Le Collier de la Reine, Tome I
Chapitre XXII
Quelques mots sur l'Opéra
L'Opéra, ce temple du plaisir à Paris, avait brûlé en 1781, au mois de juin.
Vingt personnes avaient péri sous les décombres, et comme, depuis dix-huit ans, c'était la deuxième fois que ce malheur arrivait, l'emplacement habituel de l'Opéra, c'est-à-dire le Palais-Royal, avait paru fatal aux joies parisiennes; une ordonnance du roi avait transféré ce séjour dans un autre quartier moins central.
Ce fut toujours pour les voisins une grande préoccupation que cette ville de toile et de bois blanc, de cartons et de peintures. L'Opéra sain et sauf enflammait les cœurs des financiers et des gens de qualité, déplaçait les rangs et les fortunes. L'Opéra en combustion pouvait détruire un quartier, la ville tout entière. Il ne s'agissait que d'un coup de vent.
L'emplacement choisi fut la Porte Saint-Martin. Le roi, peiné de voir que sa bonne ville de Paris allait manquer d'Opéra pendant bien longtemps, devint triste comme il le devenait chaque fois que les arrivages de grains ne se faisaient point, ou que le pain dépassait sept sols les quatre livres.
Il fallait voir toute la vieille noblesse et toute la jeune robe, toute l'épée et toute la finance désorientées par ce vide de l'après-dîner; il fallait voir errer sur les promenades les divinités sans asile, depuis l'espalier jusqu'à la première chanteuse.
Pour consoler le roi et même un peu la reine, on fit voir à Leurs Majestés un architecte, M. Lenoir, qui promettait monts et merveilles.
Ce galant homme avait des plans nouveaux, un système de circulation si parfait, que, même en cas d'incendie, nul ne pourrait être étouffé dans les corridors. Il ouvrait huit portes aux fuyards, sans compter un premier étage à cinq larges fenêtres, si basses que les plus poltrons pourraient sauter sur le boulevard sans rien craindre que des entorses.
M. Lenoir donnait, pour remplacer la belle salle de Moreau et les peintures de Durameaux, un bâtiment de quatre-vingt-seize pieds de façade sur le boulevard; une façade ornée de huit cariatides adossées aux piliers, pour former trois portes d'entrée; huit colonnes posant sur le soubassement; de plus, un bas-relief au-dessus des chapiteaux, un balcon à trois croisées ornées d'archivoltes.
La scène aurait trente-six pieds d'ouverture, le théâtre, soixante-douze pieds de profondeur et quatre-vingt-quatre pieds dans sa largeur, d'un mur à l'autre.
Il y aurait des foyers ornés de glaces, d'une décoration simple, mais noble.
Dans toute la largeur de la salle, sous l'orchestre, M. Lenoir ménagerait un espace de douze pieds pour contenir un immense réservoir et deux corps de pompes au service desquelles seraient affectés vingt Gardes françaises.
Enfin, pour combler la mesure, l'architecte demandait soixante-quinze jours et soixante-quinze nuits pour livrer la salle au public, pas une heure de plus ou de moins.
Ce dernier article parut être une gasconnade; on rit beaucoup d'abord, mais le roi fit son calcul avec M. Lenoir, et accorda tout.
M. Lenoir se mit à l'œuvre et tint sa promesse. La salle fut achevée dans le délai convenu.
Mais alors le public, qui n'est jamais satisfait ou rassuré, se mit à réfléchir que la salle était en charpentes, que c'était le seul moyen de construire vite, mais que la célérité était une condition d'infirmité, que, par conséquent, l'Opéra nouveau n'était pas solide Ce théâtre, après lequel on avait tant soupiré, que les curieux avaient si bien regardé s'élever poutre à poutre, ce monument que tout Paris était venu voir grandir chaque soir, en y fixant d'avance sa place, nul n'y voulut entrer lorsqu'il fut achevé. Les plus hardis, les fous, retinrent leurs billets pour la première représentation d'Adèle de Ponthieu, musique de Piccini, mais, en même temps, ils firent leur testament.
Ce que voyant, l'architecte désolé eut recours au roi, qui lui donna une idée.
—Ce qu'il y a de poltrons en France, dit Sa Majesté, ce sont les gens qui paient; ceux-là veulent bien vous donner dix mille livres de rente et se faire étouffer dans la presse, mais ils ne veulent pas risquer d'être étouffés sous des plafonds croulants. Laissez-moi ces gens-là, et invitez les braves qui ne paient pas. La reine m'a donné un dauphin; la ville nage dans la joie. Faites annoncer qu'en réjouissance de la naissance de mon fils, l'Opéra ouvrira un spectacle gratuit; et si deux mille cinq cents personnes entassées, c'est-à-dire une moyenne de trois cent mille livres, ne vous suffisent pas pour éprouver la solidité, priez tous ces lurons de se trémousser un peu; vous savez, monsieur Lenoir, que le poids se quintuple quand il tombe de quatre pouces. Vos deux mille cinq cents braves pèseront quinze cent mille si vous les faites danser; donnez donc un bal après le spectacle.
—Sire, merci, dit l'architecte.
—Mais auparavant, réfléchissez, ce sera lourd.
—Sire, je suis sûr de mon fait, et j'irai à ce bal.
—Moi, répliqua le roi, je vous promets d'assister à la deuxième représentation.
L'architecte suivit le conseil du roi. On joua Adèle de Ponthieu devant trois mille plébéiens, qui applaudirent plus que des rois.
Ces plébéiens voulurent bien danser après le spectacle et se divertir considérablement. Ils décuplèrent leur poids au lieu de le quintupler.
Rien ne bougea dans la salle.
S'il y avait eu quelque malheur à craindre, c'eût été aux représentations suivantes, car les nobles peureux encombrèrent la salle, cette salle dans laquelle allaient se rendre, pour le bal, trois ans après son ouverture, M. le cardinal de Rohan et Mme de La Motte.
Tel était le préambule que nous devions à nos lecteurs; maintenant, retrouvons nos personnages.
Chapitre XXIII
Le bal de l'Opéra
Le bal était dans son plus grand éclat lorsque le cardinal Louis de Rohan et Mme de La Motte s'y glissèrent furtivement, le prélat du moins, parmi des milliers de dominos et de masques de toute espèce.
Ils furent bientôt enveloppés dans la foule, où ils disparurent comme disparaissent dans les grands tourbillons ces petits remous un moment remarqués par les promeneurs de la rive, puis entraînés et effacés par le courant.
Deux dominos côte à côte, autant qu'il est possible de se tenir côte à côte dans un pareil pêle-mêle, essayaient, en combinant leurs forces, de résister à l'envahissement; mais, voyant qu'ils n'y pouvaient parvenir, ils prirent le parti de se réfugier sous la loge de la reine, où la foule était moins intense, et où d'ailleurs la muraille leur offrait un point d'appui.
Domino noir et domino blanc, l'un grand, l'autre de moyenne taille; l'un homme, et l'autre femme; l'un agitant les bras, l'autre tournant et retournant la tête.
Ces deux dominos se livraient évidemment à un colloque des plus animés. Écoutons.
—Je vous dis, Oliva, que vous attendez quelqu'un, répétait le plus grand; votre col n'est plus un col, c'est le rapport d'une girouette qui ne tourne pas seulement à tout vent, mais à tout venant.
—Eh bien! après?
—Comment! après?
—Oui, qu'y a-t-il d'étonnant à ce que ma tête tourne? Est-ce que je ne suis pas ici pour cela?
—Oui, mais si vous la faites tourner aux autres...
—Eh bien! monsieur, pourquoi donc vient-on à l'Opéra?
—Pour mille motifs.
—Oh! oui, les hommes, mais les femmes n'y viennent que pour un seul.
—Lequel?
—Celui que vous avez dit, pour faire tourner autant de têtes que possible. Vous m'avez amenée au bal de l'Opéra; j'y suis, résignez-vous.
—Mademoiselle Oliva!
—Oh! ne faites pas votre grosse voix. Vous savez que votre grosse voix ne me fait pas peur, et surtout privez-vous de m'appeler par mon nom. Vous savez que rien n'est de plus mauvais goût que d'appeler les gens par leur nom au bal de l'Opéra.
Le domino noir fit un geste de colère, qui fut interrompu tout net par l'arrivée d'un domino bleu, assez gros, assez grand, et d'une belle tournure.
—Là, là, monsieur, dit le nouveau venu, laissez donc Madame s'amuser tout à son aise. Que diable! ce n'est pas tous les jours la mi-carême, et à toutes les mi-carêmes on ne vient point au bal de l'Opéra.
—Mêlez-vous de ce qui vous regarde, repartit brutalement le domino noir.
—Eh! monsieur, fit le domino bleu, rappelez-vous donc une fois pour toutes qu'un peu de courtoisie ne gâte jamais rien.
—Je ne vous connais pas, répondit le domino noir, pourquoi diable me gênerais-je avec vous?
—Vous ne me connaissez pas, soit; mais...
—Mais, quoi?
—Mais moi, je vous connais, monsieur de Beausire.
À son nom prononcé, lui qui prononçait si facilement le nom des autres, le domino noir frémit, sensation qui fut visible aux oscillations répétées de son capuchon soyeux.
—Oh! n'ayez pas peur, monsieur de Beausire, reprit le masque, je ne suis pas ce que vous pensez.
—Eh! pardieu! qu'est-ce que je pense? Est-ce que vous, qui devinez les noms, vous ne vous contenteriez pas de cela et auriez la prétention de deviner aussi les pensées?
—Pourquoi pas?
—Alors, devinez donc un peu ce que je pense. Je n'ai jamais vu de sorcier, et il me fera, en vérité, plaisir d'en rencontrer un.
—Oh! ce que vous demandez de moi n'est pas assez difficile pour me mériter un titre que vous paraissez octroyer bien facilement.
—Dites toujours.
—Non, trouvez autre chose.
—Cela me suffira. Devinez.
—Vous le voulez?
—Oui.
—Eh bien! vous m'avez pris pour un agent de M. de Crosne.
—De M. de Crosne?
—Eh! oui, vous ne connaissez que cela, pardieu! de M. de Crosne, le lieutenant de police.
—Monsieur...
—Tout beau, cher monsieur Beausire; en vérité, on dirait que vous cherchez une épée à votre côté.
—Certainement que je la cherche.
—Tudieu! quelle belliqueuse nature. Mais remettez-vous, cher monsieur Beausire, vous avez laissé votre épée chez vous, et vous avez bien fait. Parlons d'autre chose. Voulez-vous, s'il vous plaît, me laisser le bras de madame?...
—Le bras de madame?
—Oui, de madame. Cela se fait, ce me semble, au bal de l'Opéra, ou bien arriverais-je des Grandes-Indes?
—Sans doute, monsieur, cela se fait quand cela convient au cavalier.
—Il suffit quelquefois, cher monsieur Beausire, que cela convienne à la dame.
—Est-ce pour longtemps que vous demandez ce bras?
—Ah! cher monsieur Beausire, vous êtes trop curieux: peut-être pour dix minutes, peut-être pour une heure, peut-être pour toute la nuit.
—Allons donc, monsieur, vous vous moquez de moi.
—Cher monsieur, répondez oui ou non. Oui ou non, voulez-vous me donner le bras de madame?
—Non.
—Allons, allons, ne faites pas le méchant.
—Pourquoi cela?
—Parce que, puisque vous avez un masque, il est inutile d'en prendre deux.
—Mon Dieu! monsieur.
—Allons, bien, voilà que vous vous fâchez, vous qui étiez si doux tout à l'heure.
—Où cela?
—Rue Dauphine.
—Rue Dauphine! exclama Beausire, stupéfait.
Oliva éclata de rire.
—Taisez-vous! madame, lui grinça le domino noir.
Puis, se tournant vers le domino bleu:
—Je ne comprends rien à ce que vous dites, monsieur. Intriguez-moi honnêtement, si cela vous est possible.
—Mais, cher monsieur, il me semble que rien n'est plus honnête que la vérité; n'est-ce pas, mademoiselle Oliva?
—Eh mais! fit celle-ci, vous me connaissez donc aussi, moi?
—Monsieur ne vous a-t-il pas nommée tout haut par votre nom, tout à l'heure?
—Et la vérité, dit Beausire, revenant à la conversation, la vérité, c'est...
—C'est qu'au moment de tuer cette pauvre dame, car il y a une heure vous vouliez la tuer; c'est qu'au moment de tuer cette pauvre dame, vous vous êtes arrêté devant le son d'une vingtaine de louis.
—Assez, monsieur.
—Soit; donnez-moi le bras de madame, alors, puisque vous en avez assez.
—Oh! je vois bien, murmura Beausire, que Madame et vous...
—Eh bien! Madame et moi?
—Vous vous entendez.
—Je vous jure que non.
—Oh! peut-on dire! s'écria Oliva.
—Et d'ailleurs... ajouta le domino bleu.
—Comment, d'ailleurs?
—Oui, quand nous nous entendrions, ce ne serait que pour votre bien.
—Pour mon bien?
—Sans doute.
—Quand on avance une chose, on la prouve, dit cavalièrement Beausire.
—Volontiers.
—Ah! je serais curieux...
—Je prouverai donc, continua le domino bleu, que votre présence ici vous est aussi nuisible que votre absence vous serait profitable.
—À moi?
—Oui, à vous.
—En quoi, je vous prie?
—Nous sommes membre d'une certaine académie, n'est-ce pas?
—Moi?
—Oh! ne vous fâchez point, cher monsieur de Beausire, je ne parle pas de l'Académie française.
—Académie... académie... grommela le chevalier d'Oliva.
—Rue du Pot-de-Fer, un étage au-dessous du rez-de-chaussée, est-ce bien cela, cher monsieur de Beausire?
—Chut!
—Bah!
—Oui, chut! Oh! l'homme désagréable que vous faites, monsieur.
—On ne dit pas cela.
—Pourquoi?
—Parbleu! parce que vous n'en pouvez croire un mot. Revenons donc à cette académie.
—Eh bien?
Le domino bleu tira sa montre, une belle montre enrichie de brillants, sur laquelle se fixèrent comme deux lentilles enflammées les deux prunelles de Beausire.
—Eh bien! répéta ce dernier.
—Eh bien! dans un quart d'heure, à votre académie de la rue du Pot-de-Fer, cher monsieur de Beausire, on va discuter un petit projet tendant à donner un bénéfice de deux millions aux douze vrais associés, dont vous êtes un, monsieur de Beausire.
—Et dont vous êtes un autre, si toutefois...
—Achevez.
—Si toutefois vous n'êtes pas un mouchard.
—En vérité, je vous croyais un homme d'esprit, monsieur de Beausire, mais je vois avec douleur que vous n'êtes qu'un sot; si j'étais de la police, je vous aurais déjà pris et repris vingt fois pour des affaires moins honorables que cette spéculation de deux millions que l'on va discuter à l'académie dans quelques minutes.
Beausire réfléchit un moment.
—Au diable! si vous n'avez pas raison, dit-il.
Puis, se ravisant:
—Ah! monsieur, dit-il, vous m'envoyez rue du Pot-de-Fer!
—Je vous envoie rue du Pot-de-Fer.
—Je sais bien pourquoi.
—Dites!
—Pour m'y faire pincer. Mais pas si fou.
—Encore une sottise.
—Monsieur!
—Sans doute, si j'ai le pouvoir de faire ce que vous dites, si j'ai le pouvoir plus grand encore de deviner ce qui se trame à votre académie, pourquoi viens-je vous demander la permission d'entretenir madame? Non. Je vous ferais, en ce cas, arrêter tout de suite, et nous serions débarrassés de vous, madame et moi; mais, au contraire, tout par la douceur et la persuasion, cher monsieur de Beausire, c'est ma devise.
—Voyons, s'écria tout à coup Beausire en quittant le bras d'Oliva, c'est vous qui étiez sur le sofa de Madame il y a deux heures? Hein! Répondez.
—Quel sofa? demanda le domino bleu, à qui Oliva pinça légèrement le bout du petit doigt; je ne connais, moi, en fait de sofa, que celui de M. Crébillon fils.
—Au fait, cela m'est bien égal, reprit Beausire, vos raisons sont bonnes, voilà tout ce qu'il me faut. Je dis bonnes, c'est excellentes qu'il faudrait dire. Prenez donc le bras de madame, et si vous avez conduit un galant homme à mal, rougissez!
Le domino bleu se mit à rire à cette épithète de galant homme dont se gratifiait si libéralement Beausire; puis, lui frappant sur l'épaule:
—Dormez tranquille, lui dit-il; en vous envoyant là-bas, je vous fais cadeau d'une part de cent mille livres au moins; car si vous n'alliez pas à l'académie ce soir, selon l'habitude de vos associés, vous seriez mis hors de partage, tandis qu'en y allant...
—Eh bien! soit, au petit bonheur, murmura Beausire.
Et, saluant avec une pirouette, il disparut.
Le domino bleu prit possession du bras de Mlle Oliva, devenu vacant par la disparition de Beausire.
—Maintenant, à nous deux, dit celle-ci. Je vous ai laissé intriguer tout à votre aise ce pauvre Beausire, mais je vous préviens que je serai plus difficile à démonter, moi qui vous connais. Ainsi, comme il s'agit de continuer, trouvez-moi de jolies choses, ou sinon...
—Je ne connais pas de plus jolies choses au monde que votre histoire, chère mademoiselle Nicole, dit le domino bleu en serrant agréablement le bras rond de la petite femme, qui poussa un cri étouffé à ce nom que le masque venait de lui glisser dans l'oreille.
Mais elle se remit aussitôt, en personne habituée à ne point se laisser prendre par surprise.
—Oh! mon Dieu! qu'est-ce que ce nom-là? demanda-t-elle. Nicole!... Est-ce de moi qu'il s'agit? Voulez-vous, par hasard, me désigner par ce nom? En ce cas, vous faites naufrage en sortant du port, vous échouez au premier rocher. Je ne m'appelle pas Nicole.
—Maintenant, je sais, oui; maintenant, vous vous appelez Oliva. Nicole sentait par trop la province. Il y a deux femmes en vous, je le sais bien: Oliva et Nicole. Nous parlerons tout à l'heure d'Oliva, parlons d'abord de Nicole. Avez-vous oublié le temps où vous répondiez à ce nom? Je n'en crois rien. Ah! ma chère enfant, lorsqu'on a porté un nom étant jeune fille, c'est toujours celui-là que l'on garde, sinon au-dehors, du moins au fond de son cœur, quel que soit l'autre nom qu'on a été forcé de prendre pour faire oublier le premier. Pauvre Oliva! Heureuse Nicole!
En ce moment, un flot de masques vint heurter comme une lame d'orage les deux promeneurs enlacés, et Nicole ou Oliva fut forcée, presque malgré elle, de serrer son compagnon de plus près encore qu'elle ne le faisait.
—Voyez, lui dit-il, voyez toute cette foule bigarrée; voyez tous ces groupes qui se pressent, sous les coqueluchons l'un de l'autre, pour dévorer les mots de galanterie ou d'amour qu'ils échangent; voyez ces groupes qui se font et se défont, les uns avec des rires, les autres avec des reproches. Tous ces gens-là ont peut-être autant de noms que vous, et il y en a beaucoup que j'étonnerais en leur disant des noms dont ils se souviennent, et qu'ils croient qu'on a oubliés.
—Vous avez dit: «Pauvre Oliva!...»
—Oui.
—Vous ne me croyez donc pas heureuse?
—Il serait difficile que vous fussiez heureuse avec un homme comme Beausire.
Oliva poussa un soupir.
—Aussi ne le suis-je point! dit-elle.
—Vous l'aimez, cependant?
—Oh! raisonnablement.
—Si vous ne l'aimez pas, quittez-le.
—Non.
—Pourquoi cela?
—Parce que je ne l'aurais pas plutôt quitté que je le regretterais.
—Vous le regretteriez?
—J'en ai peur.
—Et que regretteriez-vous donc dans un ivrogne, dans un joueur, dans un homme qui vous bat, dans un escroc qui sera un jour roué en Grève?
—Peut-être ne comprendrez-vous point ce que je vais vous dire.
—Dites toujours.
—Je regretterais le bruit qu'il fait autour de moi.
—J'aurais dû le deviner. Voilà ce que c'est que d'avoir passé sa jeunesse avec des gens silencieux.
—Vous connaissez ma jeunesse?
—Parfaitement.
—Ah! mon cher monsieur, dit Oliva en riant et en secouant la tête d'un air de défi.
—Vous doutez?
—Oh! je ne doute pas, je suis sûre.
—Nous allons donc causer de votre jeunesse, mademoiselle Nicole.
—Causons; mais je vous préviens que je ne vous donnerai pas la réplique.
—Oh! je n'en ai pas besoin.
—J'attends.
—Je ne vous prendrai point à l'enfance, temps qui ne compte pas dans la vie, je vous prendrai à la puberté, au moment où vous vous aperçûtes que Dieu avait mis en vous un cœur pour aimer.
—Pour aimer qui?
—Pour aimer Gilbert.
À ce mot, à ce nom, un frisson courut par toutes les veines de la jeune femme, et le domino bleu la sentit frémissante à son bras.
—Oh! dit-elle, comment savez-vous, mon Dieu?
