Le baptême de Pauline Ardel : $b roman
II
La maison des Ardel donnait sur la rue de la Synagogue, une rue monastique, faite de longs murs et de portails fermant des jardins. On l’appelait dans la ville la maison à la treille, parce que c’était la seule qui eût gardé, selon la mode d’autrefois, un tortis de vigne contre sa façade. Pauline, de sa chambre, n’avait à contempler que le toit rouge d’une grange ; si elle se penchait, elle découvrait à sa gauche des acacias sans feuilles et le clocher rond de Saint-Pierre. Mais, la plupart du temps, elle se tenait en bas, dans la salle à manger, occupée du ménage, cousant, lisant, et le soir, au salon, lorsqu’elle ouvrait son piano pour chanter.
Cette demeure avait au moins cent cinquante ans d’âge. Ses fenêtres en retrait dans les murailles épaisses conservaient leurs menus croisillons, et les plaques des cheminées montraient en relief les trois lys de France. L’amour des anciens logis n’était pas ce qui avait décidé M. Ardel et Pauline à louer celui-là ; ils l’avaient pris, faute d’en rencontrer un plus commode où chacun fût « indépendant » ; car l’oncle Hippolyte, leur payant sa pension, se croyait en droit d’exiger « ses aises ».
La maison pourtant exerçait sur Pauline un ascendant singulier. A Roanne, ils avaient habité une rue bruyante, un appartement moderne où on se sentait campé, jamais chez soi. Ici, au contraire, après un mois de séjour, elle se figurait y être fixée pour la vie. Les meubles de famille se rangeaient chacun à une place qui paraissait leur convenir uniquement. En accrochant des estampes aux cloisons, elle se disait que ces boiseries fanées les avaient, depuis un siècle, attendues. Les chambres, immenses, avec leur plafond traversé dans sa longueur par une maîtresse-poutre, détenaient la gravité confidentielle des vieilles gens qui savent beaucoup de secrets. Leur silence équivalait, pour elle, à un silence d’église. Si, de fois à autre, le colloque des passants, des galoches claquant sur le pavé, les ressauts d’une charrette, et, tous les quarts d’heure, l’horloge de la cathédrale n’eussent couvert les battements légers de la pendule, elle aurait pu se croire à vingt lieues d’un pays fréquenté. Quand son père sortait ou rentrait, elle l’entendait à peine, tant les parois étaient sourdes. Par les nuits de tempête, les plus folles bourrasques s’amortissaient en un vague ronflement.
Tout d’abord, elle ne s’ennuya point de ce calme absolu ; ses pensées prenaient là une couleur d’intimité si pleine de délices qu’elle ne songeait pas à y rien changer ; tandis qu’elle ordonnait céans toutes choses, elle s’attachait davantage à l’intérieur qu’elle faisait sien. Elle emplit de vaisselle et de linge les placards, aligna sur des rayons les livres du professeur, appendit des rideaux aux fenêtres de l’oncle. Cet emménagement ressuscitait une foule d’objets domestiques auparavant ensevelis sous la poussière d’autres armoires. Dans celle de sa propre chambre elle mit, non sans l’avoir épousseté, un crucifix d’ivoire, relique probable de sa grand’mère, et dont un bras était cassé.
Les premières semaines, ces soins l’absorbèrent. Ensuite, sa tranquillité lui devint excessive ; elle n’en souffrait pas jusqu’à l’ennui, trop bien portante pour subir des idées mélancoliques, apercevant toujours une tâche précise à remplir, et capable, sans être tourmentée de ses rêves, d’en meubler son isolement. Mais elle souhaitait une occasion de le rompre : plus tôt qu’elle ne l’espérait, sa rencontre avec les Rude répondit à cette attente. Ce fut, toute la soirée du dimanche, l’aliment de ses méditations.
M. Ardel, au souper, avait dit des Rude : Ils sont très bien. Mais, sur Julien, il ajouta une réserve immédiate :
— J’ai peur que ce garçon ne soit un dangereux mystique.
— Pourquoi dangereux ? s’inquiéta Pauline.
— Parce qu’il doit s’évertuer à endoctriner tous ceux qu’il approche.
Elle sourit d’une façon quelque peu méprisante :
— Je lui ait fait sentir qu’avec nous il n’y a rien à faire.
— Ah ! dit-il en se tortillant la moustache, c’est donc qu’il a essayé ?
— Non, protesta-t-elle vivement, nous avons échangé deux ou trois mots pointus, et c’est tout.
