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Le Collier de la Reine, Tome I

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Chapitre XXXIII

La maison de la rue Neuve-Saint-Gilles

À la porte du garde, Philippe trouva un carrosse de louage et sauta dedans.

—Rue Neuve-Saint-Gilles, dit-il au cocher, et vivement.

Un homme qui vient de se battre et qui a conservé un air vainqueur, un homme vigoureux dont la taille annonce la noblesse, un homme vêtu en bourgeois et dont la tournure dénonce un militaire, c'était plus qu'il n'en fallait pour stimuler le brave homme, dont le fouet, s'il n'était pas comme le trident de Neptune le sceptre du monde, n'en était pas moins pour Philippe un sceptre très important.

L'automédon à vingt-quatre sous dévora donc l'espace et apporta Philippe tout frémissant rue Saint-Gilles, à l'hôtel du comte de Cagliostro.

L'hôtel était d'une grande simplicité extérieure, d'une grande majesté de lignes, comme la plupart des bâtiments élevés sous Louis XIV, après les concetti de marbre ou de brique entassés par le règne de Louis XIII sur la Renaissance.

Un vaste carrosse, attelé de deux bons chevaux, se balançait sur ses moelleux ressorts, dans une vaste cour d'honneur.

Le cocher, sur son siège, dormait dans sa vaste houppelande fourrée de renard; deux valets, dont l'un portait un couteau de chasse, arpentaient silencieusement le perron.

À part ces personnages agissants, nul symptôme d'existence n'apparaissait dans l'hôtel.

Le fiacre de Philippe ayant reçu l'ordre d'entrer, tout fiacre qu'il était, héla le suisse, qui fit aussitôt crier les gonds de la porte massive.

Philippe sauta à terre, s'élança vers le perron, et s'adressant aux deux valets à la fois:

—M. le comte de Cagliostro? dit-il.

—M. le comte va sortir, répondit un des valets.

—Alors, raison de plus pour que je me hâte, dit Philippe, car j'ai besoin de lui parler avant qu'il sorte. Annoncez le chevalier Philippe de Taverney.

Et il suivit le laquais d'un pas si pressé qu'il arriva en même temps que lui au salon.

—Le chevalier Philippe de Taverney! répéta après le valet une voix mâle et douce à la fois. Faites entrer.

Philippe entra sous l'influence d'une certaine émotion que cette voix si calme avait fait naître en lui.

—Excusez-moi, monsieur, dit le chevalier en saluant un homme de grande taille, d'une vigueur et d'une fraîcheur peu communes, et qui n'était autre que le personnage qui nous est déjà successivement apparu à la table du maréchal de Richelieu, au baquet de Mesmer, dans la chambre de Mlle Oliva et au bal de l'Opéra.

—Vous excuser, monsieur! Et de quoi? répondit-il.

—Mais de ce que je vais vous empêcher de sortir.

—Il eût fallu vous excuser si vous étiez venu plus tard, chevalier.

—Pourquoi cela?

—Parce que je vous attendais.

Philippe fronça le sourcil.

—Comment, vous m'attendiez?

—Oui, j'avais été prévenu de votre visite.

—De ma visite, à moi, vous étiez prévenu?

—Mais oui, depuis deux heures. Il doit y avoir une heure ou deux, n'est-ce pas, que vous vouliez venir ici, lorsqu'un accident indépendant de votre volonté vous a forcé de retarder l'exécution de ce projet?

Philippe serra les poings; il sentait que cet homme prenait une étrange influence sur lui.

Mais lui, sans s'apercevoir le moins du monde des mouvements nerveux qui agitaient Philippe:

—Asseyez-vous donc, monsieur de Taverney, dit-il, je vous en prie.

Et il avança à Philippe un fauteuil placé devant la cheminée.

—Ce fauteuil avait été mis là pour vous, ajouta-t-il.

—Trêve de plaisanteries, monsieur le comte, répliqua Philippe d'une voix qu'il essayait de rendre aussi calme que celle de son hôte, mais de laquelle cependant il ne pouvait faire disparaître un léger tremblement.

—Je ne plaisante pas, monsieur; je vous attendais, vous dis-je.

—Allons, trêve de charlatanisme, monsieur; si vous êtes devin, je ne suis pas venu pour mettre à l'épreuve votre science divinatoire; si vous êtes devin, tant mieux pour vous, car vous savez déjà ce que je viens vous dire, et vous pouvez à l'avance vous mettre à l'abri.

—À l'abri... reprit le comte avec un singulier sourire, et à l'abri de quoi, s'il vous plaît?

—Devinez, puisque vous êtes devin.

—Soit. Pour vous faire plaisir, je vais vous épargner la peine de m'exposer le motif de votre visite: vous venez me chercher une querelle.

—Vous savez cela?

—Sans doute.

—Alors vous savez à quel propos? s'écria Philippe.

—À propos de la reine. À présent, monsieur, à votre tour. Continuez, je vous écoute.

Et ces derniers mots furent prononcés, non plus avec l'accent courtois de l'hôte, mais avec le ton sec et froid de l'adversaire.

—Vous avez raison, monsieur, dit Philippe, et j'aime mieux cela.

—La chose tombe à merveille, alors.

—Monsieur, il existe un certain pamphlet...

—Il y a beaucoup de pamphlets, monsieur.

—Publié par un certain gazetier...

—Il y a beaucoup de gazetiers.

—Attendez; ce pamphlet... nous nous occuperons du gazetier plus tard.

—Permettez-moi de vous dire, monsieur, interrompit Cagliostro avec un sourire, que vous vous en êtes déjà occupé.

—C'est bien; je disais donc qu'il y avait un certain pamphlet dirigé contre la reine.

Cagliostro fit un signe de tête.

—Vous le connaissez, ce pamphlet?

—Oui, monsieur.

—Vous en avez même acheté mille exemplaires.

—Je ne le nie pas.

—Ces mille exemplaires, fort heureusement, ne sont pas parvenus entre vos mains?

—Qui vous fait penser cela, monsieur? dit Cagliostro.

—C'est que j'ai rencontré le commissionnaire qui emportait le ballot, c'est que je l'ai payé, c'est que je l'ai dirigé chez moi, où mon domestique, prévenu d'avance, a dû le recevoir.

—Pourquoi ne faites-vous pas vous-même vos affaires jusqu'au bout?

—Que voulez-vous dire?

—Je veux dire qu'elles seraient mieux faites.

—Je n'ai point fait mes affaires jusqu'au bout, parce que, tandis que mon domestique était occupé de soustraire à votre singulière bibliomanie ces mille exemplaires, moi je détruisais le reste de l'édition.

—Ainsi, vous êtes sûr que les mille exemplaires qui m'étaient destinés sont chez vous.

—J'en suis sûr.

—Vous vous trompez, monsieur.

—Comment cela, dit Taverney, avec un serrement de cœur, et pourquoi n'y seraient-ils pas?

—Mais, parce qu'ils sont ici, dit tranquillement le comte en s'adossant à la cheminée.

Philippe fit un geste menaçant.

—Ah! vous croyez, dit le comte, aussi flegmatique que Nestor, vous croyez que moi, un devin, comme vous dites, je me laisserai jouer ainsi? Vous avez cru avoir une idée en soudoyant le commissionnaire, n'est-ce pas? Eh bien! j'ai un intendant, moi; mon intendant a eu aussi une idée. Je le paie pour cela, il a deviné; c'est tout naturel que l'intendant d'un devin devine, il a deviné que vous viendriez chez le gazetier, que vous rencontreriez le commissionnaire, que vous soudoieriez le commissionnaire; il l'a donc suivi, il l'a menacé de lui faire rendre l'or que vous lui aviez donné: l'homme a eu peur, et au lieu de continuer son chemin vers votre hôtel, il a suivi mon intendant ici. Vous en doutez?

—J'en doute.

Vide pedes, vide manus[6]! a dit Jésus à saint Thomas. Je vous dirai, à vous, monsieur de Taverney: voyez l'armoire, et palpez les brochures.

Et, en disant ces mots, il ouvrit un meuble de chêne admirablement sculpté; et, dans le casier principal, il montra au chevalier pâlissant les mille exemplaires de la brochure encore imprégnés de cette odeur moisie du papier humide.

Philippe s'approcha du comte. Celui-ci ne bougea point, quoique l'attitude du chevalier fût des plus menaçantes.

—Monsieur, dit Philippe, vous me paraissez être un homme courageux; je vous somme de me rendre raison l'épée à la main.

—Raison de quoi? demanda Cagliostro.

—De l'insulte faite à la reine, insulte dont vous vous rendez complice en détenant ne fût-ce qu'un exemplaire de cette feuille.

—Monsieur, dit Cagliostro sans changer de posture, vous êtes, en vérité, dans une erreur qui me fait peine. J'aime les nouveautés, les bruits scandaleux, les choses éphémères. Je collectionne, afin de me souvenir plus tard de mille choses que j'oublierais sans cette précaution. J'ai acheté cette gazette; en quoi voyez-vous que j'aie insulté quelqu'un en l'achetant?

—Vous m'avez insulté, moi!

—Vous?

—Oui, moi! moi, monsieur! comprenez-vous?

—Non, je ne comprends pas, sur l'honneur.

—Mais, comment mettez-vous, je vous le demande, une pareille insistance à acheter une si hideuse brochure?

—Je vous l'ai dit, la manie des collections.

—Quand on est homme d'honneur, monsieur, on ne collectionne pas des infamies.

—Vous m'excuserez, monsieur; mais je ne suis pas de votre avis sur la qualification de cette brochure: c'est un pamphlet peut-être, mais ce n'est pas une infamie.

—Vous avouerez, au moins, que c'est un mensonge?

—Vous vous trompez encore, monsieur, car Sa Majesté la reine a été au baquet de Mesmer.

—C'est faux, monsieur.

—Vous voulez dire que j'en ai menti?

—Je ne veux pas le dire, je le dis.

—Eh bien! puisqu'il en est ainsi, je vous répondrai par un seul mot: je l'ai vue.

—Vous l'avez vue?

—Comme je vous vois, monsieur.

Philippe regarda son interlocuteur en face. Il voulut lutter avec son regard si franc, si noble, si beau, contre le regard lumineux de Cagliostro; mais cette lutte finit par le fatiguer, il détourna la vue en s'écriant:

—Eh bien! je n'en persiste pas moins à dire que vous mentez.

Cagliostro haussa les épaules, comme il eût fait à l'insulte d'un fou.

—Ne m'entendez-vous pas? dit sourdement Philippe.

—Au contraire, monsieur, je n'ai pas perdu une parole de ce que vous dites.

—Eh bien! ne savez-vous pas ce que vaut un démenti?

—Si, monsieur, répondit Cagliostro; il y a même un proverbe en France qui dit qu'un démenti vaut un soufflet.

—Eh bien! je m'étonne d'une chose.

—De laquelle?

—C'est de n'avoir pas encore vu votre main se lever sur mon visage, puisque vous êtes gentilhomme, puisque vous connaissez le proverbe français.

—Avant de me faire gentilhomme et de m'apprendre le proverbe français, Dieu m'a fait homme et m'a dit d'aimer mon semblable.

—Ainsi, monsieur, vous me refusez satisfaction l'épée à la main?

—Je ne paie que ce que je dois.

—Alors, vous me donnerez satisfaction d'une autre manière!

—Comment cela?

—Je ne vous traiterai pas plus mal qu'un homme de noblesse n'en doit traiter un autre; seulement, j'exigerai que vous brûliez en ma présence tous les exemplaires qui sont dans l'armoire.

—Et moi, je vous refuserai.

—Réfléchissez.

—C'est réfléchi.

—Vous allez m'exposer à prendre avec vous le parti que j'ai pris avec le gazetier.

—Ah! des coups de canne, dit Cagliostro en riant et sans remuer plus que n'eût fait une statue.

—Ni plus ni moins, monsieur; oh! vous n'appellerez pas vos gens.

—Moi? allons donc; et pourquoi appellerais-je mes gens? Cela ne les regarde pas; je ferai bien mes affaires moi-même. Je suis plus fort que vous. Vous doutez? Je vous le jure. Ainsi, réfléchissez à votre tour. Vous allez vous approcher de moi avec votre canne? Je vous prendrai par le cou et par l'échine, et je vous jetterai à dix pas de moi, et cela, entendez-vous bien, autant de fois que vous essaierez de revenir sur moi.

—Jeu de lord anglais, c'est-à-dire jeu de crocheteur. Eh bien! soit, monsieur l'Hercule, j'accepte.

Et Philippe, ivre de fureur, se jeta sur Cagliostro, qui tout à coup raidit ses bras comme deux crampons d'acier, saisit le chevalier à la gorge et à la ceinture, et le lança tout étourdi sur une pile de coussins épais qui garnissait un sofa dans l'angle du salon.

Puis, après ce tour de force prodigieux, il se remit devant la cheminée, dans la même posture, et comme si rien ne s'était passé.

Philippe s'était relevé, pâle et écumant, mais la réaction d'un froid raisonnement vint soudain lui rendre ses facultés morales.

Il se redressa, ajusta son habit et ses manchettes, puis d'une voix sinistre:

—Vous êtes en effet fort comme quatre hommes, monsieur, dit le chevalier; mais vous avez la logique moins nerveuse que le poignet. En me traitant comme vous venez de le faire, vous avez oublié que vaincu, humilié, à jamais votre ennemi, je venais d'acquérir le droit de vous dire: «L'épée à la main, comte, ou je vous tue.»

Cagliostro ne bougea point.

—L'épée à la main, vous dis-je, ou vous êtes mort, continua Philippe.

—Vous n'êtes pas encore assez près de moi, monsieur, pour que je vous traite comme la première fois, répliqua le comte, et je ne m'exposerai pas à être blessé par vous, tué même, comme ce pauvre Gilbert.

—Gilbert? s'écria Philippe chancelant, quel nom avez-vous prononcé là?...

—Heureusement que vous n'avez pas un fusil, cette fois, mais une épée.

—Monsieur, s'écria Philippe, vous avez prononcé un nom...

—Oui, n'est-ce pas? qui a éveillé un terrible écho dans vos souvenirs.

—Monsieur!

—Un nom que vous croyiez n'entendre jamais; car vous étiez seul avec le pauvre enfant dans cette grotte des Açores, n'est-ce pas, quand vous l'avez assassiné?

—Oh! reprit Philippe, défendez-vous! défendez-vous!

—Si vous saviez, dit Cagliostro en regardant Philippe, si vous saviez comme il serait facile de vous faire tomber l'épée des mains.

—Avec votre épée?

—Oui, d'abord avec mon épée, si je voulais.

—Mais voyons... voyons donc!...

—Oh! je ne m'y hasarderai pas; j'ai un moyen plus sûr.

—L'épée à la main! pour la dernière fois, ou vous êtes mort, s'écria Philippe en bondissant vers le comte.

—Mais celui-ci, menacé cette fois par la pointe de l'épée distante de trois pouces à peine de sa poitrine, prit dans sa poche un petit flacon qu'il déboucha, et en jeta le contenu au visage de Philippe.

À peine la liqueur eut-elle touché le chevalier, que celui-ci chancela, laissa échapper son épée, tourna sur lui-même et, tombant sur les genoux, comme si ses jambes eussent perdu la force de le soutenir, pendant quelques secondes perdit absolument l'usage de ses sens.

Cagliostro l'empêcha de tomber à terre tout à fait, le soutint, lui remit son épée au fourreau, l'assit sur un fauteuil, attendit que sa raison fût parfaitement revenue, et alors:

—Ce n'est plus à votre âge, chevalier, qu'on fait des folies, dit-il; cessez donc d'être fou comme un enfant, et écoutez-moi.

Philippe se secoua, se raidit, chassa la terreur qui envahissait son cerveau, et murmura:

—Oh! monsieur, monsieur; est-ce donc là ce que vous appelez des armes de gentilhomme?

Cagliostro haussa les épaules.

—Vous répétez toujours la même phrase, dit-il. Quand nous autres, gens de noblesse, nous avons ouvert largement notre bouche pour laisser passer le mot: gentilhomme, tout est dit. Qu'appelez-vous une arme de gentilhomme, voyons? Est-ce votre épée, qui vous a si mal servi contre moi? Est-ce votre fusil, qui vous a si bien servi contre Gilbert? Qui fait les hommes supérieurs, chevalier? Croyez-vous que ce soit ce mot sonore: gentilhomme? Non. C'est la raison d'abord, la force ensuite, la science enfin. Eh bien! j'ai usé de tout cela vis-à-vis de vous; avec ma raison, j'ai bravé vos injures, croyant vous amener à m'écouter; avec ma force, j'ai bravé votre force; avec ma science, j'ai éteint à la fois vos forces physiques et morales; il me reste maintenant à vous prouver que vous avez commis deux fautes en venant ici la menace à la bouche. Voulez-vous me faire l'honneur de m'écouter?

—Vous m'avez anéanti, dit Philippe, je ne puis faire un mouvement; vous vous êtes rendu maître de mes muscles, de ma pensée, et puis vous venez me demander de vous écouter quand je ne puis faire autrement?

Alors Cagliostro prit un petit flacon d'or que tenait sur la cheminée un Esculape de bronze.

—Respirez ce flacon, chevalier, dit-il avec une douceur pleine de noblesse.

Philippe obéit; les vapeurs qui obscurcissaient son cerveau se dissipèrent, et il lui semblait que le soleil, descendant dans les parois de son crâne, en illuminait toutes les idées.

—Oh! je renais! dit-il.

—Et vous vous sentez bien, c'est-à-dire libre et fort?

—Oui.

—Avec la mémoire du passé?

—Oh! oui.

—Et comme j'ai affaire à un homme de cœur, qui a de l'esprit, cette mémoire qui vous revient me donne tout avantage dans ce qui s'est passé entre nous.

—Non, dit Philippe, car j'agissais en vertu d'un principe sacré.

—Que faisiez-vous donc?

—Je défendais la monarchie.

—Vous, vous défendiez la monarchie?

—Oui, moi.

—Vous, un homme qui est allé en Amérique défendre la république! Eh! mon Dieu! soyez donc franc, ou ce n'est pas la république que vous défendiez là bas, ou ce n'est pas la monarchie que vous défendez ici.

Philippe baissa les yeux; un immense sanglot faillit lui briser le cœur.

—Aimez, continua Cagliostro, aimez ceux qui vous dédaignent; aimez ceux qui vous oublient; aimez ceux qui vous trompent: c'est le propre des grandes âmes d'être trahies dans leurs grandes affections; c'est la loi de Jésus de rendre le bien pour le mal. Vous êtes chrétien, monsieur de Taverney?

—Monsieur! s'écria Philippe effrayé de voir Cagliostro lire ainsi dans le présent et dans le passé, pas un mot de plus; car si je ne défendais pas la royauté, je défendais la reine, c'est-à-dire une femme respectable, innocente; respectable encore quand elle ne le serait plus, car c'est une loi divine que de défendre les faibles.

—Les faibles! une reine, vous appelez cela un être faible? Celle devant qui vingt-huit millions d'être vivants et pensants plient le genou et la tête, allons donc!

—Monsieur, on la calomnie.

—Qu'en savez-vous?

—Je veux le croire.

—Vous pensez que c'est votre droit?

—Sans doute.

—Eh bien! mon droit, à moi, est de croire le contraire.

—Vous agissez comme un mauvais génie.

—Qui vous l'a dit? s'écria Cagliostro, dont l'œil étincela tout à coup et inonda Philippe de sueur. D'où vous vient cette témérité de penser que vous avez raison, que moi j'ai tort? D'où vous vient cette audace de préférer votre principe au mien? Vous défendez la royauté, vous; eh bien! si je défendais l'humanité, moi? Vous dites: «Rendez à César ce qui appartient à César»; je vous dis: «Rendez à Dieu ce qui appartient à Dieu.» Républicain de l'Amérique! chevalier de l'ordre de Cincinnatus! je vous rappelle à l'amour des hommes, à l'amour de l'égalité. Vous marchez sur les peuples pour baiser les mains des reines, vous; moi, je foule aux pieds les reines pour élever les peuples d'un degré. Je ne vous trouble pas dans vos adorations, ne me troublez pas dans mon travail. Je vous laisse le grand jour, le soleil des cieux et le soleil des cours; laissez-moi l'ombre et la solitude. Vous comprenez la force de mon langage, n'est-ce pas, comme vous avez compris tout à l'heure la force de mon individualité? Vous me disiez: «Meurs, toi qui as offensé l'objet de mon culte»; je vous dis, moi: «Vis, toi qui combats mes adorations»; et si je vous dis cela, c'est que je me sens tellement fort avec mon principe, que ni vous, ni les vôtres, quelques efforts que vous fassiez, ne retarderez ma marche un seul instant.

—Monsieur, vous m'épouvantez, dit Philippe. Le premier peut-être dans ce pays j'entrevois, grâce à vous, le fond d'un abîme où court la royauté.

—Soyez prudent, alors, si vous avez vu le précipice.

—Vous qui me dites cela, répliqua Philippe, ému du ton paternel avec lequel Cagliostro lui avait parlé; vous qui me révélez des secrets si terribles; vous manquez encore de générosité, car vous savez bien que je me jetterai dans le gouffre avant d'y voir tomber ceux que je défends.

—Eh bien! donc, je vous aurai prévenu, et, comme le préfet de Tibère, je me laverai les mains, monsieur de Taverney.

—Eh bien! moi, moi! s'écria Philippe en courant à Cagliostro avec une ardeur fébrile, moi qui ne suis qu'un homme faible et inférieur à vous, j'userai envers vous des armes du faible, je vous aborderai l'œil humide, la voix tremblante, les mains jointes; je vous supplierai de m'accorder pour cette fois, du moins, la grâce de ceux que vous poursuivez. Je vous demanderai pour moi, pour moi, entendez-vous, pour moi qui ne puis, je ne sais pourquoi, m'habituer à voir en vous un ennemi, je vous attendrirai, je vous convaincrai, j'obtiendrai enfin que vous ne laissiez pas derrière moi le remords d'avoir vu la perte de cette pauvre reine et de ne l'avoir pas conjurée. Enfin, monsieur, j'obtiendrai, n'est-ce pas, que vous détruisiez ce pamphlet qui fera pleurer une femme; je l'obtiendrai de vous, ou, sur mon honneur, sur cet amour fatal que vous connaissez si bien, avec cette épée impuissante contre vous, je me percerai le cœur à vos pieds.