Et elle s'arrêta tout à coup, dardant à travers son masque, et avec une émotion indéfinissable, ses yeux sur le domino bleu.
Le domino bleu resta muet. Oliva, ou plutôt Nicole, poussa un soupir.
—Ah! monsieur, dit-elle sans chercher à lutter plus longtemps, vous venez de prononcer un nom pour moi bien fertile en souvenirs. Vous connaissez donc ce Gilbert?
—Oui, puisque je vous en parle.
—Hélas!
—Un charmant garçon, sur ma foi! Vous l'aimiez?
—Il était beau. Non... ce n'est pas cela... mais je le trouvais beau, moi. Il était plein d'esprit; il était mon égal par la naissance... Mais non, cette fois surtout, je me trompe. Égal, non, jamais. Tant que Gilbert le voudra, aucune femme ne sera son égale.
—Même...
—Même qui?
—Même Mlle de Ta...
—Oh! je sais ce que vous voulez dire, interrompit Nicole; oh! vous êtes bien instruit, monsieur, je le vois; oui, il aimait plus haut que la pauvre Nicole.
—Je m'arrête, vous voyez.
—Oui, oui, vous savez des secrets bien terribles, monsieur, dit Oliva en tressaillant; maintenant...
Elle regarda l'inconnu comme si elle eût pu lire à travers son masque.
—Maintenant, qu'est-il devenu?
—Mais je crois que vous pourriez le dire mieux que personne.
—Pourquoi? grand Dieu!
—Parce que, s'il vous a suivie de Taverney à Paris, vous l'avez suivi, vous, de Paris à Trianon.
—Oui, c'est vrai, mais il y a dix ans de cela; aussi n'est-ce pas de ce temps que je vous parle. Je vous parle des dix ans qui se sont écoulés depuis que je me suis enfuie et qu'il a disparu. Mon Dieu! il se passe tant de choses en dix ans!
Le domino bleu garda le silence.
—Je vous en prie, insista Nicole, presque suppliante, dites-moi ce qu'est devenu Gilbert? Vous vous taisez, vous détournez la tête. Peut-être ce souvenir vous blesse-t-il, vous attriste-t-il?
Le domino bleu avait, en effet, non pas détourné, mais incliné la tête, comme si le poids de ses souvenirs eût été trop lourd.
—Quand Gilbert aimait Mlle de Taverney... dit Oliva.
—Plus bas les noms, dit le domino bleu. N'avez-vous point remarqué que je ne les prononce point moi-même?
—Quand il était si amoureux, continua Oliva avec un soupir, que chaque arbre de Trianon savait son amour.
—Eh bien! vous ne l'aimiez plus, vous?
—Moi, au contraire, plus que jamais; et ce fut cet amour qui me perdit. Je suis belle, je suis fière, et quand je veux, je suis insolente. Je mettrais ma tête sur un billot pour la faire abattre, plutôt que de laisser dire que j'ai courbé la tête.
—Vous avez du cœur, Nicole.
—Oui, j'en ai eu... dans ce temps-là, dit la jeune fille en soupirant.
—La conversation vous attriste?
—Non, au contraire, cela me fait du bien de remonter vers ma jeunesse. Il en est de la vie comme des rivières, la rivière la plus troublée a une source pure. Continuez, et ne faites pas attention à un pauvre soupir perdu qui sort de ma poitrine.
—Oh! fit le domino bleu avec un doux balancement qui trahissait un sourire éclos sous le masque: de vous, de Gilbert et d'une autre personne, je sais, ma pauvre enfant, tout ce que vous pouvez savoir vous-même.
—Alors, s'écria Oliva, dites-moi pourquoi Gilbert s'est enfui de Trianon; et si vous me le dites...
—Vous serez convaincue? Eh bien! je ne vous le dirai pas, et vous serez bien mieux convaincue encore.
—Comment cela?
—En me demandant pourquoi Gilbert a quitté Trianon, ce n'est pas une vérité que vous voulez constater dans ma réponse, c'est une chose que vous ne savez pas et que vous désirez apprendre.
—C'est vrai.
Tout à coup, elle tressaillit plus vivement qu'elle n'avait fait encore, et lui saisissant les mains de ses deux mains crispées:
—Mon Dieu! dit-elle, mon Dieu!
—Eh bien! quoi?
Nicole parut se remettre à écarter l'idée qui l'avait amenée à cette démonstration.
—Rien.
—Si fait, vous vouliez me demander quelque chose.
—Oui, dites-moi tout franc ce qu'est devenu Gilbert?
—N'avez-vous pas entendu dire qu'il était mort?
—Oui, mais...
—Eh bien! il est mort.
—Mort? fit Nicole d'un air de doute.
Puis, avec une secousse soudaine qui ressemblait à la première:
—De grâce, monsieur, dit-elle, un service?
—Deux, dix, tant que vous en voudrez, ma chère Nicole.
—Je vous ai vu chez moi, il y a deux heures, n'est-ce pas, car c'est bien vous?
—Sans doute.
—Il y a deux heures, vous ne cherchiez pas à vous cacher de moi.
—Pas du tout; je cherchais au contraire à me faire bien voir.
—Oh! folle, folle que je suis! moi qui vous ai tant regardé. Folle, folle, stupide! femme, rien que femme! comme disait Gilbert.
—Eh bien! là, laissez vos beaux cheveux. Épargnez-vous.
—Non. Je veux me punir de vous avoir regardé sans vous avoir vu.
—Je ne vous comprends pas.
—Savez-vous ce que je vous demande?
—Demandez.
—Ôtez votre masque.
—Ici? impossible.
—Oh! ce n'est pas la crainte d'être vu par d'autres regards que les miens qui vous en empêche; car là, derrière cette colonne, dans l'ombre de la galerie, personne ne vous verrait que moi.
—Quelle chose m'empêche donc alors?
—Vous avez peur que je ne vous reconnaisse.
—Moi?
—Et que je m'écrie: «C'est vous, c'est Gilbert!»
—Ah! vous avez bien dit: «Folle! folle!»
—Ôtez votre masque.
—Eh bien, soit; mais à une condition...
—Elle est accordée d'avance.
—C'est que si je veux à mon tour que vous ôtiez votre masque...
—Je l'ôterai. Si je ne l'ôte pas, vous me l'arracherez.
Le domino bleu ne se fit pas prier plus longtemps; il gagna l'endroit obscur que la jeune femme lui avait indiqué, et arrivé là, détachant son masque, il se posa devant Oliva qui le dévora du regard pendant une minute.
—Hélas! non, dit-elle en battant le sol du pied et en grattant la paume de ses mains avec ses ongles. Hélas! non, ce n'est pas Gilbert.
—Qui suis-je?
—Que m'importe! du moment que vous n'êtes pas lui.
—Et si c'eût été Gilbert? demanda l'inconnu en rattachant son masque.
—Si c'eût été Gilbert! s'écria la jeune fille avec passion.
—Oui.
—S'il m'eût dit: «Nicole, Nicole, souviens-toi de Taverney-Maison-Rouge.» Oh! alors!
—Alors?
—Il n'y avait plus de Beausire au monde, voyez-vous.
—Je vous ai dit, ma chère enfant, que Gilbert était mort.
—Eh bien! peut-être cela vaut-il mieux, soupira Oliva.
—Oui, Gilbert ne vous aurait pas aimée, toute belle que vous êtes.
—Voulez-vous dire que Gilbert me méprisait?
—Non, il vous craignait plutôt.
—C'est possible. J'avais de lui en moi, et il se connaissait si bien que je lui faisais peur.
—Donc, vous l'avez dit, mieux vaut qu'il soit mort.
—Pourquoi répéter mes paroles? Dans votre bouche, elles me blessent. Pourquoi vaut-il mieux qu'il soit mort, dites?
—Parce qu'aujourd'hui, ma chère Oliva—vous voyez, j'abandonne Nicole—parce qu'aujourd'hui, ma chère Oliva, vous avez en perspective tout un avenir heureux, riche, éclatant!
—Croyez-vous?
—Oui, si vous êtes bien décidée à tout faire pour arriver au but que je vous promets.
—Oh! soyez tranquille.
—Seulement, il ne faut plus soupirer comme vous soupiriez tout à l'heure.
—Soit. Je soupirais pour Gilbert; et comme il n'y avait pas deux Gilbert au monde, puisque Gilbert est mort, je ne soupirerai plus.
—Gilbert était jeune; il avait les défauts et les qualités de la jeunesse. Aujourd'hui...
—Gilbert n'est pas plus vieux aujourd'hui qu'il y a dix ans.
—Non, sans doute, puisque Gilbert est mort.
—Vous voyez bien, il est mort; les Gilbert ne vieillissent pas, ils meurent.
—Oh! s'écria l'inconnu, ô jeunesse! ô courage! ô beauté! semences éternelles d'amour, d'héroïsme et de dévouement, celui-là qui vous perd, perd véritablement la vie. La jeunesse c'est le paradis, c'est le ciel, c'est tout. Ce que Dieu nous donne ensuite, ce n'est que la triste compensation de la jeunesse. Plus il donne aux hommes, une fois la jeunesse perdue, plus il a cru devoir les indemniser. Mais rien ne remplace, grand Dieu! les trésors que cette jeunesse prodiguait à l'homme.
—Gilbert eût pensé ce que vous dites si bien, fit Oliva; mais assez sur ce sujet.
—Oui, parlons de vous.
—Parlons de ce que vous voudrez.
—Pourquoi avez-vous fui avec Beausire?
—Parce que je voulais quitter Trianon, et qu'il me fallait fuir avec quelqu'un. Il m'était impossible de demeurer plus longtemps pour Gilbert un pis aller, un reste dédaigné.
—Dix ans de fidélité par orgueil, dit le domino bleu; oh! que vous avez payé cher cette vanité!
Oliva se mit à rire.
—Oh! je sais bien de quoi vous riez, dit gravement l'inconnu. Vous riez de ce qu'un homme qui prétend tout savoir vous accuse d'avoir été dix ans fidèle, quand vous ne vous doutiez pas vous être rendue coupable d'un pareil ridicule. Oh! mon Dieu! s'il est question de fidélité matérielle, pauvre jeune femme, je sais à quoi m'en tenir là-dessus. Oui, je sais que vous avez été en Portugal avec Beausire, que vous y êtes restée deux ans, que, de là, vous êtes passée dans l'Inde, sans Beausire, avec un capitaine de frégate, qui vous cacha dans sa cabine, et vous oublia à Chandernagor, en terre ferme, au moment où il revint en Europe. Je sais que vous avez eu deux millions de roupies à dépenser dans la maison d'un nabab, qui vous enfermait sous trois grilles. Je sais que vous avez fui en sautant par-dessus ces grilles sur les épaules d'un esclave. Je sais enfin que, riche, car vous aviez emporté deux bracelets de perles fines, deux diamants et trois gros rubis, vous revîntes en France, à Brest, où, sur le port, votre mauvais génie vous fit, au débarquer, retrouver Beausire, lequel faillit s'évanouir en vous reconnaissant vous-même, toute bronzée et amaigrie que vous reveniez en France, pauvre exilée!
—Oh! fit Nicole, qui êtes-vous donc, mon Dieu! pour savoir toutes ces choses?
—Je sais enfin que Beausire vous emmena, vous prouva qu'il vous aimait, vendit vos pierreries, et vous réduisit à la misère... Je sais que vous l'aimez, que vous le dites, du moins, et que, comme l'amour est la source de tout bien, vous devez être la plus heureuse femme qui soit au monde.
Oliva baissa la tête, appuya son front sur sa main, et à travers les doigts de cette main, on vit rouler deux larmes, perles liquides, plus précieuses peut-être que celles de ses bracelets, et que, cependant, personne, hélas! n'eût voulu acheter à Beausire.
—Et cette femme si fière, cette femme si heureuse, dit-elle, vous l'avez acquise ce soir pour une cinquantaine de louis.
—Oh! c'est trop peu, madame, je le sais bien, dit l'inconnu avec cette grâce exquise et cette courtoisie parfaite qui n'abandonnent jamais l'homme comme il faut, parlât-il à la plus infime des courtisanes.
—Oh! c'est beaucoup trop cher, monsieur, au contraire; et cela m'a étrangement surprise, je vous le jure, qu'une femme comme moi valût encore cinquante louis.
—Vous valez bien plus que cela, et je vous le prouverai. Oh! ne me répondez rien, car vous ne me comprenez pas; et puis, ajouta l'inconnu en se penchant de côté...
—Et puis?
—Et puis, en ce moment, j'ai besoin de toute mon attention.
—Alors je dois me taire.
—Non, tout au contraire, parlez-moi.
—De quoi?
—Oh! de ce que vous voudrez, mon Dieu! Dites-moi les choses les plus oiseuses de la terre, peu m'importe, pourvu que nous ayons l'air occupés.
—Soit; mais vous êtes un homme singulier.
—Donnez-moi le bras et marchons.
Et ils marchèrent dans les groupes, elle cambrant sa fine taille et donnant à sa tête, élégante même sous le capuce, à son col, flexible même sous le domino, des mouvements que tout connaisseur regardait avec envie; car, au bal de l'Opéra, en ce temps de galantes prouesses, le passant suivait de l'œil une marche de femme aussi curieusement qu'aujourd'hui quelques amateurs suivent le train d'un beau cheval.
Oliva, au bout de quelques minutes, hasarda une question.
—Silence! dit l'inconnu, ou plutôt parlez, si vous voulez, tant que vous voudrez; mais ne me forcez pas à répondre. Seulement, tout en parlant, déguisez votre voix, tenez la tête droite, et grattez-vous le col avec votre éventail.
Elle obéit.
En ce moment, nos deux promeneurs passaient contre un groupe tout parfumé, au centre duquel un homme d'une taille élégante, d'une tournure svelte et libre, parlait à trois compagnons, qui paraissaient l'écouter respectueusement.
—Qui donc est ce jeune homme? demanda Oliva. Oh! le charmant domino gris perle.
—C'est M. le comte d'Artois, répondit l'inconnu, mais ne parlez plus, par grâce!
Chapitre XXIV
Le bal de l'Opéra—(suite)
Au moment où Oliva, toute stupéfaite du grand nom que venait de proférer son domino bleu, se rangeait pour mieux voir et se tenait droite, suivant la recommandation plusieurs fois répétée, deux autres dominos, se débarrassant d'un groupe bavard et bruyant, se réfugièrent près du pourtour, à un endroit où les banquettes manquaient.
Il y avait là une sorte d'îlot désert, que mordaient par intervalles les groupes de promeneurs refoulés du centre à la circonférence.
—Adossez-vous sur ce pilier, comtesse, dit tout bas une voix qui fit impression sur le domino bleu.
Et presque au même instant, un grand domino orange, dont les allures hardies révélaient l'homme utile plutôt que le courtisan agréable, fendit la foule et vint dire au domino bleu:
—C'est lui.
—Bien, répliqua celui-ci.
Et du geste, il congédia le domino jaune.
—Écoutez-moi, fit-il alors à l'oreille d'Oliva, ma bonne petite amie, nous allons commencer à nous réjouir un peu.
—Je le veux bien, car vous m'avez deux fois attristée, la première en m'ôtant Beausire, qui me fait rire toujours, la seconde en me parlant de Gilbert, qui me fit tant de fois pleurer.
—Je serai pour vous et Gilbert et Beausire, dit gravement le domino bleu.
—Oh! soupira Nicole.
—Je ne vous demande pas de m'aimer, comprenez cela; je vous demande de recevoir la vie telle que je vous la ferai, c'est-à-dire l'accomplissement de toutes vos fantaisies, pourvu que de temps en temps vous souscriviez au miennes. Or, en voici une que j'ai.
—Laquelle?
—Le domino noir que vous voyez, c'est un Allemand de mes amis.
—Ah!
—Un perfide qui m'a refusé de venir au bal sous prétexte d'une migraine.
—Et à qui, vous aussi, avez dit que vous n'iriez point.
—Précisément.
—Il a une femme avec lui?
—Oui.
—Qui?
—Je ne la connais pas. Nous allons nous rapprocher, n'est-ce pas? Nous feindrons que vous êtes une Allemande; vous n'ouvrirez pas la bouche, de peur qu'il reconnaisse à votre accent que vous êtes une Parisienne pure.
—Très bien. Et vous l'intriguerez?
—Oh! je vous en réponds. Tenez, commencez à me le désigner du bout de votre éventail.
—Comme cela?
—Oui, très bien; et parlez-moi à l'oreille.
Oliva obéit avec une docilité et une intelligence qui charmèrent son compagnon.
Le domino noir, objet de cette démonstration, tournait le dos à la salle; il causait avec la dame, sa compagne. Celle-ci, dont les yeux étincelaient sous le masque, aperçut le geste d'Oliva.
—Tenez, dit-elle tout bas, monseigneur, il y a là deux masques qui s'occupent de nous.
—Oh! ne craignez rien, comtesse; impossible qu'on nous reconnaisse. Laissez-moi, puisque nous voilà en chemin de perdition, laissez-moi vous répéter que jamais taille ne fut enchanteresse comme la vôtre, jamais regard aussi brûlant; permettez-moi de vous dire...
—Tout ce qu'on dit sous le masque.
—Non, comtesse; tout ce qu'on dit sous...
—N'achevez pas, vous vous damneriez... Et puis, danger plus grand, nos espions entendraient.
—Deux espions! s'écria le cardinal ému.
—Oui, les voilà qui se décident; ils s'approchent.
—Déguisez bien votre voix, comtesse, si l'on vous fait parler.
—Et vous, la vôtre, monseigneur.
Oliva et son domino bleu s'approchaient en effet.
Celui-ci, s'adressant au cardinal:
—Masque, dit-il.
Et il se pencha à l'oreille d'Oliva qui lui fit un signe affirmatif.
—Que veux-tu? demanda le cardinal en déguisant sa voix.
—Cette dame qui m'accompagne, répondit le domino bleu, me charge de t'adresser plusieurs questions.
—Fais vite, dit M. de Rohan.
—Et qu'elles soient bien indiscrètes, ajouta, d'une voix flûtée, Mme de La Motte.
—Si indiscrètes, répliqua le domino bleu, que tu ne les entendras pas, curieuse.
Et il se pencha encore à l'oreille d'Oliva qui joua le même jeu.
Alors l'inconnu, dans un allemand irréprochable, adressa au cardinal cette question:
—Monseigneur, est-ce que vous êtes amoureux de la femme qui vous accompagne?
Le cardinal tressaillit.
—N'avez-vous pas dit monseigneur? répondit-il.
—Oui, monseigneur.
—Vous vous trompez, alors, et je ne suis pas celui que vous croyez.
—Oh! que si fait, monsieur le cardinal; ne niez point, c'est inutile; quand bien même moi je ne vous reconnaîtrais pas, la dame à laquelle je sers de cavalier me charge de vous dire qu'elle vous reconnaît à merveille.
Il se pencha vers Oliva et lui dit tout bas.
—Faites signe que oui. Faites ce signe chaque fois que je vous serrerai le bras.
Elle fit ce signe.
—Vous m'étonnez, répondit le cardinal tout désorienté; quelle est cette dame qui vous accompagne?
—Oh! monseigneur, je croyais que vous l'aviez déjà reconnue. Elle vous a bien deviné. Il est vrai que la jalousie...
—Madame est jalouse de moi! s'écria le cardinal.
—Nous ne disons pas cela, fit l'inconnu avec une sorte de hauteur.
—Que vous dit-on là? demanda vivement Mme de La Motte, que ce dialogue allemand, c'est-à-dire inintelligible pour elle, contrariait au suprême degré.
—Rien, rien.
Mme de La Motte frappa du pied avec impatience.
—Madame, dit alors le cardinal à Oliva, un mot de vous, je vous en prie, et je promets de vous deviner avec ce seul mot.
M. de Rohan avait parlé allemand; Oliva ne comprit pas un mot et se pencha vers le domino bleu.
—Je vous en conjure, s'écria celui-ci, madame, ne parlez pas.
Ce mystère piqua la curiosité du cardinal. Il ajouta:
—Quoi! un seul mot allemand! cela compromettrait bien peu madame.
Le domino bleu, qui feignait d'avoir pris les ordres d'Oliva, répliqua aussitôt:
—Monsieur le cardinal, voici les propres paroles de Madame: «Celui dont la pensée ne veille pas toujours, celui dont l'imagination ne remplace pas perpétuellement la présence de l'objet aimé, celui-là n'aime pas; il aurait tort de le dire.»
Le cardinal parut frappé du sens de ces paroles. Toute son attitude exprima au plus haut degré la surprise, le respect, l'exaltation du dévouement, puis ses bras retombèrent.
—C'est impossible, murmura-t-il en français.
—Quoi donc impossible? s'écria Mme de La Motte, qui venait de saisir avidement ces seuls mots échappés dans toute la conversation.
—Rien, madame, rien.
—Monseigneur, en vérité, je crois que vous me faites jouer un triste rôle, dit-elle avec dépit.
Et elle quitta le bras du cardinal. Celui-ci non seulement ne le reprit pas, mais il parut ne pas l'avoir remarqué, tant fut grand son empressement auprès de la dame allemande.