M. Ardel voulut savoir « quelle botte » Julien lui avait poussée et comment elle « l’avait parée ». Pauline répéta la phrase : « Si vous saviez quel don c’est de croire », et sa violente riposte. Mais elle tut l’allusion aux « aveugles-nés », dans la crainte vague que son père, froissé par le dogmatisme inflexible de Julien, ne prît en méfiance tous les Rude, au point de briser net leur amitié naissante. Puis, cette réflexion l’humilia :
— Est-ce moi, Pauline, qui ruse ainsi ? Faut-il que cette famille me tienne déjà au cœur ? Qui sait si je ne me trompe pas comme une sotte sur les sentiments d’Edmée ?
Néanmoins, la figure si franche de la jeune fille, le premier regard de Julien, le timbre de sa parole s’imposaient à sa mémoire ; elle entendait l’« A bientôt » ! cordial de M. Rude ; se pouvait-il que leurs avances fussent un mensonge ?
— C’est vrai, conclut-elle, je commence à les aimer. Mais eux, que pensent-ils de moi ? Ils ont dû me juger pédante et brutale… Tant pis ! Ce n’est pas ma faute s’il m’insinuait ses opinions absurdes. Il m’appelle une aveugle-née, parce que je n’admets pas avec lui que trois dieux n’en font qu’un, qu’il y a un enfer pour les incrédules, et que les prêtres auraient le droit de me brûler vive en punition de mes péchés ! L’aveugle, est-ce moi ou lui ? Quelle chose étrange ! Sur d’autres questions il raisonne admirablement. Après tout, Kepler croyait aux astrologues, et c’était quand même un grand génie…
En fait, Julien, par cela seul qu’elle le connaissait, avait entamé la sécurité de son incroyance ; mais trop d’orgueil l’empêchait de se l’avouer ; autrement, elle se fût détournée de lui avec irritation. Il s’offrait comme un livre dont certaines pages étaient écrites en une langue énigmatique. La douceur dominatrice qu’émettaient ses moindres gestes, elle l’attribuait non à une vie transcendante qui dégageait en lui l’essence divine de la beauté d’un homme, mais à sa noblesse native et à sa culture d’esprit.
Quoi qu’il en fût, elle se coucha en pensant aux Rude, et, le lendemain, au réveil, elle y eût pensé encore si l’impression d’un songe pénible ne se fût interposée : pendant son sommeil, sa mère lui était apparue.
Mme Ardel, après la naissance d’un enfant mâle qui ne vécut pas, avait succombé à une fièvre lente. Pauline se la rappelait exposée sur son lit avec des fleurs contre elle, tant de fleurs qu’on en suffoquait. Seulement, elle écartait d’habitude ce souvenir comme tout ce qui la mettait vis-à-vis de la mort. Mais, cette nuit, la défunte était revenue : debout devant une glace où se mirait, jaune, desséché et affreusement triste, son visage de cadavre, elle avait l’air de se coiffer, elle se penchait, démêlait ses cheveux gris ; une sorte de phosphorescence dansait autour d’eux depuis leur pointe jusqu’à leur racine ; et, du creux noir de ses orbites, se détachait par instants une larme semblable à une goutte de cire brillante. Pauline était là, elle se voyait telle qu’à douze ans, assise sur une chaise de paille un peu haute, les deux pieds joints, et brodant un feston. Elle s’était levée soudain, pour courir à sa mère, les bras étendus. Celle-ci alors avait tourné la tête à regret ; sa face se découvrit tout entière, tordue et consumée par une inconcevable affliction. Sa fille allait, en la touchant, s’assurer que c’était bien elle ; mais une larme tomba sur sa main, et il lui sembla qu’une épingle rougie au feu la transperçait.
L’illusoire souffrance de cette brûlure resta tellement poignante qu’à demi-réveillée elle regarda si sa peau n’en portait aucune marque. Elle se frotta les yeux et secoua sa vision : les morts pouvaient-ils se montrer, puisqu’ils ne sont plus rien ? Mais est-on sûr qu’ils ne soient rien ? Le petit souffle qui enflait leurs narines de vivants se dissout-il dans l’air où ils ont expiré ? De leur conscience, subtile vibration d’atomes, quelque chose d’impondérable n’échappe-t-il pas au néant ?
Ainsi raisonnait Pauline, perdue dans les cavernes de son ignorance métaphysique. Elle avait interrogé quelquefois M. Ardel sur ce mystère, et il s’était contenté de répondre : « Nous ne savons pas. » Cependant, elle gardait, comme lui, de ses ancêtres italiens, deux rudiments de l’instinct religieux : le culte des Mânes et l’appréhension de l’Inconnu.
— Au cimetière de Roanne, pensa-t-elle, ma mère est seule ; personne n’ira plus la voir. Je vais écrire qu’on mette des bruyères du Cap et des roses de Noël…
Mais elle ajouta intérieurement, avec plus de curiosité que d’angoisse :
— Que se passera-t-il pour moi dans cette maison et dans cette ville ?
