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Le Collier de la Reine, Tome I

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Chapitre XIII

Les cent louis de la reine

Maintenant que nous avons fait faire ou fait renouveler connaissance à nos lecteurs avec les principaux personnages de cette histoire, maintenant que nous les avons introduits, et dans la petite maison du comte d'Artois, et dans le palais de Louis XIV, à Versailles, nous allons les mener à cette maison de la rue Saint-Claude où la reine de France est entrée incognito, et est montée, avec Andrée de Taverney, au quatrième étage.

Une fois la reine disparue, Mme de La Motte, nous le savons, compta et recompta joyeusement les cent louis qui venaient de lui choir si miraculeusement du ciel.

Cinquante beaux doubles louis de quarante-huit livres qui, étalés sur la pauvre table, et rayonnant aux reflets de la lampe, semblaient humilier par leur présence aristocratique tout ce qu'il y avait de pauvres choses dans l'humble galetas.

Après le plaisir d'avoir, Mme de La Motte n'en connaissait pas de plus grand que de faire voir. La possession n'était rien pour elle si la possession ne faisait pas naître l'envie.

Il lui répugnait déjà, depuis quelque temps, d'avoir sa femme de chambre pour confidente de sa misère; elle se hâta donc de la prendre pour confidente de sa fortune.

Alors elle appela dame Clotilde, demeurée dans l'antichambre, et ménageant habilement le jour de la lampe de manière que l'or resplendît sur la table:

—Clotilde? lui dit-elle.

La femme de ménage fit un pas dans la chambre.

—Venez ici et regardez, ajouta Mme de La Motte.

—Oh! madame... s'écria la vieille en joignant les mains et en allongeant le cou.

—Vous étiez inquiète de vos gages? dit Mme la comtesse.

—Oh! madame, jamais je n'ai dit un mot de cela. Dame! j'ai demandé à Madame la comtesse quand elle pourrait me payer, et c'était bien naturel, n'ayant rien reçu depuis trois mois.

—Croyez-vous qu'il y ait là de quoi vous payer?

—Jésus! madame, si j'avais ce qu'il y a là, je me trouverais riche pour toute ma vie.

Mme de La Motte regarda la vieille en haussant les épaules avec un mouvement d'inexprimable dédain.

—C'est heureux, dit-elle, que certaines gens aient souvenir du nom que je porte, tandis que ceux qui devraient s'en souvenir l'oublient.

—Et à quoi allez-vous employer tout cet argent? demanda dame Clotilde.

—À tout.

—D'abord, moi, madame, ce que je trouverais de plus important, à mon avis, ce serait de monter ma cuisine, car vous allez donner à dîner, n'est-ce pas, maintenant que vous avez de l'argent?

—Chut! fit Mme de La Motte, on frappe.

—Madame se trompe, dit la vieille, toujours économe de ses pas.

—Mais je vous dis que si.

—Oh! je promets bien à madame...

—Allez voir.

—Je n'ai rien entendu.

—Oui, comme tout à l'heure; tout à l'heure, vous n'aviez rien entendu non plus: eh bien! si les deux dames étaient parties sans entrer?

Cette raison parut convaincre dame Clotilde, qui s'achemina vers la porte.

—Entendez-vous? s'écria Mme de La Motte.

—Ah! c'est vrai, dit la vieille; j'y vais, j'y vais.

Mme de La Motte se hâta de faire glisser les cinquante doubles louis de la table dans sa main, puis elle les jeta dans un tiroir.

Et elle murmura en repoussant le tiroir:

—Voyons, Providence, encore une centaine de louis.

Et ces mots furent prononcés avec une expression de sceptique avidité qui eût fait sourire Voltaire.

Pendant ce temps, la porte du palier s'ouvrait, et un pas d'homme se faisait entendre dans la première pièce.

Quelques mots s'échangèrent entre cet homme et dame Clotilde sans que la comtesse pût en saisir le sens.

Puis la porte se referma, les pas se perdirent dans l'escalier, et la vieille rentra une lettre à la main.

—Voilà, dit-elle, en donnant la lettre à sa maîtresse.

La comtesse en examina attentivement l'écriture, l'enveloppe et le cachet, puis, relevant la tête:

—Un domestique? demanda-t-elle.

—Oui, madame.

—Quelle livrée?

—Il n'en avait pas.

—C'est donc un grison?

—Oui.

—Je connais ces armes, reprit Mme de La Motte en donnant un nouveau coup d'œil au cachet.

Puis, approchant le cachet de la lampe:

—De gueules à neuf macles d'or, dit-elle; qui donc porte de gueules à neuf macles d'or?

Elle chercha un instant dans ses souvenirs, mais inutilement.

—Voyons toujours la lettre, murmura-t-elle.

Et, l'ayant ouverte avec soin pour n'en point endommager le cachet, elle lut:

«Madame, la personne que vous avez sollicitée pourra vous voir demain au soir, si vous avez pour agréable de lui ouvrir votre porte.»

—Et c'est tout?

La comtesse fit un nouvel effort de mémoire.

—J'ai écrit à tant de personnes, dit-elle. Voyons un peu, à qui ai-je écrit?... À tout le monde. Est-ce un homme, est-ce une femme qui me répond?... L'écriture ne dit rien... insignifiante... une véritable écriture de secrétaire... Ce style? style de protecteur... plat et vieux.

Puis elle répéta:

«La personne que vous avez sollicitée...»

—La phrase a l'intention d'être humiliante. C'est certainement d'une femme.

Elle continua:

«...viendra demain soir, si vous avez pour agréable de lui ouvrir votre porte.»

—Une femme eût dit: «Vous attendra demain soir.» C'est d'un homme... Et, cependant, ces dames d'hier, elles sont bien venues, et pourtant c'était de grandes dames. Pas de signature... Qui donc porte de gueules à neuf macles d'or? Oh! s'écria-t-elle, ai-je donc perdu la tête? Les Rohan, pardieu! Oui, j'ai écrit à M. de Guéménée et à M. de Rohan; l'un d'eux me répond, c'est tout simple... Mais l'écusson n'est pas écartelé, la lettre est du cardinal... Ah! le cardinal de Rohan, ce galant, ce dameret, cet ambitieux; il viendra voir Mme de La Motte, si Mme de La Motte lui ouvre sa porte!

«Bon! qu'il soit tranquille, la porte lui sera ouverte. Et quand cela? demain soir.»

Elle se mit à rêver.

—Une dame de charité qui donne cent louis peut être reçue dans un galetas; elle peut geler sur mon carreau froid, souffrir sur mes chaises dures comme le gril de saint Laurent, moins le feu. Mais un prince de l'Église, un homme de boudoir, un seigneur des cœurs! Non, non, il faut à la misère que visitera un pareil aumônier, il faut plus de luxe que n'en ont certains riches.

Puis se retournant vers la femme de ménage qui achevait de préparer son lit:

—À demain, dame Clotilde, dit-elle, n'oubliez pas de me réveiller de bonne heure.

Là-dessus, pour penser plus à son aise sans doute, la comtesse fit signe à la vieille de la laisser seule.

Dame Clotilde raviva le feu qu'on avait enterré dans les cendres pour donner un aspect plus misérable à l'appartement, ferma la porte et se retira dans l'appentis où elle couchait.

Jeanne de Valois, au lieu de dormir, fit ses plans pendant toute la nuit. Elle prit des notes au crayon à la lueur de la veilleuse; puis, sûre de la journée du lendemain, elle se laissa, vers trois heures du matin, engourdir dans un repos dont dame Clotilde, qui n'avait guère plus dormi qu'elle, vint, fidèle à sa recommandation, la tirer au point du jour.

Vers huit heures, elle avait achevé sa toilette, composée d'une robe de soie élégante et d'une coiffure pleine de goût.

Chaussée à la fois en grande dame et en jolie femme, la mouche sur la pommette gauche, la militaire brodée au poignet, elle envoya quérir une espèce de brouette à la place où l'on trouvait ce genre de locomotive, c'est-à-dire rue du Pont-aux-Choux.

Elle eût préféré une chaise à porteurs, mais il eût fallu l'aller quérir trop loin.

La brouette-chaise roulante, attelée d'un robuste Auvergnat, reçut l'ordre de déposer Mme la comtesse à la place Royale, où, sous les arcades du Midi, dans un ancien rez-de-chaussée d'un hôtel abandonné, logeait maître Fingret, tapissier décorateur, tenant meubles d'occasion et autres au plus juste prix pour la vente et la location.

L'Auvergnat brouetta rapidement sa pratique de la rue Saint-Claude à la place Royale.

Dix minutes après sa sortie, la comtesse abordait aux magasins de maître Fingret, où nous allons la trouver tout à l'heure admirant et choisissant dans une espèce de pandémonium dont nous allons essayer de faire l'esquisse.

Qu'on se figure des remises d'une longueur de cinquante pieds environ sur trente de large, avec une hauteur de dix-sept; sur les murs toutes les tapisseries du règne de Henri IV et de Louis XIII; aux plafonds, dissimulés par le nombre des objets suspendus, des lustres à girandoles du XVIIème siècle heurtant les lézards empaillés, les lampes d'église et les poissons volants.

Sur le sol entassés tapis et nattes, meubles à colonnes torses, à pieds équarris, buffets de chêne sculptés, consoles Louis XV à pattes dorées, sofas couverts de damas rose ou de velours d'Utrecht, lits de repos, vastes fauteuils de cuir, comme les aimait Sully, armoires d'ébène aux panneaux en relief et aux baguettes de cuivre, tables de Boule à dessus d'émaux ou de porcelaine, trictracs, toilettes toutes garnies, commodes aux marqueteries d'instruments ou de fleurs.

Lits en bois de rose ou en chêne à estrade ou à baldaquin, rideaux de toutes formes, de tous dessins, de toutes étoffes, s'enchevêtrant, se confondant, se mariant ou se heurtant dans les pénombres de la remise.

Des clavecins, des épinettes, des harpes, des sistres sur un guéridon; le chien de Marlborough empaillé, avec des yeux d'émail.

Puis du linge de toute qualité: des robes pendues à côté d'habits de velours, des poignées d'acier, d'argent, de nacre.

Des flambeaux, des portraits d'ancêtres, des grisailles, des gravures encadrées, et toutes les imitations de Vernet, alors en vogue, de ce Vernet à qui la reine disait si gracieusement et si finement:

—Décidément, monsieur Vernet, il n'y a que vous en France pour faire la pluie et le beau temps.


Chapitre XIV

Maître Fingret

Voici tout ce qui séduisait les yeux, et par conséquent l'imagination des petites fortunes, dans les magasins de maître Fingret, place Royale.

Toutes marchandises qui n'étaient pas neuves, l'enseigne le disait loyalement, mais qui, réunies, se faisaient valoir l'une l'autre et finissaient par représenter un total beaucoup plus considérable que les marchandeurs les plus dédaigneux ne l'eussent exigé.

Mme de La Motte, une fois admise à considérer toutes ces richesses, s'aperçut seulement alors de ce qui lui manquait rue Saint-Claude.

Il lui manquait un salon pour contenir sofa, fauteuils et bergères.

Une salle à manger pour renfermer buffets, étagères et dressoirs.

Un boudoir pour renfermer les rideaux perses, les guéridons et les écrans.

Puis, enfin, ce qui lui manquait, eût-elle salon, salle à manger et boudoir, c'était l'argent pour avoir les meubles à mettre dans ce nouvel appartement.

Mais avec les tapissiers de Paris, il y a eu des transactions faciles dans toutes les époques, et nous n'avons jamais entendu dire qu'une jeune et jolie femme soit morte sur le seuil d'une porte qu'elle n'ait pas pu se faire ouvrir.

À Paris, ce qu'on n'achète point, on le loue, et ce sont les locataires en garni qui ont mis en circulation le proverbe: «Voir, c'est avoir.»

Mme de La Motte, dans l'espérance d'une location possible, après avoir pris des mesures, avisa un certain meuble de soie jaune bouton d'or qui lui plut au premier coup d'œil. Elle était brune.

Mais jamais ce meuble, composé de dix pièces, ne tiendrait au quatrième de la rue Saint-Claude.

Pour tout arranger, il fallait prendre à loyer le troisième étage, composé d'une antichambre, d'une salle à manger, d'un petit salon et d'une chambre à coucher.

De telle sorte que l'on recevrait au troisième étage les aumônes des cardinaux, et au quatrième celles des bureaux de charité, c'est-à-dire dans le luxe les aumônes des gens qui font la charité par ostentation, et dans la misère les offrandes de ces gens à préjugés qui n'aiment point à donner à ceux qui n'ont pas besoin de recevoir.

La comtesse, ayant ainsi pris son parti, tourna les yeux du côté obscur de la remise, c'est-à-dire du côté où les richesses se présentaient les plus splendides, côté des cristaux, des dorures et des glaces.

Elle y vit, le bonnet à la main, l'air impatient et le sourire un peu goguenard, une figure de bourgeois parisien qui faisait tourner une clef dans les deux index de ses deux mains, soudés l'un à l'autre par les deux ongles.

Ce digne inspecteur des marchandises d'occasion n'était autre que M. Fingret, à qui ses commis avaient annoncé la visite d'une belle dame venue en brouette.

On pouvait voir dans la cour les mêmes commis vêtus court et étroit de bure et de camelot, leurs petits mollets à l'air sous des bas quelque peu riants. Ils s'occupaient à restaurer, avec les plus vieux meubles, les moins vieux, ou, pour mieux dire, éventrer sofas, fauteuils et carreaux antiques, pour en tirer le crin et la plume qui devaient servir à rembourrer leurs successeurs.

L'un cardait le crin, le mélangeait généreusement d'étoupes et en bourrait un nouveau meuble.

L'autre lessivait de bons fauteuils.

Un troisième repassait des étoffes nettoyées avec des savons aromatiques.

Et l'on composait de ces vieux ingrédients les meubles d'occasion si beaux que Mme de La Motte admirait en ce moment.

M. Fingret, s'apercevant que sa pratique pouvait voir les opérations de ses commis et comprendre moins favorablement l'occasion qu'il n'était expédient à ses intérêts, ferma une porte vitrée donnant sur la cour, de crainte que la poussière n'aveuglât Madame...

Sur ce Madame... il s'arrêta.

C'était une interrogation.

—Mme la comtesse de La Motte Valois, répliqua nonchalamment Jeanne.

On vit alors sur ce titre bien sonnant M. Fingret dissoudre ses ongles, mettre sa clef dans sa poche et se rapprocher.

—Oh! dit-il, il n'y a rien ici de ce qui convient à Madame. J'ai du neuf, j'ai du beau, j'ai du magnifique. Il ne faudrait pas que Madame la comtesse se figurât, parce qu'elle est à la place Royale, que la maison Fingret n'a pas d'aussi beaux meubles que le tapissier du roi. Laissez tout cela, madame, s'il vous plaît, et voyons dans l'autre magasin.

Jeanne rougit.

Tout ce qu'elle avait vu là lui paraissait fort beau, si beau qu'elle n'espérait pas pouvoir l'acquérir.

Flattée sans aucun doute d'être si favorablement jugée par M. Fingret, elle ne pouvait s'empêcher de craindre qu'il ne la jugeât trop bien.

Elle maudit son orgueil, et regretta de ne s'être pas annoncée simple bourgeoise.

Mais de tout mauvais vice un esprit habile se tire avec avantage.

—Pas de neuf, monsieur, dit-elle, je n'en veux pas.

—Madame a sans doute quelques appartements d'amis à meubler.

—Vous l'avez dit, monsieur, un appartement d'ami. Or, vous comprenez que pour un appartement d'ami...

—À merveille. Que Madame choisisse, répliqua Fingret, rusé comme un marchand de Paris, lequel ne met pas d'amour-propre à vendre du neuf plutôt que du vieux, s'il peut gagner autant sur l'un que sur l'autre.

—Ce petit meuble bouton d'or, par exemple, demanda la comtesse.

—Oh! mais c'est peu de chose, madame, il n'y a que dix pièces.

—La chambre est médiocre, repartit la comtesse.

—Il est tout neuf, comme peut le voir Madame.

—Neuf... pour de l'occasion.

—Sans doute, fit M. Fingret en riant; mais, enfin, tel qu'il est, il vaut huit cents livres.

Ce prix fit tressaillir la comtesse; comment avouer que l'héritière des Valois se contentait d'un meuble d'occasion, mais ne pouvait le payer huit cents livres?

Elle prit le parti de la mauvaise humeur.

—Mais, s'écria-t-elle, on ne vous parle pas d'acheter, monsieur. Où prenez vous que j'aille acheter ces vieilleries? Il ne s'agit que de louer, et encore...

Fingret fit la grimace, car, insensiblement, la pratique perdait de sa valeur. Ce n'était plus un meuble neuf, ni même un meuble d'occasion à vendre, mais une location.

—Vous désireriez tout ce meuble bouton d'or, dit-il; est-ce pour un an?

—Non, c'est pour un mois. J'ai un provincial à meubler.

—Ce sera cent livres par mois, dit maître Fingret.

—Vous plaisantez, je suppose, monsieur; car à ce compte, au bout de huit mois, mon meuble serait à moi.

—D'accord, madame la comtesse.

—Eh bien! alors?

—Eh bien! alors, madame, s'il était à vous, il ne serait plus à moi et, par conséquent, je n'aurais pas à m'occuper de le faire restaurer, rafraîchir: toutes choses qui coûtent.

Mme de La Motte réfléchit.

«Cent livres pour un mois, se dit-elle, c'est beaucoup; mais il faut raisonner: ou ce sera trop cher dans un mois et alors je rends les meubles en laissant une grande opinion au tapissier, ou dans un mois je puis commander un meuble neuf. Je comptais employer cinq à six cents livres; faisons les choses en grand, dépensons cent écus.»

—Je garde, dit-elle tout haut, ce meuble bouton d'or pour un salon, avec tous les rideaux pareils.

—Oui, madame.

—Et les tapis?

—Les voici.

—Que me donnerez-vous pour une autre chambre?

—Ces banquettes vertes, ce corps d'armoire en chêne, cette table à pieds tordus, des rideaux verts en damas.

—Bien; et pour une chambre à coucher?

—Un lit large et beau, un coucher excellent, une courtepointe de velours brodée rose et argent, rideaux bleus, garniture de cheminée un peu gothique, mais d'une riche dorure.

—Toilette?

—Dont les dentelles sont de Malines. Regardez-les, madame. Commode d'une marqueterie délicate, chiffonnier pareil, sofa de tapisserie, chaises pareilles, feu élégant, qui vient de la chambre à coucher de Mme de Pompadour, à Choisy.

—Tout cela pour quel prix?

—Un mois?

—Oui.

—Quatre cents livres.

—Voyons, monsieur Fingret, ne me prenez pas pour une grisette, je vous prie. On n'éblouit pas les gens de ma qualité avec des drapeaux. Voulez-vous réfléchir, s'il vous plaît, que quatre cents livres par mois valent quatre mille huit cents livres par an, et que, pour ce prix, j'aurais un hôtel tout meublé.

Maître Fingret se gratta l'oreille.

—Vous me dégoûtez de la place Royale, continua la comtesse.

—J'en serais au désespoir, madame.

—Prouvez-le. Je ne veux donner que cent écus de tout ce mobilier.

Jeanne prononça ces derniers mots avec une telle autorité que le marchand songea de nouveau à l'avenir.

—Soit, dit-il, madame.

—Et à une condition, maître Fingret.

—Laquelle, madame?

—C'est que tout sera posé, arrangé, dans l'appartement que je vous indiquerai, d'ici à trois heures de l'après-midi.

—Il est dix heures, madame; réfléchissez-y, dix heures sonnent.

—Est-ce oui ou non?

—Où faut-il aller, madame?

—Rue Saint-Claude, au Marais.

—À deux pas?

—Précisément.

Le tapissier ouvrit la porte de la cour et se mit à crier:

—Sylvain! Landry! Rémy!

Trois des apprentis accoururent, enchantés d'avoir un prétexte pour interrompre leur ouvrage, un prétexte pour voir la belle dame.

