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Le Collier de la Reine, Tome I

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Reine dont la beauté surpasse les appas,
Près d'un roi bienfaisant occupe ici ta place.
Si ce frêle édifice est de neige et de glace,
Nos cœurs pour toi ne le sont pas.

Ce fut là que Bélus éprouva la première difficulté sérieuse. Le monument qu'on était en train d'illuminer avait attiré bon nombre de curieux: les curieux faisaient masse, et l'on ne pouvait traverser cette masse au trot.

Force fut donc de mettre Bélus au pas.

Mais on avait vu venir Bélus comme la foudre; mais on entendait les cris qui le poursuivaient, et, bien qu'à l'aspect de l'obstacle il se fût arrêté court, la vue du cabriolet parut produire dans la foule le plus mauvais effet.

Cependant la foule s'ouvrit encore.

Mais après l'obélisque venait une autre cause de rassemblement.

Les grilles du Palais-Royal étaient ouvertes et dans la cour d'immenses brasiers chauffaient toute une armée de mendiants, à qui des laquais de M. le duc d'Orléans distribuaient des soupes dans des écuelles de terre.

Mais les gens qui mangeaient et les gens qui se chauffaient, si nombreux qu'ils fussent, l'étaient encore moins que ceux qui les regardaient se chauffer et manger. À Paris, c'est une habitude: pour un acteur, quelque chose qu'il fasse, il y a toujours des spectateurs.

Le cabriolet, après avoir surmonté le premier obstacle, fut donc forcé de s'arrêter au second, comme fait un navire au milieu des brisants.

À l'instant même, les cris que jusque-là les deux femmes n'avaient entendus que comme un bruit vague et confus leur arrivèrent distincts au milieu de la cohue.

On criait:

—À bas le cabriolet! à bas les écraseurs!

—Est-ce donc à nous que ces cris s'adressent? demanda la dame qui conduisait à sa compagne.

—En vérité, madame, j'en ai peur, répondit celle-ci.

—Avons-nous donc écrasé quelqu'un?

—Personne.

—À bas le cabriolet! à bas les écraseurs! criait la foule avec furie.

L'orage se formait, le cheval venait d'être saisi à la bride, et Bélus, qui goûtait peu le contact de ces mains rudes, piaffait et écumait terriblement.

—Chez le commissaire! chez le commissaire! cria une voix.

Les deux femmes se regardèrent au comble de l'étonnement.

Aussitôt mille voix de répéter:

—Chez le commissaire! chez le commissaire!

Cependant les têtes curieuses s'avançaient sous la capote du cabriolet.

Les commentaires couraient dans la foule.

—Tiens, ce sont des femmes, dit une voix.

—Oui, des poupées aux Soubises, des maîtresses au d'Hennin.

—Des filles d'Opéra, qui croient avoir le droit d'écraser le pauvre monde parce qu'elles ont dix mille livres par mois pour payer les frais d'hôpital.

Un hourra furieux accueillit cette dernière flagellation. Les deux femmes éprouvèrent diversement la commotion. L'une s'enfonça tremblante et pâle dans le cabriolet. L'autre avança résolument la tête, les sourcils froncés et les lèvres serrées.

—Oh! madame, s'écria sa compagne en l'attirant en arrière, que faites-vous?

—Chez le commissaire! chez le commissaire! continuaient de crier les acharnés, et qu'on les connaisse.

—Ah! madame, nous sommes perdues, dit la plus jeune des deux femmes à l'oreille de sa compagne.

—Courage, Andrée, courage, répondit l'autre.

—Mais on va vous voir, vous reconnaître peut-être!

—Regardez par le carreau du fond si Weber est toujours derrière le cabriolet.

—Il essaie de descendre, mais on l'assiège; il se défend. Ah! voici qu'il vient.

—Weber! Weber! dit la dame en allemand, faites-nous descendre.

Le valet de chambre obéit, et, grâce à deux chocs d'épaule qui repoussèrent les assaillants, il ouvrit le tablier du cabriolet.

Les deux femmes sautèrent légèrement à terre.

Pendant ce temps, la foule s'en prenait au cheval et au cabriolet, dont elle commençait à briser la caisse.

—Mais qu'y a-t-il, au nom du Ciel! continua en allemand la plus âgée des deux dames; y comprenez-vous quelque chose, Weber?

—Ma foi! non, madame, répondit le serviteur, beaucoup plus à son aise dans cette langue que dans la langue française, et tout en distribuant çà et là de grands coups de pied pour dégager sa maîtresse.

—Mais ce ne sont pas des hommes, ce sont des bêtes féroces! continua la dame toujours en allemand. Que me reprochent-ils donc? Voyons.

Au même instant une voix polie, qui contrastait singulièrement avec les menaces et les injures dont les deux dames étaient l'objet, répondit dans le pur saxon:

—Ils vous reprochent, madame, de braver l'ordonnance de police qui a paru dans Paris ce matin, et qui prohibe jusqu'au printemps la circulation des cabriolets, déjà fort dangereux quand le pavé est bon, mais qui devient mortel aux piétons quand il gèle et qu'on ne peut éviter les roues.

La dame se retourna pour voir d'où venait cette voix courtoise, au milieu de toutes ces voix menaçantes.

Elle aperçut alors un jeune officier qui, pour s'approcher d'elle, avait dû, certes, guerroyer aussi vaillamment que le faisait Weber pour se maintenir où il était.

La figure gracieuse et distinguée, la taille élevée, l'air martial du jeune homme plurent à la dame, qui s'empressa de répliquer en allemand:

—Oh! mon Dieu! monsieur, j'ignorais cette ordonnance; je l'ignorais complètement.

—Vous êtes étrangère, madame? demanda le jeune officier.

—Oui, monsieur; mais, dites-moi, que dois-je faire? on brise mon cabriolet.

—Il faut le laisser briser, madame, et vous dérober pendant ce temps-là. Le peuple de Paris est furieux contre les riches qui affichent le luxe en face de la misère, et en vertu de l'ordonnance rendue ce matin, on vous conduira chez le commissaire.

—Oh! jamais, s'écria la plus jeune des deux dames, jamais!

—Alors, reprit l'officier en riant, profitez de la trouée que je vais faire dans la foule, et disparaissez.

Ces mots furent dits d'un ton dégagé, qui fit comprendre aux étrangères que l'officier avait entendu les commentaires du peuple sur les filles entretenues par MM. de Soubise et d'Hennin.

Mais ce n'était pas le moment de pointiller.

—Donnez-nous le bras jusqu'à une voiture de place, monsieur, dit l'aînée des deux dames avec une voix pleine d'autorité.

—J'allais faire cabrer votre cheval, et dans le trouble produit nécessairement par ce mouvement, vous vous seriez enfuies; car, ajouta le jeune homme, qui ne demandait pas mieux que de décliner la responsabilité d'un hasardeux patronage, le peuple se fatigue de nous entendre parler une langue qu'il ne comprend pas.

—Weber! cria la dame d'une voix forte, fais cabrer Bélus pour que toute cette foule s'effraie et s'écarte.

—Et puis, madame...

—Et puis, reste pendant que nous partirons.

—Et s'ils brisent la caisse?

—Qu'ils brisent, que t'importe; sauve Bélus si tu peux, et toi surtout; voilà la seule chose que je te recommande.

—Bien, madame, répondit Weber.

Et, au même instant, il chatouilla l'irritable irlandais, qui bondit au milieu de la cour, et renversa les plus passionnés, qui s'étaient cramponnés à la bride et aux brancards.

Grandes furent en ce moment la terreur et la confusion.

—Votre bras, monsieur, dit alors la dame à l'officier; venez, petite, ajouta-t elle, en se retournant vers Andrée.

—Allons, allons, femme de courage! murmura tout bas l'officier, qui donna sur-le-champ, et avec une admiration réelle, son bras à celle qui le lui demandait.

En quelques minutes, il avait conduit les deux femmes à la place voisine, où des fiacres stationnaient en attendant la pratique, les cochers dormant sur leurs sièges, tandis que leurs chevaux, l'œil à demi fermé et la tête basse, attendaient la maigre pitance du soir.


Chapitre V

Route de Versailles

Les deux dames se trouvaient hors des atteintes de la foule, mais il était à craindre que quelques curieux les ayant suivies ne les fissent reconnaître, ne renouvelassent une scène pareille à celle qui venait d'avoir lieu et à laquelle, cette fois, elles échapperaient peut-être plus difficilement.

Le jeune officier comprit cette alternative; on le vit bien à l'activité qu'il déploya en éveillant sur son siège le cocher encore plus gelé qu'endormi.

Il faisait si horriblement froid que, contrairement à l'habitude des cochers qui se piquent d'émulation en se volant les pratiques l'un à l'autre, aucun des automédons à vingt-quatre sous l'heure ne bougea, pas même celui auquel on s'adressait.

L'officier saisit le cocher par le collet de son pauvre surtout, et le secoua si rudement qu'il le tira de son engourdissement.

—Holà! hé! cria le jeune homme à son oreille, voyant qu'il donnait signe de vie.

—Voilà, maître, voilà, dit le cocher rêvant encore et chancelant sur son siège comme un homme ivre.

—Où allez-vous, mesdames? demanda l'officier, en allemand toujours.

—À Versailles, répondit l'aînée des deux dames en continuant toujours la même langue.

—À Versailles! s'écria le cocher, vous avez dit à Versailles?

—Sans doute.

—Ah! bien oui, à Versailles! Quatre lieues et demie par une glace pareille! Non, non, non.

—On paiera bien, dit l'aînée des Allemandes.

—On paiera, répéta en français l'officier au cocher.

—Et combien paiera-t-on? fit celui-ci du haut de son siège, car il ne paraissait pas avoir une énorme confiance. Ce n'est pas le tout, voyez-vous, mon officier, d'aller à Versailles: une fois qu'on y est allé, il faut en revenir.

—Un louis, est-ce assez? dit la plus jeune des deux dames à l'officier, en continuant de germaniser.

—On t'offre un louis, répéta le jeune homme.

—Un louis, c'est bien juste, grommela le cocher, car je risque de casser les jambes à mes chevaux.

—Drôle! s'écria l'officier, tu n'as droit qu'à trois livres pour aller d'ici au château de la Muette, qui est à moitié chemin. Tu vois bien qu'à ce calcul-là, en te payant l'aller et le retour, tu n'as droit qu'à douze livres, et, au lieu de douze, tu vas en recevoir vingt-quatre.

—Oh! ne marchandez pas, dit l'aînée des deux dames. Deux louis, trois louis, vingt louis, pourvu qu'il parte à l'instant même et qu'il marche sans s'arrêter.

—Un louis suffit, madame, répondit l'officier.

Puis, revenant au cocher:

—Allons, coquin, en bas de ton siège et ouvre la portière, dit-il.

—Je veux être payé d'abord, dit le cocher.

—Tu veux!

—C'est mon droit.

L'officier fit un mouvement en avant.

—Payons d'avance; payons, dit l'aînée des Allemandes.

Et elle fouilla rapidement à sa poche.

—Oh! mon Dieu! dit-elle tout bas à sa compagne, je n'ai pas ma bourse.

—Vraiment?

—Et vous, Andrée, avez-vous la vôtre?

La jeune femme se fouilla à son tour avec la même anxiété.

—Moi... moi, non plus.

—Voyez dans toutes vos poches.

—Inutile, s'écria la jeune femme avec dépit, car elle voyait l'officier les suivre de l'œil pendant ce débat, et le cocher goguenard ouvrait déjà une large bouche pour sourire en se félicitant de ce qu'il appelait peut-être plus bas une heureuse précaution.

En vain les deux dames cherchèrent-elles, ni l'une ni l'autre ne trouva un sou.

L'officier les vit s'impatienter, rougir et pâlir; la situation se compliquait.

Les dames allaient se décider à donner une chaîne ou un bijou comme gage, lorsque l'officier, pour leur épargner tout regret qui eût blessé leur délicatesse, tira de sa bourse un louis qu'il tendit au cocher.

Celui-ci prit le louis, l'examina, le soupesa, tandis que l'une des deux dames remerciait l'officier; puis il ouvrit sa portière, et la dame monta, suivie de sa compagne.

—Et maintenant, maître drôle, dit le jeune homme au cocher, conduis ces dames, et rondement, loyalement surtout, entends-tu?

—Oh! vous n'avez pas besoin de me recommander cela, mon officier. Cela va sans dire.

Pendant ce court colloque, les dames se consultaient.

En effet, elles voyaient avec terreur leur guide, leur protecteur, prêt à les quitter.

—Madame, dit tout bas la plus jeune à sa compagne, il ne faut pas qu'il s'éloigne.

—Pourquoi cela? demandons-lui son nom et son adresse; demain, nous lui enverrons son louis d'or avec un petit mot de remerciement que vous lui écrirez.

—Non, madame, non, gardons-le, je vous en supplie: si le cocher est de mauvaise foi, s'il fait des difficultés en route... Par un pareil temps, les chemins sont mauvais, à qui nous adresserions-nous pour demander secours?

—Oh! nous avons son numéro et la lettre de sa régie.

—Fort bien, madame, et je ne nie pas que, plus tard, vous ne le fassiez rouer de coups; mais, en attendant, vous n'arriveriez pas cette nuit à Versailles; et que dira-t-on, grand Dieu!

L'aînée des deux dames réfléchit.

—C'est vrai, dit-elle.

Mais déjà l'officier s'inclinait pour prendre congé.

—Monsieur, monsieur, dit en allemand Andrée, un mot, un mot encore, s'il vous plaît.

—À vos ordres, madame, répliqua l'officier visiblement contrarié, mais conservant dans son air, dans son ton et jusque dans l'accent de sa voix la plus exquise politesse.

—Monsieur, continua Andrée, vous ne pouvez nous refuser une grâce après tant de services que vous nous avez déjà rendus.

—Parlez.

—Eh bien! nous vous l'avouerons, nous avons peur de ce cocher, qui a si mal entamé la négociation.

—Vous avez tort de vous alarmer, dit-il; je sais son numéro, 107, la lettre de sa régie, Z. S'il vous causait quelque contrariété, adressez-vous à moi.

—À vous! dit en français Andrée qui s'oublia; comment voulez-vous que nous nous adressions à vous, nous ne savons pas même votre nom.

Le jeune homme fit un pas en arrière.

—Vous parlez français, s'écria-t-il stupéfait, vous parlez français, et vous me condamnez, depuis une demi-heure, à écorcher l'allemand! Oh! vraiment, madame, c'est mal.

—Excusez, monsieur, reprit en français l'autre dame, qui vint bravement au secours de sa compagne interdite. Vous voyez bien, monsieur, que, sans être étrangères peut-être, nous nous trouvons dépaysées dans Paris, dépaysées dans un fiacre surtout. Vous êtes assez homme du monde pour comprendre que nous ne nous trouvons pas dans une position naturelle. Ne nous obliger qu'à moitié, ce serait nous désobliger. Être moins discret que vous ne l'avez été jusqu'à présent, ce serait être indiscret. Nous vous jugeons bien, monsieur; veuillez ne pas nous juger mal; et, si vous pouvez nous rendre service, eh bien! faites-le sans réserve, ou permettez-nous de vous remercier et de chercher un autre appui.

—Madame, répondit l'officier, frappé du ton à la fois noble et charmant de l'inconnue, disposez de moi.

—Alors, monsieur, ayez l'obligeance de monter avec nous.

—Dans le fiacre?

—Et de nous accompagner.

—Jusqu'à Versailles?

—Oui, monsieur.

L'officier, sans répliquer, monta dans le fiacre, se plaça sur le devant et cria au cocher:

—Touche!

Les portières fermées, les mantelets et les fourrures mis en commun, le fiacre prit la rue Saint-Thomas-du-Louvre, traversa la place du Carrousel, et se mit à rouler par les quais.

L'officier se blottit dans un coin, en face de l'aînée des deux femmes, sa redingote soigneusement étendue sur ses genoux.

Le silence le plus profond régnait à l'intérieur.

Le cocher, soit qu'il voulût fidèlement tenir le marché, soit que la présence de l'officier le maintînt par une crainte respectueuse dans le cercle de la loyauté, le cocher fit courir ses maigres rosses avec persévérance sur le pavé glissant des quais et du chemin de la Conférence.

Cependant, l'haleine des trois voyageurs échauffait insensiblement le fiacre. Un parfum délicat épaississait l'air et portait au cerveau du jeune homme des impressions qui, d'instants en instants, devenaient moins défavorables à ses compagnes.

«Ce sont, pensait-il, des femmes attardées dans quelque rendez-vous, et les voilà qui regagnent Versailles, un peu effrayées, un peu honteuses.

«Cependant, comment ces dames, continuait en lui-même l'officier, si elles sont femmes de quelque distinction, vont-elles dans un cabriolet, et surtout le conduisent-elles elles-mêmes?

«Oh! à cela, il y a une réponse.

«Le cabriolet était trop étroit pour trois personnes, et deux femmes n'iront pas se gêner pour mettre un laquais auprès d'elles.

«Mais pas d'argent sur l'une ni l'autre! objection fâcheuse et qui mérite qu'on y réfléchisse.

«Sans doute le laquais avait la bourse. Le cabriolet, qui doit être en pièces maintenant, était d'une élégance parfaite, et le cheval... si je me connais en chevaux, valait cent cinquante louis. Il n'y a que des femmes riches qui puissent abandonner un pareil cabriolet et un pareil cheval sans le regretter. L'absence d'argent ne signifie donc absolument rien.

«Oui, mais cette manie de parler une langue étrangère quand on est Française.

«Bon; mais cela prouve justement une éducation distinguée. Il n'est pas naturel aux aventurières de parler l'allemand avec cette pureté toute germanique, et le français comme des Parisiennes.

«D'ailleurs, il y a une distinction native chez ces femmes.

«La supplique de la jeune était touchante.

«La requête de l'aînée était noblement impérieuse.

«Puis, vraiment, continuait le jeune homme en rangeant son épée dans le fiacre, de manière qu'elle n'incommodât pas ses voisines, ne dirait-on pas qu'il y a danger pour un militaire à passer deux heures en fiacre avec deux jolies femmes?

«Jolies et discrètes, ajouta-t-il, car elles ne parlent pas et attendent que j'engage la conversation.»

De leur côté, sans doute, les deux jeunes femmes songeaient au jeune officier, comme le jeune officier songeait à elles; car, au moment où il achevait de formuler cette idée, l'une des deux dames, s'adressant à sa compagne, lui dit en anglais:

—En vérité, chère amie, ce cocher nous mène comme des morts; jamais nous n'arriverons à Versailles. Je gage que notre pauvre compagnon s'ennuie à mourir.

—C'est qu'aussi, répondit en souriant la plus jeune, notre conversation n'est pas des plus divertissantes.

—Ne trouvez-vous pas qu'il a l'air d'un homme tout à fait comme il faut?

—C'est mon avis, madame.

—D'ailleurs, vous avez remarqué qu'il porte l'uniforme de marine?

—Je ne me connais pas beaucoup en uniformes.

—Eh bien! il porte, comme je vous le disais, l'uniforme d'officier de marine, et tous les officiers de marine sont de bonne maison; au reste, l'uniforme lui va bien, et il est beau cavalier, n'est-ce pas?

La jeune femme allait répondre et probablement abonder dans le sens de son interlocutrice, lorsque l'officier fit un geste qui l'arrêta.

—Pardon, mesdames, dit-il en excellent anglais, je crois devoir vous dire que je parle et comprends l'anglais assez facilement, mais je ne sais pas l'espagnol, et si vous le savez, et qu'il vous plaise de vous entretenir dans cette langue, vous serez sûres au moins de ne pas être comprises.

—Monsieur, répliqua la dame en riant, nous ne voulions pas dire du mal de vous, comme vous avez pu vous en apercevoir; aussi ne nous gênons pas, et ne parlons plus que le français, si nous avons quelque chose à nous dire.

—Merci de cette grâce, madame; mais, cependant, au cas où ma présence vous serait gênante...

—Vous ne pouvez supposer cela, monsieur, puisque c'est nous qui l'avons demandée.

—Exigée même, dit la plus jeune des deux femmes.

—Ne me rendez pas confus, madame, et pardonnez-moi un moment d'indécision; vous connaissez Paris, n'est-ce pas? Paris est plein de pièges, de déconvenues et de déceptions.

—Ainsi, vous nous avez prises... Voyons, parlez franc.

—Monsieur nous a prises pour des pièges; voilà tout!

—Oh! mesdames, dit le jeune homme en s'humiliant, je vous jure que rien de pareil n'est entré dans mon esprit.

—Pardon, qu'y a-t-il? Le fiacre s'arrête.

—Qu'est-il arrivé?

—Je vais y voir, mesdames.

—Je crois que nous versons; prenez garde, monsieur!

Et la main de la plus jeune, s'allongeant par un brusque mouvement, s'arrêta sur l'épaule du jeune homme, qui déjà se préparait à sauter hors du fiacre.

