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Le baptême de Pauline Ardel : $b roman

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V

M. Ardel revint harassé et content : il avait humé dans les rues de Paris ce vent de gloriole qu’on respire là, et non ailleurs ; au ministère, il avait reçu l’assurance d’être nommé bientôt à Versailles ; et, quand même il dédaignait l’avancement, cette promesse lui arrivait comme un souffle du large auquel il tendait ses voiles. En termes succincts il mit Pauline au fait de sa journée et du temps affreux qu’il avait dû braver : Paris, vers deux heures du soir, submergé par un tourbillon de neige ; les véhicules marchaient au pas ; plus personne sur les boulevards ; on n’y entendait que les lourds chevaux d’omnibus haletant et glissant ; la suspension de l’activité dans l’énorme ville ressemblait à un cataclysme ; mais tout en pestant, il s’était exalté par une marche épique.

Pauline écoutait à peine, consternée d’un départ probable et prochain.

— Et toi, tout hier, quel a été ton emploi du temps ?

Dès qu’elle répondit que « les Rude » l’avaient emmenée aux environs :

— Les Rude qui ne le sont guère, dit-il en veine de boutades. Si le fanatisme religieux ne leur prêtait du mordant, ce serait la famille française d’aujourd’hui détrempée dans trop de douceur.

Elle prolongea le récit de la randonnée sur les coteaux, retardant celui de la visite à Druzy ; il fallut y venir enfin, et son père, ainsi qu’elle l’avait prévu, reprit sa mine d’ironie mauvaise :

— L’incident était concerté entre l’abbé et Julien : tu as donné, comme une bonne dinde, dans le panneau !

— Pas du tout, protesta-t-elle en rougissant, et avec une vivacité excessive ; je suis certaine qu’ils ne s’étaient jamais vus.

Elle lui présenta, pour faire diversion, la miniature ; mais il ne la prit point sans une saillie contre son frère :

— Tout de même… il a compris. Voilà dix ans qu’il aurait dû me remettre, à moi, son aîné, ce souvenir de famille !

En dépit des apparences, le cadeau ajouta une satisfaction à celles qu’il rapportait de son voyage : outre qu’il tenait à l’objet lui-même, l’acte de l’abbé prenait devant lui le sens d’un hommage et presque d’une réparation. Victorien était de ceux-là qui ont besoin, pour se voir en beau, de ravilir les autres ; s’il avait été un triomphateur romain, il eût essuyé voluptueusement la poussière de ses sandales sur des têtes de rois captifs.

Seulement, il ne soupçonna guère à quel point ses paroles revêches heurtaient sa fille et la détachaient de son influence.

Jusqu’alors, chez elle, la naïveté des élans et les habitudes de négation critique se contrariaient sans qu’elle en souffrît ; il lui semblait nécessaire que l’intelligence dît : Non, quand le sentiment disait : Oui. Elle voyait en l’esprit d’analyse une forme de supériorité ; son père tenait à ses yeux la sienne de ce qu’il passait toutes ses idées au crible d’une méthode, d’un raisonnement. Elle vivait auprès de lui, dans un air imbu d’un poison subtil, et n’en était pas plus affectée que de la vapeur des cigarettes qu’il fumait.

A présent, ce dualisme allait la torturer ; et, ou bien elle y échapperait, ou elle aboutirait au désespoir. L’hypothèse que Julien, d’accord avec son oncle, avait prémédité toute leur promenade, lui fut insupportable ; le doute insinué la froissait pour lui autant que pour elle-même ; cependant, elle ne l’élimina qu’après avoir pesé « le oui et le non » ; mais elle en voulut à M. Ardel d’une suspicion inique : vraiment, il généralisait trop ; sa peur d’être dupe tournait à la hantise : partout il flairait des pièges, des perfidies ! En supposant des hostilités, il s’en créait. C’est pourquoi, dans son milieu professoral, sa disgrâce avait tant duré.

La veille encore, elle se fût réjouie de savoir que, sous peu, ce déni de justice prendrait fin. Maintenant, la perspective de quitter Sens et leur maison l’affligeait comme une menace d’exil, et, sur la cause de sa tristesse, une certitude plus poignante que délicieuse s’imposait à sa lucidité : elle aimait Julien.

Toutefois elle essayait d’accumuler contre son inclination une série d’obstacles ; le plus immédiat paraissait être un éloignement où il aurait tôt fait de l’oublier, même si entre eux se nouait une amitié fragile.

— Il vaut mieux que nous partions, puisque je dois vivre ici malheureuse…

Elle ressongeait à son trouble de la nuit, au mouvement d’anxiété qui l’avait ployée jusqu’à l’humiliation d’une prière. Sa prière, sans foi ni ferveur, abstraite et conditionnelle, liée par la crainte de jeter dans le vide un sanglot inentendu, énonçait néanmoins le désir de croire. Comment avait-elle pu en arriver là ? Sa raison discutait les origines de « cet instant mystique », et débrouillait le fil de ses émotions par un jeu presque instantané, tant il lui était habituel ! Depuis sa visite à la cathédrale, un réseau de concordances pieuses l’avait enveloppée ; mais pourquoi les avait-elle subies, elle auparavant si tranquille dans son irréligion ?

Les heures passées avec Julien et son oncle ne suffisaient point à expliquer le changement qui s’était fait en sa vie secrète ; il y avait quelque chose de plus, un mystère qu’elle ne démêlait pas ; elle le sentait si bien qu’elle se disait : « A quoi sert de me défendre, si les impulsions doivent être plus fortes que moi ? » Puis son indépendance se rebella contre l’abandon de sa volonté :

« Je vais y mettre bon ordre, m’interdire de penser à tout cela. »

Mais, quoi qu’elle voulût, elle ne pouvait redevenir ce qu’elle était quinze jours avant, et il lui semblait que, devant un miroir, elle s’était brusquement découvert un autre visage.

Un soin extérieur la détourna de cet examen. M. Ardel, dès qu’il apprit la conduite d’Égalité, intransigeant sur la morale domestique, lui signifia qu’elle s’en irait dans la huitaine.

— Tout de suite, répliqua la bonne ; et elle monta faire ses paquets.

Pauline eut donc à sortir pour chercher une nouvelle servante. Il gelait plus dur que la veille ; mais le vent était tombé, et la neige des toits prenait sous le soleil une douceur d’hermine. Au moment où, debout sur le seuil, elle achevait d’ajuster ses gants, Julien passa dans la rue. La coïncidence était-elle l’effet d’une aimantation commune ? Pauline eut une surprise si forte qu’elle pâlit. Au lieu de la saluer simplement, il vint à elle, s’informa si la course ne l’avait point fatiguée, si le professeur était rentré sans encombre de Paris. Dans les mots rapides qu’ils échangèrent, elle connut plus de bonheur que dans le long contact de la veille. Elle n’en voulait rien laisser voir, tandis qu’une joie étincelante et victorieuse s’échappait des pupilles de Julien, faisait son teint plus diaphane et ses gestes plus délibérés.

Légère comme une brise, elle s’en alla, ressaisie par tout l’enchantement de ses espoirs :

« Il me dénie, rêvait-elle, le sens de l’amour. Je saurais bien aimer pourtant, si j’étais sûre qu’on m’aime ! »

Être aimée, voilà ce dont elle manquait, depuis que sa mère était morte. M. Ardel lui imposait son atmosphère de laboratoire ; à présent qu’elle avait respiré un air tonique, ses poumons ne voulaient plus s’en accommoder.

