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Le Collier de la Reine, Tome I

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Chapitre XLIII

Où monsieur Ducorneau ne comprend absolument rien à ce qui se passe

Don Manoël y Souza était moins jaune que de coutume, c'est-à-dire qu'il était plus rouge. Il venait d'avoir avec monsieur le commandeur valet de chambre une explication pénible.

Cette explication n'était pas encore terminée.

Lorsque Beausire arriva, les deux coqs s'arrachaient les dernières plumes.

—Voyons, monsieur de Beausire, dit le commandeur, mettez-nous d'accord.

—En quoi? dit le secrétaire, qui prit des airs d'arbitre, après avoir échangé un coup d'œil avec l'ambassadeur, son allié naturel.

—Vous savez, dit le valet de chambre, que monsieur Bœhmer doit venir aujourd'hui conclure l'affaire du collier.

—Je le sais.

—Et qu'on doit lui compter les cent mille livres.

—Je le sais encore.

—Ces cent mille livres sont la propriété de l'association, n'est-ce pas?

—Qui en doute?

—Ah! monsieur de Beausire me donne raison, fit le commandeur en se retournant vers don Manoël.

—Attendons, attendons, dit le Portugais en faisant un signe de patience avec la main.

—Je ne vous donne raison que sur ce point, dit Beausire, que les cent mille livres sont aux associés.

—Voilà tout; je n'en demande pas davantage.

—Eh bien, alors, la caisse qui les renferme ne doit pas être située dans le seul bureau de l'ambassade qui soit contigu à la chambre de monsieur l'ambassadeur.

—Pourquoi cela? dit Beausire.

—Et monsieur l'ambassadeur, poursuivit le commandeur, doit nous donner à chacun une clef de cette caisse.

—Non pas, dit le Portugais.

—Vos raisons?

—Ah! oui, vos raisons? demanda Beausire.

—On se défie de moi, dit le Portugais en caressant sa barbe fraîche, pourquoi ne me défierais-je pas des autres? Il me semble que si je puis être accusé de voler l'association, je puis suspecter l'association de me vouloir voler. Nous sommes des gens qui se valent.

—D'accord, dit le valet de chambre; mais justement pour cela, nous avons des droits égaux.

—Alors, mon cher monsieur, si vous voulez faire ici de l'égalité, vous eussiez dû décider que nous ferions chacun à notre tour le rôle de l'ambassadeur. C'eût été moins vraisemblable peut-être aux yeux du public, mais les associés eussent été rassurés. C'est tout, n'est-ce pas?

—Et d'abord, interrompit Beausire, monsieur le commandeur, vous n'agissez pas en bon confrère; est-ce que le seigneur don Manoël n'a pas un privilège incontestable, celui de l'invention?

—Ah! oui... dit l'ambassadeur, et monsieur de Beausire le partage avec moi.

—Oh! répliqua le commandeur, quand une fois une affaire est en train, on ne fait plus attention aux privilèges.

—D'accord, mais on continue de faire attention aux procédés, dit Beausire.

—Je ne viens pas seul faire cette réclamation, murmura le commandeur un peu honteux, tous nos camarades pensent comme moi.

—Et ils ont tort, répliqua le Portugais.

—Ils ont tort, dit Beausire.

Le commandeur releva la tête.

—J'ai eu tort moi-même, dit-il dépité, de prendre l'avis de monsieur de Beausire. Le secrétaire ne pouvait manquer de s'entendre avec l'ambassadeur.

—Monsieur le commandeur, répliqua Beausire avec un flegme étonnant, vous êtes un coquin à qui je couperais les oreilles, si vous aviez encore des oreilles; mais on vous les a rognées trop de fois.

—Plaît-il? fit le commandeur en se redressant.

—Nous sommes là très tranquillement dans le cabinet de monsieur l'ambassadeur, et nous pourrions traiter l'affaire en famille. Or, vous venez de m'insulter en disant que je m'entends avec don Manoël.

—Et vous m'avez insulté aussi, dit froidement le Portugais venant en aide à Beausire.

—Il s'agit d'en rendre raison, monsieur le commandeur.

—Oh! je ne suis pas un fier-à-bras, moi, s'écria le valet de chambre.

—Je le vois bien, répliqua Beausire; en conséquence, vous serez rossé, commandeur.

—Au secours! cria celui-ci, déjà saisi par l'amant de mademoiselle Oliva, et presque étranglé par le Portugais.

Mais au moment où les deux chefs allaient se faire justice, la sonnette d'en bas avertit qu'une visite entrait.

—Lâchons-le, dit don Manoël.

—Et qu'il fasse son office, dit Beausire.

—Les camarades sauront cela, répliqua le commandeur en se rajustant.

—Oh! dites, dites-leur ce que vous voudrez; nous savons ce que nous leur répondrons.

—Monsieur Bœhmer! cria d'en bas le suisse.

—Eh! voilà qui finit tout, cher commandeur, dit Beausire en envoyant un léger soufflet sur la nuque de son adversaire.

—Nous n'aurons plus de conteste avec les cent mille livres, puisque les cent mille livres vont disparaître avec monsieur Bœhmer. Çà, faites le beau, monsieur le valet de chambre!

Le commandeur sortit en grommelant, et reprit son air humble pour introduire convenablement le joaillier de la couronne.

Dans l'intervalle de son départ à l'entrée de Bœhmer, Beausire et le Portugais avaient échangé un second coup d'œil tout aussi significatif que le premier.

Bœhmer entra, suivi de Bossange. Tous deux avaient une contenance humble et déconfite, à laquelle les fins observateurs de l'ambassade ne durent pas se tromper.

Tandis qu'ils prenaient les sièges offerts par Beausire, celui-ci continuait son investigation, et guettait l'œil de don Manoël pour entretenir la correspondance.

Manoël gardait son air digne et officiel.

Bœhmer, l'homme aux initiatives, prit la parole dans cette circonstance difficile.

Il expliqua que des raisons politiques d'une haute importance l'empêchaient de donner suite à la négociation commencée.

Manoël se récria.

Beausire fit un hum!

Monsieur Bœhmer s'embarrassa de plus en plus.

Don Manoël lui fit observer que le marché était conclu, que l'argent de l'acompte était prêt.

Bœhmer persista.

L'ambassadeur, toujours par l'entremise de Beausire, répondit que son gouvernement avait ou devait avoir connaissance de la conclusion du marché; que le rompre, c'était exposer Sa Majesté portugaise à un quasi-affront.

Monsieur Bœhmer objecta qu'il avait pesé toutes les conséquences de ces réflexions, mais que revenir à ses premières idées lui était devenu impossible.

Beausire ne se décidait pas à accepter la rupture: il déclara tout net à Bœhmer que se dédire était d'un mauvais négociant, d'un homme sans parole.

Bossange prit alors la parole pour défendre le commerce incriminé dans sa personne et celle de son associé.

Mais il ne fut pas éloquent.

Beausire lui fit clore la bouche avec ce seul mot:

—Vous avez trouvé un enchérisseur?

Les joailliers, qui n'étaient pas extrêmement forts en politique, et qui avaient de la diplomatie en général et des diplomates portugais en particulier une idée excessivement haute, rougirent, se croyant pénétrés.

Beausire vit qu'il avait frappé juste; et comme il lui importait de finir cette affaire, dans laquelle il sentait toute une fortune, il feignit de consulter en portugais son ambassadeur.

—Messieurs, dit-il alors aux joailliers, on vous a offert un bénéfice; rien de plus naturel; cela prouve que les diamants sont d'un beau prix. Eh bien! Sa Majesté portugaise ne veut pas d'un bon marché qui nuirait à des négociants honnêtes. Faut-il vous offrir cinquante mille livres?