—Les civières, messieurs, les chariots à bras! Rémy, vous allez charger le meuble bouton d'or. Sylvain, l'antichambre dans le chariot, tandis que vous, qui êtes soigneux, vous aurez la chambre à coucher. Relevons la note, madame, et, s'il vous plaît, je signerai le reçu.

—Voici six doubles louis, dit la comtesse, plus un louis simple, rendez-moi.

—Voici deux écus de six livres, madame.

—Desquels je donnerai l'un à ces messieurs, si la besogne est bien faite, répondit la comtesse.

Et, ayant donné son adresse, elle regagna la brouette.

Une heure après, le logement du troisième était loué par elle, et deux heures ne s'étaient pas écoulées que, déjà, le salon, l'antichambre et la chambre à coucher se meublaient et se tapissaient simultanément.

L'écu de six livres fut gagné par MM. Landry, Rémy et Sylvain, à dix minutes près.

Le logement ainsi transformé, les vitres nettoyées, les cheminées garnies de feu, Jeanne se mit à sa toilette et savoura le bonheur deux heures, le bonheur de fouler un bon tapis, autour de soi, la répercussion d'une atmosphère chaude sur des murailles ouatées, et de respirer le parfum de quelques giroflées qui baignaient avec joie leur tige dans des vases du Japon, leur tête dans la tiède vapeur de l'appartement.

Maître Fingret n'avait pas oublié les bras dorés qui portent les bougies; aux deux côtés des glaces, les lustres à girandoles de verre, qui, sous le feu des cires, s'irisent de toutes les nuances de l'arc-en-ciel.

Feu, fleurs, cires, roses parfumées, Jeanne employa tout à l'embellissement du paradis qu'elle destinait à Son Excellence.

Elle donna même ses soins à ce que la porte de la chambre à coucher, coquettement entrouverte, laissât voir un beau feu doux et rouge, aux reflets duquel reluisaient les pieds des fauteuils, le bois du lit et les chenets de Mme de Pompadour, têtes de chimères sur lesquelles avait posé le pied charmant de la marquise.

Cette coquetterie de Jeanne ne se bornait pas là.

Si le feu relevait l'intérieur de cette chambre mystérieuse, si les parfums décelaient la femme, la femme décelait une race, une beauté, un esprit, un goût dignes d'une éminence.

Jeanne mit dans sa toilette une recherche dont M. de La Motte, son mari absent, lui eût demandé compte. La femme fut digne de l'appartement et du mobilier loué par maître Fingret.

Après un repas qu'elle fit léger, afin d'avoir toute sa présence d'esprit et de conserver sa pâleur élégante, Jeanne s'ensevelit dans un grand fauteuil à bergeries, près de son feu, dans sa chambre à coucher.

Un livre à la main, une mule sur un tabouret, elle attendit, écoutant à la fois les tintements du balancier de la pendule et les bruits lointains des voitures qui troublaient rarement la tranquillité du désert du Marais.

Elle attendit. L'horloge sonna neuf heures, dix et onze heures; personne ne vint, soit en voiture, soit à pied.

Onze heures! c'est pourtant l'heure des prélats galants qui ont aiguisé leur charité dans un souper du faubourg, et qui, n'ayant que vingt tours de roue à faire pour entrer rue Saint-Claude, s'applaudissent d'être humains, philanthropes et religieux à si bon compte.

Minuit sonna lugubrement aux Filles-du-Calvaire.

Ni prélat ni voiture; les bougies commençaient à pâlir, quelques-unes envahissaient en nappes diaphanes leurs patères de cuivre doré.

Le feu, renouvelé avec des soupirs, s'était transformé en braise, puis en cendres. Il faisait une chaleur africaine dans les deux chambres.

La vieille servante, qui s'était préparée, grommelait en regrettant son bonnet à rubans prétentieux, dont les nœuds, s'inclinant avec sa tête quand elle s'endormait devant sa bougie dans l'antichambre, ne se relevaient pas intacts, soit des baisers de la flamme, soit des outrages de la cire liquide.

À minuit et demi, Jeanne se leva toute furieuse de son fauteuil, qu'elle avait plus de cent fois, dans la soirée, quitté pour ouvrir la fenêtre et plonger son regard dans les profondeurs de la rue.

Le quartier était calme comme avant la création du monde.

Elle se fit déshabiller, refusa de souper, congédia la vieille, dont les questions commençaient à l'importuner.

Et, seule au milieu de ses tentures de soie, sous ses beaux rideaux, dans son excellent lit, elle ne dormit pas mieux que la veille, car la veille son insouciance était plus heureuse: elle naissait de l'espoir.

Cependant, à force de se retourner, de se crisper, de se raidir contre le mauvais sort, Jeanne trouva une excuse au cardinal.

D'abord celle-ci: qu'il était cardinal, grand aumônier, qu'il avait mille affaires inquiétantes et, par conséquent, plus importantes qu'une visite rue Saint-Claude.

Puis cette autre excuse: il ne connaît pas cette petite comtesse de Valois, excuse bien consolante pour Jeanne. Oh! certes, elle ne se fût pas consolée si M. de Rohan eût manqué de parole après une première visite.

Cette raison que se donnait Jeanne à elle-même avait besoin d'une épreuve pour paraître tout à fait bonne.

Jeanne n'y tint pas; elle sauta en bas du lit, toute blanche qu'elle était dans son peignoir, et alluma les bougies à la veilleuse; elle se regarda longtemps dans la glace.

Après l'examen, elle sourit, souffla les bougies et se recoucha. L'excuse était bonne.


Chapitre XV

Le cardinal de Rohan

Le lendemain, Jeanne, sans se décourager, recommença toilette d'appartement et toilette de femme.

Le miroir lui avait appris que M. de Rohan viendrait, pour peu qu'il eût entendu parler d'elle.

Sept heures sonnaient donc, et le feu du salon brûlait dans tout son éclat, lorsqu'un carrosse roula dans la descente de la rue Saint-Claude.

Jeanne n'avait pas encore eu le temps de se mettre à la fenêtre et de s'impatienter.

De ce carrosse descendit un homme enveloppé d'une grosse redingote; puis, la porte de la maison s'étant refermée sur cet homme, le carrosse alla dans une petite rue voisine attendre le retour du maître.

Bientôt, la sonnette retentit, et le cœur de Mme de La Motte battit si fort qu'on eût pu l'entendre.

Mais, honteuse de céder à une émotion déraisonnable, Jeanne commanda le silence à son cœur, arrangea du mieux qu'il lui fut possible une broderie sur la table, un air nouveau sur le clavecin, une gazette au coin de la cheminée.

Au bout de quelques secondes, dame Clotilde vint annoncer à Mme la comtesse:

—La personne qui avait écrit avant-hier.

—Faites entrer, répliqua Jeanne.

Un pas léger, des souliers craquants, un beau personnage vêtu de velours et de soie, portant haut la tête et paraissant grand de dix coudées dans ce petit appartement, voilà ce que vit Jeanne en se levant pour recevoir.

Elle avait été frappée désagréablement de l'incognito gardé par la personne.

Aussi, se décidant à prendre tout l'avantage de la femme qui a réfléchi:

—À qui ai-je l'honneur de parler? dit-elle avec une révérence, non pas de protégée, mais de protectrice.

Le prince regarda la porte du salon derrière laquelle la vieille avait disparu.

—Je suis le cardinal de Rohan, répliqua-t-il.

Ce à quoi Mme de La Motte, feignant de rougir et de se confondre en humilités, répondit par une révérence comme on en fait aux rois.

Puis elle avança un fauteuil et, au lieu de se placer sur une chaise, ainsi que l'eût voulu l'étiquette, elle se mit dans le grand fauteuil. Le cardinal, voyant que chacun pouvait prendre ses aises, plaça son chapeau sur la table, et, regardant en face Jeanne qui le regardait aussi:

—Il est donc vrai, mademoiselle?... dit-il.

—Madame, interrompit Jeanne.

—Pardon. J'oubliais... Il est donc vrai, madame?

—Mon mari s'appelle le comte de La Motte, monseigneur.

—Parfaitement, parfaitement, gendarme du roi ou de la reine?

—Oui, monseigneur.

—Et vous, madame, dit-il, vous êtes née Valois?

—Valois, oui, monseigneur.

—Grand nom! dit le cardinal en croisant les jambes, nom rare, éteint.

Jeanne devina le doute du cardinal.

—Éteint; non pas, monseigneur, dit-elle, puisque je le porte et que j'ai un frère baron de Valois.

—Reconnu?

—Il n'est pas besoin qu'il soit reconnu, monseigneur; mon frère peut être riche ou pauvre, il ne sera pas moins ce qu'il est né, baron de Valois.

—Madame, contez-moi un peu cette transmission, je vous prie. Vous m'intéressez; j'aime le blason.

Jeanne conta simplement, nonchalamment, ce que le lecteur sait déjà.

Le cardinal écoutait et regardait.

Il ne prenait pas la peine de dissimuler ses impressions. À quoi bon? il ne croyait ni au mérite ni à la qualité de Jeanne; il la voyait jolie, pauvre; il regardait, c'était assez.

Jeanne, qui s'apercevait de tout, devina la mauvaise idée du futur protecteur.

—De sorte, dit M. de Rohan avec insouciance, que vous avez été réellement malheureuse?

—Je ne me plains pas, monseigneur.

—En effet, on m'avait beaucoup exagéré les difficultés de votre position.

Il regarda autour de lui.

—Ce logement est commode, agréablement meublé.

—Pour une grisette, sans doute, répliqua durement Jeanne, impatiente d'engager l'action. Oui, monseigneur.

Le cardinal fit un mouvement.

—Quoi! dit-il, vous appelez ce mobilier un mobilier de grisette?

—Je ne crois pas, monseigneur, dit-elle, que vous puissiez l'appeler un mobilier de princesse.

—Et vous êtes princesse, dit-il avec une de ces imperceptibles ironies que les esprits très distingués ou les gens de grande race ont seuls le secret de mêler à leur langage sans devenir tout à fait impertinents.

—Je suis née Valois, monseigneur, comme vous Rohan. Voilà tout ce que je sais, dit-elle.

Et ces mots furent prononcés avec tant de douce majesté du malheur qui se révolte, majesté de la femme qui se sent méconnue, ils furent si harmonieux et si dignes à la fois, que le prince ne fut pas blessé et que l'homme fut ému.

—Madame, dit-il, j'oubliais que mon premier mot eût dû être une excuse. Je vous avais écrit hier que je viendrais ici, mais j'avais affaire à Versailles, pour la réception de M. de Suffren. J'ai dû renoncer au plaisir de vous visiter.

—Monseigneur me fait encore trop d'honneur d'avoir songé à moi aujourd'hui, et M. le comte de La Motte, mon mari, regrettera bien plus vivement encore l'exil où le tient la misère, puisque cet exil l'empêche de jouir d'une si illustre présence.

Ce mot «mari» appela l'attention du cardinal.

—Vous vivez seule, madame? dit-il.

—Absolument seule, monseigneur.

—C'est beau de la part d'une femme jeune et jolie.

—C'est simple, monseigneur, de la part d'une femme qui serait déplacée en toute autre société que celle dont sa pauvreté l'éloigne.

Le cardinal se tut.

—Il paraît, reprit-il, que les généalogistes ne contestent pas votre généalogie?

—À quoi cela me sert-il? dit dédaigneusement Jeanne, en relevant par un geste charmant les petits anneaux frisés et poudrés des tempes.

Le cardinal rapprocha son fauteuil, comme pour atteindre au feu avec ses pieds.

—Madame, dit-il, je voudrais savoir et j'ai voulu savoir à quoi je puis vous être utile.

—Mais à rien, monseigneur.

—Comment à rien?

—Votre Éminence me comble d'honneur, certainement.

—Parlons plus franc.

—Je ne saurais être plus franche que je ne le suis, monseigneur.

—Vous vous plaigniez tout à l'heure, dit le cardinal en regardant autour de lui comme pour rappeler à Jeanne ce qu'elle avait dit du mobilier de la grisette.

—Certes, oui, je me plaignais.

—Eh bien! alors, madame?

—Eh bien! monseigneur, je vois que Votre Éminence veut me faire l'aumône, n'est-ce pas?

—Oh! madame!...

—Pas autre chose. L'aumône, je la recevais, mais je ne la recevrai plus.

—Qu'est-ce à dire?

—Monseigneur, je suis assez humiliée depuis quelque temps; il n'est plus possible pour moi d'y résister.

—Madame, vous abusez des mots. Dans le malheur on n'est pas déshonorée...

—Même avec le nom que je porte! Voyons, mendieriez-vous, vous, monsieur de Rohan?

—Je ne parle pas de moi, dit le cardinal avec un embarras mêlé de hauteur.

—Monseigneur, je ne connais que deux façons de demander l'aumône: en carrosse ou à la porte d'une église: avec or et velours ou en haillons. Eh bien! tout à l'heure je n'attendais pas l'honneur de votre visite; je me croyais oubliée.

—Ah! vous saviez donc que c'était moi qui avais écrit? dit le cardinal.

—N'ai-je pas vu vos armes sur le cachet de la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire?

—Cependant, vous avez feint de ne point me reconnaître.

—Parce que vous ne me faisiez pas l'honneur de vous faire annoncer.

—Eh bien! cette fierté me plaît, dit vivement le cardinal, en regardant avec une attention complaisante les yeux animés, la physionomie hautaine de Jeanne.

—Je disais donc, reprit celle-ci, que j'avais pris avant de vous voir la résolution de laisser là ce misérable manteau qui voile ma misère, qui couvre la nudité de mon nom, et de m'en aller en haillons, comme toute mendiante chrétienne, implorer mon pain, non pas de l'orgueil, mais de la charité des passants.

—Vous n'êtes pas à bout de ressources, j'espère, madame?

Jeanne ne répondit pas.

—Vous avez une terre quelconque, fût-elle hypothéquée; des bijoux de famille: celui-ci, par exemple?

Il montrait une boîte avec laquelle jouaient les doigts blancs et délicats de la jeune femme.

—Ceci? dit-elle.

—Une boîte originale, sur ma parole. Permettez-vous?

Il la prit.

—Ah! un portrait!

Aussitôt, il fit un mouvement de surprise.

—Vous connaissez l'original de ce portrait? demanda Jeanne.

—C'est celui de Marie-Thérèse.

—De Marie-Thérèse?

—Oui, l'impératrice d'Autriche.

—En vérité! s'écria Jeanne. Vous croyez, monseigneur?

Le cardinal se mit de plus belle à regarder la boîte.

—D'où tenez-vous cela? demanda-t-il.

—Mais d'une dame qui est venue avant-hier.

—Chez vous?

—Chez moi.

—D'une dame?...

Et le cardinal regarda la boîte avec une nouvelle attention.

—Je me trompe, monseigneur, reprit la comtesse, il y avait deux dames.

—Et l'une de ces deux dames vous a remis la boîte que voici? demanda-t-il avec défiance.

—Elle ne me l'a pas donnée, non.

—Comment est-elle entre vos mains, alors?

—Elle l'a oubliée chez moi.

Le cardinal demeura pensif, tellement pensif que la comtesse de Valois en fut intriguée, et songea qu'il était à propos qu'elle se tînt sur ses gardes.

Puis le cardinal leva la tête, et regardant attentivement la comtesse:

—Et comment s'appelle cette dame? Vous me pardonnerez, n'est-ce pas, dit-il, de vous adresser cette question; j'en suis tout honteux moi-même et je me fais l'effet d'un juge.

—En effet, monseigneur, dit Mme de La Motte, la question est étrange.

—Indiscrète, peut-être, mais étrange...

—Étrange, je le répète Si je connaissais la dame qui a laissé ici cette bonbonnière...

—Eh bien?

—Eh bien! je la lui eusse déjà renvoyée. Sans doute elle y tient, et je ne voudrais pas payer par une inquiétude de quarante-huit heures sa gracieuse visite.

—Ainsi, vous ne la connaissez pas...

—Non, je sais seulement que c'est la dame supérieure d'une maison de charité...

—De Paris?

—De Versailles...

—De Versailles?... la supérieure d'une maison de charité?...

—Monseigneur, j'accepte des femmes, les femmes n'humilient pas une femme pauvre en lui portant secours et cette dame, que des avis charitables avaient éclairée sur ma position, a mis cent louis sur ma cheminée en me faisant visite.

—Cent louis! dit le cardinal avec surprise.

Puis, voyant qu'il pouvait blesser la susceptibilité de Jeanne—en effet, Jeanne avait fait un mouvement:

—Pardon, madame, ajouta-t-il, je ne m'étonne pas qu'on vous ait donné cette somme. Vous méritez au contraire toute la sollicitude des gens charitables, et votre naissance leur fait une loi de vous être utile. C'est seulement le titre de dame de charité qui m'étonne; les dames de charité font d'habitude des aumônes plus légères. Pourriez-vous me faire le portrait de cette dame, comtesse?

—Difficilement, monseigneur, répliqua Jeanne, pour aiguiser la curiosité de son interlocuteur.

—Comment, difficilement? puisqu'elle est venue ici.

—Sans doute. Cette dame, qui ne voulait probablement pas être reconnue, cachait son visage dans une calèche assez ample; en outre, elle était enveloppée de fourrures. Cependant...

La comtesse eut l'air de chercher.

—Cependant, répéta le cardinal.

—J'ai cru voir... Je n'affirme pas, monseigneur...

—Qu'avez-vous cru voir?

—Des yeux bleus.

—La bouche?

—Petite, quoique les lèvres un peu épaisses, la lèvre inférieure surtout.

—De haute ou de moyenne taille?

—De moyenne taille.

—Les mains?

—Parfaites.

—Le col?

—Long et mince.

—La physionomie?

—Sévère et noble.

—L'accent?

—Légèrement embarrassé. Mais vous connaissez peut-être cette dame, monseigneur?

—Comment la connaîtrais-je, madame la comtesse? demanda vivement le prélat.

—Mais à la façon dont vous me questionnez, monseigneur, ou même par la sympathie que tous les ouvriers de bonnes œuvres éprouvent les uns pour les autres.

—Non, madame, non, je ne la connais pas.

—Cependant, monseigneur, si vous aviez quelque soupçon?...

—Mais à quel propos?

—Inspiré par ce portrait, par exemple?

—Ah! répliqua vivement le cardinal, qui craignait d'en avoir trop laissé soupçonner, oui, certes, ce portrait...

—Eh bien! ce portrait, monseigneur?

—Eh bien! ce portrait me fait toujours l'effet d'être...

—Celui de l'impératrice Marie-Thérèse, n'est-ce pas?

—Mais je crois que oui.

—Alors vous pensez?...

—Je pense que vous aurez reçu la visite de quelque dame allemande, de celles, par exemple, qui ont fondé une maison de secours...

—À Versailles?

—À Versailles, oui, madame.

Et le cardinal se tut.

Mais on voyait clairement qu'il doutait encore, et que la présence de cette boîte dans la maison de la comtesse avait renouvelé toutes ses défiances.

Seulement, ce que Jeanne ne distinguait pas complètement, ce qu'elle cherchait vainement d'expliquer, c'était le fond de la pensée du prince, pensée visiblement désavantageuse pour elle, et qui n'allait à rien de moins qu'à la soupçonner de lui tendre un piège avec des apparences.

En effet, on pouvait avoir su l'intérêt que le cardinal prenait aux affaires de la reine, c'était un bruit de cour qui était loin d'être demeuré même à l'état de demi-secret, et nous avons signalé tout le soin que mettaient certains ennemis à entretenir l'animosité entre la reine et son grand aumônier.

Ce portrait de Marie-Thérèse, cette boîte dont elle se servait habituellement et que le cardinal lui avait vue cent fois entre les mains, comment cela se trouvait-il entre les mains de Jeanne la mendiante?

La reine était-elle réellement venue ici elle-même dans ce pauvre logis?

Si elle était venue, était-elle restée inconnue à Jeanne? Pour un motif quelconque, dissimulait-elle l'honneur qu'elle avait reçu?

Le prélat doutait.