La pression de cette main le fit frissonner.

Par un mouvement tout naturel, il essaya de la saisir; mais déjà Andrée, qui avait cédé à un premier mouvement de crainte, s'était rejetée au fond du fiacre.

L'officier, que rien ne retenait plus, sortit donc, et trouva le cocher fort occupé à relever un de ses chevaux qui s'empêtrait dans le timon et dans les traits.

On était un peu en avant du pont de Sèvres.

Grâce à l'aide que l'officier donna au conducteur du fiacre, le pauvre cheval fut bientôt sur ses jambes.

Le jeune homme rentra dans le fiacre.

Quant au cocher, se félicitant d'avoir une si aimable pratique, il fit gaiement claquer son fouet dans le double but sans doute d'animer ses rosses et de se réchauffer lui-même.

Mais on eût dit que par la portière ouverte le froid qui venait d'entrer avait glacé la conversation, et congelé cette intimité naissante à laquelle le jeune homme commençait à trouver un charme dont il ne se rendait pas raison.

On lui demanda simplement compte de l'accident, il raconta ce qui était arrivé.

Puis ce fut tout, et le silence revint de nouveau peser sur le trio voyageur.

L'officier, que cette main tiède et palpitante avait fort occupé, voulut au moins avoir un pied en échange.

Il allongea donc la jambe, mais si adroit qu'il fût, il ne rencontra rien, ou plutôt, s'il rencontrait, il avait la douleur de voir fuir ce qu'il rencontrait devant lui.

Une fois même, ayant effleuré le pied de l'aînée des deux femmes:

—Je vous gêne horriblement, n'est-ce pas, monsieur, lui dit cette dernière avec le plus grand sang-froid, pardon!

Le jeune homme rougit jusqu'aux oreilles, en se félicitant que la nuit fût assez épaisse pour cacher sa rougeur.

Aussi tout fut dit, et là se terminèrent ses entreprises.

Redevenu muet, immobile et respectueux, comme s'il eût été dans un temple, il craignit de respirer, et se fit petit comme un enfant.

Mais peu à peu, et malgré lui, une impression étrange envahissait toute sa pensée, tout son être.

Il sentait, sans les toucher, les deux charmantes femmes, il les voyait sans les voir; peu à peu s'accoutumant à vivre près d'elles, il lui semblait qu'une parcelle de leur existence venait de se fondre dans la sienne. Pour tout au monde, il eût voulu renouer la conversation éteinte, et maintenant il n'osait, car il craignait les banalités; lui qui au départ dédaignait de placer même un de ces mots les plus simples de la langue du monde, il s'alarmait de paraître niais ou impertinent devant ces femmes, auxquelles une heure avant il croyait accorder beaucoup d'honneur en leur faisant l'aumône d'un louis et d'une politesse.

En un mot, comme toutes les sympathies en cette vie s'expliquent par les rapports des fluides mis en contact à propos, un magnétisme puissant, émané des parfums et de la chaleur juvénile de ces trois corps assemblés par hasard, dominait le jeune homme et lui épanouissait la pensée en lui dilatant le cœur.

Ainsi naissent parfois, vivent et meurent dans l'espace de quelques moments les plus réelles, les plus suaves, les plus ardentes passions. Elles ont le charme, parce qu'elles sont éphémères; elles ont la force, parce qu'elles sont contenues.

L'officier ne dit plus un seul mot. Les dames parlèrent bas entre elles.

Cependant, comme son oreille était incessamment ouverte, il saisissait des mots sans suite, qui cependant présentaient un sens à son imagination.

Voici ce qu'il entendit:

—L'heure avancée... les portes... le prétexte de la sortie...

Le fiacre s'arrêta de nouveau.

Cette fois, ce n'était ni un cheval tombé, ni une roue brisée. Après trois heures de courageux efforts, le brave cocher s'était réchauffé les bras, c'est-à-dire qu'il avait mis ses chevaux en nage et avait atteint Versailles, dont les longues avenues sombres et désertes apparaissaient, sous les lueurs rougeâtres de quelques lanternes blanchies par le givre, comme une double procession de spectres noirs et décharnés.

Le jeune homme comprit qu'on était arrivé. Par quelle magie le temps lui avait-il donc paru si court?

Le cocher se pencha vers la glace de devant.

—Mon maître, dit-il, nous sommes à Versailles.

—Où faut-il arrêter, mesdames? demanda l'officier.

—À la place d'Armes.

—À la place d'Armes! cria le jeune homme au cocher.

—Il faut aller à la place d'Armes? demanda celui-ci.

—Oui, sans doute, puisqu'on te le dit.

—Il y aura bien un petit pourboire? fit l'Auvergnat en ricanant.

—Va toujours.

Les coups de fouet recommencèrent.

«Il faut pourtant que je parle, pensa tout bas l'officier. Je vais passer pour un imbécile, après avoir passé pour un impertinent.»

—Mesdames, dit-il, non sans hésiter encore, vous voilà chez vous.

—Grâce à votre généreux secours.

—Quelle peine nous vous avons donnée! dit la plus jeune des deux femmes.

—Oh! je l'ai plus qu'oubliée, madame.

—Et nous, monsieur, nous ne l'oublierons pas. Votre nom, s'il vous plaît, monsieur.

—Mon nom? Oh!

—C'est la seconde fois qu'on vous le demande. Prenez garde!

—Et vous ne voulez pas nous faire cadeau d'un louis, n'est-ce pas?

—Oh! s'il en est ainsi, madame, dit l'officier un peu piqué, je cède: je suis le comte de Charny; comme l'a remarqué madame, au reste, officier dans la marine royale.

—Charny! répéta l'aînée des deux dames, du ton qu'elle eût mis à dire: «C'est bien, je ne l'oublierai pas.»

—Olivier, Olivier de Charny, ajouta l'officier.

—Olivier! murmura la plus jeune des dames.

—Et vous demeurez?

—Hôtel des Princes, rue de Richelieu.

Le fiacre s'arrêta.

L'aînée des dames ouvrit elle-même la portière à sa gauche et d'un bond agile sauta à terre, tendant la main à sa compagne.

—Mais au moins, s'écria le jeune homme qui s'apprêtait à les suivre, mesdames, acceptez mon bras; vous n'êtes pas chez vous, et la place d'Armes n'est pas un domicile.

—Ne bougez pas, dirent simultanément les deux femmes.

—Comment, que je ne bouge pas!

—Non, restez dans le fiacre.

—Mais marcher seules, mesdames, la nuit, par ce temps, impossible!

—Bon! voilà maintenant qu'après avoir presque refusé de nous obliger, vous voulez absolument nous obliger trop, dit avec gaieté l'aînée des deux dames.

—Cependant!

—Il n'y a pas de cependant. Soyez jusqu'au bout un galant et loyal cavalier. Merci, monsieur de Charny, merci du fond du cœur, et comme vous êtes un galant et loyal cavalier, comme je vous le disais tout à l'heure, nous ne vous demandons pas même votre parole.

—De quoi ma parole?

—De fermer la portière et de dire au cocher de retourner à Paris; ce que vous allez faire, n'est-ce pas, sans même regarder de notre côté?

—Vous avez raison, mesdames, et ma parole serait inutile. Cocher, retournons, mon ami.

Et le jeune homme glissa un second louis dans la grosse main du cocher.

Le digne Auvergnat frémit de joie.

—Morbleu, dit-il, les chevaux en crèveront s'ils veulent!

—Je le crois bien, ils sont payés, murmura l'officier.

Le fiacre roula, et roula vite. Il étouffa par le bruit de ses roues un soupir de jeune homme, soupir voluptueux, car le sybarite s'était couché sur les deux coussins, tièdes encore de la présence des deux belles inconnues.

Quant à elles, elles étaient restées à la même place, et ce ne fut que lorsque le fiacre eut disparu qu'elles se dirigèrent vers le château.


Chapitre VI

La consigne

Au moment où elles se mettaient en chemin, les bouffées d'un vent rude apportèrent à l'oreille des voyageuses les trois quarts sonnant à l'horloge de l'église de Saint-Louis.

—O mon Dieu! onze heures trois quarts, s'écrièrent ensemble les deux femmes.

—Voyez, toutes les grilles sont fermées, ajouta la plus jeune.

—Oh! pour cela, je m'en inquiète peu, chère Andrée; car la grille fût-elle restée ouverte, nous ne serions certes pas rentrées par la cour d'honneur. Allons, vite, vite, allons-nous-en par les Réservoirs.

Et toutes deux se dirigèrent vers la droite du château.

Chacun sait, en effet, qu'il y a de ce côté un passage particulier qui mène aux jardins.

On arriva à ce passage.

—La petite porte est fermée, Andrée, dit avec inquiétude l'aînée des deux femmes.

—Heurtons, madame.

—Non, appelons. Laurent doit m'attendre, je l'ai prévenu que peut-être rentrerais-je tard.

—Eh bien, je vais appeler.

Et Andrée s'approcha de la porte.

—Qui va là? dit une voix de l'intérieur, qui n'attendit même point qu'on appelât.

—Oh! ce n'est pas la voix de Laurent, dit la jeune femme effrayée.

—Non, en effet.

L'autre femme s'approcha à son tour.

—Laurent! murmura-t-elle à travers la porte.

Pas de réponse.

—Laurent! répéta la dame en heurtant.

—Il n'y a pas de Laurent ici, répliqua rudement la voix.

—Mais, fit Andrée avec insistance, que ce soit Laurent ou non, ouvrez toujours.

—Je n'ouvre pas.

—Mais, mon ami, vous ne savez pas que Laurent a l'habitude de nous ouvrir.

—Je me moque pas mal de Laurent! j'ai ma consigne.

—Qui êtes-vous donc?

—Qui je suis?

—Oui.

—Et vous? dit la voix.

L'interrogation était un peu brutale, mais il n'y avait pas à marchander, il fallait répondre.

—Nous sommes des dames de la suite de Sa Majesté. Nous logeons au château, et nous voudrions rentrer chez nous.

—Eh bien! moi, mesdames, je suis un Suisse de la première compagnie Salis-Samade, et je ferai tout le contraire de Laurent, je vous laisserai à la porte.

—Oh! murmurèrent les deux femmes, dont l'une serra avec colère les mains de l'autre.

Puis, faisant un effort sur elle-même:

—Mon ami, dit-elle, je conçois que vous observiez votre consigne, c'est d'un bon soldat, et je ne veux pas vous y faire manquer. Rendez-moi seulement, je vous prie, le service de faire prévenir Laurent, qui ne doit pas être éloigné.

—Je ne puis quitter mon poste.

—Envoyez quelqu'un.

—Je n'ai personne.

—Par grâce!

—Eh! mordieu! madame, couchez en ville. Ne voilà-t-il pas une belle affaire! Oh! si l'on me fermait la porte de la caserne au nez, je trouverais bien un gîte, moi, allez.

—Grenadier, écoutez, dit avec résolution l'aînée des deux dames. Vingt louis pour vous, si vous ouvrez.

—Et dix ans de fers; merci! Quarante-huit livres par an, ce n'est point assez.

—Je vous ferai nommer sergent.

—Oui, et celui qui m'a donné ma consigne me fera fusiller; merci!

—Qui donc vous a donné cette consigne?

—Le roi.

—Le roi! répétèrent les deux femmes avec épouvante; oh! nous sommes perdues.

La plus jeune semblait presque folle.

—Voyons, voyons, dit l'aînée, y a-t-il d'autres portes?

—Oh! madame, si on a fermé celle-ci, on a fermé les autres.

—Oh! non, c'est un parti pris.

—Et si nous ne trouvons pas Laurent à cette porte, qui est la sienne, où croyez-vous que nous le trouvions?

—C'est vrai, et tu as raison. Oh! Andrée, Andrée, voilà un horrible tour du roi. Oh! oh!

Et la dame accentua ses dernières paroles avec un mépris menaçant.

Cette porte des Réservoirs était pratiquée dans l'épaisseur d'une muraille assez profonde pour faire de cette niche une espèce de vestibule.

Un banc de pierre régnait des deux côtés.

Les dames s'y laissèrent tomber, dans un état d'agitation qui ressemblait au désespoir.

On y voyait sous la porte une raie lumineuse; on entendait derrière la porte le pas du Suisse, qui tantôt levait, tantôt posait son fusil.

Au-delà de ce mince obstacle de chêne, le salut; en deçà, la honte, un scandale, presque la mort.

—Oh! demain, demain, quand on saura! murmura l'aînée des deux femmes.

—Mais vous direz la vérité.

—La croira-t-on?

—Vous avez des preuves.

—Oh! oui, en effet, je serai admise à donner des preuves, s'écria la dame avec un rire amer.

—Madame, le soldat ne va pas veiller toute la nuit, dit la jeune femme qui semblait reprendre courage au fur et à mesure que le perdait sa compagne; à une heure ou l'autre, on le relèvera, et son successeur sera plus complaisant peut-être. Attendons.

—Oui, mais des patrouilles vont passer une fois minuit sonné; on me trouvera dehors attendant, me cachant. C'est infâme! Tenez, Andrée, le sang me monte au visage et me suffoque.

—Oh! du courage, madame; vous si forte d'habitude, moi si faible tout à l'heure, et c'est moi qui vous soutiens!

—Il y a un complot là-dessous, Andrée, nous en sommes les victimes. Jamais cela n'est arrivé, jamais la porte n'a été fermée; j'en mourrai, Andrée, j'en meurs!

Et elle se renversa en arrière, comme si elle suffoquait effectivement.

Au même instant, sur ce pavé sec et blanc de Versailles, que si peu de pas foulent aujourd'hui, un pas retentit.

En même temps, une voix se fit entendre, voix légère et joyeuse, voix de jeune homme chantant.

Il chantait une de ces chansons maniérées qui appartiennent essentiellement à l'époque que nous essayons de peindre:

Pourquoi ne puis-je pas le croire?
Oh! que n'est-ce pas la vérité!
Ce que tous deux, dans l'ombre noire,
Cette nuit nous avons été.
Morphée, en fermant ma paupière,
Fit de moi l'acier le plus doux;
D'aimant vous étiez une pierre
Et vous m'entraîniez près de vous!

—Cette voix! s'écrièrent en même temps les deux femmes.

—Je la connais, dit l'aînée.

—C'est celle de...

Ce dieu, par un beau stratagème,
De cet aimant fit un écho.

continua la voix.

—C'est lui! dit à l'oreille d'Andrée, la dame dont l'inquiétude s'était si énergiquement manifestée; c'est lui, il nous sauvera.

En ce moment, un jeune homme, enseveli dans une grande redingote de fourrure, pénétra dans le petit vestibule, et, sans voir les deux femmes, heurta la porte en appelant:

—Laurent!

—Mon frère! dit l'aînée des deux femmes en touchant l'épaule du jeune homme.

—La reine! s'écria celui-ci en reculant d'un pas et en mettant le chapeau à la main.

—Chut! Bonsoir, mon frère.

—Bonsoir, madame; bonsoir ma sœur; vous n'êtes pas seule.

—Non, je suis avec Mlle Andrée de Taverney.

—Ah! fort bien. Bonsoir, mademoiselle.

—Monseigneur, murmura Andrée en s'inclinant.

—Vous sortez, mesdames? dit le jeune homme.

—Non pas.

—Vous rentrez, alors?

—Nous le voudrions bien, rentrer.

—Est-ce que vous n'avez pas appelé Laurent?

—Si fait.

—Alors?

—Alors, appelez un peu Laurent, à votre tour, et vous allez voir.

—Oui, oui, appelez, monseigneur, et vous verrez.

Le jeune homme, que l'on a sans doute reconnu pour le comte d'Artois, s'approcha à son tour, et de nouveau:

—Laurent! cria-t-il en frappant à la porte.

—Bon, voilà la plaisanterie qui va recommencer, dit la voix du Suisse; je vous préviens que si vous me tourmentez plus longtemps, je vais appeler mon officier.

—Qu'est-ce que cela? dit le jeune homme interdit en se retournant vers la reine.

—Un Suisse que l'on a substitué à Laurent, voilà tout.

—Et qui cela?

—Le roi.

—Le roi!

—Dame! lui-même nous l'a dit tout à l'heure.

—Et avec une consigne?...

—Féroce, à ce qu'il paraît.

—Diable! capitulons.

—Comment cela?

—Donnons de l'argent à ce drôle.

—Je lui en ai offert; il a refusé.

—Offrons-lui des galons.

—Je les lui ai offerts.

—Et?...

—Il n'a voulu entendre à rien.

—Il n'y a qu'un moyen, alors.

—Lequel?

—Je vais faire du bruit.

—Vous allez nous compromettre; non, mon cher Charles, je vous en supplie!

—Je ne vous compromettrai pas le moins du monde.

—Oh!

—Vous allez vous mettre à l'écart, je frapperai comme un sourd, je crierai comme un aveugle, on finira par m'ouvrir, et vous passerez derrière moi.

—Essayez.

Le jeune prince se mit de nouveau à appeler Laurent, puis à heurter, puis à faire un tel vacarme avec la poignée de son épée que le Suisse furieux lui cria:

—Ah! c'est comme cela. Eh bien! j'appelle mon officier.

—Eh! pardieu! appelle, drôle! C'est ce que je demande depuis un quart d'heure.

Un instant après, on entendit des pas de l'autre côté de la porte. La reine et Andrée se placèrent derrière le comte d'Artois, toutes prêtes à profiter du passage qui, selon toute probabilité, allait lui être ouvert.

On entendit le Suisse expliquer toute la cause de ce bruit.

—Mon lieutenant, dit-il, ce sont des dames avec un homme qui vient de m'appeler drôle. Ils veulent entrer de force.

—Eh bien! qu'y a-t-il d'étonnant à cela que nous désirions rentrer, puisque nous sommes du château?

—Ce peut être un désir naturel, monsieur, mais c'est défendu, répliqua l'officier.

—Défendu! et par qui donc? morbleu!

—Par le roi.

—Je vous demande pardon; mais le roi ne peut pas vouloir qu'un officier du château couche dehors.

—Monsieur, ce n'est point à moi de scruter les intentions du roi; c'est à moi de faire ce que le roi m'ordonne, voilà tout.

—Voyons, lieutenant, ouvrez un peu la porte, afin que nous causions autrement qu'à travers une planche.

—Monsieur, je vous répète que ma consigne est de tenir la porte fermée. Or, si vous êtes officier, comme vous le dites, vous devez savoir ce que c'est qu'une consigne.

—Lieutenant, vous parlez au colonel d'un régiment.

—Mon colonel, excusez-moi, mais ma consigne est formelle.

—La consigne n'est pas faite pour un prince. Voyons, monsieur, un prince ne couche pas dehors, et je suis prince.

—Mon prince, vous me mettez au désespoir, mais il y a un ordre du roi.

—Le roi vous a-t-il ordonné de chasser son frère comme un mendiant ou un voleur? Je suis le comte d'Artois, monsieur! Mordieu! vous risquez gros à me faire ainsi geler à la porte.

—Monseigneur le comte d'Artois, dit le lieutenant, Dieu m'est témoin que je donnerais tout mon sang pour Votre Altesse Royale; mais le roi m'a fait l'honneur de me dire à moi-même, en me confiant la garde de cette porte, de n'ouvrir à personne, pas même à lui, le roi, s'il se présentait après onze heures. Ainsi, monseigneur, je vous demande pardon en toute humilité; mais je suis un soldat, et quand je verrais à votre place, derrière cette porte, Sa Majesté la reine transie de froid, je répondrais à Sa Majesté ce que je viens d'avoir la douleur de vous répondre.

Cela dit, l'officier murmura un bonsoir des plus respectueux et regagna lentement son poste.

Quant au soldat, collé au port d'armes contre la cloison même, il n'osait plus respirer, et son cœur battait si fort, que le comte d'Artois, en s'adossant de son côté à la porte, en eût senti les pulsations.

—Nous sommes perdues! dit la reine à son beau-frère en lui prenant la main.

Celui-ci ne répliqua rien.

—On sait que vous êtes sortie? demanda-t-il.

—Hélas! je l'ignore, dit la reine.

—Peut-être aussi n'est-ce que contre moi, ma sœur, que le roi a dirigé cette consigne. Le roi sait que je sors la nuit, que je rentre quelquefois tard. Mme la comtesse d'Artois aura su quelque chose, elle se sera plainte à Sa Majesté: de là cet ordre tyrannique!

—Oh! non, non, mon frère; je vous remercie de tout mon cœur de la délicatesse que vous mettez à me rassurer. Mais c'est bien pour moi, ou plutôt contre moi, que la mesure est prise, allez!

—Impossible, ma sœur, le roi a trop d'estime...

—En attendant, je suis à la porte, et demain un scandale affreux résultera d'une chose bien innocente. Oh! j'ai un ennemi près du roi; je le sais bien.

—Vous avez un ennemi près du roi, petite sœur; c'est possible. Eh bien, moi, j'ai une idée.

