Le cycle du printemps
LE CYCLE
DU PRINTEMPS
PROLOGUE
La scène est à deux étages : le plus élevé, à l’arrière, est réservé aux chanteurs du prélude et fermé par un rideau de pourpre. Le plus bas ne se découvre qu’après la levée du rideau de scène.
Diagonalement et à l’extrême gauche de la scène du bas est disposée la cour du roi, avec différents degrés pour les différents dignitaires ; en haut le trône couvert d’un dais.
Le centre de la scène est laissé libre pour le développement du spectacle.
Des courtisans entrent en scène.
(Les noms des acteurs ne sont pas mis en marge ; on les devinera facilement.)
Chut ! Chut !
Que se passe-t-il ?
Le Roi est en grande angoisse.
Quelle affreuse nouvelle !
Qui joue de la flûte là-bas ?
Pourquoi ? Qu’importe.
Le Roi est gravement malade.
C’est affreux !
Quels sont ces enfants turbulents qui font tant de bruit ?
Ce sont les enfants de la famille Mandal.
Faites-les tenir tranquilles.
Où a donc été le Vizir ?
Me voici. Qu’y a-t-il ?
N’avez-vous pas appris la nouvelle ?
Non. Laquelle ?
Le Roi a l’esprit très troublé.
Ah ! J’apporte du front de la guerre des nouvelles très importantes.
La guerre, nous pouvons l’avoir, mais non les nouvelles.
Puis le Docteur Struti-Bhushan, Ambassadeur de Chine, attend pour voir Sa Majesté.
Faites-le attendre ! De toutes façons, il ne peut voir le Roi !
Il ne peut voir le Roi ? — Ah ! Voici le Roi ! Enfin ! Regardez-le qui s’avance par ici avec un miroir à la main. « Longue vie au Roi ! Vive le Roi ! »
S’il plaît à Votre Majesté, il est temps d’aller à la cour.
Il est temps d’aller…? Oui, il est temps : mais non pas d’aller à la cour.
Que veut dire Votre Majesté ?
N’avez-vous pas entendu ? La cloche vient de sonner pour congédier la cour.
Quand ? Quelle cloche ? Nous n’avons entendu aucune cloche.
Comment auriez-vous pu l’entendre ? Elle n’a sonné qu’à mes oreilles.
O Sire ! — Personne n’aurait eu l’impertinence de…
Vizir ! On la sonne en ce moment.
Excusez, Sire, ma bêtise, mais je ne comprends pas.
Regarde ceci — Vizir. — Regarde ceci.
Les cheveux de Votre Majesté ?
Ne vois-tu pas là un sonneur de cloche ?
Oh ! Votre Majesté veut-elle plaisanter ?
La plaisanterie n’est pas de moi, mais de Celui qui tient le Monde entier par l’oreille et qui s’en moque. Hier au soir, pendant que la Reine mettait autour de mon cou une guirlande de jasmins, elle s’écria avec effroi : « Roi, qu’est ceci ? Voici deux cheveux gris derrière votre oreille. »
O Sire, je vous en prie, ne vous inquiétez pas d’une petite chose comme celle-là. Le Docteur de la cour pourrait…
Vizir ! Le fondateur de notre dynastie avait, lui aussi, son médecin. Mais que peut faire celui-ci ? La mort a laissé sa carte d’invitation derrière mon oreille. La Reine voulait çà et là, arracher mes cheveux gris. Mais je lui ai dit : « Reine, à quoi bon ? Nous pouvons écarter l’Invitation de la Mort, mais pouvons-nous écarter la Mort qui nous invite ? C’est le cas en ce moment. »
Sire, pour le moment, travaillons.
Travailler, Vizir ! Je n’ai pas le temps de travailler. Allez chercher le Docteur Struti-Bhushan.
Mais, Sire, le Général…
Le général ? — Non, non, pas le Général — Cherchez le Docteur.
Mais, les nouvelles de la frontière.
Vizir, les nouvelles me sont venues de la plus grande frontière de toutes, de la frontière de la Mort. Allez chercher le Docteur.
Mais si Votre Majesté veut m’accorder un instant, l’Ambassadeur du Grand Empereur de Chine…
Vizir, un plus grand Empereur m’a envoyé son ambassade. Appelle Struti-Bhushan.
Bien, Sire. Mais votre beau-père…
Ce n’est pas mon beau-père que je désire voir à présent. Cherche le Docteur.