Elle sauta hors du lit, prompte à se lever, les jours où le professeur faisait sa classe le matin ; elle-même, en effet, lui préparait son bol de chocolat. Pieds nus, elle ouvrit les volets de ses deux fenêtres. L’aube grelottait sur le toit d’en face, gris de givre ; le ciel, d’acier pâle, d’un rose diaphane à l’orient, présageait un lundi splendide. L’air aigu, des ablutions froides et l’espoir du soleil montant la remirent en gaieté. Le soleil était son idole ; lorsqu’il se montrait, les vitres de sa chambre flambaient comme des vitraux ; il se prélassait, jusqu’à trois heures après midi, contre la maison ; le mur le buvait par toutes ses pierres et la vigne par tous ses sarments :
— Que vivre est beau ! se disait Pauline, enfilant les manches d’un peignoir douillet. Qui donc a fait la mort ?
Elle descendit en hâte, à un bruyant coup de sonnette ; la laitière venait de poser ses berthes sur le trottoir. L’ample Mme Naudot entra comme un tourbillon et proféra d’un gosier criard, avec son accent de l’Ile-de-France :
— Je vous amène le beau temps ; c’te nuit, à une heure, quand je me suis levée, le ciel n’était qu’une étoile.
Pauline s’amusait de son babil et admirait en elle une race qu’elle croyait disparue, la bonne femme de jadis, simple et carrée, diligente au labeur, toujours joviale. Elle paraissait jeune, bien qu’elle eût quatre filles et deux fils dont l’aîné « avait fini son temps ». Un mouchoir noué autour du chignon, une « marmotte » telle qu’en ont les paysannes de la Brie, serrait son front court, entaillé d’une ride horizontale ; sa rude mâchoire soutenait des joues rougeaudes, si rebondies qu’elles renfonçaient ses yeux pétillants. Elle savait Pauline sans cuisinière et lui en offrit une de sa connaissance, « une fille honnête et forte, travailleuse, propre, mais aussi propre qu’un oignon » ! Pauline la remercia : elle en attendait une autre qu’on devait tout à l’heure lui présenter.
Aussitôt que le déjeuner fut prêt, elle agita une cloche afin d’avertir « ses deux hommes ». L’oncle Hippolyte arriva le premier, ponctuel à la manière d’une horloge « dont le mouvement, disait-il lui-même, restait bon ».
Ce petit vieillard chauve, droit dans sa robe de chambre, affirmait une solidité de charpente faite pour éprouver la patience de ses héritiers. Son crâne bossué, pointu, semblait dur comme du silex ; ses bajoues, fraîchement rasées, s’avivaient de colorations fermes. Si ses pupilles de myope et de bureaucrate nageaient dans le vague sous ses lunettes, un sourire de santé bénévole montait de ses lèvres lippues aux ailes voluptueuses de son nez. Il élevait entre ses doigts, d’une façon gauche et comique, un habit à queue râpé, fripé, avec des parements crasseux et une doublure en loques :
— Tiens, fit-il à sa nièce qui riait, un cadeau que je t’apporte. J’aurais bien pu le mettre encore un an ou deux.
— Voilà les cadeaux de mon oncle, remarqua in petto Pauline.
Il rangea dans un coin une chaise de cuir qu’il jugeait mal alignée — car l’ordre était une de ses manies les plus despotiques — et, en silence, il s’attabla.
M. Hippolyte Ardel avait exercé trente ans l’emploi de caissier au Crédit Lyonnais. Les millions des autres, en coulant par ses mains, n’avaient su qu’empirer sa pingrerie instinctive. Il choyait l’argent pour l’argent ; et, lorsque sa vue faiblissante le contraignit de renoncer à la cage grillagée de son bureau, ce fut le seul crève-cœur de sa vie. Il ne s’était point marié, professant qu’il faut, avant tout, « penser à soi ». Victorien lui avait offert son domicile dans un sentiment de fidélité familiale et la prévision d’un héritage qui ferait la dot de Pauline.
L’oncle ne soufflait mot de ses affaires à personne ; on le supposait, en sa qualité d’avare, plus riche qu’il n’était. D’ailleurs, ses penchants sordides se révélaient peu aux étrangers ; il conservait, en sa mise, lorsqu’il sortait, une correcte bienséance. Dans la maison, au contraire, il usait ses hardes jusqu’à la corde ; mais, Pauline l’ayant plaisanté sur son frac ignominieux, il le sacrifiait, non sans mélancolie. Sa nièce obtenait de lui cette surprenante concession.
— Au moins, dit-il tout d’un coup, après s’être gratté la gorge, garde-toi de le donner à un pauvre qui le vendrait pour cent sous. Je n’entends pas que ma garde-robe aille finir sur le dos d’un chenapan.