—Une idée? Voyons vite.

—Une idée qui va rendre votre ennemi plus sot qu'un âne pendu à son licou.

—Oh! pourvu que vous nous sauviez du ridicule de cette position, voilà tout ce que je vous demande.

—Si je vous sauverai! je l'espère bien. Oh! je ne suis pas plus niais que lui, quoiqu'il soit plus savant que moi!

—Qui, lui?

—Eh! pardieu! M. le comte de Provence.

—Ah! vous reconnaissez donc comme moi qu'il est mon ennemi?

—Eh! n'est-il pas l'ennemi de tout ce qui est jeune, de tout ce qui est beau, de tout ce qui peut... ce qu'il ne peut pas, lui!

—Mon frère, vous savez quelque chose sur cette consigne?

—Peut-être; mais d'abord ne restons pas sous cette porte, il y fait un froid de loup. Venez avec moi, chère sœur.

—Où cela?

—Vous verrez; quelque part où il fera chaud, au moins; venez et en route je vous dirai ce que je pense à propos de cette fermeture de porte. Ah! monsieur de Provence, mon cher et indigne frère! Donnez-moi le bras, ma sœur; prenez mon autre bras, mademoiselle de Taverney, et tournons à droite.

On se mit en marche.

—Et vous disiez donc que M. de Provence?... fit la reine.

—Eh bien! voilà. Ce soir, après le souper du roi, il vint au grand cabinet; le roi avait beaucoup causé dans la journée avec le comte de Haga, et l'on ne vous avait pas vue.

—À deux heures, je suis partie pour Paris.

—Je le savais bien; le roi, permettez-moi de vous le dire, chère sœur, le roi ne songeait pas plus à vous qu'à Aroun-al-Raschild et à son grand vizir Giaffar; il causait géographie, je l'écoutais, assez impatient, car j'avais aussi à sortir, moi. Ah! pardon, nous ne sortions probablement pas pour la même cause, de sorte que j'ai tort...

—Allez, allez toujours, dites...

—Tournons à gauche.

—Mais où me menez-vous?

—À vingt pas. Prenez garde, il y a un tas de neige. Ah! mademoiselle de Taverney, si vous quittez mon bras, vous allez tomber, je vous en préviens. Bref, pour en revenir au roi, il ne songeait qu'à la latitude et à la longitude, lorsque M. de Provence lui dit: «Je voudrais bien cependant présenter mes hommages à la reine.»

—Ah! ah! fit Marie-Antoinette.

—La reine soupe chez elle, répondit le roi.

—Tiens, je la croyais à Paris, ajouta mon frère.

—Non, elle est chez elle, dit tranquillement le roi.

—J'en sors, et l'on ne m'a point reçu, riposta M. de Provence.

Alors je vis le sourcil du roi se froncer. Il nous congédia, mon frère et moi, et sans doute, nous partis, il s'informa. Louis est jaloux par boutades, vous le savez; il aura voulu vous voir, on lui aura refusé l'entrée, et il se sera douté de quelque chose.

—Précisément, Mme de Misery en avait l'ordre.

—C'est cela; et pour s'assurer de votre absence, le roi aura donné cette sévère consigne qui nous met dehors.

—Oh! ceci, c'est un trait affreux, avouez-le, comte.

—Je l'avoue; mais nous voici arrivés.

—Cette maison...?

—Vous déplaît-elle, ma sœur?

—Oh! je ne dis pas cela; elle me charme, au contraire. Mais vos gens?

—Eh bien!

—S'ils me voient.

—Ma sœur, entrez toujours, et je vous garantis que personne ne vous verra.

—Pas même celui qui m'ouvrira la porte? demanda la reine.

—Pas même celui-là.

—Impossible.

—Nous allons essayer, dit le comte d'Artois en riant.

Et il approcha sa main de la porte.

La reine lui arrêta le bras.

—Je vous en supplie, mon frère, prenez garde.

Le prince appuya son autre main sur un panneau sculpté avec élégance.

La porte s'ouvrit.

La reine ne put réprimer un mouvement de crainte.

—Entrez donc, ma sœur, je vous en conjure, dit le prince; vous voyez bien que jusqu'à présent il n'y a personne.

La reine regarda Mlle de Taverney, puis, comme une personne qui se risque, elle franchit le seuil avec un de ces gestes si charmants chez les femmes, et qui veulent dire: «À la grâce de Dieu!»

La porte se referma sans bruit derrière elle.

Alors elle se trouva dans un vestibule de stuc avec des soubassements de marbre, vestibule d'une médiocre étendue, mais d'un goût parfait; les dalles étaient une mosaïque figurant des bouquets de fleurs, tandis que sur des consoles en marbre cent rosiers bas et touffus faisaient pleuvoir leurs feuilles parfumées, si rares à cette époque de l'année, hors de leurs vases du Japon.

Une douce chaleur, une senteur, plus douce encore, captivaient si bien les sens, qu'à leur arrivée dans le vestibule les deux dames oublièrent non seulement une partie de leurs craintes mais encore une partie de leurs scrupules.

—Maintenant, c'est bien, nous sommes à l'abri, dit la reine, et même, s'il faut l'avouer, l'abri est assez commode. Mais ne serait-il pas bon de vous occuper d'une chose, mon frère?

—De laquelle?

—D'éloigner de vous vos serviteurs.

—Oh! rien de plus facile.

Et le prince, saisissant une sonnette placée dans la cannelure d'une colonne, fit résonner un timbre qui, après avoir frappé un seul coup, vibra mystérieusement dans les profondeurs de l'escalier.

Les deux femmes poussèrent un petit cri d'épouvante.

—Est-ce ainsi que vous éloignez vos gens, mon frère? demanda la reine; j'eusse cru, au contraire, que c'était ainsi que vous les appeliez.

—Si je sonnais une seconde fois, oui, quelqu'un viendrait; mais comme je n'ai donné qu'un seul coup de sonnette, soyez tranquille, ma sœur, personne ne viendra.

La reine se mit à rire.

—Allons, vous êtes un homme de précaution, dit-elle.

—Maintenant, chère sœur, continua le prince, vous ne pouvez habiter un vestibule; prenez la peine de monter un étage.

—Obéissons, dit la reine; le génie de la maison ne me paraît pas trop malveillant.

Et elle monta.

Le prince la précédait.

On n'entendit les pas d'aucun d'eux sur les tapis d'Aubusson qui garnissaient les marches de l'escalier.

Arrivé le premier, le prince agita une seconde sonnette, dont le bruit fit de nouveau tressaillir la reine et Mlle de Taverney, qui n'étaient pas prévenues.

Mais leur étonnement redoubla lorsqu'elles virent les portes de cet étage s'ouvrir seules.

—En vérité, Andrée, dit la reine, je commence à trembler; et vous?

—Moi, madame, tant que Votre Majesté marchera en avant, je la suivrai avec confiance.

—Rien, ma sœur, n'est plus simple que ce qui se passe, dit le jeune prince: la porte qui vous fait face est celle de votre appartement. Voyez!

Et il indiquait à la reine un charmant réduit dont nous ne saurions omettre la description.

Une petite antichambre en bois de rose, avec deux étagères de Boule, plafond de Boucher, parquet de bois de rose, donnait dans un boudoir de cachemire blanc semé de fleurs brodées à la main par les plus habiles artistes en broderie.

L'ameublement de ce boudoir était une tapisserie au petit point de soie, nuancé avec cet art qui faisait d'un tapis des Gobelins de cette époque un tableau de maître.

Après le boudoir, une belle chambre à coucher bleue tendue de rideaux de dentelle et de soie de Tours, un lit somptueux dans une alcôve obscure, un feu éblouissant dans une cheminée de marbre blanc, douze bougies parfumées brûlant dans des candélabres de Clodion, un paravent de laque azurée avec ses chinoiseries d'or, telles étaient les merveilles qui apparurent aux yeux des dames lorsqu'elles entrèrent timidement dans cet élégant réduit.

Nul être vivant ne se montrait: partout la chaleur, la lumière, sans qu'on pût en quelque point deviner les causes de tant d'heureux effets.

La reine, qui avait pénétré avec réserve déjà dans le boudoir, demeura un instant au seuil de la chambre à coucher.

Le prince s'excusa d'une façon toute civile sur la nécessité qui le poussait à mettre sa sœur dans une confidence indigne d'elle.

La reine répondit par un demi-sourire qui exprimait beaucoup plus de choses que toutes les paroles qu'elle aurait pu prononcer.

—Ma sœur, ajouta alors le comte d'Artois, cet appartement est mon logis de garçon, seul j'y pénètre, et j'y pénètre toujours seul.

—Presque toujours, dit la reine.

—Non, toujours.

—Ah! fit la reine.

—Au surplus, continua-t-il, il y a dans le boudoir où vous êtes un sofa et une bergère sur lesquels bien des fois, quand la nuit me surprenait, après la chasse, j'ai dormi aussi bien que dans mon lit.

—Je comprends, dit la reine, que Mme la comtesse d'Artois soit parfois inquiète.

—Sans doute, mais avouez, ma sœur, que si Mme la comtesse est inquiète de moi, cette nuit elle aura bien tort.

—Cette nuit, je ne dis pas, mais les autres nuits...

—Ma sœur, quiconque a tort une fois peut avoir tort toujours.

—Abrégeons, dit la reine en s'asseyant sur un fauteuil. Je suis horriblement lasse; et vous, ma pauvre Andrée?

—Oh, moi, je succombe de fatigue, et si Votre Majesté le permet...

—En effet, vous pâlissez, mademoiselle, dit le comte d'Artois.

—Faites, faites, ma chère, dit la reine; asseyez-vous, couchez-vous même; M. le comte d'Artois nous abandonne cet appartement, n'est-ce pas, Charles?

—En toute propriété, madame.

—Un instant, comte, un dernier mot.

—Lequel?

—Si vous partez, comment vous rappellerons-nous?

—Vous n'avez en rien besoin de moi, ma sœur; une fois installée, disposez de la maison.

—Il y a donc d'autres pièces que celles-ci?

—Mais sans doute. Il y a d'abord une salle à manger, que je vous engage à visiter.

—Avec une table toute servie, sans doute?

—Certainement, et sur laquelle Mlle de Taverney, qui me paraît en avoir grand besoin, trouvera un consommé, une aile de volaille et un doigt de vin de Xérès, et où vous trouverez, vous, ma sœur, une collection de ces fruits cuits que vous aimez.

—Et tout cela sans valets?

—Pas le moindre.

—Nous verrons. Mais ensuite?

—Ensuite?

—Oui, pour retourner au château?

—Il ne faut pas songer à y rentrer du tout de la nuit, puisque la consigne est donnée. Mais la consigne donnée pour la nuit tombe avec le jour; à six heures les portes s'ouvrent, sortez d'ici à six heures moins un quart. Vous trouverez dans les armoires des mantes de toutes couleurs et de toutes formes, si vous désirez vous déguiser; entrez donc, comme je vous le dis, au château, gagnez votre chambre, couchez-vous, et ne vous inquiétez pas du reste.

—Mais vous?

—Comment, moi?

—Oui, qu'allez-vous faire?

—Je sors de la maison.

—Comment! nous vous chassons, mon pauvre frère?

—Il ne serait pas convenable que j'eusse passé la nuit sous le même toit que vous, ma sœur.

—Mais encore il vous faut un gîte, et nous vous volons le vôtre.

—Bon! il m'en reste trois pareils à celui-ci.

La reine se mit à rire.

—Et il dit que Mme la comtesse d'Artois a tort de s'inquiéter; oh! je la préviendrai, fit-elle avec un charmant geste de menace.

—Alors, moi, je dirai tout au roi, répliqua le prince sur le même ton.

—Il a raison, nous sommes sous sa dépendance.

—Tout à fait. C'est humiliant; mais qu'y faire?

—Se soumettre. Ainsi, vous dites donc que pour sortir demain matin sans rencontrer personne...

—Un seul coup de sonnette, à la colonne en bas.

—À laquelle? à celle de droite ou à celle de gauche?

—Peu importe.

—La porte s'ouvrira?

—Et se fermera.

—Toute seule?

—Toute seule.

—Merci. Bonsoir, mon frère.

—Bonsoir, ma sœur.

Le prince salua, Andrée ferma les portes derrière lui. Il disparut.


Chapitre VII

L'alcôve de la reine

Le lendemain, ou plutôt le matin même, car notre dernier chapitre a dû se fermer vers les deux heures de la nuit; le matin même, disons-nous, le roi Louis XVI, en petit habit violet du matin, sans ordre et sans poudre, et tel qu'il venait de sortir de son lit enfin, heurta aux portes de l'antichambre de la reine.

Une femme de service entrebâilla cette porte, et reconnaissant le roi:

—Sire!... dit-elle.

—La reine! demanda Louis XVI d'un ton bref.

—Sa Majesté dort, sire.

Le roi fit un geste comme pour éloigner la femme, mais celle-ci ne bougea point.

—Eh bien! dit le roi, vous bougerez-vous? Vous voyez bien que je veux passer.

Le roi avait par moments une promptitude de mouvement que ses ennemis appelaient de la brutalité.

—La reine repose, sire, objecta timidement la femme de service.

—Je vous ai dit de me livrer passage, répliqua le roi.

En effet, à ces mots il écarta la femme et passa outre.

Arrivé à la porte même de la chambre à coucher, le roi vit Mme de Misery, première femme de chambre de la reine, qui lisait la messe dans son livre d'heures.

Cette dame se leva dès qu'elle aperçut le roi.

—Sire, dit-elle à voix basse et avec un profond salut, Sa Majesté n'a pas encore appelé.

—Ah! vraiment, fit le roi d'un air railleur.

—Mais, sire, il n'est guère que six heures et demie, je crois, et jamais Sa Majesté ne sonne avant sept heures.

—Et vous êtes sûre que la reine est dans son lit? Vous êtes sûre qu'elle dort?

—Je n'affirmerais pas, sire, que Sa Majesté dort; mais je suis sûre qu'elle est dans son lit.

—Elle y est?

—Oui, sire.

Le roi n'y put tenir plus longtemps. Il marcha droit à la porte, tourna le bouton doré avec une précipitation bruyante, et entra.

La chambre de la reine était obscure comme en pleine nuit: volets, rideaux et stores, hermétiquement fermés, y maintenaient les plus épaisses ténèbres.

Une veilleuse, brûlant sur un guéridon dans l'angle le plus éloigné de l'appartement, laissait l'alcôve de la reine entièrement baignée dans l'ombre, et les immenses rideaux de soie blanche à fleurs de lis d'or pendaient à plis ondoyants sur le lit en désordre.

Le roi marcha d'un pas rapide vers le lit.

—Oh! madame de Misery, s'écria la reine, que vous êtes bruyante, voilà que vous m'avez réveillée.

Le roi s'arrêta, stupéfait.

—Ce n'est point Mme de Misery, murmura-t-il.

—Tiens! c'est vous, sire, ajouta Marie-Antoinette en se soulevant.

—Bonjour, madame, articula le roi d'un ton aigre-doux.

—Quel bon vent vous amène, sire? demanda la reine. Madame de Misery! madame de Misery! ouvrez donc les fenêtres.

Les femmes entrèrent et, selon l'habitude que leur avait fait prendre la reine, elles ouvrirent à l'instant portes et fenêtres, pour donner passage à l'invasion d'air pur que Marie-Antoinette respirait avec délices en s'éveillant.

—Vous dormez de bon appétit, madame, dit le roi en s'asseyant près du lit, après avoir promené son regard investigateur.

—Oui, sire, j'ai lu tard, et par conséquent, si Votre Majesté ne m'eût point réveillée, je dormirais encore.

—D'où vient qu'hier vous n'avez pas reçu, madame?

—Reçu qui? votre frère, M. de Provence? fit la reine avec une présence d'esprit qui allait au-devant des soupçons du roi.

—Justement oui, mon frère; il a voulu vous saluer, et on l'a laissé dehors.

—Eh bien?

—En lui disant que vous étiez absente?

—Lui a-t-on dit cela? demanda négligemment la reine. Madame de Misery! Madame de Misery?

La première femme de chambre parut à la porte, tenant sur un plateau d'or une quantité de lettres adressées à la reine.

—Sa Majesté m'appelle? demanda Mme de Misery.

—Oui. Est-ce qu'on a dit hier à M. de Provence que j'étais absente du château?

Mme de Misery, pour ne pas passer devant le roi, tourna autour de lui et tendit le plateau de lettres à la reine. Elle tenait sous son doigt une de ces lettres dont la reine reconnut l'écriture.

—Répondez au roi madame de Misery, continua Marie-Antoinette avec la même négligence; dites à Sa Majesté ce que l'on a répondu hier à M. de Provence lorsqu'il s'est présenté à ma porte. Quant à moi, je ne me le rappelle plus.

—Sire dit Mme de Misery, tandis que la reine décachetait la lettre, Mgr le comte de Provence s'est présenté hier pour offrir ses respects à Sa Majesté, et je lui ai répondu que Sa Majesté ne recevait pas.

—Et par quel ordre?

—Par ordre de la reine.

—Ah! fit le roi.

Pendant ce temps, la reine avait décacheté la lettre et lu ces deux lignes:

«Vous êtes revenue hier de Paris et rentrée au château à huit heures du soir. Laurent vous a vue.»

Puis, toujours avec le même air de nonchalance, la reine avait décacheté une demi-douzaine de billets, de lettres et de placets, qui gisaient épars sur un édredon.

—Eh bien! fit-elle en relevant la tête vers le roi.

—Merci, madame, dit celui-ci à la première femme de chambre.

Mme de Misery s'éloigna.

—Pardon, sire, dit la reine, éclairez-moi sur un point.

—Lequel, madame?

—Est-ce que je suis ou ne suis plus libre de voir M. de Provence?

—Oh! parfaitement libre, madame; mais...

—Mais son esprit me fatigue, que voulez-vous? d'ailleurs, il ne m'aime pas; il est vrai que je le lui rends bien. J'attendais sa mauvaise visite et me suis mise au lit à huit heures, afin de ne pas recevoir cette visite. Qu'avez-vous donc, sire?

—Rien, rien.

—On dirait que vous doutez.

—Mais...

—Mais quoi?

—Mais je vous croyais hier à Paris.

—À quelle heure?

—À l'heure à laquelle vous prétendez que vous vous êtes couchée.

—Sans doute, j'y suis allée à Paris. Eh bien! est-ce que l'on ne revient pas de Paris?

—Si fait. Le tout dépend de l'heure à laquelle on en revient.

—Ah! ah! vous voulez savoir l'heure juste à laquelle je suis revenue de Paris, alors?

—Mais, oui.

—Rien de plus facile, sire.

La reine appela:

—Madame de Misery!

La femme de chambre reparut.

—Quelle heure était-il quand je revins de Paris, hier, madame de Misery? demanda la reine.

—À peu près huit heures, Votre Majesté.

—Je ne crois pas, dit le roi; vous devez vous tromper, madame de Misery; informez-vous.

La femme de chambre, droite et impassible, se tourna vers la porte.

—Madame Duval! dit-elle.

—Madame! répliqua une voix.

—À quelle heure Sa Majesté est-elle rentrée de Paris hier soir?

—Il pouvait être huit heures, madame, répliqua la deuxième femme de chambre.

—Vous devez vous tromper, madame Duval, dit Mme de Misery.

Mme Duval se pencha vers la fenêtre de l'antichambre et cria:

—Laurent!

—Qu'est-ce que Laurent? demanda le roi.

—C'est le concierge de la porte par laquelle Sa Majesté est rentrée hier, dit Mme de Misery.

—Laurent! cria Mme Duval, à quelle heure Sa Majesté la reine est-elle rentrée hier?

—Vers huit heures, répliqua le concierge du bas de la terrasse.

Le roi baissa la tête.

Mme de Misery congédia Mme Duval, qui congédia Laurent.

Les deux époux demeurèrent seuls.

Louis XVI était honteux et faisait tous ses efforts pour dissimuler cette honte.

Mais la reine, au lieu de triompher de la victoire qu'elle venait de remporter, lui dit froidement:

—Eh bien! sire, voyons, que désirez-vous savoir encore?

—Oh! rien, s'écria le roi en pressant les mains de sa femme, rien!

—Cependant...

—Pardonnez-moi, madame; je ne sais trop ce qui m'était passé par la tête. Voyez ma joie; elle est aussi grande que mon repentir. Vous ne m'en voulez point, n'est-ce pas? Ne boudez plus: foi de gentilhomme! j'en serais au désespoir.

La reine retira sa main de celle du roi.

—Eh bien! que faites-vous, madame? demanda Louis.

—Sire, répondit Marie-Antoinette, une reine de France ne ment pas!

—Eh bien? demanda le roi étonné.

—Eh bien, sire, moi, je viens de mentir.

—Que voulez-vous dire?

—Je veux dire que je ne suis pas rentrée hier à huit heures du soir!

Le roi recula surpris.