Elle le comprit plus nettement encore, le soir du même jour, durant deux visites qu’eut son père, celle de Mlle Total, professeur d’anglais, et de M. Flug, son jeune collègue de philosophie.

Mlle Total était une personne longue et raide, douée d’une démarche d’autruche, jaune de peau comme une noix sèche, toujours effacée sous des vêtements sombres, et portant jusqu’en sa manière de friper sa voilette sur ses bandeaux d’un gris morose le négligé spécial aux institutrices d’âge mûr. Son âme de célibataire se devinait macérée dans des aigreurs ; mais elle s’accordait plus d’une consolation. Respectée comme une femme d’élite, elle exerçait en son petit monde d’élèves un prestige qui allait croissant. Ses tâches lui plaisaient ; elle avait « la psychologie des corrections » et savourait à relever des solécismes au long des copies une jouissance jamais épuisée. Preneuse de notes infatigable, elle lisait prodigieusement ; son « intellect » présentait la grossière universalité d’un magasin de solde où on eût rencontré de tout, mais rien qui fût à elle. Au surplus, elle se croyait exempte de pédantisme, simple autant « qu’une bonne mère de famille », bien qu’elle eût intimement pour cette espèce un parfait mépris.

Elle jugeait M. Ardel « intéressant » et l’abreuvait de louanges qu’il acceptait, étant peu blasé sur ce nectar. Des conseils bibliographiques sollicités auprès de l’érudit les avaient mis en rapports ; à son tour, il se servait de la vieille fille pour des recherches accessoires, et, en récompense, l’avait conviée à prendre une tasse de thé.

Elle vint la première, trouva le professeur une cigarette aux lèvres, allant et venant par son salon. Il affectionnait cette vaste pièce aux anciennes boiseries blanches, où le canapé et les fauteuils d’un vert passé, les vases et la pendule Empire semblaient avoir conquis leur décor exact. Pauline n’avait encore allumé aucune lampe ; mais les flammes de la cheminée dansaient au plafond et le réverbère de la rue projetait à l’intérieur sa clarté crue que trois grandes glaces se renvoyaient étrangement.

Les incartades d’Égalité fournirent l’entrée en matière de la conversation. Mlle Total, qui inclinait au socialisme, opina qu’on devait se résigner à voir les prolétaires évoluer « vers une émancipation progressive ».

— En attendant, jeta Pauline sans amertume, ce sont nos provisions qui évoluent ; cette fille, je viens de m’en apercevoir, nous a emporté dans sa malle un kilo de sucre.

— L’esclavage, confirma M. Ardel, même pour les esclaves, avait du bon.

Mlle Total, le menton dans sa main droite, observa d’un air profond :

— C’est que l’enseignement populaire n’a pas encore donné tous ses résultats.

On sonna et Pauline s’empressa d’aller ouvrir à M. Flug ; elle le voyait pour la première fois ; aussi fut-elle étonnée de son aspect : gringalet, d’une pâleur glabre, les oreilles couvertes par des cheveux en filasse, son nez court coiffé d’un lorgnon, il gardait la tenue d’un étudiant bohème ou d’un cabotin sans emploi. Ses jambes grêles flottaient dans un pantalon trop large ; malgré la rigueur du temps il se dispensait d’un pardessus. Il ôta d’un mouvement ahuri, comique, son feutre bossué, et, introduit au salon, salua, comme l’eût fait un somnambule, Mlle Total qui répondit avec déférence.

Flug marchait entouré d’une célébrité excentrique ; de même que M. Ardel — et cette similitude de mésaventures les rapprochait, — dès ses débuts, à la suite d’une querelle avec ses chefs, il s’était fait reléguer dans un trou, mais avait pu s’en évader. Il se donnait comme anarchiste ; sa philosophie dépassait les hardiesses permises, exposant une sorte d’idéalisme radical, dont la bizarrerie assurait à ses livres un succès de curiosité.

M. Ardel, en le voyant arriver si maigrement vêtu, insista pour qu’il s’assît auprès du feu.

— Vous semblez croire, ricana Flug, que le froid existe ; pour moi, il n’existe pas…

— Oh ! pour vous rien n’existe !

— Rien ! c’est affirmer trop. La matière et l’esprit sont de vagues données de connaissance ; quelque chose devient-il en leur écoulement ? Nous ne savons.

— Vous ne nierez pourtant pas, réfuta Mlle Total, que la science existe.

— La science ! Vocable creux ! La science de quoi ? Les phénomènes, pendant que nous tentons de les fixer, se déforment ou sont dissous ; les lois se réduisent à des rythmes sans consistance ; le monde m’apparaît un flocon de vapeur qui s’irise dans le miroir de mes yeux mobiles…

Cet état de nihilisme bouddhique où le philosophe arrivait à se perdre, M. Ardel le jugeait tellement fou qu’il s’en fût amusé pour sa part comme d’un innocent paradoxe ; mais une confidence, tout à l’heure, l’avait éclairé sur les fruits de la doctrine.

— Qu’eussiez-vous fait, dit-il, à ma place, s’il vous advenait ce qui m’est advenu aujourd’hui ? Un de vos élèves, qui est aussi le mien, Pigaut, est venu me trouver après la classe et m’a tenu ce langage :

« Monsieur, pourriez-vous m’aider d’un conseil ? Je suis dans une passe lamentable ; depuis un mois, j’ai l’idée que le monde extérieur est faux, je comprends qu’il y a en mon cerveau une fausse notion de mon corps, de ma pensée, de tout ce qui est… » Et il accompagnait sa confession d’un regard implorant. Je l’ai d’abord tournée en plaisanterie, je lui ai pincé le bras :

« Voyons ! Sentez-vous que le monde extérieur est vrai ? »

Pour toute réponse le malheureux s’est mis à pleurer. J’ai pris un autre ton, il m’a promis de regimber contre l’idée fixe, mais je le vois très malade.

Flatté de l’anecdote, Flug souriait paisiblement ; il se doutait peu que ses thèses eussent un tel pouvoir de pénétration.

— La bonne méthode pour le guérir, déclara-t-il, serait, j’estime, la contraire de celle que vous avez suivie. Il fallait approuver son point de vue, lui persuader que le bonheur est justement de ne plus croire à la réalité des choses…

Pauline, sans attendre la suite de son discours, sortit pour préparer le thé ; en revenant, comme elle offrait à Flug des pâtisseries, il n’eut pas l’air d’apercevoir l’assiette qu’elle lui tendait ; accoudé contre un coussin du canapé, les jambes étendues, il continuait à disserter en pleine abstraction.

— Monsieur, dit-elle après un instant de patience, voulez-vous faire à mes semblants de biscuits l’honneur de les prendre pour de vrais gâteaux ?

Flug allongea nonchalamment vers l’assiette sa main exsangue. Le goût du premier biscuit ayant plu à son palais, il se leva, en reprit un second, puis un troisième. Mlle Total et Pauline se regardèrent avec un sourire. Il développait ses ironies contre la science, insouciant de froisser l’historien, son hôte, et encore moins ses interlocutrices.

— Savoir les dates de Rhamsès Ier, la composition du radium, ou bien jouer au bilboquet, ce sont, devant l’Absolu qui est le Néant, des occupations équipollentes.