Pauline, tout en se préparant une tartine de beurre, le rassura :
— Les mendiants savent déjà qu’il est inutile de sonner ici.
Elle excluait de toute compassion « les mendiants ». Ses père et mère et ses maîtres de morale lui avaient tant ressassé que les pauvres sont des exploiteurs, que l’aumône est une prime à la fainéantise ou un outrage à la dignité humaine, et qu’on ne doit plus parler de charité, mais de justice ! Dans le pauvre, elle apercevait une figure de la mort exécrable.
Cependant, Victorien était survenu, pressé par l’heure, et déjeunait quatre à quatre. Contre la croisée glissa au dehors la silhouette d’un ecclésiastique. Cette ombre ramena dans l’esprit de Pauline le prêtre de la route ; jamais, depuis son enfance, elle n’avait approché d’un homme en soutane ; elle éprouvait à leur égard la méfiance oppressive qu’infligent des êtres occultes, puissants et dangereux :
« Que de bizarreries dans une famille ! Moi, libre-penseuse, je suis la nièce d’un prêtre ! »
Pourquoi M. Ardel s’était-il brouillé avec l’abbé Jacques ? Le professeur observait sur son frère un perpétuel silence de réprobation ; il le reléguait au fond d’oubliettes dont Pauline, pas une seule fois, n’avait osé soulever la trappe ; et même après l’allusion brève de la veille, elle s’était abstenue de le questionner. Préoccupée des Rude, tout le soir elle négligea le singulier épisode. Maintenant, le fantôme du prêtre et le simulacre de sa mère se rejoignaient en son idée par des chemins obscurs. Et, soudain, elle voulut éclaircir ce qu’elle ignorait : l’inimitié des deux frères sortait-elle seulement de leurs discordances religieuses ? Ce ne fut pas à Victorien qu’elle s’adressa : la bouche encore pleine, il mettait son manteau pour partir ; mais l’oncle Hippolyte, plus lent à manger, demeurait :
— Jacques est un vilain monsieur, répondit-il d’un ton aigre où perçait une implacable rancune. Il a entortillé ma belle-sœur Lætitia, si bien qu’elle a légué cent mille francs aux Missions africaines de Lyon, et, nous autres, nous nous sommes partagé les bribes.
L’oncle, en même temps, ramassait vers le creux de sa main les miettes de son déjeuner et les jetait au fond de son bol, attentif à ne rien perdre. Il plia rageusement sa serviette, l’enfila dans un coulant dédoré, et l’envoya rouler à l’autre bout de la table, comme pour souffleter au loin le « vilain monsieur ».
Il remontait en sa chambre, quand la jeune bonne attendue se présenta ; son père l’accompagnait, un journalier d’assez malingre tournure, avec les jambes arquées, le teint vineux, et qui, après avoir touché son feutre en manière de salut, le garda sur sa tête. Sa fille reproduisait son profil de mouton, son nez en pied de marmite, mais plus grande et plantureuse, pourvue d’épaisses mains écarlates mal déshabituées du travail des champs ; elle avait un air de placidité soumise, l’œil rond et béat.
Pauline lui posa les questions d’usage, et s’enquit pour quel motif elle avait quitté ses précédents maîtres. Le père se lissa la moustache et entama une explication :
— Mademoiselle, commença-t-il, je vais vous dire le fait sans prendre des mitaines ; c’est moi qui l’a retirée, rapport à des manières qui ne me plaisaient pas, oùsqu’elle était. Ses patrons l’envoyaient à la messe, à confesse. Pas besoin de tant d’affaires. Ma fille n’a pas été baptisée, elle n’a point fait de communion, et vous voyez qu’elle a bien profité quand même. Sa mère et moi, nous lui avons donné de bons bras et de bonnes jambes. Que veut-on de plus ? Elle est forte, elle est honnête. Pour la fréquentation, elle sait qu’on n’aime pas ça dans le grand monde, elle se tient bien. Mais que voulez-vous ? On a le sang vif à dix-neuf ans. Je vous la donne pour ce qu’elle est ; si nous nous arrangeons, je vous la loue ; si elle ne vous convient pas, je n’ai pas l’habitude d’impatienter mes clients et de leur casser la tête…
Ces propos, il les dégoisait d’une gorge grasse, écarquillant ses doigts qu’il secouait par saccades, et gonflé d’une satisfaction niaise, outrecuidante. Pauline eut grande envie de leur montrer la porte. Cependant, une aide dans le ménage lui était nécessaire, et au plus tôt. Elle répondit simplement qu’elle n’envoyait personne à la messe, puisqu’elle n’appartenait à aucune confession. La fille, lorsqu’elle l’eut fait parler, sembla moins sotte que le père ; et sur-le-champ elle la retint.