—Je veux dire, continua la reine avec le même sang-froid, que je suis rentrée ce matin à six heures seulement.

—Madame!

—Et que sans M. le comte d'Artois, qui m'a offert un asile et logée par pitié dans une maison à lui, je restais à la porte comme une mendiante.

—Ah! vous n'étiez pas rentrée, dit le roi d'un air sombre; alors, j'avais donc raison?

—Sire, vous tirez, je vous en demande pardon, de ce que je viens de dire une solution d'arithméticien, mais non une conclusion de galant homme.

—En quoi, madame?

—En ceci que, pour vous assurer si je rentrais tôt ou tard, vous n'aviez besoin ni de fermer votre porte, ni de donner vos consignes, mais seulement de venir me trouver et de me demander: «À quelle heure êtes-vous rentrée, madame?»

—Oh! fit le roi.

—Il ne vous est plus permis de douter, monsieur; vos espions avaient été trompés ou gagnés, vos portes forcées ou ouvertes, votre appréhension combattue, vos soupçons dissipés. Je vous voyais honteux d'avoir usé de violence envers une femme dans son droit. Je pouvais continuer à jouir de ma victoire. Mais je trouve vos procédés honteux pour un roi, malséants pour un gentilhomme, et je ne veux pas me refuser la satisfaction de vous le dire.

Le roi épousseta son jabot en homme qui médite une réplique.

—Oh! vous avez beau faire, monsieur, dit la reine en secouant la tête, vous n'arriverez pas à excuser votre conduite envers moi.

—Au contraire, madame, j'y arriverai facilement, répondit le roi. Est-ce que, dans le château, par exemple, une seule personne se doutait que vous ne fussiez pas rentrée? Eh bien! si chacun vous savait rentrée, personne n'a pu prendre pour vous ma consigne de la fermeture des portes. Qu'on l'ait attribuée aux dissipations de M. le comte d'Artois ou de tout autre, vous comprenez bien que je ne m'en inquiète pas.

—Après, sire? interrompit la reine.

—Eh bien! je me résume, et je dis: si j'ai sauvé envers vous les apparences, madame, j'ai raison, et je vous dis: vous avez tort, vous qui n'en avez pas fait autant envers moi; et si j'ai voulu tout simplement vous donner une secrète leçon, si la leçon vous profite, ce que je crois, d'après l'irritation que vous me témoignez, eh bien! j'ai raison encore, et je ne reviens sur rien de ce que j'ai fait.

La reine avait écouté la réponse de son auguste époux en se calmant peu à peu; non pas qu'elle fût moins irritée, mais elle voulait garder toutes ses forces pour la lutte qui, dans son opinion, au lieu d'être terminée, commençait à peine.

—Fort bien! dit-elle. Ainsi, vous ne vous excusez pas d'avoir fait languir à la porte de sa demeure, comme vous eussiez pu faire de la première venue, la fille de Marie-Thérèse, votre femme, la mère de vos enfants? Non, c'est à votre avis une plaisanterie toute royale, pleine de sel attique, dont la moralité d'ailleurs double la valeur. Ainsi, à vos yeux, ce n'est rien qu'une chose toute naturelle que d'avoir forcé la reine de France à passer la nuit dans la petite maison où le comte d'Artois reçoit les demoiselles de l'Opéra et les femmes galantes de votre cour? Ah! ce n'est rien, non, un roi plane au-dessus de toutes ces misères, un roi philosophe surtout. Et vous êtes philosophe, vous sire! Notez bien qu'en ceci M. d'Artois a joué le beau rôle. Notez qu'il m'a rendu un service signalé. Notez que, pour cette fois, j'ai eu à remercier le Ciel que mon beau-frère fût un homme dissipé, puisque sa dissipation a servi de manteau à ma honte, puisque ses vices ont sauvegardé mon honneur.

Le roi rougit et se remua bruyamment sur son fauteuil.

—Oh! dit la reine, avec un rire amer, je sais bien que vous êtes un roi moral, sire! Mais avez-vous songé à quel résultat votre morale arrive? Nul n'a su que je n'étais pas rentrée, dites-vous? Et vous-même m'avez crue ici! Direz-vous que M. de Provence, votre instigateur, l'a cru, lui? Direz-vous que M. d'Artois l'a cru? Direz-vous que mes femmes, qui, par mon ordre, vous ont menti ce matin, l'ont cru? Direz-vous que Laurent, acheté par M. le comte d'Artois et moi, l'a cru? Allez, le roi a toujours raison, mais parfois la reine peut avoir raison aussi. Prenons cette habitude, voulez-vous, sire? vous de m'envoyer espions et gardes suisses, moi d'acheter vos suisses et vos espions, et je vous le dis, avant un mois, car vous me connaissez et vous savez que je ne me contiendrai pas, eh bien! avant un mois la majesté du trône et la dignité du mariage, nous additionnerons tout cela ensemble un matin, comme aujourd'hui, par exemple, et nous verrons ce que cela nous coûtera à tous deux.

Il était évident que ces paroles avaient fait un grand effet sur celui à qui elles étaient adressées.

—Vous savez, dit le roi d'une voix altérée, vous savez que je suis sincère, et que j'avoue toujours mes torts. Voulez-vous me prouver, madame, que vous avez raison de partir de Versailles en traîneau, avec des gentilshommes à vous? Folle troupe qui vous compromet dans les graves circonstances où nous vivons! Voulez-vous me prouver que vous avez raison de disparaître avec eux dans Paris, comme des masques dans un bal, et de ne plus reparaître que dans la nuit, scandaleusement tard, tandis que ma lampe s'est épuisée au travail et que tout le monde dort? Vous avez parlé de la dignité du mariage, de la majesté du trône et de votre qualité de mère. Est-ce d'une épouse, est-ce d'une reine, est-ce d'une mère ce que vous avez fait là?

—Je vais vous répondre en deux mots, monsieur, et, vous le dirai-je d'avance, je vais répondre encore plus dédaigneusement que je n'ai fait jusqu'à présent, car il me semble, en vérité, que certaines parties de votre accusation ne méritent que mon dédain. J'ai quitté Versailles en traîneau pour arriver plus vite à Paris; je suis sortie avec Mlle de Taverney, dont, Dieu merci! la réputation est une des plus pures de la cour, et je suis allée à Paris vérifier de moi-même que le roi de France, ce père de la grande famille, ce roi philosophe, ce soutien moral de toutes les consciences, lui qui a nourri les pauvres étrangers, réchauffé les mendiants et mérité l'amour du peuple par sa bienfaisance; j'ai voulu vérifier, dis-je, que le roi laissait mourir de faim, croupir dans l'oubli, exposé à toutes les attaques du vice et de la misère, quelqu'un de sa famille, en tant que roi: un des descendants enfin d'un des rois qui ont gouverné la France.

—Moi! fit le roi surpris.

—J'ai monté, continua la reine, dans une espèce de grenier, et j'ai vu, sans feu, sans lumière, sans argent, la petite-fille d'un grand prince; j'ai donné cent louis à cette victime de l'oubli, de la négligence royale. Et comme je m'étais attardée, en réfléchissant sur le néant de nos grandeurs, car moi aussi parfois je suis philosophe, comme la gelée était rude, et que par la gelée les chevaux marchent mal, et surtout les chevaux de fiacre...

—Les chevaux de fiacre! s'écria le roi. Vous êtes revenue en fiacre?

—Oui, sire, dans le n° 107.

—Oh! oh! murmura le roi en balançant sa jambe droite croisée sur la gauche, ce qui était chez lui le symptôme d'une vive impatience. En fiacre!

—Oui, et trop heureuse encore d'avoir trouvé ce fiacre, répliqua la reine.

—Madame! interrompit le roi, vous avez bien agi; vous avez toujours de nobles aspirations, écloses trop légèrement peut-être; mais la faute en est à cette chaleur de générosité qui vous distingue.

—Merci, sire, répondit la reine d'un ton railleur.

—Songez bien, continua le roi, que je ne vous ai soupçonnée de rien qui ne fût parfaitement droit et honnête; la démarche seule, et l'aventureuse allure de la reine, m'ont déplu; vous avez fait le bien comme toujours; mais en faisant le bien aux autres, vous avez trouvé le moyen de vous faire du mal à vous. Voilà ce que je vous reproche. Maintenant, j'ai à réparer quelque oubli, j'ai à veiller au sort d'une famille de rois. Je suis prêt: dénoncez-moi ces infortunes, et mes bienfaits ne se feront pas attendre.

—Le nom de Valois, sire, est assez illustre, je pense, pour que vous l'ayez à présent à la mémoire.

—Ah! s'écria Louis XVI avec un bruyant éclat de rire, je sais maintenant ce qui vous occupe. La petite Valois, n'est-ce pas, une comtesse de... de... Attendez donc...

—De La Motte.

—Précisément, de La Motte; son mari est gendarme?

—Oui, sire.

—Et la femme est une intrigante. Oh! ne vous fâchez pas, elle remue ciel et terre; elle accable les ministres; elle harcèle mes tantes; elle m'écrase moi-même de suppliques, de placets, de preuves généalogiques.

—Eh! sire, cela prouve qu'elle a jusqu'ici réclamé inutilement, voilà tout.

—Je ne dis pas non!

—Est-elle ou non Valois?

—Oh! je crois qu'elle l'est!

—Eh bien! une pension. Une pension honorable pour elle, un régiment pour son mari, un état enfin pour des rejetons de souche royale.

—Oh! doucement, doucement, madame. Diable! comme vous y allez. La petite Valois m'arrachera toujours bien assez de plumes sans que vous vous mettiez à l'aider; elle a bon bec, la petite Valois, allez!

—Oh! je ne crains pas pour vous, sire; vos plumes tiennent fort.

—Une pension honorable, Dieu merci! Comme vous y allez, madame! Savez-vous quelle saignée terrible cet hiver a faite à ma cassette? Un régiment à ce petit gendarme qui a fait la spéculation d'épouser une Valois! Eh! je n'en ai plus de régiment à donner, madame, même à ceux qui les paient et qui les méritent. Un état digne des rois dont ils descendent, à ces mendiants! Allons donc! quand nous autres rois nous n'avons plus même un état digne des riches particuliers! M. le duc d'Orléans a envoyé ses chevaux et ses meutes en Angleterre pour les faire vendre, et supprimé les deux tiers de sa maison. J'ai supprimé ma louveterie, moi. M. de Saint-Germain m'a fait réformer ma maison militaire. Nous vivons de privations, tous, grands et petits, ma chère.

—Mais cependant, sire, des Valois ne peuvent mourir de faim!

—Ne m'avez-vous pas dit que vous aviez donné cent louis?

—La belle aumône!

—C'est royal.

—Donnez-en autant, alors.

—Je m'en garderai bien. Ce que vous avez donné suffit pour nous deux.

—Alors, une petite pension.

—Pas du tout; rien de fixe. Ces gens-là vous soutireront assez pour eux-mêmes; ils sont de la famille des rongeurs. Quand j'aurai envie de donner, eh bien! je donnerai une somme sans précédents, sans obligations pour l'avenir. En un mot, je donnerai quand j'aurai trop d'argent. Cette petite Valois, mais, en vérité, je ne puis vous conter tout ce que je sais sur elle. Votre bon cœur est pris au piège, ma chère Antoinette. J'en demande pardon à votre bon cœur.

Et, en disant ces mots, Louis tendit la main à la reine, qui, cédant à un premier mouvement, l'approcha de ses lèvres.

Puis, tout à coup, la repoussant.

—Vous, dit-elle, vous n'êtes pas bon pour moi. Je vous en veux!

—Vous m'en voulez, dit le roi, vous! Eh bien! moi... moi...

—Oh! oui, dites que vous ne m'en voulez pas, vous qui me faites fermer les portes de Versailles; vous qui arrivez à six heures et demie du matin dans mes antichambres, qui ouvrez ma porte de force, et qui entrez chez moi en roulant des yeux furibonds.

Le roi se mit à rire.

—Non, dit-il, je ne vous en veux pas.

—Vous ne m'en voulez plus, à la bonne heure!

—Que me donnerez-vous, si je vous prouve que je ne vous en voulais pas, même en venant ici?

—Voyons d'abord la preuve de ce que vous dites.

—Oh! c'est bien aisé, répliqua le roi, je l'ai dans ma poche, la preuve.

—Bah! s'écria la reine avec curiosité en se soulevant sur son séant; vous avez quelque chose à me donner?

—J'ai à vous donner vos œufs de Pâques.

—Oh! réellement, alors vous êtes bien aimable; mais je ne vous croirai, comprenez-vous bien, que si vous étalez la preuve tout de suite. Oh! pas de subterfuge. Je parie que vous m'allez encore promettre?

Alors, avec un sourire plein de bonté, le roi fouilla dans sa poche, en y mettant cette lenteur qui double la convoitise, cette lenteur qui fait trépigner d'impatience l'enfant pour son jouet, l'animal pour sa friandise, la femme pour son cadeau.

Enfin, il finit par tirer de cette poche une boîte de maroquin rouge artistement gaufrée et rehaussée de dorures.

—Un écrin! dit la reine, ah! voyons.

Le roi déposa l'écrin sur le lit.

La reine le saisit vivement et l'attira à elle.

À peine eut-elle ouvert la boîte, qu'enivrée, éblouie, elle s'écria:

—Oh! que c'est beau! mon Dieu! que c'est beau!

Le roi sentit comme un frisson de joie qui lui chatouillait le cœur.

—Vous trouvez? dit-il.

La reine ne pouvait répondre, elle était haletante.

Alors elle tira de l'écrin un collier de diamants si gros, si purs, si lumineux et si habilement assortis, qu'il lui sembla voir courir sur ses belles mains un fleuve de phosphore et de flammes.

Le collier ondulait comme les anneaux d'un serpent dont chaque écaille aurait été un éclair.

—Oh! c'est magnifique, dit enfin la reine retrouvant la parole, magnifique, répéta-t-elle avec des yeux qui s'animaient, soit au contact de ces diamants splendides, soit parce qu'elle songeait que nulle femme au monde ne pourrait avoir un collier pareil.

—Alors, vous êtes contente? dit le roi.

—Enthousiasmée, sire. Vous me rendez trop heureuse.

—Vraiment!

—Voyez donc ce premier rang, les diamants sont gros comme des noisettes.

—En effet.

—Et assortis. On ne les distinguerait pas les uns des autres. Comme la gradation des grosseurs est habilement ménagée! Quelles savantes proportions entre les différences du premier et du second rang, et du second au troisième! Le joaillier qui a réuni ces diamants et fait ce collier est un artiste.

—Ils sont deux.

—Je parie alors que c'est Bœhmer et Bossange.

—Vous avez deviné.

—En vérité, il n'y a qu'eux pour oser faire des entreprises pareilles. Que c'est beau, sire, que c'est beau!

—Madame, madame, dit le roi, vous payez ce collier beaucoup trop cher, prenez-y garde.

—Oh! s'écria la reine, oh! sire.

Et tout à coup son front radieux s'assombrit, se pencha.

Ce changement dans sa physionomie s'opéra si rapide et s'effaça si rapidement encore, que le roi n'eut pas même le temps de le remarquer.

—Voyons, dit-il, laissez-moi un plaisir.

—Lequel?

—Celui de mettre ce collier à votre cou.

La reine l'arrêta.

—C'est bien cher, n'est-ce pas? dit-elle tristement.

—Ma foi! oui, répliqua le roi en riant; mais je vous l'ai dit, vous venez de le payer plus qu'il ne vaut, et ce n'est qu'à sa place, c'est-à-dire à votre col, qu'il prendra son véritable prix.

Et, en disant ces mots, Louis s'approchait de la reine, tenant de ses deux mains les deux extrémités du magnifique collier, pour le fixer par l'agrafe faite elle-même d'un gros diamant.

—Non, non, dit la reine, pas d'enfantillage. Remettez ce collier dans votre écrin, sire.

Et elle secoua la tête.

—Vous me refusez de le voir le premier sur vous?

—À Dieu ne plaise que je vous refusasse cette joie, sire, si je prenais le collier; mais...

—Mais... fit le roi surpris.

—Mais ni vous ni personne, sire, ne verra un collier de ce prix à mon cou.

—Vous ne le porterez pas, madame?

—Jamais!

—Vous me refusez?

—Je refuse de me pendre un million, et peut-être un million et demi au cou, car j'estime ce collier quinze cent mille livres, n'est-ce pas?

—Eh! je ne dis pas non, répliqua le roi.

—Et je refuse de pendre à mon col un million et demi quand les coffres du roi sont vides, quand le roi est forcé de mesurer ses secours et de dire aux pauvres: «Je n'ai plus d'argent, Dieu vous assiste!»

—Comment, c'est sérieux ce que vous me dites là?

—Tenez, sire, M. de Sartine me disait un jour qu'avec quinze cent mille livres on pouvait avoir un vaisseau de ligne, et, en vérité, sire, le roi de France a plus besoin d'un vaisseau de ligne que la reine de France n'a besoin d'un collier.

—Oh! s'écria le roi, au comble de la joie et les yeux mouillés de larmes, oh! ce que vous venez de faire là est sublime. Merci, merci!... Antoinette, vous êtes une bonne femme.

Et pour couronner dignement sa démonstration cordiale et bourgeoise, le bon roi jeta ses deux bras au cou de Marie-Antoinette, et l'embrassa.

—Oh! comme on vous bénira en France, madame, s'écria-t-il, quand on saura le mot que vous venez de dire.

La reine soupira.

—Il est encore temps, dit le roi avec vivacité. Un soupir de regrets!

—Non, sire, un soupir de soulagement; fermez cet écrin et rendez-le aux joailliers.

—J'avais déjà disposé mes termes de paiements; l'argent est prêt; voyons, qu'en ferai-je? Ne soyez pas si désintéressée, madame.

—Non, j'ai bien réfléchi. Non, bien décidément, sire, je ne veux pas de ce collier; mais je veux autre chose.

—Diable! voilà mes seize cents mille livres écornées.

—Seize cents mille livres? Voyez-vous! Eh quoi, c'était si cher?

—Ma foi! madame, j'ai lâché le mot, je ne m'en dédis pas.

—Rassurez-vous; ce que je vous demande coûtera moins cher.

—Que me demandez-vous?

—C'est de me laisser aller à Paris encore une fois.

—Oh! mais c'est facile, et pas cher surtout.

—Attendez! attendez!

—Diable!

—À Paris, place Vendôme.

—Diable! diable!

—Chez M. Mesmer.

Le roi se gratta l'oreille.

—Enfin, dit-il, vous avez refusé une fantaisie de seize cent mille livres; je puis bien vous passer celle-là. Allez donc chez M. Mesmer; mais, à mon tour, à une condition.

—Laquelle?

—Vous vous ferez accompagner d'une princesse du sang.

La reine réfléchit.

—Voulez-vous Mme de Lamballe? dit-elle.

—Mme de Lamballe, soit.

—C'est dit.

—Je signe.

—Merci.

—Et de ce pas, ajouta le roi, je vais commander mon vaisseau de ligne, et le baptiser Le Collier de la Reine. Vous en serez la marraine, madame; puis je l'enverrai à La Pérouse.

Le roi baisa la main de sa femme, et sortit de l'appartement tout joyeux.


Chapitre VIII

Le petit lever de la reine

À peine le roi fut-il sorti que la reine se leva et vint à la fenêtre respirer l'air vif et glacial du matin.

Le jour s'annonçait brillant et plein de ce charme qu'une avance du printemps donne à certains jours d'avril: aux gelées de la nuit succédait la douce chaleur d'un soleil déjà sensible; le vent avait tourné depuis la veille du nord à l'est.

S'il demeurait dans cette direction, l'hiver, ce terrible hiver de 1784, était fini.

Déjà, en effet, on voyait à l'horizon rose sourdre cette vapeur grisâtre, qui n'est autre chose que l'humidité fuyant devant le soleil.

Dans les parterres, le givre tombait peu à peu des branches, et les petits oiseaux commençaient à poser librement sur les bourgeons déjà formés leurs griffes délicates.

La fleur d'avril, la ravenelle, courbée sous la gelée, comme ces pauvres fleurs dont parle Dante, levait sa tête noircissante du sein de la neige à peine fondue, et sous les feuilles de la violette, feuilles épaissies, dures et larges, le bouton oblong de la fleur mystérieuse lançait les deux follioles elliptiques qui précèdent l'épanouissement et le parfum.

Dans les allées, sur les statues, sur les rampes des grilles, la glace glissait en diamants rapides; elle n'était pas encore de l'eau, elle n'était déjà plus de la glace.

Tout annonçait la lutte sourde du printemps contre les frimas, et présageait la prochaine défaite de l'hiver.

—Si nous voulons profiter de la glace, s'écria la reine interrogeant l'atmosphère, je crois qu'il faut se hâter. N'est-ce pas, madame de Misery? ajouta-t-elle en se retournant, car voilà le printemps qui pousse.