Bœhmer fit un signe négatif.

—Cent mille, cent cinquante mille livres, continua Beausire, décidé, sans se compromettre, à offrir un million de plus pour gagner sa part des quinze cent mille livres.

Les joailliers, éblouis, demeurèrent un moment gênés; puis, s'étant consultés:

—Non, monsieur le secrétaire, dirent-ils à Beausire, ne prenez pas la peine de nous tenter; le marché est fini, une volonté plus puissante que la nôtre nous contraint de vendre le collier dans ce pays. Vous comprenez sans doute; excusez-nous, ce n'est pas nous qui refusons, ne nous en veuillez donc point; c'est de quelqu'un plus grand que nous, plus grand que vous, que naît l'opposition.

Beausire et Manoël ne trouvèrent rien à répondre. Bien au contraire, ils firent une sorte de compliment aux joailliers et tâchèrent de se montrer indifférents.

Ils s'y appliquèrent si activement, qu'ils ne virent pas dans l'antichambre monsieur le commandeur, valet de chambre, occupé à écouter aux portes, pour savoir comment se traitait l'affaire dont on voulait l'exclure.

Ce digne associé fut maladroit cependant, car en s'inclinant sur la porte, il glissa et tomba dans le panneau qui résonna.

Beausire s'élança vers l'antichambre et trouva le malheureux tout effaré.

—Que fais-tu ici, malheureux? s'écria Beausire.

—Monsieur, répondit le commandeur, j'apportais le courrier de ce matin.

—Bien! fit Beausire; allez.

Et, prenant ces dépêches, il renvoya le commandeur.

Ces dépêches étaient toute la correspondance de la chancellerie: lettres de Portugal ou d'Espagne, fort insignifiantes pour la plupart, qui faisaient le travail quotidien de monsieur Ducorneau, mais qui, passant toujours par les mains de Beausire ou de don Manoël avant d'aller à la chancellerie, avaient déjà fourni aux deux chefs d'utiles renseignements sur les affaires de l'ambassade.

Au mot dépêches que les joailliers entendirent, ils se levèrent soulagés, comme des gens qui viennent de recevoir leur congé, après une audience embarrassante.

On les laissa partir, et le valet de chambre reçut l'ordre de les accompagner jusque dans la cour.

À peine eût-il quitté l'escalier que don Manoël et Beausire, s'envoyant de ces regards qui entament vite une action, se rapprochèrent.

—Eh bien! dit don Manoël, l'affaire est manquée.

—Net, dit Beausire.

—Sur cent mille livres, vol médiocre, nous avons chacun 8 400 livres.

—Ce n'est pas la peine, répliqua Beausire.

—N'est-ce pas? Tandis que là, dans la caisse...

Il montrait la caisse si vivement convoitée par le commandeur.

—Là, dans la caisse, il y a cent huit mille livres.

—Cinquante-quatre mille chacun.

—Eh bien! c'est dit, répliqua don Manoël. Partageons.

—Soit, mais le commandeur ne va plus nous quitter à présent qu'il sait l'affaire manquée.

—Je vais chercher un moyen, dit don Manoël d'un air singulier.

—Et moi j'en ai trouvé un, dit Beausire.

—Lequel?

—Le voici. Le commandeur va rentrer?

—Oui.

—Il va demander sa part et celle des associés?

—Oui.

—Nous allons avoir toute la maison sur les bras?

—Oui.

—Appelons le commandeur comme pour lui conter un secret, et laissez-moi faire.

—Il me semble que je devine, dit don Manoël; allez au-devant de lui.

—J'allais vous dire d'y aller vous-même.

Ni l'un ni l'autre ne voulait laisser son ami seul avec la caisse. C'est un rare bijou que la confiance.

Don Manoël répondit que sa qualité d'ambassadeur l'empêchait de faire cette démarche.

—Vous n'êtes pas un ambassadeur pour lui, dit Beausire; enfin n'importe.

—Vous y allez?

—Non; je l'appelle par la fenêtre.

En effet, Beausire héla par la fenêtre monsieur le commandeur, qui déjà se préparait à entamer une conversation avec le suisse.

Le commandeur, se voyant appeler, monta.

Il trouva les deux chefs dans la chambre voisine de celle où était la caisse.

Beausire, s'adressant à lui d'un air souriant:

—Gageons, dit-il, que je sais ce que vous disiez au suisse.

—Moi?

—Oui: vous lui contiez que l'affaire avec Bœhmer avait manqué.

—Ma foi! non.

—Vous mentez.

—Je vous jure que non!

—À la bonne heure; car si vous aviez parlé, vous auriez fait une bien grande sottise et perdu une bien belle somme d'argent.

—Comment cela? s'écria le commandeur surpris; quelle somme d'argent?

—Vous n'êtes pas sans comprendre qu'à nous trois seuls nous savons le secret.

—C'est vrai.

—Et qu'à nous trois, par conséquent, nous avons les cent huit mille livres, puisque tous croient que Bœhmer et Bossange ont emporté la somme.

—Morbleu! s'écria le commandeur saisi de joie, c'est vrai.

—Trente-trois mille trois cent trente-trois livres six sols chacun, dit Manoël.

—Plus! plus! s'écria le commandeur; il y a une fraction de huit mille livres.

—C'est vrai, dit Beausire; vous acceptez?

—Si j'accepte! fit le valet de chambre en se frottant les mains, je le crois bien. À la bonne heure, voilà parler.

—Voilà parler comme un coquin! dit Beausire d'une voix tonnante; quand je vous disais que vous n'étiez qu'un fripon. Allons, don Manoël, vous qui êtes robuste, saisissez-moi ce drôle, et livrons-le pour ce qu'il est à nos associés.

—Grâce! grâce! cria le malheureux, j'ai voulu plaisanter.

—Allons! allons! continua Beausire, dans la chambre noire jusqu'à plus ample justice.

—Grâce! cria encore le commandeur.

—Prenez garde, dit Beausire à don Manoël, qui serrait le perfide commandeur; prenez garde que monsieur Ducorneau n'entende!

—Si vous ne me lâchez pas, dit le commandeur, je vous dénoncerai tous!

—Et moi, je t'étranglerai! dit don Manoël d'une voix pleine de colère en poussant le valet de chambre vers un cabinet de toilette voisin.

—Renvoyez monsieur Ducorneau, fit-il à l'oreille de Beausire.

Celui-ci ne se le fit pas répéter. Il passa rapidement dans la chambre contiguë à celle de l'ambassadeur, tandis que ce dernier enfermait le commandeur dans la sourde épaisseur de ce cachot.

Une minute se passa, Beausire ne revenait pas.

Don Manoël eut une idée; il se sentait seul, la caisse était à dix pas; pour l'ouvrir, pour y prendre les cent huit mille livres en billets, pour s'élancer par une fenêtre et déguerpir à travers le jardin avec la proie, tout voleur bien organisé n'avait besoin que de deux minutes.

Don Manoël calcula que Beausire, pour le renvoi de Ducorneau et son retour à la chambre, perdrait cinq minutes au moins.

Il s'élança vers la porte de la chambre où était la caisse. Cette porte se trouva fermée au verrou. Don Manoël était robuste, adroit; il eût ouvert la porte d'une ville avec une clef de montre.

—Beausire s'est défié de moi, pensa-t-il, parce que j'ai seul la clef; il a mis le verrou; c'est juste.

Avec son épée, il fit sauter le verrou.

Il arriva sur la caisse et poussa un cri terrible. La caisse ouvrait une bouche large et démeublée. Rien dans ses profondeurs béantes!

Beausire, qui avait une seconde clef, était entré par l'autre porte et avait raflé la somme.

Don Manoël courut comme un insensé jusqu'à la loge du suisse, qu'il trouva chantant.