—Madame, dit-il à cette dernière, toujours raide et immobile derrière son rempart de satin, ces paroles que votre compagnon m'a dites en votre nom... ce sont des vers allemands que j'ai lus dans une maison connue de vous, peut-être?
L'inconnu serra le bras d'Oliva.
—Oui, fit-elle de la tête.
Le cardinal frissonna.
—Cette maison, dit-il en hésitant, ne s'appelle-t-elle pas Schoenbrunn?
—Oui, fit Oliva.
—Ils furent écrits sur une table de merisier avec un poinçon d'or par une main auguste?
—Oui, fit Oliva.
Le cardinal s'arrêta. Une sorte de révolution venait de s'opérer en lui. Il chancela et étendit la main pour chercher un point d'appui. Mme de La Motte guettait à deux pas le résultat de cette scène étrange.
Le bras du cardinal se posa sur celui du domino bleu.
—Et, dit-il, en voici la suite... «Mais celui-là qui voit partout l'objet aimé, qui le devine à une fleur, à un parfum, sous des voiles impénétrables, celui-là peut se taire, sa voix est dans son cœur, il suffit qu'un autre cœur l'entende pour qu'il soit heureux.»
—Ah! çà, mais on parle allemand, par ici! dit tout à coup une voix jeune et fraîche partie d'un groupe qui avait rejoint le cardinal. Voyons donc un peu cela; vous comprenez l'allemand, vous, maréchal?
—Non, monseigneur.
—Mais vous, Charny?
—Oh! oui, Votre Altesse.
—M. le comte d'Artois! dit Oliva en se serrant contre le domino bleu, car les quatre masques venaient de la serrer un peu cavalièrement.
À ce moment, l'orchestre éclatait en fanfares bruyantes, et la poudre du parquet, la poudre des coiffures montaient en nuages irisés jusqu'au-dessus des lustres enflammés qui doraient ce brouillard d'ambre et de rose.
Dans le mouvement que firent les masques, le domino bleu se sentit heurté.
—Prenez garde! messieurs, dit-il d'un ton d'autorité.
—Monsieur, répliqua le prince toujours masqué, vous voyez bien qu'on nous pousse. Excusez-nous, mesdames.
—Partons, partons, monsieur le cardinal, dit tout bas Mme de La Motte.
Aussitôt le capuchon d'Oliva fut froissé, tiré en arrière par une main invisible, son masque dénoué tomba; ses traits apparurent une seconde dans la pénombre de l'entablement formé par la première galerie au-dessus du parterre.
Le domino bleu poussa un cri d'inquiétude affectée; Oliva, un cri d'épouvante.
Trois ou quatre cris de surprise répondirent à cette double exclamation.
Le cardinal faillit s'évanouir. S'il fût tombé à ce moment, il fût tombé à genoux. Mme de La Motte le soutint.
Un flot de masques, emportés par le courant, venait de séparer le comte d'Artois du cardinal et de Mme de La Motte.
Le domino bleu, qui, rapide comme l'éclair venait de rabaisser le capuchon d'Oliva et de rattacher le masque, s'approcha du cardinal en lui serrant la main.
—Voilà, monsieur, lui dit-il, un malheur irréparable; vous voyez que l'honneur de cette dame est à votre merci.
—Oh! monsieur, monsieur... murmura le prince Louis en s'inclinant.
Et il passa sur son front ruisselant de sueur un mouchoir qui tremblait dans sa main.
—Partons vite, dit le domino bleu à Oliva.
Et ils disparurent.
«Je sais à présent ce que le cardinal croyait être impossible, se dit Mme de La Motte; il a pris cette femme pour la reine, et voilà l'effet que produit sur lui cette ressemblance. Bien! encore une observation à conserver.»
—Voulez-vous que nous quittions le bal, comtesse? dit M. de Rohan d'une voix affaiblie.
—Comme il vous plaira, monseigneur, répondit tranquillement Jeanne.
—Je n'y vois pas grand intérêt, n'est-ce pas?
—Oh! non, je n'y en vois plus.
Et ils se frayèrent péniblement un chemin à travers les causeurs. Le cardinal, qui était de haute taille, regardait partout s'il retrouvait la vision disparue.
Mais, dès lors, dominos bleus, rouges, jaunes, verts et gris tourbillonnèrent à ses yeux dans la vapeur lumineuse, en confondant leurs nuances comme les couleurs du prisme. Tout fut bleu de loin pour le pauvre seigneur; rien ne le fut de près.
Il regagna dans cet état le carrosse qui l'attendait, lui et sa compagne.
Ce carrosse roulait depuis cinq minutes, que le prélat n'avait pas encore adressé la parole à Jeanne.
Chapitre XXV
Sapho
Madame de La Motte, qui ne s'oubliait pas, elle, tira le prélat de la rêverie.
—Où me conduit cette voiture? dit-elle.
—Comtesse, s'écria le cardinal, ne craignez rien: vous êtes partie de votre maison, eh bien! le carrosse vous y ramène.
—Ma maison!... du faubourg?
—Oui, comtesse... Une bien petite maison pour contenir tant de charmes.
En disant ces mots, le prince saisit une des mains de Jeanne et l'échauffa d'un baiser galant.
Le carrosse s'arrêta devant la petite maison où tant de charmes allaient essayer de tenir.
Jeanne sauta légèrement en bas de la voiture; le cardinal se préparait à l'imiter.
—Ce n'est pas la peine, monseigneur, lui dit tout bas ce démon femelle.
—Comment, comtesse, ce n'est pas la peine de passer quelques heures avec vous?
—Et dormir, monseigneur? dit Jeanne.
—Je crois bien que vous trouverez plusieurs chambres à coucher chez vous, comtesse.
—Pour moi, oui; mais pour vous...
—Pour moi, non?
—Pas encore, dit-elle d'un air si gracieux et si provocant que le refus valait une promesse.
—Adieu donc, répliqua le cardinal, si vivement piqué au jeu qu'il oublia un moment toute la scène du bal.
—Au revoir, monseigneur.
—Au fait, je l'aime mieux ainsi, dit-il en partant.
Jeanne entra seule dans sa maison nouvelle.
Six laquais, dont le sommeil avait été interrompu par le marteau du coureur, s'alignèrent dans le vestibule.
Jeanne les regarda tous avec cet air de supériorité calme que la fortune ne donne pas à tous les riches.
—Et les femmes de chambre? dit-elle.
L'un des valets s'avança respectueusement.
—Deux femmes attendent madame dans la chambre, dit-il.
—Appelez-les.
Le valet obéit. Deux femmes entrèrent quelques minutes après.
—Où couchez-vous d'ordinaire? leur demanda Jeanne.
—Mais... nous n'avons pas encore d'habitude, répliqua la plus âgée; nous coucherons où il plaira à madame.
—Les clefs des appartements?
—Les voici, madame.
—Bien, pour cette nuit, vous coucherez hors de la maison.
Les femmes regardèrent leur maîtresse avec surprise.
—Vous avez un gîte dehors?
—Sans doute, madame, mais il est un peu tard; toutefois, si madame veut être seule...
—Ces messieurs vous accompagneront, ajouta la comtesse en congédiant les six valets, plus satisfaits encore que les femmes de chambre.
—Et... quand reviendrons-nous? dit l'un d'eux avec timidité.
—Demain à midi.
Les six valets et les deux femmes se regardèrent un instant; puis, tenus en échec par l'œil impérieux de Jeanne, ils se dirigèrent vers la porte.
Jeanne les reconduisit, les mit dehors, et avant de fermer la porte:
—Reste-t-il encore quelqu'un dans la maison? dit-elle.
—Mon Dieu! non, madame, il ne restera personne. C'est impossible que madame demeure ainsi abandonnée; au moins faut-il qu'une femme veille dans les communs, dans les offices, n'importe où, mais qu'elle veille.
—Je n'ai besoin de personne.
—Il peut survenir le feu, madame peut se trouver mal.
—Bonne nuit, allez tous.
Elle tira sa bourse:
—Et voilà pour que vous étrenniez mon service, dit-elle.
Un murmure joyeux, un remerciement de valets de bonne compagnie, fut la seule réponse, le dernier mot des valets. Tous disparurent en saluant jusqu'à terre.
Jeanne les écouta de l'autre côté de la porte: ils se répétaient l'un à l'autre que le sort venait de leur donner une fantasque maîtresse.
Lorsque le bruit des voix et le bruit des pas se furent amortis dans le lointain, Jeanne poussa les verrous et dit d'un air triomphant:
—Seule! je suis seule ici chez moi!
Elle alluma un flambeau à trois branches aux bougies qui brûlaient dans le vestibule, et ferma également les verrous de la porte massive de cette antichambre.
Alors commença une scène muette et singulière qui eût bien vivement intéressé l'un de ces spectateurs nocturnes que les fictions du poète ont fait planer au-dessus des villes et des palais.
Jeanne visitait ses états; elle admirait, pièce à pièce, toute cette maison dont le moindre détail acquérait à ses yeux une immense valeur depuis que l'égoïsme du propriétaire avait remplacé la curiosité du passant.
Le rez-de-chaussée, tout calfeutré, tout boisé, renfermait la salle de bains, les offices, les salles à manger, trois salons et deux cabinets de réception.
Le mobilier de ces vastes chambres n'était pas riche comme celui de la Guimard, ou coquet comme celui des amies de M. de Soubise, mais il sentait son luxe de grand seigneur; il n'était pas neuf. La maison eût moins plu à Jeanne si elle eût été meublée de la veille exprès pour elle.
Toutes ces richesses antiques, dédaignées par les dames à la mode, ces merveilleux meubles d'ébène sculpté, ces lustres à girandoles de cristal, dont les branchages dorés lançaient du sein des bougies roses des lis brillants; ces horloges gothiques, chefs-d'œuvre de ciselure et d'émail; ces paravents brodés de figures chinoises, ces énormes potiches du Japon, gonflées de fleurs rares; ces dessus de porte en grisaille ou en couleurs de Boucher ou de Watteau, jetaient la nouvelle propriétaire dans d'indicibles extases.
Ici, sur une cheminée, deux tritons dorés soulevaient des gerbes de corail, aux branches desquelles s'accrochaient comme des fruits toutes les fantaisies de la joaillerie de l'époque. Plus loin, sur une console de bois doré à dessus de marbre blanc, un énorme éléphant de céladon, aux oreilles chargées de pendeloques de saphir, supportait une tour pleine de parfums et de flacons.
Des livres de femme dorés et enluminés brillaient sur des étagères de bois de rose à coins d'arabesques d'or.
Un meuble tout entier de fines tapisseries des Gobelins, chef-d'œuvre de patience qui avait coûté cent mille livres à la manufacture même, remplissait un petit salon gris et or, dont chaque panneau était une toile oblongue peinte par Vernet ou par Greuze. Le cabinet de travail était rempli des meilleurs portraits de Chardin, des plus fines terres cuites de Clodion.
Tout témoignait, non pas de l'empressement qu'un riche parvenu met à satisfaire sa fantaisie ou celle de sa maîtresse, mais du long, du patient travail de ces riches séculaires qui entassent sur les trésors de leurs pères des trésors pour leurs enfants.
Jeanne examina d'abord l'ensemble, elle dénombra les pièces; puis elle se rendit compte des détails.
Et comme son domino la gênait, et comme son corps de baleine la serrait, elle entra dans sa chambre à coucher, se déshabilla rapidement et revêtit un peignoir de soie ouatée, charmant habit que nos mères, peu scrupuleuses quand il s'agissait de nommer les choses utiles, avaient désigné par une appellation que nous ne pouvons plus écrire.
Frissonnante, demi-nue dans le satin qui caressait son sein et sa taille, sa jambe fine et nerveuse cambrée dans les plis de sa robe courte, elle montait hardiment les degrés, sa lumière à la main.
Familiarisée avec la solitude, sûre de n'avoir plus à redouter le regard même d'un valet, elle bondissait de chambre en chambre, laissant flotter au gré du vent qui sifflait sous les portes son fin peignoir de batiste relevé dix fois en dix minutes sur son genou charmant.
Et quand pour ouvrir une armoire elle élevait le bras, quand la robe s'écartant laissait voir la blanche rotondité de l'épaule jusqu'à la naissance du bras, que dorait un rutilant reflet de lumière familier aux pinceaux de Rubens, alors les esprits invisibles, cachés sous les tentures, abrités derrière les panneaux peints, devaient se réjouir d'avoir en leur possession cette charmante hôtesse qui croyait les posséder.
Une fois, après toutes ses courses, épuisée, haletante, sa bougie aux trois quarts consumée, elle rentra dans la chambre à coucher, tendue de satin bleu brodé de larges fleurs toutes chimériques.
Elle avait tout vu, tout compté, tout caressé du regard et du toucher; il ne lui restait plus à admirer qu'elle-même.
Elle posa la bougie sur un guéridon de Sèvres à galerie d'or; et, tout à coup, ses yeux s'arrêtèrent sur un Endymion de marbre, délicate et voluptueuse figure de Bouchardon, qui se renversait ivre d'amour sur un socle de porphyre rouge-brun.
Jeanne alla fermer la porte et les portières de sa chambre, tira les rideaux épais, revint en face de la statue, et dévora des regards ce bel amant de Phoebé qui lui donnait le dernier baiser en remontant vers le ciel.
Le feu rouge, réduit en braise, échauffait cette chambre, où tout vivait, excepté le plaisir.
Jeanne sentit ses pieds s'enfoncer doucement dans la haute laine si moelleuse du tapis; ses jambes vacillaient et pliaient sous elle, une langueur qui n'était pas la fatigue, ou le sommeil, pressait son sein et ses paupières avec la délicatesse d'un toucher d'amant, tandis qu'un feu qui n'était pas la chaleur de l'âtre montait de ses pieds à son corps et, en montant, tordait dans ses veines toute l'électricité vivante qui, chez la bête, s'appelle le plaisir, chez l'homme, l'amour.
En ce moment de sensations étranges, Jeanne s'aperçut elle-même dans un trumeau placé derrière l'Endymion. Sa robe avait glissé de ses épaules sur le tapis. La batiste si fine avait, entraînée par le satin plus lourd, descendu jusqu'à la moitié des bras blancs et arrondis.
Deux yeux noirs, doux de mollesse, brillants de désir, les deux yeux de Jeanne frappèrent Jeanne au plus profond du cœur; elle se trouva belle, elle se sentit jeune et ardente; elle s'avoua que dans tout ce qui l'entourait, rien, pas même Phoebé, n'était aussi digne d'être aimé. Elle s'approcha du marbre pour voir si l'Endymion s'animait, et si pour la mortelle il dédaignerait la déesse.
Ce transport l'enivra; elle pencha la tête sur son épaule avec des frémissements inconnus, appuya ses lèvres sur sa chair palpitante, et comme elle n'avait pas cessé de plonger son regard, à elle, dans les yeux qui l'appelaient dans la glace, tout à coup ses yeux s'alanguirent, sa tête roula sur sa poitrine avec un soupir et Jeanne alla tomber endormie, inanimée, sur le lit, dont les rideaux s'inclinèrent au-dessus d'elle.
La bougie lança un dernier jet de flamme du sein d'une nappe de cire liquide, puis exhala son dernier parfum avec sa dernière clarté.
Chapitre XXVI
L'académie de M. de Beausire
Beausire avait pris à la lettre le conseil du domino bleu; il s'était rendu à ce qu'on appelait son académie.
Le digne ami d'Oliva, affriandé par le chiffre énorme de deux millions, redoutait bien plus encore la sorte d'exclusion que ses collègues avaient faite de lui dans la soirée en ne lui donnant pas communication d'un plan aussi avantageux.
Il savait qu'entre gens d'académie on ne se pique pas toujours de scrupules, et c'était pour lui une raison de se hâter, les absents ayant toujours tort quand ils sont absents par hasard, et bien plus tort encore lorsqu'on profite de leur absence.
Beausire s'était fait, parmi les associés de l'académie, une réputation d'homme terrible. Cela n'était pas étonnant ni difficile. Beausire avait été exempt; il avait porté l'uniforme; il savait mettre une main sur la hanche, l'autre sur la garde de l'épée. Il avait l'habitude, au moindre mot, d'enfoncer son chapeau sur ses yeux: toutes façons qui, pour des gens médiocrement braves, paraissaient assez effrayantes, surtout si ces gens ont à redouter l'éclat d'un duel et les curiosités de la justice.
Beausire comptait donc se venger du dédain qu'on avait professé pour lui, en faisant quelque peur aux confrères du tripot de la rue du Pot-de-Fer.
De la porte Saint-Martin à l'église Saint-Sulpice, il y a loin; mais Beausire était riche; il se jeta dans un fiacre et promit cinquante sols au cocher, c'est-à-dire une gratification d'une livre; la course nocturne valant d'après le tarif de cette époque ce qu'elle vaut aujourd'hui pendant le jour.
Les chevaux partirent rapidement. Beausire se donna un petit air furibond et, à défaut du chapeau qu'il n'avait pas, puisqu'il portait un domino, à défaut de l'épée, il se composa une mine assez hargneuse pour donner de l'inquiétude à tout passant attardé.
Son entrée dans l'académie produisit une certaine sensation.
Il y avait là, dans le premier salon, un beau salon tout gris avec un lustre et force tables de jeu, il y avait, disons-nous, une vingtaine de joueurs qui buvaient de la bière et du sirop, en souriant du bout des dents à sept ou huit femmes affreusement fardées qui regardaient les cartes.
On jouait le pharaon à la principale table; les enjeux étaient maigres, l'animation en proportion des enjeux.
À l'arrivée du domino, qui froissait son coqueluchon en se cambrant dans les plis de la robe, quelques femmes se mirent à ricaner, moitié raillerie, moitié agacerie. M. Beausire était un bellâtre, et les dames ne le maltraitaient pas.
Cependant il s'avança comme s'il n'avait rien entendu, rien vu, et une fois près de la table, il attendit en silence une réplique à sa mauvaise humeur.
Un des joueurs, espèce de vieux financier équivoque dont la figure ne manquait pas de bonhomie, fut la première voix qui décida Beausire.
—Corbleu! chevalier, dit ce brave homme, vous arrivez du bal avec une figure renversée.
—C'est vrai, dirent les dames.
—Eh! cher chevalier, demanda un autre joueur, le domino vous blesse-t-il à la tête?
—Ce n'est pas le domino qui me blesse, répondit Beausire avec dureté.
—Là, là, fit le banquier qui venait de racler une douzaine de louis, M. le chevalier de Beausire nous a fait une infidélité: ne voyez-vous pas qu'il a été au bal de l'Opéra, qu'aux environs de l'Opéra il a trouvé quelque bonne mise à faire, et qu'il a perdu?
Chacun rit ou s'apitoya, suivant son caractère; les femmes eurent compassion.
—Il n'est pas vrai de dire que j'aie fait des infidélités à mes amis, répliqua Beausire; j'en suis incapable des infidélités, moi! C'est bon pour certaines gens de ma connaissance de faire des infidélités à leurs amis.
Et, pour donner plus de poids à sa parole, il eut recours au geste, c'est-à-dire qu'il voulut enfoncer son chapeau sur sa tête. Malheureusement, il n'aplatit qu'un morceau de soie qui lui donna une largeur ridicule, ce qui fit qu'au lieu d'un effet sérieux, il ne produisit qu'un effet comique.
—Que voulez-vous dire, cher chevalier? demandèrent deux ou trois de ses associés.
—Je sais ce que je veux dire, répondit Beausire.
—Mais cela ne nous suffit pas, à nous, fit observer le vieillard de belle humeur.
—Cela ne vous regarde pas, vous, monsieur le financier, repartit maladroitement Beausire.
Un coup d'œil assez expressif du banquier avertit Beausire que sa phrase avait été déplacée. En effet, il ne fallait pas opérer de démarcation dans cette audience entre ceux qui payaient et ceux qui empochaient l'argent.
Beausire le comprit, mais il était lancé; les faux braves s'arrêtent plus difficilement que les braves éprouvés.
—Je croyais avoir des amis ici, dit-il.
—Mais... oui, répondirent plusieurs voix.
—Eh bien! je me suis trompé.
—En quoi?
—En ceci: que beaucoup de choses se font sans moi.
Nouveau signe du banquier, nouvelles protestations de ceux des associés qui étaient présents.
—Il suffit que je sache, dit Beausire, et les faux amis seront punis.
Il chercha la poignée de l'épée, mais ne trouva que son gousset, lequel était plein de louis et rendit un son révélateur.
—Oh! oh! s'écrièrent deux dames, M. de Beausire est en bonne disposition ce soir.
—Mais, oui, répondit sournoisement le banquier; il me paraît que s'il a perdu, il n'a pas perdu tout, et que, s'il a fait infidélité aux légitimes, ce n'est pas une infidélité sans retour. Voyons, pontez, cher chevalier.
—Merci! dit sèchement Beausire, puisque chacun garde ce qu'il a, je garde aussi.
—Que diable veux-tu dire? lui glissa à l'oreille un des joueurs.
—Nous nous expliquerons tout à l'heure.
—Jouez donc, dit le banquier.
—Un simple louis, dit une dame en caressant l'épaule de Beausire pour se rapprocher le plus possible du gousset.