—Votre Majesté avait envie depuis longtemps d'aller faire une partie sur la pièce d'eau des Suisses, répliqua la première femme de chambre.

—Eh bien! aujourd'hui même nous ferons cette partie, dit la reine, car demain peut-être, serait-il trop tard.

—Alors, pour quelle heure la toilette de Votre Majesté?

—Pour tout de suite. Je déjeunerai légèrement et je sortirai.

—Sont-ce là les seuls ordres de la reine?

—On s'informera si Mlle de Taverney est levée, et on lui dira que je désire la voir.

—Mlle de Taverney est déjà dans le boudoir de Sa Majesté, répliqua la femme de chambre.

—Déjà! demanda la reine, qui savait mieux que personne à quelle heure Andrée avait dû se coucher.

—Oh! madame, elle attend déjà depuis plus de vingt minutes.

—Introduisez-la.

En effet, Andrée entra chez la reine au moment où le premier coup de neuf heures sonnait à l'horloge de la cour de Marbre.

Déjà vêtue avec soin, comme toute femme de la cour qui n'avait pas le droit de se montrer en négligé chez sa souveraine, Mlle de Taverney se présenta souriante et presque inquiète.

La reine souriait aussi, ce qui rassura Andrée.

—Allez, ma bonne Misery, dit-elle; envoyez-moi Léonard et mon tailleur.

Puis, ayant suivi des yeux Mme Misery et vu la portière se fermer derrière elle:

—Rien, dit-elle à Andrée; le roi a été charmant, il a ri, il a été désarmé.

—Mais a-t-il su? demanda Andrée.

—Vous comprenez, Andrée, que l'on ne ment pas lorsqu'on n'a pas tort et que l'on est reine de France.

—C'est vrai, madame, répondit Andrée en rougissant.

—Et cependant, ma chère Andrée, il paraît que nous avons eu un tort.

—Un tort, madame, dit Andrée; oh! plus d'un, sans doute?

—C'est possible, mais enfin voilà le premier: c'est d'avoir plaint Mme de La Motte; le roi ne l'aime pas. J'avoue pourtant qu'elle m'a plu, à moi.

—Oh! Votre Majesté est trop bon juge pour que l'on ne s'incline pas devant ses arrêts.

—Voici Léonard, dit Mme de Misery en rentrant.

La reine s'assit devant sa toilette de vermeil, et le célèbre coiffeur commença son office.

La reine avait les plus beaux cheveux du monde, et sa coquetterie consistait à faire admirer ses cheveux.

Léonard le savait, et au lieu de procéder avec rapidité, comme il l'eût fait à l'égard de toute autre femme, il laissait à la reine le temps et le plaisir de s'admirer elle-même.

Ce jour-là, Marie-Antoinette était contente, joyeuse même: elle était en beauté; de son miroir, elle passait à Andrée, à qui elle envoyait les plus affectueux regards.

—Vous n'avez pas été grondée, vous, dit-elle, vous, libre et fière, vous de qui tout le monde a un peu peur parce que, comme la divine Minerve, vous êtes trop sage.

—Moi, madame, balbutia Andrée.

—Oui, vous, vous le rabat-joie de tous les étourneaux de la cour. Oh! mon Dieu! que vous êtes heureuse d'être fille, Andrée, et surtout de vous trouver heureuse de l'être.

Andrée rougit et essaya un triste sourire.

—C'est un vœu que j'ai fait, dit-elle.

—Et que vous tiendrez, ma belle vestale? demanda la reine.

—Je l'espère.

—À propos, s'écria la reine, je me rappelle...

—Quoi? Votre Majesté.

—Que, sans être mariée, vous avez cependant un maître depuis hier.

—Un maître, madame!

—Oui, votre cher frère; comment l'appelez-vous? Philippe, je crois.

—Oui, madame, Philippe.

—Il est arrivé?

—Depuis hier, comme Votre Majesté me faisait l'honneur de me le dire.

—Et vous ne l'avez pas encore vu? Égoïste que je suis, je vous ai arrachée à lui hier pour vous mener à Paris; en vérité, c'est impardonnable.

—Oh! madame, dit Andrée en souriant, je vous pardonne de grand cœur, et Philippe aussi.

—Est-ce bien sûr?

—J'en réponds.

—Pour vous?

—Pour moi et pour lui.

—Comment est-il?

—Toujours beau et bon, madame.

—Quel âge a-t-il maintenant?

—Trente-deux ans.

—Pauvre Philippe, savez-vous que voilà tantôt quatorze ans que je le connais, et que sur les quatorze ans j'ai été neuf ou dix ans sans le voir.

—Quand Votre Majesté voudra bien le recevoir, il sera heureux d'assurer à Votre Majesté que l'absence n'apporte aucune atteinte aux sentiments de respectueux dévouement qu'il avait voués à la reine.

—Puis-je le voir tout de suite?

—Mais dans un quart d'heure il sera aux pieds de Votre Majesté, si Votre Majesté le permet.

—Bien, bien—je le permets—, je le veux même.

La reine achevait à peine, que quelqu'un de vif, de rapide, de bruyant, glissa, ou plutôt bondit sur le tapis du cabinet de toilette et vint réfléchir son visage rieur et narquois dans la même glace où Marie-Antoinette souriait au sien.

—Mon frère d'Artois, dit la reine, ah! en vérité, vous m'avez fait peur.

—Bonjour à Votre Majesté, dit le jeune prince. Comment Votre Majesté a t-elle passé la nuit?

—Très mal, merci, mon frère.

—Et la matinée?

—Très bien.

—Voilà l'essentiel. Tout à l'heure je me suis bien douté que l'épreuve avait été supportée heureusement, car j'ai rencontré le roi qui m'a délicieusement souri. Ce que c'est que la confiance!

La reine se mit à rire. Le comte d'Artois, qui n'en savait pas plus, rit aussi pour un tout autre motif.

—Mais j'y pense, dit-il, étourdi que je suis, je n'ai seulement pas questionné cette pauvre demoiselle de Taverney sur l'emploi de son temps.

La reine se mit à regarder dans son miroir, grâce aux réflexions duquel rien de ce qui se passait dans la chambre ne lui échappait.

Léonard venait de terminer son œuvre, et la reine, délivrée du peignoir de mousseline des Indes, endossait sa robe du matin.

La porte s'ouvrit.

—Tenez, dit-elle au comte d'Artois, si vous avez quelque chose à savoir d'Andrée, la voici.

Andrée entrait en effet au moment même, tenant par la main un beau gentilhomme brun de visage, aux yeux noirs profondément empreints de noblesse et de mélancolie, un vigoureux soldat au front intelligent, au maintien sévère, pareil à l'un de ces beaux portraits de famille comme les a peints Coypel ou Gainsborough.

Philippe de Taverney était vêtu d'un habit gris foncé finement brodé d'argent, mais ce gris semblait noir, cet argent semblait du fer: la cravate blanche, le jabot blanc mat tranchaient sur la veste de couleur sombre, et la poudre de la coiffure rehaussait la mâle énergie du teint et des traits.

Philippe s'avança, une main dans celle de sa sœur, l'autre arrondie autour de son chapeau.

—Votre Majesté, dit Andrée en s'inclinant avec respect, voici mon frère.

Philippe salua gravement et avec lenteur.

Quand il releva la tête, la reine n'avait pas encore cessé de regarder dans son miroir. Il est vrai qu'elle voyait dans son miroir tout aussi bien que si elle eût regardé Philippe en face.

—Bonjour, monsieur de Taverney, dit la reine.

Et elle se retourna.

Elle était belle de cet éclat royal qui confondait autour de son trône les amis de la royauté et les adorateurs de la femme, elle avait la puissance de la beauté, et qu'on nous pardonne cette inversion de l'idée, elle avait aussi la beauté de la puissance.

Philippe, en la voyant sourire, en sentant cet œil limpide, fier et doux à la fois, s'arrêter sur lui, Philippe pâlit et laissa voir dans toute sa personne l'émotion la plus vive.

—Il paraît, monsieur de Taverney, continua la reine, que vous nous donnez votre première visite. Merci.

—Votre Majesté daigne oublier que c'est à moi de la remercier, répliqua Philippe.

—Que d'années, dit la reine, que de temps passé depuis que nous ne nous sommes vus; le temps le plus beau de la vie, hélas!

—Pour moi, oui, madame, mais non pour Votre Majesté, à qui tous les jours sont de beaux jours.

—Vous avez donc pris du goût à l'Amérique, monsieur de Taverney, que vous y êtes resté alors que tout le monde en revenait?

—Madame, dit Philippe, M. de La Fayette, en quittant le Nouveau-Monde, avait besoin d'un officier de confiance à qui il pût laisser une part dans le commandement des auxiliaires. M. de La Fayette m'a en conséquence proposé au général Washington, qui a bien voulu m'accepter.

—Il paraît, dit la reine, que de ce Nouveau-Monde dont vous me parlez nous reviennent force héros.

—Ce n'est pas pour moi que Votre Majesté dit cela, répondit Philippe en souriant.

—Pourquoi pas? fit la reine.

Puis, se retournant vers le comte d'Artois:

—Regardez donc, mon frère, la belle mine et l'air martial de M. de Taverney.

Philippe, se voyant ainsi mis en rapport avec M. le comte d'Artois, qu'il ne connaissait pas, fit un pas vers lui, sollicitant du prince la permission de le saluer.

Le comte fit un signe de la main, Philippe s'inclina.

—Un bel officier, s'écria le jeune prince; un noble gentilhomme, dont je suis heureux de faire la connaissance. Quelles sont vos intentions en revenant en France?

Philippe regarda sa sœur:

—Monseigneur, dit-il, j'ai l'intérêt de ma sœur qui domine le mien; ce qu'elle voudra que je fasse, je le ferai.

—Mais il y a M. de Taverney le père, je crois? dit le comte d'Artois.

—Nous avons eu le bonheur de conserver notre père, oui, monseigneur, répliqua Philippe.

—Mais n'importe, interrompit vivement la reine; j'aime mieux Andrée sous la protection de son frère, et son frère sous la vôtre, monsieur le comte. Vous vous chargez donc de M. de Taverney, c'est dit, n'est-ce pas?

Le comte d'Artois fit un signe d'assentiment.

—Savez-vous, continua la reine, que des liens très étroits nous lient?

—Des liens très étroits, vous, ma sœur? Oh! contez-moi cela, je vous prie.

—Oui, M. Philippe de Taverney fut le premier Français qui s'offrit à mes yeux quand j'arrivai en France et je m'étais promis bien sincèrement de faire le bonheur du premier Français que je rencontrerais.

Philippe sentit la rougeur monter à son front. Il mordit ses lèvres pour rester impassible.

Andrée le regarda et baissa la tête.

Marie-Antoinette surprit un de ces regards que le frère et la sœur avaient échangés; mais comment eût-elle deviné tout ce qu'un pareil regard cachait de secrets douloureusement entassés!

Marie-Antoinette ne savait rien des événements que nous avons racontés dans la première partie de cette histoire.

L'apparente tristesse que saisit la reine, elle l'attribua à une autre cause. Pourquoi, lorsque tant de gens s'étaient épris d'amour pour la dauphine, en 1774, pourquoi M. de Taverney n'aurait-il pas un peu souffert de cet amour épidémique des Français pour la fille de Marie-Thérèse?

Rien ne rendrait cette supposition invraisemblable, rien, pas même l'inspection passée au miroir de cette beauté de jeune fille devenue femme et reine.

Marie-Antoinette attribua donc le soupir de Philippe à quelque confidence de ce genre, faite à la sœur par le frère. Elle sourit au frère et caressa la sœur de ses plus aimables regards; elle n'avait pas deviné tout à fait, elle ne s'était pas tout à fait trompée, et dans cette innocente coquetterie que nul ne voie un crime! La reine fut toujours femme, elle se glorifiait d'être aimée. Certaines âmes ont cette aspiration vers la sympathie de tous ceux qui les entourent: ce ne sont pas les âmes les moins généreuses en ce monde.

Hélas! il viendra un moment, pauvre reine, où ce sourire qu'on te reproche envers les gens qui t'aiment, tu l'adresseras en vain aux gens qui ne t'aiment plus.

Le comte d'Artois s'approcha de Philippe, tandis que la reine consultait Andrée sur une garniture de la robe de chasse.

—Sérieusement, dit le comte d'Artois, est-ce un bien grand général que M. de Washington?

—Un grand homme, oui, monseigneur.

—Et quel effet faisaient les Français là-bas?

—En bien, l'effet que les Anglais faisaient en mal.

—D'accord. Vous êtes partisan des idées nouvelles, mon cher monsieur Philippe de Taverney; mais avez-vous bien réfléchi à une chose?

—Laquelle, monseigneur? Je vous avouerai que là-bas, sur l'herbe des camps, dans les savanes du bord des grands lacs, j'ai eu souvent le temps de réfléchir à bien des choses.

—À celle-ci, par exemple, qu'en faisant la guerre là-bas, ce n'est ni aux Indiens, ni aux Anglais que vous l'avez faite.

—À qui donc, monseigneur?

—À vous.

—Ah! monseigneur, je ne vous démentirai pas, la chose est bien possible.

—Vous avouez...

—J'avoue le malheureux contrecoup d'un événement qui a sauvé la monarchie.

—Oui, mais un contrecoup peut-être mortel à ceux qui avaient guéri de l'accident primitif.

—Hélas! monseigneur.

—Voilà pourquoi je ne trouve pas aussi heureuses qu'on le prétend les victoires de M. Washington et du marquis de La Fayette. C'est de l'égoïsme, je le veux bien, mais passez-le-moi; ce n'est pas de l'égoïsme pour moi seul.

—Oh! monseigneur.

—Et savez-vous pourquoi je vous aiderai de toutes mes forces?

—Monseigneur, quelle que soit la raison, j'en aurai à Votre Altesse Royale la plus vive reconnaissance.

—C'est que, mon cher monsieur de Taverney, vous n'êtes pas un de ceux que la trompette a héroïsés dans nos carrefours; vous avez fait bravement votre service, mais vous ne vous êtes pas coulé sans cesse dans l'embouchure de la trompette. On ne vous connaît pas à Paris, voilà pourquoi je vous aime, sinon... ah! ma foi! monsieur de Taverney... sinon... je suis égoïste, voyez-vous.

Là-dessus, le prince baisa la main de la reine en riant, salua Andrée d'un air affable et plus respectueux qu'il n'en avait l'habitude avec les femmes, puis la porte s'ouvrit et il disparut.

La reine alors quitta presque brusquement l'entretien qu'elle avait avec Andrée, se tourna vers Philippe, et lui dit:

—Avez-vous vu votre père, monsieur?

—Avant de venir ici, oui, madame, je l'ai trouvé dans les antichambres; ma sœur l'avait fait prévenir.

—Pourquoi n'avoir pas été voir votre père d'abord?

—J'avais envoyé chez lui mon valet de chambre, madame, et mon mince bagage, mais M. de Taverney m'a renvoyé ce garçon avec l'ordre de me présenter d'abord chez le roi ou chez Votre Majesté.

—Et vous avez obéi?

—Avec bonheur, madame; de cette façon, j'ai pu embrasser ma sœur.

—Il fait un temps superbe! s'écria la reine avec un mouvement de joie. Madame de Misery, demain la glace sera fondue, il me faut tout de suite un traîneau.

La première femme de chambre sortit pour faire exécuter l'ordre.

—Et mon chocolat ici, ajouta la reine.

—Votre Majesté ne déjeunera pas, dit Mme de Misery. Ah! déjà hier Votre Majesté n'a pas soupé.

—C'est ce qui vous trompe, ma bonne Misery, nous avons soupé hier, demandez à Mlle de Taverney.

—Et très bien, répliqua Andrée.

—Ce qui n'empêchera pas que je prenne mon chocolat, ajouta la reine. Vite, vite, ma bonne Misery, ce beau soleil m'attire: il y aura bien du monde sur la pièce d'eau des Suisses.

—Votre Majesté se propose de patiner? dit Philippe.

—Oh! vous allez vous moquer de nous, monsieur l'Américain, s'écria la reine, vous qui avez parcouru des lacs immenses, sur lesquels on fait plus de lieues qu'ici nous ne faisons de pas.

—Madame, répondit Philippe, ici Votre Majesté s'amuse du froid et du chemin; là-bas on en meurt.

—Ah! voici mon chocolat: Andrée, vous en prendrez une tasse.

Andrée rougit de plaisir et s'inclina.

—Vous voyez, monsieur de Taverney, je suis toujours la même, l'étiquette me fait horreur comme autrefois; vous souvient-il d'autrefois, monsieur Philippe, êtes-vous changé, vous?

Ces mots allèrent au cœur du jeune homme; souvent le regret d'une femme est un coup de poignard pour les intéressés.

—Non, madame, répondit-il d'une voix brève, non, je ne suis pas changé, de cœur au moins.

—Alors, si vous avez gardé le même cœur, dit la reine avec enjouement, comme le cœur était bon, nous vous en remercions à notre manière: une tasse pour M. de Taverney, madame Misery.

—Oh! madame, s'écria Philippe, tout bouleversé, Votre Majesté n'y pense pas, un tel honneur à un pauvre soldat obscur comme moi.

—Un ancien ami, s'écria la reine, voilà tout. Ce jour me fait monter au cerveau tous les parfums de la jeunesse; ce jour me trouve heureuse, libre, fière, folle!... Ce jour me rappelle mes premiers tours dans mon Trianon chéri, et les escapades que nous faisions, Andrée et moi. Mes roses, mes fraises, mes verveines, les oiseaux que j'essayais à reconnaître dans mes parterres, tout, jusqu'à mes jardiniers chéris, dont les bonnes figures signifiaient toujours une fleur nouvelle, un fruit savoureux; et M. de Jussieu, et cet original Rousseau, qui est mort... Ce jour... je vous dis que ce jour... me rend folle! Mais qu'avez-vous, Andrée? vous êtes rouge; qu'avez vous, monsieur Philippe? vous êtes pâle.

La physionomie de ces deux jeunes gens avait, en effet, supporté mal l'épreuve de ce souvenir cruel.

Tous deux, aux premiers mots de la reine, rappelèrent leur courage.

—Je me suis brûlé le palais, dit Andrée, excusez-moi, madame.

—Et moi, madame, dit Philippe, je ne puis encore me faire à cette idée que Votre Majesté m'honore comme un grand seigneur.

—Allons, allons, interrompit Marie-Antoinette en versant elle-même le chocolat dans la tasse de Philippe, vous êtes un soldat, avez-vous dit, et comme tel accoutumé au feu: brûlez-vous glorieusement avec le chocolat, je n'ai pas le temps d'attendre.

Et elle se mit à rire. Mais Philippe prit la chose au sérieux, comme un campagnard eût pu le faire; seulement, ce que celui-ci eût accompli par embarras, Philippe l'accomplit par héroïsme.

La reine ne le perdait pas de vue, son rire redoubla.

—Vous avez un parfait caractère, dit-elle.

Elle se leva...

Déjà ses femmes lui avaient donné un charmant chapeau, une mante d'hermine et des gants.

La toilette d'Andrée se fit aussi rapidement.

Philippe remit son chapeau sous son bras et suivit les dames.

—Monsieur de Taverney, je ne veux pas que vous me quittiez, dit la reine, et je prétends aujourd'hui, par politique, confisquer un Américain. Prenez ma droite, monsieur de Taverney.

Taverney obéit. Andrée passa vers la gauche de la reine.

Quand la reine descendit le grand escalier, quand les tambours battirent aux champs, quand le clairon des gardes du corps et le froissement des armes qu'on apprêtait montèrent dans le palais, poussés par le vent des vestibules, cette pompe royale, ce respect de tous, ces adorations qui venaient au cœur de la reine et rencontraient Taverney en chemin, ce triomphe, disons-nous, frappa de vertige la tête déjà embarrassée du jeune homme.

Une sueur de fièvre perla sur son front, ses pas hésitèrent.

Sans le tourbillon froid qui le frappa aux yeux et aux lèvres, il se fût certainement évanoui.

C'était pour ce jeune homme, après tant de jours lugubrement usés dans le chagrin et dans l'exil, un retour trop soudain aux grandes joies de l'orgueil et du cœur.

Tandis que sur le passage de la reine, étincelante de beauté, se courbaient les fronts et se dressaient les armes, on eût pu voir un petit vieillard à qui la préoccupation faisait oublier l'étiquette.

Il était resté la tête tendue, l'œil braqué sur la reine et sur Taverney, au lieu de baisser sa tête et ses regards.

Lorsque la reine s'éloigna, le petit vieillard rompit son rang avec la haie qui se démolissait autour de lui, et on le vit courir aussi vite que le lui permettaient ses petites jambes blèches[3] de soixante-dix ans.


Chapitre IX

La pièce d'eau des Suisses

Chacun connaît ce long carré glauque et moiré dans la belle saison, blanc et rugueux dans l'hiver, qui se nomme encore aujourd'hui la pièce d'eau des Suisses.