Il doutait déjà la veille. Le nom de Valois lui avait appris à se tenir en garde, et voilà qu'il ne s'agissait plus d'une femme pauvre, mais d'une princesse secourue par une reine apportant ses bienfaits en personne.

Marie-Antoinette était-elle charitable à ce point?

Tandis que le cardinal doutait ainsi, Jeanne, qui ne le perdait pas de vue, Jeanne, à qui aucun des sentiments du prince n'échappait, Jeanne était au supplice C'est, en effet, un véritable martyre, pour les consciences chargées d'une arrière-pensée, que le doute de ceux que l'on voudrait convaincre avec la vérité pure.

Le silence était embarrassant pour tous deux; le cardinal le rompit par une nouvelle interruption.

—Et la dame qui accompagnait votre bienfaitrice, l'avez-vous remarquée? Pouvez-vous me dire quel air elle avait?

—Oh! celle-là, je l'ai bien vue, dit la comtesse; elle est grande et belle, elle a le visage résolu, le teint superbe, les formes riches.

—Et l'autre dame ne l'a pas nommée?

—Si fait, une fois, mais par son nom de baptême.

—Et de son nom de baptême elle s'appelle?

—Andrée.

—Andrée! s'écria le cardinal.

Et il tressaillit.

Ce mouvement n'échappa pas plus que les autres à la comtesse de La Motte.

Le cardinal savait maintenant à quoi s'en tenir, le nom d'Andrée lui avait enlevé tous ses doutes.

En effet, la surveille, on savait que la reine était venue à Paris avec Mlle de Taverney. Certaine histoire de retard, de porte fermée, de querelle conjugale entre le roi et la reine avait couru dans Versailles.

Le cardinal respira.

Il n'y avait ni piège ni complot rue Saint-Claude. Mme de La Motte lui parut belle et pure comme l'ange de la candeur.

Pourtant il fallait tenter une dernière épreuve. Le prince était diplomate.

—Comtesse, dit-il, une chose m'étonne par-dessus tout, je l'avouerai.

—Laquelle, monseigneur?

—C'est qu'avec votre nom et vos titres vous ne vous soyez pas adressée au roi.

—Au roi?

—Oui.

—Mais, monseigneur, je lui ai envoyé vingt placets, vingt suppliques, au roi.

—Sans résultat?

—Sans résultat.

—Mais, à défaut du roi, tous les princes de la maison royale eussent accueilli vos réclamations. M. le duc d'Orléans, par exemple, est charitable, et puis il aime à faire souvent ce que ne fait pas le roi.

—J'ai fait solliciter Son Altesse le duc d'Orléans, monseigneur, mais inutilement.

—Inutilement! Cela m'étonne.

—Que voulez-vous, quand on n'est pas riche ou qu'on n'est pas recommandée, on voit chaque placet s'engloutir dans l'antichambre des princes.

—Il y a encore Mgr le comte d'Artois. Les gens dissipés font parfois de meilleures actions que les gens charitables.

—Il en a été de Mgr le comte d'Artois comme de Son Altesse le duc d'Orléans, comme de Sa Majesté le roi de France.

—Mais enfin, il y a Mesdames, tantes du roi. Oh! celles-là, comtesse, ou je me trompe fort, ou elles ont dû vous répondre favorablement.

—Non, monseigneur.

—Oh! je ne puis croire que Mme Elisabeth, sœur du roi, ait eu le cœur insensible.

—C'est vrai, monseigneur. Son Altesse Royale, sollicitée par moi, avait promis de me recevoir; mais je ne sais vraiment comment cela s'est fait, après avoir reçu mon mari, elle n'a plus voulu, quelques instances que j'aie faites auprès d'elle, daigner donner de ses nouvelles.

—C'est étrange, en vérité! dit le cardinal.

Puis, soudain, et comme si cette pensée se présentait seulement à cette heure en son esprit:

—Mais, mon Dieu! s'écria-t-il, nous oublions...

—Quoi?

—Mais la personne à laquelle vous eussiez dû vous adresser d'abord.

—Et à qui eussé-je dû m'adresser?

—À la dispensatrice des faveurs, à celle qui n'a jamais refusé un secours mérité, à la reine.

—À la reine?

—Oui, à la reine. L'avez-vous vue?

—Jamais, répondit Jeanne avec une parfaite simplicité.

—Comment, vous n'avez pas présenté de supplique à la reine?

—Jamais.

—Vous n'avez jamais cherché à obtenir de Sa Majesté une audience?

—J'ai cherché, mais je n'ai point réussi.

—Au moins avez-vous dû essayer de vous placer sur son passage, pour vous faire remarquer, pour vous faire appeler à la cour. C'était un moyen.

—Je ne l'ai jamais employé.

—En vérité, madame, vous me dites des choses incroyables.

—Non, en vérité, je n'ai jamais été que deux fois à Versailles, et je n'y ai vu que deux personnes, M. le docteur Louis, qui avait soigné mon malheureux père à l'Hôtel-Dieu, et M. le baron de Taverney, à qui j'étais recommandée.

—Que vous a dit M. de Taverney? Il était tout à fait en mesure de vous acheminer vers la reine.

—Il m'a répondu que j'étais bien maladroite.

—Comment cela?

—De revendiquer comme un titre à la bienveillance du roi une parenté qui devait naturellement contrarier Sa Majesté, puisque jamais parent pauvre ne plaît.

—C'est bien le baron égoïste et brutal, dit le prince.

Puis, réfléchissant à cette visite d'Andrée chez la comtesse:

«Chose bizarre, pensa-t-il, le père évite la solliciteuse, et la reine amène la fille chez elle. En vérité, il doit sortir quelque chose de cette contradiction».

—Foi de gentilhomme! reprit-il tout haut, je suis émerveillé d'entendre dire à une solliciteuse, à une femme de la première noblesse, qu'elle n'a jamais vu le roi ni la reine.

—Si ce n'est en peinture, dit Jeanne en souriant.

—Eh bien! s'écria le cardinal, convaincu cette fois de l'ignorance et de la sincérité de la comtesse, je vous mènerai, s'il le faut, moi-même à Versailles, et je vous en ferai ouvrir les portes.

—Oh! monseigneur, que de bontés! s'écria la comtesse au comble de la joie.

Le cardinal se rapprocha d'elle.

—Mais il est impossible, dit-il, qu'avant peu de temps tout le monde ne s'intéresse pas à vous.

—Hélas! monseigneur, dit Jeanne avec un adorable soupir, le croyez-vous sincèrement?

—Oh! j'en suis sûr.

—Je crois que vous me flattez, monseigneur.

Et elle le regarda fixement.

En effet, ce changement subit avait droit de surprendre la comtesse, elle que le cardinal, dix minutes auparavant, traitait avec une légèreté toute princière.

Le regard de Jeanne, décoché comme par la flèche d'un archer, frappa le cardinal soit dans son cœur soit dans sa sensualité. Il renfermait ou le feu de l'ambition ou le feu du désir; mais c'était du feu.

Monseigneur de Rohan, qui se connaissait en femmes, dut s'avouer en lui-même qu'il en avait vu peu d'aussi séduisantes.

«Ah! par ma foi! se dit-il avec cette arrière-pensée éternelle des gens de cour élevés pour la diplomatie, ah! par ma foi! il serait trop extraordinaire ou trop heureux que je rencontrasse à la fois et une honnête femme qui a les dehors d'une rusée, et dans la misère une protectrice toute-puissante.»

—Monseigneur, interrompit la sirène, vous gardez parfois un silence qui m'inquiète; pardonnez-moi de vous le dire.

—En quoi, comtesse? demanda le cardinal.

—En ceci, monseigneur: un homme comme vous ne manque jamais de politesse qu'avec deux sortes de femmes.

—Oh! mon Dieu! qu'allez-vous me dire, comtesse? Sur ma parole! vous m'effrayez.

Il lui prit la main.

—Oui, répondit la comtesse, avec deux sortes de femmes, je l'ai dit et je le répète.

—Lesquelles, voyons?

—Des femmes qu'on aime trop, ou des femmes qu'on n'estime pas assez.

—Comtesse, comtesse, vous me faites rougir. J'aurais moi-même manqué de politesse envers vous?

—Dame!

—Ne dites point cela, ce serait affreux!

—En effet, monseigneur, car vous ne pouvez m'aimer trop, et je ne vous ai point, jusqu'à présent du moins, donné le droit de m'estimer trop peu.

Le cardinal prit la main de Jeanne.

—Oh! comtesse, en vérité, vous me parlez comme si vous étiez fâchée contre moi.

—Non, monseigneur, car vous n'avez pas encore mérité ma colère.

—Et je ne la mériterai jamais, madame, à partir de ce jour où j'ai eu le plaisir de vous voir et de vous connaître.

«Oh! mon miroir, mon miroir!» pensa Jeanne.

—Et, à partir de ce jour, continua le cardinal, ma sollicitude ne vous quittera plus.

—Oh! tenez, monseigneur, dit la comtesse qui n'avait pas retiré sa main des mains du cardinal, assez comme cela.

—Que voulez-vous dire?

—Ne me parlez pas de votre protection.

—À Dieu ne plaise que je prononce ce mot protection! Oh! madame, ce n'est pas vous qu'il humilierait, c'est moi.

—Alors, monsieur le cardinal, admettons une chose qui va me flatter infiniment...

—Si cela est, madame, admettons cette chose.

—Admettons, monseigneur, que vous avez rendu une visite de politesse à Mme de La Motte-Valois. Rien de plus.

—Mais rien de moins alors, répondit le galant cardinal.

Et portant les doigts de Jeanne à ses lèvres, il y imprima un assez long baiser.

La comtesse retira sa main.

—Oh! politesse, dit le cardinal avec un goût et un sérieux exquis.

Jeanne rendit sa main, sur laquelle cette fois le prélat appuya un baiser tout respectueux.

—Ah! c'est fort bien ainsi, monseigneur.

Le cardinal s'inclina.

—Savoir, continua la comtesse, que je posséderai une part, si faible qu'elle soit, dans l'esprit si éminent et si occupé d'un homme tel que vous, voilà, je vous jure, de quoi me consoler un an.

—Un an! c'est bien court... Espérons plus, comtesse.

—Eh bien! je ne dis pas non, monsieur le cardinal, répondit-elle en souriant.

Monsieur le cardinal tout court était une familiarité dont, pour la seconde fois, se rendait coupable Mme de La Motte. Le prélat, irritable dans son orgueil, aurait pu s'en étonner; mais les choses en étaient à ce point, que non seulement il ne s'en étonna pas, mais encore qu'il en fut satisfait comme d'une faveur.

—Ah! de la confiance, s'écria-t-il en se rapprochant encore. Tant mieux, tant mieux.

—J'ai confiance, oui, monseigneur, parce que je sens dans Votre Éminence...

—Vous disiez monsieur tout à l'heure, comtesse.

—Il faut me pardonner, monseigneur; je ne connais pas la cour. Je dis donc que j'ai confiance, parce que vous êtes capable de comprendre un esprit comme le mien, aventureux, brave, et un cœur tout pur. Malgré les épreuves de la pauvreté, malgré les combats que m'ont livrés de vils ennemis, Votre Éminence saura prendre en moi, c'est-à-dire en ma conversation, ce qu'il y a de digne d'elle. Votre Éminence saura me témoigner de l'indulgence pour le reste.

—Nous voilà donc amis, madame. C'est signé, juré?

—Je le veux bien.

Le cardinal se leva et s'avança vers Mme de La Motte; mais, comme il avait les bras un peu trop ouverts pour un simple serment... légère et souple, la comtesse évita le cercle.

—Amitié à trois! dit-elle avec un inimitable accent de raillerie et d'innocence.

—Comment, amitié à trois? demanda le cardinal.

—Sans doute; est-ce qu'il n'y a pas, de par le monde, un pauvre gendarme, un exilé, qu'on appelle le comte de La Motte?

—Oh! comtesse, quelle déplorable mémoire vous possédez!

—Mais il faut bien que je vous parle de lui, puisque vous ne m'en parlez pas, vous.

—Savez-vous pourquoi je ne vous parle pas de lui, comtesse?

—Dites un peu.

—C'est qu'il parlera toujours bien assez lui-même; les maris ne s'oublient jamais, croyez-moi bien.

—Et s'il parle de lui?

—Alors on parlera de vous, alors on parlera de nous.

—Comment cela?

—On dira, par exemple, que M. le comte de La Motte a trouvé bon, ou trouvé mauvais, que M. le cardinal de Rohan vînt trois, quatre ou cinq fois la semaine visiter Mme de La Motte, rue Saint-Claude.

—Ah! mais vous m'en direz tant, monsieur le cardinal! Trois, quatre ou cinq fois la semaine?

—Où serait l'amitié alors, comtesse? J'ai dit cinq fois; je me trompais. C'est six ou sept qu'il faut dire, sans compter les jours bissextiles.

Jeanne se mit à rire.

Le cardinal remarqua qu'elle faisait pour la première fois honneur à ses plaisanteries, et il en fut encore flatté.

—Empêcherez-vous qu'on ne parle? dit-elle; vous savez bien que c'est chose impossible.

—Oui, répliqua-t-il.

—Et comment?

—Oh! une chose toute simple; à tort ou à raison, le peuple de Paris me connaît.

—Oh! certes, et à raison, monseigneur.

—Mais vous, il a le malheur de ne pas vous connaître.

—Eh bien!

—Déplaçons la question.

—Déplacez-la, c'est-à-dire...

—Comme vous voudrez... Si, par exemple...

—Achevez.

—Si vous sortiez au lieu de me faire sortir?

—Que j'aille dans votre hôtel, moi, monseigneur?

—Vous iriez bien chez un ministre.

—Un ministre n'est pas un homme, monseigneur.

—Vous êtes adorable. Eh bien! il ne s'agit pas de mon hôtel, j'ai une maison.

—Une petite maison, tranchons le mot.

—Non pas, une maison à vous.

—Ah! fit la comtesse, une maison à moi! Et où cela? Je ne me connaissais pas cette maison.

Le cardinal, qui s'était rassis, se leva.

—Demain, à dix heures du matin, vous en recevrez l'adresse.

La comtesse rougit, le cardinal lui prit galamment la main.

Et cette fois le baiser fut respectueux, tendre et hardi tout ensemble.

Tous deux se saluèrent alors avec ce reste de cérémonie souriante qui indique une prochaine intimité.

—Éclairez à monseigneur, cria la comtesse.

La vieille parut et éclaira.

Le prélat sortit.

«Eh! mais, pensa Jeanne, voilà un grand pas fait dans le monde, ce me semble.»

«Allons, allons, pensa le cardinal, en montant dans son carrosse, j'ai fait une double affaire. Cette femme a trop d'esprit pour ne pas prendre la reine comme elle m'a pris.»


Chapitre XVI

Mesmer et Saint-Martin

Il fut un temps où Paris, libre d'affaires, Paris, plein de loisirs, se passionnait tout entier pour des questions qui, de nos jours, sont le monopole des riches, qu'on appelle les inutiles, et des savants, qu'on appelle les paresseux.

En 1784, c'est-à-dire à l'époque où nous sommes arrivés, la question à la mode, celle qui surnageait au-dessus de toutes, qui flottait dans l'air, qui s'arrêtait à toutes les têtes un peu élevées, comme font les vapeurs aux montagnes, c'était le mesmérisme, science mystérieuse, mal définie par ses inventeurs, qui, n'éprouvant pas le besoin de démocratiser une découverte dès sa naissance, avaient laissé prendre à celle-là un nom d'homme, c'est-à-dire un titre aristocratique, au lieu d'un de ces noms de science tirés du grec à l'aide desquels la pudibonde modestie des savants modernes vulgarise aujourd'hui tout élément scientifique.

En effet, à quoi bon, en 1784, démocratiser une science? Le peuple qui, depuis plus d'un siècle et demi, n'avait pas été consulté par ceux qui le gouvernaient, comptait-il pour quelque chose dans l'État? Non: le peuple, c'était la terre féconde qui rapportait, c'était la riche moisson que l'on fauchait; mais le maître de la terre, c'était le roi; mais les moissonneurs, c'était la noblesse.

Aujourd'hui, tout est changé: la France ressemble à un sablier séculaire; pendant neuf cents ans, il a marqué l'heure de la royauté; la droite puissante du Seigneur l'a retourné: pendant des siècles, il va marquer l'ère du peuple.

En 1784, c'était donc une recommandation qu'un nom d'homme. Aujourd'hui, au contraire, le succès serait un nom de choses.

Mais abandonnons aujourd'hui pour jeter les yeux sur hier. Au compte de l'éternité, qu'est-ce que cette distance d'un demi-siècle? pas même celle qui existe entre la veille et le lendemain.

Le docteur Mesmer était donc à Paris, comme Marie-Antoinette nous l'a appris elle-même en demandant au roi la permission de lui faire une visite. Qu'on nous permette donc de dire quelques mots du docteur Mesmer, dont le nom, retenu aujourd'hui d'un petit nombre d'adeptes, était, à cette époque que nous essayons de peindre, dans toutes les bouches.

Le docteur Mesmer avait, vers 1777, apporté d'Allemagne, ce pays des rêves brumeux, une science toute gonflée de nuages et d'éclairs. À la lueur de ces éclairs, les savants ne voyaient que les nuages qui faisaient, au-dessus de leur tête, une voûte sombre; le vulgaire ne voyait que des éclairs.

Mesmer avait débuté en Allemagne par une thèse sur l'influence des planètes. Il avait essayé d'établir que les corps célestes, en vertu de cette force qui produit leurs attractions mutuelles, exercent une influence sur les corps animés, et particulièrement sur le système nerveux, par l'intermédiaire d'un fluide subtil qui remplit tout l'univers. Mais cette première théorie était bien abstraite. Il fallait, pour la comprendre être initié à la science des Galilée et des Newton. C'était un mélange de grandes variétés astronomiques avec les rêveries astrologiques qui ne pouvait, nous ne disons pas se populariser, mais s'aristocratiser: car il eût fallu pour cela que le corps de la noblesse fût converti en société savante. Mesmer abandonna donc ce premier système pour se jeter dans celui des aimants.

Les aimants, à cette époque, étaient fort étudiés; leurs facultés sympathiques ou antipathiques faisaient vivre les minéraux d'une vie à peu près pareille à la vie humaine, en leur prêtant les deux grandes passions de la vie humaine: l'amour et la haine. En conséquence, on attribuait aux aimants des vertus surprenantes pour la guérison des maladies. Mesmer joignit donc l'action des aimants à son premier système, et essaya de voir ce qu'il pourrait tirer de cette adjonction.

Malheureusement pour Mesmer, il trouva, en arrivant à Vienne, un rival établi. Ce rival, qui se nommait Hell, prétendit que Mesmer lui avait dérobé ses procédés. Ce que voyant, Mesmer, en homme d'imagination qu'il était, déclara qu'il abandonnerait les aimants comme inutiles, et qu'il ne guérirait plus par le magnétisme minéral, mais par le magnétisme animal.

Ce mot, prononcé comme un mot nouveau, ne désignait pas cependant une découverte nouvelle; le magnétisme, connu des Anciens, employé dans les initiations égyptiennes et dans le pythisme grec, s'était conservé dans le Moyen Age à l'état de tradition; quelques lambeaux de cette science, recueillis, avaient fait les sorciers des XIIIe, XIVe et XVe siècles. Beaucoup furent brûlés qui confessèrent, au milieu des flammes, la religion étrange dont ils étaient les martyrs.

Urbain Grandier n'était rien autre chose qu'un magnétiseur.

Mesmer avait entendu parler des miracles de cette science.

Joseph Balsamo, le héros d'un de nos livres, avait laissé trace de son passage en Allemagne, et surtout à Strasbourg. Mesmer se mit en quête de cette science éparse et voltigeante comme ces feux follets qui courent la nuit au-dessus des étangs; il en fit une théorie complète, un système uniforme auquel il donna le nom de mesmérisme.

Mesmer, arrivé à ce point, communiqua son système à l'Académie des sciences à Paris, à la Société royale de Londres, et à l'Académie de Berlin; les deux premières ne lui répondirent même pas, la troisième dit qu'il était un fou.