—Je ne joue que des millions, dit Beausire avec audace, et, vraiment, je ne conçois pas qu'on joue ici de misérables louis. Des millions! Allons, messieurs du Pot-de-Fer, puisqu'il s'agit de millions sans qu'on s'en doute, à bas les enjeux d'un louis! Des millions, millionnaires!
Beausire en était à ce moment d'exaltation qui pousse l'homme au-delà des bornes du sens commun. Une ivresse plus dangereuse que celle du vin l'animait. Tout à coup, il reçut par derrière, dans les jambes, un coup assez violent pour s'interrompre soudain.
Il se retourna et vit à ses côtés une grande figure olivâtre, raide et trouée, aux deux yeux noirs lumineux comme des charbons ardents.
Au geste de colère que fit Beausire, ce personnage étrange répondit par un salut cérémonieux accompagné d'un regard long comme une rapière.
—Le Portugais! dit Beausire stupéfait de cette salutation d'un homme qui venait de lui appliquer une bourrade.
—Le Portugais! répétèrent les dames qui abandonnèrent Beausire pour aller papillonner autour de l'étranger.
Ce Portugais était, en réalité, l'enfant chéri de ces dames, auxquelles, sous prétexte qu'il ne parlait pas français, il apportait constamment des friandises, quelquefois enveloppées dans des billets de caisse de cinquante à soixante livres.
Beausire connaissait ce Portugais pour un des associés. Le Portugais perdait toujours avec les habitués du tripot. Il fixait ses mises à une centaine de louis par semaine, et régulièrement les habitués lui emportaient ses cent louis.
C'était l'amorceur de la société. Tandis qu'il se laissait dépouiller de cent plumes dorées, les autres confrères dépouillaient les joueurs alléchés.
Aussi le Portugais était-il considéré par les associés comme l'homme utile; par les habitués, comme l'homme agréable. Beausire avait pour lui cette considération tacite qui s'attache toujours à l'inconnu—quand même la défiance y entrerait pour quelque chose.
Beausire, ayant donc reçu le petit coup de pied que le Portugais lui venait d'appliquer dans les mollets, attendit, se tut, et s'assit.
Le Portugais prit place au jeu, mit vingt louis sur la table, et en vingt coups, qui durèrent un quart d'heure à se débattre, il fut débarrassé de ses vingt louis par six pontes affamés qui oublièrent un moment les coups de griffes du banquier et des autres compères.
L'horloge sonna trois heures du matin, Beausire achevait un verre de bière.
Deux laquais entrèrent, le banquier fit tomber son argent dans le double fond de la table, car les statuts de l'association étaient si empreints de confiance envers les membres que jamais l'on ne remettait à l'un d'eux le maniement complet des fonds de la société.
L'argent tombait donc à la fin de la séance, par un petit guichet, dans le double fond de la table, et il était ajouté en post-scriptum à cet article des statuts que jamais le banquier n'aurait de manches longues, comme aussi il ne pourrait jamais porter d'argent sur lui.
Ce qui signifiait qu'on lui interdisait de faire passer une vingtaine de louis dans ses manches, et que l'assemblée se réservait le droit de le fouiller pour lui enlever l'or qu'il aurait su faire couler dans ses poches.
Les laquais, disons-nous, apportèrent aux membres du cercle les houppelandes, les mantes et les épées: plusieurs des joueurs heureux donnèrent le bras aux dames; les malheureux se guindèrent dans une chaise à porteurs, encore de mode en ces quartiers paisibles, et la nuit se fit dans le salon de jeu.
Beausire, aussi, avait paru s'envelopper dans son domino comme pour faire un voyage éternel; mais il ne passa pas le premier étage, et, la porte s'étant refermée, tandis que les fiacres, les chaises et les piétons disparaissaient, il rentra dans le salon où douze des associés venaient de rentrer aussi.
—Nous allons nous expliquer, dit Beausire, enfin.
—Rallumez votre quinquet et ne parlez pas si haut, lui dit froidement et en bon français le Portugais, qui de son côté allumait une bougie placée sur la table.
Beausire grommela quelques mots auxquels personne ne fit attention; le Portugais s'assit à la place du banquier; on examina si les volets, les rideaux et les portes étaient soigneusement fermés; on s'assit doucement, les coudes sur le tapis, avec une curiosité dévorante.
—J'ai une communication à faire, dit le Portugais; heureusement suis-je arrivé à temps, car M. de Beausire est démangé, ce soir, par une intempérance de langue...
Beausire voulut s'écrier.
—Allons! paix! fit le Portugais; pas de paroles perdues. Vous avez prononcé des mots qui sont plus qu'imprudents. Vous avez eu connaissance de mon idée, c'est bien. Vous êtes homme d'esprit, vous pouvez l'avoir devinée; mais il me semble que jamais l'amour-propre ne doit primer l'intérêt.
—Je ne comprends pas, dit Beausire.
—Nous ne comprenons pas, dit la respectable assemblée.
—Si fait. M. de Beausire a voulu prouver que le premier il avait trouvé l'affaire.
—Quelle affaire? dirent les intéressés.
—L'affaire des deux millions! s'écria Beausire avec emphase.
—Deux millions! firent les associés.
—Et d'abord, se hâta de dire le Portugais, vous exagérez; il est impossible que l'affaire aille là. Je vais le prouver à l'instant.
—Nul ne sait ici ce que vous voulez dire, s'exclama le banquier.
—Oui, mais nous n'en sommes pas moins tout oreilles, ajouta un autre.
—Parlez le premier, dit Beausire.
—Je le veux bien.
Et le Portugais se versa un immense verre de sirop d'orgeat, qu'il but tranquillement sans rien changer à ses allures d'homme glacé.
—Sachez, dit-il—je ne parle pas pour M. de Beausire—que le collier ne vaut pas plus de quinze cent mille livres.
—Ah! s'il s'agit d'un collier, dit Beausire.
—Oui, monsieur, n'est-ce pas là votre affaire?
—Peut-être.
—Il va faire le discret après avoir fait l'indiscret.
Et le Portugais haussa les épaules.
—Je vous vois à regret prendre un ton qui me déplaît, dit Beausire, avec l'accent d'un coq qui monte sur ses éperons.
—Mira! mira![5] dit le Portugais froid comme un marbre, vous direz après ce que vous direz, je dis avant ce que j'ai à dire, et le temps presse, car vous devez savoir que l'ambassadeur arrive dans huit jours au plus tard.
«Cela se complique, pensa l'assemblée palpitante d'intérêt: le collier, les quinze cent mille livres, un ambassadeur... qu'est-ce cela?»
—En deux mots, voici, fit le Portugais. MM. Bœhmer et Bossange ont fait offrir à la reine un collier de diamants qui vaut quinze cent mille livres. La reine a refusé. Les joailliers ne savent qu'en faire et le cachent. Ils sont bien embarrassés, car ce collier ne peut être acheté que par une fortune royale; eh bien! j'ai trouvé la personne royale qui achètera ce collier et le fera sortir du coffre-fort de MM. Bœhmer et Bossange.
—C'est?... dirent les associés.
—C'est ma gracieuse souveraine, la reine de Portugal.
Et le Portugais se rengorgea.
—Nous comprenons moins que jamais, dirent les associés.
«Moi, je ne comprends plus du tout», pensa Beausire.
—Expliquez-vous nettement, cher monsieur Manoël, dit-il, car les dissentiments particuliers doivent céder devant l'intérêt public. Vous êtes le père de l'idée, je le reconnais franchement. Je renonce à tout droit de paternité; mais, pour l'amour de Dieu! soyez clair.
—À la bonne heure, fit Manoël, en avalant une deuxième jatte d'orgeat. Je vais rendre cette question limpide.
—Nous sommes déjà certains qu'il existe un collier de quinze cent mille livres, dit le banquier. Voilà un point important.
—Et ce collier est dans le coffre de MM. Bœhmer et Bossange. Voilà le second point, dit Beausire.
—Mais don Manoël a dit que Sa Majesté la reine du Portugal achetait le collier. Voilà qui nous déroute.
—Rien de plus clair pourtant, dit le Portugais. Il ne s'agit que de faire attention à mes paroles. L'ambassade est vacante. Il y a intérim; l'ambassadeur nouveau, M. de Souza, n'arrive que dans huit jours au plus tôt.
—Bon! dit Beausire.
—En huit jours, qui empêche que cet ambassadeur pressé de voir Paris n'arrive et ne s'installe?
Les assistants s'entre-regardèrent bouche béante.
—Comprenez donc, fit vivement Beausire; don Manoël veut vous dire qu'il peut arriver un ambassadeur vrai ou faux.
—Précisément, ajouta le Portugais. Si l'ambassadeur qui se présentera avait envie du collier pour Sa Majesté la reine de Portugal, n'en a-t-il pas le droit?
—Pardieu! firent les assistants.
—Et alors il traite avec MM. Bœhmer et Bossange. Voilà tout.
—Absolument tout.
—Seulement, il faut payer quand on a traité, fit observer le banquier du pharaon.
—Ah! dame! oui, répliqua le Portugais.
—MM. Bœhmer et Bossange ne laisseront pas aller le collier dans les mains d'un ambassadeur, fût-ce un vrai Souza, sans avoir de bonnes garanties.
—Oh! j'ai bien pensé à une garantie, objecta le futur ambassadeur.
—Laquelle?
—L'ambassade, avons-nous dit, est déserte?
—Oui.
—Il n'y reste plus qu'un chancelier, brave homme de Français, qui parle la langue portugaise aussi mal qu'homme du monde, et qui est enchanté quand les Portugais lui parlent français, parce qu'il ne souffre pas; quand les Français lui parlent portugais, parce qu'il brille.
—Eh bien? fit Beausire.
—Eh bien! messieurs, nous nous présenterons à ce brave homme avec tous les dehors de la légation nouvelle.
—Les dehors sont bons, dit Beausire, mais les papiers valent mieux.
—On aura les papiers, répliqua laconiquement don Manoël.
—Il serait inutile de contester que don Manoël soit un homme précieux, dit Beausire.
—Les dehors et les papiers ayant convaincu le chancelier de l'identité de la légation, nous nous installons à l'ambassade.
—Oh! oh! c'est fort, interrompit Beausire.
—C'est forcé, continua le Portugais.
—C'est tout simple, affirmèrent les autres associés.
—Mais le chancelier? objecta Beausire.
—Nous l'avons dit: convaincu.
—Si par hasard il devenait moins crédule, dix minutes avant qu'il doutât, on le congédierait. Je pense qu'un ambassadeur a le droit de changer son chancelier?
—Évidemment.
—Donc, nous sommes maîtres de l'ambassade, et notre première opération, c'est d'aller rendre visite à messieurs Bœhmer et Bossange.
—Non, non pas, dit vivement Beausire, vous me paraissez ignorer un point capital que je sais pertinemment, moi qui ai vécu dans les cours. C'est qu'une opération comme vous dites ne se fait pas par un ambassadeur sans que, préalablement à toute démarche, il ait été reçu en audience solennelle, et là, ma foi! il y a un danger. Le fameux Riza-Bey, qui fut admis devant Louis XIV en qualité d'ambassadeur du shah de Perse, et qui eut l'aplomb d'offrir à Sa Majesté Très Chrétienne pour trente francs de turquoises, Riza-Bey, dis-je, était très fort sur la langue persane, et du diable s'il y avait en France des savants capables de lui prouver qu'il ne venait pas d'Ispahan. Mais nous serions reconnus tout de suite. On nous dirait à l'instant même que nous parlons le portugais en pur gaulois, et pour le cadeau de protestation, on nous enverrait à la Bastille. Prenons garde.
—Votre imagination vous entraîne trop loin, cher collègue, dit le Portugais; nous ne nous jetterons pas au-devant de tous ces dangers, nous resterons chacun dans notre hôtel.
—Alors, monsieur Bœhmer ne nous croira pas aussi Portugais, aussi ambassadeur qu'il serait besoin.
—Monsieur Bœhmer comprendra que nous venions en France avec la mission toute simple d'acheter le collier, l'ambassadeur ayant été changé pendant que nous étions en chemin. L'ordre seul de venir le remplacer nous a été remis. Cet ordre, eh bien! on le montrera s'il le faut à monsieur Bossange, puisqu'on l'aura bien montré à monsieur le chancelier de l'ambassade; seulement, c'est aux ministres du roi qu'il faut tâcher de ne pas le montrer, cet ordre, car les ministres sont curieux, ils sont défiants, ils nous tracasseraient sur une foule de petits détails.
—Oh! oui, s'écria l'assemblée, ne nous mettons pas en rapport avec le ministère.
—Et si messieurs Bœhmer et Bossange demandaient...
—Quoi? fit don Manoël.
—Un acompte, dit Beausire.
—Cela compliquerait l'affaire, fit le Portugais, embarrassé.
—Car enfin, poursuivit Beausire, il est d'usage qu'un ambassadeur arrive avec des lettres de crédit, sinon avec de l'argent frais.
—C'est juste, dirent les associés.
—L'affaire manquerait là, continua Beausire.
—Vous trouvez toujours, dit Manoël avec une aigreur glaciale, des moyens pour faire manquer l'affaire. Vous n'en trouvez pas pour la faire réussir.
—C'est précisément parce que j'en veux trouver que je soulève des difficultés, répliqua Beausire. Et tenez, tenez, je les trouve.
Toutes les têtes se rapprochèrent dans un même cercle.
—Dans toute chancellerie, il y a une caisse.
—Oui, une caisse et un crédit.
—Ne parlons pas du crédit, reprit Beausire, car rien n'est si cher à se procurer. Pour avoir du crédit, il nous faudrait des chevaux, des équipages, des valets, des meubles, un attirail, qui sont la base de tout crédit possible. Parlons de la caisse. Que pensez-vous de celle de votre ambassade?
—J'ai toujours regardé ma souveraine, Sa Majesté Très Fidèle, comme une magnifique reine. Elle doit avoir bien fait les choses.
—C'est ce que nous verrons; et puis admettons qu'il n'y ait rien dans la caisse.
—C'est possible, firent en souriant les associés.
—Alors, plus d'embarras, car aussitôt, nous, ambassadeurs, nous demandons à messieurs Bœhmer et Bossange quel est leur correspondant à Lisbonne, et nous leur signons, nous leur estampillons, nous leur scellons des lettres de change sur ce correspondant pour la somme demandée.
—Ah! voilà qui est bien, dit don Manoël majestueusement, préoccupé de l'invention, je n'avais pas descendu aux détails.
—Qui sont exquis, dit le banquier du pharaon en passant sa langue sur ses lèvres.
—Maintenant, avisons à nous partager les rôles, dit Beausire. Je vois don Manoël dans l'ambassadeur.
—Oh! certes, oui, fit en chœur l'assemblée.
—Et je vois monsieur de Beausire dans mon secrétaire-interprète, ajouta don Manoël.
—Comment cela? reprit Beausire un peu inquiet.
—Il ne faut pas que je parle un mot de français, moi qui suis monsieur de Souza; car je le connais, ce seigneur, et s'il parle, ce qui est rare, c'est tout au plus le portugais, sa langue naturelle. Vous, au contraire, monsieur de Beausire, qui avez voyagé, qui avez une grande habitude des transactions parisiennes, qui parlez agréablement le portugais...
—Mal, dit Beausire.
—Assez pour qu'on ne vous croie pas Parisien.
—C'est vrai... Mais...
—Et puis, ajouta don Manoël en attachant son regard noir sur Beausire, aux plus utiles agents les plus gros bénéfices.
—Assurément, dirent les associés.
—C'est convenu, je suis secrétaire-interprète.
—Parlons-en tout de suite, interrompit le banquier; comment divisera-t-on l'affaire?
—Tout simplement, dit don Manoël, nous sommes douze.
—Oui, douze, dirent les associés en se comptant.
—Par douzièmes, alors, ajouta don Manoël, avec cette réserve toutefois que certains parmi nous auront une part et demie; moi, par exemple, comme père de l'idée et ambassadeur; monsieur de Beausire parce qu'il avait flairé le coup et parlé millions en arrivant ici.
Beausire fit un signe d'adhésion.
—Et enfin, dit le Portugais, une part et demi aussi à celui qui vendra les diamants.
—Oh! s'écrièrent tout d'une voix les associés, rien à celui-là, rien qu'une demi-part.
—Pourquoi donc? fit don Manoël, surpris; celui-là me semble risquer beaucoup.
—Oui, dit le banquier, mais il aura les pots-de-vin, les primes, les remises, qui lui constitueront un lopin distingué.
Chacun de rire: ces honnêtes gens se comprenaient à merveille.
—Voilà donc qui est arrangé, dit Beausire, à demain les détails, il est tard.
Il pensait à Oliva restée seule au bal avec ce domino bleu vers lequel, malgré sa facilité à donner des louis d'or, l'amant de Nicole ne se sentait pas porté par une confiance aveugle.
—Non, non, tout de suite, finissons, dirent les associés. Quels sont ces détails?
—Une chaise de voyage aux armes de Souza, dit Beausire.
—Ce sera trop long à peindre, fit don Manoël, et à sécher surtout.
—Un autre moyen alors, s'écria Beausire La chaise de monsieur l'ambassadeur se sera brisée en chemin, et il aura été contraint de prendre celle de son secrétaire.
—Vous avez donc une chaise, vous? demanda le Portugais.
—J'ai la première venue.
—Mais vos armes?
—Les premières venues.
—Oh! cela simplifie tout. Beaucoup de poussière, d'éclaboussures sur les panneaux, beaucoup sur le derrière de la chaise, à l'endroit où sont les armoiries, et le chancelier n'y verra que de la poussière et des éclaboussures.
—Mais le reste de l'ambassade? demanda le banquier.
—Nous autres, nous arriverons le soir, c'est plus commode pour un début, et vous, vous arriverez le lendemain quand nous aurons déjà préparé les voies.
—Très bien.
—À tout ambassadeur, outre son secrétaire, il faut un valet de chambre, dit don Manoël, fonction délicate!
—Monsieur le commandeur, dit le banquier en s'adressant à l'un des aigrefins, vous prenez le rôle de valet de chambre.
Le commandeur s'inclina.
—Et des fonds pour des achats? dit don Manoël. Moi, je suis à sec.
—Moi, j'ai de l'argent, dit Beausire, mais il est à ma maîtresse.
—Qu'y a-t-il en caisse? demandèrent les associés.
—Vos clefs, messieurs, dit le banquier.
Chacun des associés tira une petite clef qui ouvrait un verrou sur douze, par lesquels se fermait le double fond de la fameuse table, en sorte que, dans cette honnête société, nul ne pouvait visiter la caisse sans la permission de ses onze collègues.
Il fut procédé à la vérification.
—Cent quatre-vingt-dix-huit louis au-dessus du fonds de réserve, dit le banquier qui avait été surveillé.
—Donnez-les à M. de Beausire et à moi, ce n'est pas trop? demanda Manoël.
—Donnez-en les deux tiers, laissez le tiers au reste de l'ambassade, dit Beausire avec une générosité qui concilia tous les suffrages.
De cette façon, don Manoël et Beausire reçurent cent trente-deux louis d'or, et soixante-six restèrent aux autres.
On se sépara, les rendez-vous étant pris pour le lendemain. Beausire se hâta de rouler son domino sous son bras et de courir rue Dauphine, où il espérait retrouver Mlle Oliva en possession de tout ce qu'elle avait de vertus anciennes et de nouveaux louis d'or.
Chapitre XXVII
L'ambassadeur
Le lendemain, vers le soir, une chaise de voyage arrivait par la barrière d'Enfer, assez poudreuse, assez éclaboussée pour que nul ne pût distinguer les armoiries.
Les quatre chevaux qui la menaient brûlaient le pavé; les postillons, comme on dit, allaient un train de prince.
La chaise s'arrêta devant un hôtel d'assez belle apparence, dans la rue de la Jussienne.
Sur la porte même de cet hôtel, deux hommes attendaient; l'un, d'une mise assez recherchée pour annoncer la cérémonie; l'autre, dans une sorte de livrée banale comme en ont eu de tout temps les officiers publics des différentes administrations parisiennes.
Autrement dit, ce dernier ressemblait à un suisse en costume d'apparat.
La chaise pénétra dans l'hôtel, dont les portes furent aussitôt fermées au nez de plusieurs curieux.
L'homme aux habits de cérémonie s'approcha très respectueusement de la portière et, d'une voix un peu chevrotante, il entama une harangue en langue portugaise.
—Qui êtes-vous? répondit de l'intérieur une voix brusque, en portugais également, seulement cette voix parlait un excellent portugais.
—Le chancelier indigne de l'ambassade, Excellence.
—Fort bien. Comme vous parlez mal notre langue, mon cher chancelier. Voyons, où descend-on?
—Par ici, monseigneur, par ici.
—Triste réception, dit le seigneur don Manoël, qui faisait le gros dos en s'appuyant sur son valet de chambre et sur son secrétaire.
—Votre Excellence daignera me pardonner, dit le chancelier dans son mauvais langage; ce n'est qu'à deux heures aujourd'hui qu'est descendu à l'ambassade le courrier de Son Excellence pour annoncer votre arrivée. J'étais absent, monseigneur, absent pour les affaires de la légation. Aussitôt mon retour, j'ai trouvé la lettre de Votre Excellence. Je n'ai eu que le temps de faire ouvrir les appartements; on les éclaire.