— Comment vous appelez-vous ? lui demanda-t-elle.
— Égalité Lacroix.
— Égalité ? Ce prénom-là n’est pas dans mon calendrier. Notre dernière bonne s’appelait Marie ; je vous nommerai comme elle, Marie.
Elle apprit, en reconduisant Lacroix, qu’il était bûcheron, natif du Morvan, qu’il avait quitté tout jeune ce pays de misère « où les nobles voulaient tenir les petits ».
— Moi, déclara-t-il, j’étais majeur à sept ans ; j’étais maître à douze ans de ce que je gagnais. Je suis un fils naturel non reconnu !
Il articula ce titre de gloire avec une grotesque vantardise, devant sa fille impassible, et, rejetant son feutre en arrière, il continua :
— J’ai battu bien des grosses villes, j’ai fait le maraîcher, j’ai roulé la vie de Paris. Là où je suis, j’y resterai six ans et, après, j’irai ailleurs. J’ai été marié deux fois, je suis veuf de ma seconde femme. Elle avait eu d’un autre un gars avant notre mariage, je l’ai reconnu — ici, il baissa la voix — ; j’ai essayé là une boule que je ne sais pas si elle réussira. Le gamin n’est pas fort ; s’il meurt, c’est à ma fille que l’argent revient, l’argent des grands-parents ; ils ne sont pas malheureux…
Pauline le poussa presque dehors ; sans quoi il n’eût jamais fini. Cet homme lui révélait une espèce déplaisante, le nomade sans feu ni lieu, cynique, n’ayant pris de ses ancêtres paysans que la tortuosité des calculs, un chétif anarchiste aigri contre tout ce qui l’humiliait. Pour elle, un seul mérite corrigeait ces tares : affranchi des errements superstitieux, Lacroix suivait jusqu’au bout la logique de son incroyance. Elle aurait, dans la personne de Marie-Égalité, une servante façonnée, par un endroit capital, à son image.
M. Ardel, rentré pour midi, ratifia le choix de Pauline ; il ne la blâma point d’avoir baptisé d’un prénom usuel et commode la nouvelle venue ; « Égalité » choquait ses préjugés de caste, plus forts que son irréligion.
Après le repas, vers la fin du dessert, comme il méditait dans la vapeur d’une tasse de café et allumait sa cigarette, quelqu’un sonna. Égalité alla ouvrir, puis revint, la mine ahurie.
— Monsieur, c’est un Monsieur le Curé qui vous demande, vous ou Mademoiselle.
— Un curé ! Vous ne pouviez pas dire qu’il n’y a personne ! tança le professeur en levant les bras au ciel. Ce doit être pour une quête ; vas-y, commanda-t-il à Pauline, expédie-le un peu sec.
Elle obtempéra sans empressement, et, pendant qu’elle gagnait par la cour le vestibule, préparait une phrase de refus. Mais une surprise la confondit : le prêtre qui attendait était celui de la route. Elle n’avait pas oublié son cou maigre, les lignes anguleuses de sa figure italienne. Pâle, maladif d’aspect, il se présentait dans une contenance douce et modeste ; digne pourtant, point embarrassé ; il vint au-devant d’elle avec un sourire cordial, mais douloureux :
— Pauline, dit-il d’une voix qui ressemblait à celle de Victorien, je suis votre oncle Jacques ; voulez-vous prévenir votre père ?
Le visage de Pauline se fit dur comme un marbre. Le griefs de l’oncle Hippolyte résonnaient encore à ses oreilles, et l’arrivée de ce prêtre dans la maison contractait tout son corps d’un malaise insurmontable. Elle avait beau savoir qu’il était son proche, la violence de ses préventions suffoquait l’instinct du sang. Une parole lui brûla les lèvres : « C’est inutile ; mon père ne veut pas vous voir. » Mais l’abbé la pressait d’un regard humble et impérieux ; il la dominait par la force, difficile à éluder, du faible qui s’appuie sur une Toute-Puissance invisible. Dans la salle à manger il avait perçu un dialogue, il se disait : « Mon frère est là », et s’avançait vers le seuil. Pauline n’osa rien répondre que ces mots, d’une froide politesse :
— Veuillez entrer, monsieur.
Elle s’effaça devant lui et, sans pénétrer à sa suite, referma la porte ; toutefois elle resta derrière pour écouter. Le tressaut de deux chaises reculées brusquement signifia que Victorien et l’oncle Hippolyte, comme à l’approche d’un spectre, s’étaient levés en émoi. Elle entendit M. Ardel qui s’exclamait :
— Toi ! Jacques ! Est-ce possible ? Que viens-tu faire par ici ?