Une allée de tilleuls, qui tendent joyeusement au soleil leurs bras rougissants, borde chaque rive de l'étang; cette allée est peuplée de promeneurs de tous rangs et de tous âges qui vont jouir du spectacle des traîneaux et des patins.

Les toilettes des femmes offrent ce bruyant pêle-mêle du luxe un peu gênant de l'ancienne cour, et la désinvolture un peu capricieuse de la nouvelle mode.

Les hautes coiffures, les mantes ombrageant de jeunes fronts, les chapeaux d'étoffe en majorité, les manteaux de fourrure et les vastes falbalas des robes de soie font une bigarrure assez curieuse avec les habits rouges, les redingotes bleu de ciel, les livrées jaunes et les grandes lévites blanches.

Des valets bleus et rouges fendent toute cette foule, comme des coquelicots et des bleuets que le vent fait onduler sur les épis ou les trèfles.

Parfois un cri d'admiration part du milieu de l'assemblée. C'est que Saint-Georges, le hardi patineur, vient d'exécuter un cercle si parfait, qu'un géomètre en le mesurant n'y trouverait pas un défaut sensible.

Tandis que les rives de la pièce d'eau sont couvertes d'un tel nombre de spectateurs qu'ils se réchauffent par le contact et présentent de loin l'aspect d'un tapis bariolé, au-dessus duquel flotte une vapeur, celle des haleines que le froid saisit, la pièce d'eau elle-même, devenue un épais miroir de glace, présente l'aspect le plus varié et surtout le plus mouvant.

Là, c'est un traîneau que trois énormes molosses, attelés comme aux troïkas russes, font voler sur la glace.

Ces chiens vêtus de caparaçons de velours armoriés la tête coiffée de plumes flottantes, ressemblent à ces chimériques animaux des diableries de Callot ou des sorcelleries de Goya.

Leur maître, M. de Lauzun, nonchalamment assis dans le traîneau bourré de peaux de tigre, se penche sur le côté pour respirer librement, ce qu'il ne réussirait probablement pas à faire en suivant le fil du vent.

Çà et là, quelques traîneaux d'une modeste allure cherchent l'isolement. Une dame masquée, sans doute à cause du froid, monte un de ces traîneaux tandis qu'un beau patineur, vêtu d'une houppelande de velours à brandebourgs d'or, se penche sur le dossier pour donner une impulsion plus rapide au traîneau qu'il pousse et dirige en même temps.

Les paroles entre la dame masquée et le patineur à la houppelande de velours s'échangent à la portée du souffle, et nul ne saurait blâmer un rendez-vous secret donné sous la voûte des cieux, à la vue de Versailles tout entier.

Ce qu'ils disent, qu'importe aux autres puisqu'on les voit; qu'importe à eux qu'on les voie puisqu'on ne les entend pas: il est évident qu'au milieu de tout ce monde ils vivent d'une vie isolée, ils passent dans la foule comme deux oiseaux voyageurs: où vont-ils? à ce monde inconnu que toute âme cherche, et qu'on appelle le bonheur.

Tout à coup, au milieu de ces sylphes qui glissent bien plus qu'ils ne marchent, il se fait un grand mouvement il s'élève un grand tumulte.

C'est que la reine vient d'apparaître au bord de la pièce d'eau des Suisses, qu'on l'a reconnue, et qu'on s'apprête à lui céder la place, quand elle fait de la main signe à chacun de demeurer.

Le cri de «Vive la reine!» retentit; puis, forts de la permission, patineurs qui volent et traîneaux qu'on pousse forment, comme par un mouvement électrique, un grand cercle autour de l'endroit où l'auguste visiteuse s'est arrêtée.

L'attention générale est fixée sur elle.

Les hommes alors se rapprochent par de savantes manœuvres, les femmes s'ajustent avec une respectueuse décence, enfin chacun trouve moyen de se mêler presque aux groupes de gentilshommes et de grands officiers qui viennent offrir leurs compliments à la reine.

Parmi les principaux personnages que le public a remarqués, il en est un fort remarquable qui, au lieu de suivre l'impulsion générale et de venir au-devant de la reine, il en est un qui, au contraire, reconnaissant sa toilette et son entourage, quitte son traîneau et se jette dans une contre-allée où il disparaît avec les personnes de sa suite.

Le comte d'Artois, que l'on remarquait au nombre des plus élégants et plus légers patineurs, ne fut pas des derniers à franchir l'espace qui le séparait de sa belle-sœur, et à venir lui baiser la main.

Puis, en lui baisant la main:

—Voyez-vous, lui dit-il à l'oreille, comme notre frère M. de Provence vous évite?

Et en disant ces mots, il désignait du doigt l'altesse royale qui, à grands pas, marchait dans le taillis plein de givre, pour aller par un détour à la recherche de son carrosse.

—Il ne veut pas que je lui fasse des reproches, dit la reine.

—Oh! quant aux reproches qu'il attend, cela me regarde, et ce n'est point pour cela qu'il vous craint.

—C'est pour sa conscience alors, dit gaiement la reine.

—Pour autre chose encore, ma sœur.

—Pourquoi donc?

—Je vais vous le dire. Il vient d'apprendre que M. de Suffren, le glorieux vainqueur, doit arriver ce soir, et comme la nouvelle est importante, il veut vous la laisser ignorer.

La reine vit autour d'elle quelques curieux, dont le respect n'éloignait pas tellement les oreilles qu'ils ne pussent entendre les paroles de son beau frère.

—Monsieur de Taverney, dit-elle, soyez assez bon pour vous occuper de mon traîneau, je vous prie, et si votre père est là, embrassez-le, je vous donne congé pour un quart d'heure.

Le jeune homme s'inclina et traversa la foule pour aller exécuter l'ordre de la reine.

La foule aussi avait compris: elle a parfois des instincts merveilleux; elle élargit le cercle, et la reine et le comte d'Artois se trouvèrent plus à l'aise.

—Mon frère, dit alors la reine, expliquez-moi, je vous prie, ce que mon frère gagne à ne point me faire part de l'arrivée de M. de Suffren.

—Oh! ma sœur, est-il bien possible que vous, femme, reine et ennemie, vous ne saisissiez pas tout à coup l'intention de ce rusé politique? M. de Suffren arrive, nul ne le sait à la cour. M. de Suffren est le héros des mers de l'Inde, et, par conséquent, a droit à une réception magnifique à Versailles. Donc, M. de Suffren arrive; le roi ignore son arrivée, le roi le néglige sans le savoir, et, par conséquent, sans le vouloir; vous de même, ma sœur. Tout au contraire, pendant ce temps, M. de Provence, qui sait l'arrivée de M. de Suffren, lui, M. de Provence accueille le marin, lui sourit, le caresse, lui fait un quatrain, et, en se frottant au héros de l'Inde, il devient le héros de la France.

—C'est clair, dit la reine.

—Pardieu! dit le comte.

—Vous n'oubliez qu'un seul point, mon cher gazetier.

—Lequel?

—Comment savez-vous tout ce beau projet de notre cher frère et beau frère?

—Comment je le sais? Comme je sais tout ce qu'il fait. C'est bien simple: m'étant aperçu que M. de Provence prend à tâche de savoir tout ce que je fais, j'ai payé des gens qui me content tout ce qu'il fait, lui. Oh! cela pourra m'être utile, et à vous aussi, ma sœur.

—Merci de votre alliance, mon frère, mais le roi?

—Eh bien! le roi est prévenu.

—Par vous?

—Oh! non pas, par son ministre de la Marine que je lui ai envoyé. Tout cela ne me regarde pas, vous comprenez, moi, je suis trop frivole, trop dissipateur, trop fou, pour m'occuper de choses de cette importance.

—Et le ministre de la Marine ignorait aussi, lui, l'arrivée de M. de Suffren en France?

—Eh! mon Dieu! ma chère sœur, vous avez connu assez de ministres, n'est-ce pas, depuis quatorze ans que vous êtes ou dauphine ou reine de France, pour savoir que ces messieurs ignorent toujours la chose importante. Eh bien! j'ai prévenu le nôtre et il est enthousiasmé.

—Je le crois bien.

—Vous comprenez, chère sœur, voilà un homme qui me sera reconnaissant toute sa vie, et justement, j'ai besoin de sa reconnaissance.

—Pour quoi faire?

—Pour négocier un emprunt.

—Oh! s'écria la reine en riant, voilà que vous me gâtez votre belle action.

—Ma sœur, dit le comte d'Artois d'un air grave, vous devez avoir besoin d'argent; foi de fils de France! je mets à votre disposition la moitié de la somme que je toucherai.

—Oh! mon frère! s'écria Marie-Antoinette, gardez, gardez; Dieu merci! je n'ai besoin de rien en ce moment.

—Diable! n'attendez pas trop longtemps pour réclamer ma promesse, chère sœur.

—Pourquoi cela?

—Parce que je pourrais bien, si vous attendiez trop longtemps, n'être plus en mesure de la tenir.

—Eh bien! en ce cas, je m'arrangerai aussi, moi, de façon à découvrir quelque secret d'État.

—Ma sœur, vous prenez froid, dit le prince, vos joues bleuissent, je vous en préviens.

—Voici M. de Taverney qui revient avec mon traîneau.

—Alors, vous n'avez plus besoin de moi, ma sœur?

—Non.

—En ce cas, chassez-moi, je vous prie.

—Pourquoi? vous figurez-vous, par hasard, que vous me gênez en quelque chose que ce soit?

—Non pas, c'est moi, au contraire, qui ai besoin de ma liberté.

—Adieu alors.

—Au revoir, chère sœur.

—Quand?

—Ce soir.

—Qu'y a-t-il donc ce soir?

—Il n'y a pas, mais il y aura.

—Eh bien! qu'y aura-t-il?

—Il y aura grand monde au jeu du roi.

—Pourquoi cela?

—Parce que le ministre amènera ce soir M. de Suffren.

—Très bien, à ce soir alors.

À ces mots, le jeune prince salua sa sœur avec cette charmante courtoisie qui lui était naturelle, et disparut dans la foule.

Taverney père avait suivi des yeux son fils, tandis qu'il s'éloignait de la reine pour s'occuper du traîneau.

Mais bientôt son regard vigilant était revenu à la reine. Cette conversation animée de Marie-Antoinette avec son beau-frère n'était pas sans lui donner quelques inquiétudes, car cette conversation coupait en deux toute la familiarité témoignée naguère encore à son fils par la reine.

Aussi se contenta-t-il de faire un geste amical à Philippe quand celui-ci acheva de terminer les préparatifs indispensables au départ du traîneau, et le jeune homme ayant voulu, comme le lui prescrivait la reine, aller embrasser son père qu'il n'avait pas embrassé depuis dix ans, celui-ci l'éloigna de la main en disant:

—Plus tard, plus tard; reviens après ton service et nous causerons.

Philippe s'éloigna donc, et le baron vit avec joie que M. le comte d'Artois avait pris congé de la reine.

Celle-ci entra dans le traîneau et y fit entrer Andrée avec elle, et comme deux grands heiduques se présentaient pour pousser le traîneau:

—Non pas, non pas, dit la reine, je ne veux point aller de cette façon. Est-ce que vous ne patinez pas, monsieur de Taverney?

—Pardonnez-moi, madame, répondit Philippe.

—Donnez des patins à M. le chevalier, ordonna la reine; puis, se retournant de son côté:

—Je ne sais quoi me dit que vous patinez aussi bien que Saint-Georges, ajouta-t-elle.

—Mais déjà autrefois, dit Andrée, Philippe patinait fort élégamment.

—Et maintenant vous ne connaissez plus de rival, n'est-ce pas, monsieur de Taverney?

—Madame, dit Philippe, puisque Votre Majesté a cette confiance en moi, je vais faire de mon mieux.

En disant ces mots, Philippe s'était déjà armé de patins tranchants et affilés comme des lames.

Il se plaça alors derrière le traîneau, lui donna l'impulsion d'une main, et la course commença.

On vit alors un curieux spectacle.

Saint-Georges, le roi des gymnastes, Saint-Georges, l'élégant mulâtre, l'homme à la mode, l'homme supérieur dans tous les exercices du corps, Saint-Georges devina un rival dans ce jeune homme qui osait se lancer près de lui dans la carrière.

Aussi se mit-il aussitôt à voltiger autour du traîneau de la reine avec des révérences si respectueuses, si pleines de charme, que jamais courtisan solide sur le parquet de Versailles n'en avait exécuté de plus séduisantes; il décrivait autour du traîneau les cercles les plus rapides et les plus justes, l'enlaçant par une suite d'anneaux merveilleusement soudés l'un à l'autre, de sorte que sa courbe nouvelle prévenait toujours l'arrivée du traîneau, lequel le laissait derrière; après quoi, d'un coup de patin vigoureux, il regagnait par l'ellipse tout ce qu'il avait perdu d'avance.

Nul, pas même avec le regard, ne pouvait suivre cette manœuvre sans être étourdi, ébloui, émerveillé.

Alors Philippe, piqué au jeu, prit un parti plein de témérité: il lança le traîneau avec une si effrayante rapidité que deux fois Saint-Georges, au lieu de se trouver devant lui, acheva son cercle derrière lui, et comme la vitesse du traîneau faisait pousser à beaucoup de gens des cris d'effroi qui eussent pu effrayer la reine:

—Si Sa Majesté le désire, dit Philippe, je m'arrêterai, ou du moins je ralentirai la course.

—Oh! non, non, s'écria la reine avec cette ardeur fougueuse qu'elle mettait dans le travail comme dans le plaisir, non, je n'ai pas peur; plus vite si vous pouvez, chevalier, plus vite.

—Oh! tant mieux, merci de la permission, madame, je vous tiens bien, rapportez-vous-en à moi.

Et comme sa robuste main s'affermit de nouveau au triangle du dossier, le mouvement fut si vigoureux que tout le traîneau trembla.

On eût dit qu'il venait de le soulever à bras tendu.

Alors, appliquant au traîneau sa seconde main, effort qu'il avait dédaigné jusque-là, il entraîna la machine comme un jouet dans ses mains d'acier.

À partir de ce moment, il croisa chacun des cercles de Saint-Georges par des cercles plus grands encore, de sorte que le traîneau se mouvait comme l'homme le plus souple, tournant et se retournant sur toute sa longueur, comme s'il se fût agi de ces simples semelles sur lesquelles Saint-Georges labourait la glace; malgré la masse, malgré le poids, malgré l'étendue, le traîneau de la reine s'était fait patin, il vivait, il volait, il tourbillonnait comme un danseur.

Saint-Georges, plus gracieux, plus fin, plus correct dans ses méandres, commença bientôt à s'inquiéter. Il patinait déjà depuis une heure; Philippe, en le voyant tout en sueur, en remarquant les efforts de ses jarrets frémissants, résolut de l'abattre par la fatigue.

Il changea de marche et abandonnant les cercles qui lui donnaient la peine de soulever chaque fois le traîneau, il lança droit devant lui l'équipage.

Le traîneau partit plus rapide qu'une flèche.

Saint-Georges, d'un seul coup de jarret, l'eut bientôt rejoint, mais Philippe avait saisi le moment où la seconde impulsion multiplie l'élan de la première, il poussa donc le traîneau sur une couche de glace encore intacte, et ce fut avec tant de raideur qu'il demeura, lui, en arrière.

Saint-Georges s'élança pour rattraper le traîneau, mais alors Philippe, rassemblant sa force, glissa si finement sur l'extrême courbure du patin qu'il passa devant Saint-Georges et vint poser ses deux mains sur le traîneau; puis, par un mouvement herculéen, il fit faire au traîneau volte-face et le lança de nouveau dans le sens contraire, tandis que Saint-Georges, emporté par son suprême effort, ne pouvant retenir sa course, et perdant un espace irrécupérable, demeura complètement distancé.

L'air retentit de telles acclamations que Philippe en rougit de honte.

Mais il fut bien surpris quand la reine, après avoir battu elle-même des mains, se retourna de son côté et, avec l'accent d'une voluptueuse oppression, lui dit:

—Oh! monsieur de Taverney, à présent que la victoire vous est restée, grâce! grâce! vous me tueriez.


Chapitre X

Le tentateur

Philippe, à cet ordre, ou plutôt à cette prière de la reine, serra ses muscles d'acier, se cramponna sur ses jarrets, et le traîneau s'arrêta court, comme le cheval arabe qui frémit sur ses jarrets dans le sable de la plaine.

—Oh! maintenant reposez-vous, dit la reine en sortant du traîneau toute vacillante. En vérité, je n'eusse jamais cru qu'il y eût un tel enivrement dans la vitesse, vous avez failli me rendre folle.

Et toute vacillante en effet, elle s'appuya sur le bras de Philippe.

Un frémissement de stupeur, qui courut par toute cette foule dorée et chamarrée, l'avertit qu'une fois encore elle venait de commettre une de ses fautes contre l'étiquette; fautes énormes aux yeux de la jalousie et de la servilité.

Quant à Philippe, tout étourdi de cet excès d'honneur, il était plus tremblant et plus honteux que si sa souveraine l'eût outragé publiquement.

Il baissait les yeux, son cœur battait à rompre sa poitrine.

Une singulière émotion, celle de sa course sans doute, agitait la reine, car elle retira immédiatement son bras et prit celui de Mlle de Taverney en demandant un siège.

On lui apporta un pliant.

—Pardon, monsieur de Taverney, dit-elle à Philippe.

Puis brusquement:

—Mon Dieu! que c'est un grand malheur, ajouta-t-elle, que d'être environnée sans cesse de curieux et de sots, fit-elle tout bas.

Les gentilshommes ordinaires et les dames d'honneur l'avaient jointe et dévoraient des yeux Philippe qui, pour cacher sa rougeur, délaçait ses patins.

Les patins délacés, Philippe recula pour laisser la place aux courtisans.

La reine demeura quelques moments pensive, puis relevant la tête:

—Oh! je sens que je me refroidirais à rester ainsi immobile, dit-elle, encore un tour.

Et elle remonta dans son traîneau.

Philippe attendit, mais inutilement, un ordre.

Alors vingt gentilshommes se présentèrent.

—Non, mes heiduques, dit-elle; merci, messieurs.

Puis, lorsque les valets furent à leur poste:

—Doucement, dit-elle, doucement.

Et, fermant les yeux, elle se laissa aller à une rêverie intérieure.

Le traîneau s'éloigna doucement, comme l'avait ordonné la reine, suivi d'une foule d'avides, de curieux et de jaloux.

Philippe demeura seul, essuyant sur son front les gouttes de sueur.

Il cherchait des yeux Saint-Georges, pour le consoler de sa défaite par quelque loyal compliment.

Mais celui-ci avait reçu un message du duc d'Orléans, son protecteur, et avait quitté le champ de bataille.

Philippe, un peu triste, un peu las, presque effrayé lui-même de ce qui venait de se passer, était resté immobile à sa place, suivant des yeux le traîneau de la reine qui s'éloignait, lorsqu'il sentit quelque chose qui lui effleurait les flancs.

Il se retourna et reconnut son père.

Le petit vieillard, tout ratatiné comme un homme d'Hoffmann, tout enveloppé de fourrures comme un Samoyède, avait heurté son fils avec le coude pour ne pas sortir ses mains du manchon qu'il portait à son col.

Son œil, dilaté par le froid ou par la joie, parut flamboyant à Philippe.

—Vous ne m'embrassez pas, mon fils? dit-il.

Et il prononça ces paroles du ton que le père de l'athlète grec dut prendre pour remercier son fils de la victoire remportée dans le cirque.

—Mon cher père, de tout mon cœur, répliqua Philippe.

Mais on pouvait comprendre qu'il n'y avait aucune harmonie entre l'accent des paroles et leur signification.

—Là, là, et maintenant que vous m'avez embrassé, allez, allez vite.

Et il le poussa en avant.

—Mais où donc voulez-vous que j'aille, monsieur? demanda Philippe.

—Mais là-bas, morbleu!

—Là-bas?

—Oui, près de la reine.

—Oh! non, mon père, non, merci.

—Comment, non! comment, merci! Êtes-vous fou? Vous ne voulez pas aller rejoindre la reine?

—Mais non, c'est impossible; vous n'y pensez pas, mon cher père.

—Comment, impossible! impossible d'aller rejoindre la reine qui vous attend?

—Qui m'attend, moi?

—Mais oui; oui, la reine qui vous désire.

—Qui me désire!

Et Taverney regarda fixement le baron.

—En vérité, mon père, dit-il froidement, je crois que vous vous oubliez.

—Il est étonnant! parole d'honneur, dit le vieillard en se redressant et en frappant du pied. Ah! çà, Philippe, faites-moi le plaisir de me dire un peu d'où vous venez.

—Monsieur, dit tristement le chevalier, j'ai peur en vérité de prendre une certitude.

—Laquelle?

—C'est que vous vous moquez de moi, ou bien...

—Ou bien...