—Bon, bon.
—Ah! ce m'est une vive joie de voir l'illustre personne de notre nouvel ambassadeur.
—Chut! ne divulguons rien jusqu'à ce que des ordres nouveaux soient venus de Lisbonne. Veuillez seulement, monsieur, me faire conduire à ma chambre à coucher, je tombe de fatigue. Vous vous entendrez avec mon secrétaire, il vous transmettra mes ordres.
Le chancelier s'inclina respectueusement devant Beausire, qui rendit un salut affectueux et dit d'un air courtoisement ironique:
—Parlez français, cher monsieur, cela vous mettra plus à l'aise, et moi aussi.
—Oui, oui, murmura le chancelier, je serai plus à l'aise, car je vous avouerai, monsieur le secrétaire, que ma prononciation...
—Je le vois bien, répliqua Beausire avec aplomb.
—Je profiterai de cette occasion, monsieur le secrétaire, puisque je trouve en vous un homme si aimable, se hâta de dire le chancelier avec effusion, je profiterai, dis-je, de l'occasion, pour vous demander si vous croyez que M. de Souza ne m'en voudra pas d'écorcher ainsi le portugais?
—Pas du tout, pas du tout, si vous parlez le français purement.
—Moi! dit le chancelier joyeusement, moi! un Parisien de la rue Saint Honoré!
—Eh bien! c'est à ravir, dit Beausire. Comment vous nomme-t-on? Ducorneau, je crois?
—Ducorneau, oui, monsieur le secrétaire; nom assez heureux, car il a une terminaison espagnole, si l'on veut. Monsieur le secrétaire savait mon nom; c'est bien flatteur pour moi.
—Oui, vous êtes bien noté là-bas; si bien noté, que cette bonne réputation nous a empêchés d'amener un chancelier de Lisbonne.
—Oh! que de reconnaissance, monsieur le secrétaire, et quelle heureuse chance pour moi que la nomination de M. de Souza.
—Mais M. l'ambassadeur sonne, je crois.
—Courons.
On courut en effet. M. l'ambassadeur, grâce au zèle de son valet de chambre, venait de se déshabiller. Il avait revêtu une magnifique robe de chambre. Un barbier, appelé à la hâte, l'accommodait. Quelques boites et nécessaires de voyage, assez riches en apparence, garnissaient les tables et les consoles.
Un grand feu flambait dans la cheminée.
—Entrez, entrez, monsieur le chancelier, dit l'ambassadeur qui venait de s'ensevelir dans un immense fauteuil à coussins, tout en travers du feu.
—Monsieur l'ambassadeur se fâchera-t-il si je lui réponds en français? dit le chancelier tout bas à Beausire.
—Non, non, allez toujours.
Ducorneau fit son compliment en français.
—Eh! mais c'est fort commode; vous parlez admirablement le français, monsieur du Corno.
«Il me prend pour un Portugais», pensa le chancelier ivre de joie.
Et il serra la main de Beausire.
—Çà! dit Manoël, pourra-t-on souper?
—Certes, oui, Votre Excellence. Oui, le Palais-Royal est à deux pas d'ici, et je connais un traiteur excellent qui apportera un bon souper pour Votre Excellence.
—Comme si c'était pour vous, monsieur du Corno.
—Oui, monseigneur... et moi, si Son Excellence le permettait, je prendrais la permission d'offrir quelques bouteilles d'un vin du pays, comme Votre Excellence n'en aura trouvé qu'à Porto même.
—Eh! notre chancelier a donc bonne cave? dit Beausire gaillardement.
—C'est mon seul luxe, répliqua humblement le brave homme, dont, pour la première fois, aux bougies, Beausire et don Manoël purent remarquer les yeux vifs, les grosses joues rondes et le nez fleuri.
—Faites comme il vous plaira, monsieur du Corno, dit l'ambassadeur; apportez-nous de votre vin, et venez souper avec nous.
—Un pareil honneur...
—Sans étiquette, aujourd'hui je suis encore un voyageur, je ne serai l'ambassadeur que demain. Et puis nous parlerons affaires.
—Oh! mais monseigneur permettra que je donne un coup d'œil à ma toilette.
—Vous êtes superbe, dit Beausire.
—Toilette de réception, non de gala, dit Ducorneau.
—Demeurez comme vous êtes, monsieur le chancelier, et donnez à nos préparatifs le temps que vous donneriez à prendre l'habit de gala.
Ducorneau ravi quitta l'ambassadeur et se mit à courir pour gagner dix minutes à l'appétit de Son Excellence.
Pendant ce temps, les trois coquins, enfermés dans la chambre à coucher, passaient en revue le mobilier et les actes de leur nouveau pouvoir.
—Couche-t-il à l'hôtel, ce chancelier? dit don Manoël.
—Non pas: le drôle a une bonne cave et doit avoir quelque part une jolie femme ou une grisette. C'est un vieux garçon.
—Le suisse?
—Il faudra bien s'en débarrasser.
—Je m'en charge.
—Les autres valets de l'hôtel?
—Valets de louage que nos associés remplaceront demain.
—Que dit la cuisine? que dit l'office?
—Morts! morts! L'ancien ambassadeur ne paraissait jamais à l'hôtel. Il avait sa maison en ville.
—Que dit la caisse?
—Pour la caisse, il faut consulter le chancelier: c'est délicat.
—Je m'en charge, dit Beausire: nous sommes déjà les meilleurs amis du monde.
—Chut! le voici.
En effet, Ducorneau revenait essoufflé. Il avait prévenu le traiteur de la rue des Bons-Enfants, pris dans son cabinet six bouteilles d'une mine respectable, et sa figure réjouie annonçait toutes les bonnes dispositions que ces soleils, la nature et la diplomatie, savent combiner pour dorer ce que les cyniques appellent la façade humaine.
—Votre Excellence, dit-il, ne descendra pas dans la salle à manger?
—Non pas, non pas, nous mangerons dans la chambre, entre nous, près du feu.
—Monseigneur me ravit de joie. Voici le vin.
—Des topazes! dit Beausire en élevant un des flacons à la hauteur d'une bougie.
—Asseyez-vous, monsieur le chancelier, pendant que mon valet de chambre dressera le couvert.
Ducorneau s'assit.
—Quel jour sont arrivées les dernières dépêches? dit l'ambassadeur.
—La veille du départ de votre... du prédécesseur de Votre Excellence.
—Bien. La légation est en bon état?
—Oh! oui, monseigneur.
—Pas de mauvaises affaires d'argent?
—Pas que je sache.
—Pas de dettes... Oh! dites... S'il y en avait, nous commencerions par payer. Mon prédécesseur est un galant gentilhomme pour qui je me porte garant solidaire.
—Dieu merci! monseigneur n'en aura pas besoin; les crédits ont été ordonnancés il y a trois semaines, et le lendemain même du départ de l'ex-ambassadeur, cent mille livres arrivaient ici.
—Cent mille livres! s'écrièrent à la fois Beausire et don Manoël, effarés de joie.
—En or, dit le chancelier.
—En or, répétèrent l'ambassadeur, le secrétaire, et jusqu'au valet de chambre.
—De sorte, dit Beausire, en avalant son émotion, que la caisse renferme...
—Cent mille trois cent vingt-huit livres, monsieur le secrétaire.
—C'est peu, dit froidement don Manoël; mais Sa Majesté heureusement a mis des fonds à notre disposition. Je vous l'avais bien dit, mon cher, ajouta t-il en s'adressant à Beausire, que nous manquerions à Paris.
—Hormis ce point que Votre Excellence avait pris ses précautions, répliqua respectueusement Beausire.
À partir de cette communication importante du chancelier, l'hilarité de l'ambassade ne fit que s'accroître.
Un bon souper, composé d'un saumon, d'écrevisses énormes, de viandes noires et de crèmes, n'augmenta pas médiocrement cette verve des seigneurs portugais.
Ducorneau, mis à l'aise, mangea comme dix grands d'Espagne, et montra à ses supérieurs comme quoi un Parisien de la rue Saint-Honoré traitait les vins de Porto et de Xérès en vins de Brie et de Tonnerre.
M. Ducorneau bénissait encore le Ciel de lui avoir envoyé un ambassadeur qui préférait la langue française à la langue portugaise, et les vins portugais aux vins de France; il nageait dans cette délicieuse béatitude que fait au cerveau l'estomac satisfait et reconnaissant, lorsque M. de Souza l'interpellant lui demanda de s'aller coucher.
Ducorneau se leva, et dans une révérence épineuse qui accrocha autant de meubles qu'une branche d'églantier accroche de feuilles dans un taillis, le chancelier gagna la porte de la rue.
Beausire et don Manoël n'avaient pas assez fêté le vin de l'ambassade pour succomber sur-le-champ au sommeil.
D'ailleurs, il fallait que le valet de chambre soupât à son tour après ses maîtres, opération que le commandeur accomplit minutieusement, d'après les précédents tracés par M. l'ambassadeur et son secrétaire.
Tout le plan du lendemain se trouva dressé. Les trois associés poussèrent une reconnaissance dans l'hôtel, après s'être assurés que le suisse dormait.
Chapitre XXVIII
MM. Bœhmer et Bossange
Le lendemain, grâce à l'activité de Ducorneau à jeun, l'ambassade était sortie de sa léthargie. Bureaux, cartons, écritoire, air d'apparat, chevaux piaffant dans la cour, indiquaient la vie là où la veille encore on sentait l'atonie et la mort.
Le bruit se répandit vite, dans le quartier, qu'un grand personnage, chargé d'affaires, était arrivé de Portugal pendant la nuit.
Ce bruit, qui devait donner du crédit à nos trois fripons, était pour eux une source de frayeurs toujours renaissantes.
En effet, la police de M. de Crosne et celle de M. de Breteuil avaient de larges oreilles qu'elles se garderaient bien de clore en pareille occurrence; elles avaient des yeux d'Argus que certainement elles ne fermeraient pas lorsqu'il s'agirait de MM. les diplomates du Portugal.
Mais don Manoël fit observer à Beausire qu'avec de l'audace on empêcherait les recherches de la police d'être soupçons avant huit jours; les soupçons d'être certitudes avant quinze jours; que, par conséquent, avant dix jours, moyen terme, rien ne gênerait les allures de l'association, laquelle association, pour bien agir, devait avoir terminé ses opérations avant six jours.
L'aurore venait de poindre quand deux chaises de louage amenèrent dans l'hôtel la cargaison des neuf drôles destinés à composer le personnel de l'ambassade.
Ils furent installés bien vite, ou, pour mieux dire, couchés par Beausire. On en mit un à la caisse, l'autre aux archives, un troisième remplaça le suisse, auquel Ducorneau lui-même donna son congé, sous prétexte qu'il ne savait pas le portugais. L'hôtel se trouva donc peuplé par cette garnison, qui devait en défendre les abords à tout profane.
La police est profane au plus haut degré pour ceux qui ont des secrets politiques ou autres.
Vers midi, don Manoël dit Souza, s'étant habillé galamment, monta dans un carrosse fort propre que Beausire avait loué cinq cents livres par mois, en payant quinze jours d'avance.
Il partit pour la maison de MM. Bœhmer et Bossange, en compagnie de son secrétaire et de son valet de chambre.
Le chancelier reçut l'ordre d'expédier sous son couvert, et comme d'habitude, en l'absence des ambassadeurs, toutes les affaires relatives aux passeports, indemnités et secours, avec attention toutefois de ne donner des espèces ou de solder des comptes qu'avec l'agrément de M. le secrétaire.
Ces messieurs voulaient garder intacte la somme de cent mille livres, pivot fondamental de toute l'opération.
On apprit à M. l'ambassadeur que les joailliers de la couronne demeuraient sur le quai de l'École, où ils firent leur entrée vers une heure de relevée.
Le valet de chambre frappa modestement à la porte du joaillier, qui était fermée par de fortes serrures et garnie de gros clous à large tête, comme une porte de prison.
L'art avait disposé ces clous de manière à former des dessins plus ou moins agréables. Il était constaté seulement que jamais vrille, scie ou lime n'eut pu mordre un morceau du bois sans se rompre une dent sur un morceau de fer.
Un guichet treillissé s'ouvrit, et une voix demanda au valet de chambre ce qu'il désirait savoir.
—M. l'ambassadeur de Portugal veut parler à MM. Bœhmer et Bossange, répondit le valet.
Une figure apparut bien vite au premier étage, puis un pas précipité se fit entendre dans l'escalier. La porte s'ouvrit.
Don Manoël descendit de voiture avec une noble lenteur.
M. Beausire était descendu le premier pour offrir son bras à Son Excellence.
L'homme qui s'avançait avec tant d'empressement au-devant des deux Portugais était M. Bœhmer lui-même qui, en entendant s'arrêter la voiture, avait regardé par ses vitres, entendu le mot ambassadeur, et s'était élancé pour ne pas faire attendre Son Excellence.
Le joaillier se confondit en excuses pendant que don Manoël montait l'escalier.
M. Beausire remarqua que, derrière eux, une vieille servante, vigoureuse et bien découplée, fermait verrous, serrures, dont il y avait un grand luxe à la porte de la rue.
M. Beausire ayant paru faire ces observations avec une certaine recherche, M. Bœhmer lui dit:
—Monsieur, pardonnez; nous sommes si fort exposés dans notre malheureuse profession, que nos habitudes renferment toutes une précaution quelconque.
Don Manoël était demeuré impassible; Bœhmer le vit et lui réitéra à lui-même la phrase qui avait obtenu de Beausire un sourire agréable. Mais l'ambassadeur n'ayant pas plus sourcillé à la seconde fois qu'à la première:
—Pardonnez-moi, monsieur l'ambassadeur, dit encore Bœhmer décontenancé.
—Son Excellence ne parle pas français, dit Beausire, et ne peut vous entendre, monsieur; mais je vais lui transmettre vos excuses, à moins, se hâta-t-il de dire, que vous-même, monsieur, ne parliez le portugais.
—Non, monsieur, non.
—Je parlerai donc pour vous.
Et Beausire baragouina quelques mots portugais à don Manoël, qui répondit dans la même langue.
—Son Excellence M. le comte de Souza, ambassadeur de Sa Majesté Très Fidèle, accepte gracieusement vos excuses, monsieur, et me charge de vous demander s'il est vrai que vous avez encore en votre possession un beau collier de diamants?
Bœhmer leva la tête et regarda Beausire en homme qui sait toiser son monde.
Beausire soutint le choc en habile diplomate.
—Un collier de diamants, dit lentement Bœhmer, un fort beau collier?
—Celui que vous avez offert à la reine de France, ajouta Beausire, et dont Sa Majesté Très Fidèle a entendu parler.
—Monsieur, dit Bœhmer, est un officier de M. l'ambassadeur?
—Son secrétaire particulier, monsieur.
Don Manoël s'était assis en grand seigneur; il regardait les peintures des panneaux d'une assez belle pièce qui donnait sur le quai.
Un beau soleil éclairait alors la Seine, et les premiers peupliers montraient leurs pousses d'un vert tendre au-dessus des eaux, grosses encore et jaunies par le dégel.
Don Manoël passa de l'examen des peintures à celui du paysage.
—Monsieur, dit Beausire, il me semble que vous n'avez pas entendu un mot de ce que je vous ai dit.
—Comment cela, monsieur? répondit Bœhmer, un peu étourdi du ton vif du personnage.
—C'est que je vois Son Excellence qui s'impatiente, monsieur le joaillier.
—Monsieur, pardon, dit Bœhmer tout rouge, je ne dois pas montrer le collier sans être assisté de mon associé, monsieur Bossange.
—Eh bien! monsieur, faites venir votre associé.
Don Manoël se rapprocha et, de son air glacial qui comportait une certaine majesté, il commença en portugais une allocution qui fit plusieurs fois courber sous le respect la tête de Beausire. Après quoi il tourna le dos et reprit sa contemplation aux vitres.
—Son Excellence me dit, monsieur, qu'il y a déjà dix minutes qu'elle attend, et qu'elle n'a pas l'habitude d'attendre nulle part, pas même chez les rois.
Bœhmer s'inclina, prit un cordon de sonnette et l'agita.
Une minute après, une autre figure entra dans la chambre. C'était M. Bossange, l'associé.
Bœhmer le mit au fait avec deux mots. Bossange donna son coup d'œil aux deux Portugais, et finit par demander à Bœhmer sa clef pour ouvrir le coffre-fort.
«Il me paraît que les honnêtes gens, pensa Beausire, prennent autant de précautions les uns contre les autres que les voleurs.»
Dix minutes après, M. Bossange revint, portant un écrin dans sa main gauche; sa main droite était cachée sous son habit. Beausire y vit distinctement le relief de deux pistolets.
—Nous pouvons avoir bonne mine, dit don Manoël gravement en portugais; mais ces marchands nous prennent plutôt pour des filous que pour des ambassadeurs.
Et, en prononçant ces mots, il regarda bien les joailliers pour saisir sur leurs visages la moindre émotion dans le cas où ils comprendraient le portugais.
Rien ne parut, rien qu'un collier de diamants si merveilleusement beau que l'éclat éblouissait.
On mit avec confiance cet écrin dans les mains de don Manoël, qui soudain avec colère:
—Monsieur, dit-il à son secrétaire, dites à ces drôles qu'ils abusent de la permission qu'a un marchand d'être stupide. Ils me montrent du strass quand je leur demande des diamants. Dites-leur que je me plaindrai au ministre de France, et qu'au nom de ma reine, je ferai jeter à la Bastille les impertinents qui mystifient un ambassadeur de Portugal.
Disant ces mots, il fit voler, d'un revers de main, l'écrin sur le comptoir. Beausire n'eut pas besoin de traduire toutes les paroles, la pantomime avait suffi.
Bœhmer et Bossange se confondirent en excuses et dirent qu'en France on montrait des modèles de diamants, des semblants de parure, le tout pour satisfaire les honnêtes gens, mais pour ne pas allécher ou tenter les voleurs.
M. de Souza fit un geste énergique et marcha vers la porte aux yeux des marchands inquiets.
—Son Excellence me charge de vous dire, poursuivit Beausire, qu'il est fâcheux que des gens qui portent le titre de joailliers de la couronne de France en soient à distinguer un ambassadeur d'avec un gredin, et Son Excellence se retire à son hôtel.
MM. Bœhmer et Bossange se firent un signe, et s'inclinèrent en protestant de nouveau de tout leur respect.
M. de Souza leur faillit marcher sur les pieds et sortit.
Les marchands se regardèrent, décidément inquiets et courbés jusqu'à terre.
Beausire suivit fièrement son maître.
La vieille ouvrit les serrures de la porte.
—À l'hôtel de l'ambassade, rue de la Jussienne! cria Beausire au valet de chambre.
—À l'hôtel de l'ambassade, rue de la Jussienne! cria le valet au cocher.
Bœhmer entendit au travers du guichet.
—Affaire manquée! grommela le valet.
—Affaire faite, dit Beausire; dans une heure, ces croquants seront chez nous.
Le carrosse roula comme s'il eût été enlevé par huit chevaux.
Chapitre XXIX
À l'ambassade
En rentrant à l'hôtel de l'ambassade, ces messieurs trouvèrent Ducorneau qui dînait tranquillement dans son bureau.
Beausire le pria de monter chez l'ambassadeur, et lui tint ce langage:
—Vous comprenez, cher chancelier, qu'un homme tel que M. de Souza n'est pas un ambassadeur ordinaire.
—Je m'en suis aperçu, dit le chancelier.
—Son Excellence, poursuivit Beausire, veut occuper une place distinguée à Paris, parmi les riches et les gens de goût, c'est vous dire que le séjour de ce vilain hôtel, rue de la Jussienne, n'est pas supportable pour lui; en conséquence, il s'agirait de trouver une autre résidence particulière pour M. de Souza.
—Cela compliquera les relations diplomatiques, dit le chancelier; nous aurons à courir beaucoup pour les signatures.
—Eh! Son Excellence vous donnera un carrosse, cher monsieur Ducorneau, répondit Beausire.
Ducorneau faillit s'évanouir de joie.
—Un carrosse à moi! s'écria-t-il.
—Il est fâcheux que vous n'en ayez pas l'habitude, continua Beausire; un chancelier d'ambassade un peu digne doit avoir son carrosse; mais nous parlerons de ce détail en temps et lieu. Pour le moment, rendons compte à M. l'ambassadeur de l'état des affaires étrangères. La caisse, où est-elle?
—Là-haut, monsieur, dans l'appartement même de M. l'ambassadeur.
—Si loin de vous?
—Mesure de sûreté, monsieur; les voleurs ont plus de mal à pénétrer au premier qu'au rez-de-chaussée.
—Des voleurs, fit dédaigneusement Beausire, pour une si petite somme.
—Cent mille livres! fit Ducorneau. Peste! on voit bien que M. de Souza est riche. Il n'y a pas cent mille livres dans toutes les caisses d'ambassade.
—Voulez-vous que nous vérifiions? dit Beausire; j'ai hâte de me rendre à mes affaires.
—À l'instant, monsieur, à l'instant, dit Ducorneau en quittant le rez-de-chaussée.
Vérification faite, les cent mille livres apparurent en belles espèces, moitié or et moitié argent.