— Victorien, expliqua la voix du prêtre, incisive et néanmoins tremblante, j’ai dû quitter le diocèse de Lyon, je te dirai plus tard pourquoi, et je suis, depuis septembre, curé d’une petite paroisse, tout près de Sens, à Druzy. Hier seulement, j’ai appris que nous étions voisins. Tu ne peux te faire une idée de ma joie. Enfin je te retrouve ; il y avait treize ans que je fatiguais Dieu de cette prière…
— Tu n’es pas encore exaucé, coupa M. Ardel sarcastique et brutal ; tu sais tout ce qui nous sépare.
— Quand on s’est conduit comme toi, appuya l’oncle Hippolyte, je m’étonne qu’on ait le front de se présenter chez les gens, après avoir tout fait pour les mettre sur la paille !
L’abbé devait avoir prévu cet accueil ; car la véhémence de l’attaque ne parut qu’affermir sa riposte.
— Mon oncle, commença-t-il, je suis bien aise que vous abordiez si nettement la question. Le legs de la tante, jamais je ne m’en suis mêlé. C’était à moi qu’elle comptait donner les cent mille francs. Elle m’a écrit ses intentions ; j’ai répondu que je refusais, je l’ai suppliée de penser à vous. Cela, je te l’ai dit une fois : Victorien, tu t’es buté à ne pas me croire, sans réfléchir que si j’avais ensorcelé, comme tu le prétendais, la pauvre tante, j’eusse travaillé d’abord à mon profit. Or, je n’ai hérité d’elle qu’une miniature et son secrétaire Empire à plaques de cuivre ; et, dans son secrétaire, vendredi, par une rencontre miraculeuse, j’ai retrouvé la lettre où j’opposais mon refus. Elle avait glissé entre deux tiroirs. Tiens, lis-la ; l’enveloppe est encore timbrée, datée…
Tout se tut un instant ; ce silence anxieux exaspéra la curiosité de Pauline. Les révélations qu’elle venait d’entendre la bouleversaient : l’oncle, dont elle se faisait un monstre, elle le sentait un homme, un homme souffrant, bon, et envers qui on était apparemment injuste. Chez elle, la haine de l’injustice tendait à s’exagérer, pour compenser l’indigence d’autres notions morales. Une honte brusque la prit d’écouter à la porte, comme une petite fille indiscrète, et elle entra résolument.
L’abbé, debout près de la table, épiait sur le visage de son frère, tandis qu’il lisait la lettre, l’aveu d’une immédiate conviction. Victorien persistait en sa rigueur, et tirait des bouffées de sa cigarette ou en appuyait le bout sur le cendrier. Lorsqu’il eut fini, il remit le pli dans l’enveloppe, et, la tendant à Jacques :
— Ce n’est pas ce qui s’appelle un document probant. Enfin… assieds-toi.
Ce langage et le geste dont il l’alourdissait énonçaient une condescendance tellement blessante que Pauline songea : « Si j’étais lui, je m’en irais. » Mais, voulant réparer l’aigreur de son père, elle rapprocha une chaise, insista :
— Asseyez-vous, mon oncle.
L’abbé avait rougi, s’était mordu les lèvres ; sa fierté lui commandait de partir ; malgré tout, allait-il, dès le premier choc, consentir à une défaite ? Il était venu chercher son frère, s’humilier devant lui en justifiant ses actes ; maintenant, il le tenait presque, il espérait, bientôt, pouvoir l’étreindre dans ses bras, et, plus tard, lui rouvrir ceux du Père pitoyable aux cœurs aimants. Son affection l’emporta ; il s’assit donc et dit à Pauline :
— Vous aviez à peine quatre ans, la dernière fois que je vous ai vue, chez l’oncle Jérôme. Je me souviens d’une poupée habillée de rouge, dont vous pleuriez la tête toute fendue. Vous l’avez mise sur mes genoux, je vous ai demandé : « Que veux-tu que je lui fasse, à ta poupée ? » Et vous m’avez répondu : « Elle est bien malade, guéris-la. »
Nul de ces détails ne surnageait dans la mémoire de Pauline ; mais, à mesure que l’abbé parlait, il cessait d’être pour elle un étranger.
Ce n’était pas seulement sa voix qui sonnait le son des Ardel. Il avait la même façon que Victorien de lever et de baisser les paupières sur des pupilles sombres, tour à tour fulgurantes et lasses. La moue dédaigneuse de la lèvre renflée s’atténuait d’une compassion meurtrie. La contrainte d’une discipline ascétique épurait sa maigreur, faisait son nez plus mince et son menton plus ovale ; une âme qui avait beaucoup souffert modelait en son visage quelque chose de la beauté des Saints.