—Ah! murmura Cagliostro en regardant Philippe avec des yeux pleins d'une éloquente douleur; ah! que ne sont-ils tous comme vous êtes, je serais à eux, et ils ne périraient pas!

—Monsieur, monsieur, je vous en prie, répondez à ma demande, supplia Philippe.

—Comptez, dit Cagliostro après un silence, comptez si les mille exemplaires sont bien là, et brûlez-les vous-même jusqu'au dernier.

Philippe sentit que son cœur montait à ses lèvres; il courut à l'armoire, en tira les brochures, les jeta au feu et serrant avec effusion la main de Cagliostro:

—Adieu, adieu, monsieur, dit-il, cent fois merci de ce que vous avez fait pour moi.

Et il partit.

—Je devais au frère, dit Cagliostro en le voyant s'éloigner, cette compensation pour ce qu'a enduré la sœur.

Puis, haussant la voix:

—Mes chevaux!


Chapitre XXXIV

La tête de la famille de Taverney

Pendant que ces choses se passaient rue Neuve-Saint-Gilles, M. de Taverney le père se promenait dans son jardin, suivi de deux laquais qui roulaient un fauteuil.

Il y avait à Versailles, il y a peut-être encore aujourd'hui, de ces vieux hôtels avec des jardins français qui, par une imitation servile des goûts et des idées du maître, rappelaient en petit le Versailles de Le Nôtre et de Mansard.

Plusieurs courtisans, M. de la Feuillade en dut être le modèle, s'étaient fait construire en raccourci une orangerie souterraine, une pièce d'eau des Suisses et des bains d'Apollon.

Il y avait aussi la cour d'honneur et les Trianons, le tout sur une échelle au cinq centième: chaque bassin était représenté par un seau d'eau.

M. de Taverney en avait fait autant depuis que Sa Majesté Louis XV avait adopté les Trianons. La maison de Versailles avait eu ses Trianons, ses vergers et ses parterres. Depuis que Sa Majesté Louis XVI avait eu ses ateliers de serrurerie et ses tours, Monsieur de Taverney avait sa forge et ses copeaux. Depuis que Marie-Antoinette avait dessiné des jardins anglais, des rivières artificielles, des prairies et des châlets, M. de Taverney avait fait dans un coin de son jardin un petit Trianon pour des poupées et une rivière pour des canetons.

Cependant, au moment où nous le prenons, il humait le soleil dans la seule allée du grand siècle qui lui restât: allée de tilleuls aux longs filets rouges comme du fil de fer sortant du feu. Il marchait à petits pas, les mains dans son manchon, et toutes les cinq minutes le fauteuil roulé par les valets s'approchait pour lui offrir le repos après l'exercice.

Il savourait ce repos et clignotait au grand soleil, lorsque de la maison un portier accourut en criant:

—Monsieur le chevalier!

—Mon fils! dit le vieillard avec une joie orgueilleuse.

Puis, se retournant et apercevant Philippe qui suivait le portier:

—Mon cher chevalier, dit-il.

Et, du geste, il congédia le laquais.

—Viens, Philippe, viens, continua le baron, tu arrives à propos, j'ai l'esprit plein de joyeuses idées. Eh! quelle mine tu fais... Tu boudes.

—Moi, monsieur, non.

—Tu sais déjà le résultat de l'affaire.

—De quelle affaire?

Le vieillard se retourna, comme pour voir si on l'écoutait.

—Vous pouvez parler, monsieur, nul n'écoute, dit le chevalier.

—Je te parle de l'affaire du bal.

—Je comprends encore moins.

—Du bal de l'Opéra.

Philippe rougit, le malin vieillard s'en aperçut.

—Imprudent, dit-il, tu fais comme les mauvais marins; dès qu'ils ont le vent favorable, ils enflent toutes les voiles. Allons, assieds-toi là, sur ce banc, et écoute ma morale, j'ai du bon.

—Monsieur, enfin...

—Enfin, il y a que tu abuses, que tu tranches, et que toi, si timide autrefois, si délicat, si réservé, eh bien! à présent, tu la compromets.

Philippe se leva.

—De qui voulez-vous parler, monsieur?

—D'elle pardieu! d'elle.

—Qui, elle?

—Ah! tu crois que j'ignore ton escapade, votre escapade à tous deux au bal de l'Opéra: c'est joli!

—Monsieur, je vous proteste...

—Allons, ne te fâche pas; ce que je t'en dis, c'est pour ton bien; tu n'as aucune précaution, tu seras pris, que diable! On t'a vu avec elle au bal, on te verra une autre fois autre part.

—On m'a vu?

—Pardieu! avais-tu, oui ou non, un domino bleu?

Taverney allait s'écrier qu'il n'avait pas de domino bleu, et que l'on se trompait, qu'il n'avait point été au bal, qu'il ne savait pas de quel bal son père lui voulait parler; mais il répugne à certains cœurs de se défendre en des circonstances délicates; ceux-là seuls se défendent énergiquement qui savent qu'on les aime, et qu'en se défendant ils rendent service à l'ami qui les accusait.

«Mais à quoi bon, pensa Philippe, donner des explications à mon père? D'ailleurs je veux tout savoir.»

Il baissa la tête comme un coupable qui avoue.

—Tu vois bien, reprit le vieillard triomphant, tu as été reconnu, j'en étais sûr. En effet, M. de Richelieu, qui t'aime beaucoup, et qui était à ce bal malgré ses quatre-vingt-quatre ans, M. de Richelieu a cherché qui pouvait être le domino bleu à qui la reine donnait le bras, et il n'a trouvé que toi à soupçonner; car il a vu tous les autres, et tu sais s'il s'y connaît, M. le maréchal.

—Que l'on m'ait soupçonné, dit froidement Philippe, je le conçois; mais qu'on ait reconnu la reine, voilà qui est plus extraordinaire.

—Avec cela que c'était difficile de la reconnaître, puisqu'elle s'est démasquée. Oh! cela, vois-tu, dépasse toute imagination. Une audace pareille! Il faut que cette femme-là soit folle de toi.

Philippe rougit. Aller plus loin, en soutenant la conversation, lui était devenu impossible.

—Si ce n'est pas de l'audace, continua Taverney, ce ne peut être que du hasard très fâcheux. Prends-y garde, chevalier, il y a des jaloux, et des jaloux à craindre. C'est un poste envié que celui de favori d'une reine, quand la reine est le vrai roi.

Et Taverney le père huma longuement une prise de tabac.

—Tu me pardonneras ma morale, n'est-ce pas, chevalier? Pardonne-la-moi, mon cher Je t'ai de la reconnaissance, et je voudrais empêcher que le souffle du hasard, puisque hasard il y a, ne vînt démolir l'échafaudage que tu as si habilement élevé.

Philippe se leva en sueur, les poings crispés. Il s'apprêtait à partir pour rompre le discours, avec la joie que l'on met à rompre les vertèbres d'un serpent; mais un sentiment l'arrêta, un sentiment de curiosité douloureuse, un de ces désirs furieux de savoir le mal, aiguillon impitoyable qui laboure les cœurs pleins d'amour.

—Je te disais donc qu'on nous porte envie, reprit le vieillard; c'est tout simple. Cependant, nous n'avons pas atteint le faîte où tu nous fais monter. À toi la gloire d'avoir fait jaillir le nom des Taverney au-dessus de leur humble source. Seulement, sois prudent, sinon nous n'arriverons pas, et tes desseins avorteront en route. Ce serait dommage, en vérité, nous allons bien.

Philippe se retourna pour cacher le dégoût profond, le mépris sanglant qui donnaient à ses traits, en ce moment, une expression dont le vieillard se fût étonné, effrayé peut-être.

—Dans quelque temps, tu demanderas une grande charge, dit le vieillard qui s'animait. Tu me feras donner une lieutenance de roi quelque part, pas trop loin de Paris; tu feras ensuite ériger en pairie Taverney-Maison-Rouge; tu me feras comprendre dans la première promotion de l'ordre. Tu pourras être duc, pair, et lieutenant-général. Dans deux ans, je vivrai encore; tu me feras donner...

—Assez! assez! gronda Philippe.

—Oh! si tu te tiens pour satisfait, je ne le suis pas. Tu as toute une vie, toi; moi, j'ai à peine quelques mois. Il faut que ces mois me paient le passé triste et médiocre. Du reste, je n'ai pas à me plaindre. Dieu m'avait donné deux enfants. C'est beaucoup pour un homme sans fortune; mais si ma fille est restée inutile à notre maison, toi tu répares. Tu es l'architecte du temple. Je vois en toi le grand Taverney, le héros. Tu m'inspires du respect, et c'est quelque chose, vois-tu. Il est vrai que ta conduite avec la cour est admirable. Oh! je n'ai rien vu encore de plus adroit.

—Quoi donc? fit le jeune homme inquiet de se voir approuvé par ce serpent.

—Ta ligne de conduite est superbe. Tu ne montres pas de jalousie. Tu laisses le champ libre à tout le monde en apparence, et tu te maintiens en réalité. C'est fort, mais c'est de l'observation.

—Je ne comprends pas, dit Philippe de plus en plus piqué.

—Pas de modestie, vois-tu, c'est mot pour mot la conduite de M. Potemkine, qui a étonné tout le monde par sa fortune. Il a vu que Catherine aimait la vanité dans ses amours; que si on la laissait libre, elle voltigerait de fleur en fleur, revenant à la plus féconde et à la plus belle; que si on la poursuivait, elle s'envolerait hors de toute portée. Il a pris son parti. C'est lui qui a rendu plus agréables à l'impératrice les favoris nouveaux qu'elle distinguait; c'est lui qui, en les faisant valoir par un côté, réservait habilement leur côté vulnérable; c'est lui qui fatiguait la souveraine avec les caprices de passage, au lieu de la blaser sur ses propres agréments à lui Potemkine. En préparant le règne éphémère de ces favoris qu'on nomma ironiquement les Douze Césars, Potemkine rendait son règne à lui éternel, indestructible.

—Mais voilà des infamies incompréhensibles, murmurait le pauvre Philippe, en regardant son père avec stupéfaction.

Le vieillard continua imperturbablement.

—Selon le système de Potemkine, tu aurais pourtant un léger tort. Il n'abandonnait pas trop la surveillance, et toi tu te relâches. Je sais bien que la politique française n'est pas la politique russe.

À ces mots prononcés avec une affectation de finesse qui eût détraqué les plus rudes têtes diplomatiques, Philippe, qui crut son père en délire, ne répondit que par un haussement d'épaules peu respectueux.

—Oui, oui, interrompit le vieillard, tu crois que je ne t'ai pas deviné? Tu vas voir.

—Voyons, monsieur.

Taverney se croisa les bras.

—Me diras-tu, fit-il, que tu n'élèves pas ton successeur à la brochette?

—Mon successeur? dit Philippe en pâlissant.

—Me diras-tu que tu ne sais pas tout ce qu'il y a de fixité dans les idées amoureuses de la reine, alors qu'elle est possédée, et que, dans la prévision d'un changement de sa part, tu ne veux pas être complètement sacrifié, évincé, ce qui arrive toujours avec la reine, car elle ne peut aimer le présent et souffrir le passé?

—Vous parlez hébreu, monsieur le baron.

Le vieillard se mit à rire encore de ce rire strident et funèbre qui faisait tressaillir Philippe comme l'appel d'un mauvais génie.

—Tu me feras accroire que ta tactique n'est pas de ménager M. de Charny.

—Charny?

—Oui, ton futur successeur. L'homme qui peut, quand il régnera, te faire exiler, comme tu peux faire exiler MM. de Coigny, de Vaudreuil et autres.

Le sang monta violemment aux tempes de Philippe.

—Assez, cria-t-il encore une fois; assez, monsieur; je me fais honte, en vérité, d'avoir écouté si longtemps! Celui qui dit que la reine de France est une Messaline, celui-là, monsieur, est un criminel calomniateur.

—Bien! très bien! s'écria le vieillard, tu as raison, c'est ton rôle; mais je t'assure que personne ne peut nous entendre.

—Oh!

—Et quant à Charny, tu vois que je t'ai pénétré. Tout habile qu'est ton plan, deviner, vois-tu, c'est dans le sang des Taverney. Continue, Philippe, continue. Flatte, adoucis, console le Charny, aide-le à passer doucement et sans aigreur de l'état d'herbe à l'état de fleur, et sois assuré que c'est un gentilhomme qui, plus tard, dans sa faveur, te revaudra ce que tu auras fait pour lui.

Et, après ces mots, M. de Taverney, tout fier de son exhibition de perspicacité, fit un petit bond capricieux qui rappelait le jeune homme, et le jeune homme insolent de prospérité.

Philippe le saisit par la manche et l'arrêta furieux.

—C'est comme cela, dit-il; eh bien! monsieur, votre logique est admirable.

—J'ai deviné, n'est-ce pas, et tu m'en veux? Bah! tu me pardonneras en faveur de l'attention. J'aime Charny, d'ailleurs, et suis bien aise que tu en agisses de la sorte avec lui.

—Votre M. de Charny, à cette heure, est si bien mon favori, mon mignon, mon oiseau élevé à la brochette, qu'en effet je lui ai passé tout à l'heure un pied de cette lame à travers les côtes.

Et Philippe montra son épée à son père.

—Hein! fit Taverney effarouché à la vue de ces yeux flamboyants, à la nouvelle de cette belliqueuse sortie; ne dis-tu pas que tu t'es battu avec M. de Charny?

—Et que je l'ai embroché! Oui.

—Grand Dieu!

—Voilà ma façon de soigner, d'adoucir et de ménager mes successeurs, ajouta Philippe; maintenant que vous la connaissez, appliquez votre théorie à ma pratique.

Et il fit un mouvement désespéré pour s'enfuir.

Le vieillard se cramponna à son bras.

—Philippe! Philippe! dis-moi que tu plaisantais.

—Appelez cela une plaisanterie si vous voulez, mais c'est fait.

Le vieillard leva les yeux au ciel, marmotta quelques mots sans suite, et, quittant son fils, courut jusqu'à son antichambre.

—Vite! vite! cria-t-il, un homme à cheval, qu'on coure s'informer de M. de Charny qui a été blessé; qu'on prenne de ses nouvelles, et qu'on n'oublie pas de lui dire qu'on vient de ma part! Ce traître Philippe, fit-il en rentrant, n'est-il pas le frère de sa sœur! Et moi qui le croyais corrigé! Oh! il n'y avait qu'une tête dans ma famille... la mienne.


Chapitre XXXV

Le quatrain de M. de Provence

Tandis que tous ces événements se passaient à Paris et à Versailles, le roi, tranquille comme à son ordinaire, depuis qu'il savait ses flottes victorieuses et l'hiver vaincu, se proposait dans son cabinet, au milieu des cartes et des mappemondes, des petits plans mécaniques, et songeait à tracer de nouveaux sillons sur les mers aux vaisseaux de La Pérouse.

Un coup légèrement frappé à la porte le tira de ses rêveries tout échauffées par un bon goûter qu'il venait de prendre.

En ce moment, une voix se fit entendre.

—Puis-je pénétrer, mon frère, dit-elle.

«M. le comte de Provence, le malvenu!» grommela le roi en poussant un livre d'astronomie ouvert aux plus grandes figures.

—Entrez, dit-il.

Un personnage gros, court et rouge, à l'œil vif, entra d'un pas trop respectueux pour un frère, trop familier pour un sujet.

—Vous ne m'attendiez pas, mon frère? dit-il.

—Non, ma foi!

—Je vous dérange?

—Non; mais auriez-vous quelque chose à me dire d'intéressant?

—Un bruit si drôle, si grotesque...

—Ah! ah! une médisance.

—Ma foi! oui, mon frère.

—Qui vous a diverti?

—Oh! à cause de l'étrangeté.

—Quelque méchanceté contre moi.

—Dieu m'est témoin que je ne rirais pas, s'il en était ainsi.

—C'est contre la reine, alors.

—Sire, figurez-vous qu'on m'a dit sérieusement, mais là, très sérieusement... je vous le donne en cent, je vous le donne en mille...

—Mon frère, depuis que mon précepteur m'a fait admirer cette précaution oratoire, comme modèle du genre, dans Mme de Sévigné, je ne l'admire plus... Au fait.

—Eh bien! mon frère, dit le comte de Provence un peu refroidi par cet accueil brutal, on dit que la reine a découché l'autre jour. Ah! ah! ah!

Et il s'efforça de rire.

—Ce serait bien triste si cela était vrai, dit le roi avec gravité.

—Mais cela n'est pas vrai, n'est-ce pas, mon frère?

—Non.

—Il n'est pas vrai, non plus, que l'on ait vu la reine attendre à la porte des Réservoirs?

—Non.

—Le jour, vous savez, où vous ordonnâtes de fermer la porte à onze heures?

—Je ne sais pas.

—Eh bien! figurez-vous, mon frère, que le bruit prétend...

—Qu'est-ce que cela, le bruit? Où est-ce? Qui est-ce?

—Voilà un trait profond, mon frère, très profond. En effet, qui est le bruit? Eh bien! cet être insaisissable, incompréhensible, qu'on appelle le bruit, prétend qu'on avait vu la reine avec M. le comte d'Artois, bras dessus bras dessous, à minuit et demi, ce jour-là.

—Où?

—Allant à une maison que M. d'Artois possède, là, derrière les écuries. Est ce que Votre Majesté n'a pas ouï parler de cette énormité?

—Si fait, bien, mon frère; j'en ai entendu parler, il le faut bien.

—Comment, sire?

—Oui, est-ce que vous n'avez pas fait quelque chose pour que j'en entende parler?

—Moi?

—Vous.

—Quoi donc, sire, qu'ai-je fait?

—Un quatrain, par exemple, qui a été imprimé dans le Mercure.

—Un quatrain! fit le comte plus rouge qu'à son entrée.

—On vous sait favori des Muses.

—Pas au point de...

—De faire un quatrain qui finit par ce vers:

Hélène n'en dit rien au bon roi Ménélas.

—Moi, sire!...

—Ne niez pas, voici l'autographe du quatrain; votre écriture... hein! Je me connais mal en poésie, mais en écriture, oh! comme un expert...

—Sire, une folie en amène une autre.

—Monsieur de Provence, je vous assure qu'il n'y a eu folie que de votre part, et je m'étonne qu'un philosophe ait commis cette folie; gardons cette qualification à votre quatrain.

—Sire, Votre Majesté est dure pour moi.

—La peine du talion, mon frère. Au lieu de faire votre quatrain, vous auriez pu vous informer de ce qu'avait fait la reine; je l'ai fait, moi; et au lieu du quatrain contre elle, contre moi, par conséquent, vous eussiez écrit quelque madrigal pour votre belle-sœur. Après cela, direz-vous, ce n'est pas un sujet qui inspire; mais j'aime mieux une mauvaise épître qu'une bonne satire. Horace disait cela aussi, Horace, votre poète.

—Sire, vous m'accablez.

—N'eussiez-vous pas été sûr de l'innocence de la reine, comme je le suis, répéta le roi avec fermeté, vous eussiez bien fait de relire votre Horace. N'est-ce pas lui qui a dit ces belles paroles? Pardon, j'écorche le latin:

Rectius hoc est:
Hoc faciens vivum melius, sic dulcis amicis occuram.

«Cela est mieux; si je le fais, je serai plus honnête; si je le fais, je serai bon pour mes amis.»

Vous traduiriez plus élégamment, vous mon frère, mais je crois que c'est là le sens.

Et le bon roi, après cette leçon donnée en père plutôt qu'en frère, attendit que le coupable commençât une justification.

Le comte médita quelque temps sa réponse, moins comme un homme embarrassé que comme un orateur en quête de délicatesses.

—Sire, dit-il, tout sévère qu'est l'arrêt de Votre Majesté, j'ai un moyen d'excuse et un espoir de pardon.

—Dites, mon frère.

—Vous m'accusez de m'être trompé, n'est-ce pas, et non d'avoir eu mauvaise intention?

—D'accord.

—S'il en est ainsi, Votre Majesté, qui sait que n'est pas homme celui qui ne se trompe pas, Votre Majesté admettra bien que je ne me sois pas trompé pour quelque chose?

—Je n'accuserai jamais votre esprit, qui est grand et supérieur, mon frère.

—Eh bien! sire, comment ne me serais-je pas trompé à entendre tout ce qui se débite? Nous autres princes, nous vivons dans l'air de la calomnie, nous en sommes imprégnés. Je ne dis pas que j'ai cru, je dis que l'on m'a dit.

—À la bonne heure! puisqu'il en est ainsi; mais...

—Le quatrain? Oh! les poètes sont des êtres bizarres; et puis, ne vaut-il pas mieux répondre par une douce critique qui peut être un avertissement que par un sourcil froncé? Des attitudes menaçantes mises en vers n'offensent pas, sire; ce n'est pas comme les pamphlets, au sujet desquels on est fort à demander coercition à Votre Majesté; des pamphlets comme celui que je viens vous montrer moi-même.

—Un pamphlet!

—Oui, sire; il me faut absolument un ordre d'embastillement contre le misérable auteur de cette turpitude.

Le roi se leva brusquement.

—Voyons! dit-il.

—Je ne sais si je dois, sire...

—Certainement, vous devez; il n'y a rien à ménager dans cette circonstance. Avez-vous ce pamphlet?

—Oui, sire.

—Donnez.

Et le comte de Provence tira de sa poche un exemplaire de l'Histoire d'Etteniotna, épreuve fatale que le bâton de Charny, que l'épée de Philippe, que le brasier de Cagliostro avaient laissé passer dans la circulation.

Le roi jeta les yeux avec la rapidité d'un homme habitué à lire les passages intéressants d'un livre ou d'une gazette.