Beausire avait cinq minutes d'avance.

Quand le Portugais, par ses cris et ses doléances, eut mis tout l'hôtel au fait de l'aventure; quand, pour s'appuyer d'un témoignage, il eut remis le commandeur en liberté, il ne trouva que des incrédules et des furieux.

On l'accusa d'avoir ourdi ce complot avec Beausire, lequel courait devant lui en gardant la moitié du vol.

Plus de masques, plus de mystères, l'honnête monsieur Ducorneau ne comprenait plus avec quelles gens il se trouvait lié.

Il faillit s'évanouir quand il vit ces diplomates se préparer à pendre sous un hangar don Manoël, qui n'en pouvait mais!...

—Pendre monsieur de Souza! criait le chancelier, mais c'est un crime de lèse-majesté; prenez garde!

On prit le parti de le jeter dans une cave: il criait trop fort.

C'est à ce moment que trois coups frappés solennellement à la porte firent tressaillir les associés.

Le silence se rétablit parmi eux.

Les trois coups se répétèrent.

Puis une voix aiguë cria en portugais:

—Ouvrez! au nom de monsieur l'ambassadeur de Portugal!

—L'ambassadeur! murmurèrent tous les coquins en s'éparpillant dans tout l'hôtel, et pendant quelques minutes ce fut par les jardins, par les murs du voisinage, par les toits, un sauve-qui-peut, un pêle-mêle désordonné.

L'ambassadeur véritable, qui venait effectivement d'arriver, ne put rentrer chez lui qu'avec des archers de la police, qui enfoncèrent la porte en présence d'une foule immense, attirée par ce spectacle curieux.

Puis on fit main-basse partout, et l'on arrêta monsieur Ducorneau, qui fut conduit au Châtelet, où il coucha.

C'est ainsi que se termina l'aventure de la fausse ambassade de Portugal.


Chapitre XLIV

Illusions et réalités

Si le suisse de l'ambassade eût pu courir après Beausire, comme le lui commandait don Manoël, avouons qu'il eût eu fort à faire.

Beausire, à peine hors de l'antre, avait gagné au petit galop la rue Coquillière, et au grand galop la rue Saint-Honoré.

Toujours se défiant d'être poursuivi, il avait croisé ses traces en courant des bordées dans les rues sans alignement et sans raison qui ceignent notre halle aux blés; au bout de quelques minutes, il était à peu près sûr que nul n'avait pu le suivre; il était sûr aussi d'une chose, c'est que ses forces étaient épuisées, et qu'un bon cheval de chasse n'eût pu en faire davantage.

Beausire s'assit sur un sac de blé, dans la rue de Viarmes, qui tourne autour de la halle, et là feignit de considérer avec la plus vive attention la colonne de Médicis, que Bachaumont avait achetée pour l'arracher au marteau des démolisseurs et en faire présent à l'hôtel de ville.

Le fait est que monsieur de Beausire ne regardait ni la colonne de monsieur Philibert Delorme, ni le cadran solaire dont monsieur de Pingré l'avait décorée. Il tirait péniblement du fond de ses poumons une respiration stridente et rauque comme celle d'un soufflet de forge fatigué.

Pendant plusieurs instants il ne put réussir à compléter la masse d'air qu'il lui fallait dégorger de son larynx pour rétablir l'équilibre entre la suffocation et la pléthore.

Enfin il y parvint, et ce fut avec un soupir qui eût été entendu par les habitants de la rue de Viarmes s'ils n'eussent été occupés à vendre ou à peser leurs grains.

«Ah! pensa Beausire, voilà donc mon rêve réalisé, j'ai une fortune.» Et il respira encore.

«Je vais donc pouvoir devenir un parfait honnête homme; il me semble déjà que j'engraisse.»

Et de fait, s'il n'engraissait pas, il enflait.

«Je vais, continua-t-il en son monologue silencieux, faire d'Oliva une femme aussi honnête que je serai moi-même honnête homme. Elle est belle, elle est naïve dans ses goûts.»

Le malheureux!

«Elle ne haïra pas une vie retirée en province, dans une belle métairie que nous appellerons notre terre, à proximité d'une petite ville où nous serons facilement pris pour des seigneurs.

«Nicole est bonne; elle n'a que deux défauts: la paresse et l'orgueil.»

Pas davantage! pauvre Beausire! deux péchés mortels! «Et avec ces défauts que je satisferai, moi l'équivoque Beausire, je me serai fait une femme accomplie.»

Il n'alla pas plus loin; la respiration lui était revenue.

Il s'essuya le front, s'assura que les cent mille livres étaient encore dans sa poche, et, plus libre de son corps comme de son esprit, il voulut réfléchir.

On ne le chercherait pas rue de Viarmes, mais on le chercherait. Messieurs de l'ambassade n'étaient pas gens à perdre de gaieté de cœur leur part de butin.

On se diviserait donc en plusieurs bandes, et l'on commencerait par aller explorer le domicile du voleur.

Là était toute la difficulté. Dans ce domicile logeait Oliva. On la préviendrait, on la maltraiterait peut-être; que sait-on? On pousserait la cruauté jusqu'à se faire d'elle un otage.

Pourquoi ces gueux-là ne sauraient-ils pas que mademoiselle Oliva était la passion de Beausire, et pourquoi, le sachant, ne spéculeraient-ils pas sur cette passion?

Beausire faillit devenir fou sur la lisière de ces deux mortels dangers.

L'amour l'emporta.

Il ne voulut pas que nul touchât à l'objet de son amour. Il courut comme un trait à la maison de la rue Dauphine.

Il avait, d'ailleurs, une confiance illimitée dans la rapidité de sa marche; ses ennemis, si agiles qu'ils fussent, ne pouvaient l'avoir prévenu.

D'ailleurs, il se jeta dans un fiacre au cocher duquel il montra un écu de six livres, en lui disant: «Au Pont-Neuf.»

Les chevaux ne coururent pas, ils s'envolèrent.

Le soir venait.

Beausire se fit conduire au terre-plein du pont, derrière la statue d'Henri IV. On y abordait dans ce temps en voiture; c'était un lieu de rendez-vous assez trivial, mais usité.

Puis, hasardant sa tête par une portière, il plongea ses regards dans la rue Dauphine.

Beausire n'était pas sans quelque habitude des gens de police: il avait passé dix ans à tâcher de les reconnaître pour les éviter en temps et lieu.

Il remarqua sur la descente du pont, du côté de la rue Dauphine, deux hommes espacés qui tendaient leurs cols vers cette rue pour y considérer un spectacle quelconque.

Ces hommes étaient des espions. Voir des espions sur le Pont-Neuf, ce n'était pas rare, puisque le proverbe dit à cette époque que pour voir en tout temps un prélat, une fille de joie et un cheval blanc, il n'est rien tel que de passer sur le Pont-Neuf.

Or, les chevaux blancs, les habits de prêtres et les filles de joie ont toujours été des points de mire pour les hommes de police.

Beausire ne fut que contrarié, que gêné; il se fit tout bossu, tout clopinant, pour déguiser sa démarche, et coupant la foule, il gagna la rue Dauphine.

Nulle trace de ce qu'il redoutait pour lui. Il apercevait déjà la maison aux fenêtres de laquelle se montrait souvent la belle Oliva, son étoile.

Les fenêtres étaient fermées; sans doute elle reposait sur le sofa ou lisait quelque mauvais livre, ou croquait quelque friandise.

Soudain Beausire crut voir un hoqueton de soldat du guet dans l'allée en face.

Bien plus, il en vit un paraître à la croisée du petit salon.

La sueur le reprit; sueur froide, celle-là est malsaine. Il n'y avait pas à reculer: il s'agissait de passer devant la maison.