Pauline se laissait subjuguer par une vénération ; cependant, elle ne s’accoutumait pas encore au costume de son oncle : la funèbre soutane, le chapeau singulier, les mains gantées de noir hors des manches de la douillette la repoussaient par un vague effroi, comme si de cet extérieur émanait une autorité inquiétante, un pouvoir de vie et de mort sur les hommes.
L’oncle Hippolyte, dès qu’il vit l’abbé s’asseoir, sortit au fond par la cuisine en grommelant assez haut pour être entendu :
— Tout à l’heure ils s’embrasseront. Ah ! c’est du propre !
M. Ardel avait allumé une autre cigarette ; il allait et revenait, à pas allongés, entre la table et le grand poêle de faïence que décorait, en haut, un buste de Stendhal :
— Je soupçonnais, fit-il, que tu gîtais dans ces parages. Hier soir, tu as passé devant nous au bas de Saint-Martin, tu t’es arrêté près d’un ivrogne. Mais par quelle lubie as-tu lâché Lyon pour t’échouer au fond d’une misérable campagne ?
— Une aventure, répondit l’abbé, comme il n’en arrive qu’aux Ardel. J’ai souffleté publiquement un jeune faquin de journaliste qui tenait en ma présence un propos indigne. La presse a mené quelque vacarme autour de l’incident ; l’archevêché s’est ému. Bref, j’ai compris qu’à Lyon j’étais flambé. Tu le sais aussi bien que moi, par expérience : dans la vie sociale il est irréparable d’avoir trahi qu’on est violent… Ici, je connaissais un des vicaires généraux ; les prêtres manquent, on m’a donné de suite une paroisse.
— Et tu es heureux ?
L’abbé crut inutile d’initier Victorien à toutes ses douleurs sacerdotales. Druzy, depuis un demi-siècle, végétait dans la plus sinistre indifférence, sauf trois ou quatre vieilles femmes, les villageois entraient à l’église tout juste pour les mariages et les sépultures. Ils y pénétraient, le chapeau sur la tête et la pipe à la bouche. Son prédécesseur avait achevé de les perdre. On le trouvait quelquefois, au moment des offices, ivre-mort en sa cave. Il laissait dans les burettes pourrir des cadavres de mouches noyées. Les gens l’invitaient par dérision à des enterrements civils. Le clergeon qui lui servait sa messe n’y consentait que s’il empochait, avant l’Introït, ses deux sous de salaire, et, quand le curé oubliait de fermer à clef la porte, il se sauvait pendant la Consécration. L’archevêque avait suspendu le prêtre impuissant et méprisé.
L’église était demeurée close huit mois, quand l’abbé Ardel accepta, pour le ressusciter, ce pays de mécréants. D’abord, il avait pleuré amèrement, mais sans perdre confiance ; à présent, ses espoirs se confirmaient, et ce fut de l’œuvre commencée qu’il entretint son frère :
— Au début, dit-il, j’eus la tristesse d’un vigneron qu’on charge de façonner une vigne morte ; j’ai prié seul dans le sanctuaire et j’ai attendu. Le premier dimanche, il est venu deux femmes et une petite ; j’ai chanté la grand’messe, tour à tour à l’autel et à l’harmonium, bien que ce ne soit pas très liturgique ; je leur ai parlé, elles ont été contentes. Le dimanche suivant, elles étaient cinq ; nous arrivons à neuf aujourd’hui. J’ai pu mettre la main sur un vieux chantre et deux enfants de chœur, je les forme au chant grégorien. J’atteindrai certainement quelques jeunes filles ; il y a toujours, dans une paroisse, des malades, des pauvres, des abandonnés ; je vais les voir, ils me reçoivent bien. Ne fût-ce pas des lépreux, des paralytiques et des aveugles qui écoutèrent les premiers l’Évangile ?
— Ça ne te mènera jamais loin, contesta M. Ardel. C’est honteux qu’on relègue en un trou un garçon de ton mérite ! Tu devrais comprendre que les religions ont fait leur temps et chercher ailleurs. Hier, à l’heure des vêpres, nous avons visité la cathédrale : elle était vide. D’après ce que j’entends dire, tes confrères ici ne pensent qu’à se chamailler ; vous n’avez même plus l’énergie du ralliement contre l’adversaire. Vos cloches ont bien raison de sonner leur glas monotone, le glas de Rome et du Christ, le glas des songes qui ne recommenceront plus !