Ducorneau offrit sa clef, que Beausire regarda quelque temps, pour en admirer les ingénieuses guillochures et les trèfles compliqués.
Il en avait habilement pris l'empreinte avec de la cire.
Puis il la rendit au chancelier en lui disant:
—Monsieur Ducorneau, elle est mieux dans vos mains que dans les miennes; passons chez M. l'ambassadeur.
On trouva don Manoël en tête à tête avec le chocolat national. Il semblait fort occupé d'un papier couvert de chiffres. À la vue de son chancelier:
—Connaissez-vous le chiffre de l'ancienne correspondance? demanda-t-il.
—Non, Votre Excellence.
—Eh bien! je veux que désormais vous soyez initié, monsieur, vous me débarrasserez, de cette façon, d'une foule de détails ennuyeux. À propos, la caisse? demanda-t-il à Beausire.
—En parfait état, comme tout ce qui est du ressort de M. Ducorneau, répliqua Beausire.
—Les cent mille livres?
—Liquides, monsieur.
—Bien; asseyez-vous, monsieur Ducorneau, vous allez me donner un renseignement.
—Aux ordres de Votre Excellence, dit le chancelier radieux.
—Voilà le fait: affaire d'État, monsieur Ducorneau.
—Oh! j'écoute, monseigneur.
Et le digne chancelier approcha son siège.
—Affaire grave, dans laquelle j'ai besoin de vos lumières. Connaissez-vous des joailliers un peu honnêtes, à Paris?
—Il y a MM. Bœhmer et Bossange, joailliers de la couronne, dit le chancelier.
—Précisément, ce sont eux que je ne veux point employer, dit don Manoël; je les quitte pour ne jamais les revoir.
—Ils ont eu le malheur de mécontenter Votre Excellence?
—Gravement, monsieur Corno, gravement.
—Oh! si je pouvais être un peu moins réservé, si j'osais...
—Osez.
—Je demanderais en quoi ces gens, qui ont de la réputation dans leur métier...
—Ce sont de véritables juifs, monsieur Corno, et leurs mauvais procédés leur font perdre comme un million ou deux.
—Oh! s'écria Ducorneau avidement.
—J'étais envoyé par Sa Majesté Très Fidèle pour négocier l'achat d'un collier de diamants.
—Oui, oui, le fameux collier, qui avait été commandé par le feu roi pour Mme Du Barry; je sais, je sais.
—Vous êtes un homme précieux; vous savez tout. Eh bien! j'allais acheter ce collier; mais, puisque les choses vont ainsi, je ne l'achèterai pas.
—Faut-il que je fasse une démarche?
—Monsieur Corno!
—Diplomatique, monseigneur, très diplomatique.
—Ce serait bon si vous connaissiez ces gens là.
—Bossange est mon petit-cousin à la mode de Bretagne.
Don Manoël et Beausire se regardèrent.
Il se fit un silence. Les deux Portugais aiguisaient leurs réflexions.
Tout à coup un des valets ouvrit la porte et annonça:
—MM. Bœhmer et Bossange!
Don Manoël se leva soudain et, d'une voix irritée:
—Renvoyez ces gens-là! s'écria-t-il.
Le valet fit un pas pour obéir.
—Non, chassez-les vous-même, monsieur le secrétaire, reprit l'ambassadeur.
—Au nom du Ciel! fit Ducorneau suppliant, laissez-moi exécuter l'ordre de monseigneur; je l'adoucirai, puisque je ne puis l'éluder.
—Faites, si vous voulez, dit négligemment don Manoël.
Beausire se rapprocha de lui au moment où Ducorneau sortait avec précipitation.
—Ah çà! mais cette affaire est destinée à manquer? dit don Manoël.
—Non pas, Ducorneau va la raccommoder.
—Il l'embrouillera, malheureux! Nous avons parlé portugais seulement chez les joailliers; vous avez dit que je n'entendais pas un mot de français. Ducorneau va tout gâter.
—J'y cours.
—Vous montrer, c'est peut-être dangereux, Beausire.
—Vous allez voir que non; laissez-moi plein pouvoir.
—Pardieu!
Beausire partit.
Ducorneau avait trouvé en bas Bœhmer et Bossange, dont la contenance, depuis leur entrée à l'ambassade, était toute modifiée dans le sens de la politesse, sinon dans celui de la confiance.
Ils comptaient peu sur la vue d'un visage de connaissance, et se faufilaient avec raideur dans les premiers cabinets.
En apercevant Ducorneau, Bossange poussa un cri de joyeuse surprise.
—Vous ici! dit-il.
Et il s'approcha pour l'embrasser.
—Ah! ah! vous êtes bien aimable, dit Ducorneau, vous me reconnaissez ici, mon cousin le richard. Est-ce parce que je suis à une ambassade?
—Ma foi! oui, dit Bossange, si nous avons été séparés un peu, pardonnez-le-moi, et rendez-moi un service.
—Je venais pour cela.
—Oh! merci. Vous êtes donc attaché à l'ambassade?
—Mais oui.
—Un renseignement.
—Lequel, et sur quoi?
—Sur l'ambassade même.
—J'en suis le chancelier.
—Oh! à merveille. Nous voulons parler à l'ambassadeur.
—Je viens de sa part.
—De sa part! pour nous dire?...
—Qu'il vous prie de sortir bien vite de son hôtel, et bien vite, messieurs.
Les deux joailliers se regardèrent penauds.
—Parce que, dit Ducorneau avec importance, vous avez été maladroits et malhonnêtes, à ce qu'il paraît.
—Écoutez-nous donc.
—C'est inutile, dit tout à coup la voix de Beausire, qui apparut fier et froid au seuil de la chambre. Monsieur Ducorneau, Son Excellence vous a dit de congédier ces messieurs. Congédiez-les.
—Monsieur le secrétaire...
—Obéissez, dit Beausire avec dédain. Faites!
Et il passa.
Le chancelier prit son parent par l'épaule droite, l'associé du parent par l'épaule gauche, et les poussa doucement dehors.
—Voilà, dit-il, c'est une affaire manquée.
—Que ces étrangers sont donc susceptibles, mon Dieu! murmura Bœhmer, qui était un Allemand.
—Quand on s'appelle Souza et qu'on a neuf cent mille livres de revenu, mon cher cousin, dit le chancelier, on a le droit d'être ce qu'on veut.
—Ah! soupira Bossange, je vous ai bien dit, Bœhmer, que vous êtes trop raide en affaires.
—Eh! répliqua l'entêté Allemand, si nous n'avons pas son argent, il n'aura pas notre collier.
On approchait de la porte de la rue.
Ducorneau se mit à rire.
—Savez-vous bien ce que c'est qu'un Portugais? dit-il dédaigneusement; savez-vous ce que c'est qu'un ambassadeur, bourgeois que vous êtes? Non. Eh bien! je vais vous le dire. Un ambassadeur favori d'une reine, M. Potemkine, achetait tous les ans, au 1er janvier, pour la reine, un panier de cerises qui coûtait cent mille écus, mille livres la cerise; c'est joli, n'est-ce pas? Eh bien! M. de Souza achètera les mines du Brésil pour trouver dans les filons un diamant gros comme tous les vôtres. Cela lui coûtera vingt années de son revenu, vingt millions; mais que lui importe, il n'a pas d'enfants. Voilà.
Et il leur fermait la porte, quand Bossange, se ravisant:
—Raccommodez cela, dit-il, et vous aurez...
—Ici, l'on est incorruptible, répliqua Ducorneau.
Et il ferma la porte.
Le soir même, l'ambassadeur reçut la lettre suivante:
«Monseigneur,
«Un homme qui attend vos ordres et désire vous présenter les respectueuses excuses de vos humbles serviteurs est à la porte de votre hôtel; sur un signe de Votre Excellence, il déposera dans les mains d'un de vos gens le collier qui avait eu le bonheur d'attirer votre attention.
«Daignez recevoir, monseigneur, l'assurance du profond respect, etc., etc.
«Bœhmer et Bossange.»
—Eh bien! mais, dit don Manoël en lisant cette épître, le collier est à nous.
—Non pas, non pas, dit Beausire; il ne sera à nous que quand nous l'aurons acheté; achetons-le!
—Comment?
—Votre Excellence ne sait pas le français, c'est convenu; et, tout d'abord, débarrassons-nous de M. le chancelier.
—Comment?
—De la façon la plus simple: il s'agit de lui donner une mission diplomatique importante; je m'en charge.
—Vous avez tort, dit Manoël, il sera ici notre caution.
—Il dira que vous parlez français comme M. Bossange et moi.
—Il ne le dira pas; je l'en prierai.
—Soit, qu'il reste. Faites entrer l'homme aux diamants.
L'homme fut introduit; c'était Bœhmer en personne, Bœhmer, qui fit les plus profondes gentillesses et les excuses les plus soumises.
Après quoi il offrit ses diamants, et fit mine de les laisser pour être examinés.
Don Manoël le retint.
—Assez d'épreuves comme cela, dit Beausire; vous êtes un marchand défiant; vous devez être honnête. Asseyons-nous ici et causons, puisque M. l'ambassadeur vous pardonne.
—Ouf! que l'on a du mal à vendre! soupira Bœhmer.
«Que de mal on se donne pour voler!» pensa Beausire.
Chapitre XXX
Le marché
Alors, M. l'ambassadeur consentit à examiner le collier en détail.
M. Bœhmer en montra curieusement chaque pièce, et en fit ressortir chaque beauté.
—Sur l'ensemble de ces pierres, dit Beausire, à qui don Manoël venait de parler en portugais, M. l'ambassadeur ne voit rien à dire; l'ensemble est satisfaisant.
«Quant aux diamants en eux-mêmes, ce n'est pas la même chose; Son Excellence en a compté dix un peu piqués, un peu tachés.
—Oh! fit Bœhmer.
—Son Excellence, interrompit Beausire, se connaît mieux que vous en diamants; les nobles portugais jouent avec les diamants, au Brésil, comme ici les enfants avec du verre.
Don Manoël, en effet, posa le doigt sur plusieurs diamants l'un après l'autre, et fit remarquer avec une admirable perspicacité les défauts imperceptibles que peut-être un connaisseur n'eût pas relevés dans les diamants.
—Tel qu'il est cependant, ce collier, dit Bœhmer un peu surpris de voir un si grand seigneur aussi fin joaillier, tel qu'il est, ce collier est la plus belle réunion de diamants qu'il y ait en ce moment dans toute l'Europe.
—C'est vrai, répliqua don Manoël.
Et sur un signe Beausire ajouta:
—Eh bien! monsieur Bœhmer, voici le fait: Sa Majesté la reine de Portugal a entendu parler du collier; elle a chargé Son Excellence de négocier l'affaire après avoir vu les diamants. Les diamants conviennent à Son Excellence; combien voulez vous vendre ce collier?
—Seize cent mille livres, dit Bœhmer.
Beausire répéta le chiffre à son ambassadeur.
—C'est cent mille livres trop cher, répliqua don Manoël.
—Monseigneur, dit le joaillier, on ne peut évaluer les bénéfices au juste sur un objet de cette importance; il a fallu, pour composer une parure de ce mérite, des recherches et des voyages qui effraieraient si on les connaissait comme moi.
—Cent mille livres trop cher, repartit le tenace Portugais.
—Et pour que monseigneur vous dise cela, dit Beausire, il faut que ce soit chez lui une conviction, car Son Excellence ne marchande jamais.
Bœhmer parut un peu ébranlé. Rien ne rassure les marchands soupçonneux comme un acheteur qui marchande.
—Je ne saurais, dit-il après un moment d'hésitation, souscrire une diminution qui fait la différence du gain ou de la perte entre mon associé et moi.
Don Manoël écouta la traduction de Beausire et se leva.
Beausire ferma l'écrin et le remit à Bœhmer.
—J'en parlerai toujours à M. Bossange, dit ce dernier. Votre Excellence y consent-elle?
—Qu'est-ce à dire? demanda Beausire.
—Je veux dire que M. l'ambassadeur semble avoir offert quinze cent mille livres du collier.
—Oui.
—Son Excellence maintient-elle son prix?
—Son Excellence ne recule jamais devant ce qu'elle a dit, répliqua portugaisement Beausire; mais Son Excellence ne recule pas toujours devant l'ennui de marchander ou d'être marchandé.
—Monsieur le secrétaire, ne concevez-vous pas que je doive causer avec mon associé?
—Oh! parfaitement, monsieur Bœhmer.
—Parfaitement, répondit en portugais don Manoël, à qui la phrase de Bœhmer était parvenue, mais à moi aussi une solution prompte est nécessaire.
—Eh bien! monseigneur, si mon associé accepte la diminution, moi j'accepte d'avance.
—Bien.
—Le prix est donc dès à présent de quinze cent mille livres.
—Soit.
—Il ne reste plus, dit Bœhmer, sauf toutefois la ratification de M. Bossange...
—Toujours, oui.
—Il ne reste plus que le mode du paiement.
—Vous n'aurez pas à cet égard la moindre difficulté, dit Beausire. Comment voulez-vous être payé?
—Mais, dit Bœhmer en riant, si le comptant est possible...
—Qu'appelez-vous le comptant? dit Beausire froidement.
—Oh! je sais bien que nul n'a un million et demi en espèces à donner! s'écria Bœhmer en soupirant.
—Et d'ailleurs, vous en seriez embarrassé vous-même, monsieur Bœhmer.
—Cependant, monsieur le secrétaire, je ne consentirai jamais à me passer d'argent comptant.
—C'est trop juste.
Et il se tourna vers don Manoël.
—Combien Votre Excellence donnerait-elle comptant à M. Bœhmer?
—Cent mille livres, dit le Portugais.
—Cent mille livres, dit Beausire à Bœhmer, en signant le marché.
—Mais le reste? dit Bœhmer.
—Le temps qu'il faut à une traite de monseigneur pour aller de Paris à Lisbonne, à moins que vous ne préfériez attendre l'avertissement envoyé de Lisbonne à Paris.
—Oh! fit Bœhmer, nous avons un correspondant à Lisbonne; en lui écrivant...
—C'est cela, dit Beausire en riant ironiquement, écrivez-lui; demandez-lui si M. de Souza est solvable, et si Sa Majesté la reine est bonne pour quatorze cent mille livres.
—Monsieur... dit Bœhmer confus.
—Acceptez-vous, ou bien préférez-vous d'autres conditions?
—Celles que Monsieur le secrétaire a bien voulu me poser en premier lieu me paraissent acceptables. Y aurait-il des termes aux paiements?
—Il y aurait trois termes, monsieur Bœhmer, chacun de cinq cent mille livres, et ce serait pour vous l'affaire d'un voyage intéressant.
—D'un voyage à Lisbonne?
—Pourquoi pas?... Toucher un million et demi en trois mois, cela vaut-il qu'on se dérange?
—Oh! sans doute, mais...
—D'ailleurs, vous voyagerez aux frais de l'ambassade, et moi ou M. le chancelier, nous vous accompagnerons.
—Je porterai les diamants?
—Sans nul doute, à moins que vous ne préfériez envoyer d'ici les traites, et laisser les diamants aller seuls en Portugal.
—Je ne sais... je... crois... que... le voyage serait utile, et que...
—C'est aussi mon avis, dit Beausire. On signerait ici. Vous recevriez vos cent mille livres comptant, vous signeriez la vente, et vous porteriez vos diamants à Sa Majesté.
—Quel est votre correspondant?
—MM. Nunez Balboa frères.
Don Manoël leva la tête.
—Ce sont mes banquiers, dit-il en souriant.
—Ce sont les banquiers de Son Excellence, dit Beausire en souriant aussi.
Bœhmer parut radieux; son aspect n'avait pas conservé un nuage; il s'inclina comme pour remercier et prendre congé.
Soudain une réflexion le ramena.
—Qu'y a-t-il? demanda Beausire inquiet.
—C'est parole donnée? fit Bœhmer.
—Oui, donnée.
—Sauf...
—Sauf la ratification de M. Bossange, nous l'avons dit.
—Sauf un autre cas, ajouta Bœhmer.
—Ah! ah!
—Monsieur, cela est tout délicat, et l'honneur du nom portugais est un sentiment trop puissant pour que Son Excellence ne comprenne pas ma pensée.
—Que de détours! Au fait!
—Voici le fait. Le collier a été offert à Sa Majesté la reine de France.
—Qui l'a refusé. Après?
—Nous ne pouvons, monsieur, laisser sortir de France à tout jamais ce collier sans en prévenir la reine, et le respect, la loyauté même exigent que nous donnions la préférence à Sa Majesté la reine.
—C'est juste, dit don Manoël avec dignité. Je voudrais qu'un marchand portugais tînt le même langage que M. Bœhmer.
—Je suis bien heureux et bien fier de l'assentiment que Son Excellence a daigné m'accorder. Voilà donc les deux cas prévus: ratification des conditions par Bossange, deuxième et définitif refus de Sa Majesté la reine de France. Je vous demande pour cela trois jours.
—De notre côté, dit Beausire, cent mille livres comptant, trois traites de cinq cent mille livres mises dans vos mains. La boîte de diamants remise à M. le chancelier de l'ambassade ou à moi disposé à vous accompagner à Lisbonne, chez MM. Nunez Balboa frères. Paiement intégral en trois mois. Frais de voyage nuls.
—Oui, monseigneur, oui, monsieur, dit Bœhmer en faisant la révérence.
—Ah! dit don Manoël en portugais.
—Quoi donc? fit Bœhmer inquiet à son tour et revenant.
—Pour épingles, dit l'ambassadeur, une bague de mille pistoles pour mon secrétaire, ou pour mon chancelier, pour votre compagnon, enfin, monsieur le joaillier.
—C'est trop juste, monseigneur, murmura Bœhmer, et j'avais déjà fait cette dépense dans mon esprit.
Don Manoël congédia le joaillier avec un geste de grand seigneur.
Les deux associés demeurèrent seuls.
—Veuillez m'expliquer, dit don Manoël avec une certaine animation à Beausire, quelle diable d'idée vous avez eue de ne pas faire remettre ici les diamants? Un voyage en Portugal! Êtes-vous fou? Ne pouvait-on donner à ces bijoutiers leur argent et prendre leurs diamants en échange?
—Vous prenez trop au sérieux votre rôle d'ambassadeur, répliqua Beausire. Vous n'êtes pas encore tout à fait M. de Souza pour M. Bœhmer.
—Allons donc! Eût-il traité s'il eût eu des soupçons?
—Tant qu'il vous plaira. Il n'eût pas traité, c'est possible; mais tout homme qui possède quinze cent mille livres se croit au-dessus de tous les rois et de tous les ambassadeurs du monde. Tout homme qui troque quinze cent mille livres contre des morceaux de papier veut savoir si ces papiers valent quelque chose.
—Allons, vous allez en Portugal! Vous qui ne savez pas le portugais... Je vous dis que vous êtes fou.
—Point du tout. Vous irez vous-même.
—Oh! non pas, s'écria don Manoël; retourner en Portugal, moi, j'ai de trop fameuses raisons. Non! non!
—Je vous déclare que Bœhmer n'eût jamais donné ses diamants contre papiers.
—Papiers signés Souza!
—Quand je dis qu'il se prend pour un Souza! s'écria Beausire en frappant dans ses mains.
—J'aime mieux entendre dire que l'affaire est manquée, répéta don Manoël.
—Pas le moins du monde. Venez ici, monsieur le commandeur, dit Beausire au valet de chambre, qui apparaissait sur le seuil. Vous savez de quoi il s'agit, n'est-ce pas?
—Oui.
—Vous m'écoutiez?
—Certes.
—Très bien. Êtes-vous d'avis que j'ai fait une sottise?
—Je suis d'avis que vous avez cent mille fois raison.
—Dites pourquoi?
—Le voici. M. Bœhmer n'aurait jamais cessé de faire surveiller l'hôtel de l'ambassade et l'ambassadeur.
—Eh bien? dit don Manoël.
—Eh bien! ayant son argent à la main, son argent à ses côtés, M. Bœhmer ne conservera aucun soupçon, il partira tranquillement pour le Portugal.
—Nous n'irons pas jusque-là, monsieur l'ambassadeur, dit le valet de chambre; n'est-ce pas, monsieur le chevalier de Beausire?
—Allons donc! voilà un garçon d'esprit, dit l'amant d'Oliva.
—Dites, dites votre plan, répondit don Manoël assez froid.
—À cinquante lieues de Paris, dit Beausire, ce garçon d'esprit, avec un masque sur le visage, viendra montrer un ou deux pistolets à notre postillon; il vous volera nos traites, nos diamants, rouera de coups M. Bœhmer, et le tour sera fait.
—Je ne comprenais pas cela, dit le valet de chambre. Je voyais M. Beausire et M. Bœhmer s'embarquant à Bayonne pour le Portugal.
—Très bien!
—M. Bœhmer, comme tous les Allemands, aime la mer et se promène sur le pont. Un jour de roulis, il se penche et tombe. L'écrin est censé tomber avec lui, voilà. Pourquoi la mer ne garderait-elle pas quinze cent mille livres de diamants, elle qui a bien gardé les galions des Indes?
—Ah! oui, je comprends, dit le Portugais.