M. Ardel, à la longue irrité par ce verbiage métaphysique, dévisageait son collègue d’un œil sinistre, en précipitant les bouffées de sa cigarette.

— Mais, sacrebleu ! s’écria-t-il soudain, si l’Absolu est le Néant, qu’il nous laisse tranquilles dans nos contingences. Je tiens des faits, ils me passionnent, je néglige de m’enquérir, parce que c’est inutile, s’il y a, dessous, quelque chose ou rien. Cela me permet au moins des positions nettes dans ma vie, tandis que, la vôtre, vous êtes bien forcé d’en faire deux parts, dont l’une dément l’autre et s’en moque. Par exemple, devant vos élèves, vous ne pouvez pas aller jusqu’au bout de vos principes ; sans quoi, ils vous riraient au nez.

— Dès l’instant que je pense une idée, riposta Flug, entamant un quatrième biscuit, j’ai le droit de l’énoncer, et je l’énonce. Ainsi, pour moi, Jésus n’est qu’un mythe ; je l’ai indiqué en passant, à mes bonzes, et ils n’ont pas bronché. De même, je leur ai démontré comme quoi la justice est un mensonge.

— La justice elle-même ! glapit Mlle Total. Alors, que nous laissez-vous ?

— La justice, appuya Flug de sa voix mordante, pareille au son d’un fifre, — ou ce que nous appelons de ce mot, — est fondée sur la sécurité sociale qui est la suprême injustice ; car le bien collectif ne peut jamais dépendre de la souffrance de quelques-uns, et les droits d’un seul égalent ceux de tous réunis.

Pauline se résignait en silence, rétive à la dialectique de Flug, quoiqu’elle ne sût point y objecter d’argument péremptoire. Elle fut, au reste, soulagée lorsque partirent les deux visiteurs : Mlle Total lui semblait aride comme une pierre ponce ; Flug, détestable en ce qu’il faisait de l’existence une fantasmagorie, où, seul réel, il promenait, pour se divertir, sur une toile vide, des ombres dérisoires.

« Que d’orgueil chez ce philosophe ! Quelle éponge racornie doit-il avoir en guise de cœur ! »

Elle l’opposait à Julien, et celui-ci sortait de la comparaison grandi jusqu’aux étoiles. Flug n’avait pas seulement contre lui d’être laid, dédaigneux, mal éduqué ; la foi où elle se refusait à suivre Julien envoyait sur ce Caliban un reflet qui en accusait la grimace. L’intelligence, quand elle se tourne à nier, finit par se dévorer elle-même, et rend l’homme pareil à l’animal monstrueux qui se mangeait les pattes. Pauline commençait à s’en apercevoir et à chercher ailleurs un principe de vie. Où est le lieu de la Sagesse ? se demandait son âme ; mais, ce lieu, des ténèbres l’en écartaient.

Elle tomba donc dans une phase d’inquiétude que sa jeunesse robuste et la pensée de Julien, sans doute aussi une aide invisible, lui firent traverser courageusement. Des anxiétés et des appétits fougueux de bonheur tour à tour l’assaillaient. Elle s’attacha d’une affection presque tremblante au logis et à la petite ville dont elle pouvait, d’un jour à l’autre, se voir séparée. Chaque matin, en se levant, elle s’attendait à ce que son père trouvât dans la boîte aux lettres la nomination néfaste. Le soir, tandis qu’elle brodait sous la lampe, écoutant fuser le bois des tisons, des sifflets lointains d’express, semblables aux cris aigres des paons dans la solitude d’un grand parc, l’emportaient vers les villes inconnues que maintenant elle ne désirait même plus connaître. Au rebours, elle enviait la quiétude des provinciaux sûrs de mourir sous les solives où leurs pères ont entendu, tout enfants, les rats grignoter. Si elle rangeait du linge en son armoire, le plaisir naïf de le toucher et de le mettre en ordre était gâté par cette réflexion : « Demain peut-être il me faudra l’empiler dans une malle. » Grâce aux Rude elle avait pu retenir une servante d’âge, qu’on lui certifiait sérieuse et probe ; mais est-ce la peine, se disait-elle, que je la mette au pli, si, dans un mois, nous devons la renvoyer ? Au fond de ses craintes s’insinuait l’idée constante de Julien.

Quand elle sortait, les femmes qu’elle entrevoyait tricotant dans l’embrasure des fenêtres, le vieux crieur, au coin d’une place, qui battait du tambour, puis mettait ses besicles pour lire d’une voix enrouée l’annonce d’une vente publique, le petit clerc d’une étude qui, la plume derrière l’oreille, le nez collé contre la vitre, épiait les passants, le capitaine en retraite qui entrait au café de l’Écu faire son bridge avec le percepteur, même le chanoine courbé qui se dirigeait d’un pas lourd vers la cathédrale, tous ces gens, pour elle, étaient heureux : leur allure et leurs moindres gestes répondaient à la sécurité d’une existence bien assise et d’un avenir que rien, sauf la mort, ne déconcerterait.

A la nuit close, après le souper, M. Ardel se promenait régulièrement une heure ; Pauline et lui, le plus souvent, remontaient un boulevard entre des files profondes d’ormes dominant des pans d’anciennes murailles pressées de toits et de jardins ; puis, ils s’en revenaient, tournaient le long des rues confinées et muettes.

De loin en loin, sous le brouillard, un réverbère brisait sa clarté dans le large ruisseau dont le courant, divisé par des pierres plates, glissait avec un bruit furtif. Des boutiques, çà et là, restaient encore éclairées, une boulangerie déserte où les pains dormaient sur des rayons, une basse échoppe où un savetier indolent martelait une semelle. Ailleurs, les volets des maisons étaient clos comme les paupières d’aïeules assoupies ; quelques-unes, tout en bois, avaient de rares fenêtres étroites, et leur étage surplombant étayait de lattes brunes ses parois vermoulues. Des ruelles noires eussent paru mortes, sans une lampe devinée derrière une persienne, sans les accords faux d’un piano usé. Parfois, un portail d’hôtel que charge un fronton triangulaire s’entre-bâillait, une dame emmitouflée franchissait le ruisseau, soulevait le heurtoir d’une porte voisine. Pauline s’imaginait les habitants de ces demeures aussi paisibles que leur toit, et une veillée gaie, comme elle pouvait l’être chez les Rude.

Il y avait, sur leur chemin, une maison d’une vétusté frappante qui arrêta un soir M. Ardel ; on l’appelait la maison d’Abraham, parce qu’elle montre, à l’angle de son pignon, le patriarche sculpté, à genoux, le front contre sa main, voyant en songe sa descendance jusqu’à la Vierge Marie figurée plus haut avec l’Enfant.

— Un arbre de Jessé, indiqua nonchalamment le professeur.

Pauline tint à savoir ce qu’on entendait par un arbre de Jessé.

— C’est un symbole sémitique, répondit-il sans plus d’explication.

Elle en exigea pourtant, et s’étonna qu’on lui eût laissé jusque-là ignorer l’histoire des religions.

— Je veux l’étudier, il faut que je lise la Bible et le Coran.

— La Bible n’est pas un livre pour les jeunes filles.

Elle répliqua simplement qu’un abrégé lui suffirait, et il supposa qu’elle aurait, le lendemain, oublié cette fantaisie.

