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Le baptême de Pauline Ardel : $b roman

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VI

Les vacances de la Pentecôte étaient proches ; M. Ardel, malgré la mauvaise humeur de l’oncle Hippolyte, décida que Pauline l’accompagnerait à Paris, où il comptait passer deux jours. Elle n’avait traversé Paris qu’en hiver, sous le crachin, dans la boue ; elle se défendait d’éprouver pour la grande ville l’attirance béate d’une provinciale qui n’a rien vu. Pourtant, la promesse du voyage l’exalta comme un philtre de joie qu’on eût versé dans ses veines ; elle comprit ce pressentiment, lorsque, la veille du départ, son père annonça :

— Rude et ses enfants y vont aussi, je les ai invités à déjeuner pour mercredi, et nous reprendrons le train ensemble.

Un soleil dur de juin accueillit Pauline entrant, vers deux heures, dans Paris. De la voiture découverte que prit M. Ardel, pour la conduire à « son » hôtel, près de l’Odéon, elle se complut, quoique étourdie par le tumulte, au spectacle des quais.

Sur le pont d’Austerlitz, des charrois s’engageaient, des attelages suants, dont les forts chevaux arrachaient du feu des pavés meurtris, et, glissant sur les rails, tendaient l’encolure, se roidissaient. Les jurons des charretiers, les claquements des fouets, la vapeur des tramways qui s’ébrouent, les trompes d’automobiles, les sirènes des remorqueurs rompaient le bruit d’océan des rues lointaines. Au milieu des fiacres et des piétons allant avec l’automatisme hâtif des foules impatientes, elle remarqua un vieil homme à cheveux blancs, tête nue, les rides du front gonflées et luisantes de sueur, qui tirait seul une charrette craquant sous des piles de chaises.

— J’aime, dit Victorien, voir peiner ce peuple autour de moi. Cet ahan sauvage, sous un soleil d’été, c’est beau…

Mais, en aval du fleuve grisâtre, que le soleil faisait bouillir comme de l’étain liquide, Pauline regardait les tours de Notre-Dame alléger l’horizon. Songeuses immobiles, tournées vers l’ouest et la mer, elles se haussaient en plein ciel, hors des haleines du sol et des fumées.

Ils longeaient le Jardin des Plantes, où on entrevoyait des bêtes dans leur parc, des gens assis dans les allées, des enfants qui jouaient. Une douceur biblique semblait habiter ces ombrages.

— Si nous vivions à Paris, exprima Pauline, je viendrais souvent là.

M. Ardel, au passage, lui indiqua une rue qui monte entre deux murs bas, déserte, sans maisons, sans un pouce d’ombre, meublée seulement, vers le haut, de quelques arbres poudreux.

— La rue Cuvier, fit-il ; quand j’étais étudiant, je la fréquentais dans cette saison et à cette heure, pour me donner l’illusion d’un site africain.

Pauline évoqua son père, à vingt ans, seul et lyrique, promenant sa silhouette sur le pavé torride ; et elle partit d’un bon rire :

— Quel original tu étais !

De l’hôtel il la conduisit au musée du Luxembourg qu’il n’avait pas revu depuis des années. Ils firent lentement le tour des salles ; Victorien trouva surtout l’occasion d’en critiquer les toiles ; sauf des portraits et des scènes de genre, que de choses misérables ! La banalité des nus l’écœurait ; il s’étonnait qu’on délaissât la grande peinture d’histoire.

— Rude déplorerait l’indigence de ce musée en fait d’art religieux.

Il accorda néanmoins à Pauline que le Christ en croix de Carrière « n’était pas mal ». Mais il ne pouvait souffrir la taie de brouillard que ce peintre tissait sur toutes les formes. Pauline, au rebours, acceptait le clair-obscur douloureux où Carrière rend palpable l’énigme des visages humains. Elle comprenait la femme qui sanglote dans son mouchoir, au pied de la croix.

— Celle-là, elle ne sait pas s’il est Dieu ; mais elle a pitié de lui, pitié d’elle-même ; elle me fait envie, cette femme !

Elle se rappela son aversion, à Sens, devant le vieux Christ de la cathédrale : comme son cœur et sa pensée, en quelques mois, s’étaient élargis !…

Le soir, après deux visites assez ternes chez d’anciens camarades du professeur, ils dînèrent, boulevard Saint-Michel, dans un restaurant proche du quai. M. Ardel revenait volontiers à ses gargotes de jadis. Le seul Paris qui existât pour son âge mûr restait celui de sa jeunesse.