—Infamie! dit-il, infamie!

—Vous voyez, sire, qu'on prétend que ma sœur a été au baquet de Mesmer.

—Eh bien! oui, elle y a été!

—Elle y a été! s'écria le comte de Provence.

—Autorisée par moi.

—Oh! sire.

—Et ce n'est pas de sa présence chez Mesmer que je tire induction contre sa sagesse, puisque j'avais permis qu'elle allât place Vendôme.

—Votre Majesté n'avait pas permis que la reine s'approchât du baquet pour expérimenter par elle-même...

Le roi frappa du pied. Le comte venait de prononcer ces paroles précisément au moment où les yeux de Louis XVI parcouraient le passage le plus insultant pour Marie-Antoinette, l'histoire de sa prétendue crise, de ses contorsions, de son voluptueux désordre, de tout ce qui, enfin, avait signalé chez Mesmer le passage de Mlle Oliva.

—Impossible, impossible, dit le roi devenu pâle. Oh! la police doit savoir à quoi s'en tenir là-dessus!

Il sonna.

—M. de Crosne, dit-il, qu'on m'aille chercher M. de Crosne.

—Sire, c'est aujourd'hui jour de rapport hebdomadaire et M. de Crosne attend dans l'Œil-de-Bœuf.

—Qu'il entre.

—Permettez-moi, mon frère, dit le comte de Provence d'un ton hypocrite.

Et il fit mine de sortir.

—Restez, lui dit Louis XVI. Si la reine est coupable, eh bien! monsieur, vous êtes de la famille, vous pouvez le savoir; si elle est innocente, vous devez le savoir aussi, vous qui l'avez soupçonnée.

M. de Crosne entra.

Ce magistrat, voyant M. de Provence avec le roi, commença par présenter ses respectueux hommages aux deux plus grands du royaume; puis, s'adressant au roi:

—Le rapport est prêt, sire, dit-il.

—Avant tout, monsieur, fit Louis XVI, expliquez-nous comment il s'est publié à Paris un pamphlet aussi indigne contre la reine?

Etteniotna? dit M. de Crosne.

—Oui.

—Eh bien! sire, c'est un gazetier nommé Réteau.

—Oui. Vous savez son nom, et vous ne l'avez, ou empêché de publier, ou arrêté après la publication!

—Sire, rien n'était plus facile que de l'arrêter; je vais même montrer à Votre Majesté l'ordre d'écrou tout préparé dans mon portefeuille.

—Alors, pourquoi l'arrestation n'est-elle pas opérée?

M. de Crosne se tourna du côté de M. de Provence.

—Je prends congé de Votre Majesté, dit celui-ci plus lentement.

—Non, non, répliqua le roi; je vous ai dit de rester; eh bien! restez.

Le comte s'inclina.

—Parlez, monsieur de Crosne; parlez ouvertement, sans réserve; parlez vite et net.

—Eh bien! voici, répliqua le lieutenant de police: je n'ai pas fait arrêter le gazetier Réteau, parce qu'il fallait de toute nécessité que j'eusse, avant cette démarche, une explication avec Votre Majesté.

—Je la sollicite.

—Peut-être, sire, vaut-il mieux donner à ce gazetier un sac d'argent et l'envoyer se faire pendre ailleurs, très loin.

—Pourquoi?

—Parce que, sire, quand ces misérables disent un mensonge, le public à qui on le prouve est fort aise de les voir fouetter, essoriller, pendre même. Mais quand, par malheur, ils mettent la main sur une vérité...

—Une vérité?

M. de Crosne s'inclina.

—Oui. Je sais. La reine a été en effet au baquet de Mesmer. Elle y a été, c'est un malheur, comme vous dites; mais je le lui avais permis.

—Oh! sire, murmura M. de Crosne.

Cette exclamation du sujet respectueux frappa le roi encore plus qu'elle n'avait fait sortant de la bouche du parent jaloux.

—La reine n'est pas perdue pour cela, dit-il, je suppose?

—Non, sire, mais compromise.

—Monsieur de Crosne, que vous a dit votre police, voyons?

—Sire, beaucoup de choses qui, sauf le respect que je dois à Votre Majesté, sauf l'adoration toute respectueuse que je professe pour la reine, sont d'accord avec quelques allégations du pamphlet.

—D'accord, dites-vous?

—Voici comment: une reine de France qui va dans un costume de femme ordinaire, au milieu de ce monde équivoque attiré par ces bizarreries magnétiques de Mesmer, et qui va seule...

—Seule! s'écria le roi.

—Oui, sire.

—Vous vous trompez, monsieur de Crosne.

—Je ne crois pas, sire.

—Vous avez de mauvais rapports.

—Tellement exacts, sire, que je puis vous donner le détail de la toilette de Sa Majesté, l'ensemble de sa personne, ses pas, ses gestes, ses cris.

—Ses cris!

Le roi pâlit et froissa la brochure.

—Ses soupirs mêmes ont été notés par mes agents, ajouta timidement M. de Crosne.

—Ses soupirs! La reine se serait oubliée à ce point!... La reine aurait fait si bon marché de mon honneur de roi, de son honneur de femme!

—C'est impossible, dit le comte de Provence; ce serait plus qu'un scandale, et Sa Majesté en est incapable.

Cette phrase était un surcroît d'accusation plutôt qu'une excuse. Le roi le sentit; tout en lui se révoltait.

—Monsieur, dit-il au lieutenant de police, vous maintenez ce que vous avez dit?

—Hélas, jusqu'au dernier mot, sire.

—Je vous dois à vous, mon frère, dit Louis XVI en passant son mouchoir sur son front mouillé de sueur, je vous dois une preuve de ce que j'ai avancé. L'honneur de la reine est celui de toute ma maison. Je ne le risque jamais. J'ai permis à la reine d'aller au baquet de Mesmer; mais je lui avais enjoint de mener avec elle une personne sûre, irréprochable, sainte même.

—Ah! dit M. de Crosne, s'il en eût été ainsi...

—Oui, dit le comte de Provence, si une femme comme Mme de Lamballe, par exemple...

—Précisément, mon frère, c'est Mme la princesse de Lamballe que j'avais désignée à la reine.

—Malheureusement, sire, la princesse n'a pas été emmenée.

—Eh bien! ajouta le roi frémissant, si la désobéissance a été telle, je dois sévir et je sévirai.

Un énorme soupir lui ferma les lèvres après lui avoir déchiré le cœur.

—Seulement, dit-il plus bas, un doute me reste: ce doute, vous ne le partagez pas, c'est naturel; vous n'êtes pas le roi, l'époux, l'ami de celle qu'on accuse... Ce doute, je veux l'éclaircir.

Il sonna; l'officier de service parut.

—Qu'on voie, dit le roi, si Mme la princesse de Lamballe n'est pas chez la reine, ou dans son appartement à elle-même.

—Sire, Mme de Lamballe se promène dans le petit jardin avec Sa Majesté la reine et une autre dame.

—Priez Mme la princesse de monter ici sur-le-champ.

L'officier partit.

—Maintenant, messieurs, encore dix minutes; je ne saurais prendre un parti jusque-là.

Et Louis XVI, contre son habitude, fronça le sourcil et lança sur les deux témoins de sa profonde douleur un regard presque menaçant.

Les deux témoins gardèrent le silence. M. de Crosne avait une tristesse réelle, M. de Provence avait une affectation de tristesse qui se fût communiquée au dieu Momus en personne.

Un léger bruit de soie derrière les portes avertit le roi que la princesse de Lamballe approchait.


Chapitre XXXVI

La princesse de Lamballe

La princesse de Lamballe entra, belle et calme, le front découvert, les boucles éparses de sa haute coiffure rejetées fièrement hors des tempes, ses sourcils noirs et fins comme deux traits de sépia, son œil bleu, limpide, dilaté, plein de nacre, son nez droit et pur, ses lèvres chastes et voluptueuses à la fois: toute cette beauté, sur un corps d'une beauté sans rivale, charmait et imposait.

La princesse apportait avec elle, autour d'elle, ce parfum de vertu, de grâce, d'immatérialité, que La Vallière répandit avant sa faveur et depuis sa disgrâce.

Quand le roi la vit venir, souriante et modeste, il se sentit pénétré de douleur.

«Hélas! pensa-t-il, ce qui sortira de cette bouche sera une condamnation sans appel.»

—Asseyez-vous, dit-il, princesse, en la saluant profondément.

M. de Provence s'approcha pour lui baiser la main.

Le roi se recueillit.

—Que souhaite de moi Votre Majesté? dit la princesse avec la voix d'un ange.

—Un renseignement, madame; un renseignement précis, ma cousine.

—J'attends, sire.

—Quel jour êtes-vous allée, en compagnie de la reine, à Paris? Cherchez bien.

M. de Crosne et le comte de Provence se regardèrent surpris.

—Vous comprenez, messieurs, dit le roi; vous ne doutez pas, vous, je doute encore, moi; par conséquent j'interroge comme un homme qui doute.

—Mercredi, sire, répliqua la princesse.

—Vous me pardonnez, continua Louis XVI; mais, ma cousine, je désire savoir la vérité.

—Vous la connaîtrez en questionnant, sire, dit simplement Mme de Lamballe.

—Qu'allâtes-vous faire à Paris, ma cousine?

—J'allai chez M. Mesmer, place Vendôme, sire.

Les deux témoins tressaillirent, le roi rougit d'émotion.

—Seule? dit-il.

—Non, sire, avec Sa Majesté la reine.

—Avec la reine? vous dites avec la reine! s'écria Louis XVI en lui prenant la main avidement.

—Oui, sire.

M. de Provence et M. de Crosne se rapprochèrent, stupéfaits.

—Votre Majesté avait autorisé la reine, dit Mme de Lamballe; du moins, Sa Majesté me l'a dit.

—Et Sa Majesté avait raison, ma cousine... Maintenant... Il me semble que je respire, car Mme de Lamballe ne ment jamais.

—Jamais, sire, dit doucement la princesse.

—Oh! jamais, s'écria M. de Crosne avec la conviction la plus respectueuse. Mais alors, sire, permettez-moi...

—Oh! oui, je vous permets, monsieur de Crosne; questionnez, cherchez, je place ma chère princesse sur la sellette, je vous la livre.

Mme de Lamballe sourit.

—Je suis prête, dit-elle; mais, sire, la torture est abolie.

—Oui, je l'ai abolie pour les autres, fit le roi avec un sourire, mais on ne l'a pas abolie pour moi.

—Madame, dit le lieutenant de police, ayez la bonté de dire au roi ce que vous fîtes avec Sa Majesté chez M. Mesmer, et d'abord comment Sa Majesté était-elle mise?

—Sa Majesté portait une robe de taffetas gris perle, une mante de mousseline brodée, un manchon d'hermine, un chapeau de velours rose, à grands rubans noirs.

C'était un signalement tout opposé à celui donné pour Oliva.

M. de Crosne manifesta une vive surprise, le comte de Provence se mordit les lèvres.

Le roi se frotta les mains.

—Et qu'a fait la reine en entrant? dit-il.

—Sire, vous avez raison de dire en entrant, car, à peine étions-nous entrées...

—Ensemble?

—Oui, sire, ensemble; et à peine étions-nous entrées dans le premier salon, où nul n'avait pu nous remarquer, tant était grande l'attention donnée aux mystères magnétiques, qu'une femme s'approcha de Sa Majesté, lui offrit un masque, la suppliant de ne pas pousser plus avant.

—Et vous vous arrêtâtes? dit vivement le comte de Provence.

—Oui, monsieur.

—Et vous n'avez pas franchi le seuil du premier salon? demanda M. de Crosne.

—Non, monsieur.

—Et vous n'avez pas quitté le bras de la reine? fit le roi avec un reste d'anxiété.

—Pas une seconde; le bras de Sa Majesté n'a pas cessé de s'appuyer sur le mien.

—Eh bien! s'écria tout à coup le roi, qu'en pensez-vous, monsieur de Crosne? Mon frère, qu'en dites-vous?

—C'est extraordinaire, c'est surnaturel, dit Monsieur en affectant une gaieté qui décelait, mieux que n'eût fait le doute, tout son dépit de la contradiction.

—Il n'y a rien de surnaturel là-dedans, se hâta de répondre M. de Crosne, à qui la joie bien naturelle du roi donnait une sorte de remords; ce que Mme la princesse a dit ne peut être que la vérité.

—Il en résulte?... dit M. de Provence.

—Il en résulte, monseigneur, que mes agents se sont trompés.

—Parlez-vous bien sérieusement? demanda le comte de Provence avec le même tressaillement nerveux.

—Tout à fait, monseigneur, mes agents se sont trompés; Sa Majesté a fait ce que vient de dire Mme de Lamballe, et pas autre chose. Quant au gazetier, si je suis convaincu par les paroles éminemment vraies de Mme la princesse, je crois que ce maraud doit l'être aussi: je vais envoyer l'ordre de l'écrouer sur-le-champ.

Mme de Lamballe tournait et retournait la tête, avec la placidité de l'innocence qui s'informe sans plus de curiosité que de crainte.

—Un moment, dit le roi, un moment; il sera toujours temps de faire pendre ce gazetier. Vous avez parlé d'une femme qui aurait arrêté la reine à l'entrée du salon: princesse, dites-nous quelle était cette femme.

—Sa Majesté paraît la connaître, sire; je dirai même, toujours parce que je ne mens pas, que Sa Majesté la connaît, je le sais.

—C'est que, voyez-vous, cousine, il faut que je parle à cette femme, c'est indispensable. Là est toute la vérité; là seulement est la clef du mystère.

—C'est mon avis, dit M. de Crosne, vers qui le roi s'était retourné.

«Commérage... murmura le comte de Provence. Voilà une femme qui me fait l'effet du dieu des dénouements.»

—Ma cousine, dit-il tout haut, la reine vous a avoué qu'elle connaissait cette femme?

—Sa Majesté ne m'a pas avoué, monseigneur, elle m'a raconté.

—Oui, oui, pardon.

—Mon frère veut vous dire, interrompit le roi, que si la reine connaît cette femme, vous savez aussi son nom.

—C'est Mme de La Motte-Valois.

—Cette intrigante! s'écria le roi avec dépit.

—Cette mendiante! dit le comte. Diable! diable! elle sera difficile à interroger; elle est fine.

—Nous serons aussi fins qu'elle, dit M. de Crosne. Et d'ailleurs, il n'y a pas de finesse, depuis la déclaration de Mme de Lamballe. Ainsi, au premier mot du roi...

—Non, non, fit Louis XVI avec découragement, je suis las de voir cette mauvaise société autour de la reine. La reine est si bonne, que le prétexte de la misère lui amène tout ce qu'il y a de gens équivoques dans la noblesse infime du royaume.

—Mme de La Motte est réellement Valois, dit Mme de Lamballe.

—Qu'elle soit ce qu'elle voudra, ma cousine, je ne veux pas qu'elle mette les pieds ici. J'aime mieux me priver de cette joie immense que m'eût faite l'entière absolution de la reine; oui, j'aime mieux renoncer à cette joie, que de voir en face cette créature.

—Et pourtant vous la verrez, s'écria la reine, pâle de colère, en ouvrant la porte du cabinet et en se montrant, belle de noblesse et d'indignation, aux yeux éblouis du comte de Provence, qui salua gauchement derrière le battant de la porte replié sur lui. Oui, sire, continua la reine, il ne s'agit pas de dire: «J'aime à voir ou je crains de voir cette créature»; cette créature est un témoin à qui l'intelligence de mes accusateurs...

Elle regarda son beau-frère.

—Et la franchise de mes juges...

Elle se tourna vers le roi et M. de Crosne.

—À qui enfin sa propre conscience, si dénaturée qu'elle soit, arracherait un cri de vérité. Moi, l'accusée, je demande qu'on entende cette femme, et on l'entendra.

—Madame, se hâta de dire le roi, vous entendez bien qu'on n'enverra pas chercher Mme de La Motte pour lui faire l'honneur de déposer pour ou contre vous. Je ne mets pas votre honneur dans une balance en parallèle avec la véracité de cette femme.

—On n'enverra pas chercher Mme de La Motte, sire, car elle est ici.

—Ici! s'écria le roi, en se retournant comme s'il eût marché sur un reptile, ici!

—Sire, j'avais, comme vous le savez, rendu visite à une femme malheureuse qui porte un nom illustre. Ce jour, vous savez, où l'on a dit tant de choses...

Et elle regarda fixement par-dessus l'épaule le comte de Provence, qui eût voulu être à cent pieds sous terre, mais dont le visage large et épanoui grimaçait une expression d'acquiescement.

—Eh bien? fit Louis XVI.

—Eh bien! sire, ce jour-là, j'oubliai chez Mme de La Motte un portrait, une boîte. Elle me la rapporte aujourd'hui; elle est là.

—Non, non... Eh bien! je suis convaincu, dit le roi; j'aime mieux cela.

—Oh! moi, je ne suis pas satisfaite, dit la reine; je vais l'introduire. D'ailleurs, pourquoi cette répugnance? Qu'a-t-elle fait? Qu'est-elle donc? Si je ne le sais pas, instruisez-moi. Voyons, monsieur de Crosne, vous qui savez tout, dites...

—Je ne sais rien qui soit défavorable à cette dame, répondit le magistrat.

—Bien vrai?

—Assurément. Elle est pauvre, voilà tout; un peu ambitieuse, peut-être.

—L'ambition, c'est la voix du sang. Si vous n'avez que cela contre elle, le roi peut bien l'admettre à donner témoignage.

—Je ne sais, répliqua Louis XVI, mais j'ai des pressentiments, moi, des instincts; je sens que cette femme sera pour un malheur, pour un désagrément dans ma vie... c'est bien assez.

—Oh! sire, de la superstition! Cours la chercher, dit la reine à la princesse de Lamballe.

Cinq minutes après, Jeanne, toute modeste, toute honteuse, mais distinguée dans son attitude comme dans sa mise, pénétrait pas à pas dans le cabinet du roi.

Louis XVI, inexpugnable dans son antipathie, avait tourné le dos à la porte. Les deux coudes sur son bureau, la tête dans ses mains, il semblait être un étranger au milieu des assistants.

Le comte de Provence dardait sur Jeanne des regards tellement gênants par leur inquisition, que si la modestie de Jeanne eût été réelle, cette femme eût été paralysée, pas un mot ne fût sorti de sa bouche.

Mais il fallait bien autre chose pour troubler la cervelle de Jeanne.

Ni roi, ni empereur avec leurs sceptres, ni pape avec sa tiare, ni puissances célestes, ni puissances des ténèbres n'eussent agi sur cet esprit de fer, avec la crainte ou la vénération.

—Madame, lui dit la reine, en la menant derrière le roi, veuillez dire, je vous prie, ce que vous avez fait le jour de ma visite chez M. Mesmer; veuillez le dire de point en point.

Jeanne se tut.

—Pas de réticences, pas de ménagements. Rien que la vérité, la forme de votre idée vous apparaissant en relief, telle qu'elle est dans votre mémoire.

Et la reine s'assit dans un fauteuil, pour ne pas influencer le témoin par son regard.

Quel rôle pour Jeanne! pour elle dont la perspicacité avait deviné que sa souveraine avait besoin d'elle, pour elle qui sentait que Marie-Antoinette était soupçonnée à faux et qu'on pouvait la justifier sans s'écarter du vrai!

Tout autre eût cédé, ayant cette conviction, au plaisir d'innocenter la reine par l'exagération des preuves.

Jeanne était une nature si déliée, si fine, si forte, qu'elle se renferma dans la pure expression du fait.

—Sire, dit-elle, j'étais allée chez M. Mesmer par curiosité, comme tout Paris y va. Le spectacle m'a paru un peu grossier. Je m'en retournais, quand soudain, sur le seuil de la porte d'entrée, j'aperçus Sa Majesté, que j'avais eu l'honneur de voir l'avant-veille sans la connaître. Sa Majesté dont la générosité m'avait révélé le rang. Quand je vis ses traits augustes, qui jamais ne s'effaceront de ma mémoire, il me sembla que la présence de Sa Majesté la reine était peut-être déplacée en cet endroit, où beaucoup de souffrances et de guérisons ridicules s'étalaient en spectacle. Je demande humblement pardon à Sa Majesté d'avoir osé penser si librement sur sa conduite, mais ce fut un éclair, un instinct de femme; j'en demande pardon à genoux, si j'ai outrepassé la ligne de respect que je dois aux moindres mouvements de Sa Majesté.

Elle s'arrêta là, feignant l'émotion, baissant la tête, arrivant, par un art inouï, à la suffocation qui précède les larmes.

M. de Crosne y fut pris. Mme de Lamballe se sentit entraînée vers le cœur de cette femme, qui paraissait être à la fois délicate, timide, spirituelle et bonne.

M. de Provence fut étourdi.

La reine remercia Jeanne par un regard, que le regard de celle-ci sollicitait ou plutôt guettait sournoisement.

—Eh bien! dit la reine, vous avez entendu, sire?

Le roi ne remua pas.

—Je n'avais pas besoin, dit-il, du témoignage de madame.

—On m'a dit de parler, objecta timidement Jeanne, et j'ai dû obéir.

—Assez! dit brutalement Louis XVI; quand la reine dit une chose, elle n'a pas besoin de témoins pour contrôler son dire. Quand la reine a mon approbation, elle n'a rien à chercher auprès de personne; et elle a mon approbation.

Il se leva en achevant ces mots, qui écrasèrent M. de Provence.

La reine ne se fit point faute d'y ajouter un sourire dédaigneux.

Le roi tourna le dos à son frère, vint baiser la main de Marie-Antoinette et de la princesse de Lamballe.

Il congédia cette dernière en lui demandant pardon de l'avoir dérangée pour rien, ajouta-t-il.

Il n'adressa ni un mot, ni un regard à Mme de La Motte; mais comme il était forcé de passer devant elle pour regagner son fauteuil, et qu'il craignait d'offenser la reine en manquant de politesse en sa présence pour une femme qu'elle recevait, il se contraignit à faire à Jeanne un petit salut auquel elle répondit sans précipitation par une profonde révérence, capable de faire valoir toute sa bonne grâce.