Mesmer se rappela ce philosophe grec qui niait le mouvement, et que son antagoniste confondit en marchant. Il vint en France, prit, aux mains du docteur Stoerck et de l'oculiste Wenzel, une jeune fille de dix-sept ans atteinte d'une maladie de foie et d'une goutte sereine, et, après trois mois de traitement, la malade était guérie, l'aveugle voyait clair.

Cette cure avait convaincu nombre de gens, et, entre autres, un médecin nommé Deslon: d'ennemi, il devint apôtre.

À partir de ce moment, la réputation de Mesmer avait été grandissant; l'Académie s'était déclarée contre le novateur, la cour se déclara pour lui; des négociations furent ouvertes par le ministère pour engager Mesmer à enrichir l'humanité par la publication de sa doctrine. Le docteur fit son prix. On marchanda, M. de Breteuil lui offrit, au nom du roi, une rente viagère de vingt mille livres et un traitement de dix mille livres pour former trois personnes, indiquées par le gouvernement, à la pratique de ses procédés. Mais Mesmer, indigné de la parcimonie royale, refusa et partit pour les eaux de Spa, avec quelques-uns de ses malades.

Une catastrophe inattendue menaçait Mesmer. Deslon, son élève, Deslon, possesseur du fameux secret que Mesmer avait refusé de vendre pour trente mille livres par an; Deslon ouvrit chez lui un traitement public par la méthode mesmérienne.

Mesmer apprit cette douloureuse nouvelle; il cria au vol, à la fraude; il pensa devenir fou. Alors, un de ses malades, M. de Bergasse, eut l'heureuse idée de mettre la science de l'illustre professeur en commandite; il fut formé un comité de cent personnes au capital de trois cent quarante mille livres, à la condition qu'il révélerait la doctrine aux actionnaires. Mesmer s'engagea à cette révélation, toucha le capital et revint à Paris.

L'heure était propice. Il y a des instants dans l'âge des peuples, ceux qui touchent aux époques de transformation, où la nation tout entière s'arrête comme devant un obstacle inconnu, hésite et sent l'abîme au bord duquel elle est arrivée, et qu'elle devine sans le voir.

La France était dans un de ces moments-là; elle présentait l'aspect d'une société calme, dont l'esprit était agité; on était en quelque sorte engourdi dans un bonheur factice, dont on entrevoyait la fin, comme, en arrivant à la lisière d'une forêt, on devine la plaine par les interstices des arbres. Ce calme, qui n'avait rien de constant, rien de réel, fatiguait; on cherchait partout des émotions, et les nouveautés, quelles qu'elles fussent, étaient bien reçues. On était devenu trop frivole pour s'occuper, comme autrefois, des graves questions du gouvernement et du molinisme; mais on se querellait à propos de musique, on prenait parti pour Gluck ou pour Piccini, on se passionnait pour l'Encyclopédie, on s'enflammait pour les mémoires de Beaumarchais.

L'apparition d'un opéra nouveau préoccupait plus les imaginations que le traité de paix avec l'Angleterre et la reconnaissance de la République des États-Unis. C'était enfin une de ces périodes où les esprits, amenés par les philosophes vers le vrai, c'est-à-dire vers le désenchantement, se lassent de cette limpidité du possible qui laisse voir le fond de toute chose, et, par un pas en avant, essaie de franchir les bornes du monde réel pour entrer dans le monde des rêves et des fictions.

En effet, s'il est prouvé que les vérités bien claires, bien lucides, sont les seules qui se popularisent promptement, il n'en est pas moins prouvé que les mystères sont une attraction toute-puissante pour les peuples.

Le peuple de France était donc entraîné, attiré d'une façon irrésistible par ce mystère étrange du fluide mesmérien, qui, selon les adeptes, rendait la santé aux malades, donnait l'esprit aux fous et la folie aux sages.

Partout, on s'inquiétait de Mesmer. Qu'avait-il fait? sur qui avait-il opéré ses divins miracles? À quel grand seigneur avait-il rendu la vue ou la force? à quelle dame fatiguée de la veille et du jeu avait-il assoupli les nerfs? à quelle jeune fille avait-il fait prévoir l'avenir dans une crise magnétique?

L'avenir! ce grand mot de tous les temps, ce grand intérêt de tous les esprits, solution de tous les problèmes. En effet, qu'était le présent?

Une royauté sans rayons, une noblesse sans autorité, un pays sans commerce, un peuple sans droits, une société sans confiance.

Depuis la famille royale, inquiète et isolée sur son trône, jusqu'à la famille plébéienne affamée dans son taudis—misère, honte et peur partout.

Oublier les autres pour ne songer qu'à soi, puiser à des sources nouvelles, étranges, inconnues, l'assurance d'une vie plus longue et d'une santé inaltérable pendant ce prolongement d'existence, arracher quelque chose au ciel avare, n'était-ce pas là l'objet d'une aspiration facile à comprendre vers cet inconnu dont Mesmer dévoilait un repli?

Voltaire était mort, et il n'y avait plus en France un seul éclat de rire, excepté le rire de Beaumarchais, plus amer encore que celui du maître. Rousseau était mort: il n'y avait plus en France de philosophie religieuse. Rousseau voulait bien soutenir Dieu; mais depuis que Rousseau n'était plus, personne n'osait s'y risquer, de peur d'être écrasé sous le poids.

La guerre avait été autrefois une grave occupation pour les Français. Les rois entretenaient à leur compte l'héroïsme national; maintenant, la seule guerre française était une guerre américaine, et encore le roi n'y était-il personnellement pour rien. En effet, ne se battait-on pas pour cette chose inconnue que les Américains appellent indépendance, mot que les Français traduisent par une abstraction: la liberté?

Encore, cette guerre lointaine, cette guerre, non seulement d'un autre peuple, mais encore d'un autre monde venait de finir.

Tout bien considéré, ne valait-il pas mieux s'occuper de Mesmer, ce médecin allemand qui, pour la deuxième fois depuis six ans, passionnait la France, que de lord Cornwallis ou de M. Washington, qui étaient si loin qu'il était probable qu'on ne les verrait jamais ni l'un ni l'autre!

Tandis que Mesmer était là: on pouvait le voir, le toucher, et, ce qui était l'ambition suprême des trois quarts de Paris, être touché par lui.

Ainsi, cet homme qui, à son arrivée à Paris, n'avait été soutenu par personne, pas même par la reine sa compatriote, qui cependant soutenait si volontiers les gens de son pays; cet homme qui, sans le docteur Deslon, qui l'avait trahi depuis, fût demeuré dans l'obscurité, cet homme régnait véritablement sur l'opinion publique, laissant bien loin derrière lui le roi, dont on n'avait jamais parlé, M. de La Fayette, dont on ne parlait pas encore, et M. de Necker, dont on ne parlait plus.

Et, comme si ce siècle avait pris à tâche de donner à chaque esprit son aptitude, à chaque cœur selon sa sympathie, à chaque corps selon ses besoins, en face de Mesmer, l'homme du matérialisme, s'élevait Saint-Martin, l'homme du spiritualisme, dont la doctrine venait consoler toutes les âmes que blessait le positivisme du docteur allemand.

Qu'on se figure l'athée avec une religion plus douce que la religion elle-même; qu'on se figure un républicain plein de politesse et de regards pour les rois; un gentilhomme des classes privilégiées, affectueux, tendre, amoureux du peuple; qu'on se représente la triple attaque de cet homme, doué de l'éloquence la plus logique, la plus séduisante contre les cultes de la terre, qu'il appelle insensés, par la seule raison qu'ils sont divins!

Qu'on se figure enfin Épicure poudré à blanc, en habit brodé, en veste à paillettes, en culotte de satin, en bas de soie et en talons rouges; Épicure ne se contentant pas de renverser les dieux auxquels il ne croit pas, mais ébranlant les gouvernements qu'il traite comme les cultes, parce que jamais ils ne concordent, et presque toujours ne font qu'aboutir au malheur de l'humanité, agissant contre la loi sociale qu'il infirme avec ce seul mot: elle punit semblablement des fautes dissemblables, elle punit l'effet sans apprécier la cause.

Supposez, maintenant, que ce tentateur, qui s'intitule le philosophe inconnu, réunît, pour fixer les hommes dans un cercle d'idées différentes, tout ce que l'imagination peut ajouter de charmes aux promesses d'un paradis moral, et qu'au lieu de dire: les hommes sont égaux, ce qui est une absurdité, il invente cette formule qui semble échappée à la bouche même qui la nie:

Les êtres intelligents sont tous rois!

Et puis, rendez-vous compte d'une pareille morale tombant tout à coup au milieu d'une société sans espérances, sans guides; d'une société, archipel semé d'idées c'est-à-dire d'écueils. Rappelez-vous qu'à cette époque les femmes sont tendres et folles, les hommes avides de pouvoir, d'honneurs et de plaisirs; enfin, que les rois laissent pencher la couronne sur laquelle, pour la première fois, le peuple, debout et perdu dans l'ombre, attache un regard à la fois curieux et menaçant, trouvera-t-on étonnant qu'elle fît des prosélytes, cette doctrine qui disait aux âmes: «Choisissez parmi vous l'âme supérieure, mais supérieure par l'amour, par la charité, par la volonté puissante de bien aimer, de bien rendre heureux; puis, quand cette âme, faite homme, se sera révélée, courbez-vous, humiliez-vous, anéantissez-vous toutes, âmes inférieures, afin de laisser l'espace à la dictature de cette âme, qui a pour mission de vous réhabiliter dans votre principe essentiel, c'est-à-dire dans l'égalité des souffrances, au sein de l'inégalité forcée des aptitudes et des fonctionnements.»

Ajoutez à cela que le philosophe inconnu s'entourait de mystères; qu'il adoptait l'ombre profonde pour discuter en paix, loin des espions et des parasites, la grande théorie sociale qui pouvait devenir la politique du monde.

—Écoutez-moi, disait-il, âmes fidèles, cœurs croyants, écoutez-moi et tâchez de me comprendre, ou plutôt ne m'écoutez que si vous avez intérêt et curiosité à me comprendre, car vous y aurez de la peine, et je ne livrerai pas mes secrets à quiconque n'arrachera point le voile.

«Je dis les choses que je ne veux point paraître dire, voilà pourquoi je paraîtrai souvent dire autre chose que ce que je dis.»

Et Saint-Martin avait raison, et il avait bien réellement autour de son œuvre les défenseurs silencieux, sombres et jaloux de ses idées, mystérieux cénacle dont nul ne perçait l'obscure et religieuse mysticité.

Ainsi travaillaient à la glorification de l'âme et de la matière, tout en rêvant l'anéantissement de Dieu et l'anéantissement de la religion du Christ, ces deux hommes qui avaient divisé en deux camps et en deux besoins tous les esprits intelligents, toutes les natures choisies de France.

Ainsi se groupaient autour du baquet de Mesmer, d'où jaillissait le bien-être, toute la vie de sensualité, tout le matérialisme élégant de cette nation dégénérée, tandis qu'autour du livre Des erreurs et de la vérité se réunissaient les âmes pieuses, charitables, aimantes, altérées de la réalisation après avoir savouré des chimères.

Que si, au-dessous de ces sphères privilégiées, les idées divergeaient ou se troublaient; que si les bruits s'en échappant se transformaient en tonnerres, comme les lueurs s'étaient transformées en éclairs, on comprendra l'état d'ébauche dans lequel demeurait la société subalterne, c'est-à-dire la bourgeoisie et le peuple, ce que plus tard on appela le tiers, lequel devinait seulement que l'on s'occupait de lui, et qui dans son impatience et sa résignation brûlait du désir de voler le feu sacré, comme Prométhée, d'en animer un monde qui serait le sien et dans lequel il ferait ses affaires lui même.

Les conspirations à l'état de conversations, les associations à l'état de cercles, les partis sociaux à l'état de quadrilles, c'est-à-dire la guerre civile et l'anarchie, voilà ce qui apparaissait sous tout cela au penseur, lequel ne voyait pas encore la seconde vie de cette société.

Hélas! aujourd'hui que les voiles ont été déchirés, aujourd'hui que les peuples Prométhées ont dix fois été renversés par le feu qu'ils ont dérobé eux-mêmes, dites-nous ce que pouvait voir le penseur dans la fin de cet étrange XVIIIe siècle, sinon la décomposition d'un monde, sinon quelque chose de pareil à ce qui se passait après la mort de César et avant l'avènement d'Auguste.

Auguste fut l'homme qui sépara le monde païen du monde chrétien, comme Napoléon est l'homme qui sépara le monde féodal du monde démocratique.

Peut-être venons-nous de jeter et de conduire nos lecteurs après nous dans une digression qui a dû leur paraître un peu longue; mais en vérité il eût été difficile de toucher à cette époque sans effleurer de la plume ces graves questions qui en sont la chair et la vie.

Maintenant l'effort est fait: effort d'un enfant qui gratterait avec son ongle la rouille d'une statue antique, pour lire sous cette rouille une inscription aux trois quarts effacée.

Rentrons dans l'apparence. En continuant de nous occuper de la réalité, nous en dirions trop pour le romancier, trop peu pour l'historien.


Chapitre XVII

Le baquet

La peinture que nous avons essayé de tracer dans le précédent chapitre, et du temps dans lequel on vivait, et des hommes dont on s'occupait en ce moment, peut légitimer aux yeux de nos lecteurs cet empressement inexprimable des Parisiens pour le spectacle des cures opérées publiquement par Mesmer.

Aussi le roi Louis XVI, qui avait sinon la curiosité, du moins l'appréciation des nouveautés qui faisaient bruit dans sa bonne ville de Paris, avait-il permis à la reine, à la condition, on se le rappelle, que l'auguste visiteuse serait accompagnée d'une princesse, le roi avait-il permis à la reine d'aller voir une fois à son tour ce que tout le monde avait vu.

C'était à deux jours de cette visite que M. le cardinal de Rohan avait rendue à Mme de La Motte.

Le temps était adouci; le dégel était arrivé. Une armée de balayeurs, heureux et fiers d'en finir avec l'hiver, repoussait aux égouts, avec l'ardeur de soldats qui ouvrent une tranchée, les dernières neiges, toutes souillées et fondant en ruisseaux noirs.

Le ciel, bleu et limpide, s'illuminait des premières étoiles, quand Mme de La Motte, vêtue en femme élégante, offrant toutes les apparences de la richesse, arriva dans un fiacre que dame Clotilde avait choisi le plus neuf possible, et s'arrêta sur la place Vendôme, en face d'une maison d'aspect grandiose et dont les hautes fenêtres étaient splendidement éclairées sur toute la façade.

Cette maison était celle du docteur Mesmer.

Outre le fiacre de Mme de La Motte, bon nombre d'équipages ou chaises stationnaient devant cette maison; enfin, outre ces équipages et ces chaises, deux ou trois cents curieux piétinaient dans la boue, et attendaient la sortie des malades guéris ou l'entrée des malades à guérir.

Ceux-ci, presque tous riches et titrés, arrivaient dans leurs voitures armoriées, se faisaient descendre et porter par leurs laquais, et ces colis de nouvelle espèce, renfermés dans des pelisses de fourrures ou dans des mantes de satin, n'étaient pas une mince consolation pour ces malheureux affamés et demi-nus, qui guettaient à la porte cette preuve évidente que Dieu fait les hommes sains ou malsains sans consulter leur arbre généalogique.

Quand un de ces malades au teint pâle, aux membres languissants, avait disparu sous la grande porte, un murmure se faisait dans les assistants, et il était bien rare que cette foule curieuse et inintelligente, qui voyait se presser à la porte des bals et sous les portiques des théâtres toute cette aristocratie avide de plaisirs, ce qui était son plaisir à elle, ne reconnût pas, soit tel duc paralysé d'un bras ou d'une jambe, soit tel maréchal de camp dont les pieds refusaient le service, moins à cause des fatigues de la marche militaire que de l'engourdissement des haltes faites chez les dames de l'Opéra ou de la Comédie italienne.

Il va sans dire que les investigations de la foule ne s'arrêtaient pas aux hommes seulement.

Cette femme aussi, qu'on avait vue passer dans les bras de ses heiduques, la tête pendante, l'œil atone, comme les dames romaines que portaient leurs Thessaliens après le repas, cette dame, sujette aux douleurs nerveuses, ou débilitée par des excès et des veilles, et qui n'avait pu être guérie ou ressuscitée par ces comédiens à la mode ou ces anges vigoureux dont Mme Dugazon pouvait faire de si merveilleux récits, venait demander au baquet de Mesmer ce qu'elle avait vainement cherché ailleurs.

Et qu'on ne croie pas que nous exagérions ici à plaisir l'avilissement des mœurs. Il faut bien l'avouer, à cette époque, il y avait assaut entre les dames de la cour et les demoiselles du théâtre. Celles-ci prenaient aux femmes du monde leurs amants et leurs maris, celles-là volaient aux demoiselles du théâtre leurs camarades et leurs cousins à la mode de Bretagne.

Quelques-unes de ces dames étaient tout aussi connues que les hommes, et leurs noms circulaient dans la foule d'une façon tout aussi bruyante, mais beaucoup, et sans doute ce n'étaient point celles dont le nom eût produit le moindre esclandre, beaucoup échappaient ce soir-là du moins au bruit et à la publicité, en venant chez Mesmer le visage couvert d'un masque de satin.

C'est que ce jour-là, qui marquait la moitié du carême, il y avait bal masqué à l'Opéra, et que ces dames ne comptaient quitter la place Vendôme que pour passer immédiatement au Palais-Royal.

C'est au milieu de cette foule répandue en plaintes, en ironie, en admiration et surtout en murmures, que Mme la comtesse de La Motte passa droite et ferme, un masque sur la figure, et ne laissant d'autres traces de son passage que cette phrase répétée sur son chemin: «Ah! celle-ci ne doit pas être bien malade.»

Mais qu'on ne s'y trompe point, cette phrase n'impliquait point absence de commentaires.

Car si Mme de La Motte n'était point malade, que venait-elle faire chez Mesmer?

Si la foule eût, comme nous, été au courant des événements que nous venons de raconter, elle eût trouvé que rien n'était plus simple que cette vérité.

En effet, Mme de La Motte avait beaucoup réfléchi à son entretien avec M. le cardinal de Rohan, et surtout à l'attention toute particulière dont le cardinal avait honoré cette boîte au portrait, oubliée ou plutôt perdue chez elle.

Et comme dans le nom de la propriétaire de cette boîte à portrait gisait toute la révélation de la soudaine gracieuseté du cardinal, Mme de La Motte avait avisé à deux moyens de savoir ce nom.

D'abord elle avait eu recours au plus simple.

Elle était allée à Versailles pour s'informer du bureau de charité des dames allemandes.

Là, comme on le pense bien, elle n'avait recueilli aucun renseignement.

Les dames allemandes qui habitaient Versailles étaient en grand nombre, à cause de la sympathie ouverte que la reine éprouvait pour ses compatriotes; on en comptait cent cinquante ou deux cents.

Seulement toutes étaient fort charitables, mais aucune n'avait eu l'idée de mettre une enseigne sur le bureau de charité.

Jeanne avait donc demandé inutilement des renseignements sur les deux dames qui étaient venues la visiter; elle avait dit inutilement que l'une d'elles s'appelait Andrée. On ne connaissait dans Versailles aucune dame allemande portant ce nom, du reste assez peu allemand.

Les recherches n'avaient donc, de ce côté, amené aucun résultat.

Demander directement à M. de Rohan le nom qu'il soupçonnait, c'était d'abord lui laisser voir qu'on avait des idées sur lui; c'était ensuite se retirer le plaisir et le mérite d'une découverte faite malgré tout le monde et en dehors de toutes les possibilités.

Or, puisqu'il y avait eu mystère dans la démarche de ces dames chez Jeanne, mystère dans les étonnements et les réticences de M. de Rohan, c'est avec mystère qu'il fallait arriver à savoir le mot de tant d'énigmes.

Il y avait d'ailleurs un attrait puissant dans le caractère de Jeanne pour cette lutte avec l'inconnu.