Dans le va-et-vient anonyme, indéfini des passants, Pauline se demandait si elle ne reconnaîtrait pas Julien. Mais les figures vagues, derrière la vitre, sous le jour faux des reverbères, et qui s’effaçaient aussitôt, devenaient, en se multipliant, comme irréelles. Semblables à des lampes folles et fantastiques courant sans guide sur la chaussée, les phares des automobiles se croisaient. Elle éprouvait, de son premier contact avec Paris, cette lassitude qu’inflige la visite d’une énorme usine où le déchaînement de la vie mécanique assourdit toute réflexion.

Sa fatigue se dissipa, lorsqu’ils s’en allèrent, au crépuscule, le long de la Seine, par le quai des Grands-Augustins. Là, les bruits s’apaisaient ; un ciel immense, d’un vert brun, se regardait dans l’eau frissonnante où frémissaient les feux illimités des deux rives. Ils traversèrent un pont, et Victorien mena sa fille jusqu’à l’Arc du Carrousel. L’esplanade, par un tel soir, amplifiait sa majesté triomphale. Le Louvre, derrière eux, érigeait ses corniches augustes et noires. Devant, les lumières, en deux files parallèles qui s’incurvaient au loin, puis se confondaient, développaient une voie de splendeur jusqu’à l’Étoile, « jusqu’aux étoiles », s’écria Pauline enthousiasmée. Le simplisme de cette magnificence l’éblouit ; Paris semblait attendre un roi pour le fêter ; et le grondement des véhicules, à distance, roulait comme la rumeur d’une armée qui passe.

C’était tout près, dans la cour du Palais-Royal, que M. Ardel devait rejoindre, le lendemain, les Rude. A travers l’orchestre confus des bruits nocturnes, Pauline écoutait venir cette journée décisive pour son amour ; autour d’elle et de Julien qu’elle savait présent, toutes les voix de Paris n’étaient plus qu’un los d’hymen dans un brasier…

Le lendemain matin, elle laissa sortir Victorien seul et fit une toilette un peu plus étudiée qu’à l’ordinaire. Sa fenêtre donnait sur un coin sommeillant du Luxembourg ; la fraîcheur des arrosages éveillait les verdures vaporeuses ; des marchandes de fleurs circulaient.

Quand elle fut prête, elle s’examina dans l’armoire à glace, se concéda que sa robe gros bleu et son chapeau de paille relevé cavalièrement avec un nœud sombre seyaient à la clarté de son teint. Une décision rayonnante partait de ses yeux ; les lignes de ses joues et de ses bandeaux nageaient dans une sorte de halo vibrant ; elle s’en étonna, comme si la figure d’une autre se fût répétée en face d’elle.

Un grand moment lui restait avant l’heure du rendez-vous. Elle s’assit et tira de sa valise un petit livre qu’elle s’était imposé d’y mettre, la traduction des Évangiles ; elle le reprit à l’endroit où elle l’avait laissé, au Sermon sur la Montagne. L’accent d’une parole surhumaine, irréfragable, tinta aux portes de son âme ; mais, arrivée à la fin du chapitre, elle abandonna sa lecture :

— Où sont-ils, ceux qui suivent exactement ces préceptes, qui arrachent leur œil droit, s’il les scandalise, et donnent encore leur tunique, si on leur a pris leur manteau ? Je serais chrétienne, voilà ce qu’il me faudrait pratiquer. Non, ce sera toujours trop fort pour moi…

A midi sonnant, elle et son père arrivaient dans le jardin du Palais-Royal. La quiétude voluptueuse de ce lieu mélancolique ravit Pauline comme le présage d’une félicité romanesque. Elle aima ce silence à trois pas du bruit, les grilles dorées entre les colonnades grises, les boutiques d’orfèvres et de libraires où personne ne se montrait, et, au milieu, le jet d’eau neigeux dont les gouttes se brisaient dans la vasque brillante avec un murmure de soie froissée.

Mais, derrière les colonnes, elle cherchait avidement Julien ; il surgit tout d’un coup et, à sa suite, Edmée devançant M. Rude. Était-ce la stimulation de Paris qui l’émancipait de sa gravité ? Ou avait-il fléchi selon son désir la volonté paternelle ? Pauline lui retrouva son air dégagé, riant des premiers mois ; Edmée l’embrassa de toute sa pétulance, et M. Rude, en lui prenant la main :

— Que je suis content de vous voir, tonna-t-il, ma chère enfant !