Beausire eut ce courage; il passa et regarda la maison.

Quel spectacle!

Une allée gorgée de fantassins de la garde de Paris, au milieu desquels on voyait un commissaire du Châtelet tout en noir.

Ces gens... le rapide coup d'œil de Beausire les vit troublés, effarés, désappointés. On a ou l'on n'a pas l'habitude de lire sur les visages des gens de la police; quand on l'a comme l'avait Beausire, on n'a pas besoin de s'y prendre à deux fois pour deviner que ces messieurs ont manqué leur coup.

Beausire se dit que monsieur de Crosne, prévenu sans doute n'importe comment ou par qui, avait voulu faire prendre Beausire et n'avait trouvé qu'Oliva. Inde iroe[7].

De là le désappointement. Certes, si Beausire se fût trouvé dans des circonstances ordinaires, s'il n'eût eu cent mille livres dans sa poche, il se fût jeté au milieu des alguazils, en criant comme Nisus: «Me voici! me voici! C'est moi qui ai fait tout!»

Mais l'idée que ces gens-là palperaient les cent mille livres, en feraient des gorges chaudes toute leur vie, l'idée que le coup de main si audacieux et si subtil tenté par lui, Beausire, ne profiterait qu'aux agents du lieutenant de police, cette idée triompha de tous ses scrupules, disons-le, et étouffa tous ses chagrins d'amour.

«Logique... se dit-il: je me fais prendre... Je fais prendre les cent mille livres. Je ne sers pas Oliva... Je me ruine... Je lui prouve que je l'aime comme un insensé... Mais je mérite qu'elle me dise: "Vous êtes une brute; il fallait m'aimer moins et me sauver."

«Décidément, jouons des jambes et mettons en sûreté l'argent, qui est la source de tout: liberté, bonheur, philosophie.»

Cela dit, Beausire appuya les billets de caisse sur son cœur et se reprit à courir vers le Luxembourg, car il n'allait plus que par instinct depuis une heure, et cent fois ayant été chercher Oliva au jardin du Luxembourg, il laissait ses jambes le porter là.

Pour un homme aussi entêté de logique, c'était un pauvre raisonnement.

En effet, les archers, qui savent les habitudes des voleurs, comme Beausire savait les habitudes des archers, eussent été naturellement chercher Beausire au Luxembourg.

Mais le ciel ou le diable avait décidé que monsieur de Crosne ne ferait rien avec Beausire cette fois.

À peine l'amant de Nicole tournait-il la rue Saint-Germain-des-Prés, qu'il faillit être renversé par un beau carrosse dont les chevaux couraient fièrement vers la rue Dauphine.

Beausire n'eut que le temps, grâce à cette légèreté parisienne inconnue au reste des Européens, d'esquiver le timon. Il est vrai qu'il n'esquiva pas le juron et le coup de fouet du cocher; mais un propriétaire de cent mille livres ne s'arrête pas aux misères d'un pareil point d'honneur, surtout quand il a les compagnies de l'Étoile et les gardes de Paris à ses trousses.

Beausire se jeta donc de côté; mais en se cambrant, il vit dans ce carrosse Oliva et un fort bel homme qui causaient avec vivacité.

Il jeta un petit cri qui ne fit qu'animer davantage les chevaux. Il eût bien suivi la voiture, mais cette voiture s'en allait rue Dauphine, la seule rue de Paris où Beausire ne voulait point passer en ce moment.

Et puis, quelle apparence que ce fût Oliva qui occupât ce carrosse—fantômes, visions, absurdités-, c'était voir, non pas trouble, mais double, c'était voir Oliva quand même.

Il y avait encore ce raisonnement à se faire, c'est qu'Oliva n'était pas dans ce carrosse, puisque les archers l'arrêtaient chez elle rue Dauphine.

Le pauvre Beausire, aux abois, moralement et physiquement, se jeta dans la rue des Fossés-Monsieur-le-Prince, gagna le Luxembourg, traversa le quartier déjà désert, et parvint hors barrière à se réfugier dans un petit cabinet dont l'hôtesse avait pour lui toutes sortes d'égards.

Il s'installa dans ce bouge, cacha ses billets sous un carreau de la chambre, appuya sur ce carreau le pied de son lit, et se coucha, suant et pestant, mais entremêlant ses blasphèmes de remerciements à Mercure, ses nausées fiévreuses d'une infusion de vin sucré avec de la cannelle, breuvage tout à fait propre à ranimer la transpiration à la peau et la confiance au cœur.

Il était sûr que la police ne le trouverait plus. Il était sûr que nul ne le dépouillerait de son argent.

Il était sûr que Nicole, fût-elle arrêtée, n'était coupable d'aucun crime, et que le temps se passait des éternelles réclusions sans motif.

Il était sûr enfin que les cent mille livres lui serviraient même à arracher de la prison, si on la retenait, Oliva, sa compagne inséparable.

Restaient les compagnons de l'ambassade; avec eux le compte était plus difficile à régler.

Mais Beausire avait prévu les chicanes. Il les laissait tous en France, et partait pour la Suisse, pays libre et moral, aussitôt que mademoiselle Oliva se serait trouvée libre.

Rien de tout ce que méditait Beausire, en buvant son vin chaud, ne succéda selon ses prévisions: c'était écrit.

L'homme a presque toujours le tort de se figurer qu'il voit les choses quand il ne les voit pas; il a plus tort encore de se figurer qu'il ne les a pas vues quand réellement il les a vues.

Nous allons commenter cette glose au lecteur.


Chapitre XLV

Où mademoiselle Oliva commence à se demander ce que l'on veut faire d'elle

Si monsieur Beausire eût bien voulu s'en rapporter à ses yeux qui étaient excellents, au lieu de faire travailler son esprit que tout aveuglait alors, monsieur de Beausire se fût épargné beaucoup de chagrins et de déceptions.

En effet, c'était bien mademoiselle Oliva qu'il avait vue dans le carrosse, aux côtés d'un homme qu'il n'avait pas reconnu en ne le regardant qu'une fois, et qu'il eût reconnu en le regardant deux fois; Oliva, qui le matin avait été comme d'habitude faire sa promenade dans le jardin du Luxembourg, et qui, au lieu de rentrer à deux heures pour dîner, avait rencontré, accosté, questionné cet étrange ami qu'elle s'était fait le jour du bal de l'Opéra.

En effet, au moment où elle payait sa chaise pour revenir, et souriait au cafetier du jardin dont elle était la pratique assidue, Cagliostro, débouchant d'une allée, était accouru vers elle et lui avait pris le bras.

Elle poussa un petit cri.

—Où allez-vous? dit-il.

—Mais, rue Dauphine, chez nous.

—Voilà qui va servir à souhait les gens qui vous y attendent, repartit le seigneur inconnu.

—Des gens... qui m'attendent... comment cela? Mais personne ne m'attend.

—Oh! si fait; une douzaine de visiteurs à peu près.

—Une douzaine de visiteurs! s'écria Oliva en riant; pourquoi pas un régiment tout de suite?

—Ma foi, c'eût été possible d'envoyer un régiment rue Dauphine qu'il y serait.

—Vous m'étonnez!

—Je vous étonnerai bien plus encore si je vous laisse aller rue Dauphine.

—Parce que?

—Parce que vous y serez arrêtée, ma chère.

—Arrêtée, moi?

—Assurément; ces douze messieurs qui vous attendent sont des archers expédiés par monsieur de Crosne.

Oliva frissonna: certaines gens ont toujours peur de certaines choses.

Néanmoins, se raidissant après une inspection de conscience un peu plus approfondie:

—Je n'ai rien fait, dit-elle. Pourquoi m'arrêterait-on?