Mme de Lamballe sortit du cabinet la première, puis Mme de La Motte, que la reine poussait devant elle; enfin la reine, qui échangea un dernier regard presque caressant avec le roi.

Et puis on entendit dans le corridor les trois voix de femmes qui s'éloignaient en chuchotant.

—Mon frère, dit alors Louis XVI au comte de Provence, je ne vous retiens plus. J'ai le travail de la semaine à terminer avec M. le lieutenant de police. Je vous remercie d'avoir accordé votre attention à cette pleine, entière et éclatante justification de votre sœur. Il est aisé de voir que vous en êtes aussi réjoui que moi, et ce n'est pas peu dire. À nous deux, monsieur de Crosne. Asseyez-vous là, je vous prie.

Le comte de Provence salua, toujours souriant, et sortit du cabinet, quand il n'entendit plus les dames, et qu'il se jugea hors de portée d'un malicieux regard ou d'un mot amer.


Chapitre XXXVII

Chez la reine

La reine, sortie du cabinet de Louis XVI, sonda toute la profondeur du danger qu'elle avait couru.

Elle sut apprécier ce que Jeanne avait mis de délicatesse et de réserve dans sa déposition improvisée, comme aussi le tact vraiment remarquable avec lequel, après le succès, elle restait dans l'ombre.

En effet, Jeanne, qui venait, par un bonheur inouï, d'être initiée du premier coup à ces secrets d'intimité que les courtisans les plus habiles chassent dix ans sans les atteindre, et partant sûre désormais d'être pour beaucoup dans une journée importante de la reine, n'en prenait pas avantage par un de ces riens que la susceptibilité orgueilleuse des grands sait deviner sur le visage des inférieurs.

Aussi la reine, au lieu d'accepter la proposition que lui fit Jeanne de lui présenter ses respects et de partir, la retint-elle par un sourire aimable en disant:

—Il est vraiment heureux, comtesse, que vous m'ayez empêchée d'entrer chez Mesmer avec la princesse de Lamballe; car, voyez la noirceur: on m'a vue, soit à la porte, soit à l'antichambre, et l'on a pris texte de là pour dire que j'avais été dans ce qu'ils appellent la salle aux crises. N'est-ce pas cela?

—La salle aux crises, oui, madame.

—Mais, dit la princesse de Lamballe, comment se fait-il que, si les assistants ont su que la reine était là, les agents de M. de Crosne s'y soient trompés? Là est le mystère, selon moi; les agents du lieutenant de police affirment en effet que la reine a été dans la salle aux crises.

—C'est vrai, dit la reine pensive. Et il n'y a nul intérêt de la part de M. de Crosne, qui est un honnête homme et qui m'aime; mais des agents peuvent avoir été soudoyés, chère Lamballe. J'ai des ennemis, vous le voyez. Il faut que ce bruit ait reposé sur quelque chose. Dites-nous donc le détail, madame la comtesse. D'abord, l'infâme brochure me représente enivrée, fascinée, magnétisée de telle sorte que j'aurais perdu toute dignité de femme. Qu'y a-t-il de vraisemblable là-dedans? Y a-t-il eu, ce jour-là, une femme?...

Jeanne rougit. Le secret se présentait encore à elle, le secret dont un seul mot pouvait détruire sa funeste influence sur la destinée de la reine.

Ce secret, Jeanne, en le révélant, perdait l'occasion d'être utile, indispensable même à Sa Majesté. Cette situation ruinait son avenir; elle se tint réservée comme la première fois.

—Madame, dit-elle, il y avait, en effet, une femme très agitée qui s'est beaucoup affichée par ses contorsions et son délire. Mais il me semble...

—Il vous semble, dit vivement la reine, que cette femme était quelque femme de théâtre, ou ce qu'on appelle une fille du monde, et non pas la reine de France, n'est-ce pas?

—Certes, non, madame.

—Comtesse, vous avez très bien répondu au roi; et maintenant, c'est à moi de parler pour vous. Voyons, où en êtes-vous de vos affaires? À quel moment comptez-vous faire reconnaître vos droits? Mais n'y a-t-il pas quelqu'un, princesse?...

Mme de Misery entra.

—Votre Majesté veut-elle recevoir Mlle de Taverney? demanda la femme de chambre.

—Elle! assurément. Oh! la cérémonieuse! jamais elle ne manquerait à l'étiquette. Andrée! Andrée! venez donc.

—Votre Majesté est trop bonne pour moi, dit celle-ci en saluant avec grâce.

Et elle aperçut Jeanne qui, reconnaissant la seconde dame allemande du bureau de secours, venait d'appeler à son aide une rougeur et une modestie de commande.

La princesse de Lamballe profita du renfort survenu à la reine pour retourner à Sceaux, chez le duc de Penthièvre.

Andrée prit place à côté de Marie-Antoinette, ses yeux calmes et scrutateurs fixés sur Mme de La Motte.

—Eh bien! Andrée, dit la reine, voilà cette dame que nous allâmes voir le dernier jour de la gelée.

—J'ai reconnu madame, répliqua Andrée en s'inclinant.

Jeanne, déjà orgueilleuse, se hâta de chercher sur les traits d'Andrée un symptôme de jalousie. Elle ne vit rien qu'une parfaite indifférence.

Andrée, avec les mêmes passions que la reine, Andrée, femme et supérieure à toutes les femmes en bonté, en esprit, en générosité, si elle eût été heureuse, Andrée se renfermait dans son impénétrable dissimulation que toute la cour prenait pour la fière pudeur de Diane virginale.

—Savez-vous, lui dit la reine, ce qu'on a dit sur moi au roi?

—On a dû dire tout ce qu'il a de plus mauvais, répliqua Andrée, précisément parce qu'on ne saurait dire assez ce qu'il y a de bon.

—Voilà, dit Jeanne simplement, la plus belle phrase que j'aie entendue. Je la dis belle, parce qu'elle rend, sans en rien ôter, le sentiment qui est celui de toute ma vie, et que mon faible esprit n'aurait jamais su formuler ces paroles.

—Je vous conterai cela, Andrée.

—Oh! je le sais, dit celle-ci; M. le comte de Provence l'a raconté tout à l'heure; une amie à moi l'a entendu.

—C'est un heureux moyen, dit la reine avec colère, de propager le mensonge après avoir rendu hommage à la vérité. Laissons cela. J'en étais avec la comtesse à l'exposé de sa situation. Qui vous protège, comtesse?

—Vous, madame, dit hardiment Jeanne; vous qui me permettez de venir vous baiser la main.

—Elle a du cœur, dit Marie-Antoinette à Andrée, et j'aime ses élans.

Andrée ne répondit rien.

—Madame, continua Jeanne, peu de personnes m'ont osé protéger quand j'étais dans la gêne et dans l'obscurité; mais à présent qu'on m'aura vue une fois à Versailles, tout le monde va se disputer le droit d'être agréable à la reine, je veux dire à une personne que Sa Majesté a daigné honorer d'un regard.

—Eh quoi! dit la reine en s'asseyant, nul n'a été assez brave ou assez corrompu pour vous protéger pour vous-même?

—J'ai eu d'abord Mme de Boulainvilliers, répondit Jeanne, une femme brave; puis M. de Boulainvilliers, un protecteur corrompu... Mais depuis mon mariage, personne, oh! personne! dit-elle avec une syncope des plus habiles. Oh! pardon, j'oubliais un galant homme, prince généreux...

—Un prince! comtesse; qui donc?

—M. le cardinal de Rohan.

La reine fit un mouvement brusque vers Jeanne.

—Mon ennemi! dit-elle en souriant.

—Ennemi de Votre Majesté, lui! le cardinal! s'écria Jeanne. Oh! madame.

—On dirait que cela vous étonne, comtesse, qu'une reine ait un ennemi. Comme on voit que vous n'avez pas vécu à la cour!

—Mais, madame, le cardinal est en adoration devant Votre Majesté, du moins je croyais le savoir; et, si je ne me suis pas trompée, son respect pour l'auguste épouse du roi égale son dévouement.

—Oh! je vous crois, comtesse, reprit Marie-Antoinette en se livrant à sa gaieté habituelle, je vous crois en partie. Oui, c'est cela, le cardinal est en adoration.

Et elle se tourna, en disant ces mots, vers Andrée de Taverney avec un franc éclat de rire.

—Eh bien! comtesse, oui, M. le cardinal est en adoration. Voilà pourquoi il est mon ennemi.

Jeanne de La Motte affecta la surprise d'une provinciale.

—Ah! vous êtes la protégée de M. le prince archevêque Louis de Rohan, continua la reine. Contez-nous donc cela, comtesse.

—C'est bien simple, madame. Son Excellence, par les procédés les plus magnanimes, les plus délicats, la générosité la plus ingénieuse, m'a secourue.

—Très bien. Le prince Louis est prodigue, on ne peut lui refuser cela. Est-ce que vous ne pensez pas, Andrée, que M. le cardinal pourra bien ressentir aussi quelque adoration pour cette jolie comtesse? Hein! comtesse, voyons, dites-nous!

Et Marie-Antoinette recommença ses joyeux éclats de rire francs et heureux, que Mlle de Taverney, toujours sérieuse, n'encourageait cependant pas.

«Il n'est pas possible que toute cette gaieté bruyante ne soit pas une gaieté factice, pensa Jeanne. Voyons.»

—Madame, dit-elle d'un air grave et avec un accent pénétré, j'ai l'honneur d'affirmer à Votre Majesté que M. de Rohan...

—C'est bien, c'est bien, fit la reine en interrompant la comtesse. Puisque vous êtes si zélée pour lui... puisque vous êtes son amie...

—Oh! madame, dit Jeanne avec une délicieuse expression de pudeur et de respect.

—Bien, chère petite; bien, reprit la reine avec un doux sourire; mais demandez-lui donc un peu ce qu'il a fait des cheveux qu'il m'a fait voler par un certain coiffeur, à qui cette facétie à coûté cher, car je l'ai chassé.

—Votre Majesté me surprend, dit Jeanne. Quoi! M. de Rohan aurait fait cela?

—Eh! oui... l'adoration, toujours l'adoration. Après m'avoir exécrée à Vienne, après avoir tout employé, tout essayé pour rompre le mariage projeté entre le roi et moi, il s'est un jour aperçu que j'étais femme et que j'étais sa reine; qu'il avait, lui, grand diplomate, fait une école; qu'il aurait toujours maille à partir avec moi. Il a eu peur alors pour son avenir, ce cher prince. Il a fait comme tous les gens de sa profession, qui caressent le plus ceux dont ils ont le plus peur; et, comme il me savait jeune, comme il me croyait sotte et vaine, il a tourné au Céladon! Après les soupirs, les airs de langueur, il s'est jeté, comme vous dites, dans l'adoration. Il m'adore, n'est ce pas, Andrée?

—Madame! fit celle-ci en s'inclinant.

—Oui... Andrée aussi ne veut pas se compromettre; mais moi, je me risque; il faut au moins que la royauté soit bonne à quelque chose. Comtesse, je sais, et vous savez que le cardinal m'adore. C'est chose convenue; dites-lui que je ne lui en veux pas.

Ces mots, qui contenaient une ironie amère, touchèrent profondément le cœur gangrené de Jeanne de La Motte.

Si elle eût été noble, pure et loyale, elle n'y eût vu que ce suprême dédain de la femme au cœur sublime, que le mépris complet d'une âme supérieure pour les intrigues subalternes qui s'agitent au-dessous d'elle. Ce genre de femmes, ces anges si rares ne défendent jamais leur réputation contre les embûches qui leur sont dressées sur la terre.

Ils ne veulent pas même soupçonner cette fange à laquelle ils se souillent, cette glu dans laquelle ils laissent les plus brillantes plumes de leurs ailes dorées.

Jeanne, nature vulgaire et corrompue, vit un grand dépit chez la reine dans la manifestation de cette colère contre la conduite de M. le cardinal de Rohan. Elle se souvint des rumeurs de la cour; rumeurs aux syllabes scandaleuses, qui avaient couru de l'Œil-de-Bœuf du château au fond des faubourgs de Paris, et qui avaient trouvé tant d'écho.

Le cardinal, aimant les femmes pour leur sexe, avait dit à Louis XV, qui, lui aussi, aimait les femmes de cette façon, que la dauphine n'était qu'une femme incomplète. On sait les phrases singulières de Louis XV, au moment du mariage de son petit-fils, et ses questions à certain ambassadeur naïf.

Jeanne, femme complète s'il en fut, Jeanne, femme de la tête aux pieds, Jeanne, vaine d'un seul de ses cheveux qui la distinguaient, Jeanne, qui sentait le besoin de plaire et de vaincre par tous ses avantages, ne pouvait pas comprendre qu'une femme pensât autrement qu'elle sur ces matières délicates.

«Il y a dépit chez Sa Majesté, se dit-elle. Or, s'il y a dépit, il doit y avoir autre chose.»

Alors, réfléchissant que le choc engendre la lumière, elle se mit à défendre M. de Rohan avec tout l'esprit et toute la curiosité dont la nature, en bonne mère, l'avait douée si largement.

La reine écoutait.

«Elle écoute», se dit Jeanne.

Et la comtesse, trompée par sa nature mauvaise, n'apercevait même point que la reine écoutait par générosité—parce qu'à la cour il est d'usage que jamais nul ne dise du bien de ceux dont le maître pense du mal.

Cette infraction toute nouvelle aux traditions, cette dérogation aux habitudes du château rendaient la reine contente et presque heureuse.

Marie-Antoinette voyait un cœur là où Dieu n'avait placé qu'une éponge aride et altérée.

La conversation continuait sur le pied de cette intimité bienveillante de la part de la reine. Jeanne était sur les épines; sa contenance était embarrassée; elle ne voyait plus la possibilité de sortir sans être congédiée, elle qui tout à l'heure encore avait le rôle si beau de l'étrangère qui demande un congé; mais soudain une voix jeune, enjouée, bruyante, retentit dans le cabinet voisin.

—Le comte d'Artois! dit la reine.

Andrée se leva sur-le-champ. Jeanne se disposa au départ; mais le prince avait pénétré si subitement dans la pièce où se tenait la reine, que la sortie devenait presque impossible. Cependant Mme de La Motte fit ce qu'on appelle au théâtre dessiner une sortie.

Le prince s'arrêta en voyant cette jolie personne et la salua.

—Mme la comtesse de La Motte, dit la reine en présentant Jeanne au prince.

—Ah! ah! fit le comte d'Artois. Que je ne vous chasse pas, madame la comtesse.

La reine fit un signe à Andrée, qui retint Jeanne.

Ce signe voulait dire: «J'avais quelque largesse à faire à Mme de La Motte; je n'ai pas eu le temps; remettons à plus tard.»

—Vous voilà donc revenu de la chasse au loup, dit la reine en donnant la main à son frère, d'après la mode anglaise, qui déjà reprenait faveur.

—Oui, ma sœur, et j'ai fait bonne chasse, car j'en ai tué sept, et c'est énorme, répondit le prince.

—Tué vous-même?

—Je n'en suis pas bien sûr, dit-il en riant, mais on me l'a dit. En attendant, ma sœur, savez-vous que j'ai gagné sept cents livres?

—Bah! et comment?

—Vous saurez que l'on paie cent livres pour chaque tête de ces horribles animaux. C'est cher, mais j'en donnerais bien de bon cœur deux cents par tête de gazetier. Et vous, ma sœur?

—Ah! dit la reine, vous savez déjà l'histoire?

—M. de Provence me l'a contée.

—Et de trois, reprit Marie-Antoinette; Monsieur est un conteur intrépide, infatigable. Contez-nous donc un peu comment il vous a confié cela.

—De façon à vous faire paraître plus blanche que l'hermine, plus blanche que Vénus Aphrodite. Il y a bien encore un autre nom qui finit en ène; les savants pourraient vous le dire. Mon frère de Provence, par exemple.

—Il n'en est pas moins vrai qu'il vous a conté l'aventure?

—Du gazetier! oui, ma sœur. Mais Votre Majesté en est sortie à son honneur. On pourrait même dire, si on faisait un calembour, comme M. de Bièvre en fait chaque journée: «L'affaire du baquet est lavée.»

—Oh! l'affreux jeu de mots.

—Ma sœur, ne maltraitez pas un paladin qui venait mettre à votre disposition sa lance et son bras. Heureusement vous n'avez besoin de personne. Ah! chère sœur, en avez-vous du vrai bonheur, vous!

—Vous appelez cela du bonheur! L'entendez-vous, Andrée?

Jeanne se mit à rire. Le comte, qui ne cessait de la regarder, lui donnait courage. On parlait à Andrée, Jeanne répondait.

—C'est du bonheur, répéta le comte d'Artois; car, enfin, il se pouvait fort bien, ma très chère sœur, 1° que Mme de Lamballe n'eût pas été avec vous.

—Y fussé-je allée seule?

—2° que Mme de La Motte ne se fût pas rencontrée là pour vous empêcher d'entrer.

—Ah! vous savez que Mme la comtesse était là?

—Ma sœur, quand M. le comte de Provence raconte, il raconte tout. Il se pouvait enfin que Mme de La Motte ne se fût pas trouvée à Versailles tout à point pour porter témoignage. Vous allez, sans aucun doute, me dire que la vertu et l'innocence sont comme la violette, qui n'a pas besoin d'être vue pour être reconnue; mais la violette, ma sœur, on en fait des bouquets quand on la voit et on la jette quand on l'a respirée. Voilà ma morale.

—Elle est belle!

—Je la prends comme je la trouve, et je vous ai prouvé que vous aviez eu du bonheur.

—Mal prouvé.

—Faut-il le prouver mieux?

—Ce ne sera pas superflu.

—Eh bien! vous êtes injuste d'accuser la fortune, dit le comte en pirouettant pour venir tomber sur un sofa à côté de la reine, car enfin, sauvée de la fameuse escapade du cabriolet...

—Une, dit la reine en comptant sur ses doigts.

—Sauvée du baquet...

—Soit, je la compte. Deux. Après?

—Et sauvée de l'affaire du bal, lui dit-il à l'oreille.

—Quel bal?

—Le bal de l'Opéra.

—Plaît-il?

—Je dis le bal de l'Opéra, ma sœur.

—Je ne vous comprends pas.

Il se mit à rire.

—Quel sot je fais d'avoir été vous parler d'un secret.

—Un secret! En vérité, mon frère, on voit que vous parlez du bal de l'Opéra, car je suis tant intriguée.

Ces mots: «bal, Opéra», venaient de frapper l'oreille de Jeanne. Elle redoubla d'attention.

—Motus! dit le prince.

—Pas du tout, pas du tout! Expliquons-nous, riposta la reine. Vous parliez d'une affaire d'Opéra; qu'est-ce que cela?

—J'implore votre pitié, ma sœur...

—J'insiste, comte, pour savoir.

—Et moi, ma sœur, pour me taire.

—Voulez-vous me désobliger?

—Nullement. J'en ai assez dit pour que vous compreniez, je suppose.

—Vous n'avez rien dit du tout.

—Oh! petite sœur, c'est vous qui m'intriguez... Voyons... de bonne foi?

—Parole d'honneur, je ne plaisante pas.

—Voulez-vous que je parle?

—Sur-le-champ.

—Autre part qu'ici, dit-il en montrant Jeanne et Andrée.

—Ici! ici! Jamais il n'y a trop de monde pour une explication.

—Gare à vous, ma sœur!

—Je risque.

—Vous n'étiez pas au dernier bal de l'Opéra?

—Moi! s'écria la reine, moi, au bal de l'Opéra!

—Chut! de grâce.

—Oh! non, crions cela, mon frère... Moi, dites-vous, j'étais au bal de l'Opéra?

—Certes, oui, vous y étiez.

—Vous m'avez vue, peut-être? fit-elle avec ironie, mais en plaisantant jusque-là.

—Je vous y ai vue.

—Moi! moi!

—Vous! vous!

—C'est fort.

—C'est ce que je me suis dit.

—Pourquoi ne dites-vous pas que vous m'avez parlé? Ce serait plus drôle.

—Ma foi! j'allais vous parler, quand un flot de masques nous a séparés.

—Vous êtes fou!

—J'étais sûr que vous me diriez cela. J'aurais dû ne pas m'y exposer, c'est ma faute.

La reine se leva tout à coup, fit quelques pas dans la chambre avec agitation.

Le comte la regardait d'un air étonné.

Andrée frissonnait de crainte et d'inquiétude.

Jeanne s'enfonçait les ongles dans la chair pour garder bonne contenance.

La reine s'arrêta.

—Mon ami, dit-elle au jeune prince, ne plaisantons pas; j'ai un si mauvais caractère, que, vous voyez, je perds déjà patience; avouez-moi vite que vous avez voulu vous divertir à mes dépens, et je serai très heureuse.

—Je vous avouerai cela si vous le voulez, ma sœur.

—Soyez sérieux, Charles.

—Comme un poisson, ma sœur.

—Par grâce, dites-moi, vous avez forgé ce conte, n'est-ce pas?

Il regarda, en clignant, les dames; puis:

—Oui, j'ai forgé, dit-il, veuillez m'excusez.

—Vous ne m'avez pas comprise, mon frère, répéta la reine avec véhémence. Oui ou non, devant ces dames, retirez-vous ce que vous avez dit? Ne mentez pas; ne me ménagez pas.

Andrée et Jeanne s'éclipsèrent derrière la tenture des Gobelins.

—Eh bien! sœur, dit le prince à voix basse, quand elles n'y furent plus, j'ai dit la vérité; que ne m'avertissiez-vous plus tôt?

—Vous m'avez vue au bal de l'Opéra?

—Comme je vous vois, et vous m'avez vu aussi.

La reine poussa un cri, rappela Jeanne et Andrée, courut les chercher de l'autre côté de la tapisserie, les ramena chacune par une main, les entraînant rapidement toutes deux.

—Mesdames, M. le comte d'Artois affirme, dit-elle, qu'il m'a vue à l'Opéra.