Au bout de la rue Dauphine, ils passèrent devant la cathédrale ; une lanterne clignotait sous le porche de droite : quelque office, pensa-t-elle, où doit être Edmée, sinon Julien. Mais, en élevant les yeux sur la grande tour, elle retrouva son aversion première ; la tour, dont le faîte, presque terrible, s’isolait dans la nuit diffuse, semblait mépriser les ombres chétives circulant à ses pieds ; sa fierté sauvage humiliait et repoussait. Ses flancs durs enfermaient le silence écrasant des cloches, le vertige d’escaliers infinis et de charpentes ténébreuses arcboutées au-dessus du vide. Pauline en avait peur, comme d’une prison d’angoisse où l’on devait suffoquer. Elle eût souhaité, malgré tout, revoir l’intérieur illuminé de l’église, entendre les cantiques. Ainsi, en son être intime, se faisait un flux et reflux de sollicitations contraires.

Ils redescendirent du côté de l’Yonne et suivirent à gauche les maigres tilleuls du quai. Rien, dans ce paysage, ne laissait Pauline indifférente : les lumières du pont, vives et tranquilles, se prolongeaient sous l’eau silencieuse, « une eau, disait M. Rude, faite pour couler le long d’une Trappe ». Le croissant de la lune y reposait, près du bord, comme une bague rayonnante oubliée parmi les joncs ; la ligne des coteaux se fondait en brume ; sur le ronflement grave du barrage passa le cri d’une chouette, dans les peupliers de l’autre berge.

C’était l’horizon même où Julien respirait. Ils contournèrent le bas du jardin ; et Pauline, en apercevant du feu aux fenêtres de l’atelier, songea qu’ils devaient être là, tous réunis.

— N’est-ce point pour dimanche, demanda M. Ardel, que les Rude nous ont invités ?

Elle tressaillit à sa question, fit un signe d’assentiment.

— Eh bien ! continua-t-il, je crois que nous n’irons pas. Je ne puis sacrifier mon après-midi, j’ai trop de travail.

— Comme tu voudras, répondit-elle, tout à fait maîtresse de ses inflexions et de son visage.

Elle n’en craignait pas moins que son père, sous un prétexte ou un autre, n’espaçât, puis ne cessât les relations nouées avec les Rude ; la possibilité d’un départ justifierait l’interruption d’une amitié dont il se méfiait.

Mais, le surlendemain, vers quatre heures, un coup de sonnette la fit courir à la porte et elle se trouva en présence de Julien, moins triomphant, plus grave qu’à leur dernière rencontre ; il venait voir le professeur, ayant quelque chose à lui proposer. Comme il connaissait déjà le cabinet de M. Ardel :

— Vous savez le chemin, dit Pauline, sans le conduire en haut.

Sa visite dura un assez long moment, et, quand il ressortit, elle entendit son père lançant d’un ton satisfait :

— Je vous laisse aller. A l’autre dimanche.

Elle se tenait au seuil de la salle à manger ; sur le vestibule flottait un jour vague d’où se dégageaient son buste calme dans un corsage blanc, ses mains claires et son front, la pulpe de ses lèvres qui semblait d’un rouge assombri. Elle regardait Julien descendre : sa cravate bouffait sous son cou svelte ; il balançait une canne à bec d’ivoire faite d’un jonc qu’il avait coupé dans les bois. Elle crut saisir en ses yeux la tendresse contenue d’une pensée qu’il taisait. Un instant il s’arrêta près d’elle, lui parla d’Edmée, laquelle était souffrante : une langueur mal définie l’opprimait ; elle ne mangeait plus, restait, des heures, frileuse et triste au coin du feu, et délaissait même son piano.

— J’irai prendre de ses nouvelles, dit Pauline.

Comme il la quittait, elle aperçut au bas de son manteau un long fil ; elle se pencha prestement, et, avec une grâce discrète, elle l’ôta. Ils en rirent, se séparèrent dans une simplicité affectueuse.

La persuasion d’avoir son amitié enivra plus fort Pauline de ses espérances. Mais sa hâte était grande d’apprendre ce qu’il avait pu dire à son père. Le professeur, quand elle lui monta sa lampe, s’en ouvrit de son propre mouvement : un ami de Julien offrait de traduire en anglais le Saint-Simon, et à des conditions avantageuses ; l’affaire tombait d’autant mieux qu’en cette fin d’année M. Ardel se voyait à court d’argent.

— Ce garçon-là, décidément, a du bon. Il possède le flair des mystiques pour tirer de la vie tout ce qu’elle peut donner…

Voilà pourquoi, oubliant ses intentions de rupture, Victorien promettait une visite aux Rude. Julien avait su le prendre par son point le plus sensible, sa vanité d’auteur peu lu. Sous son écorce de dur égoïsme, cet homme gardait un fond de naïveté enfantine, et, s’il rencontrait du dévouement, il le payait d’un retour subit d’affection.

Pauline, le lendemain, alla, de bonne heure après midi, voir Edmée. La jeune fille se prétendit tout à fait mieux, quoique sa figure tirée déclarât une longue lassitude ; elle se préparait à sortir avec sa mère pour assister, au Carmel, à une prise d’habit.

— Nous vous emmenons ? invita Mme Rude cavalièrement.

Pauline ne refusa point, curieuse d’une cérémonie singulière pour « une profane » ; et elles partirent.

En chemin, Edmée leur confia qu’elle enviait la postulante admise à recevoir le voile ; mais, sa mère ayant paru chagrinée de cet aveu :

— Rassure-toi, fit-elle de son accent câlin ; tu le sais bien, je ne te quitterai jamais, pas même pour me marier !

— Vous ne vous marierez pas ? s’étonna Pauline en la sondant d’un regard jusqu’en ses moelles.

— Ah ! mais non ! les hommes sont une trop vilaine espèce.

— Qu’en sais-tu ? répondit Mme Rude, qui éclata de rire.

— Vous, Pauline, reprit Edmée, vous avez ce qu’il faut pour le mariage, vous serez une délicieuse épouse.

— Pas plus qu’une autre ; mais, si je me mariais, j’aimerais absolument mon mari…

Tant de monde se pressait en l’étroite chapelle du couvent qu’elles eurent peine à s’y faire place. L’odeur des cires brûlant au-dessus de l’autel saisit Pauline d’une volupté confuse. Elle se haussa sur la pointe des pieds pour entrevoir en avant de l’assistance la novice, toute blanche comme une mariée, assise dans un fauteuil, avec un prie-Dieu et un cierge allumé devant elle, la tête inclinée profondément. Pauline la jugea grande et remarqua la maigreur pointue de ses épaules.

A la droite du chœur, un dais couvrait l’archevêque coiffé de la mitre, entouré de prêtres amples dans leur surplis. L’aumônier du Carmel, en chaire, achevait un sermon ; il exposait la puissance rédemptrice d’une pauvre cloîtrée sauvant un monde qui l’ignore et ne veut point d’elle ; il commentait aussi la devise que sainte Thérèse inscrivit sous l’épée ardente de ses armes : Zelo zelatus sum.

Pauline l’écoutait sans émotion ; ses yeux étaient attirés, à la gauche de l’autel, là où une grille noire laissait deviner une arrière-chapelle emplie de clarté, le chœur des religieuses dont elle ne voyait rien.