L’abbé serra fortement son chapeau entre ses doigts ; mais, sans trop d’impatience, l’œil tendu sur Victorien, il rédargua :
— Attends à demain, mon pauvre ami, et tu seras confus d’avoir si mal prophétisé. L’Église n’est pas une chose qui, étant née tel jour, finira tel autre ; l’Église est, elle est dans le Christ éternel. Elle a terrestrement ses traverses d’angoisse, mais ce sont des veilles de triomphe. Le précédent siècle fut plus religieux que son aîné, le vingtième présage une ère de foi splendide ; ce sera un grand siècle eucharistique. Toi qui es historien, dis-moi donc si jamais, depuis le moyen âge, la Papauté fut plus haute qu’aujourd’hui. Il fallait que le monde épuisât l’expérience de l’erreur. Maintenant, c’est fait ; la libre-pensée a vidé le fond de son sac ; sur tout ce qu’il importe aux hommes de savoir, vous n’offrez que des ignorances et des abstractions. Vous avez l’air de soldats sans pain mordant leurs cartouches pour tromper leur faim. Cela, tu ne te l’avouerais pas, ou tu le sens moins que d’autres, parce que tu as de la moelle chrétienne plein les os ; mais si tu voyais, comme moi, chez mes paysans, la bestialité plate et sordide, des foyers sans enfants, et en tout l’abjecte médiocrité, ta conclusion loyale serait un cri d’effroi…
L’abbé s’échauffait dans son éloquence, lorsqu’il discerna sur la mine de Victorien une maussaderie croissante ; il se leva, s’approcha de lui :
— Je compte, fit-il, changeant de propos, qu’un de ces jeudis vous arriverez me surprendre ; vous partagerez mon repas d’ermite. C’est moi qui suis mon cuisinier ; Pauline me donnera des conseils… Voyons, quel jour viendrez-vous ?
— Écoute, objecta M. Ardel en se croisant les bras, j’aime mieux te parler tout rond. Des rapports durables sont-ils possibles entre nous, alors que nous n’avons plus une idée commune ?
— Et le sang, qu’en fais-tu ? s’écria l’abbé. Mon père est pourtant le tien !
Il montrait contre la tapisserie le portrait au crayon d’un vieillard à la barbe foisonnante, dont le front se gonflait de rides sinueuses, avec d’épais sourcils, des joues creusées, une gravité morose, comme le Léonard de Vinci dessiné par lui-même en ses derniers ans.
— Je le revois, dans cette alcôve du quai des Célestins, mort, et si beau que les femmes du voisinage amenaient leurs enfants pour le contempler. Avant de mourir, tu te souviens, il nous avait dit : Mes fils, aimez-vous ; soyez fidèles à Dieu et à votre nom…
— Je le sais, répliqua M. Ardel, sourdement irrité. Mais ne t’en prends qu’à toi si entre nous deux se dressent d’enfantins concepts théologiques que tu mets au-dessus de la famille, au-dessus de tout. Périsse la nature humaine plutôt qu’un dogme, voilà votre principe à vous autres prêtres. Vous faites, en sens adverse, comme nos primaires férus de leur morale laïque. Vous n’êtes que des cuistres enjuponnés.
L’abbé, d’une moue railleuse, rétorqua sur l’agrégé cette épithète de cuistre ; il n’en sentit pas moins l’intention méprisante, et, plus vif, répliqua :
— Si j’étais un cuistre, tu ne me verrais pas chez toi. Je suis ton frère qui t’aime, qui ai voulu te le dire, malgré ta dureté et tes injustices. Quand vous serez dans la peine, vous saurez où me trouver. Ma cuistrerie à moi, c’est de bénir !
Ici, par une faute trop explicable, il abandonna la partie au moment où il allait peut-être la gagner. S’il avait insisté dix minutes de plus, Victorien, affamé de tendresse en dépit de ses allures grincheuses, sentimental sous ses raideurs de positiviste bourru, serait aisément parti d’un sanglot et lui eût ouvert ses bras. Mais l’abbé jugea contraire à sa dignité d’essuyer de nouveaux affronts ; en prolongeant sa visite, il courait le risque d’une brouille sans retour ; ses nerfs que, jusque-là, il avait pu maîtriser, frémissaient d’être surtendus. Il mit sa main dans celle de son frère qui la prit assez froidement ; il la tendit aussi à Pauline ; elle donna la sienne avec une bonne grâce attendrie.
— Au revoir, Victorien, dit-il de son air affable, comme sûr, malgré tout, de l’avenir.
— Adieu, Jacques ; rappelle-toi que de ta moelle chrétienne, dans mes os, il n’y a plus rien, rien !
Pauline ouvrit la porte de la rue ; déjà dehors, l’abbé retourna la tête vers sa nièce, lui envoya, de ses longs doigts, un salut affectueux ; une larme avivait ses yeux brûlants ; il s’éloigna d’un pas pressé. Deux heures, au même instant, sonnèrent à la cathédrale ; M. Ardel sursauta :
— Deux heures ! Un peu plus, il me faisait manquer ma classe !