Victorien leur proposa d’aller déjeuner au frais, sous les arbres, dans un restaurant des Champs-Élysées. Une voiture les y déposa ; Pauline voguait en une allégresse dont elle avait peine à contenir l’exubérance. Ils s’attablèrent sous une véranda, près d’un grand platane. L’ombre des feuilles bougeait sur la nappe, les rayons qu’elles distillaient semblaient couler dans les veines d’Edmée et de Julien, et Pauline lisait au fond de leurs prunelles que sa propre beauté s’avivait.

— Avez-vous remarqué ? disait M. Rude ; vers midi, l’Arc de Triomphe se colore de gris argentés, analogues à ceux des rocs, en Provence, le long des Alpilles. Les masses se volatilisent ; il n’y a plus que du soleil et des angles pour l’arrêter !

M. Rude était en verve ; il parlait de la salle qu’il avait enfin résolu de louer, rue Richepanse, à l’automne, où il exposerait ; et ce brave homme, jusque-là insoucieux du succès, presque heureux d’être obscur, insistait avec une candeur qui divertissait Victorien sur les assurances d’articles qu’il avait reçues de critiques notoires.

Pour Victorien, le résultat positif de son voyage, c’était de savoir que sa nomination à Versailles ne se ferait pas de sitôt. On le jugeait décidément un excentrique et un esprit « frondeur ».

— Je m’en moque, concluait-il, je suis bien à Sens…

— Et moi donc ! souligna Pauline à mi-voix, se penchant vers Edmée.

— Je tiens les éléments, poursuivait M. Ardel, d’un livre très curieux, l’histoire d’un de vos archevêques, Pardaillan de Gondrin, un des gaillards les plus originaux de la Fronde, pas édifiant par exemple, mais un type de Français batailleur, aventurier, indomptable.

— Comme j’eusse voulu l’être, dit brusquement Julien.

— Comme on ne peut plus l’être, coupa le professeur.

— Cependant, appuya Julien, quand je serai consul, si je puis me faire envoyer dans le Levant ou en Extrême-Orient, dans quelque poste scabreux, croyez-vous que je ne trouverai pas là de beaux champs de bataille ?

Victorien sourit en douteur ; mais le front de Pauline se plissa d’un désappointement ; si Julien partait au loin, et si elle le suivait, que deviendrait son père isolé ?

La conception nette d’un sacrifice nécessaire balaya les mirages où elle s’exaltait ; sa gaîté revint aussitôt, mais avec une teinte de sérieux qui persista tout le repas.

En sortant de table, ils remontèrent à pied jusqu’à la place de la Concorde. Pauline marchait devant, entre Edmée et son frère. Edmée lui révéla que Mlle Total, cette envieuse, dénigrait sous le manteau M. Ardel, à cause de ses relations avec la famille Rude.

— Alors, s’exclama Pauline, pourquoi nous fait-elle tant de chatteries ? La vilaine bête !

— Il ne faut pas vous émouvoir, observa Julien. Quand vous recevez un croc-en-jambe, c’est toujours des gens qui se disent vos amis. Les femmes surtout se délectent aux petits jeux des férocités sournoises. Rien n’est plus rare qu’une âme bien née. Quel trésor d’en découvrir une !

Et, se tournant vers elle avec une soudaine effusion :

— Vous, au moins, vous êtes vraie, simple, jamais fardée ; c’est ce qui fait qu’on vous aime.

Pauline, presque interdite, répondit seulement :

— Vous me jugez comme je vous juge ; c’est que vous êtes un grand cœur.

Au coin de la rue Royale, ils se séparèrent. M. Rude avait rendez-vous avec un marchand de tableaux ; il emmena Julien, ayant peu de goût pour se faire valoir et se défendre lui-même ; M. Ardel et Pauline gardèrent Edmée. Pauline méditait l’abrupte et naïve profession d’amitié que Julien lui laissait : assurément, il l’avait préméditée et jetée dans la conversation à l’improviste, par une impatience d’amoureux. Sa phrase, tout un moment, chanta dans sa tête folle ; elle ne vit plus rien des choses qu’elle traversait. Un omnibus, rue de Rivoli, l’aurait écrasée, si son père ne lui eût à temps saisi le bras. Il discutait avec Edmée sur la niaiserie des Parisiens. A Paris, prétendait Edmée, la sottise commune s’atténue, en apparence, sous la vivacité d’allure qu’exige le qui-vive incessant et la défense de soi.

