « l’émotion catholique », et de la sorte elle la subissait à son insu. Tout à l’heure il venait de jeter ce mot :

« L’Église est le seul milieu où la liberté des âmes s’accorde exactement avec le poids d’une tradition. »

Elle démêla qu’en effet l’Adagio de Beethoven exprimait un tel équilibre, et, par lui, un état de paix bienheureuse ; elle répugnait pourtant à conclure comme Julien ; cette velléité d’analyse se dissipa d’ailleurs parmi d’autres songeries instables.

Mme Rude, aussitôt après, la pria de se faire entendre. Pauline chanta : Plaisir d’amour, un air de Martini, dont la grâce noble et simplette s’ajustait à la sérénité familiale de l’auditoire, au sérieux des portraits, aux fauteuils de jadis. Sa voix, naturellement limpide, vibrait d’une tendresse nuancée. De bon cœur, tout le monde, même son père, applaudit, et M. Rude lui demanda de chanter encore.

Edmée l’accompagna dans le Réveil de Brunnhilde ; cette effusion lyrique correspondait à l’intime consonance de toutes ses énergies ; elle la fit retentir à pleine gorge, éperdument. Mais, lorsqu’elle se tut, elle sentit peu d’enthousiasme dans les louanges qu’on lui donna. Oppressé d’un trouble latent, Julien restait assis à distance, le menton appuyé sur sa main. M. Rude confessa qu’en dépit de splendeurs exorbitantes, il n’aimait pas Siegfried ; Wagner, sauf dans les Maîtres-Chanteurs et les scènes liturgiques de Parsifal, n’était à ses yeux qu’un magicien néfaste, ayant trituré des philtres de désordre et de vertige. Pauline protesta que ces philtres ne pouvaient agir sur les cœurs sains.

— Plût à Dieu, ma chère enfant, répondit vivement le peintre ; mais qui donc peut se flatter d’être sain ?

Une discussion aiguë allait se déchaîner ; Edmée prit Julien par le bras, l’attira vers le piano, s’y remit elle-même, et dit très fort à M. Ardel :

— Nous allons vous jouer une sonate de Saint-Saëns.

Pauline n’avait entendu Julien que dans le trio où son jeu se fondait avec celui du violon. Jusqu’alors elle le jugeait un rêveur candide, entêté à ses imaginations dévotes. Mais, de même que, pour lui, le Réveil de Brunnhilde avait fait sortir une Pauline frémissante, folle de sa jeunesse, la sonate découvrit à Pauline un Julien qu’elle ne soupçonnait pas.

Il attaqua les premières mesures, comme s’il eût lancé au piano un défi strident. Tour à tour il tirait du violoncelle des sons crépus et fauves ou tendres jusqu’au sanglot. Elle regardait ses coups d’archet véhéments, mais sûrs ; dans l’âpreté dont il détacha une courte phrase interrogative, elle reconnut son intransigeance dogmatique, mais résolue en acte, énoncée avec une furie provocante.

Son exécution et celle d’Edmée s’harmonisaient fougueusement, fidèles au reste à l’œuvre qu’ils jouaient, d’une rectitude inflexible au milieu des plus torrentueuses violences.

Cette musique causait à Pauline une sorte d’angoisse mêlée à la tension de sa volonté lucide. Il lui semblait marcher à travers des ténèbres, sur une chaussée étroite coupée par un abîme qui l’aspirait, où filaient des êtres innombrables, dans un horrible et sourd déchirement. Quelqu’un venait contre elle, la poussait en arrière, au-dessus du gouffre ; elle se dégageait, rebondissait et courait vers un point d’or vif qu’elle entrevoyait, haut et loin, comme un feu sur une tour invisible.

Les images s’ébauchaient, se défaisaient, étaient renouées selon les colorations de l’idée musicale ; mais l’esprit de Pauline, chaque fois qu’il se dérobait à l’emprise hallucinatoire des sons, revenait au seul Julien ; elle admirait sa vigueur impérieuse et, néanmoins, y redoutait confusément, pour sa propre indépendance, une menace.