—Oh! murmura Andrée.

—Il n'est plus temps de reculer, continua la reine, prouvez, prouvez...

—Voici, dit le prince. J'étais avec le maréchal de Richelieu, avec M. de Calonne, avec... ma foi! avec du monde. Votre masque est tombé.

—Mon masque!

—J'allais vous dire: «C'est plus que téméraire, ma sœur»; mais vous avez disparu, entraînée par le cavalier qui vous donnait le bras.

—Le cavalier! Oh! mon Dieu! mais vous me rendez folle.

—Un domino bleu, fit le prince.

La reine passa sa main sur son front.

—Quel jour cela? dit-elle.

—Samedi, la veille de mon départ pour la chasse. Vous dormiez encore, le matin, quand je suis parti, sans quoi je vous eusse dit ce que je viens de dire.

—Mon Dieu! mon Dieu! À quelle heure m'avez-vous vue?

—Il pouvait être de deux à trois heures.

—Décidément, je suis folle ou vous êtes fou.

—Je vous répète que c'est moi... je me serai trompé... cependant...

—Cependant...

—Ne vous faites pas tant de mal... On n'en a rien su... Un moment j'avais cru que vous étiez avec le roi; mais le personnage parlait allemand, et le roi ne sait que l'anglais.

—Allemand... un Allemand. Oh! j'ai une preuve, mon frère. Samedi, j'étais couchée à onze heures.

Le comte salua comme un homme incrédule, en souriant.

La reine sonna.

—Mme de Misery va vous le dire, dit-elle.

Le comte se mit à rire.

—Que n'appelez-vous aussi Laurent, le suisse des Réservoirs; il portera aussi témoignage. C'est moi qui ai fondu ce canon, petite sœur, ne le tirez pas sur moi.

—Oh! fit la reine avec rage; oh! ne pas être crue!

—Je vous croirais si vous vous mettiez moins en colère; mais le moyen! Si je vous dis oui, d'autres diront, après être venus, non.

—D'autres? Quels autres?

—Pardieu! ceux qui ont vu comme moi.

—Ah! voilà qui est curieux, par exemple! Il y a des gens qui m'ont vue. Eh bien! montrez-les-moi.

—Tout de suite... Philippe de Taverney est-il là?

—Mon frère! dit Andrée.

—Il y était, mademoiselle, répondit le prince; voulez-vous qu'on l'interroge, ma sœur?

—Je le demande instamment.

—Mon Dieu! murmura Andrée.

—Quoi! fit la reine.

—Mon frère appelé en témoignage.

—Oui, oui, je le veux.

Et la reine appela: on courut, on alla chercher Philippe jusque chez son père, qu'il venait de quitter après la scène que nous avons décrite.

Philippe, maître du champ de bataille après son duel avec Charny, Philippe, qui venait de rendre un service à la reine, marchait joyeusement vers le château de Versailles.

On le trouva en chemin. On lui communiqua l'ordre de la reine. Il accourut.

Marie-Antoinette s'élança à sa rencontre et, se plaçant en face de lui:

—Voyons, monsieur, dit-elle, êtes-vous capable de dire la vérité?

—Oui, madame, et incapable de mentir, répliqua-t-il.

—Alors, dites... dites franchement si... si vous m'avez vue dans un endroit public depuis huit jours?

—Oui, madame, répondit Philippe.

Les cœurs battaient dans l'appartement, on eût pu les entendre.

—Où m'avez-vous vue? fit la reine d'une voix terrible.

Philippe se tut.

—Oh! ne ménagez rien, monsieur; mon frère, que voilà, dit bien m'avoir vue au bal de l'Opéra, lui: et vous, où m'avez-vous vue?

—Comme monseigneur le comte d'Artois, au bal de l'Opéra, madame.

La reine tomba foudroyée sur le sofa.

Puis, se relevant avec la rapidité d'une panthère blessée:

—Ce n'est pas possible, dit-elle, puisque je n'y étais pas. Prenez garde, monsieur de Taverney, je m'aperçois que vous prenez ici des airs de puritain; c'était bon en Amérique, avec M. de Lafayette, mais à Versailles, nous sommes Français, et polis, et simples.

—Votre Majesté accable M. de Taverney, dit Andrée, pâle de colère et d'indignation. S'il dit avoir vu, c'est qu'il a vu.

—Vous aussi, fit Marie-Antoinette; vous aussi! Il ne manque vraiment plus qu'une chose, c'est que vous m'ayez vue. Par Dieu! si j'ai des amis qui me défendent, j'ai des ennemis qui m'assassinent. Un seul témoin ne fait pas un témoignage, messieurs.

—Vous me faites souvenir, dit le comte d'Artois, qu'à ce moment où je vous voyais et où je m'aperçus que le domino bleu n'était pas le roi, je crus que c'était le neveu de M. de Suffren. Comment l'appelez-vous, ce brave officier qui a fait cet exploit du pavillon? Vous l'avez si bien reçu l'autre jour, que je l'ai cru votre chevalier d'honneur.

La reine rougit; Andrée devint pale comme la mort. Toutes deux se regardèrent et frémirent de se voir ainsi.

Philippe, lui, devint livide.

—M. de Charny? murmura-t-il.

—Charny, c'est cela, continua le comte d'Artois. N'est-il pas vrai, monsieur Philippe, que la tournure de ce domino bleu avait quelque analogie avec celle de M. de Charny?

—Je n'ai pas remarqué, monseigneur, dit Philippe en suffoquant.

—Mais, poursuivit M. le comte d'Artois, je m'aperçus bien vite que je m'étais trompé, car M. de Charny s'offrit soudain à mes yeux. Il était là, près de M. de Richelieu, en face de vous, ma sœur, au moment où votre masque est tombé.

—Et il m'a vue? s'écria la reine hors de toute prudence.

—À moins qu'il ne soit aveugle, dit le prince.

La reine fit un geste désespéré, agita de nouveau la sonnette.

—Que faites-vous? dit le prince.

—Je veux interroger aussi M. de Charny, boire le calice jusqu'à la fin.

—Je ne crois pas que M. de Charny soit à Versailles, murmura Philippe.

—Pourquoi?

—On m'a dit, je crois, qu'il était... indisposé.

—Oh! la chose est assez grave pour qu'il vienne, monsieur. Moi aussi je suis indisposée, pourtant j'irais au bout du monde, pieds nus, pour prouver...

Philippe, le cœur déchiré, s'approcha d'Andrée qui regardait par la fenêtre qui donnait sur les parterres.

—Qu'y a-t-il? fit la reine en s'avançant vers elle.

—Rien, rien... on disait M. de Charny malade, et je le vois.

—Vous le voyez? s'écria Philippe en courant à son tour.

—Oui, c'est lui.

La reine, oubliant tout, ouvrit la fenêtre elle-même avec une vigueur extraordinaire, et appela de sa voix:

—Monsieur de Charny!

Celui-ci tourna la tête, et, tout effaré d'étonnement, se dirigea vers le château.


Chapitre XXXVIII

Un alibi

Monsieur de Charny entra, un peu pâle, mais droit et sans souffrance apparente.

À l'aspect de cette compagnie illustre, il prit le maintien respectueux et raide de l'homme du monde et du soldat.

—Prenez garde, ma sœur, dit le comte d'Artois bas à la reine; il me semble que vous interrogez beaucoup de monde.

—Mon frère, j'interrogerai le monde entier, jusqu'à ce que je parvienne à rencontrer quelqu'un qui me dise que vous vous êtes trompé.

Pendant ce temps, Charny avait vu Philippe, et l'avait salué courtoisement.

—Vous êtes un bourreau de votre santé, dit tout bas Philippe à son adversaire. Sortir blessé! mais, en vérité, vous voulez mourir.

—On ne meurt pas de s'être égratigné à un buisson du bois de Boulogne, répliqua Charny, heureux de rendre à son ennemi une piqûre morale plus douloureuse que la blessure de l'épée.

La reine se rapprocha et mit fin à ce colloque, qui avait été plutôt un double a parte qu'un dialogue.

—Monsieur de Charny, dit-elle, vous étiez, disent ces messieurs, au bal de l'Opéra?

—Oui, Votre Majesté, répondit Charny en s'inclinant.

—Dites-nous ce que vous y avez vu.

—Votre Majesté demande-t-elle ce que j'y ai vu, ou qui j'y ai vu?

—Précisément... qui vous y avez vu, et pas de discrétion, monsieur de Charny, pas de réticence complaisante.

—Il faut tout dire, madame?

Les joues de la reine reprirent cette pâleur qui dix fois depuis le matin avait remplacé une rougeur fébrile.

—Pour commencer, d'après la hiérarchie, d'après la loi de mon respect, répliqua Charny.

—Bien, vous m'avez vue?

—Oui, Votre Majesté, au moment où le masque de la reine est tombé, par malheur.

Marie-Antoinette froissa dans ses mains nerveuses la dentelle de son fichu.

—Monsieur, dit-elle d'une voix dans laquelle un observateur plus intelligent eût deviné des sanglots prêts à s'exhaler, regardez-moi bien, êtes-vous bien sûr?

—Madame, les traits de Votre Majesté sont gravés dans les cœurs de tous ses sujets. Avoir vu Votre Majesté une fois, c'est la voir toujours.

Philippe regarda Andrée, Andrée plongea ses regards dans ceux de Philippe. Ces deux douleurs, ces deux jalousies firent une douloureuse alliance.

—Monsieur, répéta la reine en se rapprochant de Charny, je vous assure que je n'ai pas été au bal de l'Opéra.

—Oh! madame, s'écria le jeune homme en courbant profondément son front vers la terre, Votre Majesté n'a-t-elle pas le droit d'aller où bon lui semble? et, fût-ce en enfer, dès que Votre Majesté y a mis le pied, l'enfer est purifié.

—Je ne vous demande pas d'excuser ma démarche, fit la reine; je vous prie de croire que je ne l'ai pas faite.

—Je croirai tout ce que Votre Majesté m'ordonnera de croire, répondit Charny, ému jusqu'au fond du cœur de cette insistance de la reine, de cette humilité affectueuse d'une femme si fière.

—Ma sœur! ma sœur! c'est trop, murmura le comte d'Artois à l'oreille de Marie-Antoinette.

Car cette scène avait glacé tous les assistants; les uns par la douleur de leur amour ou de leur amour-propre blessé; les autres par l'émotion qu'inspire toujours une femme accusée qui se défend avec courage contre des preuves accablantes.

—On le croit! on le croit! s'écria la reine éperdue de colère; et, découragée, elle tomba sur un fauteuil, essuyant du bout de son doigt, à la dérobée, la trace d'une larme que l'orgueil brûlait au bord de sa paupière. Tout à coup elle se releva.

—Ma sœur! ma sœur! pardonnez-moi, dit tendrement le comte d'Artois, vous êtes entourée d'amis dévoués; ce secret dont vous vous effrayez outre mesure, nous le connaissons seuls, et de nos cœurs où il est renfermé, nul ne le tirera qu'avec notre vie.

—Le secret! le secret! s'écria la reine, oh! je n'en veux pas.

—Ma sœur!

—Pas de secret. Une preuve.

—Madame, dit Andrée, on vient.

—Madame, dit Philippe d'une voix lente, le roi.

—Le roi, dit un huissier dans l'antichambre.

—Le roi! tant mieux. Oh! le roi est mon seul ami; le roi, lui, ne me jugerait pas coupable, même quand il croirait m'avoir vue en faute: le roi est le bienvenu.

Le roi entra. Son regard contrastait avec tout ce désordre et tout ce bouleversement des figures autour de la reine.

—Sire! s'écria celle-ci, vous venez à propos. Sire, encore une calomnie; encore une insulte à combattre.

—Qu'y a-t-il? dit Louis XVI en s'avançant.

—Monsieur, un bruit, un bruit infâme. Il va se propager. Aidez-moi; aidez-moi, sire, car cette fois ce ne sont plus des ennemis qui m'accusent: ce sont mes amis.

—Vos amis?

—Ces messieurs; mon frère, pardon! monsieur le comte d'Artois, monsieur de Taverney, monsieur de Charny, assurent, m'assurent à moi, qu'ils m'ont vue au bal de l'Opéra.

—Au bal de l'Opéra! s'écria le roi en fronçant le sourcil.

—Oui, sire.

Un silence terrible pesa sur cette assemblée.

Madame de La Motte vit la sombre inquiétude du roi. Elle vit la pâleur mortelle de la reine; d'un mot, d'un seul mot, elle pouvait faire cesser une peine aussi lamentable; elle pouvait d'un mot anéantir toutes les accusations du passé, sauver la reine pour l'avenir.

Mais son cœur ne l'y porta point; son intérêt l'en écarta. Elle se dit qu'il n'était plus temps; que déjà, pour le baquet, elle avait menti, et qu'en rétractant sa parole, en laissant voir qu'elle avait menti une fois, en montrant à la reine qu'elle l'avait laissée aux prises avec la première accusation, la nouvelle favorite se ruinait du premier coup, tranchait en herbe le profit de sa faveur future; elle se tut.

Alors le roi répéta d'un air plein d'angoisses:

—Au bal de l'Opéra? Qui a parlé de cela? Monsieur le comte de Provence le sait-il?

—Mais ce n'est pas vrai, s'écria la reine, avec l'accent d'une innocence désespérée. Ce n'est pas vrai; monsieur le comte d'Artois se trompe, monsieur de Taverney se trompe. Vous vous trompez, monsieur de Charny. Enfin, on peut se tromper.

Tous s'inclinèrent.

—Voyons! s'écria la reine, qu'on fasse venir mes gens, tout le monde, qu'on interroge! C'était samedi ce bal, n'est-ce pas?

—Oui, ma sœur.

—Eh bien! qu'ai-je fait samedi? Qu'on me le dise, car en vérité je deviens folle, et si cela continue, je croirai moi-même que je suis allée à cet infâme bal de l'Opéra; mais si j'y étais allée, messieurs, je le dirais.

Tout à coup le roi s'approcha, l'œil dilaté, le front riant, les mains étendues.

—Samedi, dit-il, samedi, n'est-ce pas, messieurs?

—Oui, sire.

—Eh bien! mais, continua-t il, de plus en plus calme, de plus en plus joyeux, ce n'est pas à d'autres qu'à votre femme de chambre, Marie, qu'il faut demander cela. Elle se rappellera peut-être à quelle heure je suis entré chez vous ce jour-là; c'était, je crois, vers onze heures du soir.

—Ah! s'écria la reine tout enivrée de joie, oui, sire.

Elle se jeta dans ses bras; puis, tout à coup rouge et confuse de se voir regardée, elle cacha son visage dans la poitrine du roi, qui baisait tendrement ses beaux cheveux.

—Eh bien! dit le comte d'Artois hébété de surprise et de joie tout ensemble, j'achèterai des lunettes; mais, vive Dieu! je ne donnerais pas cette scène pour un million; n'est-ce pas, messieurs?

Philippe était adossé au lambris, pâle comme la mort. Charny, froid et impassible, venait d'essuyer son front couvert de sueur.

—Voilà pourquoi, messieurs, dit le roi appuyant avec bonheur sur l'effet qu'il avait produit, voilà pourquoi il est impossible que la reine ait été cette nuit-là au bal de l'Opéra. Croyez-le si bon vous semble; la reine, j'en suis sûr, se contente d'être crue par moi.

—Eh bien! ajouta le comte d'Artois, monsieur de Provence en pensera ce qu'il voudra, mais je défie sa femme de prouver de la même façon un alibi, le jour où on l'accusera d'avoir passé la nuit dehors.

—Mon frère!

—Sire, je vous baise les mains.

—Charles, je pars avec vous, dit le roi, après un dernier baiser donné à la reine.

Philippe n'avait pas remué.

—Monsieur de Taverney, fit la reine sévèrement, est-ce que vous n'accompagnez pas monsieur le comte d'Artois?

Philippe se redressa soudain. Le sang afflua à ses tempes et à ses yeux. Il faillit s'évanouir. À peine eut-il la force de saluer, de regarder Andrée, de jeter un regard terrible à Charny, et de refouler l'expression de sa douleur insensée.

Il sortit.

La reine garda près d'elle Andrée et monsieur de Charny.

Cette situation d'Andrée, placée entre son frère et la reine, entre son amitié et sa jalousie, nous n'aurions pu l'esquisser sans ralentir la marche de la scène dramatique dans laquelle le roi arriva comme un heureux dénouement.

Cependant, rien ne méritait plus notre attention que cette souffrance de la jeune fille: elle sentait que Philippe eût donné sa vie pour empêcher le tête-à-tête de la reine et de Charny, et elle s'avouait qu'elle-même eût senti son cœur se briser si, pour suivre et consoler Philippe comme elle devait le faire, elle eût laissé Charny seul librement avec madame de La Motte et la reine, c'est-à-dire plus librement que seul. Elle le devinait à l'air à la fois modeste et familier de Jeanne.

Ce qu'elle ressentait, comment se l'expliquer?

Était-ce de l'amour? Oh! l'amour, se fût-elle dit, ne germe pas, ne grandit pas avec cette rapidité dans la froide atmosphère des sentiments de cour. L'amour, cette plante rare, se plaît à fleurir dans les cœurs généreux, purs, intacts. Il ne va pas pousser ses racines dans un cœur profané par des souvenirs, dans un sol glacé par des larmes qui s'y concentrent depuis des années. Non, ce n'était pas l'amour que mademoiselle de Taverney ressentait pour monsieur de Charny. Elle repoussait avec force une pareille idée, parce qu'elle s'était juré de n'aimer jamais rien en ce monde.

Mais alors pourquoi avait-elle tant souffert quand Charny avait adressé à la reine quelques mots de respect et de dévouement? Certes, c'était bien là de la jalousie.

Oui, Andrée s'avouait qu'elle était jalouse, non pas de l'amour qu'un homme pouvait sentir pour une autre femme que pour elle, mais jalouse de la femme qui pouvait inspirer, accueillir, autoriser cet amour.

Elle regardait passer autour d'elle avec mélancolie tous les beaux amoureux de la cour nouvelle. Ces gens vaillants et pleins d'ardeur qui ne la comprenaient point, et s'éloignaient après lui avoir offert quelques hommages, les uns parce que sa froideur n'était pas de la philosophie, les autres parce que cette froideur était un étrange contraste avec les vieilles légèretés dans lesquelles Andrée avait dû prendre naissance.

Et puis, les hommes, soit qu'ils cherchent le plaisir, soit qu'ils rêvent à l'amour, se défient de la froideur d'une femme de vingt-cinq ans, qui est belle, qui est riche, qui est la favorite d'une reine, et qui passe seule, glacée, silencieuse et pâle, dans un chemin où la suprême joie et le suprême bonheur sont de faire un souverain bruit.

Ce n'est pas un attrait que d'être un problème vivant; Andrée s'en était bien aperçue: elle avait vu les yeux se détourner peu à peu de sa beauté, les esprits se défier de son esprit ou le nier. Elle vit même plus: cet abandon devint une habitude chez les anciens, un instinct chez les nouveaux; il n'était pas plus d'usage d'aborder mademoiselle de Taverney et de lui parler, qu'il n'était consacré d'aborder Latone ou Diane à Versailles, dans leur froide ceinture d'eau noircie. Quiconque avait salué mademoiselle de Taverney, fait sa pirouette et souri à une autre femme avait accompli son devoir.

Toutes ces nuances n'échappèrent point à l'œil subtil de la jeune fille. Elle, dont le cœur avait éprouvé tous les chagrins sans connaître un seul plaisir; elle, qui sentait l'âge s'avancer avec un cortège de pâles ennuis et de noirs souvenirs; elle invoquait tout bas celui qui punit plus que celui qui pardonne, et, dans ses insomnies douloureuses, passant en revue les délices offertes en pâture aux heureux amants de Versailles, elle soupirait avec une amertume mortelle.

«Et moi! mon Dieu! Et moi!»

Lorsqu'elle trouva Charny, le soir du grand froid, lorsqu'elle vit les yeux du jeune homme s'arrêter curieusement sur elle et l'envelopper peu à peu d'un réseau sympathique, elle ne reconnut plus cette réserve étrange que témoignaient devant elle tous ses courtisans. Pour cet homme, elle était une femme. Il avait réveillé en elle la jeunesse et avait galvanisé la mort; il avait fait rougir le marbre de Diane et de Latone.

Aussi mademoiselle de Taverney s'attacha-t-elle subitement à ce régénérateur qui venait de lui faire sentir sa vitalité. Aussi fut-elle heureuse de regarder ce jeune homme, pour qui elle n'était pas un problème. Aussi fut-elle malheureuse de penser qu'une autre femme allait couper les ailes à sa fantaisie azurée, confisquer son rêve à peine sorti par la porte d'or.

On nous pardonnera d'avoir expliqué ainsi comment Andrée ne suivit pas Philippe hors du cabinet de la reine, bien qu'elle eût souffert l'injure adressée à son frère, bien que ce frère fût pour elle une idolâtrie, une religion, presque un amour.

Mademoiselle de Taverney, qui ne voulait pas que la reine restât en tête à tête avec Charny, ne songea plus à prendre sa part de la conversation, après le renvoi de son frère.

Elle s'assit au coin de la cheminée, le dos presque tourné au groupe que formait la reine assise, Charny debout et demi incliné, madame de La Motte droite dans l'embrasure de la fenêtre, où sa fausse timidité cherchait un asile, sa curiosité réelle une observation favorable.

La reine demeura quelques minutes silencieuse; elle ne savait comment renouer une nouvelle conversation à cette explication si délicate qui venait d'avoir lieu.

Charny paraissait souffrant, et son attitude ne déplaisait pas à la reine.

Enfin, Marie-Antoinette rompit le silence, et répondant en même temps à sa propre pensée et à celle des autres:

—Cela prouve, fit-elle tout à coup, que nous ne manquons pas d'ennemis. Croirait-on qu'il se passe d'aussi misérables choses à la cour de France, monsieur? le croirait-on?

Charny ne répliqua pas.