—Pourquoi arrête-t-on une femme? Pour des intrigues, pour des niaiseries.

—Je n'ai point d'intrigues.

—Vous en avez peut-être bien eu?

—Oh! je ne dis pas.

—Bref, on a tort sans doute de vous arrêter; mais on cherche à vous arrêter, c'est le fait. Allons-nous toujours rue Dauphine?

Oliva s'arrêta pâle et troublée.

—Vous jouez avec moi comme un chat avec une pauvre souris, dit-elle. Voyons; si vous savez quelque chose, dites-le moi. N'est-ce pas à Beausire qu'on en veut?

Et elle arrêtait sur Cagliostro un regard suppliant.

—Peut-être bien. Je le soupçonnerais d'avoir la conscience moins nette que vous.

—Pauvre garçon!

—Plaignez-le, mais s'il est pris, ne l'imitez pas en vous laissant prendre à votre tour.

—Mais quel intérêt avez-vous à me protéger? Quel intérêt avez-vous à vous occuper de moi? Tenez, fit-elle hardiment, ce n'est pas naturel qu'un homme tel que vous...

—N'achevez pas, vous diriez une sottise; et les moments sont précieux, parce que les agents de monsieur de Crosne ne vous voyant pas rentrer, seraient capables de venir vous chercher ici.

—Ici! on sait que je suis ici?

—La belle affaire de le savoir; je le sais bien, moi! Je continue. Comme je m'intéresse à votre personne et vous veux du bien, le reste ne vous regarde pas. Vite, gagnons la rue d'Enfer. Mon carrosse vous y attend. Ah! vous doutez encore?

—Oui.

—Eh bien! nous allons faire une chose assez imprudente, mais qui vous convaincra une fois pour toutes, j'espère. Nous allons passer devant votre maison dans mon carrosse, et quand vous aurez vu ces messieurs de la police d'assez loin pour n'être pas prise, et d'assez près pour juger de leur disposition, eh bien! alors vous estimerez mes bonnes intentions ce qu'elles valent.

En disant ces mots, il avait conduit Oliva jusqu'à la grille de la rue d'Enfer. Le carrosse s'était rapproché, avait reçu le couple et conduit Cagliostro et Oliva dans la rue Dauphine, à l'endroit où Beausire les avait aperçus tous deux.

Certes, s'il eût crié à ce moment, s'il eût suivi la voiture, Oliva eût out fait pour se rapprocher de lui, pour le sauver, poursuivi, ou se sauver avec lui, libre.

Mais Cagliostro vit ce malheureux, détourna l'attention d'Oliva en lui montrant la foule qui déjà s'attroupait par curiosité autour du guet.

Du moment où Oliva eut distingué les soldats de la police et sa maison envahie, elle se jeta dans les bras de son protecteur avec un désespoir qui eût attendri tout autre homme que cet homme de fer.

Lui se contenta de serrer la main de la jeune femme et de la cacher elle-même en abaissant le store.

—Sauvez-moi! sauvez-moi! répétait pendant ce temps la pauvre fille.

—Je vous le promets, dit-il.

—Mais puisque vous dites que ces hommes de police savent tout, ils me trouveront toujours.

—Non pas, non pas; à l'endroit où vous serez, nul ne vous découvrira; car si l'on vient vous prendre chez vous, on ne viendra pas vous prendre chez moi.

—Oh! fit-elle avec effroi, chez vous... nous allons chez vous?

—Vous êtes folle, répliqua-t-il; on dirait que vous ne vous souvenez plus de ce dont nous sommes convenus. Je ne suis pas votre amant, ma belle, et ne veux pas l'être.

—Alors, c'est la prison que vous m'offrez?

—Si vous préférez l'hôpital, vous êtes libre.

—Allons, répliqua-t-elle épouvantée, je me livre à vous; faites de moi ce que vous voudrez.

Il la conduisit rue Neuve-Saint-Gilles, dans cette maison où nous l'avons vu recevoir Philippe de Taverney.

Quand il l'eut installée loin du domestique et de toute surveillance, dans un petit appartement, au deuxième étage:

—Il importe que vous soyez plus heureuse que vous n'allez être ici.

—Heureuse! Comment cela? fit-elle, le cœur gros. Heureuse, sans liberté, sans la promenade! C'est si triste ici. Pas même de jardin. J'en mourrai.

Et elle jetait un coup d'œil vague et désespéré sur l'extérieur.

—Vous avez raison, dit-il, je veux que vous ne manquiez de rien; vous seriez mal ici, et d'ailleurs mes gens finiraient par vous voir et vous gêner.

—Ou par me vendre, ajouta-t-elle.

—Quant à cela, ne craignez rien, mes gens ne vendent que ce que je leur achète, ma chère enfant; mais pour que vous ayez toute la tranquillité désirable, je vais m'occuper de vous procurer une autre demeure.

Oliva se montra un peu consolée par ces promesses. D'ailleurs le séjour de son nouvel appartement lui plut. Elle y trouva l'aisance et des livres amusants.

Son protecteur la quitta en lui disant:

—Je ne veux point vous prendre par la famine, chère enfant. Si vous voulez me voir, sonnez-moi, j'arriverai tout de suite, si je me trouve chez moi, ou sitôt mon retour, si je suis sorti.

Il lui baisa la main et la quitta.

—Ah! cria-t-elle, faites-moi surtout avoir des nouvelles de Beausire.

—Avant tout, lui répondit le comte.

Et il l'enferma dans sa chambre.

Puis, en descendant l'escalier, rêveur:

—Ce sera, dit-il, une profanation que de la loger dans cette maison de la rue Saint-Claude. Mais il faut que nul ne la voie, et dans cette maison nul ne la verra. S'il faut, au contraire, qu'une seule personne l'aperçoive, cette personne l'apercevra dans cette seule maison de la rue Saint-Claude. Allons, encore ce sacrifice. Éteignons cette dernière étincelle du flambeau qui brûla autrefois.

Le comte prit un large surtout, chercha des clefs dans son secrétaire, en choisit plusieurs, qu'il regarda d'un air attendri, et sortit seul à pied de son hôtel, en remontant la rue Saint-Louis du Marais.


Chapitre XLVI

La maison déserte

Monsieur de Cagliostro arriva seul à cette ancienne maison de la rue Saint-Claude, que nos lecteurs ne doivent pas avoir tout à fait oubliée. La nuit tombait comme il s'arrêtait en face de la porte, et l'on n'apercevait plus que quelques rares passants sur la chaussée du boulevard.

Les pas d'un cheval retentissant dans la rue Saint-Louis, une fenêtre qui se fermait avec un bruit de vieilles ferrures, le grincement des barres de la massive porte cochère après le retour du maître de l'hôtel voisin, voici les seuls mouvements de ce quartier à l'heure où nous parlons.

Un chien aboyait, ou plutôt hurlait, dans le petit enclos du couvent, et une bouffée de vent attiédi roulait jusque dans la rue Saint-Claude les trois quarts mélancoliques de l'heure sonnant à Saint-Paul.

C'était neuf heures moins un quart.

Le comte arriva, comme nous avons dit, en face de la porte cochère, tira de dessous sa houppelande une grosse clef, broya pour la faire entrer dans la serrure une foule de débris qui s'y étaient réfugiés, poussés par les vents depuis plusieurs années.

La paille sèche, dont un fétu s'était introduit dans l'ogivique entrée de la serrure; la petite graine, qui courait vers le midi pour devenir une ravenelle ou une mauve, et qui un jour se trouva emprisonnée dans ce sombre réservoir; l'éclat de pierre envolé du bâtiment voisin; les mouches casernées depuis dix ans dans cet hôpital de fer, et dont les cadavres avaient fini par combler la profondeur; tout cela cria et se moulut en poussière sous la pression de la clef.