Elle avait entendu dire qu'à Paris, depuis quelque temps, un homme, un illuminé, un faiseur de miracles avait trouvé le moyen d'expulser du corps humain les maladies et les douleurs, comme autrefois le Christ chassait les démons du corps des possédés.

Elle savait que non seulement cet homme guérissait les maux physiques, mais qu'il arrachait de l'âme le secret douloureux qui la minait. On avait vu, sous sa conjuration toute-puissante, la volonté tenace de ses clients s'amollir et se transformer en une docilité d'esclave.

Ainsi, dans le sommeil qui succédait aux douleurs, après que le savant médecin avait calmé l'organisation la plus irritée en la plongeant dans un oubli complet, l'âme charmée du repos qu'elle devait à l'enchanteur se mettait à l'entière disposition de ce nouveau maître. Il en dirigeait dès lors toutes les opérations; il en dirigeait dès lors tous les fils; aussi chaque pensée de cette âme reconnaissante lui apparaissait transmise par un langage qui avait sur le langage humain l'avantage ou le désavantage de ne jamais mentir.

Bien plus, sortant du corps qui lui servait de prison au premier ordre de celui qui momentanément la dominait, cette âme courait le monde, se mêlait aux autres âmes, les sondait sans relâche, les fouillait impitoyablement, et faisait si bien que, comme le chien de chasse qui fait sortir le gibier du buisson dans lequel il se cache, s'y croyant en sûreté, elle finissait par faire sortir ce secret du cœur où il était enseveli, le poursuivait, le joignait, et finissait par le rapporter aux pieds du maître. Image assez fidèle du faucon ou de l'épervier bien dressé, qui va chercher sous les nuages, pour le compte du fauconnier son maître, le héron, la perdrix ou l'alouette désignés à sa féroce servilité.

De là, révélation d'une quantité de secrets merveilleux.

Mme de Duras avait retrouvé de la sorte un enfant volé en nourrice; Mme de Chantoné un chien anglais, gros comme le poing, pour lequel elle eût donné tous les enfants de la terre; et M. de Vaudreuil une boucle de cheveux pour laquelle il eût donné la moitié de sa fortune.

Ces aveux avaient été faits par des voyants ou des voyantes, à la suite des opérations magnétiques du docteur Mesmer.

Aussi pouvait-on venir choisir, dans la maison de l'illustre docteur, les secrets les plus propres à exercer cette faculté de divination surnaturelle; et Mme de La Motte comptait bien, en assistant à une séance, rencontrer ce phénix de ses curieuses recherches, et découvrir, par son moyen, la propriétaire de la boîte qui faisait pour le moment l'objet de ses plus ardentes préoccupations.

Voilà pourquoi elle se rendait en si grande hâte dans la salle où les malades se réunissaient.

Cette salle, nous en demandons pardon à nos lecteurs, va demander une description toute particulière.

Nous l'aborderons franchement.

L'appartement se divisait en deux salles principales.

Lorsqu'on avait traversé les antichambres et exhibé les passeports nécessaires aux huissiers de service, on était admis dans un salon dont les fenêtres, hermétiquement fermées, interceptaient le jour et l'air dans le jour, le bruit et l'air pendant la nuit.

Au milieu du salon, sous un lustre dont les bougies ne donnaient qu'une clarté affaiblie et presque mourante, on remarquait une vaste cuve fermée par un couvercle.

Cette cuve n'avait rien d'élégant dans la forme. Elle n'était pas ornée; nulle draperie ne dissimulait la nudité de ses flancs de métal.

C'était cette cuve que l'on appelait le baquet de Mesmer.

Quelle vertu renfermait ce baquet? Rien de plus simple à expliquer.

Il était presque entièrement rempli d'eau chargée de principes sulfureux, laquelle eau concentrait ses miasmes sous le couvercle pour en saturer à leur tour les bouteilles rangées méthodiquement au fond du baquet dans des positions inverses.

Il y avait ainsi croisement des courants mystérieux à l'influence desquels les malades devaient leur guérison.

Au couvercle était soudé un anneau de fer soutenant une longue corde, dont nous allons connaître la destination en jetant un coup d'œil sur les malades.

Ceux-ci, que nous avons vus entrer tout à l'heure dans l'hôtel, se tenaient, pâles et languissants, assis sur des fauteuils rangés autour de la cuve.

Hommes et femmes entremêlés, indifférents, sérieux ou inquiets, attendaient le résultat de l'épreuve.

Un valet, prenant le bout de cette longue corde, attachée au couvercle du baquet, la roulait en anneau autour des membres malades, de telle sorte que tous, liés par la même chaîne, perçussent en même temps les effets de l'électricité contenue dans le baquet.

Puis, afin de n'interrompre aucunement l'action des fluides animaux transmis et modifiés à chaque nature, les malades avaient soin, sur la recommandation du docteur, de se toucher l'un l'autre, soit du coude, soit de l'épaule, soit des pieds, en sorte que le baquet sauveur envoyait simultanément à tous les corps sa chaleur et sa régénération puissantes.

Certes, c'était un curieux spectacle que celui de cette cérémonie médicale, et l'on ne s'étonnera pas qu'il excitât la curiosité parisienne à un si haut degré.

Vingt ou trente malades rangés autour de cette cuve; un valet muet comme les assistants et les enlaçant d'une corde comme Laocoon et ses fils, des replis de leurs serpents; puis cet homme lui-même se retirant d'un pas furtif, après avoir désigné aux malades les tringles de fer qui, s'emboîtant à certains trous de la cuve, devaient servir de conducteurs plus immédiatement locaux à l'action salutaire du fluide mesmérien.

Et d'abord, dès que la séance était ouverte, une certaine chaleur douce et pénétrante commençait à circuler dans le salon; elle amollissait les fibres un peu tendues des malades; elle montait, par degrés, du parquet au plafond et bientôt se chargeait de parfums délicats, sous la vapeur desquels se penchaient, alourdis, les cerveaux les plus rebelles.

Alors on voyait les malades s'abandonner à l'impression toute voluptueuse de cette atmosphère, lorsque soudain une musique suave et vibrante, exécutée par des instruments et des musiciens invisibles, se perdait comme une douce flamme au milieu de ces parfums et de cette chaleur.

Pure comme le cristal au bord duquel elle prenait naissance, cette musique frappait les nerfs avec une puissance irrésistible. On eût dit un de ces bruits mystérieux et inconnus de la nature qui étonnent et charment les animaux eux-mêmes, une plainte du vent dans les spirales sonores des rochers.

Bientôt, aux sons de l'harmonica se joignaient des voix harmonieuses, groupées comme une masse de fleurs dont bientôt les notes éparpillées comme des feuilles allaient sur la tête des assistants.

Sur tous les visages que la surprise avait animés d'abord, se peignait peu à peu la satisfaction matérielle, caressée par tous ses endroits sensibles. L'âme cédait; elle sortait de ce refuge où elle se cache quand les maux du corps l'assiègent, et se répandant libre et joyeuse dans toute l'organisation, elle domptait la matière et se transformait.

C'était le moment où chacun des malades avait pris dans ses doigts une tringle de fer assujettie au couvercle du baquet et dirigeait cette tringle sur sa poitrine, son cœur ou sa tête, siège plus spécial de la maladie.

Qu'on se figure alors la béatitude remplaçant sur tous les visages la souffrance et l'anxiété, qu'on se représente l'assoupissement égoïste de ces satisfactions qui absorbent, le silence, entrecoupé de soupirs, qui pèse sur toute cette assemblée, et l'on aura l'idée la plus exacte possible de la scène que nous venons d'esquisser à deux tiers de siècle du jour où elle avait lieu.

Maintenant, quelques mots plus particuliers sur les acteurs.

Et d'abord les acteurs se divisaient en deux classes:

Les uns, malades, peu soucieux de ce qu'on appelle le respect humain, limite fort vénérée des gens de condition médiocre, mais toujours franchie par les très grands ou les très petits; les uns, disons-nous, véritables acteurs, n'étaient venus dans ce salon que pour être guéris, et ils essayaient de tout leur cœur d'arriver à ce but.

Les autres, sceptiques ou simples curieux, ne souffrant d'aucune maladie, avaient pénétré dans la maison de Mesmer comme on entre dans un théâtre, soit qu'ils eussent voulu se rendre compte de l'effet éprouvé quand on entourait le baquet enchanté, soit que, simples spectateurs, ils eussent voulu simplement étudier ce nouveau système physique, et ne s'occupassent que de regarder les malades et même ceux qui partageaient la cure en se portant bien.

Parmi les premiers, fougueux adeptes de Mesmer, liés à sa doctrine par la reconnaissance peut-être, on distinguait une jeune femme d'une belle taille, d'une belle figure, d'une mise une peu extravagante, qui, soumise à l'action du fluide et s'appliquant à elle-même avec la tringle les plus fortes doses sur la tête et sur l'épigastre, commençait à rouler ses beaux yeux comme si tout languissait en elle, tandis que ses mains frissonnaient sous ces premières titillations nerveuses qui indiquent l'envahissement du fluide magnétique.

Lorsque sa tête se renversait en arrière sur le dossier du fauteuil, les assistants pouvaient regarder tout à leur aise ce front pâle, ces lèvres convulsives, et ce beau cou marbré peu à peu par le flux et le reflux plus rapide du sang.

Alors, parmi les assistants, dont beaucoup tenaient avec étonnement les yeux fixés sur cette jeune femme, deux ou trois têtes, s'inclinant l'une vers l'autre, se communiquaient une idée étrange sans doute qui redoublait l'attention réciproque de ces curieux.

Au nombre de ces curieux était Mme de La Motte, qui, sans crainte d'être reconnue, ou s'inquiétant peu de l'être, tenait à la main le masque de satin qu'elle avait posé sur son visage pour traverser la foule.

Au reste, par la façon dont elle s'était placée, elle échappait à peu près à tous les regards.

Elle se tenait près de la porte, adossée à un pilastre, voilée par une draperie, et de là elle voyait tout sans être vue.

Mais, parmi tout ce qu'elle voyait, la chose qui lui paraissait la plus digne d'attention était sans doute la figure de cette jeune femme électrisée par le fluide mesmérien.

En effet, cette figure l'avait tellement frappée, que depuis plusieurs minutes elle restait à sa place, fixée par une irrésistible avidité de voir et de savoir.

—Oh! murmurait-elle sans détacher les yeux de la belle malade, c'est à n'en pas douter la dame de charité qui est venue chez moi l'autre soir, et qui est la cause singulière de tout l'intérêt que m'a témoigné Mgr de Rohan.

Et, bien convaincue qu'elle ne se trompait pas, désireuse du hasard qui faisait pour elle ce que ses recherches n'avaient pu faire, elle s'approcha.

Mais en ce moment la jeune convulsionnaire ferma ses yeux, crispa sa bouche, et battit faiblement l'air avec ses deux mains.

Avec ses deux mains qui, il faut bien le dire, n'étaient pas tout à fait ces mains fines et effilées, ces mains d'une blancheur de cire que Mme de La Motte avait admirées chez elles quelques jours auparavant.

La contagion de la crise fut électrique chez la plupart des malades, le cerveau s'était saturé de bruits et de parfums. Toute l'irritation nerveuse était sollicitée. Bientôt, hommes et femmes, entraînés par l'exemple de leur jeune compagne, se mirent à pousser des soupirs, des murmures, des cris, et, remuant bras, jambes et têtes, entrèrent franchement et irrésistiblement dans cet accès auquel le maître avait donné le nom de crise.

En ce moment, un homme parut dans la salle, sans que nul l'y eût vu entrer, sans que personne pût dire comment il y était entré.

Sortait-il de la cuve comme Phoebus? Apollon des eaux, était-il la vapeur embaumée et harmonieuse de la salle qui se condensait? Toujours est-il qu'il se trouva là subitement, et que son habit lilas, doux et frais à l'œil, sa belle figure pâle, intelligente et sereine, ne démentirent pas le caractère un peu divin de cette apparition.

Il tenait à la main une longue baguette, appuyée ou plutôt trempée pour ainsi dire au fameux baquet.

Il fit un signe: les portes s'ouvrirent, vingt robustes valets accoururent, et, saisissant avec une rapide adresse chacun des malades, qui commençaient à perdre l'équilibre sur leurs fauteuils, ils les transportèrent en moins d'une minute dans la salle voisine.

Au moment où s'accomplissait cette opération, devenue intéressante par le paroxysme de béatitude furieuse auquel s'abandonnait la jeune convulsionnaire, Mme de La Motte, qui s'était avancée avec les curieux jusqu'à cette nouvelle salle destinée aux malades, entendit un homme s'écrier:

—Mais c'est elle, c'est bien elle!

Mme de La Motte se préparait à demander à cet homme:

—Qui, elle?

Tout à coup, deux dames entrèrent au fond de la première salle, appuyées l'une sur l'autre et suivies, à une certaine distance, d'un homme qui avait tout l'extérieur d'un valet de confiance, bien qu'il fût déguisé sous un habit bourgeois.

La tournure de ces deux femmes, de l'une d'elles surtout, frappa si bien la comtesse, qu'elle fit un pas vers elles.

En ce moment un grand cri, parti de la salle et échappé aux lèvres de la convulsionnaire, entraîna tout le monde de son côté.

Aussitôt l'homme qui avait déjà dit: «C'est elle!» et qui se trouvait près de Mme de La Motte, s'écria d'une voix sourde et mystérieuse:

—Mais, messieurs, regardez donc, c'est la reine.

À ce mot, Jeanne tressaillit.

—La reine! s'écrièrent à la fois plusieurs voix effrayées et surprises.

—La reine chez Mesmer!

—La reine dans une crise! répétèrent d'autres voix.

—Oh! disait l'un, c'est impossible.

—Regardez, répondit l'inconnu avec tranquillité; connaissez-vous la reine, oui ou non?

—En effet, murmurèrent la plupart des assistants, la ressemblance est incroyable.

Mme de La Motte avait un masque comme toutes les femmes qui, en sortant de chez Mesmer, devaient se rendre au bal de l'Opéra. Elle pouvait donc questionner sans risque.

—Monsieur, demanda-t-elle à l'homme aux exclamations, lequel était un corps volumineux, un visage plein et coloré avec des yeux étincelants et singulièrement observateurs, ne dites-vous pas que la reine est ici?

—Oh! madame, c'est à n'en pas douter, répondit celui-ci.

—Et où cela?

—Mais cette jeune femme que vous apercevez là-bas, sur des coussins violets, dans une crise si ardente qu'elle ne peut modérer ses transports, c'est la reine.

—Mais sur quoi fondez-vous votre idée, monsieur, que la reine est cette femme?

—Mais tout simplement sur ceci, madame, que cette femme est la reine, répliqua imperturbablement le personnage accusateur.

Et il quitta son interlocutrice pour aller appuyer et propager la nouvelle dans les groupes.

Jeanne se détourna du spectacle presque révoltant que donnait l'épileptique. Mais à peine eut-elle fait quelques pas vers la porte, qu'elle se trouva presque face à face avec les deux dames qui, en attendant qu'elles passassent aux convulsionnaires, regardaient, non sans un vif intérêt, le baquet, les tringles et le couvercle.

À peine Jeanne eût-elle vu le visage de la plus âgée des deux dames, qu'elle poussa un cri à son tour.

—Qu'y a-t-il? demanda celle-ci.

Jeanne arracha vivement son masque.

—Me reconnaissez-vous? dit-elle.

La dame fit et presque aussitôt réprima un mouvement.

—Non, madame, fit-elle avec un certain trouble.

—Eh bien! moi, je vous reconnais, et je vais vous en donner une preuve.

Les deux dames, à cette interpellation, se serrèrent l'une contre l'autre avec effroi.

Jeanne tira de sa poche la boîte au portrait.

—Vous avez oublié cela chez moi, dit-elle.

—Mais quand cela serait, madame, demanda l'aînée, pourquoi tant d'émotion?

—Je suis émue du danger que court ici Votre Majesté.

—Expliquez-vous.

—Oh! pas avant que vous ayez mis ce masque, madame.

Et elle tendit son loup à la reine, qui hésitait, se croyant suffisamment cachée sous sa coiffe.

—De grâce! pas un instant à perdre, continua Jeanne.

—Faites, faites, madame, dit tout bas la seconde femme à la reine.

La reine mit machinalement le masque sur son visage.

—Et maintenant, venez, venez, dit Jeanne.

Et elle entraîna les deux femmes si vivement, qu'elles ne s'arrêtèrent qu'à la porte de la rue, où elles se trouvèrent au bout de quelques secondes.

—Mais enfin, dit la reine en respirant.

—Votre Majesté n'a été vue de personne?

—Je ne crois pas.

—Tant mieux.

—Mais enfin, m'expliquerez-vous...

—Que, pour le moment, Votre Majesté en croie sa fidèle servante quand celle-ci vient de lui dire qu'elle court le plus grand danger.

—Encore, ce danger, quel est-il?

—J'aurai l'honneur de tout dire à Sa Majesté, si elle daigne un jour m'accorder une heure d'audience. Mais la chose est longue; Sa Majesté peut être connue, remarquée.

Et comme elle voyait que la reine manifestait quelque impatience:

—Oh! madame, dit-elle à la princesse de Lamballe, joignez-vous à moi, je vous en supplie, pour obtenir que Sa Majesté parte, et parte à l'instant même.

La princesse fit un geste suppliant.

—Allons, dit la reine, puisque vous le voulez.

Puis, se retournant vers Mme de La Motte.

—Vous m'avez demandé une audience? dit-elle.

—J'aspire à l'honneur de donner à Votre Majesté l'explication de ma conduite.

—Eh bien! rapportez-moi cette boîte et demandez le concierge Laurent; il sera prévenu.

Et, se retournant vers la rue:

Kommen Sie da, Weber[4]! cria-t-elle en allemand.

Un carrosse s'approcha avec rapidité; les deux princesses s'y élancèrent.

Mme de La Motte resta sur la porte jusqu'à ce qu'elle l'eût perdu de vue.

—Oh! dit-elle tout bas, j'ai bien fait de faire ce que j'ai fait; mais pour la suite... réfléchissons.


Chapitre XVIII

Mademoiselle Oliva

Pendant ce temps, l'homme qui avait signalé la prétendue reine aux regards des assistants frappait sur l'épaule d'un des spectateurs à l'œil avide, à l'habit râpé.

—Pour vous qui êtes journaliste, dit-il, le beau sujet d'article!

—Comment cela?

—En voulez-vous le sommaire?

—Volontiers.

—Le voici: «Du danger qu'il y a de naître sujet d'un pays dont le roi est gouverné par la reine, laquelle reine aime les crises.»

Le gazetier se mit à rire.

—Et la Bastille? dit-il.

—Allons donc! Est-ce qu'il n'y a pas les anagrammes, à l'aide desquelles on évite tous les censeurs royaux? Je vous demande un peu si jamais un censeur vous interdira de raconter l'histoire du prince Silou et de la princesse Etteniotna, souveraine de Narfec? Hein! qu'en dites-vous?

—Oh! oui, s'écria le gazetier enflammé, l'idée est admirable.

—Et je vous prie de croire qu'un chapitre intitulé: Les crises de la princesse Etteniotna chez le fakir Remsem obtiendrait un joli succès dans les salons.

—Je le crois comme vous.

—Allez donc, et rédigez-nous cela de votre meilleure encre.

Le gazetier serra la main de l'inconnu.

—Vous enverrai-je quelques numéros? dit-il; je le ferai avec bien du plaisir, s'il vous plaît de me dire votre nom.

—Certes, oui! L'idée me ravit, et exécutée par vous, elle gagnera cent pour cent. À combien tirez-vous ordinairement vos petits pamphlets?

—Deux mille.

—Rendez-moi donc un service?

—Volontiers.

—Prenez ces cinquante louis et faites tirer à six mille.

—Comment! monsieur; oh! mais vous me comblez... Que je sache au moins le nom d'un si généreux protecteur des lettres.

—Je vous le dirai en faisant prendre chez vous un millier d'exemplaires à deux livres la pièce, dans huit jours, n'est-ce pas?

—J'y travaillerai jour et nuit, monsieur.