—Sur vos vaisseaux, continua la reine, quel bonheur de vivre en plein ciel, en pleine mer! On nous parle à nous, citadins, de la colère, de la méchanceté des flots. Ah! monsieur, monsieur, regardez-vous! Est-ce que les lames de l'Océan, les plus furieuses lames, n'ont pas jeté sur vous l'écume de leur colère? Est-ce que leurs assauts ne vous ont pas renversé quelquefois sur le pont du navire, souvent, n'est-ce pas? Eh bien! regardez-vous, vous êtes sain, vous êtes jeune, vous êtes honoré.

—Madame!

—Est-ce que les Anglais, continua la reine qui s'animait par degrés, ne vous ont pas envoyé aussi leurs colères de flamme et de mitraille, colères dangereuses pour la vie, n'est-ce pas? Mais que vous importe, à vous? Vous êtes sauf, vous êtes fort; et à cause de cette colère des ennemis que vous avez vaincus, le roi vous a félicité, caressé, le peuple sait votre nom et l'aime.

—Eh bien! madame? murmura Charny, qui voyait avec crainte cette fièvre exalter insensiblement les nerfs de Marie-Antoinette.

—À quoi j'en veux arriver? dit-elle, le voici: bénis soient les ennemis qui lancent sur nous la flamme, le fer, l'onde écumante; bénis soient les ennemis qui ne menacent que de la mort!

—Mon Dieu! madame, répliqua Charny, il n'y a pas d'ennemis pour Votre Majesté—il n'y en a pas plus que de serpents pour l'aigle. Tout ce qui rampe en bas attaché au sol ne gêne pas ceux qui planent dans les nuages.

—Monsieur, se hâta de répondre la reine, vous êtes je le sais, revenu sain et sauf de la bataille; sorti sain et sauf de la tempête, vous en êtes sorti triomphant et aimé; tandis que ceux dont un ennemi, comme nous en avons nous autres, salit la renommée avec sa bave de calomnie, ceux-là ne courent aucun risque de la vie, c'est vrai, mais ils vieillissent après chaque tempête; ils s'habituent à courber le front, dans la crainte de rencontrer, ainsi que j'ai fait aujourd'hui, la double injure des amis et des ennemis fondue en une seule attaque. Et puis, monsieur, si vous saviez combien il est dur d'être haï!

Andrée attendit avec anxiété la réponse du jeune homme; elle tremblait qu'il ne répliquât par la consolation affectueuse que semblait solliciter la reine.

Mais Charny, tout au contraire, essuya son front avec son mouchoir, chercha un point d'appui sur le dossier d'un fauteuil et pâlit.

La reine, le regardant:

—Ne fait-il pas trop chaud, ici? dit-elle.

Madame de La Motte ouvrit la fenêtre avec sa petite main, qui secoua l'espagnolette comme eût fait le poing vigoureux d'un homme. Charny but l'air avec délices.

—Monsieur est accoutumé au vent de la mer, il étouffera dans les boudoirs de Versailles.

—Ce n'est point cela, madame, répondit Charny, mais j'ai un service à deux heures, et à moins que Sa Majesté ne m'ordonne de rester...

—Non pas, monsieur, dit la reine; nous savons ce que c'est qu'une consigne, n'est-ce pas, Andrée?

Puis se retournant vers Charny, et avec un ton légèrement piqué:

—Vous êtes libre, monsieur, dit-elle.

Et elle congédia le jeune officier du geste.

Charny salua en homme qui se hâte et disparut derrière la tapisserie.

Au bout de quelques secondes, on entendit dans l'antichambre comme une plainte, et comme le bruit que font plusieurs personnes en se pressant.

La reine se trouvait près de la porte, soit par hasard, soit qu'elle eût voulu suivre des yeux Charny, dont la retraite précipitée lui avait paru extraordinaire.

Elle leva la tapisserie, poussa un faible cri et parut prête à s'élancer.

Mais Andrée, qui ne l'avait pas perdue de vue, se trouva entre elle et la porte.

—Oh! madame! fit-elle.

La reine regarda fixement Andrée, qui soutint fermement ce regard.

Madame de La Motte allongea la tête.

Entre la reine et André était un léger intervalle, et par cet intervalle, elle put voir monsieur de Charny évanoui, auquel les serviteurs et les gardes portaient secours.

La reine, voyant le mouvement de madame de La Motte, referma vivement la porte.

Mais trop tard; madame de La Motte avait vu.

Marie-Antoinette, le sourcil froncé, la démarche pensive, alla se rasseoir dans son fauteuil; elle était en proie à cette préoccupation sombre qui suit toute émotion violente. On n'eût pas dit qu'elle se doutât qu'on vécût autour d'elle.

Andrée, de son côté, quoique restée debout et appuyée à un mur, ne semblait pas moins distraite que la reine.

Il se fit un moment de silence.

—Voilà quelque chose de bizarre, dit tout haut et tout à coup la reine, dont la parole fit tressaillir ses deux compagnes surprises, tant cette parole était inattendue: monsieur de Charny me paraît douter encore...

Douter de quoi, madame? demanda Andrée.

—Mais de mon séjour au château la nuit de ce bal.

—Oh! madame.

—N'est-ce pas, comtesse, n'est-ce pas que j'ai raison, dit la reine, et que monsieur de Charny doute encore?

—Malgré la parole du roi? Oh! c'est impossible, madame, fit Andrée.

—On peut penser que le roi est venu par amour-propre à mon secours. Oh! il ne croit pas! non, il ne croit pas! c'est facile à voir.

Andrée se mordit les lèvres.

—Mon frère n'est point si incrédule que monsieur de Charny, dit-elle; il paraissait bien convaincu, lui.

—Oh! ce serait mal, continua la reine, qui n'avait point écouté la réponse d'Andrée. Et, dans ce cas-là, ce jeune homme n'aurait point le cœur droit et pur comme je le pensais.

Puis frappant dans ses mains avec colère:

—Mais au bout du compte, s'écria-t-elle, s'il a vu, pourquoi croirait-il? Monsieur le comte d'Artois aussi a vu, monsieur Philippe aussi a vu, il le dit du moins; tout le monde avait vu, et il a fallu la parole du roi pour qu'on croie ou plutôt pour qu'on fasse semblant de croire. Oh! il y a quelque chose sous tout cela, quelque chose que je dois éclaircir, puisque nul n'y songe. N'est-ce pas, Andrée, qu'il faut que je cherche et découvre la raison de tout ceci?

—Votre Majesté a raison, dit Andrée, et je suis sûre que madame de La Motte est de mon avis, et qu'elle pense que Votre Majesté doit chercher jusqu'à ce qu'elle trouve. N'est-ce pas, madame?

Madame de La Motte, prise au dépourvu, tressaillit et ne répondit pas.

—Car enfin, continua la reine, on dit m'avoir vue chez Mesmer.

—Votre Majesté y était, se hâta de dire madame de La Motte avec un sourire.

—Soit, répondit la reine, mais je n'y ai point fait ce que dit le pamphlet. Et puis, on m'a vue à l'Opéra, et là je n'y étais point.

Elle réfléchit; puis tout à coup et vivement:

—Oh! s'écria-t-elle, je tiens la vérité.

—La vérité? balbutia la comtesse.

—Oh! tant mieux! dit Andrée.

—Qu'on fasse venir monsieur de Crosne, interrompit joyeusement la reine à madame de Misery qui entra.


Chapitre XXXIX

Monsieur de Crosne

Monsieur de Crosne, qui était un homme fort poli, se trouvait on ne peut plus embarrassé depuis l'explication du roi et de la reine.

Ce n'est pas une médiocre difficulté que la parfaite connaissance de tous les secrets d'une femme, surtout quand cette femme est la reine, et qu'on a mission de prendre les intérêts d'une couronne et le soin d'une renommée.

Monsieur de Crosne sentit qu'il allait porter tout le poids d'une colère de femme et d'une indignation de reine; mais il s'était courageusement retranché dans son devoir, et son urbanité bien connue devait lui servir de cuirasse pour amortir les premiers coups.

Il entra paisiblement, le sourire sur les lèvres.

La reine, elle, ne souriait pas.

—Voyons, monsieur de Crosne, dit-elle, à notre tour de nous expliquer.

—Je suis aux ordres de Votre Majesté.

—Vous devez savoir la cause de tout ce qui m'arrive, monsieur le lieutenant de police!

Monsieur de Crosne regarda autour de lui d'un air un peu effaré.

—Ne vous inquiétez pas, poursuivit la reine: vous connaissez parfaitement ces deux dames: vous connaissez tout le monde, vous.

—À peu près, dit le magistrat; je connais les personnes, je connais les effets, mais je ne connais pas la cause de ce dont parle Votre Majesté.

—J'aurai donc le déplaisir de vous l'apprendre, répliqua la reine, dépitée de cette tranquillité du lieutenant de police. Il est bien évident que je pourrais vous donner mon secret, comme on donne ses secrets, à voix basse ou à l'écart; mais j'en suis venue, monsieur, à toujours rechercher le grand jour et la pleine voix. Eh bien! j'attribue les effets, vous nommez cela ainsi, les effets dont je me plains à la mauvaise conduite d'une personne qui me ressemble, et qui se donne en spectacle partout où vous croyez me voir, vous, monsieur, ou vos agents.

—Une ressemblance! s'écria monsieur de Crosne, trop occupé de soutenir l'attaque de la reine pour remarquer le trouble passager de Jeanne et l'exclamation d'Andrée.

—Est-ce que vous trouveriez cette supposition impossible, monsieur le lieutenant de police? Est-ce que vous aimeriez mieux croire que je me trompe ou que je vous trompe?

—Madame, je ne dis pas cela; mais, quelle que soit la ressemblance entre toute femme et Votre Majesté, il y a une telle différence que nul regard exercé ne pourra s'y tromper.

—On peut s'y tromper, monsieur, puisque l'on s'y trompe.

—Et j'en fournirais un exemple à Votre Majesté, fit Andrée.

—Ah!...

—Lorsque nous habitions Taverney-Maison-Rouge, avec mon père, nous avions une fille de service qui, par une étrange bizarrerie...

—Me ressemblait!

—Oh! Votre Majesté, c'était à s'y méprendre.

—Et cette fille, qu'est-elle devenue?

—Nous ne savions pas encore à quel point l'esprit de Sa Majesté est généreux, élevé, supérieur; mon père craignit que cette ressemblance déplût à la reine, et, quand nous étions à Trianon, nous cachions cette fille aux yeux de toute la cour.

—Vous voyez bien, monsieur de Crosne. Ah! ah! cela vous intéresse.

—Beaucoup, madame.

—Ensuite, ma chère Andrée.

—Eh bien! madame, cette fille qui était un esprit remuant, ambitieux, s'ennuya d'être ainsi séquestrée; elle fit une mauvaise connaissance, sans doute, et un soir, à mon coucher, je fus surprise de ne la plus voir. On la chercha. Rien. Elle avait disparu.

—Elle vous avait bien un peu volé quelque chose, ma Sosie?

—Non, madame, je ne possédais rien.

Jeanne avait écouté ce colloque avec une attention facile à comprendre.

—Ainsi, vous ne saviez pas tout cela, monsieur de Crosne? demanda la reine.

—Non, madame.

—Ainsi, il existe une femme dont la ressemblance avec moi est frappante, et vous ne le savez pas! Ainsi, un événement de cette importance se produit dans le royaume et y cause de graves désordres, et vous n'êtes pas le premier instruit de cet événement? Allons, avouons le, monsieur: la police est bien mal faite?

—Mais, répondit le magistrat, je vous assure que non, madame. Libre au vulgaire d'élever les fonctions du lieutenant de police jusqu'à la hauteur des fonctions d'un Dieu; mais Votre Majesté, qui siège bien au-dessus de moi dans cet Olympe terrestre, sait bien que les magistrats du roi ne sont que des hommes. Je ne commande pas aux événements, moi; il y en a de si étranges, que l'intelligence humaine suffit à peine à les comprendre.

—Monsieur, quand un homme a reçu tous les pouvoirs possibles pour pénétrer jusque dans les pensées de ses semblables; quand avec des agents il paie des espions, quand avec des espions il peut noter jusqu'aux gestes que je fais devant mon miroir, si cet homme n'est pas le maître des événements...

—Madame, quand Votre Majesté a passé la nuit hors de son appartement, je l'ai su. Ma police était-elle bien faite? Oui, n'est-ce pas? Ce jour-là Votre Majesté était allée chez madame, que voici, rue Saint-Claude, au Marais. Cela ne me regarde pas. Lorsque vous avez paru au baquet de Mesmer avec madame de Lamballe, vous y êtes bien allée, je crois; ma police a été bien faite, puisque les agents vous ont vue. Quand vous êtes allée à l'Opéra...

La reine dressa vivement la tête.

—Laissez-moi dire, madame. Je dis vous, comme monsieur le comte d'Artois a dit vous. Si le beau-frère se méprend aux traits de sa sœur, à plus forte raison se méprendra un agent qui touche un petit écu par jour. L'agent vous a cru voir, il l'a dit. Ma police était encore bien faite ce jour-là. Direz-vous aussi, madame, que mes agents n'ont pas bien suivi cette affaire du gazetier Réteau, si bien étrillé par monsieur de Charny?

—Par monsieur de Charny! s'écrièrent à la fois Andrée et la reine.

—L'événement n'est pas vieux, madame, et les coups de canne sont encore chauds sur les épaules du gazetier. Voilà une de ces aventures qui faisaient le triomphe de monsieur de Sartine, mon prédécesseur, alors qu'il les contait si spirituellement au feu roi ou à la favorite.

—Monsieur de Charny s'est commis avec ce misérable?

—Je ne l'ai su que par ma police, si calomniée, madame, et vous m'avouerez qu'il a fallu quelque intelligence à cette police pour découvrir le duel qui a suivi cette affaire.

—Un duel de monsieur de Charny! monsieur de Charny s'est battu! s'écria la reine.

—Avec le gazetier? dit ardemment Andrée.

—Oh! non, mesdames; le gazetier tant battu n'aurait pas donné à monsieur de Charny le coup d'épée qui l'a fait se trouver mal dans votre antichambre.

—Blessé! il est blessé! s'écria la reine. Blessé! mais quand cela? mais comment? Vous vous trompez monsieur de Crosne.

—Oh! madame, Votre Majesté me trouve assez souvent en défaut pour m'accorder cette fois que je n'y suis pas.

—Tout à l'heure il était ici.

—Je le sais bien.

—Oh! mais, dit Andrée, j'ai bien vu, moi, qu'il souffrait.

Et ces mots, elle les prononça de telle façon que la reine en découvrit l'hostilité, et se retourna vivement.

Le regard de la reine fut une riposte qu'Andrée soutint avec énergie.

—Que dites-vous? fit Marie-Antoinette; vous avez remarqué que monsieur de Charny souffrait, et vous ne l'avez pas dit!

Andrée ne répondit pas. Jeanne voulut venir au secours de la favorite, dont il fallait se faire une amie.

—Moi aussi, reprit-elle, j'ai cru m'apercevoir que monsieur de Charny se soutenait difficilement pendant tout le temps que Sa Majesté lui faisait l'honneur de lui parler.

—Difficilement, oui, dit la fière Andrée, qui ne remercia pas même la comtesse avec un regard.

Monsieur de Crosne, lui qu'on interrogeait, savourait à l'aise ses observations sur les trois femmes, dont pas une, Jeanne exceptée, ne se doutait qu'elle posait devant un lieutenant de police.

Enfin la reine reprit:

—Monsieur, avec qui et pourquoi monsieur de Charny s'est-il battu?

Pendant ce temps, Andrée put reprendre contenance.

—Avec un gentilhomme qui... Mais, mon Dieu! madame, c'est bien inutile à présent... Les deux adversaires sont en fort bonne intelligence à l'heure qu'il est, puisque tout présentement ils causaient ensemble devant Votre Majesté.

—Devant moi... ici?

—Ici même... d'où le vainqueur est sorti le premier, voilà vingt minutes peut-être.

—Monsieur de Taverney! s'écria la reine avec un éclair de rage dans les yeux.

—Mon frère! murmura Andrée, qui se reprocha d'avoir été assez égoïste pour ne pas tout comprendre.

—Je crois, dit monsieur de Crosne, que c'est en effet avec monsieur Philippe de Taverney que monsieur de Charny s'est battu.

La reine frappa violemment ses mains l'une contre l'autre, ce qui était l'indice de sa plus chaude colère.

—C'est inconvenant... inconvenant, dit-elle... Quoi!... les mœurs d'Amérique apportées à Versailles... Oh! non, je ne m'en accommoderai pas, moi.

Andrée baissa la tête, monsieur de Crosne également.

—Ainsi, parce qu'on a couru avec monsieur La Fayette et Washington—la reine affecta de prononcer ce nom à la française-, ainsi l'on transformera ma cour en une lice du seizième siècle; non, encore une fois, non. Andrée, vous deviez savoir que votre frère s'est battu.

—Je l'apprends, madame, répondit-elle.

—Pourquoi s'est-il battu?

—Nous aurions pu le demander à monsieur de Charny, qui s'est battu avec lui, fit Andrée pâle et les yeux brillants.

—Je ne demande pas, répondit arrogamment la reine, ce qu'a fait monsieur de Charny, mais bien ce qu'a fait monsieur Philippe de Taverney.

—Si mon frère s'est battu, dit la jeune fille en laissant tomber une à une ses paroles, ce ne peut être contre le service de Votre Majesté.

—Est-ce à dire que monsieur de Charny ne se battait pas pour mon service, mademoiselle?

—J'ai l'honneur de faire observer à Votre Majesté, répondit Andrée, du même ton, que je ne parle à la reine que de mon frère, et non d'un autre.

Marie-Antoinette se tint calme, et, pour en venir là, il lui fallut toute la force dont elle était capable.

Elle se leva, fit un tour dans la chambre, feignit de se regarder au miroir, prit un volume dans un casier de laque, en parcourut sept à huit lignes, puis le jeta.

—Merci, monsieur de Crosne, dit-elle au magistrat, vous m'avez convaincue. J'avais la tête un peu bouleversée par tous ces rapports, par toutes ces suppositions. Oui, la police est très bien faite, monsieur; mais, je vous en prie, songez à cette ressemblance dont je vous ai parlé, n'est-ce pas, monsieur. Adieu.

Elle lui tendit sa main avec une grâce suprême, et il partit doublement heureux et renseigné au décuple.

Andrée sentit la nuance de ce mot: adieu; elle fit une révérence longue et solennelle.

La reine lui dit adieu négligemment, mais sans rancune apparente.

Jeanne s'inclina comme devant un autel sacré; elle se préparait à prendre congé.

Madame de Misery entra.

—Madame, dit-elle à la reine, Votre Majesté n'a-t-elle pas donné heure à messieurs Bœhmer et Bossange?

—Ah! c'est vrai, ma bonne Misery; c'est vrai. Qu'ils entrent. Restez encore, madame de La Motte, je veux que le roi fasse une paix plus complète avec vous.

La reine, en disant ces mots, guettait dans une glace l'expression du visage d'Andrée, qui gagnait lentement la porte du vaste cabinet.

Elle voulait peut-être piquer sa jalousie en favorisant ainsi la nouvelle venue.

Andrée disparut sous les pans de la tapisserie; elle n'avait ni sourcillé ni tressailli.

—Acier! acier! s'écria la reine en soupirant. Oui, acier, que ces Taverney, mais or aussi.

«Ah! messieurs les joailliers, bonjour. Que m'apportez-vous de nouveau? Vous savez bien que je n'ai pas d'argent.»


Chapitre XL

La tentatrice

Madame de La Motte avait repris son poste; à l'écart comme une femme modeste, debout et attentive comme une femme à qui l'on a permis de rester et d'écouter.

Messieurs Bœhmer et Bossange, en habits de cérémonie, se présentèrent à l'audience de la souveraine. Ils multiplièrent leurs saluts jusqu'au fauteuil de Marie-Antoinette.

—Des joailliers, dit-elle soudain, ne viennent ici que pour parler joyaux. Vous tombez mal, messieurs.

Monsieur Bœhmer prit la parole: c'était l'orateur de l'association.

—Madame, répliqua-t-il, nous ne venons point offrir des marchandises à Votre Majesté, nous craindrions d'être indiscrets.

—Oh! fit la reine, qui se repentait déjà d'avoir témoigné trop de courage, voir des joyaux, ce n'est pas en acheter.

—Sans doute, madame, continua Bœhmer en cherchant le fil de sa phrase; mais nous venons pour accomplir un devoir, et cela nous a enhardis.

—Un devoir... fit la reine avec étonnement.

—Il s'agit encore de ce beau collier de diamants que Votre Majesté n'a pas daigné prendre.

—Ah! bien... le collier... Nous y voilà revenus! s'écria Marie-Antoinette en riant.

Bœhmer demeura sérieux.

—Le fait est qu'il était beau, monsieur Bœhmer, poursuivit la reine.

—Si beau, madame, dit Bossange timidement, que Votre Majesté seule était digne de le porter.

—Ce qui me console, fit Marie-Antoinette avec un léger soupir qui n'échappa point à madame de La Motte, ce qui me console, c'est qu'il coûtait... un million et demi, n'est-ce pas, monsieur Bœhmer?

—Oui, Votre Majesté.

—Et que, continua la reine, en cet aimable temps où nous vivons, quand les cœurs des peuples se sont refroidis comme le soleil de Dieu, il n'est plus de souverain qui puisse acheter un collier de diamants quinze cent mille livres.

—Quinze cent mille livres! répéta comme un écho fidèle madame de La Motte.

—En sorte que, messieurs, ce que je n'ai pu, ce que je n'ai pas dû acheter, personne ne l'aura... Vous me répondrez que les morceaux en sont bons. C'est vrai; mais je n'envierai à personne deux ou trois diamants; j'en pourrais envier soixante.

La reine se frotta les mains avec une sorte de satisfaction dans laquelle entrait pour quelque chose le désir de narguer un peu messieurs Bœhmer et Bossange.

—Voilà justement en quoi Votre Majesté fait erreur, dit Bœhmer, et voilà aussi de quelle nature est le devoir que nous venions accomplir auprès d'elle: le collier est vendu.