— Allons donc ! répliquait-il ; nulle part, l’esprit d’imitation, autrement dit la suprême sottise, n’est poussé plus loin qu’ici. Sont-ce des femmes ou des pastiches de femmes, ces créatures toutes vêtues sur un patron identique, trottant à la file, avec la même manière de balancer leur bras, de se déhancher ?

Ils entrèrent au Louvre, dans la galerie des peintres du dix-huitième siècle, où le professeur voulait examiner quelques portraits. Pauline retint Edmée devant l’Embarquement pour Cythère. Edmée goûtait fort peu les scènes galantes, et n’admirait de cette toile que la chaude féerie du paysage ; Pauline l’aimait plus qu’elle ne l’osait dire ; elle trouvait surtout charmante la dame qui baisse les yeux en écoutant les douceurs de son cavalier, et aussi l’autre, d’une grâce paresseuse, qui, la dernière, se décide à suivre.

De salle en salle leur guide les entraîna, si bien que toutes deux étaient lasses quand les portes du musée, à cinq heures, se fermèrent. M. Ardel, infatigable, les mena, pour des emplettes, jusqu’à la rue Saint-Denis. Au retour, ils traversèrent en voiture le parvis Notre-Dame, le long des porches de l’église ; celui du milieu restait ouvert ; dans la profondeur des nefs et du chœur tellement sombre qu’il semblait tendu de noir, des cierges brûlaient, des verrières violettes s’éclairaient. Ce fut l’image grave que Pauline emporta de ce second soir à Paris.

Elle voyait, d’une attente heureuse, approcher le moment de gagner la gare et de retrouver Julien. Elle et Edmée, lorsqu’elles pénétrèrent sous le hall, y cherchèrent en vain M. Rude et lui. Victorien rassura Edmée ; mais Pauline prit pour elle-même l’inquiétude de son amie : qu’avait-il pu leur arriver ? Elle essayait de réprimer, d’avance, sa déception, si le voyage se faisait sans Julien ; son désir pourtant se crispait sur l’idée qu’il allait venir. Enfin, trois minutes avant le départ du train les deux voyageurs apparurent, essoufflés, en sueur : le cheval de leur fiacre s’était abattu, une série d’encombrements les avait ensuite retardés.

— J’ai bien cru que nous le manquerions, fit M. Rude en s’épongeant.

— Et moi, triompha Julien, qui regarda Pauline, je savais que nous ne le manquerions pas !

Le soleil s’était couché sur Paris dans une vapeur d’un bleu cendré, sans rayons, et rouge, dit Edmée, « comme un cachet de cire sur une lettre ». On suffoquait encore à l’intérieur des wagons ; Julien, visiblement fiévreux, sortit dans le couloir ; Edmée et Pauline le suivirent. L’express avait dépassé Melun ; à droite et à gauche dormaient des futaies pesantes, d’où sortait la respiration du soir, l’odeur des écorces suintantes de sève, des fougères humides et des sureaux en fleurs.

Il semblait étrange à Pauline de glisser au milieu de ce silence crépusculaire, dans la trépidation orageuse des roues. Un instant, elle perçut, à travers le vacarme, les coups de gorge stridents d’un rossignol. Edmée, qu’un besoin de sommeil accablait, rentra s’asseoir ; Pauline demeura, car Julien lui parlait.

Il lui confiait son penchant pour les longs exodes, mais, en même temps, sa volonté de fixer sa vie autour d’un centre stable. Et il eut une façon de la dévisager, passionnée, sérieuse, qu’elle comprit trop bien. Elle laissa tomber ses paroles dans le silence et se disposait à le quitter.

— Quelle journée splendide nous avons eue ! dit-elle en manière de conclusion. Pourquoi faut-il qu’elle ait une fin ?

— Il y en aura une plus belle pour moi, celle où je pourrai vous dire tout haut : « Pauline, je vous aime… » Si toutefois, je ne vous suis pas indifférent…

Ils se tenaient appuyés contre la porte du compartiment et assez près l’un de l’autre pour que Pauline ne perdît rien de ces mots articulés d’une voix tremblante. Elle s’attendait à son aveu ; cependant la commotion qu’elle en reçut contracta ses lèvres, serra sa gorge ; elle regardait dans le vague et se taisait.