Mais, s’il vous plaît de m’écouter : Le poète Kabi-Shekhar attend avec son nouveau livre appelé : « Le Jardin de poésie ».
Laisse ton poète s’amuser à sauter sur les plus hautes branches de son jardin de poésie et cherche le Docteur.
Très bien, Sire, je vais le faire appeler de suite.
Dis-lui d’apporter avec lui son livre de dévotion appelé « L’Océan de Renonciation ».
Oui, Sire.
Écoute, Vizir. Qui sont ceux qui font tant de bruit là dehors ? Va leur dire de se taire. J’ai besoin de calme.
Plaise à Votre Majesté d’apprendre qu’il y a une grande famine à Najopatam et que les autorités de la ville supplient d’être autorisées à voir Votre Majesté.
Ma vie est courte, Vizir, il me faut du repos.
Ils disent, Sire, que leur vie est encore plus courte ; qu’ils sont à la porte de la mort. Eux aussi, désirent la paix, l’apaisement des brûlures de la faim.
Vizir ! La brûlure de la faim s’apaise sur le bûcher funéraire.
Alors, ces malheureux…
Malheureux ! — Écoute le conseil d’un malheureux Roi à ses malheureux sujets. Il est vain de se révolter et de vouloir passer au travers du filet de l’inexorable pêcheur. Tôt ou tard, la Mort, ce pêcheur, aura sa pêche.
Alors ?
Fais venir le Docteur et son livre de Renonciation.
Et cette disette…
Vizir, la véritable disette est de temps et non pas de nourriture. Nous sommes tous affamés de temps. Nul n’en a assez, ni le Roi ni son peuple.
Alors…
Alors, sache que nos requêtes pour obtenir plus de temps iront toutes au feu du jugement dernier. Pourquoi donc forcer nos voix à prier ? Ah ! Voici Struti-Bhushan. Je vous salue, Docteur.
LE VIZIR. — Docteur, veuillez dire au Roi que la déesse de la Fortune abandonne celui qui se laisse aller à la mélancolie.
LE ROI. — Struti-Bhushan, qu’est-ce que mon Vizir vous murmure à l’oreille ?
Il me dit, Sire, de vous instruire sur les voies de la Fortune.
Quelle instruction pouvez-vous me donner à ce sujet ?
Il y a un verset dans mon livre de dévotions qui dit :
La fortune, aussi fugitive que la fleur du lotus, retire ses faveurs quand vient l’heure ; fou qui met sa confiance en celle qui vient à l’improviste et s’en va de façon déconcertante.
Ah ! Docteur, un souffle de votre enseignement éteint la fausse flamme de l’ambition. Notre maître l’a dit : « Ses dents tombent, ses cheveux grisonnent ; et pourtant l’homme s’accroche à l’espoir qui le trompe. »
Eh bien ! Roi, puisque votre Majesté a introduit le sujet de l’Espérance, laissez-moi vous citer un autre verset de l’Océan de Renonciation. Le voici :
Que les chaînes nous lient, tous le savent ; mais je le déclare, étranges sont les chaînes de l’Espérance. Les captifs de l’espoir sont entraînés dans la tourmente et ne retrouvent le calme que quand leurs fers se brisent.
Ah ! Docteur, tes paroles sont précieuses ; Vizir, donne-lui à l’instant cent sequins d’or. Quel est ce bruit au dehors ?
Ce sont les affamés de tout à l’heure.
Va leur dire de se tenir tranquilles.
Laissez Sire, Struti-Bhushan s’efforcer de les apaiser avec son livre de dévotions. Pendant ce temps votre majesté pourra examiner les choses de la guerre.
Non, non. Les choses de la guerre attendront. Je ne peux pas encore laisser partir Struti-Bhushan.
STRUTI. — Roi, vous venez de me parler il y a quelques instants d’un don en or. Mais l’or, par lui-même, n’est pas un bien durable ; aussi est-il écrit dans mon livre de dévotions : L’Océan de Renonciation.
Qui donne l’or ne donne que douleur ;
Quand l’or est dépensé la douleur revient.
Quand la pièce d’or est loin,
La douleur reste seule dans la tente vide !!
Ah ! Docteur, ceci est exquis ! Ainsi vous ne désirez pas de don en or, mon maître ?