—Pardonnez-moi, mon père; ou bien... vous devenez fou.

Le vieillard saisit son fils par le bras avec un mouvement nerveux si énergique, que le jeune homme fronça le sourcil de douleur.

—Écoutez, monsieur Philippe, dit le vieillard. L'Amérique est un pays fort éloigné de la France, je le sais bien.

—Oui, mon père, très éloigné, répéta Philippe; mais je ne comprends point ce que vous voulez dire; expliquez-vous donc, je vous prie.

—Un pays où il n'y a ni roi ni reine.

—Ni sujets.

—Très bien! ni sujets, monsieur le philosophe. Je ne nie pas cela, ce point ne m'intéresse aucunement et m'est fort égal; mais ce qui ne m'est point égal, ce qui me peine, ce qui m'humilie, c'est que j'ai peur, moi aussi, d'avoir une certitude.

—Laquelle, mon père? En tout cas, je pense que nos certitudes diffèrent tout à fait l'une de l'autre.

—La mienne est que vous êtes un niais, mon fils, et cela n'est point permis à un grand gaillard taillé comme vous l'êtes; voyez, mais voyez donc là bas!

—Je vois, monsieur.

—Eh bien! la reine se retourne, et c'est pour la troisième fois; oui, monsieur, la reine s'est retournée trois fois, et tenez, la voilà qui se retourne encore; elle cherche qui, monsieur le niais, monsieur le puritain, monsieur de l'Amérique, oh!

Et le petit vieillard mordit, non plus avec ses dents, mais avec ses gencives, le gant de daim gris qui eût enfermé deux mains comme la sienne.

—Eh bien! monsieur, fit le jeune homme, quand il serait vrai, ce qui ne l'est probablement point, que c'est moi que la reine cherche?

—Oh! répéta encore le vieillard en trépignant, il a dit: «Quand ce serait vrai»; mais cet homme-là n'est pas de mon sang, cet homme-là n'est pas un Taverney!

—Je ne suis pas de votre sang, murmura Philippe.

Puis, tout bas et les yeux au ciel:

—Faut-il en remercier Dieu? dit-il.

—Monsieur, dit le vieillard, je vous dis que la reine vous demande; monsieur, je vous dis que la reine vous cherche.

—Vous avez bonne vue, mon père, dit sèchement Philippe.

—Voyons, reprit plus doucement le vieillard en essayant de modérer son impatience, voyons, laisse-moi t'expliquer. Il est vrai, tu as tes raisons, mais enfin, moi, j'ai l'expérience; voyons, mon bon Philippe, es-tu ou n'es-tu pas un homme?

Philippe haussa légèrement les épaules et ne répondit rien.

Le vieillard, en ce moment, et voyant qu'il attendait vainement une réponse, se hasarda, plutôt par mépris que par besoin, à fixer les yeux sur son fils, et alors il s'aperçut de toute la dignité, de toute l'impénétrable réserve, de toute la volonté inexpugnable dont ce visage était armé pour le bien, hélas!

Il comprima sa douleur, passa son manchon caressant sur le bout rouge de son nez, et d'une voix douce comme celle d'Orphée parlant aux rochers thessaliens:

—Philippe, mon ami, dit-il, voyons, écoute-moi.

—Eh! répondit le jeune homme, il me semble que je ne fais pas autre chose depuis un quart d'heure, mon père.

«Oh! pensa le vieillard, je vais te faire tomber du haut de ta majesté, monsieur l'Américain; tu as bien ton côté faible, colosse, laisse-moi te saisir ce côté avec mes vieilles griffes, et tu vas voir.»

Puis, tout haut:

—Tu ne t'es pas aperçu d'une chose? dit-il.

—De laquelle?

—D'une chose qui fait honneur à ta naïveté.

—Voyons, dites, monsieur.

—C'est tout simple, tu arrives d'Amérique, tu es parti dans un moment où il n'y avait plus qu'un roi et plus de reine, si ce n'est la Du Barry, majesté peu respectable; tu reviens, tu vois une reine et tu te dis: «Respectons-la.»

—Sans doute.

—Pauvre enfant! fit le vieillard.

Et il se mit à étouffer à la fois, dans son manchon, une toux et un éclat de rire.

—Comment, dit Philippe, vous me plaignez, monsieur, de ce que je respecte la royauté, vous un Taverney-Maison-Rouge; vous, un des bons gentilshommes de France.

—Attends donc, je ne te parle pas de la royauté, moi, je te parle de la reine.

—Et vous faites une différence?

—Pardieu! qu'est-ce que la royauté, mon cher? une couronne; on n'y touche pas, à cela, peste! Qu'est-ce que la reine? une femme; oh! une femme, c'est différent, on y touche.

—On y touche! s'écria Philippe rougissant à la fois de colère et de mépris, accompagnant ces paroles d'un geste si superbe, que nulle femme n'eût pu le voir sans l'aimer, nulle reine sans l'adorer.

—Tu n'en crois rien, non; eh bien! demande, reprit le petit vieillard avec un accent bas et presque farouche, tant il mit de cynisme dans son sourire, demande à M. de Coigny, demande à M. de Lauzun, demande à M. de Vaudreuil.

—Silence! silence, mon père, s'écria Philippe d'une voix sourde, ou pour ces trois blasphèmes, ne pouvant vous frapper trois fois de mon épée, c'est moi, je vous le jure, qui me frapperai moi-même, et sans pitié, et sur l'heure.

Taverney fit un pas à reculons, tourna sur lui-même comme eût fait Richelieu à trente ans, et secouant son manchon:

—Oh! en vérité, l'animal est stupide, dit-il; le cheval est un âne, l'aigle une oie, le coq un chapon. Bonsoir, tu m'as réjoui; je me croyais l'ancêtre, le Cassandre, et voilà que je suis Valère, que je suis Adonis, que je suis Apollon; bonsoir.

Et il pirouetta encore une fois sur ses talons.

Philippe était devenu sombre; il arrêta le vieillard au demi-tour.

—Vous n'avez point parlé sérieusement, n'est-ce pas, mon père? dit-il, car il est impossible qu'un gentilhomme d'aussi bonne race que vous ait contribué à accréditer de telles calomnies, semées par les ennemis, non seulement de la femme, non seulement de la reine, mais encore de la royauté.

—Il en doute encore, la double brute! s'écria Taverney.

—Vous m'avez parlé comme vous parleriez devant Dieu?

—En vérité.

—Devant Dieu de qui vous vous rapprochez chaque jour?

Le jeune homme avait repris la conversation si dédaigneusement interrompue par lui; c'était un succès pour le baron, il se rapprocha.

—Mais, dit-il, il me semble que je suis quelque peu gentilhomme, monsieur mon fils, et que je ne mens pas... toujours.

Ce toujours était quelque peu risible, et cependant Philippe ne rit pas.

—Ainsi, dit-il, monsieur, c'est votre opinion que la reine a eu des amants?

—Belle nouvelle!

—Ceux que vous avez cités?

—Et d'autres... que sais-je? Interroge la ville et la cour. Il faut revenir d'Amérique pour ignorer ce qu'on dit.

—Et qui dit cela, monsieur, de vils pamphlétaires?

—Oh! oh! est-ce que vous me prenez pour un gazetier, par hasard?

—Non, et c'est là le malheur, c'est que des hommes comme vous répètent de pareilles infamies, qui se dissoudraient comme les vapeurs malfaisantes qui obscurcissent parfois le plus beau soleil. C'est vous, et les gens de race, qui donnez en les répétant à ces propos une terrible consistance. Oh! monsieur, par religion, ne répétez plus de pareilles choses!

—Je les répète cependant.

—Et pourquoi les répétez-vous? s'écria le jeune homme en frappant du pied.

—Eh! dit le vieillard en se cramponnant au bras de son fils et en le regardant avec son sourire de démon, pour te prouver que je n'avais pas tort de te dire: «Philippe, la reine se retourne; Philippe, la reine cherche; Philippe, la reine désire; Philippe, cours, cours, la reine attend!»

—Oh! s'écria le jeune homme en cachant sa tête dans ses mains, au nom du Ciel! taisez-vous, mon père, vous me rendriez fou.

—En vérité, Philippe, je ne te comprends pas, répondit le vieillard; est-ce un crime d'aimer? Cela prouve qu'on a du cœur, et dans les yeux de cette femme, dans sa voix, dans sa démarche, ne sent-on pas son cœur? Elle aime, elle aime, te dis-je; mais tu es un philosophe, un puritain, un quaker, un homme d'Amérique, tu n'aimes pas, toi; laisse-la donc regarder, laisse-la se retourner, laisse-la attendre, insulte-la, méprise-la, repousse-la, Philippe, c'est-à-dire Joseph de Taverney.

Et, sur ces mots accentués avec une ironie sauvage, le petit vieillard, voyant l'effet qu'il avait produit, se sauva comme le tentateur après avoir donné le premier conseil du crime.

Philippe demeura seul, le cœur gonflé, le cerveau bouillonnant; il ne songea même pas que depuis une demi-heure il était resté cloué à la même place; que la reine avait fini son tour de promenade, qu'elle revenait, qu'elle le regardait, et que, du milieu de son cortège, elle cria en passant:

—Vous devez être bien reposé, monsieur de Taverney, venez donc, il n'est tel que vous pour promener royalement une reine. Rangez-vous, messieurs.

Philippe courut à elle, aveugle, étourdi, ivre.

En posant sa main sur le dossier du traîneau, il se sentit brûler; la reine était nonchalamment renversée en arrière, ses doigts avaient effleuré les cheveux de Marie-Antoinette.


Chapitre XI

Le «Suffren»

Contre toutes les habitudes de la cour, le secret avait été fidèlement gardé à Louis XVI et au comte d'Artois.

Nul ne sut à quelle heure et comment devait arriver M. de Suffren.

Le roi avait indiqué son jeu pour le soir.

À sept heures, il entra avec les princes et les princesses de sa famille.

La reine arriva tenant Madame Royale, qui n'avait que sept ans encore, par la main.

L'assemblée était nombreuse et brillante.

Pendant les préliminaires de la réunion, au moment où chacun prenait place, le comte d'Artois s'approcha tout doucement de la reine et lui dit:

—Ma sœur, regardez bien autour de vous.

—Eh bien! dit-elle, je regarde.

—Que voyez-vous?

La reine promena ses yeux dans le cercle, fouilla les épaisseurs, sonda les vides, et apercevant partout des amis, partout des serviteurs, parmi lesquels Andrée et son frère:

—Mais, dit-elle, je vois des visages fort agréables, des visages amis surtout.

—Ne regardez pas qui nous avons, ma sœur, regardez qui nous manque.

—Ah! c'est ma foi vrai! s'écria-t-elle.

Le comte d'Artois se mit à rire.

—Encore absent, reprit la reine. Ah çà! le ferai-je toujours fuir ainsi?

—Non, dit le comte d'Artois; seulement la plaisanterie se prolonge, Monsieur est allé attendre le bailli de Suffren à la barrière.

—Mais, en ce cas, je ne vois pas pourquoi vous riez, mon frère.

—Vous ne voyez pas pourquoi je ris?

—Sans doute, si Monsieur a été attendre le bailli de Suffren à la barrière, il a été plus fin que nous, voilà tout, puisque le premier il le verra et, par conséquent, le complimentera avant tout le monde.

—Allons donc, chère sœur, répliqua le jeune prince en riant, vous avez une bien petite idée de notre diplomatie: Monsieur est allé attendre le bailli à la barrière de Fontainebleau, c'est vrai, mais nous avons, nous, quelqu'un qui l'attend au relais de Villejuif.

—En vérité?

—En sorte, continua le comte d'Artois, que Monsieur se morfondra seul à sa barrière, tandis que, sur un ordre du roi, M. de Suffren, tournant Paris, arrivera directement à Versailles, où nous l'attendons.

—C'est merveilleusement imaginé.

—Mais pas mal, et je suis assez content de moi. Faites votre jeu, ma sœur.

Il y avait en ce moment dans la salle du jeu cent personnes au moins de la plus haute qualité: M. de Condé, M. de Penthièvre, M. de La Trémouille, les princesses.

Le roi s'aperçut que M. le comte d'Artois faisait rire la reine, et pour se mettre un peu dans leur complot, il leur envoya un coup d'œil des plus significatifs.

La nouvelle de l'arrivée du commandeur de Suffren ne s'était point répandue, comme nous l'avons dit, et cependant on n'avait pu étouffer comme un présage qui planait au-dessus des esprits.

On sentait quelque chose de caché qui allait apparaître, quelque chose de nouveau qui allait éclore; c'était un intérêt inconnu qui se répandait par tout ce monde, où le moindre événement prend de l'importance dès que le maître a froncé le sourcil pour désapprouver ou plissé la bouche pour sourire.

Le roi, qui avait habitude de jouer un écu de six livres, afin de modérer le jeu des princes et des seigneurs de la cour, le roi ne s'aperçut pas qu'il mettait sur la table tout ce qu'il avait d'or dans ses poches.

La reine, entièrement à son rôle, fit de la politique et dérouta l'attention du cercle par l'ardeur factice qu'elle mit à son jeu.

Philippe, admis à la partie et placé en face de sa sœur, absorbait par tous ses sens à la fois l'impression inouïe, stupéfiante de cette faveur qui le réchauffait inopinément.

Les paroles de son père lui revenaient, quoi qu'il en eût, à la mémoire. Il se demandait si, en effet, le vieillard, qui avait vu trois ou quatre règnes de favorites, ne savait pas au juste l'histoire des temps et des mœurs.

Il se demandait si ce puritanisme qui tient de l'adoration religieuse n'était pas un ridicule de plus qu'il avait rapporté des pays lointains.

La reine, si poétique, si belle, si fraternelle pour lui, n'était-elle en somme qu'une coquette terrible, curieuse d'attacher une passion de plus à ses souvenirs, comme l'entomologiste attache un insecte ou un papillon de plus sous sa montre, sans s'inquiéter de ce que souffre le pauvre animal dont une épingle traverse le cœur?

Et cependant la reine n'était pas une femme vulgaire, un caractère banal. Un regard d'elle signifiait quelque chose, d'elle qui ne laissait jamais tomber son regard sans en calculer la portée.

«Coigny, Vaudreuil, répétait Philippe, ils ont aimé la reine et ils en sont aimés. Oh! pourquoi, oh! pourquoi cette calomnie est-elle si sombre; pourquoi un rayon de lumière ne glisse-t-il pas dans ce profond abîme qu'on appelle un cœur de femme, plus profond encore lorsque c'est un cœur de reine?»

Et lorsque Philippe avait assez ballotté ces deux noms dans sa pensée, il regardait à l'extrémité de la table MM. de Coigny et de Vaudreuil, qui, par un singulier caprice du hasard, se trouvaient assis côte à côte, les yeux tournés sur un autre point que celui où se trouvait la reine, insouciants, pour ne pas dire oublieux.

Et Philippe se disait qu'il était impossible que ces deux hommes eussent aimé et fussent si calmes, qu'ils eussent été aimés et qu'ils fussent si oublieux. Oh! si la reine l'aimait, lui, il deviendrait fou de bonheur; si elle l'oubliait après l'avoir aimé, il se tuerait de désespoir.

Et de MM. de Coigny et de Vaudreuil, Philippe passait à Marie-Antoinette.

Et, toujours rêvant, il interrogeait ce front si pur, cette bouche si impérieuse, ce regard si majestueux; il demandait à toutes les beautés de cette femme la révélation du secret de la reine.

Oh! non, calomnies, calomnies! que tous ces bruits vagues qui commençaient à circuler dans le peuple, et auxquels les intérêts, les haines ou les intrigues de la cour donnaient seuls quelque consistance.

Philippe en était là de ses réflexions quand sept heures trois quarts sonnèrent à l'horloge de la salle des gardes. Au même instant, un grand bruit se fit entendre.

Dans cette salle, des pas retentirent pressés et rapides. La crosse des fusils frappa les dalles. Un brouhaha de voix, pénétrant par la porte entrouverte, appela l'attention du roi, qui renversa la tête en arrière pour mieux entendre, puis fit un signe à la reine.

Celle-ci comprit l'indication et immédiatement leva la séance.

Chaque joueur ramassant ce qu'il avait devant lui attendit, pour prendre une résolution, que la reine eût laissé deviner la sienne.

La reine passa dans la grande salle de réception.

Le roi y était arrivé devant elle.

Un aide de camp de M. de Castries, ministre de la Marine, s'approcha du roi et lui dit quelques mots à l'oreille.

—Bien, répondit le roi, allez.

Puis à la reine:

—Tout va bien, ajouta-t-il.

Chacun interrogea son voisin du regard, le «tout va bien» donnant fort à penser à tout le monde.

Tout à coup, M. le maréchal de Castries entra dans la salle en disant à haute voix:

—Sa Majesté veut-elle recevoir M. le bailli de Suffren, qui arrive de Toulon?

À ce nom, prononcé d'une voix haute, enjouée, triomphante, il se fit dans l'assemblée un tumulte inexprimable.

—Oui, monsieur, répondit le roi, et avec grand plaisir.

M. de Castries sortit.

Il y eut presque un mouvement en masse vers la porte par où M. de Castries venait de disparaître.

Pour expliquer cette sympathie de la France envers M. de Suffren, pour faire comprendre l'intérêt qu'un roi, qu'une reine, que des princes d'un sang royal mettaient à jouir les premiers d'un coup d'œil de Suffren, peu de mots suffiront. Suffren est un nom essentiellement français: comme Turenne, comme Catinat, comme Jean-Bart.

Depuis la guerre avec l'Angleterre, ou plutôt depuis la dernière période de combats qui avaient précédé la paix, M. le commandant de Suffren avait livré sept grandes batailles navales sans subir une défaite; il avait pris Trinquemalé et Gondelour, assuré les possessions françaises, nettoyé la mer, et appris au nabab Haïder-Ali que la France était la première puissance de l'Europe. Il avait apporté dans l'exercice de la profession de marin toute la diplomatie d'un négociateur fin et honnête, toute la bravoure et toute la tactique d'un soldat, toute l'habileté d'un sage administrateur. Hardi, infatigable, orgueilleux quand il s'agissait de l'honneur du pavillon français, il avait fatigué les Anglais sur terre et sur mer, à ce point que ces fiers marins n'osèrent jamais achever une victoire commencée, ou tenter une attaque sur Suffren quand le lion montrait les dents.

Puis après l'action, pendant laquelle il avait prodigué sa vie avec l'insouciance du dernier matelot, on l'avait vu humain, généreux, compatissant; c'était le type du vrai marin, un peu oublié depuis Jean-Bart et Duguay-Trouin, que la France retrouvait dans le bailli de Suffren.

Nous n'essaierons pas de peindre le bruit et l'enthousiasme que son arrivée à Versailles fit éclater parmi les gentilshommes convoqués à cette réunion.

Suffren était un homme de cinquante-six ans, gros, court, à l'œil de feu, au geste noble et facile. Agile malgré son obésité, majestueux malgré sa souplesse, il portait fièrement sa coiffure, ou plutôt sa crinière et, comme un homme habitué à se jouer de toutes les difficultés, il avait trouvé moyen de se faire habiller et coiffer dans son carrosse de poste.

Il portait l'habit bleu brodé d'or, la veste rouge, la culotte bleue. Il avait gardé le col militaire sur lequel son puissant menton venait s'arrondir comme le complément obligé de sa tête colossale.

Lorsqu'il était entré dans la salle des gardes, quelqu'un avait dit un mot à M. de Castries, lequel se promenait en long et en large avec impatience, et aussitôt celui-ci s'était écrié:

—M. de Suffren, messieurs!

Aussitôt les gardes, sautant sur leurs mousquetons, s'étaient alignés d'eux-mêmes comme s'il se fût agi du roi de France, et, le bailli une fois passé, ils s'étaient formés derrière lui en bon ordre, quatre par quatre, comme pour lui servir de cortège.

Lui, serrant les mains de M. de Castries, il avait cherché à l'embrasser.

Mais le ministre de la Marine le repoussait doucement.

—Non, non, monsieur, lui disait-il, non, je ne veux pas priver du bonheur de vous embrasser le premier quelqu'un qui en est plus digne que moi.

Et il conduisit de cette façon M. de Suffren jusqu'à Louis XVI.

—M. le bailli! s'écria le roi tout rayonnant.

Et dès qu'il l'aperçut:

—Soyez le bienvenu à Versailles. Vous y apportez la gloire, vous y apportez tout ce que les héros donnent à leurs contemporains sur la terre; je ne vous parle point de l'avenir, c'est votre propriété. Embrassez-moi, monsieur le bailli.

M. de Suffren avait fléchi le genou, le roi le releva et l'embrassa si cordialement qu'un long frémissement de joie et de triomphe courut par toute l'assemblée.

Sans le respect dû au roi, tous les assistants se fussent confondus en bravos et en cris d'approbation.

Le roi se tourna vers la reine.