—Et que ce soit divertissant.

—À faire rire aux larmes tout Paris, excepté une personne.

—Qui pleurera jusqu'au sang, n'est-ce pas?

—Oh! monsieur, que vous avez d'esprit!

—Vous êtes bien bon. À propos, datez la publication de Londres.

—Comme toujours.

—Monsieur, je suis bien votre serviteur.

Et le gros inconnu congédia le folliculaire, lequel, ses cinquante louis en poche, s'enfuit léger comme un oiseau de mauvais augure.

L'inconnu demeuré seul, ou plutôt sans compagnon, regarda encore, dans la salle des crises, la jeune femme dont l'extase avait fait place à une prostration absolue, et dont une femme de chambre affectée au service des dames en travail de crise abaissait chastement les jupes un peu indiscrètes.

Il remarqua dans cette délicate beauté des traits fins et voluptueux, la grâce noble de ce sommeil abandonné; puis, revenant sur ses pas:

«Décidément, dit-il, la ressemblance est effrayante. Dieu, qui l'a faite, avait ses desseins; il a condamné d'avance celle de là-bas, à qui celle-ci ressemble.»

Au moment où il achevait de formuler cette pensée menaçante, la jeune femme se souleva lentement du milieu des coussins, et, s'aidant du bras d'un voisin réveillé déjà de l'extase, elle s'occupa de remettre un peu d'ordre dans sa toilette fort compromise.

Elle rougit un peu de voir l'attention que les assistants lui donnaient, répondit avec une politesse coquette aux questions graves et avenantes à la fois de Mesmer; puis, étirant ses bras ronds et ses jolies jambes comme une chatte qui sort du sommeil, elle traversa les trois salons, récoltant, sans en perdre un seul, tous les regards, soit railleurs, soit convoiteurs, soit effarés, que lui envoyaient les assistants.

Mais ce qui la surprit au point de la faire sourire, c'est qu'en passant devant un groupe chuchotant dans un coin du salon, elle essuya, au lieu d'œillades mutines et de propos galants, une bordée de révérences si respectueuses que nul courtisan français n'en eût trouvé de plus guindées et de plus sévères pour saluer sa reine.

Et réellement ce groupe stupéfait et révérencieux avait été composé à la hâte par cet inconnu infatigable qui, caché derrière eux, leur disait à demi voix:

—N'importe, messieurs, n'importe, ce n'est pas moins la reine de France; saluons, saluons bas.

La petite personne, objet de tant de respect, franchit avec une sorte d'inquiétude le dernier vestibule et arriva dans la cour.

Là ses yeux fatigués cherchèrent un fiacre ou une chaise à porteurs: elle ne trouva ni l'un ni l'autre; seulement, au bout d'une minute d'indécision à peu près, lorsqu'elle posait déjà son pied mignon sur le pavé, un grand laquais s'approcha d'elle.

—La voiture de madame! dit-il.

—Mais, répliqua la jeune femme, je n'ai pas de voiture.

—Madame est venue dans un fiacre?

—Oui.

—De la rue Dauphine?

—Oui.

—Je vais ramener madame chez elle.

—Soit, ramenez-moi, dit la petite personne d'un air fort délibéré, sans avoir conservé plus d'une minute l'espèce d'inquiétude que l'imprévu de cette position eût causée à toute autre femme.

Le laquais fit un signe auquel répondit aussitôt un carrosse de bonne apparence, qui vint recevoir la dame au péristyle.

Le laquais releva le marchepied, cria au cocher:

—Rue Dauphine!

Les chevaux partirent avec rapidité; arrivés au Pont-Neuf, la petite dame, qui goûtait fort cette façon d'aller, comme dit La Fontaine, regrettait de ne pas loger au Jardin des Plantes.

La voiture s'arrêta. Le marchepied s'abaissa; déjà le laquais bien appris tendait la main pour recevoir le passe-partout à l'aide duquel rentraient chez eux les habitants des trente mille maisons de Paris qui n'étaient pas des hôtels et qui n'avaient ni concierge ni suisse.

Ce laquais ouvrit donc la porte pour ménager les doigts de la petite dame; puis, au moment où celle-ci pénétrait dans l'allée sombre, il salua et referma la porte.

Le carrosse se remit à rouler et disparut.

—En vérité! s'écria la jeune femme, voilà une agréable aventure. C'est bien galant de la part de M. de Mesmer. Oh! que je suis fatiguée. Il aura prévu cela. C'est un bien grand médecin.

En disant ces mots, elle était arrivée au deuxième étage de la maison, sur un palier commandé par deux portes.

Aussitôt qu'elle eut frappé, une vieille lui ouvrit.

—Oh! bonsoir, mère; le souper est-il prêt?

—Oui, et même il refroidit.

—Est-il là, lui?

—Non, pas encore; mais le monsieur y est.

—Quel monsieur?

—Celui auquel vous avez besoin de parler ce soir.

—Moi!

—Oui, vous.

Ce colloque avait lieu dans une espèce de petite antichambre vitrée, qui séparait le palier d'une grande chambre donnant sur la rue.

Au travers du vitrage, on voyait distinctement la lampe qui éclairait cette chambre, dont l'aspect était, sinon satisfaisant, du moins supportable.

De vieux rideaux, d'une soie jaune, que le temps avait veinés et blanchis par places, quelques chaises de velours d'Utrecht vert à côtes, et un grand chiffonnier à douze tiroirs, en marqueterie, un vieux sofa jaune, telles étaient les magnificences de l'appartement.

Elle ne reconnut pas cet homme, mais nos lecteurs le reconnaîtront bien; c'était celui qui avait ameuté les curieux sur le passage de la prétendue reine, l'homme aux cinquante louis donnés pour le pamphlet.

Un cartel meublait la cheminée, flanqué de deux potiches bleu-Japon visiblement fêlées.

La jeune femme ouvrit brusquement la porte vitrée et vint jusqu'au sofa, sur lequel elle vit assis fort tranquillement un homme d'une bonne mine, gras plutôt que maigre, qui jouait d'une fort belle main blanche avec un très riche jabot de dentelle.

La jeune femme n'eut pas le temps de commencer l'entretien.

Ce singulier personnage fit une espèce de salut, moitié mouvement, moitié inclination, et attachant sur son hôtesse un regard brillant et plein de bienveillance:

—Je sais, dit-il, ce que vous allez me demander; mais je vous répondrai mieux en vous questionnant moi-même. Vous êtes Mlle Oliva?

—Oui, monsieur.

—Charmante femme très nerveuse et très éprise du système de M. Mesmer.

—J'arrive de chez lui.

—Fort bien! cela ne vous explique pas, à ce que me disent vos beaux yeux, pourquoi vous me trouvez sur votre sofa, et voilà ce que vous désirez plus particulièrement connaître?

—Vous avez deviné juste, monsieur.

—Voulez-vous me faire la grâce de vous asseoir; si vous restiez debout, je serais forcé de me lever aussi; alors nous ne causerions plus commodément.

—Vous pouvez vous flatter d'avoir des manières fort extraordinaires, répliqua la jeune femme que nous appellerons désormais Mlle Oliva, puisqu'elle daignait répondre à ce nom.

—Mademoiselle, je vous ai vue tout à l'heure chez M. Mesmer; je vous ai trouvée telle que je vous souhaitais.

—Monsieur!

—Oh! ne vous alarmez pas, mademoiselle; je ne vous dis pas que je vous ai trouvée charmante; non, cela vous ferait l'effet d'une déclaration d'amour, et telle n'est pas mon intention. Ne vous reculez pas, je vous prie, vous allez me forcer de crier comme un sourd.

—Que voulez-vous, alors? fit naïvement Oliva.

—Je sais, continua l'inconnu, que vous êtes habituée à vous entendre dire que vous êtes belle; moi, je le pense; d'ailleurs, j'ai autre chose à vous proposer.

—Monsieur, en vérité, vous me parlez sur un ton...

—Ne vous effarouchez donc pas avant de m'avoir entendu... Est-ce qu'il y a quelqu'un de caché, ici?

—Personne n'est caché, monsieur, mais enfin...

—Alors, si personne n'est caché, ne nous gênons pas pour parier... Que diriez-vous d'une petite association entre nous?

—Une association... Vous voyez bien...

—Voilà encore que vous confondez. Je ne vous dis pas liaison, je vous dis association. Je ne vous dis pas amour, je vous dis affaires.

—Quelle sorte d'affaires? demanda Oliva, dont la curiosité se trahissait par un véritable ébahissement.

—Qu'est-ce que vous faites toute la journée?

—Mais...

—Ne craignez point; je ne suis point pour vous blâmer; dites-moi ce qu'il vous plaira.

—Je ne fais rien, ou du moins je fais le moins possible.

—Vous êtes paresseuse.

—Oh!

—Très bien.

—Ah! vous dites très bien.

—Sans doute. Qu'est-ce que cela me fait, à moi, que vous soyez paresseuse? Aimez-vous à vous promener?

—Beaucoup.

—À courir les spectacles, les bals?

—Toujours.

—À bien vivre?

—Surtout.

—Si je vous donnais vingt-cinq louis par mois, me refuseriez-vous?

—Monsieur!

—Ma chère demoiselle Oliva, voilà que vous recommencez à douter. Il était pourtant convenu que vous ne vous effaroucheriez pas. J'ai dit vingt cinq louis comme j'aurais dit cinquante.

—J'aimerais mieux cinquante que vingt-cinq; mais ce que j'aime encore mieux que cinquante, c'est le droit de choisir mon amant.

—Morbleu! je vous ai déjà dit que je ne voulais pas être votre amant. Tenez-vous donc l'esprit en repos.

—Alors, morbleu! aussi, que voulez-vous que je fasse pour gagner vos cinquante louis?

—Avons-nous dit cinquante?

—Oui.

—Soit, cinquante. Vous me recevrez chez vous, vous ferez le meilleur visage possible, vous me donnerez le bras quand je le désirerai, vous m'attendrez où je vous dirai de m'attendre.

—Mais j'ai un amant, monsieur.

—Eh bien! après?

—Comment, après?

—Oui... chassez-le, pardieu!

—Oh! l'on ne chasse pas Beausire comme on veut.

—Voulez-vous que je vous y aide?

—Non, je l'aime.

—Oh!

—Un peu.

—C'est précisément trop.

—C'est comme cela.

—Alors, passe pour le Beausire.

—Vous êtes commode, monsieur.

—À charge de revanche; les conditions vous vont-elles?

—Elles me vont si vous me les avez dites au complet.

—Écoutez donc, ma chère, j'ai dit tout ce que j'ai à dire pour le moment.

—Parole d'honneur?

—Parole d'honneur! Mais, cependant, vous comprenez une chose...

—Laquelle?

—C'est que si, par hasard, j'avais besoin que vous fussiez réellement ma maîtresse...

—Ah! voyez-vous. On n'a jamais besoin de cela, monsieur.

—Mais de le paraître.

—Oh! pour cela, passe encore.

—Eh bien! c'est dit.

—Tope.

—Voici le premier mois d'avance.

Il lui tendit un rouleau de cinquante louis, sans même effleurer le bout de ses doigts. Et, comme elle hésitait, il le lui glissa dans la poche de sa robe, sans même frôler de la main cette hanche si ronde et si mobile que les fins gourmets de l'Espagne ne l'eussent pas dédaignée comme lui.

À peine l'or avait-il touché le fond de la poche, que deux coups secs, frappés à la porte de la rue, firent bondir Oliva vers la fenêtre.

—Bon Dieu! s'écria-t-elle, sauvez-vous vite, c'est lui.

—Lui. Qui?

—Beausire... mon amant... Remuez-vous donc, monsieur.

—Ah! ma foi! tant pis!

—Comment, tant pis! Mais il va vous mettre en pièces.

—Bah!

—Entendez-vous comme il frappe; il va enfoncer la porte.

—Faites-lui ouvrir. Que diable! aussi, pourquoi ne lui donnez-vous pas de passe-partout?

Et l'inconnu s'étendit sur le sofa en disant tout bas:

—Il faut que je voie ce drôle et que je le juge.

Les coups continuaient, ils s'entrecoupaient d'affreux jurons qui montaient bien plus haut que le deuxième étage.

—Allez, mère, allez ouvrir, dit Oliva toute furieuse. Et quant à vous, monsieur, tant pis s'il vous arrive un malheur.

—Comme vous dites, tant pis! répliqua l'impassible inconnu sans bouger du sofa.

Oliva écoutait, palpitante, sur le palier.


Chapitre XIX

M. Beausire

Oliva se jeta au-devant d'un homme furieux qui, les deux mains étendues, le visage pâle, les habits en désordre, faisait invasion dans l'appartement en poussant de rauques imprécations.

—Beausire! voyons! Beausire, dit-elle d'une voix qui n'était pas assez épouvantée pour faire tort au courage de cette femme.

—Lâchez-moi! cria le nouveau venu en se débarrassant avec brutalité des étreintes d'Oliva.

Et il se mit à continuer sur un ton progressif:

—Ah! c'est parce qu'il y avait ici un homme qu'on ne m'ouvrait pas la porte! Ah! ah!

L'inconnu, nous le savons, était demeuré sur le sofa dans une attitude calme et immobile, que M. Beausire dut prendre peur de l'indécision ou même de l'effroi.

Il arriva en face de l'homme avec des grincements de dents de mauvais augure.

—Je suppose que vous me répondrez, monsieur?

—Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise, mon cher monsieur Beausire? répliqua l'inconnu.

—Que faites-vous ici? et d'abord qui êtes-vous?

—Je suis un homme très tranquille à qui vous faites des yeux effrayants, et puis je causais avec madame en tout bien tout honneur.

—Mais oui, certainement, murmura Oliva, en tout bien tout honneur.

—Tâchez de vous taire, vous, vociféra Beausire.

—Là, là! dit l'inconnu, ne rudoyez pas ainsi madame qui est parfaitement innocente; et si vous avez de la mauvaise humeur...

—Oui, j'en ai.

—Il aura perdu au jeu, dit à demi-voix Oliva.

—Je suis dépouillé, mort de tous les diables! hurla Beausire.

—Et vous ne seriez pas fâché de dépouiller un peu quelqu'un, dit en riant l'inconnu; cela se conçoit, cher monsieur Beausire.

—Trêve de mauvaises plaisanteries, vous! et faites-moi le plaisir de déguerpir d'ici.

—Oh! monsieur Beausire, de l'indulgence!

—Mort de tous les diables de l'enfer! levez-vous et partez, ou je brise le sofa et tout ce qu'il y a dessus.

—Vous ne m'aviez pas dit, mademoiselle, que M. Beausire avait de ces lunes rousses. Tudieu! quelle férocité!

Beausire, exaspéré, fit un grand mouvement de comédie, et, pour tirer l'épée, décrivit avec ses bras et la lame un cercle d'au moins dix pieds de circonférence.

—Encore un coup, dit-il, levez-vous, ou sinon je vous cloue sur le dossier.

—En vérité, on n'est pas plus désagréable, répondit l'inconnu en faisant doucement, et de sa seule main gauche, sortir du fourreau la petite épée qu'il avait mise en verrou, derrière lui, sur le sofa.

Oliva poussa des cris perçants.

—Ah! mademoiselle, mademoiselle, taisez-vous, dit l'homme tranquille qui avait enfin l'épée au poing sans s'être levé de son siège; taisez-vous, car il arrivera deux choses: la première, c'est que vous étourdirez M. Beausire et qu'il se fera embrocher; la seconde, c'est que le guet montera, vous frappera, et vous mènera droit à Saint-Lazare.

Oliva remplaça les cris par une pantomime des plus expressives.

Ce spectacle était curieux. D'un côté, M. Beausire débraillé, aviné, tremblant de rage, bourrait de coups droits sans portée, sans tactique, à un adversaire impénétrable.

De l'autre, un homme assis sur le sofa, une main le long du genou, l'autre armée, parant avec agilité, sans secousses, et riant de façon à épouvanter Saint-Georges lui-même.

L'épée de Beausire n'avait pu, un seul instant, garder la ligne, ballottée qu'elle était toujours par les parades de l'adversaire.

Beausire commençait à se fatiguer, à souffler, mais la colère avait fait place à une terreur involontaire; il réfléchissait que si cette épée complaisante voulait s'allonger, se fendre dans un dégagement, c'en était fait de lui, Beausire. L'incertitude le prit, il rompit et ne donna plus que sur le faible de l'épée de l'adversaire. Celui-ci le prit vigoureusement en tierce, lui enleva l'épée de la main, et la fit voler comme une plume.

L'épée fila par la chambre, traversa une vitre de la fenêtre et disparut au dehors.

Beausire ne savait plus quelle contenance garder.

—Eh! monsieur Beausire, dit l'inconnu, prenez donc garde, si votre épée tombe par la pointe, et qu'il passe quelqu'un dessous, voilà un homme mort!

Beausire, rappelé à lui, courut à la porte et se précipita par les montées pour rattraper son arme et prévenir un malheur qui l'eût brouillé avec la police.

Pendant ce temps, Oliva saisit la main du vainqueur et lui dit:

—Oh! monsieur, vous êtes très brave; mais M. Beausire est traître, et puis vous me compromettrez en restant; lorsque vous serez parti, certainement il me battra.

—Je reste alors.

—Non, non, par grâce; quand il me bat, je le bats aussi, et je suis toujours la plus forte; mais c'est parce que je n'ai rien à ménager. Retirez-vous, je vous prie.

—Faites donc bien attention à une chose, ma toute belle; c'est que si je pars, je le trouverai en bas ou me guettant dans l'escalier; on se rebattra; sur un escalier on ne pare pas toujours double contre de quarte, double contre de tierce et demi-cercle, comme sur un canapé.

—Alors?

—Alors, je tuerai maître Beausire ou il me tuera.

—Grand Dieu! c'est vrai; nous aurions un bel esclandre dans la maison.

—C'est à éviter; donc, je reste.

—Pour l'amour du Ciel! sortez: vous monterez à l'étage supérieur jusqu'à ce qu'il soit rentré. Lui, croyant vous retrouver ici, ne cherchera nulle part. Une fois qu'il aura mis le pied dans l'appartement, vous m'entendrez fermer la porte à double tour. C'est moi qui aurai emprisonné mon homme et mis la clef dans ma poche. Prenez alors votre retraite pendant que je me battrai courageusement pour occuper le temps.

—Vous êtes une charmante fille; au revoir.

—Au revoir! quand cela?

—Cette nuit, s'il vous plaît.

—Comment! cette nuit! Êtes-vous fou?

—Pardi! oui, cette nuit. Est-ce qu'il n'y a pas bal à l'Opéra, ce soir?

—Songez donc qu'il est déjà minuit.

—Je le sais bien, mais que m'importe?

—Il faut des dominos.

—Beausire en ira chercher, si vous avez su le battre.

—Vous avez raison, dit Oliva en riant.

—Et voilà dix louis pour les costumes, dit l'inconnu en riant aussi.

—Adieu! adieu! Merci!

Et elle le poussa vers le palier.

—Bon! il referme la porte d'en bas, dit l'inconnu.

—Ce n'est qu'un pêne et un verrou à l'intérieur. Adieu! Il monte.

—Mais si par hasard vous étiez battue, vous, comment me le ferez-vous dire?

Elle réfléchit.

—Vous devez avoir des valets? dit-elle.

—Oui, j'en mettrai un sous vos fenêtres.

—Très bien, et il regardera en l'air jusqu'à ce qu'il lui tombe un petit billet sur le nez.

—Soit. Adieu.

L'inconnu monta aux étages supérieurs. Rien n'était plus facile, l'escalier était sombre, et Oliva, en interpellant à haute voix Beausire, couvrait le bruit des pas de son nouveau complice.

—Arriverez-vous, enragé! criait-elle à Beausire, qui ne remontait pas sans faire de sérieuses réflexions sur la supériorité morale et physique de cet intrus, si insolemment emménagé dans le domicile d'autrui.

Il parvint cependant à l'étage où l'attendait Oliva. Il avait l'épée au fourreau, il ruminait un discours.