Une fois que la clef eut accompli ses évolutions dans la serrure, il ne s'agit plus que d'ouvrir la porte.

Mais le temps avait fait son œuvre. Le bois s'était gonflé dans les jointures, la rouille avait mordu dans les gonds. L'herbe avait poussé dans tous les interstices du pavé, verdissant le bas de la porte de ses humides émanations; partout une espèce de mastic pareil aux constructions des hirondelles calfeutrait chaque interstice, et les vigoureuses végétations des madrépores terrestres, superposant leurs arcades, avaient masqué le bois sous la chair vivace de leurs cotylédons.

Cagliostro sentit la résistance; il appuya le poing, puis le coude, puis l'épaule, et enfonça toutes ces barricades qui cédèrent l'une après l'autre avec un craquement de mauvaise humeur.

Quand cette porte s'ouvrit, toute la cour apparut désolée, moussue comme un cimetière, aux yeux de Cagliostro.

Il referma la porte derrière lui, et ses pas s'imprimèrent dans le chiendent rétif et dru qui avait envahi l'aire des pavés eux-mêmes.

Nul ne l'avait vu entrer, nul ne le voyait dans l'enceinte de ces murs énormes. Il put s'arrêter un moment et rentrer peu à peu dans sa vie passée comme il venait de rentrer dans sa maison.

L'une était désolée et vide, l'autre ruinée et déserte.

Le perron, de douze marches, n'avait plus que trois degrés entiers.

Les autres, minés par le travail de l'eau des pluies, par le jeu des pariétaires et des pavots envahisseurs, avaient d'abord chancelé puis roulé loin de leurs attaches. En tombant, les pierres s'étaient brisées, l'herbe avait monté sur les ruines et planté fièrement, comme les étendards de la dévastation, ses panaches au-dessus d'elles.

Cagliostro monta le perron tremblant sous ses pieds, et à l'aide d'une seconde clef, pénétra dans l'antichambre immense.

Là seulement il alluma une lanterne dont il avait pris soin de se munir; mais si soigneusement qu'il eût allumé la bougie, l'haleine sinistre de la maison l'éteignit du premier coup.

Le souffle de la mort réagissait violemment contre la vie; l'obscurité tuait la lumière.

Cagliostro ralluma sa lanterne et continua son chemin.

Dans la salle à manger, les dressoirs moisis dans leurs angles avaient presque perdu la forme première, les dalles visqueuses n'en retenaient plus le pied. Toutes les portes intérieures étaient ouvertes, laissant la pensée pénétrer librement avec la vue dans ces profondeurs funèbres où elles avaient déjà laissé passer la mort.

Le comte sentit comme un frisson hérisser sa chair, car, à l'extrémité du salon, là où jadis commençait l'escalier, un bruit s'était fait entendre.

Ce bruit, autrefois, annonçait une chère présence, ce bruit éveillait dans tous les sens du maître de cette maison la vie, l'espoir, le bonheur. Ce bruit, qui ne représentait rien à l'heure présente, rappelait tout dans le passé.

Cagliostro, le sourcil froncé, la respiration lente, la main froide, se dirigea vers la statue d'Harpocrate, près de laquelle jouait le ressort de l'ancienne porte de communication, lien mystérieux, insaisissable, qui unissait la maison connue à la maison secrète.

Le ressort fonctionna sans peine, quoique les boiseries vermoulues tremblassent à l'entour. Mais à peine le comte eut-il posé le pied sur l'escalier secret, que ce bruit étrange recommença de se faire entendre. Cagliostro étendit sa main avec sa lanterne pour en découvrir la cause: il ne vit qu'une grosse couleuvre qui descendait lentement l'escalier et fouettait de sa queue chaque marche sonore.

Le reptile attacha tranquillement son œil noir sur Cagliostro, puis se glissa dans le premier trou de la boiserie et disparut.

Sans doute c'était le génie de la solitude.

Le comte poursuivit sa marche.

Partout dans cette ascension l'accompagnait un souvenir, ou, pour mieux dire, une ombre; et lorsque sur les parois la lumière dessinait une silhouette mobile, le comte tressaillait, pensant que son ombre à lui était une ombre étrangère ressuscitée pour faire, elle aussi, la visite du mystérieux séjour.

Ainsi marchant, ainsi rêvant, il arriva jusqu'à la plaque de cette cheminée qui servait de passage entre la chambre des armes de Balsamo et la retraite parfumée de Lorenza Feliciani.

Les murs étaient nus, les chambres vides. Dans le foyer encore béant gisait un amas énorme de cendres, parmi lesquelles scintillaient quelques petits lingots d'or et d'argent.

Cette cendre fine, blanche et parfumée, c'était le mobilier de Lorenza que Balsamo avait brûlé jusqu'à la dernière parcelle; c'étaient les armoires d'écaille, le clavecin et la corbeille de bois de rose, le beau lit diapré de porcelaines de Sèvres, dont on retrouvait la poussière micacée pareille à celle de la poudre de marbre; c'étaient les moulures et les ornements de métal fondus au grand feu hermétique; c'étaient les rideaux et les tapis de brocard de soie; c'étaient les boîtes d'aloès et de santal dont l'odeur pénétrante s'exhalant par les cheminées, lors de l'incendie, avait parfumé toute la zone de Paris sur laquelle avait passé la fumée; en sorte que durant deux jours les passants avaient levé la tête pour respirer ces arômes étranges mêlés à notre air parisien; en sorte que le courtaud du quartier des Halles et la grisette du quartier Saint-Honoré avaient vécu enivrés de ces arômes violents et enflammés que la brise enlève aux rampes du Liban et aux plaines de la Syrie.

Ces parfums, disons-nous, la chambre déserte et froide les gardait encore. Cagliostro se baissa, prit une pincée de cendres, la respira longtemps avec une passion sauvage.

—Ainsi puissé-je, murmura-t-il, absorber un reste de cette âme qui, autrefois, se communiquait à cette poussière.

Puis il revit les barreaux de fer, la tristesse de la cour voisine, et par l'escalier, les hautes déchirures que l'incendie avait faites à cette maison intérieure, dont il avait dévoré l'étage supérieur.

Spectacle sinistre et beau! La chambre d'Althotas avait disparu; il ne restait des murs que sept à huit crénelures sur lesquelles le feu avait promené ses langues qui dévorent et noircissent.

Pour quiconque eût ignoré l'histoire douloureuse de Balsamo et de Lorenza, il était impossible de ne pas déplorer cette ruine. Tout dans cette maison respirait la grandeur abaissée, la splendeur éteinte, le bonheur perdu.

Cagliostro s'imprégna donc de ces rêves. L'homme descendit des hauteurs de sa philosophie pour se repétrir dans ce peu d'humanité tendre qu'on appelle les sentiments du cœur, et qui ne sont pas du raisonnement.

Après avoir évoqué les doux fantômes de la solitude et fait la part du ciel, il croyait en être quitte avec la faiblesse humaine, lorsque ses yeux s'arrêtèrent sur un objet encore brillant parmi tout ce désastre et toutes ces misères.

Il se baissa et vit dans la rainure du parquet, à moitié ensevelie sous la poussière, une petite flèche d'argent qui semblait récemment tombée des cheveux d'une femme.

C'était une de ces épingles italiennes comme les dames de ce temps aimaient à en choisir pour retenir les anneaux de la chevelure, devenue trop lourde quand elle était poudrée.

Le philosophe, le savant, le prophète, le contempteur de l'humanité, celui qui voulait que le ciel lui-même comptât avec lui, cet homme qui avait refoulé tant de douleurs chez lui et tiré tant de gouttes de sang du cœur des autres, Cagliostro l'athée, le charlatan, le sceptique rieur, ramassa cette épingle, l'approcha de ses lèvres, et, bien sûr qu'on ne pouvait le voir, il laissa une larme monter jusqu'à ses yeux en murmurant:

—Lorenza!