Il se fit un brusque remuement de chaises ; le sermon terminé, la novice se leva ; elle prit le bras d’un vieillard, un homme à la moustache rude, offrant la carrure d’un ancien officier, et se dirigea vers la sortie. Pauline la vit passer tout contre elle, baissant les paupières, laide, mais transfigurée par une jubilation douloureuse, inexprimable, tandis que le vieillard, son père, sanglotait. Légère et céleste, comme si elle ne touchait plus le sol, la fiancée du Christ gagna le fond du vestibule, près de la clôture, dont la porte s’entrouvrit. Les nonnes, dans leurs manteaux noirs, rangées derrière, un cierge à la main, l’attendaient en psalmodiant. Elle s’agenouilla devant les prêtres pour avoir leur bénédiction, puis elle embrassa sur les deux joues son père, ses frères, et ses sœurs, tous en larmes comme si, morte, ils l’ensevelissaient. Le silence était si poignant que, seul, s’entendait le son funèbre des baisers coupés par de sourds sanglots. Elle pénétra, sans se retourner, dans la clôture, se remit à genoux, baisa la croix qu’on lui présentait, et disparut à la suite de la procession où elle marchait la dernière, pendant que la porte se refermait pour ne plus s’ouvrir sur elle.

Cette cérémonie simple et déchirante bouleversa Pauline ; c’était un peu comme si elle eût assisté à un holocauste sanglant. Tout le pli païen de sa nature résistait à l’héroïsme de la victime qu’elle estimait égoïste et même barbare : pourquoi faire souffrir les siens, et pourquoi répudier les douceurs permises d’une destinée normale ?

Mais Edmée, l’attirant, la remmena dans la chapelle où elle se fit passage impétueusement jusqu’au chœur. Celui des cloîtrées, derrière les barreaux épais de la grille, apparaissait rose, tant le jour qui tombait de deux fenêtres sans rideaux était vif sur les murs blancs, au-dessus des boiseries brunes. Le plancher miroitant répétait les lumières d’un petit autel, au fond de la salle où se dévoilait ce grand air espagnol de noblesse pauvre que sainte Thérèse légua aux Carmélites.

Déjà la procession rentrait, et les sœurs s’arrêtèrent en deux rangées ; les flammes paisibles de leurs cierges se continuaient, leur voile retombait sur leur face encline, et elles semblaient informes sous le lourd manteau d’où sortaient leurs mains pâles. Pauline eut cette idée :

— On dirait des mendiantes.

Et ces femmes étaient bien en effet les mendiantes de l’éternelle Compassion, les vierges sages veillant à la porte de l’Époux, dans l’attente de l’heure où Il les convierait aux noces.

Cependant, la novice s’était agenouillée contre la grille ; l’archevêque lui posa les questions voulues par la règle.

— Que demandez-vous ?

— La miséricorde de Dieu, la pauvreté de l’Ordre et la compagnie des sœurs.

Elle répondit d’une voix très calme, ayant, depuis longtemps, énoncé en son cœur ce qu’elle articulait devant les hommes. Ensuite elle sortit au bras de la prieure, sa paranymphe ; son père les regardait toutes deux s’en aller. On chanta en son absence le Psaume : In exitu Israel, et chaque verset vibrait comme le choc d’un glaive tranchant les liens de cette âme avec la terre corruptible. Elle revint, portant l’habit du Carmel, sauf le grand voile et le manteau que l’archevêque bénit en de longs oremus.

Pauline fut surprise qu’il ne mît pas dans ces prières plus d’émotion. L’impersonnalité des rites la dépassait. L’archevêque lui parut vieux, maussade : haut et lourd, avec des paupières mornes, un menton de galoche, une voix cassée. Les joues cramoisies, il suffoquait visiblement dans la chapelle trop pleine, sa mitre scintillante avait l’air de brûler son front, et le seul effort de lire le fatiguait au point que son grand vicaire, par instants, devait le remettre en bonne voie sur la page où il se perdait. Mais, dès qu’il eut achevé la liturgie, deux religieuses vêtirent la nouvelle sœur de la ceinture, du scapulaire et du manteau. Pauline fut touchée de cette toilette sainte, de la grâce des doigts prestes arrangeant les plis.

Au milieu du chœur un tapis de grosse serge était déployé ; la Carmélite s’y prosterna, les bras en croix ; les prêtres chantèrent le Veni creator ; puis l’archevêque commença un lugubre Pater noster, poursuivi à voix basse, de même qu’aux enterrements, tandis qu’on encense le cercueil. Une des sœurs jeta sur elle de l’eau bénite en silence. Pauline, se substituant à la nonne immobile allongée comme un cadavre sous un suaire, se représenta la révolte qu’elle-même eût éprouvée à mimer ainsi ses funérailles. Elle croyait impossible l’absolu d’un tel renoncement, et vaine cette parade de mort.

Pourtant, lorsqu’elle la vit se relever et passer devant les autres en leur donnant le baiser de paix, quand toutes se mirent à psalmodier : Ecce quam bonum et quam jucundum habitare fratres in unum, les paroles d’exultation traînées sur une note languide que variait seule, au terme du verset, une pause dolente, attendrirent Pauline jusqu’aux larmes. La douceur sévère de la mélopée lui fit entrevoir chez ces recluses un sentiment supérieur à l’amour humain, la charité, prélude de la communion des bienheureux dans l’Ineffable.

Au moment du Salut elle redescendit avec Edmée et Mme Rude hors du balustre de l’autel, et, cette fois, elle s’abandonna sans ergoter à l’impression des chants, des luminaires, de l’encens. Le plaisir qu’elle recevait allait au delà d’un bien-être sensitif ; son esprit trouvait une affinité sympathique entre la consomption des grains de l’encens qui fumait, celle des bougies brûlant sur les candélabres, les unes plus haut, les autres plus bas, les unes à droite, les autres à gauche de l’ostensoir, et la ferveur soumise des cloîtrées consumant leur chair en jeûnes et en oraisons. La gravité du Tantum Ergo, l’adoration des assistants concentrée sur l’Hostie la pénétraient d’effluves pieux, et c’était, pour son âme, tellement nouveau qu’il lui sembla, quelques minutes, entrer dans une vie parfaite.

En sortant de la chapelle, Mme Rude lui demanda :

— Eh bien ! que dites-vous d’une prise d’habit ?

— Je ne sais trop ; ce que j’en puis penser n’a guère d’importance. Je viens de voir des choses très belles, mais plus d’une qui me choque et m’ennuie. Ces religieuses ont une foi violente, c’est évident ; sont-elles sûres de ne pas se sacrifier pour rien ? En tout cas, je ne serai jamais du bois dont on fait les Carmélites.

Cette déclaration répliquait à un mot de Julien, au retour de Druzy ; en contredisant Julien, elle ramenait encore vers lui sa pensée.

Le dimanche où elle comptait le revoir, il prévint sa mère par un télégramme qu’il ne rentrait pas ; la veille, il avait dû faire une conférence à Paris, dans un cercle d’étudiants, et on l’y retenait, pour une seconde réunion, jusqu’au lundi.

Pauline, à la déconvenue profonde qu’elle dissimula, put sonder la blessure de son amour. Mais, avec l’injustice de la passion, elle interpréta l’absence de Julien comme un signe de légèreté indifférente.

« La place que je tiens dans ses actes est minime, sinon nulle. Autrement, il aurait fait bon marché de sa réunion. Et qui sait si elle n’est pas un simple prétexte ? »

Elle cédait à ces amertumes, pendant que M. Rude jouait avec Edmée la sonate de César Franck. Toute la langueur du premier temps répondait à sa tristesse ; le motif du violon se balançait comme un oiseau marin perdu sur la houle au crépuscule ; il s’élevait, porté par un désir d’espace inassouvible, puis retombait vers le flot monotone, immense, de son ennui.