— Non, put-elle dire enfin, mais sans se retourner vers lui, vous ne m’êtes pas indifférent…

Julien planta sur elle l’ardeur tendre et envahissante de ses yeux.

— Ah ! reprit-il plus ferme, je n’ai jamais douté que votre affection répondrait à la mienne. Dès la première heure où nous nous sommes vus, j’ai pensé : « La voici, l’élue de mes songes, celle qui m’est prédestinée. » Je ne vous dirai pas que je vous aime simplement parce que vous êtes belle, et pourtant votre voix seule m’émeut comme le son d’une harpe qui aurait une âme ; de voir le bout de vos doigts ou le balancement de votre robe, tout mon être en frémit. Mais je sens au fond de vous des trésors d’amour et d’intelligence qui me ravissent mille fois plus encore. Une seule chose me désolerait, si je ne mettais mon espoir dans le Christ que vous ignorez, et, cette chose, vous ne l’ignorez pas…

— Je la connais, répliqua-t-elle, dominant son trouble… Si vous m’aimiez plus que tout au monde, vous la négligeriez ; mais je ne peux pas vous en vouloir de mettre avant l’amour d’une femme celui du Dieu en qui vous croyez. Seulement, qu’y puis-je ? La foi est un don ; je l’ai désirée ; j’ai même prié ; elle n’est pas venue ; sans doute, je ne la mérite guère, parce que, si je devenais maintenant chrétienne, ce serait à cause de vous…

— Vous avez prié, dit Julien ; mais souvent ?

— Pas souvent ; une fois, le soir de notre course à Druzy.

— Eh bien ! promettez-moi désormais, chaque soir et chaque matin, d’élever votre désir à Celui qui vous entend…

Elle fit un signe de promesse muette, mais où il devina trop peu d’espérance.

— Il est écrit, poursuivait Julien : « Heurtez, et on vous ouvrira. » Si vous grattez à la porte et vous en allez, est-ce étonnant qu’on ne vous ait pas encore ouvert ? Il faut heurter fort et longtemps, y meurtrir vos mains… En somme, êtes-vous heureuse de ne pas croire ?

— Auparavant, je n’en souffrais point, je me croyais même supérieure aux autres. A présent, je veux savoir, et je ne sais rien. Un rideau opaque s’épaissit entre mes yeux et les mystères que je voudrais atteindre. En pensant à vous, j’ai compris qu’on pût désirer un amour sans lassitude et sans terme…

— Alors, pourquoi tardez-vous à sortir de cette anxiété qui n’est pas un terme ?

— Pourquoi ? Si je vous demandais : Pourquoi n’êtes-vous pas un saint ?… Pourquoi ? Parce que je suis une pauvre âme faible et seule…

— Vous n’êtes jamais seule, protesta Julien ; vous oubliez, sans parler de moi, tous les miens qui prient pour vous, et votre oncle, et les Carmélites, et d’autres, qui, sans vous connaître, supplient la Lumière de descendre en vous. Mais vous sentez votre faiblesse, vous avez faim déjà du Viatique… Ah ! que vous serez heureuse — et moi ! — le jour où vous croirez ! L’air sera léger sur vos épaules ; ce sera comme ce soir d’été, s’il ne devait jamais finir.

Le train, maintenant, courait dans une plaine, près d’une rivière entrevue parmi des peupliers. Des corbeilles de fleurs semblaient dissoutes en ses eaux mordorées ; la rougeur hâlée du couchant brunissait au fond de l’espace ; pourtant, le gazon des berges, les blés jaunissants, les frondaisons des arbres, un clocher bleu sur un coteau, tout conservait une empreinte de clarté, et on eût dit, non que le jour s’éteignait, mais qu’une aurore allait naître.

L’arrêt de Montereau approchait ; Pauline rentra auprès d’Edmée ; celle-ci, sous la lampe, continuait un somme paisible, tandis que les deux professeurs s’égosillaient, mis aux prises par une furieuse controverse. Pauline démêla que son père prétendait prouver l’impuissance de l’Église à ressaisir une suprématie périmée ; mais elle se recueillait dans l’intimité de sa joie. Julien, songeur, s’était assis en face d’elle ; de temps à autre ils se regardaient ; puis elle fermait les paupières et se disait :

« Fais silence, ô mon âme. Une heure pareille, peut-être, ne reviendra plus. »

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