Oliva le prit par les épaules, le poussa dans l'antichambre, et referma la porte à double tour comme elle l'avait promis.

L'inconnu, en se retirant, put entendre le commencement d'une lutte dans laquelle brillaient par leur son éclatant, comme des cuivres dans l'orchestre, ces sortes de horions qui s'appellent vulgairement et par onomatopée des claques.

Aux claques se mêlaient des cris et des reproches. La voix de Beausire tonnait, celle d'Oliva étonnait. Qu'on nous passe ce mauvais jeu de mots, car il rend au complet notre idée.

«En effet, disait l'inconnu en s'éloignant, on n'eût jamais pu croire que cette femme, si stupéfiée tout à l'heure par l'arrivée du maître, possédât une pareille faculté de résistance.»

L'inconnu ne perdit pas de temps à suivre la fin de la scène.

«Il y a trop de chaleur au début, dit-il, pour que le dénouement soit éloigné.»

Il tourna l'angle de la petite rue d'Anjou-Dauphine, dans laquelle il trouva son carrosse qui l'attendait, et qui s'était remisé à reculons dans cette ruelle.

Il dit un mot à un de ses gens, qui se détacha, vint prendre position en face des fenêtres d'Oliva, et se blottit dans l'ombre épaisse d'une petite arcade surplombant l'allée d'une maison antique.

Ainsi placé, l'homme, qui voyait les fenêtres éclairées, put juger par la mobilité des silhouettes de tout ce qui se passait dans l'intérieur.

Ces images, d'abord très agitées, finirent par se calmer un peu. Enfin, il n'en resta plus qu'une.


Chapitre XX

L'or

D'abord, Beausire avait été surpris de voir fermer cette porte au verrou.

Ensuite surpris d'entendre crier si haut Mlle Oliva.

Enfin, plus surpris encore d'entrer dans la chambre et de n'y plus trouver son farouche rival.

Perquisitions, menaces, appel, puisque l'homme se cachait, c'est qu'il avait peur; s'il avait peur, c'est que Beausire triomphait.

Oliva le força de cesser ses recherches et de répondre à ses interrogations.

Beausire, un peu rudoyé, prit le haut ton à son tour.

Oliva, qui savait ne plus être coupable, puisque le corps du délit avait disparu, Quia corpus delicti aberat, comme dit le texte; Oliva cria si haut que, pour la faire taire, Beausire lui appliqua la main sur la bouche, ou voulut la lui appliquer.

Mais il se trompa; Oliva comprit autrement le geste tout persuasif et conciliateur de Beausire. À cette main rapide qui se dirigeait vers son visage, elle opposa une main aussi adroite, aussi légère que l'était naguère l'épée de l'inconnu.

Cette main para quarte et tierce subitement et se porta en avant, à fond, et frappa sur la joue de Beausire.

Beausire riposta par une flanconade de la main droite un coup qui abattit les deux mains d'Oliva, et lui fit rougir la joue gauche avec un bruit scandaleux.

C'était le passage de la conversation qu'avait saisi l'inconnu au moment de son départ.

Une explication commencée de la sorte amène vite, disons-nous, un dénouement; toutefois, un dénouement, si bon qu'il soit à présenter, a besoin, pour être dramatique, d'une foule de préparations.

Oliva répondit au soufflet de Beausire par un projectile lourd et dangereux: une cruche de faïence; Beausire riposta au projectile par le moulinet d'une canne, qui brisa plusieurs tasses, écorna une bougie et finit par rencontrer l'épaule de la jeune femme.

Celle-ci, furieuse, bondit sur Beausire et l'étreignit au gosier. Force fut au malheureux Beausire de saisir ce qu'il put trouver de la menaçante Oliva.

Il déchira une robe. Oliva, sensible à cet affront et à cette perte, lâcha prise et envoya Beausire rouler au milieu de la chambre. Il se releva écumant.

Mais comme la valeur d'un ennemi se mesure sur la défense, et que la défense se fait toujours respecter, même du vainqueur, Beausire, qui avait conçu beaucoup de respect pour Oliva, reprit la conversation verbale où il l'avait laissée.

—Vous êtes, dit-il, une méchante créature; vous me ruinez.

—C'est vous qui me ruinez, dit Oliva.

—Oh! je la ruine. Elle n'a rien.

—Dites que je n'ai plus rien. Dites que vous avez vendu et mangé, bu ou joué tout ce que j'avais.

—Et vous osez me reprocher ma pauvreté.

—Pourquoi êtes-vous pauvre? C'est un vice.

—Je vous corrigerai de tous les vôtres d'un seul coup.

—En me battant?

Et Oliva brandit une pincette fort lourde dont l'aspect fit reculer Beausire.

—Il ne vous manquait plus, dit-il, que de prendre des amants.

—Et vous, comment appelez-vous toutes ces misérables qui s'asseyent à vos côtés dans les tripots où vous passez vos jours et vos nuits?

—Je joue pour vivre.

—Et vous y réussissez joliment; nous mourons de faim; charmante industrie, ma foi!

—Et vous, avec la vôtre, vous êtes forcée de pleurer quand on vous déchire une robe, parce que vous n'avez pas le moyen d'en acheter une autre. Belle industrie, pardieu!

—Meilleure que la vôtre! s'écria Oliva furieuse, et en voici la preuve!

Et elle saisit dans sa poche une poignée d'or qu'elle jeta tout au travers de la chambre.

Les louis se mirent à rouler sur leurs disques et à trembler sur leurs faces, les uns se cachant sous les meubles, les autres continuant leurs évolutions sonores jusque sous les portes. Les autres enfin, s'arrêtaient à plat, fatigués, et faisant reluire leurs effigies comme des paillettes de feu.

Lorsque Beausire entendit cette pluie métallique tinter sur le bois des meubles et sur le carreau de la chambre, il fut saisi comme d'un vertige, nous devrions plutôt dire comme d'un remords.

—Des louis, des doubles louis! s'écria-t-il atterré.

Oliva tenait dans sa main une autre poignée de ce métal. Elle le lança dans le visage et les mains ouvertes de Beausire, qui en fut aveuglé.

—Oh! oh! fit-il encore. Est-elle riche, cette Oliva!

—Voilà ce que me rapporte mon industrie, répliqua cyniquement la créature en repoussant à la fois d'un grand coup de sa mule, et l'or qui jonchait le plancher, et Beausire qui s'agenouillait pour ramasser l'or.

—Seize, dix-sept, dix-huit, disait Beausire pantelant de joie.

—Misérable, grommela Oliva.

—Dix-neuf, vingt et un, vingt-deux.

—Lâche.

—Vingt-trois, vingt-quatre, vingt-six.

—Infâme.

Soit qu'il eût entendu, soit qu'il eût rougi sans entendre, Beausire se releva.

—Ainsi, dit-il, d'un ton si sérieux que rien ne pouvait en égaler le comique, ainsi, mademoiselle, vous faisiez des économies en me privant du nécessaire?

Oliva, confondue, ne trouva rien à répondre.

—Ainsi, continua le drôle, vous me laissez courir avec des bas fanés, avec un chapeau roux, avec des doublures sciées et éventrées, tandis que vous gardez des louis dans votre cassette. D'où viennent ces louis? de la vente que je fis de mes hardes en associant ma triste destinée à la vôtre.

—Coquin! murmura tout bas Oliva.

Et elle lui lança un regard plein de mépris. Il ne s'en effaroucha pas.

—Je vous pardonne, dit-il, non pas votre avarice, mais votre économie.

—Et vous vouliez me tuer tout à l'heure!

—J'avais raison tout à l'heure, j'aurais tort à présent.

—Pourquoi, s'il vous plaît?

—Parce qu'à présent, vous êtes une vraie ménagère, vous rapportez au ménage.

—Je vous dis que vous êtes un misérable.

—Ma petite Oliva!

—Et que vous allez me rendre cet or.

—Oh! ma chérie!

—Vous allez me le rendre, sinon je vous passe votre épée au travers du corps.

—Oliva!

—C'est oui ou non?

—C'est non, Oliva; je ne consentirai jamais que tu me traverses le corps.

—Ne remuez pas, ou vous être traversé. L'argent.

—Donne-le-moi.

—Ah! lâche! ah! créature avilie! vous mendiez, vous sollicitez les bienfaits de ma mauvaise conduite! Ah! voilà ce qu'on appelle un homme! je vous ai toujours méprisés, tous méprisés, entendez-vous? plus encore celui qui donne que celui qui reçoit.

—Celui qui donne, repartit gravement Beausire, peut donner, il est heureux. Moi aussi, je vous ai donné, Nicole.

—Je ne veux pas qu'on m'appelle Nicole.

—Pardon, Oliva. Je disais donc que je vous avais donné lorsque je pouvais.

—Belles largesses! des boucles d'argent, six louis d'or, deux robes de soie, trois mouchoirs brodés.

—C'est beaucoup pour un soldat.

—Taisez-vous; ces boucles, vous les aviez volées à quelque autre pour me les offrir; ces louis d'or, on vous les avait prêtés, vous ne les avez jamais rendus; les robes de soie...

—Oliva! Oliva!

—Rendez-moi mon argent.

—Que veux-tu en retour?

—Le double.

—Eh bien! soit, dit le coquin avec gravité. Je vais aller jouer rue de Bussy; je te rapporte, non pas le double, mais le quintuple.

Il fit deux pas vers la porte. Elle le saisit par la basque de son habit trop mûr.

—Allons, bien! fit-il, l'habit est déchiré.

—Tant mieux, vous en aurez un neuf.

—Six louis! Oliva, six louis. Heureusement que, rue de Bussy, les banquiers et les pontes ne sont pas rigoureux sur l'article de la toilette.

Oliva saisit tranquillement l'autre basque de l'habit et l'arracha. Beausire devint furieux.

—Mort de tous les diables! s'écria-t-il, tu vas te faire tuer. Voilà-t-il pas que la drôlesse me déshabille. Je ne puis plus sortir d'ici, moi.

—Au contraire, vous allez sortir tout de suite.

—Ce serait curieux, sans habit.

—Vous mettrez la redingote d'hiver.

—Trouée, rapiécée!

—Vous ne la mettrez pas, si cela vous plaît mieux, mais vous sortirez.

—Jamais.

Oliva prit dans sa poche ce qui lui restait d'or, une quarantaine de louis environ, et les fit sauter entre ses deux mains rassemblées.

Beausire faillit devenir fou; il s'agenouilla encore une fois.

—Ordonne, dit-il, ordonne.

—Vous allez courir au Capucin-Magique, rue de Seine, on y vend des dominos pour le bal masqué.

—Eh bien?

—Vous m'en achèterez un complet, masque et bas pareils.

—Bon.

—Pour vous, un noir; pour moi, un blanc de satin.

—Oui.

—Et je ne vous donne que vingt minutes pour cela.

—Nous allons au bal?

—Au bal.

—Et tu me conduis au boulevard souper?

—Certes; mais à une condition.

—Laquelle?

—Si vous êtes obéissant.

—Oh! toujours, toujours.

—Allons donc, montrez votre zèle.

—Je cours.

—Comment, vous n'êtes pas encore parti?

—Mais la dépense...

—Vous avez vingt-cinq louis.

—Comment, j'ai vingt-cinq louis! Et où prenez-vous cela?

—Mais ceux que vous avez ramassés.

—Oliva, Oliva, ce n'est pas bien.

—Que voulez-vous dire?

—Oliva, vous me les aviez donnés.

—Je ne dis pas que vous ne les aurez pas; mais si je vous les donnais à présent, vous ne reviendriez pas. Allez donc, et revenez vite.

—Elle a, pardieu! raison, dit le coquin un peu confus. C'était mon intention de ne pas revenir.

—Vingt-cinq minutes, entendez-vous? cria-t-elle.

—J'obéis.

C'est à ce moment que le valet placé en embuscade dans la niche située en face des fenêtres vit un des deux interlocuteurs disparaître.

C'était M. Beausire, lequel sortit avec un habit sans basque, derrière lequel l'épée se balançait insolemment, tandis que la chemise boursouflait sous la veste comme au temps de Louis XIII.

Tandis que le vaurien gagnait du côté de la rue de Seine, Oliva écrivit rapidement sur un papier ces mots, qui résumaient tout l'épisode:

«La paix est signée, le partage est fait, le bal adopté. À deux heures, nous serons à l'Opéra. J'aurai un domino blanc, et sur l'épaule gauche un ruban de soie bleue.»

Oliva roula le papier autour d'un débris de la cruche de faïence, aventura la tête par la fenêtre, et jeta le billet dans la rue.

Le valet fondit sur sa proie, la ramassa et s'enfuit.

Il est à peu près certain que M. Beausire ne resta pas plus de trente minutes à revenir, suivi de deux garçons tailleurs qui apportaient, au prix de dix-huit louis, deux dominos d'un goût exquis, comme on les faisait au Capucin-Magique, chez le bon faiseur, fournisseur de Sa Majesté la reine et des dames d'honneur.


Chapitre XXI

La petite maison

Nous avons laissé Mme de La Motte sur la porte de l'hôtel, suivant des yeux la voiture de la reine, qui disparaissait rapidement.

Quand sa forme cessa d'être visible, quand son roulement cessa d'être distinct, Jeanne remonta à son tour dans sa remise, et rentra chez elle pour prendre un domino et un autre masque, et pour voir en même temps si rien de nouveau ne s'était passé à son domicile.

Mme de La Motte s'était promis, pour cette bienheureuse nuit, un rafraîchissement à toutes les émotions du jour. Elle avait résolu, une fois, en femme forte qu'elle était, de faire le garçon, comme on dit vulgairement ou expressivement, et de s'en aller en conséquence respirer toute seule les délices de l'imprévu.

Mais un contretemps l'attendait au premier pas qu'elle faisait dans cette route si séduisante pour les imaginations vives et longtemps contenues.

En effet, un grison l'attendait chez le concierge.

Ce grison appartenait à M. le prince de Rohan, et était porteur, de la part de Son Éminence, d'un billet conçu en ces termes:

«Madame la comtesse,

«Vous n'avez pas oublié sans doute que nous avons des affaires à régler ensemble. Peut-être avez-vous la mémoire brève; moi je n'oublie jamais ce qui m'a plu.

«J'ai l'honneur de vous attendre là où le porteur vous conduira, si vous le voulez bien.»

La lettre était signée de la croix pastorale.

Mme de La Motte, d'abord contrariée de ce contretemps, réfléchit un instant et prit son parti avec cette rapidité de décision qui la caractérisait.

—Montez avec mon cocher, dit-elle au grison, ou donnez-lui l'adresse.

Le grison monta avec le cocher, Mme de La Motte dans la voiture.

Dix minutes suffirent pour mener la comtesse à l'entrée du faubourg Saint-Antoine, dans un renfoncement nouvellement aplani, où de grands arbres, vieux comme le faubourg lui-même, cachaient à tous les yeux une de ces jolies maisons bâties sous Louis XV, avec le goût extérieur du XVIème siècle et le confort incomparable du XVIIIème.

—Oh! oh! une petite maison, murmura la comtesse: c'est bien naturel de la part d'un grand prince, mais bien humiliant pour une Valois. Enfin!

Ce mot, dont la résignation a fait un soupir ou l'impatience une exclamation, décelait tout ce qui sommeillait de dévorante ambition et de folle convoitise dans son esprit.

Mais elle n'eut pas plutôt dépassé le seuil de l'hôtel que sa résolution était prise.

On la mena de chambre en chambre, c'est-à-dire de surprises en surprises, jusqu'à une petite salle à manger du goût le plus exquis.

Elle y trouva le cardinal seul et l'attendant.

Son Éminence feuilletait des brochures qui ressemblaient fort à une collection de ces pamphlets qui pleuvaient par milliers à cette époque, quand le vent venait d'Angleterre ou de la Hollande.

À sa vue, il se leva.

—Ah! vous voici; merci, madame la comtesse, dit-il.

Et il s'approcha pour lui baiser la main.

La comtesse recula d'un air dédaigneux et blessé.

—Quoi donc! fit le cardinal, et qu'avez-vous, madame?

—Vous n'êtes pas accoutumé, n'est-ce pas, monseigneur, à voir une pareille figure aux femmes à qui Votre Éminence fait l'honneur de les appeler ici?

—Oh! madame la comtesse.

—Nous sommes dans votre petite maison, n'est-ce pas, monseigneur? dit la comtesse en jetant autour d'elle un regard dédaigneux.

—Mais, madame...

—J'espérais, monseigneur, que Votre Éminence daignerait se rappeler dans quelle condition je suis née. J'espérais que Votre Éminence daignerait se souvenir que si Dieu m'a faite pauvre, il m'a laissé au moins l'orgueil de mon rang.

—Allons, allons, comtesse, je vous avais prise pour une femme d'esprit, dit le cardinal.

—Vous appelez femme d'esprit, à ce qu'il paraît, monseigneur, toute femme indifférente, qui rit à tout, même au déshonneur; à ces femmes, j'en demande pardon à Votre Éminence, j'ai pris l'habitude, moi, de donner un autre nom.

—Non pas, comtesse, vous vous trompez: j'appelle femme d'esprit toute femme qui écoute quand on lui parle ou qui ne parle pas avant d'avoir écouté.

—J'écoute, voyons.

—J'avais à vous entretenir d'objets sérieux.

—Et vous m'avez fait venir pour cela dans une salle à manger?

—Mais, oui; eussiez-vous mieux aimé que je vous attendisse dans un boudoir, comtesse?

—La distinction est délicate.

—Je le crois ainsi, comtesse.

—Ainsi, il ne s'agit que de souper avec monseigneur?

—Pas autre chose.

—Que Votre Éminence soit persuadée que je ressens cet honneur comme je le dois.

—Vous raillez, comtesse?

—Non, je ris.

—Vous riez?

—Oui. Aimez-vous mieux que je me fâche? Ah! vous êtes d'humeur difficile, monseigneur, à ce qu'il paraît.

—Oh! vous êtes charmante quand vous riez, et je ne demanderais rien de mieux que de vous voir rire toujours. Mais vous ne riez pas en ce moment. Oh! non, non; il y a de la colère derrière ces belles lèvres qui montrent les dents.

—Pas le moins du monde, monseigneur, et la salle à manger me rassure.

—À la bonne heure!

—Et j'espère que vous y souperez bien.

—Comment, que j'y souperai bien. Et vous?

—Moi, je n'ai pas faim.

—Comment, madame, vous me refusez à souper?

—Plaît-il?

—Vous me chassez?

—Je ne vous comprends pas, monseigneur.

—Écoutez, chère comtesse.

—J'écoute.

—Si vous étiez moins courroucée, je vous dirais que vous avez beau faire, vous ne pouvez pas vous empêcher d'être charmante; mais, comme à chaque compliment je crains d'être congédié, je m'abstiens.

—Vous craignez d'être congédié! En vérité, monseigneur, j'en demande pardon à Votre Éminence, mais vous devenez inintelligible.

—C'est pourtant limpide, ce qui se passe.

—Excusez mon éblouissement, monseigneur.

—Eh bien! l'autre jour, vous m'avez reçu avec beaucoup de gêne; vous trouviez que vous étiez logée d'une façon peu convenable pour une personne de votre rang et de votre nom. Cela m'a forcé d'abréger ma visite; cela, en outre, vous a rendue un peu froide avec moi. J'ai pensé alors que vous remettre dans votre milieu, dans vos conditions de vivre, c'était rendre l'air à l'oiseau que le physicien place sous la machine pneumatique.

—Et alors? demanda la comtesse avec anxiété, car elle commençait à comprendre.

—Alors, belle comtesse, pour que vous puissiez me recevoir avec franchise, pour que, de mon côté, je puisse venir vous visiter sans me compromettre, ou vous compromettre vous-même...

Le cardinal regardait fixement la comtesse.

—Eh bien? demanda celle-ci.

—Eh bien! j'ai espéré que vous daigneriez accepter cette étroite maison. Vous comprenez, comtesse, je ne dis pas petite maison.

—Accepter, moi? Vous me donnez cette maison, monseigneur? s'écria la comtesse dont le cœur battait à la fois d'orgueil et d'avidité.