—C'est heureux, grommela Beausire.
—Seulement, reprit don Manoël, pour avoir subtilisé les diamants on est mis à la Bastille, pour avoir fait regarder la mer à M. le joaillier on est pendu.
—Pour avoir volé les diamants, on est pris, dit le commandeur; pour avoir noyé cet homme, on ne peut être soupçonné une minute.
—Nous verrons d'ailleurs quand nous en serons là, répliqua Beausire. Maintenant à nos rôles. Faisons aller l'ambassade comme des Portugais modèles, afin qu'on dise de nous: «S'ils n'étaient pas de vrais ambassadeurs, ils en avaient la mine.» C'est toujours flatteur. Attendons les trois jours.
Chapitre XXXI
La maison du gazetier
C'était le lendemain du jour où les Portugais avaient fait affaire avec Bœhmer, et trois jours après le bal de l'Opéra, auquel nous avons vu assister quelques-uns des principaux personnages de cette histoire.
Dans la rue Montorgueil, au fond d'une cour fermée par une grille, s'élevait une petite maison longue et mince, défendue du bruit de la rue par des contrevents qui rappelaient la vie de province.
Au fond de cette cour, le rez-de-chaussée, qu'il fallait aller chercher en sondant les différents gués de deux ou trois trous punais, offrait une espèce de boutique à demi ouverte à ceux qui avaient franchi l'obstacle de la grille et l'espace de la cour.
C'était la maison d'un journaliste assez renommé, d'un gazetier, comme on disait alors. Le rédacteur habitait le premier étage. Le rez-de-chaussée servait à empiler les livraisons de la gazette, étiquetées par numéros. Les deux autres étages appartenaient à des gens tranquilles, qui payaient bon marché le désagrément d'assister plusieurs fois l'an à des scènes bruyantes faites au gazetier par des agents de police, des particuliers offensés, ou des acteurs traités comme des ilotes.
Ces jours-là, les locataires de la maison de la Grille, on l'appelait ainsi dans le quartier, fermaient leurs croisées sur le devant, afin de mieux entendre les abois du gazetier, qui, poursuivi, se réfugiait ordinairement dans la rue des Vieux-Augustins, par une sortie de plain-pied avec sa chambre.
Une porte dérobée s'ouvrait, se refermait; le bruit cessait, l'homme menacé avait disparu; les assaillants se trouvaient seuls en face de quatre fusiliers des gardes-françaises, qu'une vieille servante était allée vite requérir au poste de la Halle.
Il arrivait bien de çà et de là que les assaillants, ne trouvant personne sur qui décharger leur colère, s'en prenaient aux paperasses mouillées du rez-de-chaussée, et lacéraient, trépignaient ou brûlaient, si par malheur il y avait du feu dans les environs, une certaine quantité des papiers coupables.
Mais qu'est-ce qu'un morceau de gazette pour une vengeance qui demandait des morceaux de peau du gazetier?
À ces scènes près, la tranquillité de la maison de la Grille était proverbiale.
M. Réteau sortait le matin, faisait sa ronde sur les quais, les places et les boulevards. Il trouvait les ridicules, les vices, les annotait, les crayonnait au vif, et les couchait tout portraiturés dans son plus prochain numéro.
Le journal était hebdomadaire.
C'est-à-dire que, pendant quatre jours, le sieur Réteau chassait l'article, le faisait imprimer pendant les trois autres jours, et menait du bon temps le jour de la publication du numéro.
La feuille venait de paraître le jour dont nous parlons, soixante-douze heures après le bal de l'Opéra, où Mlle Oliva avait pris tant de plaisir au bras du domino bleu.
M. Réteau, en se levant à huit heures, reçut de sa vieille servante le numéro du jour, encore humide et puant sous sa robe gris-rouge.
Il s'empressa de lire ce numéro avec le soin qu'un tendre père met à passer en revue les qualités ou les défauts de son fils chéri.
Puis quand il eut fini:
—Aldegonde, dit-il à la vieille, voilà un joli numéro; l'as-tu lu?
—Pas encore; ma soupe n'est pas finie, dit la vieille.
—Je suis content de ce numéro, dit le gazetier en élevant sur son maigre lit ses bras encore plus maigres.
—Oui, répliqua Aldegonde; mais savez-vous ce qu'on en dit à l'imprimerie?
—Que dit-on?
—On dit que certainement vous n'échapperez pas cette fois à la Bastille.
Réteau se mit sur son séant, et d'une voix calme:
—Aldegonde, Aldegonde, dit-il, fais-moi une bonne soupe et ne te mêle pas de littérature.
—Oh! toujours le même, répliqua la vieille; téméraire comme un moineau franc.
—Je t'achèterai des boucles avec le numéro d'aujourd'hui, fit le gazetier, roulé dans son drap d'une blancheur équivoque. Est-on venu déjà acheter beaucoup d'exemplaires?
—Pas encore, et mes boucles ne seront pas bien reluisantes, si cela continue. Vous rappelez-vous le bon numéro contre M. de Broglie? Il n'était pas dix heures qu'on avait déjà vendu cent numéros.
—Et j'avais passé trois fois rue des Vieux-Augustins, dit Réteau; chaque bruit me donnait la fièvre; ces militaires sont brutaux.
—J'en conclus, poursuivit Aldegonde tenace, que ce numéro d'aujourd'hui ne vaudra pas celui de M. de Broglie.
—Soit, dit Réteau; mais je n'aurai pas tant à courir, et je mangerai tranquillement ma soupe. Sais-tu pourquoi, Aldegonde?
—Ma foi non, monsieur.
—C'est qu'au lieu d'attaquer un homme, j'attaque un corps; au lieu d'attaquer un militaire, j'attaque une reine.
—La reine! Dieu soit loué, murmura la vieille; alors ne craignez rien; si vous attaquez la reine, vous serez porté en triomphe, et nous allons vendre des numéros, et j'aurai mes boucles.
—On sonne, dit Réteau, rentré dans son lit.
La vieille courut vite à la boutique pour recevoir la visite.
Un moment après, elle remontait enluminée, triomphante.
—Mille exemplaires, disait-elle, mille d'un coup; voilà une commande.
—À quel nom? dit vivement Réteau.
—Je ne sais.
—Il faut le savoir; cours vite.
—Oh! nous avons le temps; ce n'est pas peu de chose que de compter, de ficeler et de charger mille numéros.
—Cours vite, te dis-je, et demande au valet... Est-ce un valet?
—C'est un commissionnaire, un Auvergnat avec ses crochets.
—Bon! questionne, demande-lui où il va porter ces numéros.
Aldegonde fit diligence; ses grosses jambes firent gémir l'escalier de bois criard, et sa voix, qui interrogeait, ne cessa de résonner à travers les planches. Le commissionnaire répliqua qu'il portait ces numéros rue Neuve Saint-Gilles, au Marais, chez le comte de Cagliostro.
Le gazetier fit un bond de joie qui faillit défoncer sa couchette. Il se leva, vint lui-même activer la livraison confiée aux soins d'un seul commis, sorte d'ombre famélique plus diaphane que les feuilles imprimées. Les mille exemplaires furent chargés sur les crochets de l'Auvergnat, lequel disparut par la grille, courbé sous le poids.
Le sieur Réteau se disposait à noter pour le prochain numéro le succès de celui-ci, et à consacrer quelques lignes au généreux seigneur qui voulait bien prendre mille numéros d'un pamphlet prétendu politique. M. Réteau, disons-nous, se félicitait d'avoir fait une si heureuse connaissance, lorsqu'un nouveau coup de sonnette retentit dans la cour.
—Encore mille exemplaires, fit Aldegonde alléchée par ce premier succès. Ah! monsieur, ce n'est pas étonnant; dès qu'il s'agit de l'Autrichienne tout le monde va faire chorus.
—Silence! silence! Aldegonde; ne parle pas si haut. L'Autrichienne, c'est une injure qui me vaudrait la Bastille, que tu m'as prédite.
—Eh bien! quoi, dit aigrement la vieille, est-elle, oui ou non, l'Autrichienne?
—C'est un mot que nous autres journalistes nous mettons en circulation, mais qu'il ne faut pas prodiguer.
Nouveau coup de sonnette.
—Va voir, Aldegonde, je ne crois pas que ce soit pour acheter des numéros.
—Qui vous fait croire cela? dit la vieille en descendant.
—Je ne sais; il me semble que je vois un homme de figure lugubre à la grille.
Aldegonde descendait toujours pour ouvrir.
M. Réteau regardait, lui, avec une attention que l'on comprendra depuis que nous avons fait la description du personnage et de son officine.
Aldegonde ouvrit, en effet, à un homme vêtu simplement, qui s'informa si l'on trouverait chez lui le rédacteur de la gazette.
—Qu'avez-vous à lui dire? demanda Aldegonde, un peu défiante.
Et elle entrebâillait à peine la porte, prête à la repousser à la première apparence de danger.
L'homme fit sonner des écus dans sa poche.
Ce son métallique dilata le cœur de la vieille.
—Je viens, dit-il, payer les mille exemplaires de la Gazette d'aujourd'hui, qu'on est venu prendre au nom de M. le comte de Cagliostro.
—Ah! si c'est ainsi, entrez.
L'homme franchit la grille; mais il ne l'avait pas refermée, que derrière lui un autre visiteur, jeune, grand et de belle mine, retint cette grille en disant:
—Pardon, monsieur.
Et sans demander autrement la permission, il se glissa derrière le payeur envoyé par le comte de Cagliostro.
Aldegonde, tout entière au gain, fascinée par le son des écus, arrivait au maître.
—Allons, allons, dit-elle, tout va bien, voici les cinq cents livres du monsieur aux mille exemplaires.
—Recevons-les noblement, dit Réteau en parodiant Larive dans sa plus récente création.
Et il se drapa dans une robe de chambre assez belle, qu'il tenait de la munificence ou plutôt de la terreur de Mme Dugazon, à laquelle, depuis son aventure avec l'écuyer Astley, le gazetier soutirait bon nombre de cadeaux en tous genres.
Le payeur du comte de Cagliostro se présenta, étala un petit sac d'écus de six livres, en compta jusqu'à cent qu'il empila en douze tas.
Réteau comptait scrupuleusement et regardait si les pièces n'étaient pas rognées.
Enfin, ayant trouvé son compte, il remercia, donna quittance, et congédia, par un sourire agréable, le payeur, auquel il demanda malicieusement des nouvelles de M. le comte de Cagliostro.
L'homme aux écus remercia, comme d'un compliment tout naturel, et se retira.
—Dites à M. le comte que je l'attends à son premier souhait, dit-il, et ajoutez qu'il soit tranquille; je sais garder un secret.
—C'est inutile, répliqua le payeur, M. le comte de Cagliostro est indépendant, il ne croit pas au magnétisme; il veut que l'on rie de M. Mesmer, et propage l'aventure du baquet pour ses menus plaisirs.
—Bien, murmura une voix sur le seuil de la porte, nous tâcherons que l'on rie aussi aux dépens de M. le comte de Cagliostro.
Et M. Réteau vit apparaître dans sa chambre un personnage qui lui parut bien autrement lugubre que le premier.
C'était, comme nous l'avons dit, un homme jeune et vigoureux; mais Réteau ne partagea point l'opinion que nous avons émise sur sa bonne mine.
Il lui trouva l'œil menaçant et la tournure menaçante.
En effet, il avait la main gauche sur le pommeau d'une épée, et la main droite sur la pomme d'une canne.
—Qu'y a-t-il pour votre service, monsieur? demanda Réteau avec une sorte de tremblement qui lui prenait à chaque occasion un peu difficile.
Il en résulte que, comme les occasions difficiles n'étaient pas rares, Réteau tremblait souvent.
—Monsieur Réteau? demanda l'inconnu.
—C'est moi.
—Qui se dit de Villette?
—C'est moi, monsieur.
—Gazetier?
—C'est bien moi toujours.
—Auteur de l'article que voici? dit froidement l'inconnu en tirant de sa poche un numéro frais encore de la gazette du jour.
—J'en suis effectivement, non pas l'auteur, dit Réteau, mais le publicateur.
—Très bien; cela revient exactement au même; car si vous n'avez pas eu le courage d'écrire l'article, vous avez eu la lâcheté de le laisser paraître. Je dis lâcheté, répéta l'inconnu froidement, parce qu'étant gentilhomme, je tiens à mesurer mes termes, même dans ce bouge. Mais il ne faut pas prendre ce que je dis à la lettre, car ce que je dis n'exprime pas ma pensée. Si j'exprimais ma pensée, je dirais: «Celui qui a écrit l'article est un infâme! Celui qui l'a publié est un misérable!»
—Monsieur! dit Réteau, devenant fort pâle.
—Ah! dame! voilà une mauvaise affaire, c'est vrai, continua le jeune homme, s'animant au fur et à mesure qu'il parlait. Mais écoutez donc, monsieur le folliculaire, chaque chose à son tour; tout à l'heure, vous avez reçu les écus, maintenant vous allez recevoir les coups de bâton.
—Oh! s'écria Réteau, nous allons voir.
—Et qu'allons-nous voir? fit d'un ton bref et tout militaire le jeune homme, qui, en prononçant ces mots, s'avança vers son adversaire.
Mais celui-ci n'en était pas à la première affaire de ce genre; il connaissait les détours de sa propre maison; il n'eut qu'à se retourner pour trouver une porte, la franchir, en repousser le battant, s'en servir comme d'un bouclier, et gagner de là une chambre adjacente qui aboutissait à la fameuse porte de dégagement donnant sur la rue des Vieux-Augustins.
Une fois là, il était en sûreté: il y trouvait une autre petite grille qu'en un tour de clef—et la clef était toujours prête—il ouvrait en se sauvant à toutes jambes.
Mais ce jour-là était un jour néfaste pour ce pauvre gazetier; car au moment où il mettait la main sur cette clef, il aperçut par la claire-voie un autre homme qui, grandi sans doute par l'agitation du sang, lui parut un Hercule, et qui, immobile, menaçant, semblait attendre comme jadis le dragon d'Hespérus attendait les mangeurs de pommes d'or.
Réteau eût bien voulu revenir sur ses pas, mais le jeune homme à la canne, celui qui le premier s'était présenté à ses yeux, avait enfoncé la porte d'un coup de pied, l'avait suivi, et maintenant qu'il était arrêté par la vue de cette autre sentinelle, armée aussi d'une épée et d'une canne, il n'avait qu'une main à étendre pour le saisir.
Réteau se trouvait pris entre deux feux, ou plutôt entre deux cannes, dans une espèce de petite cour obscure, perdue, sourde, située entre les dernières chambres de l'appartement et la bienheureuse grille qui donnait sur la rue des Vieux-Augustins, c'est-à-dire, si le passage eût été libre, sur le salut et la liberté.
—Monsieur, laissez-moi passer, je vous prie, dit Réteau au jeune homme qui gardait la grille.
—Monsieur, s'écria le jeune homme qui poursuivait Réteau, monsieur, arrêtez ce misérable.
—Soyez tranquille, monsieur de Charny, il ne passera pas, dit le jeune homme de la grille.
—Monsieur de Taverney, vous! s'écria Charny, car c'était lui en effet qui s'était présenté le premier chez Réteau à la suite du payeur, et par la rue Montorgueil.
Tous deux, en lisant la gazette, le matin, avaient eu la même idée, parce qu'ils avaient dans le cœur le même sentiment, et, sans se le communiquer le moins du monde l'un à l'autre, ils avaient mis cette idée à exécution.
C'était de se rendre chez le gazetier, de lui demander satisfaction, et de le bâtonner s'il ne la leur donnait pas.
Seulement chacun d'eux, en apercevant l'autre, éprouva un mouvement de mauvaise humeur; chacun devinait un rival dans l'homme qui avait éprouvé la même sensation que lui.
Aussi ce fut avec un accent assez maussade que M. de Charny prononça ces quatre mots:
—Monsieur de Taverney, vous!
—Moi-même, répondit Philippe avec le même accent dans la voix, en faisant de son côté un mouvement vers le gazetier suppliant, qui passait ses deux bras par la grille; moi-même; mais il paraît que je suis arrivé trop tard. Eh bien! je ne ferai qu'assister à la fête, à moins que vous n'ayez la bonté de m'ouvrir la porte.
—La fête, murmura le gazetier épouvanté, la fête, que dites-vous donc là? Allez-vous m'égorger, messieurs?
—Oh! dit Charny, le mot est fort. Non, monsieur, nous ne vous égorgerons pas, mais nous vous interrogerons d'abord, ensuite nous verrons. Vous permettez que j'en use à ma guise avec cet homme, n'est-ce pas, monsieur de Taverney?
—Assurément, monsieur, répondit Philippe, vous avez le pas, étant arrivé le premier.
—Çà, collez-vous au mur, et ne bougez, dit Charny, en remerciant du geste Taverney. Vous avouez donc, mon cher monsieur, avoir écrit et publié contre la reine le conte badin, vous l'appelez ainsi, qui a paru ce matin dans votre gazette?
—Monsieur, ce n'est pas contre la reine.
—Ah! bon, il ne manquait plus que cela.
—Ah! vous êtes bien patient, monsieur, dit Philippe rageant de l'autre côté de la grille.
—Soyez tranquille, répondit Charny; le drôle ne perdra pas pour attendre.
—Oui, murmura Philippe; mais c'est que, moi aussi, j'attends.
Charny ne répondit pas, à Taverney du moins.
Mais se retournant vers le malheureux Réteau:
—Etteniotna, c'est Antoinette retournée... Oh! ne mentez pas, monsieur... Ce serait si plat et si vil, qu'au lieu de vous battre ou de vous tuer proprement, je vous écorcherais tout vif. Répondez donc, et catégoriquement. Je vous demandais si vous étiez le seul auteur de ce pamphlet?
—Je ne suis pas un délateur, répliqua Réteau en se redressant.
—Très bien! cela veut dire qu'il y a un complice; d'abord, cet homme qui vous a fait acheter mille exemplaires de cette diatribe, le comte de Cagliostro, comme vous disiez tout à l'heure, soit! Le comte paiera pour lui, lorsque vous aurez payé pour vous.
—Monsieur, monsieur, je ne l'accuse pas, hurla le gazetier, redoutant de se trouver pris entre les deux colères de ces deux hommes, sans compter celle de Philippe qui pâlissait de l'autre côté de la grille.
—Mais, continua Charny, comme je vous tiens le premier, vous paierez le premier.
Et il leva sa canne.
—Monsieur, si j'avais une épée, hurla le gazetier.
Charny baissa sa canne.
—Monsieur Philippe, dit-il, prêtez votre épée à ce coquin, je vous prie.
—Oh! point de cela, je ne prête point une épée honnête à ce drôle; voici ma canne, si vous n'avez point assez de la vôtre. Mais je ne puis consciencieusement faire autre chose pour lui et pour vous.
—Corbleu! une canne, dit Réteau exaspéré; savez-vous, monsieur, que je suis gentilhomme?
—Alors, prêtez-moi votre épée, à moi, dit Charny en jetant la sienne aux pieds du gazetier, j'en serai quitte pour ne plus toucher à celle-ci.
Et il jeta la sienne aux pieds de Réteau pâlissant.
Philippe n'avait plus d'objection à faire. Il tira son épée du fourreau et la passa à travers la grille à Charny.
Charny la prit en saluant.
—Ah! tu es gentilhomme, dit-il en se retournant du côté de Réteau, tu es gentilhomme et tu écris sur la reine de France de pareilles infamies!... Eh bien! ramasse cette épée et prouve que tu es gentilhomme.
Mais Réteau ne bougea point; on eût dit qu'il avait aussi peur de l'épée qui était à ses pieds que de la canne qui, un instant, avait été au-dessus de sa tête.
—Mordieu! dit Philippe exaspéré, ouvrez-moi donc cette grille.
—Pardon, monsieur, dit Charny, mais, vous en êtes convenu, cet homme est à moi d'abord.
—Alors, hâtez-vous d'en finir, car j'ai, moi, hâte de commencer.
—Je devais épuiser tous les moyens avant d'en arriver à ce moyen extrême, dit Charny, car je trouve que les coups de canne coûtent presque autant à donner qu'à recevoir; mais puisque bien décidément monsieur préfère les coups de canne aux coups d'épée, soit, il sera servi à sa guise.
À peine ces mots étaient-ils achevés, qu'un cri poussé par Réteau annonça que Charny venait de joindre l'effet aux paroles. Cinq ou six coups vigoureusement appliqués, dont chacun tira un cri équivalent à la douleur qu'il produisit, suivirent le premier.
Ces cris attirèrent la vieille Aldegonde; mais Charny s'inquiéta aussi peu de ses cris qu'il s'était inquiété de ceux de son maître.
Pendant ce temps, Philippe, placé comme Adam de l'autre côté du paradis, se rongeait les doigts, faisant le manège de l'ours qui sent la chair fraîche en avant de ses barreaux.
Enfin Charny s'arrêta, las d'avoir battu, et Réteau se prosterna, las d'être rossé.
—Là! dit Philippe, avez-vous fini, monsieur?
—Oui, dit Charny.
—Eh bien! maintenant, rendez-moi mon épée qui vous a été inutile, et ouvrez-moi, je vous prie.