L’Andante le lui rendit, tel que d’abord elle l’avait connu. Le violoncelle escortait d’un staccato ferme le choral du piano, cantique d’une foi résignée, soumise au mystère. Pauline pouvait croire visiter, comme l’autre dimanche, une cathédrale. Le violoncelle semblait un suppliant qui s’élance à un Dieu caché ; la volupté d’une extase modulait les métamorphoses du verbe mélodique. Les notes graves de l’instrument, là même où il s’égayait en dessins rapides, possédaient l’autorité d’une parole secrète, apaisante et sainte.

Mais avec le final, le piano et lui repartirent comme dans l’ouragan d’une bataille. De rauques dissonances se martelaient entre des épisodes syncopés, plaintifs, essors d’espoirs inassouvis. Un désir sauvage de conquérir le monde et une volonté d’amour mystique alternaient à larges intervalles ; Pauline s’imagina que les mêmes sentiments se disputaient l’âme de Julien, proche de la sienne par ses appétits juvéniles ; et, à cette supposition, elle tressaillit tout entière.

Au bout de la sonate, Edmée, la figure moite et ardente, trahit que ses muscles avaient excédé leurs réserves de force ; Julien, au contraire, parut mis en train par ce nerveux exercice.

Mme Rude sonna ; la servante apporta le thé. M. Ardel s’étonna que Julien trouvât le loisir de s’adonner à la musique, outre les travaux « sérieux » qu’il poursuivait ; car il préparait son doctorat en droit, visait à entrer dans les consulats.

— Julien est comme moi, observa M. Rude ; la vie qu’on est convenu d’appeler positive et l’art se rythment pour lui méthodiquement. Mais voyez combien sont mystérieuses les transmissions. Mes deux aînés ne feraient en peinture rien de fameux. Julien sera poète, orateur, musicien, jamais peintre. Tandis qu’Emmanuel avait l’œil d’un coloriste, et Marthe dessine des bonshommes pas mal du tout…

Marthe s’était perchée sur un genou de son père, jouait avec sa barbe. Javotte, avide de se faire caresser, poussa du museau, à l’improviste, le coude de son maître et projeta hors de sa main la tasse de thé pleine qu’il tenait. Les jeunes filles en rirent naïvement ; il fallut essuyer le tapis ; Mme Rude rappela la servante ; c’était une fille d’une simplicité modeste, joufflue, épanouie, qu’on sentait joyeuse et familière dans la maison. Pauline la compara incidemment à Égalité dont les attitudes sournoises lui pesaient déjà. Ici, nulle discordance ne gâtait la joie confiante qui était l’air du logis. Elle voulut oublier quelles choses profondes l’isolaient des Rude, et se donner l’illusion qu’une telle famille devenait un peu la sienne.

Mme Rude reprochait, devant elle, à Edmée, de négliger, pour son piano, ses autres études ; son mépris des diplômes masquait une excessive paresse. Edmée, en croquant un macaron, fit une pirouette :

— Et si c’est ma vocation d’être ignorante ? Tu ne me vois pas changée en une intellectuelle, sèche comme un morceau de craie.

— Cependant, Mlle Pauline, répliqua sa mère avec un sourire malicieux, n’a rien d’un morceau de craie, et je la sais fort cultivée.

— Oh ! très peu, se défendit Pauline, j’aime la lecture, Edmée l’aime aussi. J’ai commencé le latin, pour faire plaisir à mon père ; si j’avais à gagner ma vie, je donnerais des leçons de chant ; mais il me déplairait d’être une licenciée ou une agrégée.

Marthe, sur ces entrefaites, avait apporté un cheval de bois, sautait dessus, le faisait osciller, redescendait. M. Rude, silencieux, dévisageant Pauline, cherchait à lire en ses traits les vestiges d’une pensée pieuse, « ce signe de lumière », faute duquel une figure humaine était, devant lui, comme inexistante. M. Ardel discutait avec Julien la sonate de Saint-Saëns qu’il estimait, vers la fin, « trop frénétique ».