« Pourtant, reprenait Pauline qui se blâmait de ses suspicions, j’ai tort de supposer Julien capable d’un mensonge. S’il n’est pas revenu, c’est qu’il avait des raisons sérieuses. Puis-je lui en vouloir ? Ai-je aucun droit sur ses faits et gestes ? »

« Oui, continuait-elle, durant l’orageux et rauque allegro ; mais devrai-je indéfiniment souffrir dans l’incertitude ? Et, quel moyen d’amener une explication ? Est-il sage de la souhaiter, si elle doit faire mon désespoir ?… »

La torpeur désolée du lento accabla son cœur malade. Néanmoins, tandis que le canon du final entrelaçait, comme le carillon d’un matin de Pâques, ses voix ferventes, elle se laissa rasséréner d’une joie presque liturgique. Elle-même chanta, « voulant, songeait-elle, faire plaisir à ces bons Rude », un air d’une cantate religieuse de Bach, celle pour tous les temps.

Quelques jours plus tard, Edmée vint la surprendre un matin, et arriva, pressant contre son corsage une botte de mimosas ; un oncle de Mme Rude qui habitait Toulon lui en avait expédié une caisse. Aussitôt elle ajouta :

— Julien m’a dit : « Tu devrais en offrir à Pauline Ardel », et maman a été, comme moi, tout à fait de son avis.

Pauline s’extasia de toucher ces fleurs que les vents de la mer avaient nourries sur un sol ardent ; le chrome clair de leur coton duveté évoquait l’ambre d’un ciel diaphane ; mais, surtout, elle respira dans leur haleine délicate et insinuante les sentiments qu’elle prêtait à Julien. Elle tria les tiges, les disposa dans des vases et, plus d’une semaine après, par ses soins l’odeur emmiellée du mimosa imbibait encore le salon. Pour la retrouver, elle s’y attardait plus longuement que d’habitude et réitérait ses exercices de chant avec une ténacité dont fut ébahi son père. Parfois elle se grondait de ses ivresses puériles :

« Cette attention ne prouve pas du tout qu’il m’aime… Je saurai bien, dimanche, si ce n’était qu’une attention. »

En effet, comme, cet après-midi-là, elle se trouvait chez les Rude, avant qu’on commençât à faire de la musique, elle et Julien s’approchèrent ensemble d’un tableau, le portrait d’une jeune fille en robe mauve, tenant un lis à la main.

— Ce lis, dit-elle, n’égale pas pour moi le ravissant mimosa d’Edmée.

Elle n’osait émettre un remerciement direct ; mais son sourire le proféra.

— N’en parlons pas, se défendit Julien ; le pauvre ne donne que ce qu’on lui a donné.

— Il n’est jamais pauvre, celui qui sait donner beaucoup avec peu.

— Dites plutôt qu’il est riche, celui qui, en recevant peu, sait avoir beaucoup.

Sa repartie aurait pu être déplaisante s’il ne l’eût commentée d’un coup d’œil brusquement idolâtre devant lequel Pauline abaissa ses paupières. Leur conversation ne dura point davantage, Edmée les ayant rejoints.

Pauline emporta comme une victoire le regard de Julien. Cependant, à réfléchir, elle conclut que, s’il éprouvait pour elle un penchant vrai, des scrupules et des objections l’en dissuadaient. Durant les mois qui suivirent, nulle imprudence amoureuse ne lui échappa ; il se contraignait dans les limites d’une sage amitié. Elle aussi se raisonnait, envisageait les difficultés d’un mariage où, entre l’épouse et l’époux, des heurts quotidiens seraient inévitables :

« Je ne conçois guère Julien se mettant matin et soir à genoux pour prier, allant à la messe le dimanche, et moi boudant seule dans mon coin. »

Elle sentait impossible le compromis dont vivent tant de ménages, lorsque la femme est croyante et l’homme indifférent. D’autre part, l’essor de sympathie qui l’avait passagèrement soulevée vers les confins d’une religion, ne tarda pas à fléchir. Elle acheta, pour quatre sous, à l’étalage d’un brocanteur, une traduction des Évangiles, et commença la lecture de Saint-Mathieu. Mais, faute d’un guide, le Livre sacré la scandalisa : dès les premiers chapitres, l’étoile des Mages et les songes de Joseph la mirent en défiance comme un conte de fées ; Jean-Baptiste, avec son vêtement de poil de chameau et sa voix qui rugit la menace « du feu inextinguible », lui produisit l’effet d’un sauvage Arabe fanatisant des foules. Dans la tentation de Jésus au désert, elle n’aperçut qu’un symbole vide de réalité. Et, prise d’un dégoût bizarre, elle s’abstint de pousser plus avant.

La venue du printemps lui fut une diversion : cet hiver interminable, tellement âpre que certains soirs, selon l’hyperbole comique d’Edmée, « les dentiers des vieilles dames, quand elles les ôtaient, devaient claquer de froid sur leur table de nuit », se fondit dans une soudaine tiédeur. L’air se fit doux comme un vêtement. La maison des Ardel possédait une étroite cour intérieure enclose par les murs des jardins proches. Un frêne et un acacia s’y entrelaçaient au-dessus d’un puits. Pauline s’égaya de voir sortir leurs premières feuilles. Les tilleuls du voisin lui appartenaient un peu, car ils laissaient retomber des frondaisons jusqu’à portée de sa main. Des pinsons qui les habitaient venaient sautiller sur ses arbres, ils descendaient sur son dallage picorer les miettes qu’elle leur réservait. Il y avait quelques pieds de terreau où elle sema des héliotropes et des violettes.

Aux heures chaudes elle s’asseyait là, brodait un chemin de table destiné à Mme Rude. L’oncle Hippolyte, devant elle, marchait à petits pas. Sur le toit de la remise, contre la lucarne découpée en demi-losange, une des branches de l’acacia remuait vaguement son ombre ; le soleil ranimait le vert des mousses au milieu des tuiles effritées. Elle entendait les jeunes filles d’une pension rire en jouant, jeter des cris aigus et, souvent, chanter des chœurs, un entre autres qui la charmait par sa mélancolie simplette relevée de vigueur : C’était Anne de Bretagne avec ses sabots

Malgré tout, elle se plaisait davantage à travailler près des fenêtres de la rue, dans l’obscure attente de voir passer Julien. Lorsqu’elle y venait, Armance, sa nouvelle bonne, mettait à une distance respectueuse sa chaise en face de la sienne, et tricotait ou raccommodait sans mot dire. Armance était veuve, et inconsolable d’un fils unique, qui, faisant son service à Auxerre, avait voulu sauter, une nuit, le mur de la caserne et s’était tué sur le coup. Sèche et menue, coiffée d’un bonnet noir, elle laissait lire en ses traits et sa contenance la dignité des douleurs muettes. Elle témoignait à Pauline un dévouement soumis et néanmoins presque maternel. M. Ardel l’estimait, bien qu’il la sût dévote et que le bruit de son chapelet, le soir, entre ses doigts, l’offensât comme une dissonance dans la maison.