—Monsieur! monsieur! implora Réteau qui voyait un défenseur dans l'homme qui avait terminé ses comptes avec lui.
—Vous comprenez que je ne puis laisser Monsieur à la porte, dit Charny; je vais donc lui ouvrir.
—Oh! c'est un meurtre! cria Réteau; voyons, tuez-moi tout de suite d'un coup d'épée, et que ce soit fini.
—Oh! maintenant, dit Charny, rassurez-vous, je crois que monsieur ne vous touchera même pas.
—Et vous avez raison, dit avec un souverain mépris Philippe qui venait d'entrer. Je n'ai garde. Vous avez été roué, c'est bien, et, comme dit l'axiome légal: Non bis in idem. Mais il reste des numéros de l'édition, et ces numéros, il est important de les détruire.
—Ah! très bien! dit Charny; voyez-vous que mieux vaut être deux qu'un seul; j'eusse peut-être oublié cela; mais par quel hasard étiez-vous donc à cette porte, monsieur de Taverney?
—Voici, dit Philippe. Je me suis fait instruire dans le quartier des mœurs de ce coquin. J'ai appris qu'il avait l'habitude de fuir quand on lui serrait le bouton. Alors je me suis enquis de ses moyens de fuite, et j'ai pensé qu'en me présentant par la porte dérobée au lieu de me présenter par la porte ordinaire, et qu'en refermant cette porte derrière moi, je prendrais mon renard dans son terrier. La même idée de vengeance vous était venue: seulement, plus pressé que moi, vous avez pris des informations moins complètes; vous êtes entré par la porte de tout le monde, et il allait vous échapper, quand heureusement vous m'avez trouvé là.
—Et je m'en réjouis! Venez, monsieur de Taverney... Ce drôle va nous conduire à sa presse.
—Mais ma presse n'est pas ici, dit Réteau.
—Mensonge! s'écria Charny menaçant.
—Non, non, s'écria Philippe, vous voyez bien qu'il a raison, les caractères sont déjà distribués: il n'y a plus que l'édition. Or, l'édition doit être entière, sauf les mille vendus à M. de Cagliostro.
—Alors, il va déchirer cette édition devant nous.
—Il va la brûler, c'est plus sûr.
Et Philippe, approuvant ce mode de satisfaction, poussa Réteau et le dirigea vers la boutique.
Chapitre XXXII
Comment deux amis deviennent ennemis
Cependant Aldegonde, ayant entendu crier son maître et ayant trouvé la porte fermée, était allée chercher la garde.
Mais, avant qu'elle fût de retour, Philippe et Charny avaient eu le temps d'allumer un feu brillant avec les premiers numéros de la gazette, puis d'y jeter lacérées successivement les autres feuilles, qui s'embrasaient à mesure qu'elles touchaient le rayon de la flamme.
Les deux exécuteurs en étaient aux derniers numéros, lorsque la garde parut derrière Aldegonde, à l'extrémité de la cour, et en même temps que la garde cent polissons et autant de commères.
Les premiers fusils frappaient la dalle du vestibule quand le dernier numéro de la gazette commençait à flamber.
Heureusement Philippe et Charny connaissaient le chemin que leur avait imprudemment montré Réteau; ils prirent donc le couloir secret, fermèrent les verrous, franchirent la grille de la rue des Vieux-Augustins, fermèrent la grille à double tour, et en jetèrent la clef dans le premier égout qui se trouva là.
Pendant ce temps-là, Réteau, devenu libre, criait à l'aide, au meurtre, à l'assassinat, et Aldegonde qui voyait les vitres s'enflammer aux reflets du papier brûlant, criait au feu.
Les fusiliers arrivèrent; mais comme ils trouvèrent les deux jeunes gens partis et le feu éteint, ils ne jugèrent pas à propos de pousser plus loin les recherches; ils laissèrent Réteau se bassiner le dos avec de l'eau-de-vie camphrée et retournèrent au corps de garde.
Mais la foule, toujours plus curieuse que la garde, séjourna jusqu'à près de midi dans la cour de M. Réteau, espérant toujours que la scène du matin se renouvellerait.
Aldegonde, dans son désespoir, blasphéma le nom de Marie-Antoinette en l'appelant l'Autrichienne, et bénit celui de M. Cagliostro, en l'appelant le protecteur des lettres.
Lorsque Taverney et Charny se trouvèrent dans la rue des Vieux-Augustins:
—Monsieur, dit Charny, maintenant que notre exécution est finie, puis-je espérer que j'aurai le bonheur de vous être bon à quelque chose?
—Mille grâces, monsieur, j'allais vous faire la même question.
—Merci; j'étais venu pour affaires particulières qui vont me tenir à Paris probablement une partie de la journée.
—Et moi aussi, monsieur.
—Permettez donc que je prenne congé de vous, et que je me félicite de l'honneur et du bonheur que j'ai eu de vous rencontrer.
—Permettez-moi de vous faire le même compliment, et d'y ajouter tout mon désir que l'affaire pour laquelle vous êtes venu se termine selon vos souhaits.
Et les deux hommes se saluèrent avec un sourire et une courtoisie à travers lesquels il était facile de voir que, dans toutes les paroles qu'ils venaient d'échanger, les lèvres seules avaient été en jeu.
En se quittant, tous deux se tournèrent le dos, Philippe remontant vers les boulevards, Charny descendant du côté de la rivière.
Tous deux se retournèrent deux ou trois fois jusqu'à ce qu'ils se fussent perdus de vue. Et alors Charny, qui, ainsi que nous l'avons dit, était remonté du côté de la rivière, prit la rue Beaurepaire, puis, après la rue Beaurepaire, la rue du Renard, puis la rue du Grand-Hurleur, la rue Jean-Robert, la rue des Gravilliers, la rue Pastourelle, les rues d'Anjou, du Perche, Culture Sainte-Catherine, de Saint-Anastase et Saint-Louis.
Arrivé là, il descendit la rue Saint-Louis et s'avança vers la rue Neuve-Saint-Gilles.
Mais à mesure qu'il approchait, son œil se fixait sur un jeune homme qui, de son côté, remontait la rue Saint-Louis, et qu'il croyait reconnaître. Deux ou trois fois il s'arrêta, doutant; mais bientôt le doute disparut. Celui qui remontait était Philippe.
Philippe qui, de son côté, avait pris la rue Mauconseil, la rue aux Ours, la rue du Grenier-Saint-Lazare, la rue Michel-le-Comte, la rue des Vieilles-Audriettes, la rue de l'Homme-Armé, la rue des Rosiers, était passé devant l'hôtel de Lamoignon, et enfin avait débouché sur la rue Saint-Louis, à l'angle de la rue de l'Égout Sainte Catherine.
Les deux jeunes gens se trouvèrent ensemble à l'entrée de la rue Neuve Saint-Gilles.
Tous deux s'arrêtèrent et se regardèrent avec des yeux qui, cette fois, ne prenaient point la peine de cacher leur pensée.
Chacun d'eux avait encore eu, cette fois, la même pensée; c'était de venir demander raison au comte de Cagliostro.
Arrivés là, ni l'un ni l'autre ne pouvait douter du projet de celui en face duquel il se trouvait de nouveau.
—Monsieur de Charny, dit Philippe, je vous ai laissé le vendeur, vous pourriez bien me laisser l'acheteur. Je vous ai laissé donner les coups de canne, laissez-moi donner les coups d'épée.
—Monsieur, répondit Charny, vous m'avez fait cette galanterie, je crois, parce que j'étais arrivé le premier, et point pour autre chose.
—Oui; mais ici, dit Taverney, j'arrive en même temps que vous, et, je vous le dis tout d'abord: ici je ne vous ferai point de concession.
—Et qui vous dit que je vous en demande, monsieur; je défendrai mon droit, voilà tout.
—Et selon vous, votre droit, monsieur de Charny?...
—Est de faire brûler à M. de Cagliostro les mille exemplaires qu'il a achetés à ce misérable.
—Vous vous rappellerez, monsieur, que c'est moi qui, le premier, ai eu l'idée de les faire brûler rue Montorgueil.
—Eh bien! soit, vous les avez fait brûler rue Montorgueil, je les ferai déchirer, moi, rue Neuve-Saint-Gilles.
—Monsieur, je suis désespéré de vous dire que, très sérieusement, je désire avoir affaire le premier au comte de Cagliostro.
—Tout ce que je puis faire pour vous, monsieur, c'est de m'en remettre au sort; je jetterai un louis en l'air, celui de nous deux qui gagnera aura la priorité.
—Merci, monsieur; mais, en général, j'ai peu de chance, et peut-être serais je assez malheureux pour perdre.
Et Philippe fit un pas en avant.
Charny l'arrêta.
—Monsieur, lui dit-il, un mot, et je crois que nous allons nous entendre.
Philippe se retourna vivement. Il y avait dans la voix de Charny un accent de menace qui lui plaisait.
—Ah! dit-il, soit.
—Si, pour aller demander satisfaction à M. de Cagliostro, nous passions par le bois de Boulogne, ce serait le plus long, je le sais bien; mais je crois que cela terminerait notre différend. L'un de nous deux resterait probablement en route, et celui qui reviendrait n'aurait de compte à rendre à personne.
—En vérité, monsieur, dit Philippe, vous allez au-devant de ma pensée; oui, voilà en effet qui concilie tout. Voulez-vous me dire où nous nous retrouverons?
—Mais, si ma société ne vous est pas trop insupportable, monsieur...
—Comment donc?
—Nous pourrions ne pas nous quitter. J'ai donné ordre à ma voiture de venir m'attendre place Royale, et comme vous savez, c'est à deux pas d'ici.
—Alors, vous voudrez bien m'y donner une place.
—Comment donc, avec le plus grand plaisir.
Et les deux jeunes gens, qui s'étaient sentis rivaux au premier coup d'œil, devenus ennemis à la première occasion, se mirent à allonger le pas pour gagner la place Royale. Au coin de la rue du Pas-de-la-Mule, ils aperçurent le carrosse de Charny.
Celui-ci, sans se donner la peine d'aller plus loin, fit un signe au valet de pied. Le carrosse s'approcha. Charny invita Philippe à y prendre sa place. Et le carrosse partit dans la direction des Champs-Élysées.
Avant de monter en voiture, Charny avait écrit deux mots sur ses tablettes, et fait porter ces mots par son valet de pied à son hôtel de Paris.
Les chevaux de M. de Charny étaient excellents; en moins d'une demi-heure ils furent au bois de Boulogne.
Charny arrêta son cocher quand il eut trouvé dans le bois un endroit convenable.
Le temps était beau, l'air un peu vif, mais déjà le soleil humait avec force le premier parfum des violettes et des jeunes pousses de sureaux aux bords des chemins et sous la lisière du bois.
Sur les feuilles jaunies de l'année précédente, l'herbe montait orgueilleusement parée de ses graines à panaches mouvants, les ravenelles d'or laissaient tomber leurs têtes parfumées le long des vieux murs.
—Il fait un beau temps pour la promenade, n'est-ce pas, monsieur de Taverney? dit Charny.
—Beau temps, oui, monsieur.
Et tous deux descendaient.
—Partez, Dauphin, dit Charny à son cocher.
—Monsieur, dit Taverney, peut-être avez-vous tort de renvoyer votre carrosse, l'un de nous pourrait bien en avoir besoin pour s'en retourner.
—Avant tout, monsieur, le secret, dit Charny, le secret sur toute cette affaire; confiée à un laquais, elle risque d'être demain le sujet des conversations de tout Paris.
—Ce sera comme il vous plaira, monsieur; mais le drôle qui nous a amenés sait certainement déjà de quoi il s'agit. Ces espèces de gens connaissent trop les façons des gentilshommes pour ne pas se douter que, lorsqu'ils se font conduire au bois de Boulogne, de Vincennes ou de Satory, au train dont il nous a menés, ce n'est point pour y faire une simple promenade. Ainsi, je le répète, votre cocher sait déjà à quoi s'en tenir. Maintenant, j'admets qu'il ne le sache pas. Il me verra ou vous verra blessé, tué peut-être, et ce sera bien assez pour qu'il comprenne, quoiqu'un peu tard. Ne vaut-il pas mieux le garder pour emmener celui de nous qui ne pourra pas revenir, que de rester, vous, ou de me laisser, moi, dans l'embarras de la solitude?
—C'est vous qui avez raison, monsieur, répliqua Charny.
Alors, se retournant vers le cocher:
—Dauphin, dit-il, arrêtez, vous attendrez ici.
Dauphin s'était douté qu'on le rappellerait; il n'avait pas pressé ses chevaux, et, par conséquent, n'avait point dépassé la portée de la voix.
Dauphin s'arrêta donc; et comme, ainsi que l'avait prévu Philippe, il se doutait de ce qui allait se passer, il s'accommoda sur son siège de façon à voir, à travers les arbres encore dégarnis de feuilles, la scène dont son maître lui paraissait devoir être un des acteurs.
Cependant, peu à peu, Philippe et Charny gagnèrent dans le bois; au bout de cinq minutes, ils étaient perdus, ou à peu près, dans la demi-teinte bleuâtre qui en estompait les horizons.
Philippe, qui marchait le premier, rencontra une place sèche, dure sous le pied; elle présentait un carré long merveilleusement approprié à l'objet qui amenait les deux jeunes gens.
—Sauf votre avis, monsieur de Charny, dit Philippe, il me semble que voilà un bon endroit.
—Excellent, monsieur, répliqua Charny, en ôtant son habit.
Philippe ôta son habit à son tour, jeta son chapeau à terre, et dégaina.
—Monsieur, dit Charny dont l'épée était encore au fourreau, à tout autre qu'à vous, je dirais: «Chevalier, un mot, sinon d'excuse, du moins de douceur, et nous voilà bons amis...» mais, à vous, mais à un brave qui vient d'Amérique, c'est-à-dire d'un pays où l'on se bat si bien, je ne puis...
—Et moi, à tout autre répliqua Philippe, je dirais: «Monsieur, j'ai peut-être eu vis-à-vis de vous l'apparence d'un tort»; mais à vous, mais à ce brave matin qui l'autre soir encore faisait l'admiration de toute la cour par un fait d'armes si glorieux; à vous, monsieur de Charny, je ne puis rien dire, sinon: «Monsieur le comte, faites-moi l'honneur de vous mettre en garde.»
Le comte salua et tira l'épée à son tour.
—Monsieur, dit Charny, je crois que nous ne touchons ni l'un ni l'autre à la véritable cause de la querelle.
—Je ne vous comprends pas, comte, répliqua Philippe.
—Oh! vous me comprenez, au contraire, monsieur, et parfaitement même; et, comme vous venez d'un pays où l'on ne sait pas mentir, vous avez rougi en me disant que vous ne me compreniez pas.
—En garde! répéta Philippe.
Les fers se croisèrent.
Aux premières passes, Philippe s'aperçut qu'il avait sur son adversaire une supériorité marquée. Seulement, cette assurance, au lieu de lui donner une ardeur nouvelle, sembla le refroidir complètement.
Cette supériorité, laissant à Philippe tout son sang-froid, il en résulta que son jeu devint bientôt aussi calme que s'il eût été dans une salle d'armes, et, au lieu d'une épée, eût tenu un fleuret à la main.
Mais Philippe se contentait de parer, et le combat durait depuis plus d'une minute qu'il n'avait pas encore porté un seul coup.
—Vous me ménagez, monsieur, dit Charny; puis-je vous demander à quel propos?
Et masquant une feinte rapide, il se fendit à fond sur Philippe.
Mais Philippe enveloppa l'épée de son adversaire dans un contre encore plus rapide que la feinte, et le coup se trouva paré.
Quoique la parade de Taverney eût écarté l'épée de Charny de la ligne, Taverney ne riposta point.
Charny fit une reprise que Philippe écarta encore une fois, mais par une simple parade; Charny fut forcé de se relever rapidement.
Charny était plus jeune, plus ardent surtout; il avait honte, en sentant bouillir son sang, du calme de son adversaire; il voulut le forcer à sortir de ce calme.
—Je vous disais, monsieur, que nous n'avions touché ni l'un ni l'autre à la véritable cause du duel.
Philippe ne répondit pas.
—La véritable cause, je vais vous la dire: vous m'avez cherché querelle, car la querelle vient de vous; vous m'avez cherché querelle par jalousie.
Philippe resta muet.
—Voyons, dit Charny, s'animant en raison inverse du sang-froid de Philippe, quel jeu jouez-vous, monsieur de Taverney? Votre intention est-elle de me fatiguer la main? Ce serait un calcul indigne de vous. Morbleu! tuez-moi, si vous pouvez, mais au moins tuez-moi en pleine défense.
Philippe secoua la tête.
—Oui, monsieur, dit-il, le reproche que vous me faites est mérité; je vous ai cherché querelle, et j'ai eu tort.
—Il ne s'agit plus de cela, maintenant, monsieur; vous avez l'épée à la main, servez-vous de votre épée pour autre chose que pour parer, ou, si vous ne m'attaquez pas mieux, défendez-vous moins.
—Monsieur, reprit Philippe, j'ai l'honneur de vous dire une seconde fois que j'ai eu tort et que je me repens.
Mais Charny avait le sang trop enflammé pour comprendre la générosité de son adversaire; il la prit à offense.
—Ah! dit-il, je comprends; vous voulez faire de la magnanimité vis-à-vis de moi. C'est cela, n'est-ce pas, chevalier? Ce soir ou demain vous comptez dire à quelques belles dames que vous m'avez amené sur le terrain, et que là vous m'avez donné la vie.
—Monsieur le comte, dit Philippe, en vérité je crains que vous ne deveniez fou.
—Vous vouliez tuer M. de Cagliostro pour plaire à la reine, n'est-ce pas, et, pour plaire plus sûrement encore à la reine, moi aussi vous voulez me tuer, mais par le ridicule?
—Ah! voilà un mot de trop, s'écria Philippe en fronçant le sourcil; et ce mot me prouve que votre cœur n'est pas si généreux que je le croyais.
—Eh bien! percez donc ce cœur! dit Charny en se découvrant juste au moment où Philippe passait un dégagement rapide et se fendait.
L'épée glissa le long des côtes et ouvrit un sillon sanglant sous la chemise de toile fine.
—Enfin, dit Charny, joyeux, je suis donc blessé! Maintenant, si je vous tue, j'aurai le beau rôle.
—Allons, décidément, dit Philippe, vous êtes tout à fait fou, monsieur; vous ne me tuerez pas, et vous aurez un rôle tout vulgaire; car vous serez blessé sans cause et sans profit, nul ne sachant pourquoi nous nous sommes battus.
Charny poussa un coup droit si rapide que cette fois ce fut à grand-peine que Philippe arriva à temps à la parade; mais, en arrivant à la parade, il lia l'épée, et d'un vigoureux coup de fouet la fit sauter à dix pas de son adversaire.
Aussitôt il s'élança sur l'épée qu'il brisa d'un coup de talon.
—Monsieur de Charny, dit-il, vous n'aviez pas à me prouver que vous êtes brave: vous me détestez donc bien que vous avez mis cet acharnement à vous battre contre moi?
Charny ne répondit pas; il pâlissait visiblement.
Philippe le regarda pendant quelques secondes pour provoquer de sa part un aveu ou une dénégation.
—Allons, monsieur le comte, dit-il, le sort en est jeté, nous sommes ennemis.
Charny chancela. Philippe s'élança pour le soutenir; mais le comte repoussa sa main.
—Merci, dit-il, j'espère aller jusqu'à ma voiture.
—Prenez au moins ce mouchoir pour étancher le sang.
—Volontiers.
Et il prit le mouchoir.
—Et mon bras, monsieur; au moindre obstacle que vous rencontrerez, chancelant comme vous êtes, vous tomberez et votre chute vous sera une douleur inutile.
—L'épée n'a traversé que les chairs, dit Charny. Je ne sens rien dans la poitrine.
—Tant mieux, monsieur.
—Et j'espère être bientôt guéri.
—Tant mieux encore, monsieur. Mais si vous hâtez de vos veux cette guérison pour recommencer ce combat, je vous préviens que vous retrouverez difficilement en moi un adversaire.
Charny essaya de répondre, mais les paroles moururent sur ses lèvres; il chancela, et Philippe n'eut que le temps de le retenir entre ses bras.
Alors il le souleva comme il eût fait d'un enfant, et le porta à moitié évanoui jusqu'à sa voiture.
Il est vrai que Dauphin, ayant à travers les arbres vu ce qui se passait, abrégea le chemin en venant au-devant de son maître.
On déposa Charny dans la voiture; il remercia Philippe d'un signe de tête.
—Allez au pas, cocher, dit Philippe.
—Mais vous, monsieur? murmura le blessé.
—Oh! ne vous inquiétez pas de moi.
Et saluant à son tour, il referma la portière.
Philippe regarda le carrosse s'éloigner lentement; puis le carrosse ayant disparu au détour d'une allée, il prit lui-même la route qui devait le ramener à Paris par le chemin le plus court.
Puis, se retournant une dernière fois, et apercevant le carrosse qui, au lieu de revenir comme lui vers Paris, tournait du côté de Versailles et se perdait dans les arbres, il prononça ces trois mots, mots profondément arrachés de son cœur après une profonde méditation:
—Elle le plaindra!