— Trop frénétique ! releva Julien ; mais, monsieur, c’est une œuvre écrite sous la commotion de la guerre, et la plus âprement guerrière que je connaisse, sauf la huitième Polonaise de Chopin.

— Ah ! vous voilà bien, les mystiques ! persifla le professeur en gaîté. Dès que vous prononcez le mot guerre, vous semblez avoir bu un élixir enivrant. Je ne vous blâme point, les pacifistes sont une de mes exécrations. Seulement, chez des chrétiens, je trouve ça baroque tout de même…

Julien passa dans ses cheveux sa main maigre, comme toutes les fois qu’un sentiment énergique le saisissait, et repartit :

— Pourquoi pas ? Si Dieu m’avait fait naître au temps de la bonne Lorraine, j’eusse été volontiers des hardis compagnons qui, à sa suite, culbutèrent les garnisons anglaises, entraient dans les villes reprises, la lance haute, fiers de leurs balafres, et, après avoir chanté un Te Deum, trinquaient galamment avec les archers. Ce n’est pas le goût des tueries, mais des aventures à courir que l’idée de la guerre excite en moi. A vingt ans, on a dans les veines plus de sang qu’on n’en peut verser. J’ai la certitude que, le jour où je recevrais ma feuille de route, je me sentirais immédiatement libéré d’une foule de sots appétits qui alourdissent la vie d’un homme. Ce serait comme si je partais pour le cloître. Rien ne vous met mieux qu’un risque de mort en face de l’éternité. Et puis, dans cet abandon de soi, il y a une allégresse, quelque chose comme une participation à la béatitude du Christ, lorsqu’il s’immole…

La voix de Julien s’enflait, tandis qu’un afflux de pensées mettait son être en vibration ; la simplicité de son accent excluait tout soupçon de fanfaronnade, et M. Ardel, en l’écoutant, n’avait plus son air sardonique. Les femmes, autour de lui, cessèrent de causer ; mais Pauline, après un sursaut d’enthousiasme, se reprit soudain : par cette folie chrétienne de sacrifice, le Julien qu’elle eût rêvé lui échappait !

Le carillon fluet d’un cartel préluda au coup de sept heures ; M. Ardel songea qu’il était temps de se retirer. Dans le vestibule, ils trouvèrent Marthe, les mains derrière son dos, en méditation près d’une cage où un canari et un serin, la queue raide et les paupières closes, sommeillaient sur leur barre, côte à côte.

— Ils ne sont pas morts, maman ? voulut-elle éclaircir, inquiète de leur immobilité.

— Non, ma chérie, rassura Mme Rude ; ils dorment comme des enfants bien sages ; demain, ils se réveilleront avant toi.

— Regardez, dans l’eau, cette moitié d’orange, dit plaisamment M. Rude, tourné vers la fenêtre du vestibule.

Elle donnait sur un jardin, et, dans le bassin d’une pompe, flottait la lune à demi pleine. Sa grise blancheur faisait le sol semblable à une nappe d’eau tremblante ; au-dessus d’un mur, entre les rameaux aigus et noirs d’un tilleul, des étoiles pendaient comme des fruits dorés.

Pauline quitta Edmée et Mme Rude avec la persuasion de leur amitié vraie ; la poignée de main qu’échangèrent elle et Julien fut d’une cordialité plus discrète ; mais la réserve qu’elle y mit signifiait qu’elle le distinguait des autres. De la porte des Rude, les Ardel, jusqu’à leur maison, avaient trois minutes de marche. Pendant ce trajet, comme Pauline ne disait mot, livrée à la rumination confuse encore des mille détails qui lui revenaient de cette visite, son père inopinément l’interrogea :

— Tu es muette ; à quoi penses-tu ?

— Tu veux le savoir, répondit-elle en folâtrant ; eh bien ! je pensais au sommeil du canari et du serin…

Mais, redevenue grave, elle expliqua :

— Je pensais à la question de la petite : chez les Rude, c’est bizarre, tout le monde a la mort en tête, et ils sont pourtant heureux !

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