—Vendu! s'écria la reine en se retournant.

—Vendu! dit madame de La Motte, à qui le mouvement de sa protectrice inspira de l'inquiétude pour sa prétendue abnégation.

—À qui donc? reprit la reine.

—Ah! madame, ceci est un secret d'État.

—Un secret d'État! Bon, nous en pouvons rire, s'exclama joyeusement Marie-Antoinette. Ce qu'on ne dit pas, souvent, c'est qu'on ne pourrait le dire, n'est-ce pas, Bœhmer?

—Madame.

—Oh! les secrets d'État; mais cela nous est familier à nous autres. Prenez garde, Bœhmer, si vous ne me donnez pas le vôtre, je vous le ferai voler par un employé de monsieur de Crosne.

Et elle se mit à rire de bon cœur, manifestant sans voile son opinion sur le prétendu secret qui empêchait Bœhmer et Bossange de révéler le nom des acquéreurs du collier.

—Avec Votre Majesté, dit gravement Bœhmer, on ne se comporte pas comme avec d'autres clients; nous sommes venus dire à Votre Majesté que le collier était vendu, parce qu'il est vendu, et nous avons dû taire le nom de l'acquéreur, parce qu'en effet l'acquisition s'est faite secrètement, à la suite du voyage d'un ambassadeur envoyé incognito.

La reine, à ce mot ambassadeur, fut prise d'un nouvel accès d'hilarité. Elle se tourna vers madame de La Motte en lui disant:

—Ce qu'il y a d'admirable dans Bœhmer, c'est qu'il est capable de croire ce qu'il vient de me dire. Voyons, Bœhmer, seulement le pays d'où vient cet ambassadeur?... Non, c'est trop, fit-elle en riant... la première lettre de son nom? voilà tout...

Et lancée dans le rire, elle ne s'arrêta plus.

—C'est monsieur l'ambassadeur de Portugal, dit Bœhmer en baissant la voix, comme pour sauver au moins son secret des oreilles de madame de La Motte.

À cette articulation si positive, si nette, la reine s'arrêta tout à coup.

—Un ambassadeur de Portugal! dit-elle; il n'y en a pas ici, Bœhmer.

—Il en est venu un exprès, madame.

—Chez vous... incognito?

—Oui, madame.

—Qui donc?

—Monsieur de Souza.

La reine ne répliqua pas. Elle balança un moment sa tête; puis, en femme qui a pris son parti:

—Eh bien! dit-elle, tant mieux pour Sa Majesté la reine de Portugal; les diamants sont beaux. N'en parlons plus.

—Madame, au contraire; Votre Majesté daignera me permettre d'en parler... Nous permettre, dit Bœhmer en regardant son associé.

Bossange salua.

—Les connaissez-vous, ces diamants, comtesse? s'écria la reine avec un regard à l'adresse de Jeanne.

—Non, madame.

—De beaux diamants!... C'est dommage que ces messieurs ne les aient point apportés.

—Les voici, fit Bossange avec empressement.

Et il tira du fond de son chapeau, qu'il portait sous son bras, la petite boîte plate qui renfermait cette parure.

—Voyez, voyez, comtesse, vous êtes femme, cela vous amusera, dit la reine.

Et elle s'écarta un peu du guéridon de Sèvres sur lequel Bœhmer venait d'étaler avec art le collier, de façon que le jour, en frappant les pierres, en fît jaillir les feux d'un plus grand nombre de facettes.

Jeanne poussa un cri d'admiration. Et de fait, rien n'était plus beau; on eût dit une langue de feux, tantôt verts et rouges, tantôt blancs comme la lumière elle-même. Bœhmer faisait osciller l'écrin et ruisseler les merveilles de ces flammes liquides.

—Admirable! admirable! s'écria Jeanne en proie au délire d'une admiration enthousiaste.

—Quinze cent mille livres qui tiendraient dans le creux de la main, répliqua la reine avec l'affectation d'un flegme philosophique que monsieur Rousseau de Genève eût déployé en pareille circonstance.

Mais Jeanne vit autre chose dans ce dédain que le dédain lui-même, car elle ne perdit pas l'espoir de convaincre la reine, et après un long examen:

—Monsieur le joaillier avait raison, dit-elle; il n'y a au monde qu'une reine digne de porter ce collier, c'est Votre Majesté.

—Cependant, Ma Majesté ne le portera pas, répliqua Marie-Antoinette.

—Nous n'avons pas dû le laisser sortir de France, madame, sans venir déposer aux pieds de Votre Majesté tous nos regrets. C'est un joyau que toute l'Europe connaît maintenant et qu'on se dispute. Que telle ou telle souveraine s'en pare au refus de la reine de France, notre orgueil national le permettra, quand vous, madame, vous aurez encore une fois, définitivement, irrévocablement refusé.

—Mon refus a été prononcé, répondit la reine. Il a été public. On m'a trop louée pour que je m'en repente.

—Oh! madame, dit Bœhmer, si le peuple a trouvé beau que Votre Majesté préférât un vaisseau à un collier, la noblesse, qui est française aussi, n'aurait pas trouvé surprenant que la reine de France achetât un collier après avoir acheté un vaisseau.

—Ne parlons plus de cela, fit Marie-Antoinette en jetant un dernier regard à l'écrin.

Jeanne soupira, pour aider le soupir de la reine.

—Ah! vous soupirez, vous, comtesse. Si vous étiez à ma place, vous feriez comme moi.

—Je ne sais pas, murmura Jeanne.

—Avez-vous bien regardé? se hâta de dire la reine.

—Je regarderais toujours, madame.

—Laissez cette curieuse, messieurs; elle admire. Cela n'ôte rien aux diamants; ils valent toujours quinze cent mille livres, malheureusement.

Ce mot-là sembla une occasion favorable à la comtesse.

La reine regrettait, donc elle avait eu envie. Elle avait eu envie, donc elle devait désirer encore, n'ayant pas été satisfaite. Telle était la logique de Jeanne, il faut le croire, puisqu'elle ajouta:

—Quinze cent mille livres, madame, qui, à votre col, feraient mourir de jalousie toutes les femmes, fussent-elles Cléopâtre, fussent-elles Vénus.

Et, saisissant dans l'écrin le royal collier, elle l'agrafa si habilement, si prestidigieusement sur la peau satinée de Marie-Antoinette, que celle-ci se trouva en un clin d'œil inondée de phosphore et de chatoyantes couleurs.

—Oh! Votre Majesté est sublime ainsi, dit Jeanne.

Marie-Antoinette s'approcha vivement d'un miroir: elle éblouissait.

Son col fin et souple autant que celui de Jeanne Gray, ce col mignon comme le tube d'un lis, destiné comme la fleur de Virgile à tomber sous le fer, s'élevait gracieusement avec ses boucles dorées et frisées du sein de ce flot lumineux.

Jeanne avait osé découvrir les épaules de la reine, en sorte que les derniers rangs du collier tombaient sur sa poitrine de nacre. La reine était radieuse, la femme était superbe. Amants ou sujets, tout se fût prosterné.

Marie-Antoinette s'oublia jusqu'à s'admirer ainsi. Puis, saisie de crainte, elle voulut arracher le collier de ses épaules.

—Assez, dit-elle, assez!

—Il a touché Votre Majesté, s'écria Bœhmer, il ne peut plus convenir à personne.

—Impossible, répliqua fermement la reine. Messieurs, j'ai un peu joué avec ces diamants, mais prolonger le jeu, ce serait une faute.

—Votre Majesté a tout le temps nécessaire pour s'accoutumer à cette idée, glissa Bœhmer à la reine; demain nous reviendrons.

—Payer tard, c'est toujours payer. Et puis, pourquoi payer tard? Vous êtes pressés. On vous paie sans doute plus avantageusement.

—Oui, Votre Majesté, comptant, riposta le marchand redevenu marchand.

—Prenez! prenez! s'écria la reine; dans l'écrin les diamants. Vite! vite!

—Votre Majesté oublie peut-être qu'un pareil joyau, c'est de l'argent, et que dans cent ans le collier vaudra toujours ce qu'il vaut aujourd'hui.

—Donnez-moi quinze cent mille livres, comtesse, répliqua en souriant forcément la reine, et nous verrons.

—Si je les avais, s'écria celle-ci; oh...

Elle se tut. Les longues phrases ne valent pas toujours une heureuse réticence.

Bœhmer et Bossange eurent beau mettre un quart d'heure à serrer, à cadenasser leurs diamants, la reine ne bougea plus.

On voyait à son air affecté, à son silence, que l'impression avait été vive, la lutte pénible.

Selon son habitude, dans les moments de dépit, elle allongea les mains vers un livre, dont elle feuilleta quelques pages sans lire.

Les joailliers prirent congé en disant:

—Votre Majesté a refusé?

—Oui... et oui, soupira la reine, qui, cette fois, soupira pour tout le monde.

Ils sortirent.

Jeanne vit que le pied de Marie-Antoinette s'agitait au-dessus du coussin de velours dans lequel son empreinte était marquée encore.

Elle souffre, pensa la comtesse immobile.

Tout à coup la reine se leva, fit un tour dans sa chambre, et s'arrêtant devant Jeanne dont le regard la fascinait:

—Comtesse, dit-elle d'une voix brève, il paraît que le roi ne viendra pas. Notre petite supplique est remise à une prochaine audience.

Jeanne salua respectueusement et se recula jusqu'à la porte.

—Mais je penserai à vous, ajouta la reine avec bonté.

Jeanne appuya ses lèvres sur sa main, comme si elle y déposait son cœur, et sortit, laissant Marie-Antoinette toute possédée de chagrins et de vertiges.

«Les chagrins de l'impuissance, les vertiges du désir, se dit Jeanne. Et elle est la reine! Oh! non! elle est femme!»

La comtesse disparut.


Chapitre XLI

Deux ambitions qui veulent passer pour deux amours

Jeanne aussi était femme, et sans être reine.

Il en résulta qu'à peine dans sa voiture, Jeanne compara ce beau palais de Versailles, ce riche et splendide ameublement, à son quatrième étage de la rue Saint-Claude, ces laquais magnifiques à sa vieille servante.

Mais presque aussitôt l'humble mansarde et la vieille servante s'enfuirent dans l'ombre du passé, comme une de ces visions qui, n'existant plus, n'ont jamais existé, et Jeanne vit sa petite maison du faubourg Saint-Antoine si distinguée, si gracieuse, si confortable, comme on dirait de nos jours, avec ses laquais moins brodés que ceux de Versailles, mais aussi respectueux, aussi obéissants.

Cette maison et ces laquais, c'était son Versailles à elle; elle y était non moins reine que Marie-Antoinette, et ses désirs formés, pourvu qu'elle sût les borner, non pas au nécessaire, mais au raisonnable, étaient aussi bien et aussi vite exécutés que si elle eût tenu le sceptre.

Ce fut donc avec le front épanoui et le sourire sur les lèvres que Jeanne rentra chez elle. Il était de bonne heure encore; elle prit du papier, une plume et de l'encre, écrivit quelques lignes, les introduisit dans une enveloppe fine et parfumée, traça l'adresse et sonna.

À peine la dernière vibration de la sonnette avait-elle retenti que la porte s'ouvrait et qu'un laquais, debout, attendait sur le seuil.

—J'avais raison, murmura Jeanne, la reine n'est pas mieux servie.

Puis étendant la main:

—Cette lettre à monseigneur le cardinal de Rohan, dit-elle.

Le laquais s'avança, prit le billet, et sortit sans dire un mot, avec cette obéissance muette des valets de bonne maison.

La comtesse tomba dans une profonde rêverie, rêverie qui n'était pas nouvelle, mais qui faisait suite à celle de la route.

Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées qu'on gratta à la porte.

—Entrez, dit madame de La Motte.

Le même laquais reparut.

—Eh bien! demanda madame de La Motte avec un léger mouvement d'impatience en voyant que son ordre n'était point exécuté.

—Au moment où je sortais pour exécuter les ordres de madame la comtesse, dit le laquais, monseigneur frappait à la porte. Je lui ai dit que j'allais à son hôtel. Il a pris la lettre de madame la comtesse, l'a lue, a sauté en bas de sa voiture, et est entré en disant: «C'est bien; annoncez-moi.»

—Après?

—Monseigneur est là; il attend qu'il plaise à madame de le faire entrer.

Un léger sourire passa sur les lèvres de la comtesse. Au bout de deux secondes:

—Faites entrer, dit-elle enfin, avec un accent de satisfaction marquée.

Ces deux secondes avaient-elles pour but de faire attendre dans son antichambre un prince de l'église, ou bien étaient-elles nécessaires à madame de La Motte pour achever son plan?

Le prince parut sur le seuil.

En rentrant chez elle, en envoyant chercher le cardinal, en éprouvant une si grande joie de ce que le cardinal était là, Jeanne avait donc un plan?

Oui, car la fantaisie de la reine, pareille à un de ces feux-follets qui éclairent toute une vallée aux sombres accidents, cette fantaisie de reine et surtout de femme venait d'ouvrir aux regards de l'intrigante comtesse tous les secrets replis d'une âme trop hautaine d'ailleurs, pour prendre de grandes précautions à les cacher.

La route est longue, de Versailles à Paris, et quand on la fait côte à côte avec le démon de la cupidité, il a le temps de vous souffler à l'oreille les plus hardis calculs.

Jeanne se sentait ivre de ce chiffre de quinze cent mille livres, épanoui en diamants sur le satin blanc de l'écrin de messieurs Bœhmer et Bossange.

Quinze cent mille livres! n'était-ce pas, en effet, une fortune de prince, et surtout pour la pauvre mendiante qui, il y a un mois encore, tendait la main à l'aumône des grands?

Certes, il y avait plus loin de la Jeanne de Valois de la rue Saint-Claude à la Jeanne de Valois du faubourg Saint-Antoine, qu'il n'y en avait de la Jeanne de Valois du faubourg Saint—- Antoine à la Jeanne de Valois maîtresse du collier.

Elle avait donc déjà franchi plus de la moitié du chemin qui menait à la fortune.

Et cette fortune que Jeanne convoitait, ce n'était pas une illusion comme l'est le mot d'un contrat, comme l'est une possession territoriale, toutes choses premières, sans doute, mais auxquelles a besoin de s'adjoindre l'intelligence de l'esprit ou des yeux.

Non, ce collier, c'était bien autre chose qu'un contrat ou une terre: ce collier, c'était la fortune visible; aussi était-il là, toujours là, brûlant et fascinateur; et puisque la reine le désirait, Jeanne de Valois pouvait bien y rêver; puisque la reine savait s'en priver, madame de La Motte pouvait bien y borner son ambition.

Aussi mille idées vagues, ces fantômes étranges aux contours nuageux que le poète Aristophane disait s'assimiler aux hommes dans leurs moments de passion, mille envies, mille rages de posséder prirent pour Jeanne, pendant cette route de Paris à Versailles, la forme de loups, de renards et de serpents ailés.

Le cardinal, qui devait réaliser ses rêves, les interrompit en répondant par sa présence inattendue au désir que madame de La Motte avait de le voir.

Lui aussi avait ses rêves, lui aussi avait son ambition, qu'il cachait sous un masque d'empressement, sous un semblant d'amour.

—Ah! chère Jeanne, dit-il, c'est vous. Vous m'êtes devenue, en vérité, si nécessaire, que toute ma journée s'est assombrie de l'idée que vous étiez loin de moi. Êtes-vous venue en bonne santé de Versailles au moins?

—Mais comme vous voyez, monseigneur.

—Et contente?

—Enchantée.

—La reine vous a donc reçue?

—Aussitôt mon arrivée, j'ai été introduite auprès d'elle.

—Vous avez du bonheur. Gageons, à votre air triomphant, que la reine vous a parlé?

—J'ai passé trois heures à peu près dans le cabinet de Sa Majesté.

Le cardinal tressaillit, et peu s'en fallut qu'il ne répétât après Jeanne, avec l'accent de la déclamation:

—Trois heures!

Mais il se contint.

—Vous êtes réellement, dit-il, une enchanteresse, et nul ne saurait vous résister.

—Oh! oh! vous exagérez, mon prince.

—Non, en vérité, et vous êtes restée, dites-vous, trois heures avec la reine?

Jeanne fit un signe de tête affirmatif.

—Trois heures! répéta le cardinal en souriant; que de choses une femme d'esprit comme vous peut dire en trois heures.

—Oh! je vous réponds, monseigneur, que je n'ai pas perdu mon temps.

—Je parie que pendant ces trois heures, hasarda le cardinal, vous n'avez pas pensé à moi une seule minute?

—Ingrat!

—Vraiment! s'écria le cardinal.

—J'ai fait plus que penser à vous.

—Qu'avez-vous fait?

—J'ai parlé de vous.

—Parlé de moi, et à qui? demanda le prélat, dont le cœur commençait à battre, avec une voix dont toute sa puissance sur lui-même ne pouvait dissimuler l'émotion.

—À qui, sinon à la reine?

En disant ces mots si précieux pour le cardinal, Jeanne eut l'art de ne point regarder le prince en face, comme si elle se fût peu inquiétée de l'effet qu'ils devaient produire.

Monsieur de Rohan palpitait.

—Ah! dit-il, voyons, chère comtesse, racontez-moi cela. En vérité, je m'intéresse tant à ce qui vous arrive, que je ne veux pas que vous me fassiez grâce du plus petit détail.

Jeanne sourit; elle savait ce qui intéressait le cardinal tout aussi bien que lui-même.

Mais comme ce récit méticuleux était arrêté d'avance dans son esprit, comme elle l'eût fait d'elle-même si le cardinal ne l'eût point priée de le faire, elle commença doucement, se faisant tirer chaque syllabe; racontant toute l'entrevue, toute la conversation; produisant à chaque mot la preuve que, par un de ces hasards heureux qui font la fortune des courtisans, elle était tombée à Versailles dans une de ces circonstances singulières qui font en un jour d'une étrangère une amie presque indispensable. En effet, en un jour, Jeanne de La Motte avait été initiée à tous les malheurs de la reine, à toutes les impuissances de la royauté.

Monsieur de Rohan ne paraissait retenir du récit que ce que la reine avait dit pour Jeanne.

Jeanne, dans son récit, n'appuyait que sur ce que la reine avait dit pour monsieur de Rohan.

Le récit venait d'être achevé à peine que le même laquais entra, annonçant que le souper était servi.

Jeanne invita le cardinal d'un coup d'œil. Le cardinal accepta d'un signe.

Il donna le bras à la maîtresse de la maison, qui s'était si vite habituée à en faire les honneurs, et passa dans la salle à manger.

Quand le souper fut achevé, quand le prélat eut bu à longs traits l'espoir et l'amour dans les récits vingt fois repris, vingt fois interrompus de l'enchanteresse, force lui fut de compter enfin avec cette femme qui tenait les cœurs des puissances dans sa main.

Car il remarquait, avec une surprise qui tenait de l'épouvante, qu'au lieu de se faire valoir comme toute femme que l'on recherche et dont on a besoin, elle allait au-devant des vœux de son interlocuteur avec une bonne grâce bien différente de cette fierté léonine du dernier souper, pris à la même place et dans la même maison.

Jeanne, cette fois, faisait les honneurs de chez elle en femme non seulement maîtresse d'elle-même, mais encore maîtresse des autres. Nul embarras dans son regard, nulle réserve dans sa voix. N'avait-elle pas, pour prendre ces hautes leçons d'aristocratie, fréquenté tout le jour la fleur de la noblesse française; une reine sans rivale ne l'avait-elle pas appelée ma chère comtesse?

Aussi le cardinal, soumis à cette supériorité, en homme supérieur lui-même, ne tenta-t-il point d'y résister.

—Comtesse, dit-il en lui prenant la main, il y a deux femmes en vous.

—Comment cela? demanda la comtesse.

—Celle d'hier, et celle d'aujourd'hui.

—Et laquelle préfère Votre Éminence?

—Je ne sais. Seulement, celle de ce soir est une Armide, une Circé, quelque chose d'irrésistible.

—Et à qui vous n'essaierez pas de résister, j'espère, monseigneur, tout prince que vous êtes.

Le prince se laissa glisser de son siège et tomba aux genoux de madame de La Motte.

—Vous demandez l'aumône? dit-elle.

—Et j'attends que vous me la fassiez.

—Jour de largesse, répondit Jeanne; la comtesse de Valois a pris rang, elle est une femme de la cour; avant peu elle comptera parmi les femmes les plus fières de Versailles. Elle peut donc ouvrir sa main et la tendre à qui bon lui semble.

—Fût-ce à un prince? dit monsieur de Rohan.

—Fût-ce à un cardinal, répondit Jeanne.

Le cardinal appuya un long et brûlant baiser sur cette jolie main mutine; puis, ayant consulté des yeux le regard et le sourire de la comtesse, il se leva. Et, passant dans l'antichambre, dit deux mots à son coureur.

Deux minutes après, on entendit le bruit de la voiture qui s'éloignait.

La comtesse releva la tête.

—Ma foi! comtesse, dit le cardinal, j'ai brûlé mes vaisseaux.

—Et il n'y a pas grand mérite à cela, répondit la comtesse, puisque vous êtes au port.


Chapitre XLII

Où l'on commence à voir les visages sous les masques

Les longues causeries sont le privilège heureux des gens qui n'ont plus rien à se dire. Après le bonheur de se taire ou de désirer, par interjection, le plus grand, sans contredit, est de parler beaucoup sans phrases.

Deux heures après le renvoi de sa voiture, le cardinal et la comtesse en étaient au point où nous disons. La comtesse avait cédé, le cardinal avait vaincu, et cependant le cardinal, c'était l'esclave; la comtesse, c'était le triomphateur.

Deux hommes se trompent en se donnant la main. Un homme et une femme se trompent dans un baiser.

Mais ici chacun ne trompait l'autre que parce que l'autre voulait être trompé.

Chacun avait un but. Pour ce but, l'intimité était nécessaire. Chacun avait donc atteint son but.