Et puis ce fut tout. Il y avait du démon dans cet homme.

Il cherchait la lutte, et, pour son propre bonheur, l'entretenait en lui.

Après avoir baisé ardemment cette relique sacrée, il ouvrit la fenêtre, passa son bras à travers les barreaux et lança le frêle morceau de métal dans l'enclos du couvent voisin, dans les branches, dans l'air, dans la poussière, on ne sait où.

Il se punissait ainsi d'avoir fait usage de son cœur.

«Adieu! dit-il à l'insensible objet qui se perdait peut-être pour jamais. Adieu, souvenir qui m'était envoyé pour m'attendrir, pour m'amoindrir sans doute. Désormais, je ne penserai plus qu'à la terre.

«Oui, cette maison va être profanée. Que dis-je? elle l'est déjà! J'ai rouvert les portes, j'ai apporté la lumière aux murailles, j'ai vu l'intérieur du tombeau, j'ai fouillé la cendre de la mort.

«Profanée est donc la maison! Qu'elle le soit tout à fait et pour un bien quelconque!

«Une femme encore traversera cette cour, une femme appuiera ses pieds sur l'escalier, une femme chantera peut-être sous cette voûte où vibre encore le dernier soupir de Lorenza!

«Soit. Mais toutes ces profanations auront lieu dans un but, dans le but de servir ma cause. Si Dieu y perd, Satan ne fera qu'y gagner.»

Il posa sa lanterne sur l'escalier.

—Toute cette cage d'escalier, dit-il, tombera. Toute cette maison intérieure tombera aussi. Le mystère s'envolera, l'hôtel restera cachette et cessera d'être sanctuaire.

Il écrivit à la hâte sur ses tablettes les lignes suivantes:

«À monsieur Lenoir, mon architecte:

Nettoyer cour et vestibule; restaurer remises et écuries; démolir le pavillon intérieur; réduire l'hôtel à deux étages: huit jours.»

—Maintenant, dit-il, voyons si l'on aperçoit bien d'ici la fenêtre de la petite comtesse.

Il s'approcha d'une fenêtre située au second étage de l'hôtel.

On embrassait de là toute la façade opposée de la rue Saint-Claude par-dessus la porte cochère.

En face, à soixante pieds au plus, on voyait le logement occupé par Jeanne de La Motte.

—C'est infaillible, les deux femmes se verront, dit Cagliostro. Bien.

Il reprit sa lanterne et descendit l'escalier.

Une grande heure après, il était rentré chez lui et envoyait son devis à l'architecte.

Il faut dire que dès le lendemain cinquante ouvriers avaient envahi l'hôtel, que le marteau, la scie et les pics résonnaient partout, que l'herbe amassée en gros tas commençait à fumer dans un coin de la cour, et que le soir, à sa rentrée, le passant, fidèle à son inspection quotidienne, vit un gros rat pendu par une patte au bas d'un cerceau dans la cour, au milieu d'un cercle de manœuvres, maçons, qui raillaient sa moustache grisonnante et son embonpoint vénérable.

Le silencieux habitant de l'hôtel avait été muré dans son trou par la chute d'une pierre de taille. À demi mort quand la grue releva cette pierre, il fut saisi par la queue et sacrifié aux divertissements des jeunes Auvergnats gâcheurs de plâtre; soit honte, soit asphyxie, il en mourut.

Le passant lui fit cette oraison funèbre:

—En voilà un qui avait été heureux dix ans!

Sic transit gloria mundi[8]

La maison en huit jours fut restaurée comme Cagliostro l'avait commandé à l'architecte.


Chapitre XLVII

Jeanne protectrice

Monsieur le cardinal de Rohan reçut, deux jours après sa visite à Bœhmer, un billet ainsi conçu:

«Son Éminence, monsieur le cardinal de Rohan, sait sans doute où il soupera ce soir.»

—De la petite comtesse, dit-il en flairant le papier. J'irai.

Voici à quel propos madame de La Motte demandait cette entrevue au cardinal.

Des cinq laquais mis à son service par Son Éminence, elle en avait distingué un, cheveux noirs, yeux bruns, le teint fleuri du sanguin mêlé à la solide carnation du bilieux. C'étaient, pour l'observatrice, tous les symptômes d'une organisation active, intelligente et opiniâtre.

Elle fit venir cet homme, et, en un quart d'heure, elle obtint de sa docilité, de sa perspicacité, tout ce qu'elle en voulait tirer.

Cet homme suivit le cardinal et rapporta qu'il avait vu Son Éminence aller deux fois en deux jours chez messieurs Bœhmer et Bossange.

Jeanne en savait assez. Un homme tel que monsieur de Rohan ne marchande pas. D'habiles marchands comme Bœhmer ne laissent pas aller l'acheteur. Le collier devait être vendu.

Vendu par Bœhmer.

Acheté par monsieur de Rohan! et ce dernier n'en aurait pas sonné un mot à sa confidente, à sa maîtresse!

Le symptôme était grave. Jeanne plissa son front, pinça ses lèvres fines, et adressa au cardinal le billet que nous avons lu.

Monsieur de Rohan vint le soir. Il s'était fait précéder d'un panier de Tokay et de quelques raretés, absolument comme s'il allait souper chez la Guimard ou chez mademoiselle Dangeville.

La nuance n'échappa pas plus à Jeanne que tant d'autres ne lui avaient échappé; elle affecta de ne rien faire servir de ce qu'avait envoyé le cardinal; puis, ouvrant avec lui la conversation avec une certaine tendresse, lorsqu'ils furent seuls:

—En vérité, monseigneur, dit-elle, une chose m'afflige considérablement.

—Oh! laquelle, comtesse? fit monsieur de Rohan avec cette affectation de contrariété qui n'est pas toujours signe que l'on est contrarié véritablement.

—Eh bien! monseigneur, la cause de ma contrariété, c'est de voir, non pas que vous ne m'aimez plus, vous ne m'avez jamais aimée...

—Oh! comtesse, que dites-vous là!

—Ne vous excusez pas, monseigneur, ce serait du temps perdu.

—Pour moi, dit galamment le cardinal.

—Non, pour moi, répondit nettement madame de La Motte. D'ailleurs...

—Oh! comtesse, fit le cardinal.

—Ne vous désolez pas, monseigneur, cela m'est parfaitement indifférent.

—Que je vous aime ou que je ne vous aime pas?

—Oui.

—Et pourquoi cela vous est-il indifférent?

—Mais parce que je ne vous aime pas, moi.

—Comtesse, savez-vous que ce n'est point obligeant ce que vous me faites l'honneur de me dire là.

—En effet, il est vrai que nous ne débutons point par des douceurs; c'est un fait, constatons le.

—Quel fait?

—Que je ne vous ai jamais plus aimé, monseigneur, que vous ne m'avez aimée vous-même.

—Oh! quant à moi, il ne faut pas dire cela, s'écria le prince avec un accent de presque vérité. J'ai eu pour vous beaucoup d'affection, comtesse. Ne me logez donc pas à la même enseigne que vous.

—Voyons, monseigneur, estimons-nous assez l'un et l'autre pour nous dire la vérité.

—Et la vérité, quelle est-elle?

—Il y a entre nous un lien bien autrement fort que l'amour.

—Lequel?

—L'intérêt.

—L'intérêt? Fi! comtesse.

—Monseigneur, je vous dirai, comme le paysan normand disait de la potence à son fils: si tu en es dégoûté, n'en dégoûte pas les autres. Fi! de l'intérêt, monseigneur. Comme vous y allez!