Vers la fin d’une journée d’avril, toutes deux cousaient, la croisée entr’ouverte. De la rue, pénétrait, circulant avec une brise, l’acide exhalaison de l’herbe qui croît, mélangée au parfum des lilas. Des formes de passants se réfléchissaient dans les vitres, et Pauline y distinguait deux messieurs gantés causant auprès d’un portail, d’un ton bas, à la manière des provinciaux toujours inquiets d’être espionnés.

En ce moment, le pas vif et autoritaire de M. Ardel retentit sur la chaussée ; une autre voix d’homme, méridionale et grasse, ripostait à la sienne, fort cassante. Son interlocuteur et lui s’arrêtèrent un peu avant la porte. Pauline reconnut M. Galibert, le professeur de quatrième. Natif de Marseille, il offrait les dehors d’un commis voyageur aisé plutôt que d’un pédagogue : les joues opimes, les épaules larges, la barbe fleurie en éventail, la poitrine avantageuse où s’étalait un plastron rouge, les mains chargées de bagues ; il faisait miroiter le pommeau d’argent de sa badine et écartait ses larges pieds plats ; d’une loquacité incoercible, Galibert s’imposait par l’assurance de sa verve ; il prétendait protéger et morigéner tous ses collègues ; au reste, vantard et pleutre, « tirant » sans enthousiasme ses quinze heures de service par semaine, mais satisfait de soi, de son siècle et du gouvernement.

Il venait d’avertir M. Ardel au sujet d’un article paru le matin même contre lui dans une feuille locale ; on l’y incriminait comme « réactionnaire. », sous prétexte qu’en exposant à ses élèves la politique de Louis XIV, il avait justifié le pouvoir absolu.

— J’ai grand’peur, insinua Galibert, que cet article n’arrive simplement pour corser d’antérieures dénonciations anonymes. Vous espériez, n’est-ce pas, votre nomination à Versailles ? Pourquoi l’attendez-vous encore ?

(Ici Pauline fut tentée de se dire : « Tant mieux si elle ne vient pas ! » Mais elle refréna ce mouvement d’égoïsme.)

— Je veux vous parler en ami, continuait-il. Vous savez la formule, quand on s’occupe de vous : M. Ardel, il est à part.

— A part ! répliqua Victorien, je n’y serai jamais assez. Les tares d’un métier ne s’impriment que trop sur un mercenaire, comme l’usure du harnais sur la croupe d’un âne. Maintenant, qu’on me fasse blanc ou noir, en aurai-je un cheveu de plus ou de moins ? Je souffre suffisamment, croyez-le, des contraintes qu’il me faut subir. Je ne dis pas tout haut le vingtième de ce que je pense ; mais, quand je rencontre chez mes élèves un de ces préjugés primaires qui me dégoûtent, c’est mon devoir de les secouer.

— Nego, mon cher collègue. Un fonctionnaire ne doit pas avoir d’autre opinion que l’État. Et, puisque j’ai commencé, j’irai jusqu’au bout. Une chose vous fait du tort, votre liaison avec les Rude : vous passez pour calotin.

— Ça, c’est plus raide ! Sachez, monsieur, que je n’ai pas même fait baptiser ma fille.

Et, sans lui serrer la main, M. Ardel rentra en faisant claquer la porte.

A l’instant où il prononça la phrase : « Je n’ai pas même fait baptiser ma fille », les yeux de Pauline se croisèrent avec ceux d’Armance, aigus comme deux pointes d’aiguille ; la bouche ridée de la veuve se fronça d’une tristesse effarée ; puis elle se pencha vers son ouvrage pour cacher son émoi. Pauline sentit amèrement ce recul de la servante :

« Faut-il qu’elle soit bête ! »

Mais, à son insu, elle devint toute pâle de la révélation faite à un tiers sur sa personne ; jamais Victorien ne lui avait appris d’une façon précise qu’elle était une non-baptisée ; jamais non plus elle n’avait songé à lui poser la question. Six mois plus tôt, elle eût trouvé logique la conduite du professeur et ne se fût aucunement froissée de ce qu’elle avait entendu. Maintenant, elle s’en chagrinait, comme d’une humiliation publique :

« Le baptême en soi, ce n’est rien ; sur le front d’un homme ou d’une femme, cela ne se voit pas. Et pourtant c’est immense, d’adhérer, en principe, à une communion sociale… Mon père ne pensait qu’à lui, lorsqu’il m’en a exclue. »

Elle se leva précipitamment pour monter chez M. Ardel et provoquer une explication. Mais elle réfléchit que mieux valait attendre de s’être maîtrisée. Un moment plus tard, elle lui porta du linge qu’Armance avait blanchi, et, s’évertuant à rester calme :

— Je t’ai entendu, dit-elle, rentrer avec Galibert. Quel besoin as-tu de faire connaître à toute la ville que je ne suis pas baptisée ? Ce serait à moi, il me semble, d’en être informée la première.

— Bah ! Un détail sans importance. Je ne vois pas ce qui peut là t’ennuyer. Aurais-tu honte d’être émancipée ? J’ai mis d’accord mes actes avec mes convictions. Très peu l’osent, et quoi de plus simple ?

— Trop simple ! Tu m’imposais, dès ma naissance, ta volonté, sans savoir quelle serait la mienne.

— Tu deviens joliment raisonneuse. C’est justement pour la réserver, ta volonté, que j’ai agi comme j’ai agi. Ceux qui mènent au baptême les nouveau-nés n’engagent-ils pas leurs enfants dans une religion dont ceux-ci, avant d’être hommes, ne voudront plus ? M’a-t-on demandé, à moi, ma permission pour me baptiser ?

— En tout cas, il est inutile de le crier sur les toits et de me signaler comme un phénomène.

— Alors, tu n’as pas le courage de ton indépendance ? Va, tu n’es qu’une chiffe !

— Sois tranquille, répliqua-t-elle, je te prouverai que je ne le suis pas.

— Oui-da ! En quoi faisant ?

Elle ne répondit point et s’enferma dans sa chambre où elle pleura sans bruit, désespérément. D’elle à son père, en la chaîne invisible de leur affection un anneau était rompu ; et, ailleurs, nulle main secourable ne se tendait. Les Rude et Julien lui présentaient la possibilité d’un appui, mais inefficace ; comment leur confier sa détresse, alors qu’elle ne pouvait leur dire : « Je suis avec vous » ? Son orgueil, néanmoins, se raidit à reprendre une sérénité de surface, elle essuya le tour de ses yeux rougis, les lava, et redescendit à l’heure du souper.

Victorien, dans l’intervalle, s’était avoué qu’elle avait, en un point, raison contre lui :

« On doit interdire même les approches de sa vie intime au commun des gens ; les forts vivent sur un pied de guerre perpétuel, bardés d’une cotte de mailles, et montrant seulement leur bras droit, avec un bon glaive au bout. »

Ces aphorismes familiers, il s’en voulait de les démentir, et d’avoir saboulé, humilié sa fille ; mais il répugnait à s’excuser de ses violences. Il se contenta, au dessert, de lui offrir une promenade :

— Non, répondit-elle, je suis un peu souffrante ; je te laisserai aller.