Aussi le cardinal ne se donna-t-il point la peine de dissimuler son impatience. Il se contenta de faire un petit détour, et ramenant la conversation sur Versailles et sur les honneurs qui y attendaient la nouvelle favorite de la reine:

—Elle est généreuse, dit-il, et rien ne lui coûte pour les gens qu'elle aime. Elle a le rare esprit de donner un peu à beaucoup de monde, et de donner beaucoup à peu d'amis.

—Vous la croyez donc riche? demanda madame de La Motte.

—Elle sait se faire des ressources avec un mot, un geste, un sourire. Jamais ministre, excepté Turgot peut-être, n'a eu le courage de refuser à la reine ce qu'elle demandait.

—Eh bien! moi, dit madame de La Motte, je la vois moins riche que vous ne la faites, pauvre reine, ou plutôt pauvre femme!

—Comment cela?

—Est-on riche quand on est obligée de s'imposer des privations?

—Des privations! contez-moi cela, chère Jeanne.

—Oh! mon Dieu, je vous dirai ce que j'ai vu, rien de plus, rien de moins.

—Dites, je vous écoute.

—Figurez-vous deux affreux supplices que cette malheureuse reine a endurés.

—Deux supplices! Lesquels, voyons?

—Savez-vous ce que c'est qu'un désir de femme, mon cher prince?

—Non, mais je voudrais que vous me l'apprissiez, comtesse.

—Eh bien! la reine a un désir qu'elle ne peut satisfaire.

—De qui?

—Non, de quoi.

—Soit, de quoi?

—D'un collier de diamants.

—Attendez donc, je sais. Ne voulez-vous point parler des diamants de Bœhmer et Bossange?

—Précisément.

—Oh! la vieille histoire, comtesse.

—Vieille ou neuve, n'est-ce pas un véritable désespoir pour une reine, dites, que de ne pouvoir posséder ce qu'a failli posséder une simple favorite? Quinze jours d'existence de plus au roi Louis XV, et Jeanne Vaubernier avait ce que ne peut avoir Marie-Antoinette.

—Eh bien! chère comtesse, voilà ce qui vous trompe, la reine a pu avoir cinq ou six fois ces diamants, et la reine les a toujours refusés.

—Oh!

—Quand je vous le dis, le roi les lui a offerts, et elle les a refusés de la main du roi.

Et le cardinal raconta l'histoire du vaisseau.

Jeanne écouta avidement, et lorsque le cardinal eut fini:

—Eh bien! dit-elle, après?

—Comment, après?

—Oui, qu'est-ce que cela prouve?

—Qu'elle n'en a point voulu, ce me semble.

Jeanne haussa les épaules.

—Vous connaissez les femmes, vous connaissez la cour, vous connaissez les rois, et vous vous laissez prendre à une pareille réponse?

—Dame! je constate un refus.

—Mon cher prince, cela constate une chose: c'est que la reine a eu besoin de faire un mot brillant, un mot populaire, et qu'elle l'a fait.

—Bon! dit le cardinal, voilà comme vous croyez aux vertus royales, vous? Ah! sceptique! Mais saint Thomas était un croyant, près de vous.

—Sceptique ou croyante, je vous affirme une chose, moi.

—Laquelle?

—C'est que la reine n'a pas eu plutôt refusé le collier, qu'elle a été prise d'une envie folle de l'avoir.

—Vous vous forgez ces idées-là, ma chère, et d'abord, croyez bien à une chose, c'est qu'à travers tous ses défauts, la reine a une qualité immense.

—Laquelle?

—Elle est désintéressée! Elle n'aime ni l'or ni l'argent, ni les pierres. Elle pèse les minéraux à leur valeur; pour elle une fleur au corset vaut un diamant à l'oreille.

—Je ne dis pas non. Seulement, à cette heure, je soutiens qu'elle a envie de se mettre plusieurs diamants au cou.

—Oh! comtesse, prouvez.

—Rien ne sera plus facile; tantôt j'ai vu le collier.

—Vous?

—Moi; non seulement je l'ai vu, mais je l'ai touché.

—Où cela?

—À Versailles, toujours.

—À Versailles?

—Oui, où les joailliers l'apportaient pour essayer de tenter la reine une dernière fois.

—Et c'est beau.

—C'est merveilleux.

—Alors, vous qui êtes vraiment femme, vous comprenez qu'on pense à ce collier.

—Je comprends qu'on en perde l'appétit et le sommeil.

—Hélas! que n'ai-je un vaisseau à donner au roi!

—Un vaisseau?

—Oui, il me donnerait le collier; et une fois que je l'aurais, vous pourriez manger et dormir tranquille.

—Vous riez?

—Non, je vous jure.

—Eh bien! je vais vous dire une chose qui vous étonnera fort.

—Dites.

—Ce collier, je n'en voudrais pas!

—Tant mieux, comtesse, car je ne pourrais pas vous le donner.

—Hélas! ni vous ni personne, c'est bien ce que sent la reine, et voilà pourquoi elle le désire.

—Mais je vous répète que le roi le lui offrait.

Jeanne fit un mouvement rapide, un mouvement presque importun.

—Et moi, dit-elle, je vous dis que les femmes aiment surtout ces présents-là quand ils ne sont pas faits par des gens qui les forcent de les accepter.

Le cardinal regarda Jeanne avec plus d'attention.

—Je ne comprends pas trop, dit-il.

—Tant mieux; brisons là. Que vous fait d'abord ce collier, puisque nous ne pouvons pas l'avoir?

—Oh! si j'étais le roi et que vous fussiez la reine, je vous forcerais bien de l'accepter.

—Eh bien! sans être le roi, forcez la reine à le prendre, et vous verrez si elle est aussi fâchée que vous croyez de cette violence.

Le cardinal regarda Jeanne encore une fois.

—Vrai, dit-il, vous êtes sûre de ne pas vous tromper; la reine a ce désir?

—Dévorant. Écoutez, cher prince, ne m'avez-vous pas dit une fois, ou n'ai-je point entendu dire que vous ne seriez point fâché d'être ministre?

—Mais il est très possible que j'aie dit cela, comtesse.

—Eh bien! gageons, mon cher prince...

—Quoi?

—Que la reine ferait ministre l'homme qui s'arrangerait de façon que ce collier fût sur sa toilette dans huit jours.

—Oh! comtesse.

—Je dis ce que je dis... Aimez-vous mieux que je pense tout bas?

—Oh! jamais.

—D'ailleurs, ce que je dis ne vous concerne pas. Il est bien clair que vous n'allez pas engloutir un million et demi dans un caprice royal; ce serait, par ma foi! payer trop cher un portefeuille que vous aurez pour rien et qui vous est dû. Prenez donc tout ce que je vous ai dit pour du bavardage. Je suis comme les perroquets: on m'a éblouie au soleil, et me voilà répétant toujours qu'il fait chaud. Ah! monseigneur, que c'est une rude épreuve qu'une journée de faveur pour une petite provinciale! Ces rayons-là, il faut être aigle comme vous pour les regarder en face.

Le cardinal devint rêveur.

—Allons, voyons, dit Jeanne, voilà que vous me jugez si mal, voilà que vous me trouvez si vulgaire et si misérable, que vous ne daignez plus même me parler.

—Ah! par exemple!

—La reine jugée par moi, c'est moi.

—Comtesse!

—Que voulez-vous? j'ai cru qu'elle désirait les diamants parce qu'elle a soupiré en les voyant; je l'ai cru parce qu'à sa place je les eusse désirés; excusez ma faiblesse.

—Vous êtes une adorable femme, comtesse; vous avez, par une alliance incroyable, la faiblesse du cœur, comme vous dites, et la force de l'esprit: vous êtes si peu femme en de certains moments, que je m'en effraie. Vous l'êtes si adorablement dans d'autres, que j'en bénis le ciel et que je vous en bénis.

Et le galant cardinal ponctua cette galanterie par un baiser.

—Voyons, ne parlons plus de toutes ces choses-là, dit-il.

—Soit, murmura Jeanne tout bas, mais je crois que l'hameçon a mordu dans les chairs.

Mais tout en disant: «Ne parlons plus de cela», le cardinal reprit:

—Et vous croyez que c'est Bœhmer qui est revenu à la charge? dit-il.

—Avec Bossange, oui, répondit innocemment madame de La Motte.

—Bossange... Attendez donc, fit le cardinal, comme s'il cherchait; Bossange, n'est-ce pas son associé?

—Oui, un grand sec.

—C'est cela.

—Qui demeure?...

—Il doit demeurer quelque part comme au quai de la Ferraille ou bien de l'École, je ne sais pas trop; mais en tout cas dans les environs du Pont-Neuf.

—Du Pont-Neuf; vous avez raison; j'ai lu ces noms-là au-dessus d'une porte en passant dans mon carrosse.

«Allons, allons, murmura Jeanne, le poisson mord de plus en plus.»

Jeanne avait raison, et l'hameçon était entré au plus profond de la proie.

Aussi, le lendemain, en sortant de la petite maison du faubourg Saint-Antoine, le cardinal se fit-il conduire directement chez Bœhmer.

Il comptait garder l'incognito, mais Bœhmer et Bossange étaient les joailliers de la cour, et aux premiers mots qu'il prononça, ils l'appelèrent monseigneur.

—Eh bien! oui, monseigneur, dit le cardinal; mais puisque vous me reconnaissez, tâchez au moins que d'autres ne me reconnaissent pas.

—Monseigneur peut être tranquille. Nous attendons les ordres de monseigneur.

—Je viens pour vous acheter le collier en diamants que vous avez montré à la reine.

—En vérité, nous sommes au désespoir, mais monseigneur vient trop tard.

—Comment cela?

—Il est vendu.

—C'est impossible, puisque hier vous avez été l'offrir de nouveau à Sa Majesté.

—Qui l'a refusé de nouveau, monseigneur, voilà pourquoi l'ancien marché subsiste.

—Et avec qui ce marché a-t-il été conclu? demanda le cardinal.

—C'est un secret, monseigneur.

—Trop de secrets, monsieur Bœhmer.

Et le cardinal se leva.

—Mais, monseigneur.

—Je croyais, monsieur, continua le cardinal, qu'un joaillier de la couronne de France devait se trouver content de vendre en France ces belles pierreries; vous préférez le Portugal, à votre aise, monsieur Bœhmer.

—Monseigneur sait tout! s'écria le joaillier.

—Eh bien! que voyez-vous d'étonnant à cela?

—Mais, si monseigneur sait tout, ce ne peut être que par la reine.

—Et quand cela serait? dit monsieur de Rohan sans repousser la supposition, qui flattait son amour-propre.

—Oh! c'est que cela changerait bien les choses, monseigneur.

—Expliquez-vous, je ne comprends pas.

—Monseigneur veut-il me permettre de lui parler en toute liberté?

—Parlez.

—Eh bien! la reine a envie de notre collier.

—Vous le croyez?

—Nous en sommes sûrs.

—Ah! et pourquoi ne l'achète-t-elle pas alors?

—Mais parce qu'elle a refusé au roi, et que revenir sur cette décision qui a valu tant d'éloges à Sa Majesté, ce serait montrer du caprice.

—La reine est au-dessus de ce que l'on dit.

—Oui, quand c'est le peuple, ou même quand ce sont des courtisans qui disent; mais quand c'est le roi qui parle...

—Le roi, vous le savez bien, a voulu donner ce collier à la reine?

—Sans doute; mais il s'est empressé de remercier la reine quand la reine a refusé.

—Voyons, que conclut M. Bœhmer?

—Que la reine voudrait bien avoir le collier sans paraître l'acheter.

—Eh bien! vous vous trompez, monsieur, dit le cardinal, il ne s'agit point de cela.

—C'est fâcheux, monseigneur, car c'eût été la seule raison décisive pour nous de manquer de parole à monsieur l'ambassadeur de Portugal.

Le cardinal réfléchit.

Si forte que soit la diplomatie des diplomates, celle des marchands leur est toujours supérieure... D'abord, le diplomate négocie presque toujours des valeurs qu'il n'a pas; le marchand tient et serre dans sa griffe l'objet qui excite la curiosité: le lui acheter, le lui payer cher, c'est presque le dépouiller.

Monsieur de Rohan, voyant qu'il était au pouvoir de cet homme:

—Monsieur, dit-il, supposez si vous voulez que la reine ait envie de votre collier.

—Cela change tout, monseigneur. Je puis rompre tous les marchés quand il s'agit de donner la préférence à la reine.

—Combien vendez-vous ce collier?

—Quinze cent mille livres.

—Comment organisez-vous le paiement?

—Le Portugal me payait un acompte, et j'allais porter le collier moi-même à Lisbonne, où l'on me payait à vue.

—Ce mode de paiement n'est pas praticable avec nous, monsieur Bœhmer; un acompte, vous l'aurez s'il est raisonnable.

—Cent mille livres.

—On peut les trouver. Pour le reste?

—Votre Éminence voudrait du temps? dit Bœhmer. Avec la garantie de Votre Éminence, tout est faisable. Seulement, le retard implique une perte; car, notez bien ceci, monseigneur: dans une affaire de cette importance, les chiffres grossissent d'eux-mêmes sans raison. Les intérêts de quinze cent mille livres font, au denier cinq, soixante-quinze mille livres, et le denier cinq est une ruine pour les marchands. Dix pour cent sont tout au plus le taux acceptable.

—Ce serait cent cinquante mille livres, à votre compte?

—Mais, oui, monseigneur.

—Mettons que vous vendez le collier seize cent mille livres, monsieur Bœhmer, et divisez le paiement de quinze cent mille livres qui resteront en trois échéances complétant une année. Est-ce dit?

—Monseigneur, nous perdons cinquante mille livres à ce marché.

—Je ne crois pas, monsieur. Si vous aviez à toucher demain quinze cent mille livres, vous seriez embarrassé: un joaillier n'achète pas une terre de ce prix-là.

—Nous sommes deux, monseigneur, mon associé et moi.

—Je le veux bien, mais n'importe, et vous serez bien plus à l'aise de toucher cinq cent mille livres chaque tiers d'année, c'est-à-dire deux cent cinquante mille livres chacun.

—Monseigneur oublie que ces diamants ne nous appartiennent pas. Oh! s'ils nous appartenaient, nous serions assez riches pour ne nous inquiéter ni du paiement, ni du placement à la rentrée des fonds.

—À qui donc appartiennent-ils alors?

—Mais, à dix créanciers peut-être: nous avons acheté ces pierres en détail. Nous les devons l'une à Hambourg, l'autre à Naples; une à Buenos-Ayres, deux à Moscou. Nos créanciers attendent la vente du collier pour être remboursés. Le bénéfice que nous ferons fait notre seule propriété; mais, hélas! monseigneur, depuis que ce malheureux collier est en vente, c'est-à-dire depuis deux ans, nous perdons déjà deux cent mille livres d'intérêt. Jugez si nous sommes en bénéfice.

Monsieur de Rohan interrompit Bœhmer.

—Avec tout cela, dit-il, je ne l'ai pas vu, moi, ce collier.

—C'est vrai, monseigneur, le voici.

Et Bœhmer, après toutes les précautions d'usage, exhiba le précieux joyau.

—Superbe! s'écria le cardinal en touchant avec amour les fermoirs qui avaient dû s'imprimer sur le col de la reine.

Quand il eut fini et que ses doigts eurent à satiété cherché sur les pierres les effluves sympathiques qui pouvaient lui être demeurées adhérentes:

—Marché conclu? dit-il.

—Oui, monseigneur; et de ce pas, je m'en vais à l'ambassade pour me dédire.

—Je ne croyais pas qu'il y eût d'ambassadeur du Portugal à Paris en ce moment?

—En effet, monseigneur, monsieur de Souza s'y trouve en ce moment; il est venu incognito.

—Pour traiter l'affaire, dit le cardinal en riant.

—Oui, monseigneur.

—Oh! pauvre Souza! Je le connais beaucoup. Pauvre Souza!

Et il redoubla d'hilarité.

Monsieur Bœhmer crut devoir s'associer à la gaieté de son client. On s'égaya longtemps sur cet écrin, aux dépens du Portugal.

Monsieur de Rohan allait partir.

Bœhmer l'arrêta.

—Monseigneur veut-il me dire comment se réglera l'affaire? demanda-t-il.

—Mais tout naturellement.

—L'intendant de monseigneur?

—Non pas; personne excepté moi; vous n'aurez affaire qu'à moi.

—Et quand?

—Dès demain.

—Les cent mille livres?

—Je les apporterai ici demain.

—Oui, monseigneur. Et les effets?

—Je les souscrirai ici demain.

—C'est au mieux, monseigneur.

—Et puisque vous êtes un homme de secret, monsieur Bœhmer, souvenez-vous bien que vous en tenez dans vos mains un des plus importants.

—Monseigneur, je le sens, et je mériterai votre confiance, ainsi que celle de Sa Majesté la reine, ajouta-t-il finement.

Monsieur de Rohan rougit et sortit troublé, mais heureux comme tout homme qui se ruine dans un paroxysme de passion.

Le lendemain de ce jour, monsieur Bœhmer se dirigea d'un air composé vers l'ambassade de Portugal.

Au moment où il allait frapper à la porte, monsieur Beausire, premier secrétaire, se faisait rendre des comptes par monsieur Ducorneau, premier chancelier, et don Manoël y Souza, l'ambassadeur, expliquait un nouveau plan de campagne à son associé, le valet de chambre.

Depuis la dernière visite de monsieur Bœhmer à la rue de la Jussienne, l'hôtel avait subi beaucoup de transformations.

Tout le personnel débarqué, comme nous l'avons vu, dans les deux voitures de poste, s'était casé selon les exigences du besoin, et dans les attributions diverses qu'il devait remplir dans la maison du nouvel ambassadeur.

Il faut dire que les associés, en se partageant les rôles qu'ils remplissaient admirablement bien, devant les changer, avaient l'occasion de surveiller eux-mêmes leurs intérêts, ce qui donne toujours un peu de courage dans les plus pénibles besognes.

Monsieur Ducorneau, enchanté de l'intelligence de tous ces valets, admirait en même temps que l'ambassadeur se fût assez peu soucié du préjugé national pour prendre une maison entièrement française, depuis le premier secrétaire jusqu'au troisième valet de chambre.

Aussi ce fut à ce propos qu'en établissant les chiffres avec monsieur de Beausire, il entamait avec ce dernier une conversation pleine d'éloges pour le chef de l'ambassade.

—Les Souza, voyez-vous, disait Beausire, ne sont pas de ces Portugais encroûtés qui s'en tiennent à la vie du quatorzième siècle, comme vous en verriez beaucoup dans nos provinces. Non, ce sont des gentilshommes voyageurs, riches à millions, qui seraient rois quelque part si l'envie leur en prenait.

—Mais elle ne leur prend pas, dit spirituellement monsieur Ducorneau.

—Pour quoi faire, monsieur le chancelier? est-ce qu'avec un certain nombre de millions et un nom de prince, on ne vaut pas un roi?

—Oh! mais voilà des doctrines philosophiques, monsieur le secrétaire, dit Ducorneau surpris; je ne m'attendais pas à voir sortir ces maximes égalitaires de la bouche d'un diplomate.

—Nous faisons exception, répondit Beausire un peu contrarié de son anachronisme; sans être un voltairien ou un Arménien à la façon de Rousseau, on connaît son monde philosophique, on connaît les théories naturelles de l'inégalité des conditions et des forces.

—Savez-vous, s'écria le chancelier avec élan, qu'il est heureux que le Portugal soit un petit État!

—Eh! pourquoi?

—Parce que, avec de tels hommes à son sommet, il s'agrandirait vite, monsieur.

—Oh! vous nous flattez, cher chancelier. Non, nous faisons de la politique philosophique. C'est spécieux, mais peu applicable. Maintenant brisons là. Il y a donc cent huit mille livres dans la caisse, dites-vous?

—Oui, monsieur le secrétaire, cent huit mille livres.

—Et pas de dettes?

—Pas un denier.

—C'est exemplaire. Donnez-moi le bordereau, je vous prie.

—Le voici. À quand la présentation, monsieur le secrétaire? Je vous dirai que dans le quartier c'est un sujet de curiosité, de commentaires inépuisables, je dirai presque d'inquiétudes.

—Ah! ah!

—Oui, l'on voit de temps en temps rôder autour de l'hôtel des gens qui voudraient que la porte fût en verre.

—Des gens!... fit Beausire, des gens du quartier?

—Et autres. Oh! la mission de monsieur l'ambassadeur étant secrète, vous jugez bien que la police s'occupera vite d'en pénétrer les motifs.

—J'ai pensé comme vous, dit Beausire assez inquiet.

—Tenez, monsieur le secrétaire, fit Ducorneau en menant Beausire au grillage d'une fenêtre qui s'ouvrait sur le pan coupé d'un pavillon de l'hôtel. Tenez, voyez-vous dans la rue cet homme en surtout brun sale?

—Oui, je le vois.

—Comme il regarde, hein?

—En effet. Que croyez-vous qu'il soit, cet homme?

—Que sais-je, moi... Un espion de monsieur de Crosne, peut-être.

—C'est probable.

—Entre nous soit dit, monsieur le secrétaire, monsieur de Crosne n'est pas un magistrat de la force de monsieur de Sartine. Avez-vous connu monsieur de Sartine?

—Non, monsieur, non!

—Oh! celui-là vous eût dix fois déjà devinés. Il est vrai que vous prenez des précautions...

La sonnette retentit.

—Monsieur l'ambassadeur appelle, dit précipitamment Beausire, que la conversation commençait à gêner.

Et, ouvrant la porte avec force, il repoussa avec les deux battants de cette porte deux associés qui, l'un la plume à l'oreille et l'autre le balai à la main, l'un service de quatrième ordre, l'autre valet de pied, trouvaient la conversation longue et voulaient y participer, ne fût-ce que par le sens de l'ouïe.

Beausire jugea qu'il était suspect, et se promit de redoubler de vigilance.

Il monta donc chez l'ambassadeur, après avoir, dans l'ombre, serré la main de ses deux amis et co-intéressés.


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