—Bien peu de chose, comtesse, trop peu; mais si je vous donnais plus, vous n'eussiez point accepté.

—Oh! ni plus ni moins, monseigneur, dit la comtesse.

—Vous dites, madame?

—Je dis qu'il est impossible que j'accepte un pareil don.

—Impossible! Et pourquoi?

—Mais parce que c'est impossible, tout simplement.

—Oh! ne prononcez pas ce mot-là près de moi, comtesse.

—Pourquoi?

—Parce que je ne veux pas y croire près de vous.

—Monseigneur!...

—Madame, la maison vous appartient, les clefs sont là, sur un plat de vermeil. Je vous traite comme un triomphateur. Voyez-vous encore une humiliation dans cela?

—Non, mais...

—Voyons, acceptez.

—Monseigneur, je vous l'ai dit.

—Comment, madame, vous écrivez aux ministres pour solliciter une pension; vous acceptez cent louis de deux dames inconnues, vous!

—Oh! monseigneur, c'est bien différent. Qui reçoit...

—Qui reçoit oblige, comtesse, dit noblement le prince. Voyez, je vous ai attendue dans votre salle à manger; je n'ai pas même vu le boudoir, ni les salons, ni les chambres: seulement, je suppose qu'il y a tout cela.

—Oh! monseigneur, pardon; car vous me forcez d'avouer qu'il n'existe pas d'homme plus délicat que vous.

Et la comtesse, si longtemps contenue, rougit de plaisir en songeant qu'elle allait pouvoir dire: ma maison.

Puis voyant tout à coup qu'elle se laissait entraîner, à un geste que fit le prince:

—Monseigneur, dit-elle en reculant d'un pas, je prie Votre Éminence de me donner à souper.

Le cardinal ôta un manteau dont il ne s'était pas encore débarrassé, approcha un siège pour la comtesse et, vêtu d'un habit de ville qui lui seyait à merveille, il commença son office de maître d'hôtel.

Le souper se trouva servi en un moment.

Tandis que les laquais pénétraient dans l'antichambre, Jeanne avait replacé un loup sur son visage.

—C'est moi qui devrais me masquer, dit le cardinal, car vous êtes chez vous; car vous êtes au milieu de vos gens; car c'est moi qui suis l'étranger.

Jeanne se mit à rire, mais n'en garda pas moins son masque. Et, malgré le plaisir et la surprise qui l'étouffaient, elle fit honneur au repas.

Le cardinal, nous l'avons déjà dit en plusieurs occasions, était un homme d'un grand cœur et d'un réel esprit.

La longue habitude des cours les plus civilisées de l'Europe, des cours gouvernées par des reines, l'habitude des femmes qui, à cette époque, compliquaient, mais souvent aussi résolvaient toutes les questions de politique; cette expérience, pour ainsi dire transmise par la voie du sang, et multipliée par une étude personnelle; toutes ces qualités, si rares aujourd'hui, déjà rares alors, faisaient du prince un homme extrêmement difficile à pénétrer pour les diplomates ses rivaux et pour les femmes ses maîtresses.

C'est que sa bonne façon et sa haute courtoisie étaient une cuirasse que rien ne pouvait entamer.

Aussi le cardinal se croyait-il bien supérieur à Jeanne. Cette provinciale, bouffie de prétentions, et qui, sous son faux orgueil, n'avait pu lui cacher son avidité, lui paraissait une facile conquête, désirable sans doute à cause de sa beauté, de son esprit, de je ne sais quoi de provocant qui séduit beaucoup plus les hommes blasés que les hommes naïfs. Peut-être, cette fois, le cardinal, plus difficile à pénétrer qu'il n'était pénétrant lui-même, se trompait-il; mais le fait est que Jeanne, belle qu'elle était, ne lui inspirait aucune défiance.

Ce fut la perte de cet homme supérieur. Il ne se fit pas seulement moins fort qu'il n'était, il se fit pygmée; de Marie-Thérèse à Jeanne de La Motte, la différence était trop grande pour qu'un Rohan de cette trempe se donnât la peine de lutter.

Aussi une fois la lutte engagée, Jeanne, qui sentait son infériorité apparente, se garda-t-elle de laisser voir sa supériorité réelle; elle joua toujours la provinciale coquette, elle fit la femmelette pour se conserver un adversaire confiant dans sa force et, par conséquent, faible dans ses attaques.

Le cardinal, qui avait surpris chez elle tous les mouvements qu'elle n'avait pu réprimer, la crut donc enivrée du présent qu'il venait de lui faire; elle l'était effectivement, car le présent était non seulement au-dessus de ses espérances, mais même de ses prétentions.

Seulement, il oubliait que c'était lui qui était au-dessous de l'ambition et de l'orgueil d'une femme telle que Jeanne.

Ce qui dissipa d'ailleurs l'enivrement chez elle, c'est la succession de désirs nouveaux immédiatement substitués aux anciens.

—Allons, dit le cardinal, en versant à la comtesse un verre de vin de Chypre dans une petite coupe de cristal étoilée d'or; allons, puisque vous avez signé votre contrat avec moi, ne me boudez plus, comtesse.

—Vous bouder, oh! non.

—Vous me recevrez donc quelquefois ici sans trop de répugnance?

—Jamais je ne serai assez ingrate pour oublier que vous êtes ici chez vous, monseigneur.

—Chez moi? folie!

—Non, non, chez vous, bien chez vous.

—Ah! si vous me contrariez, prenez garde!

—Eh bien! qu'arrivera-t-il?

—Je vais vous imposer d'autres conditions.

—Ah! prenez garde à votre tour.

—À quoi?

—À tout.

—Dites.

—Je suis chez moi.

—Et...

—Et si je trouve vos conditions déraisonnables, j'appelle mes gens.

Le cardinal se mit à rire.

—Eh bien! vous voyez? dit-elle.

—Je ne vois rien du tout, fit le cardinal.

—Si fait, vous voyez bien que vous vous moquiez de moi!

—Comment cela?

—Vous riez!...

—C'est le moment, ce me semble.

—Oui, c'est le moment, car vous savez bien que si j'appelais mes gens, ils ne viendraient pas.

—Oh! si fait! le diable m'emporte!

—Fi! monseigneur.

—Qu'ai-je donc fait?

—Vous avez juré, monseigneur.

—Je ne suis plus cardinal ici, comtesse; je suis chez vous, c'est-à-dire en bonne fortune.

Et il se mit encore à rire.

«Allons, dit la comtesse en elle-même, décidément, c'est un excellent homme.»

—À propos, fit tout à coup le cardinal, comme si une pensée bien éloignée de son esprit venait d'y rentrer par hasard, que me disiez-vous l'autre jour de ces deux dames de charité, de ces deux Allemandes?

—De ces deux dames au portrait? fit Jeanne qui, ayant vu la reine, arrivait à la parade et se tenait prête à la riposte.

—Oui, de ces dames au portrait.

—Monseigneur, fit Mme de La Motte en regardant le cardinal, vous les connaissez aussi bien et même mieux que moi, je parie.

—Moi? oh! comtesse, vous me faites tort. N'avez-vous point paru désirer savoir qui elles sont?

—Sans doute; et c'est bien naturel de désirer connaître ses bienfaitrices, ce me semble.

—Eh bien! si je savais qui elles sont, vous le sauriez déjà, vous.

—Monsieur le cardinal, ces dames, vous les connaissez, vous dis-je.

—Non.

—Encore un non, et je vous appelle menteur.

—Oh! et moi je me venge de l'insulte.

—Comment, s'il vous plaît?

—En vous embrassant.

—Monsieur l'ambassadeur près la cour de Vienne! monsieur le grand ami de l'impératrice Marie-Thérèse! il me semble, à moins qu'il ne soit guère ressemblant, que vous auriez dû reconnaître le portrait de votre amie.

—Quoi! vraiment, comtesse, c'était le portrait de Marie-Thérèse!

—Oh! faites donc l'ignorant, monsieur le diplomate!

—Eh bien! voyons, quand cela serait, quand j'aurais reconnu l'impératrice Marie-Thérèse, où cela nous mènerait-il?

—Qu'ayant reconnu le portrait de Marie-Thérèse, vous devez bien avoir quelque soupçon des femmes à qui un pareil portrait appartient.

—Mais pourquoi voulez-vous que je sache cela? dit le cardinal, assez inquiet.

—Dame! parce qu'il n'est pas très ordinaire de voir un portrait de mère—car, remarquez bien que ce portrait est portrait de mère et non d'impératrice—en d'autres mains qu'entre les mains...

—Achevez.

—Qu'entre les mains d'une fille...

—La reine! s'écria Louis de Rohan avec une vérité d'intonation qui dupa Jeanne. La reine! Sa Majesté serait venue chez vous!

—Eh! quoi, vous n'aviez pas deviné que c'était elle, monsieur?

—Mon Dieu! non, dit le cardinal d'un ton parfaitement simple; non, il est d'habitude, en Hongrie, que les portraits des princes régnants passent de famille en famille. Ainsi, moi qui vous parle, par exemple, je ne suis ni fils, ni fille, ni même parent de Marie-Thérèse, eh bien! j'ai un portrait d'elle sur moi.

—Sur vous, monseigneur?

—Tenez, dit froidement le cardinal.

Et il tira de sa poche une tabatière qu'il montra à Jeanne, confondue.

—Vous voyez bien, ajouta-t-il, que si j'ai ce portrait, moi qui, comme je vous le disais, n'ai pas l'honneur d'être de la famille impériale, un autre que moi peut bien l'avoir oublié chez vous, sans être pour cela de l'auguste maison d'Autriche.

Jeanne se tut. Elle avait tous les instincts de la diplomatie; mais la pratique lui manquait encore.

—Ainsi, à votre avis, continua le prince Louis, c'est la reine Marie Antoinette qui est allée vous rendre visite?

—La reine avec une autre dame.

—Mme de Polignac?

—Je ne sais.

—Mme de Lamballe?

—Une jeune femme fort belle et fort sérieuse.

—Mlle de Taverney peut-être?

—C'est possible; je ne la connais pas.

—Alors, si Sa Majesté vous est venue rendre visite, vous voilà sûre de la protection de la reine. C'est un grand pas pour votre fortune.

—Je le crois, monseigneur.

—Sa Majesté, pardonnez-moi cette question, a-t-elle été généreuse envers vous?

—Mais elle m'a donné une centaine de louis, je crois.

—Oh! Sa Majesté n'est pas riche, surtout dans ce moment-ci.

—C'est ce qui double ma reconnaissance.

—Et vous a-t-elle témoigné quelque intérêt particulier?

—Un assez vif.

—Alors tout va bien, dit le prélat pensif et oubliant la protégée pour penser à la protectrice; il ne vous reste donc plus à faire qu'une seule chose.

—Laquelle?

—Pénétrer à Versailles.

La comtesse sourit.

—Ah! ne nous le dissimulons pas, comtesse, là est la véritable difficulté.

La comtesse sourit une seconde fois, mais d'une façon plus significative que la première.

Le cardinal sourit à son tour.

—En vérité, vous autres provinciales, dit-il, vous ne doutez jamais de rien. Parce que vous avez vu Versailles avec des grilles qui s'ouvrent et des escaliers qu'on monte, vous vous figurez que tout le monde ouvre ces grilles et monte ces escaliers. Avez-vous vu tous les monstres d'airain, de marbre ou de plomb qui garnissent le parc et les terrasses de Versailles, comtesse?

—Mais oui, monseigneur.

—Hippogriffes, chimères, gorgones, goules et autres bêtes malfaisantes, il y en a des centaines; eh bien! figurez-vous dix fois plus de méchantes bêtes vivantes entre les princes et leurs bienfaits que vous n'avez vu de monstres fabriqués entre les fleurs du jardin et les passants.

—Votre Éminence m'aiderait bien à passer dans les rangs de ces monstres s'ils me fermaient le passage.

—J'essaierai, mais j'aurai bien du mal. Et d'abord si vous prononciez mon nom, si vous découvriez votre talisman, au bout de deux visites, il vous serait devenu inutile.

—Heureusement, dit la comtesse, je suis gardée de ce côté par la protection immédiate de la reine, et si je pénètre à Versailles, j'y entrerai avec la bonne clef.

—Quelle clef, comtesse?

—Ah! monsieur le cardinal, c'est mon secret... Non, je me trompe, si c'était mon secret, je vous le dirais, car je ne veux rien avoir de caché pour mon plus aimable protecteur.

—Il y a un mais, comtesse?

—Hélas! oui, monseigneur, il y a un mais; mais comme ce n'est pas mon secret, je le garde. Qu'il vous suffise de savoir...

—Quoi donc?

—Que demain j'irai à Versailles; que je serai reçue, et, j'ai tout lieu de l'espérer, bien reçue, monseigneur.

Le cardinal regarda la jeune femme, dont l'aplomb lui paraissait une conséquence un peu directe des premières vapeurs du souper.

—Comtesse, dit-il en riant, nous verrons si vous entrez.

—Vous pousseriez la curiosité jusqu'à me faire suivre?

—Exactement.

—Je ne m'en dédis pas.

—Dès demain, défiez-vous, comtesse, je déclare votre honneur intéressé à entrer à Versailles.

—Dans les petits appartements, oui, monseigneur.

—Je vous assure, comtesse, que vous êtes pour moi une énigme vivante.

—Un de ces petits monstres qui habitent le parc de Versailles?

—Oh! vous me croyez homme de goût, n'est-ce pas?

—Oui, certes, monseigneur.

—Eh bien! comme me voici à vos genoux, comme je prends et baise votre main, vous ne pourrez plus croire que je place mes lèvres sur une griffe ou ma main sur une queue de poisson à écailles.

—Je vous supplie, monseigneur, de vous souvenir, dit froidement Jeanne, que je ne suis ni une grisette, ni une fille d'Opéra; c'est-à-dire que je suis tout à moi, quand je ne suis pas à mon mari, et que, me sentant l'égale de tout homme en ce royaume, je prendrai librement et spontanément, le jour où cela me plaira, l'homme qui aura su me plaire. Ainsi, monseigneur, respectez-moi un peu, vous respecterez ainsi la noblesse à laquelle nous appartenons tous les deux.

Le cardinal se releva.

—Allons, dit-il, vous voulez que je vous aime sérieusement.

—Je ne dis pas cela, monsieur le cardinal; mais je veux, moi, vous aimer. Croyez-moi, quand le moment sera venu, s'il vient, vous le devinerez facilement. Je vous le ferai savoir au cas où vous ne vous en apercevriez pas, car je me sens assez jeune, assez passable, pour ne pas redouter de faire des avances. Un honnête homme ne me repoussera pas.

—Comtesse, dit le cardinal, je vous assure que s'il ne dépend que de moi, vous m'aimerez.

—Nous verrons.

—Vous avez déjà de l'amitié pour moi, n'est-il pas vrai?

—Plus.

—Vraiment? Nous serions alors à moitié chemin.

—N'arpentons pas la route avec la toise, marchons.

—Comtesse, vous êtes une femme que j'adorerais...

Et il soupira.

—Que j'adorerais... dit-elle surprise, si?...

—Si vous le permettiez, se hâta de répondre le cardinal.

—Monseigneur, je vous le permettrai peut-être quand la fortune m'aura souri assez longtemps pour que vous vous dispensiez de tomber à mes genoux si vite et de me baiser les mains si prématurément.

—Comment?

—Oui, quand je serai au-dessus de vos bienfaits, vous ne soupçonnerez plus que je recherche vos visites par un intérêt quelconque; alors vos vues sur moi s'ennobliront, j'y gagnerai, monseigneur, et vous n'y perdrez pas.

Elle se leva encore, car elle s'était rassise pour mieux débiter sa morale.

—Alors, dit le cardinal, vous m'enfermez dans des impossibilités.

—Comment cela?

—Vous m'empêchez de vous faire ma cour.

—Pas le moins du monde. Est-ce qu'il n'y a, pour faire la cour à une femme, que le moyen de la génuflexion et la prestidigitation?

—Commençons vivement, comtesse. Que voulez-vous me permettre?

—Tout ce qui est compatible avec mes goûts et mes devoirs.

—Oh! oh! vous prenez là les deux plus vagues terrains qu'il y ait au monde.

—Vous avez eu tort de m'interrompre, monseigneur, j'allais y ajouter un troisième.

—Lequel? bon Dieu!

—Celui de mes caprices.

—Je suis perdu.

—Vous reculez?

Le cardinal subissait en ce moment beaucoup moins la direction de sa pensée intérieure que le charme de cette provocante enchanteresse.

—Non, dit-il, je ne reculerai pas.

—Ni devant mes devoirs?

—Ni devant vos goûts et vos caprices.

—La preuve?

—Parlez.

—Je veux aller ce soir au bal de l'Opéra.

—Cela vous regarde, comtesse, vous êtes libre comme l'air, et je ne vois pas en quoi vous seriez empêchée d'aller au bal de l'Opéra.

—Un moment; vous ne voyez que la moitié de mon désir; l'autre, c'est que, vous aussi, vous veniez à l'Opéra.

—Moi! à l'Opéra... Oh! comtesse!

Et le cardinal fit un mouvement qui, tout simple pour un particulier ordinaire, était un bond prodigieux pour un Rohan de cette qualité.

—Voilà déjà comme vous cherchez à me plaire? dit la comtesse.

—Un cardinal ne va pas au bal de l'Opéra, comtesse; c'est comme si, à vous, je vous proposais d'entrer dans... une tabagie.

—Un cardinal ne danse pas non plus, n'est-ce pas?...

—Oh!... non.

—Eh bien! pourquoi donc ai-je lu que M. le cardinal de Richelieu avait dansé une sarabande?

—Devant Anne d'Autriche, oui... laissa échapper le prince.

—Devant une reine, c'est vrai, répéta Jeanne en le regardant fixement. Eh bien! vous feriez peut-être cela pour une reine...

Le prince ne put s'empêcher de rougir, tout habile, tout fort qu'il était.

Soit que la maligne créature eût pitié de son embarras, soit qu'il lui fût expédient de ne pas prolonger cette gêne, elle se hâta d'ajouter:

—Comment ne me blesserais-je pas, moi, à qui vous faites tant de protestations, de voir que vous m'estimez moins qu'une reine, lorsqu'il s'agit d'être caché sous un domino et sous un masque, lorsqu'il s'agit de faire dans mon esprit, avec une complaisance que je ne saurais reconnaître, un de ces pas de géant que votre fameuse toise de tout à l'heure ne mesurerait jamais?

Le cardinal, heureux d'en être quitte à si bon marché, heureux surtout de cette perpétuelle victoire que l'adresse de Jeanne lui laissait remporter à chaque étourderie, se jeta sur la main de la comtesse en la serrant.

—Pour vous, dit-il, tout, même l'impossible.

—Merci, monseigneur, l'homme qui vient de faire ce sacrifice pour moi est un ami bien précieux; je vous dispense de la corvée, maintenant que vous l'avez acceptée.

—Non pas, non pas, celui-là seul peut réclamer le salaire qui vient d'accomplir sa tâche. Comtesse, je vous suis; mais en domino.

—Nous allons passer dans la rue Saint-Denis, qui avoisine l'Opéra; j'entrerai masquée dans un magasin: j'y achèterai pour vous domino et masque; vous vous vêtirez dans le carrosse.

—Comtesse, c'est une partie charmante, savez-vous?

—Oh! monseigneur, vous êtes pour moi d'une bonté qui me couvre de confusion... Mais, j'y pense, peut-être, à l'hôtel de Rohan, Votre Excellence aurait-elle trouvé un domino plus à son goût que celui dont nous allons faire emplette.

—Voilà une malice impardonnable, comtesse. Si je vais au bal de l'Opéra, croyez bien une chose...

—Laquelle, monseigneur?

—C'est que je serai aussi surpris de m'y voir que vous le fûtes, vous, de souper en tête à tête avec un autre homme que votre mari.

Jeanne sentit qu'elle n'avait rien à répondre; elle remercia.

Un carrosse sans armoiries vint à la petite porte de la maison recevoir les deux fugitifs, et prit au grand trot le chemin des boulevards.


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