Il fit quelque pas, de long en large, selon son habitude, en fumant sa cigarette. La sonnerie d’un cor arriva d’un jardin, puis se tut :

— Pourquoi cesse-t-il ? rêva M. Ardel à mi-voix. J’aime, comme disait l’autre, le son du cor au fond des bois ou même hors des bois. Je me souviens que ta mère et moi, les premiers temps de notre mariage, nous écoutions avec délices, les soirs d’été, des cors qui sonnaient le long des berges de la Saône…

Une fois de plus il dévoilait cette sentimentalité endolorie que couvrait un calus de sécheresse. C’était une façon de faire entendre à Pauline : Pardonne-moi et viens. Mais elle était trop bien sa fille pour ne pas ressaisir une supériorité en lui tenant rigueur de son algarade.

Il sortit donc seul à regret ; l’oncle Hippolyte se retira, et Pauline resta dans la salle à manger. La tête lui brûlait, elle rouvrit la fenêtre fermée pendant le repas et entrejoignit les contrevents. Elle se mit à broder sous la lumière, essayant d’engourdir sa peine par un travail appliqué. Au dehors, un homme passa, venant d’une lente allure, et fit halte en face de la salle à manger. Pauline comprit qu’on la regardait, elle crut avoir discerné la démarche par instants traînante de Julien ; mais, soit timidité, soit caprice, elle ne se retourna point pour s’en assurer.

Julien — elle l’avait bien reconnu — la contemplait de biais, assise près du tapis rouge de la table ; il voyait sa main droite, s’écartant d’une bande de festons que la gauche soutenait, s’arrondir, tirant l’aiguille et la poussant avec tranquillité. Son visage demeurait pour lui dans la pénombre ; autour de ses cheveux bruns s’enflait une clarté rousse…

Il s’avança plus bas dans la rue, mais revint en arrière, et repassa juste au moment où, s’étant levée pour clore les volets, elle les attirait à elle. Il salua presque gauchement, et s’éloigna, baissant le front, confus et transporté de savoir qu’elle l’avait vu.

Pauline eut une joie à défaillir, il lui sembla que son cœur s’arrêtait. Si elle avait moins aimé Julien, elle aurait joui de le surprendre en une posture de soupirant timide ; mais une seule idée l’emporta :

« Cette fois, j’en suis sûre, il m’aime ; et moi aussi, je l’aime, oh ! oui, comme je l’aime ! »

Elle s’élança dans l’escalier, vola jusqu’à la fenêtre de sa chambre ; peut-être le découvrirait-elle encore d’en haut, sans être aperçue. La rue était vide ; au-dessus des toits pétillaient les feux des étoiles, les œillets des pelouses embaumaient ; une cloche limpide, la petite cloche de la cathédrale, battait à coups légers :

« Il est heureux, lui, de pouvoir bénir son Dieu ! »

Elle se souvint de l’unique obstacle qui les divisait ; cependant elle ne s’en tourmentait plus, tant le bonheur amplifiait sa force d’illusion : elle saurait assez comprendre Julien pour qu’il ne sentît point leurs dissidences, et, généreux comme elle le connaissait, il la chérirait pauvre en foi, mais non en amour.

« Quand on aime, les choses qui pèsent ne pèsent plus ; ce qui est amer devient doux. »

Lorsque son effervescence fut tombée, elle se représenta néanmoins une objection redoutable : la volonté de Julien ne suffisait pas ; ses père et mère donneraient-ils leur assentiment ? Alors surtout que la nouvelle serait cornée à leurs oreilles :

— La fille de M. Ardel, — croiriez-vous ? n’est pas baptisée.

Ses prévisions n’étaient que trop justes ; le colloque de Victorien avec Galibert se colporta chez les Rude. Elle n’en put douter, le dimanche suivant, à son entrée au milieu d’eux. Le charitable effort qu’ils soutinrent de ne rien changer à leur accueil dénonçait leur changement. Dans leur ton d’amitié se glissait une sollicitude compatissante et grave. Edmée avait perdu son habituelle exubérance. Pauline ne retrouvait plus en Julien l’amoureux contemplatif de l’autre soir ; son attitude était empressée, mais triste ; il avait dû s’ouvrir à son père de ses intentions, et recevoir des conseils sévères. Entre M. Ardel et lui une discussion s’aiguisa sur « la misère des temps modernes ». Julien ne pouvait la contester, bien qu’il nourrît la certitude de magnifiques résurrections futures ; toutefois il n’en admettait qu’une cause initiale : l’indifférence religieuse.

— Alors, argua le professeur, si le monde va de mal en pis, comme je le crois, mais après une Rédemption, comme vous le croyez, que devient l’œuvre du Messie ? Où est-il ? Que fait-il ?

— Vous demandez, repartit Julien d’une voix incisive, ce que fait à cette heure le Fils du charpentier ? Je vous répondrai : Il prépare le cercueil de Julien.

Edmée, au même moment, montrait à Pauline une minuscule statuette égyptienne en bronze verdi, figurant une femme, les jambes serrées dans « une jupe-entrave ». Toutes deux ne saisirent que les derniers mots proférés par le jeune homme ; une angoisse inexplicable se mêla au coup d’œil qu’elles échangèrent.

— Que racontes-tu, s’écria Edmée, de cercueil et de Julien ?

— Votre frère, expliqua M. Ardel avec une ironique amertume, me compare gentiment à l’empereur, son homonyme, et sans doute comme le chrétien de la légende, il prophétise ma mort prochaine…

— Dieu m’en garde ! protesta en riant Julien. C’est moi qui mourrai avant vous…

Inattentif à l’interruption, le professeur poursuivit :

— Un point cloche dans le rapprochement : Le Julien de l’histoire fut chrétien quelque temps, au moins d’apparence, au lieu que, moi, je ne l’ai jamais été. A l’âge de Marthe, j’apprenais du catéchisme comme de la mythologie. Ça me laissait froid. Oncques n’ai pu m’assimiler le surnaturel.

Marthe, à l’écart, habillait une poupée, et écoutait, de sa fine oreille, ces propos qu’elle retenait sans démêler ce qu’ils voulaient dire. M. Rude, pour couper net le débat, accorda son violon, et on exécuta un paisible trio d’Haydn. Victorien jugea bon d’observer ensuite :

— La musique rapproche autant que les dogmes séparent.

Rude remettait dans la boîte son instrument. Il répliqua, presque irrité du lieu commun :

— Mon cher, une épée tranchante, séparant bien ce qu’il faut séparer, est plus nécessaire qu’un violon ou des pinceaux. Mais je veux une épée dont la garde soit une croix ; la Croix seule rallie les âmes dans un amour indéfectible.

Au travers de ces disputes une cordialité se maintenait. Pauline, cependant, s’en retourna, convaincue que cette famille ne pourrait devenir sienne ; la phrase de M. Rude sur « l’épée qui sépare ce qu’il faut séparer » sous-entendait une admonition pour elle-même et pour Julien.

Dans l’inanité certaine de ses espérances elle retrouva une paix morne, faite d’un renoncement stoïque au bonheur ; mais le non-espoir, à dix-huit ans, excédait ses forces. Elle chercha quelqu’un, autour d’elle, qui lui fît oublier Julien. Des jeunes gens qu’elle rencontra dans une sauterie, chez le conservateur des hypothèques, la rebutèrent par leur vulgarité ; tous rêvaient une vie de petit travail et de petites jouissances aboutissant à ce port commode et plat, « la retraite ». S’ils songeaient au mariage, ils ne cherchaient qu’un « sac ». Auprès d’eux, la figure de Julien, absent, resplendissait comme celle d’un saint sur un vitrail, et, plus que jamais, elle se donna en désir à lui.

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