Non, Roi, je ne veux pas d’or, mais quelque chose de plus durable qui rende aussi plus durable votre bienfait. Je serais heureux si votre Majesté voulait me donner la Seigneurie de Kanchanpur. Car il est dit dans le livre de Renonciation…
Non, Docteur. Je comprends parfaitement. Il est inutile que vous citiez un texte pour appuyer votre demande. Je comprends très bien : Vizir !
Majesté !
Vois à ce que le Docteur soit mis en possession de la riche province de Kanchanpur ! Quel est encore ce bruit-là au dehors ? Pourquoi ces cris ?
N’en déplaise à votre Majesté, ce sont les gens du peuple…
Pourquoi crient-ils si souvent ?
Ils crient souvent en effet, mais la raison en est toujours la même, bien monotone : ils meurent de faim.
Sire, je ne veux pas oublier de vous dire ceci : Le seul désir de ma femme serait que, pour célébrer votre munificence, tous ses membres fissent entendre un tintement de clochettes. Mais hélas, elle ne le peut, par manque d’ornements.
Je vous comprends Docteur ; Vizir, allez immédiatement commander chez le bijoutier de la cour les plus beaux ornements pour la femme de Struti-Bhushan.
Puis Sire, pendant qu’il s’occupe de nous, pourriez-vous dire au Vizir que nous sommes tous deux bien gênés dans nos dévotions par des réparations que l’on fait à notre demeure. Qu’il demande aux maçons royaux de nous bâtir une bonne maison dans laquelle nous puissions dire nos prières en paix.
Très bien Docteur — Vizir !
Majesté.
Donne cet ordre de suite.
LE VIZIR. — Sire, le trésor est vide ; les fonds manquent.
Bah ! C’est une vieille histoire ; tous les ans vous me répétez la même chose ; c’est à vous d’accroître les ressources, et à moi d’augmenter les dépenses. Qu’en dis-tu Struti-Bhushan ?
LE DOCTEUR. — Roi, je ne puis donner tort au Vizir : il s’occupe de vos trésors ici-bas ; nous nous occupons de vos trésors dans le monde futur ; aussi là où il voit un manque, nous voyons une richesse. Si vous voulez une fois encore vous plonger dans l’Océan de Renonciation, vous y trouverez ceci :
Les coffres du Roi seront toujours remplis, là où la richesse sur le seul mérite sera répandue.
Docteur, ta compagnie est de grande valeur.
LE VIZIR. — Sire, Struti-Bhushan sait reconnaître son propre mérite à un centime près. Venez Struti-Bhushan, hâtez-vous. Allons recueillir toutes les richesses nécessaires pour votre trésor de dévotion. La richesse a la mauvaise habitude de disparaître très vite et, si nous ne faisons pas diligence, il en restera bien peu pour nous permettre d’honorer votre sacrifice avec toute la splendeur désirable.
STRUTI. — Oui, Vizir, partons. (Au Roi.) Puisqu’il fait tant de bruit pour si peu de chose, il vaut mieux commencer par l’apaiser. Je reviendrai ensuite vers vous.
LE ROI. — Docteur, j’ai peur qu’un jour vous ne quittiez ma royale protection, pour vous retirer dans la forêt.
Sire, aussi longtemps que je trouverai le contentement d’esprit dans le palais d’un Roi, j’y serai aussi heureux que dans un ermitage. Il faut à présent Sire que je vous quitte. Partons, Vizir.
(Le Vizir et le Docteur partent.)
Oh Dieu ! Que vais-je faire ? Voici le poète qui vient vers moi. Il va me faire oublier toutes mes bonnes résolutions. Oh ! Mes cheveux gris, couvrez mes oreilles de façon à ce que les paroles séduisantes du poète ne pénètrent pas en elles !
Roi qu’avez-vous ? J’entends que vous voulez renvoyer votre poète ?
Que puis-je attendre des poètes, quand la poésie m’apporte un message de mort ?
Quel message de mort ?
Regarde ceci derrière mon oreille. Ne le vois-tu pas ?
Quoi ? Des cheveux gris ? Roi, ne vous faites pas de souci pour cela.
Poète, la nature est en train de me voler ma verte jeunesse pour tout peindre en blanc.
Non, non, Sire ; vous n’avez pas compris l’artiste. Sur ce fond blanc, la nature peindra de nouvelles couleurs.
Je ne vois aucune trace de couleurs.
Elles ne sont pas encore épanouies. Dans le sein de la blanche demeure sont toutes les teintes de l’arc-en-ciel.