—Madame, dit-il, voici M. de Suffren, le vainqueur de Trinquemalé et de Gondelour, la terreur de nos voisins les Anglais, mon Jean-Bart à moi!

—Monsieur, dit la reine, je n'ai pas d'éloges à vous faire. Sachez seulement que vous n'avez pas tiré un coup de canon pour la gloire de la France sans que mon cœur ait battu d'admiration et de reconnaissance pour vous.

La reine avait à peine achevé que le comte d'Artois, s'approchant avec son fils, M. le duc d'Angoulême:

—Mon fils, dit-il, vous voyez un héros. Regardez-le bien, la chose est rare.

—Monseigneur, répondit le jeune prince à son père, tout à l'heure encore je lisais les grands hommes de Plutarque, mais je ne les voyais pas. Je vous remercie de m'avoir montré M. de Suffren.

Au murmure qui se fit autour de lui, l'enfant put comprendre qu'il venait de dire un mot qui resterait.

Le roi alors prit le bras de M. de Suffren et se disposa tout d'abord à l'emmener dans son cabinet pour l'entretenir en géographe de ses voyages et de son expédition.

Mais M. de Suffren fit une respectueuse résistance.

—Sire, dit-il, veuillez permettre, puisque Votre Majesté a tant de bontés pour moi...

—Oh! s'écria le roi, vous demandez, monsieur de Suffren?

—Sire, un de mes officiers a commis contre la discipline une faute si grave, que j'ai pensé que Votre Majesté devait seule être juge de la cause.

—Oh! monsieur de Suffren, dit le roi, j'espérais que votre première demande serait une faveur et non pas une punition.

—Sire, Votre Majesté, j'ai eu l'honneur de le lui dire, sera juge de ce qu'elle doit faire.

—J'écoute.

—Au dernier combat, cet officier dont je parle à Votre Majesté montait le Sévère.

—Oh! ce bâtiment qui a amené son pavillon, dit le roi en fronçant le sourcil.

—Sire, le capitaine du Sévère avait en effet amené son pavillon, répondit M. de Suffren en s'inclinant, et déjà Sir Hugues, l'amiral anglais, envoyait un canot pour amariner la prise; mais le lieutenant du bâtiment, qui surveillait les batteries de l'entrepont, s'étant aperçu que le feu cessait, et ayant reçu l'ordre de faire taire les canons, monta sur le pont; il vit alors le pavillon amené et le capitaine prêt à se rendre. J'en demande pardon à Votre Majesté, sire, mais à cette vue, tout ce qu'il avait de sang français en lui se révolta. Il prit le pavillon qui se trouvait à portée de sa main, s'empara d'un marteau et, tout en ordonnant de recommencer le feu, il alla clouer le pavillon au-dessous de la flamme. C'est par cet événement, sire, que le Sévère fut conservé à Votre Majesté.

—Beau trait! fit le roi.

—Brave action! dit la reine.

—Oui, sire, oui, madame; mais grave rébellion contre la discipline. L'ordre était donné par le capitaine, le lieutenant devait obéir Je vous demande donc la grâce de cet officier, sire, et je vous la demande avec d'autant plus d'insistance qu'il est mon neveu.

—Votre neveu! s'écria le roi, et vous ne m'en avez point parlé!

—Au roi, non, mais j'ai eu l'honneur de faire mon rapport à M. le ministre de le Marine, en le priant de n'en rien dire à Sa Majesté avant que j'eusse obtenu la grâce du coupable.

—Accordée, accordée, s'écria le roi; et je promets d'avance ma protection à tout indiscipliné qui saura venger ainsi l'honneur du pavillon et du roi de France. Vous eussiez dû me présenter cet officier, monsieur le bailli.

—Il est ici, répliqua M. de Suffren, et puisque Votre Majesté le permet...

M. de Suffren se retourna.

—Approchez, monsieur de Charny, dit-il.

La reine tressaillit. Ce nom éveillait dans son esprit un souvenir trop récent pour être effacé.

Alors un jeune officier se détacha du groupe formé par M. de Suffren et apparut tout à coup aux yeux du roi.

La reine avait fait un mouvement de son côté pour aller au-devant du jeune homme, tout enthousiasmée qu'elle était du récit de sa belle action.

Mais au nom, mais à la vue du marin que M. de Suffren présentait au roi, elle s'arrêta, pâlit et poussa comme un petit murmure.

Mlle de Taverney, elle aussi, pâlit et regarda avec anxiété la reine.

Quant à M. de Charny, sans rien voir, sans rien regarder, sans que son visage exprimât d'autre émotion que le respect, il s'inclina devant le roi qui lui donna sa main à baiser; puis il rentra modeste et tremblant, sous les regards avides de l'assemblée, dans le cercle d'officiers qui le félicitaient bruyamment et l'étouffaient de caresses.

Il y eut un moment de silence et d'émotion, pendant lequel on eût pu voir le roi radieux, la reine souriante et indécise, M. de Charny les yeux baissés, et Philippe, à qui l'émotion de la reine n'avait point échappé, inquiet et interrogateur.

—Allons, allons, dit enfin le roi, venez, monsieur de Suffren, venez, que nous causions; je meurs du désir de vous entendre et de vous prouver combien j'ai pensé à vous.

—Sire, tant de bontés...

—Oh! vous verrez mes cartes, monsieur le bailli; vous verrez chaque phase de votre expédition prévue ou devinée d'avance par ma sollicitude. Venez, venez.

Puis, après avoir fait quelques pas, en entraînant M. de Suffren, il se retourna tout à coup vers la reine:

—À propos, madame, dit-il, je fais construire, comme vous savez, un vaisseau de cent canons; j'ai changé d'avis sur le nom qu'il doit porter. Au lieu de l'appeler comme nous avions dit, n'est-ce pas, madame...

Marie-Antoinette, un peu revenue à elle, saisit au vol la pensée du roi.

—Oui, oui, dit-elle, nous l'appellerons le Suffren, et j'en serai la marraine avec M. le bailli.

Des cris, jusque-là contenus, se firent jour avec violence:

—Vive le roi! Vive la reine!

—Et vive le Suffren! ajouta le roi avec une exquise délicatesse—car nul ne pouvait crier: «Vive M. de Suffren!» en présence du roi, tandis que les plus minutieux observateurs de l'étiquette pouvaient crier: «Vive le vaisseau de Sa Majesté!»

—Vive le Suffren! répéta donc l'assemblée avec enthousiasme.

Le roi fit un signe de remerciement de ce que l'on avait si bien compris sa pensée, et emmena le bailli chez lui.


Chapitre XII

M. de Charny

Aussitôt que le roi eut disparu, tout ce qu'il y avait dans la salle de princes et de princesses vint se grouper autour de la reine.

Un signe du bailli de Suffren avait ordonné à son neveu de l'attendre; et, après un salut indiquant l'obéissance, il était resté dans le groupe où nous l'avons vu.

La reine, qui avait échangé avec Andrée plusieurs coups d'œil significatifs, ne perdait presque plus de vue le jeune homme, et chaque fois qu'elle le regardait, elle se disait: «C'est lui, à n'en pas douter.»

Ce à quoi Mlle de Taverney répondait par une pantomime qui ne devait laisser aucun doute à la reine, attendu qu'elle signifiait: «Oh! mon Dieu! oui, madame; c'est lui, c'est bien lui!»

Philippe, nous l'avons déjà dit, voyait cette préoccupation de la reine; il la voyait et il en sentait sinon la cause, du moins le sens vague.

Jamais celui qui aime ne s'abuse sur l'impression de ceux qu'il aime.

Il devinait donc que la reine venait d'être frappée par quelque événement singulier, mystérieux, inconnu à tout le monde, excepté à elle et à Andrée.

En effet, la reine avait perdu contenance et cherché un refuge derrière son éventail, elle qui d'habitude faisait baisser les yeux à tout le monde.

Tandis que le jeune homme se demandait à quoi aboutirait cette préoccupation de Sa Majesté, tandis qu'il cherchait à sonder la physionomie de MM. de Coigny et de Vaudreuil afin de s'assurer s'ils n'étaient pour rien dans ce mystère, et qu'il les voyait fort indifféremment occupés à entretenir M. de Haga, qui était venu faire sa cour à Versailles, un personnage, revêtu du majestueux habit de cardinal, entra suivi d'officiers et de prélats dans le salon où l'on se trouvait.

La reine reconnut M. Louis de Rohan; elle le vit d'un bout de la salle à l'autre, et aussitôt détourna la tête sans même prendre la peine de dissimuler le froncement de ses sourcils.

Le prélat traversa toute l'assemblée sans saluer personne, et vint droit à la reine, devant laquelle il s'inclina bien plus en homme du monde qui salue une femme qu'en sujet qui salue une reine.

Puis il adressa un compliment fort galant à Sa Majesté, qui détourna la tête, murmura deux ou trois mots d'un cérémonial glacé, et reprit sa conversation avec Mme de Lamballe et Mme de Polignac.

Le prince Louis ne parut point s'être aperçu du mauvais accueil de la reine. Il accomplit ses révérences, se retourna sans précipitation, et avec toute la grâce d'un parfait homme de cour, s'adressa à Mesdames, tantes du roi, qu'il entretint longtemps, attendu qu'en vertu du jeu de bascule en usage à la cour, il obtenait là un accueil aussi bienveillant que celui de la reine avait été glacé.

Le cardinal Louis de Rohan était un homme dans la force de l'âge, d'une imposante figure, d'un noble maintien; ses traits respiraient l'intelligence et la douceur; il avait la bouche fine et circonspecte, la main admirable; son front, un peu dégarni, accusait l'homme de plaisir ou l'homme d'étude; et chez le prince de Rohan, il y avait effectivement de l'un et de l'autre.

C'était un homme recherché par les femmes qui aimaient la galanterie sans fadeur et sans bruit. On le citait pour sa magnificence. Il avait en effet trouvé moyen de se croire pauvre avec seize cent mille livres de revenu.

Le roi l'aimait parce qu'il était savant; la reine le haïssait au contraire.

Les raisons de cette haine n'ont jamais été bien connues à fond, mais elles peuvent soutenir deux sortes de commentaires.

D'abord, en sa qualité d'ambassadeur à Vienne, le prince Louis aurait écrit, disait-on, au roi Louis XV, sur Marie-Thérèse, des lettres pleines d'ironie que jamais Marie-Antoinette n'aurait pu pardonner à ce diplomate.

En outre, et ceci est plus humain et surtout plus vraisemblable, l'ambassadeur, à propos du mariage de la jeune archiduchesse avec le dauphin, aurait écrit, toujours au roi Louis XV, qui aurait lu tout haut la lettre à un souper chez Mme Du Barry, aurait écrit, disons-nous, certaines particularités hostiles à l'amour-propre de la jeune femme, fort maigre à cette époque.

Ces attaques auraient vivement blessé Marie-Antoinette, qui ne pouvait s'en reconnaître publiquement la victime, et se serait juré d'en punir tôt ou tard l'auteur.

Il y avait naturellement là-dessous toute une intrigue politique.

L'ambassade de Vienne avait été retirée à M. de Breteuil au bénéfice de M. de Rohan.

M. de Breteuil, trop faible pour lutter ouvertement contre le prince, avait alors employé ce qu'en diplomatie on appelle l'adresse. Il s'était procuré les copies, ou même les originaux des lettres du prélat, alors ambassadeur, et balançant les services réels rendus par le diplomate avec la petite hostilité qu'il exerçait contre la famille impériale autrichienne, il avait trouvé dans la dauphine un auxiliaire décidé à perdre un jour M. le prince de Rohan.

Cette haine couvait sourdement à la cour: elle y rendait difficile la position du cardinal.

Chaque fois qu'il voyait la reine, il subissait ce glacial accueil dont nous avons essayé de donner une idée.

Mais plus grand que le dédain, soit qu'il fût réellement fort, soit qu'un sentiment irrésistible l'entraînât à pardonner tout à son ennemie, Louis de Rohan ne négligeait aucune occasion de se rapprocher de Marie-Antoinette, et les moyens ne lui manquaient pas, le prince Louis de Rohan étant grand aumônier de la cour.

Jamais il ne s'était plaint, jamais il n'avait rien avancé à personne. Un petit cercle d'amis, parmi lesquels on distinguait le baron de Planta, officier allemand, son confident intime, servait à le consoler des rebuffades royales quand les dames de la cour, qui en fait de sévérité pour le cardinal ne se modelaient pas toutes sur la reine, n'avaient point opéré cet heureux résultat.

Le cardinal venait de passer comme une ombre sur le tableau riant qui se jouait dans l'imagination de la reine. Aussi, à peine se fut-il éloigné d'elle, que Marie-Antoinette se rassérénant:

—Savez-vous, dit-elle à Mme la princesse de Lamballe, que le trait de ce jeune officier, neveu de M. le bailli, est un des plus remarquables de cette guerre? Comment l'appelle-t-on, déjà?

—M. de Charny, je crois, répondit la princesse.

Puis, se retournant du côté d'Andrée pour l'interroger:

—N'est-ce point cela, mademoiselle de Taverney? demanda-t-elle.

—Charny, oui, Votre Altesse, répondit Andrée.

—Il faut, continua la reine, que M. de Charny nous raconte à nous-même cet épisode, sans nous faire grâce d'un seul détail. Qu'on le cherche. Est-il toujours ici?

Un officier se détacha et s'empressa de sortir pour exécuter l'ordre de la reine.

Au même instant, comme elle regardait autour d'elle, elle aperçut Philippe, et, impatiente comme toujours:

—Monsieur de Taverney, dit-elle, voyez donc.

Philippe rougit; peut-être pensait-il qu'il eût dû prévenir le désir de sa souveraine. Il se mit donc à la recherche de ce bienheureux officier qu'il n'avait pas quitté de l'œil depuis sa présentation.

La recherche lui fut donc bien facile.

M. de Charny arriva l'instant d'après entre les deux messagers de la reine.

Le cercle s'élargit devant lui; la reine put alors l'examiner avec plus d'attention qu'il ne lui avait été possible de le faire la veille.

C'était un jeune homme de vingt-sept à vingt-huit ans, à la taille droite et mince, aux épaules larges, à la jambe parfaite. Sa figure, fine et douce à la fois, prenait un caractère d'énergie singulière à chaque fois qu'il dilatait son grand œil bleu au regard profond.

Il était, chose étonnante pour un homme arrivant de faire les guerres de l'Inde, il était aussi blanc de teint que Philippe était brun; son col nerveux, et d'un dessin admirable, se jouait dans une cravate d'une blancheur moins éclatante que celle de sa peau.

Lorsqu'il s'approcha du groupe au centre duquel se tenait la reine, il n'avait encore en aucune façon manifesté qu'il connût soit Mlle de Taverney, soit la reine elle-même.

Entouré d'officiers qui le questionnaient et auxquels il répondait civilement, il semblait avoir oublié qu'il y eût un roi auquel il avait parlé, une reine qui l'avait regardé.

Cette politesse, cette réserve étaient de nature à le faire remarquer beaucoup plus encore par la reine, si délicate sur tout ce qui tenait aux procédés.

Ce n'était pas seulement aux autres que M. de Charny avait raison de cacher sa surprise à la vue si inattendue de la dame du fiacre. Le comble de la prud'homie, c'était de lui laisser, s'il était possible, ignorer à elle-même qu'elle venait d'être reconnue.

Le regard de Charny, demeuré naturel, et chargé d'une timidité de bon goût, ne se leva donc point avant que la reine ne lui eût adressé la parole.

—Monsieur de Charny, lui dit-elle, ces dames éprouvent le désir, désir bien naturel puisque je l'éprouve comme elles, ces dames éprouvent le désir de connaître l'affaire du vaisseau dans tous ses détails; contez-nous cela, je vous prie.

—Madame, répliqua le jeune marin au milieu d'un profond silence, je supplie Votre Majesté, non point par modestie, mais par humanité, de me dispenser de ce récit; ce que j'ai fait comme lieutenant du Sévère, dix officiers, mes camarades, ont pensé à le faire en même temps que moi; j'ai exécuté le premier, voilà tout mon mérite. Quant à donner à ce qui a été fait l'importance d'une narration adressée à Sa Majesté, non, madame, c'est impossible, et votre grand cœur, votre cœur royal, surtout, le comprendra.

«L'ex-commandant du Sévère est un brave officier qui, ce jour-là, avait perdu la tête. Hélas! madame, vous avez dû l'entendre dire aux plus courageux, on n'est pas brave tous les jours. Il lui fallait dix minutes pour se remettre; notre détermination de ne pas nous rendre lui a donné ce répit, et le courage lui est revenu; dès ce moment, il a été le plus brave de nous tous; voilà pourquoi je conjure Votre Majesté de ne pas exagérer le mérite de mon action, ce serait une occasion d'écraser ce pauvre officier qui pleure tous les jours l'oubli d'une minute.

—Bien! bien! dit la reine touchée et rayonnante de joie, en entendant le favorable murmure que les généreuses paroles du jeune officier avaient soulevé autour d'elle; bien! monsieur de Charny, vous êtes un honnête homme, c'est ainsi que je vous connaissais.

À ces mots, l'officier releva la tête, une rougeur toute juvénile empourprait son visage; ses yeux allaient de la reine à Andrée avec une sorte d'effroi. Il redoutait la vue de cette nature si généreuse et si téméraire dans sa générosité.

En effet, M. de Charny n'était pas au bout.

—Car, continua l'intrépide reine, il est bon que vous sachiez tous que M. de Charny, ce jeune officier, ce débarqué d'hier, cet inconnu, était déjà fort connu de nous avant qu'il nous fût présenté ce soir, et mérite d'être connu et admiré de toutes les femmes.

On vit que la reine allait parler, qu'elle allait raconter une histoire dans laquelle chacun pouvait glaner, soit un petit scandale, soit un petit secret. On fit donc cercle, on écouta, on s'étouffa.

—Figurez-vous, mesdames, dit la reine, que M. de Charny est aussi indulgent envers les dames qu'il est impitoyable envers les Anglais. On m'a conté de lui une histoire qui, je vous le déclare d'avance, lui a fait le plus grand honneur dans mon esprit.

—Oh! madame, balbutia le jeune officier.

On devine que les paroles de la reine, la présence de celui auquel elles s'adressaient, ne firent que redoubler la curiosité.

Un frémissement courut dans tout l'auditoire.

Charny, le front couvert de sueur, eût donné un an de sa vie pour être encore dans l'Inde.

—Voici le fait, poursuivit la reine: Deux dames que je connais étaient attardées, embarrassées dans une foule. Elles couraient un danger réel, un grand danger. M. de Charny passait en ce moment, par hasard ou plutôt par bonheur; il écarta la foule et prit, sans les connaître et quoiqu'il fût difficile de reconnaître leur rang, il prit les deux dames sous sa protection, les accompagna fort loin... à dix lieues de Paris, je crois.

—Oh! Votre Majesté exagère, dit en riant Charny rassuré par le tour qu'avait pris la narration.

—Voyons, mettons cinq lieues et n'en parlons plus, interrompit le comte d'Artois, se mêlant soudain à la conversation.

—Soit, mon frère, continua la reine; mais ce qu'il y eut de plus beau, c'est que M. de Charny ne chercha même pas à savoir le nom des deux dames auxquelles il avait rendu ce service, c'est qu'il les déposa à l'endroit qu'elles lui indiquèrent, c'est qu'il s'éloigna sans retourner la tête, de sorte qu'elles échappèrent de ses mains protectrices sans avoir été inquiétées un seul instant.

On se récria, on admira; Charny fut complimenté par vingt femmes à la fois.

—C'est beau, n'est-ce pas? acheva la reine; un chevalier de la Table Ronde n'eût pas fait mieux.

—C'est superbe! s'écria le chœur.

—Monsieur de Charny, continua la reine, le roi est occupé sans doute de récompenser M. de Suffren, votre oncle; moi, de mon côté, je voudrais bien faire quelque chose pour le neveu de ce grand homme.

Elle lui tendit la main.

Et tandis que Charny, pâle de joie, y collait ses lèvres, Philippe, pâle de douleur, s'ensevelissait dans les amples rideaux du salon.

Andrée avait aussi pâli, et cependant elle ne pouvait deviner tout ce que souffrait son frère.

La voix de M. le comte d'Artois rompit cette scène, qui eût été si curieuse pour un observateur.

—Ah! mon frère de Provence, dit-il tout haut, arrivez donc, monsieur, arrivez donc; vous avez manqué un beau spectacle, la réception de M. de Suffren. En vérité, c'était un moment que n'oublieront jamais les cœurs français! Comment diable avez-vous manqué cela, vous, mon frère, l'homme exact par excellence?

Monsieur pinça ses lèvres, salua distraitement la reine, et répondit une banalité.

Puis, tout bas, à M. de Favras, son capitaine des gardes:

—Comment se fait-il qu'il soit à Versailles?

—Eh! monseigneur, répliqua celui-ci, je me le demande depuis une heure et ne l'ai point encore compris.


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