—Eh bien! donc, voyons, comtesse: supposons que nous soyons intéressés, en quoi puis-je servir vos intérêts et vous les miens?

—D'abord, monseigneur, et avant toute chose, il me prend envie de vous faire une querelle.

—Faites, comtesse.

—Vous avez manqué de confiance envers moi, c'est-à-dire d'estime.

—Moi! Et quand cela, je vous prie?

—Quand? Nierez-vous qu'après m'avoir tiré habilement de l'esprit des détails que je mourais d'envie de vous donner...

—Sur quoi, comtesse?

—Sur le goût de certaine grande dame pour certaine chose; vous vous êtes mis en mesure de satisfaire ce goût sans m'en parler.

—Tirer des détails, deviner le goût de certaine dame pour certaine chose, satisfaire ce goût! Comtesse, en vérité vous êtes une énigme, un sphinx. Ah! j'avais bien vu la tête et le cou de la femme, mais je n'avais pas encore vu les griffes du lion. Il paraît que vous allez me les montrer, soit.

—Eh! non, je ne vous montrerai rien du tout, monseigneur, attendu que vous n'avez plus envie de rien voir. Je vous donnerai purement et simplement le mot de l'énigme: les détails, c'est ce qui s'était passé à Versailles; le goût de certaine dame, c'est la reine; et la satisfaction donnée à ce goût de la reine, c'est l'achat que vous avez fait hier à messieurs Bœhmer et Bossange de leur fameux collier.

—Comtesse! murmura le cardinal, tout vacillant et tout pâle.

Jeanne attacha sur lui son plus clair regard.

—Voyons, dit-elle, pourquoi me regarder ainsi d'un air tout effaré, est-ce que vous n'avez point hier passé marché avec les joailliers du quai de l'École?

Un Rohan ne ment pas, même avec une femme. Le cardinal se tut.

Et comme il allait rougir, sorte de déplaisir qu'un homme ne pardonne jamais à la femme qui le cause, Jeanne se hâta de lui prendre la main.

—Pardon, mon prince, dit-elle, j'ai hâte de vous dire en quoi vous vous trompiez sur moi. Vous m'avez crue sotte et méchante?

—Oh! oh! comtesse.

—Enfin...

—Pas un mot de plus; laissez-moi parler à mon tour. Je vous persuaderai peut-être, car, dès aujourd'hui, je vois clairement à qui j'ai affaire. Je m'attendais à trouver en vous une jolie femme, une femme d'esprit, une maîtresse charmante, vous êtes mieux que cela. Écoutez.

Jeanne se rapprocha du cardinal, laissant sa main dans ses mains.

—Vous avez bien voulu être ma maîtresse, mon amie, sans m'aimer. Vous me l'avez dit vous-même, poursuivit monsieur de Rohan.

—Et je vous le redis encore, fit madame de La Motte.

—Vous avez un but, alors?

—Assurément.

—Le but, comtesse?

—Vous avez besoin que je vous l'explique?

—Non, je le touche du doigt. Vous voulez faire ma fortune. N'est-il pas sûr qu'une fois ma fortune faite, mon premier soin sera d'assurer la vôtre? Est-ce bien cela, et me suis-je trompé?

—Vous ne vous êtes pas trompé, monseigneur, et c'est bien cela. Seulement, croyez-moi sans phrases, ce but-là je ne l'ai pas poursuivi au milieu des antipathies et des répugnances, la route a été agréable.

—Vous êtes une aimable femme, comtesse, et c'est tout plaisir que de causer affaires avec vous. Je disais donc que vous avez deviné juste. Vous savez que j'ai quelque part un respectueux attachement?

—Je l'ai vu au bal de l'Opéra, mon prince.

—Cet attachement ne sera jamais partagé. Oh! Dieu me garde de le croire!

—Eh! fit la comtesse, une femme n'est pas toujours reine, et vous valez bien, que je sache, monsieur le cardinal Mazarin.

—C'était un fort bel homme aussi, dit en riant monsieur de Rohan.

—Et un excellent premier ministre, repartit Jeanne avec le plus grand calme.

—Comtesse, avec vous c'est peine perdue de penser, c'est vingt fois surabondant de dire. Vous pensez et vous parlez pour vos amis. Oui, je tends à devenir premier ministre. Tout m'y pousse: la naissance, l'habitude des affaires, certaine bienveillance que me témoignent les cours étrangères, beaucoup de sympathie qui m'est accordée par le peuple français.

—Tout enfin, dit Jeanne, excepté une chose.

—Excepté une répugnance, voulez-vous dire?

—Oui, de la reine; et cette répugnance, c'est le véritable obstacle. Ce qu'elle aime, la reine, il faut toujours que le roi finisse par l'aimer; ce qu'elle hait, il le déteste d'avance.

—Et elle me hait?

—Oh!

—Soyons francs. Je ne crois pas qu'il nous soit permis de rester en si beau chemin, comtesse.

—Eh bien! monseigneur, la reine ne vous aime pas.

—Alors, je suis perdu! Il n'y a pas de collier qui tienne.

—Voilà en quoi vous pouvez vous tromper, prince.

—Le collier est acheté!

—Au moins la reine verra-t-elle que si elle ne vous aime pas, vous l'aimez, vous.

—Oh! comtesse!

—Vous savez, monseigneur, que nous sommes convenus d'appeler les choses par leur nom.

—Soit. Vous dites donc que vous ne désespérez pas de me voir un jour premier ministre?

—J'en suis sûre.

—Je m'en voudrais de ne pas vous demander quelles sont vos ambitions.

—Je vous les dirai, prince, quand vous serez en état de les satisfaire.

—C'est parler, cela, je vous attends à ce jour.

—Merci; maintenant, soupons.

Le cardinal prit la main de Jeanne, et la serra comme Jeanne avait tant désiré que sa main fût serrée quelques jours avant. Mais ce temps était passé.

Elle retira sa main.

—Eh bien! comtesse?

—Soupons, vous dis-je, monseigneur.

—Mais je n'ai plus faim.

—Alors, causons.

—Mais je n'ai plus rien à dire.

—Alors, quittons-nous.

—Voilà, dit-il, ce que vous appelez notre alliance. Vous me congédiez?

—Pour être vraiment l'un à l'autre, dit-elle, monseigneur, soyons tout à fait l'un et l'autre à nous-mêmes.

—Vous avez raison, comtesse; pardon de m'être encore trompé cette fois sur votre compte. Oh! je vous jure bien que ce sera la dernière.

Il lui reprit la main et la baisa si respectueusement, qu'il ne vit pas le sourire narquois, diabolique, de la comtesse, au moment où ces mots avaient retenti: «Ce sera la dernière fois que je me tromperai sur votre compte.»

Jeanne se leva, reconduisit le prince jusqu'à l'antichambre. Là, il s'arrêta, et tout bas:

—La suite, comtesse?

—C'est tout simple.

—Que ferai-je?

—Rien. Attendez-moi.

—Et vous irez?

—À Versailles.

—Quand?

—Demain.

—Et j'aurai réponse?

—Tout de suite.

—Allons, ma protectrice, je m'abandonne à vous.

—Laissez-moi faire.

Elle rentra sur ce mot chez elle, se mit au lit, et considérant vaguement le bel Endymion de marbre qui attendait Diane:

—Décidément, la liberté vaut mieux, murmura-t-elle.

FIN DU TOME I.


NOTES:

[1] Ouvrier boulanger.

[2] Le caractère flasque.

[3] Molles et faibles.

[4] «Venez ici, Weber».

[5] «Attendez voir».

[6] «Vois mes pieds, vois mes mains».

[7] «De là, les colères».

[8] «Ainsi passe la gloire du monde».

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