O Poète, tais-toi ! tu me troubles en parlant ainsi.
Roi, si ta jeunesse se fane, laisse-la se faner. Une nouvelle Reine de jeunesse s’approche de toi, qui pose sur ta tête une guirlande de purs jasmins blancs en signe d’épousailles.
La fête des noces s’apprête derrière la scène.
Oh, cher Poète, tu vas tout déranger. Je t’en prie, retire-toi.
Ici ! Gardes ! Allez de suite chercher Struti-Bhushan.
Que feras-tu, Roi, quand il sera ici ?
Je me recueillerai et je pratiquerai la Renonciation.
Ah ! Roi, en apprenant vos intentions je suis venu de suite. Je puis être votre compagnon et vous aider à pratiquer le renoncement.
Toi ?
Oui, moi, Sire ; c’est notre rôle, à nous poètes, de libérer les hommes de leurs désirs.
Je ne te comprends pas, tu parles en énigmes.
Comment ne me comprenez-vous pas ? Et pourtant vous avez passé votre temps à lire mon poème ! Il y a du renoncement dans nos vers, il y a du renoncement dans nos chants. Voilà pourquoi toujours la fortune nous délaisse et pourquoi toujours nous délaissons la fortune. Nos journées se passent à initier les jeunes gens à ce culte sacré de la Fortune abandonnée.
Que leur dis-tu ?
Je leur dis : Ah ! Frères. Ne vous attachez pas aux biens de cette terre. Demeurez longtemps dans votre chambre. Puis sortez, sortez dans le vaste monde ouvert devant vous. Sortez sur les chemins les plus hauts de la vie. Sortez, nouveaux renonciateurs !
Mais poète, veux-tu réellement dire que les plus hautes routes du monde sont les sentiers du Renoncement ?
Sire, pourquoi non ? Dans le monde tout est changement, tout est vie, tout est mouvement et Celui qui se meut et voyage avec ce mouvement de vie, dansant et jouant de la flûte à mesure qu’il avance, Celui-là est le vrai Renonciateur. Il est le vrai disciple du Chanteur-Poète.
Mais alors où trouverai-je le repos ? Il me faut le repos.
O Roi, nous n’avons pas le moindre désir de repos. Nous sommes des Renonciateurs.
Mais ne devons-nous pas chercher le trésor qu’on dit ne jamais changer ?
Non, nous n’ambitionnons aucun trésor immuable. Nous sommes des Renonciateurs.
Que veux-tu dire ? O mon cher Poète, tu bouleverses tout en parlant ainsi. Tu détruis la paix de mon esprit. Appelle Struti-Bhushan. Qu’on fasse venir le Docteur.
Ce que je veux dire, Roi, le voici : Nous sommes les vrais Renonciateurs parce que nous avons le secret du changement. Nous perdons pour retrouver. Nous n’avons pas foi dans l’immuable.
Que veux-tu dire ?
N’avez-vous jamais remarqué comment la rivière, abandonnant le creux du rocher, se précipite en écumant dans le vide, elle est si prompte à se donner et c’est alors qu’elle se trouve. Ce qui est sans changement pour la rivière c’est le sable du désert où elle se perd.
Ah ! Mais écoute Poète — Écoute ces cris au dehors. C’est la foule ; qu’en fais-tu ?
Roi, c’est votre peuple affamé.
Mon peuple, Poète ? Pourquoi les appelles-tu ainsi ? Ces gens appartiennent au Monde, pas à moi. Ai-je créé leur misère ? Que peuvent, dis-moi, tes jeunes poètes, avec leur renoncement pour soulager des souffrances comme celle-ci ?
Roi, c’est nous seuls en vérité qui pouvons supporter les souffrances, parce que nous sommes comme la rivière qui coule en joie ; allégeant nos fardeaux et les fardeaux du Monde.
Mais la route, dure comme le métal, est immobile et sans changement ; aussi rend-elle les fardeaux plus lourds. Les pesantes charges crient et gémissent le long du chemin et entaillent profondément la poitrine des porteurs. Nous, poètes, nous crions à chacun de porter légèrement sa joie et sa douleur sur un rythme cadencé. Notre appel est l’appel des Renonciateurs.
Ah ! Poète, à présent je ne me soucie pas de revoir Struti-Bhushan. Qu’il aille se faire pendre ! Mais sais-tu ce qui m’angoisse à présent ? Bien que je ne puisse comprendre tes paroles, leur musique me hante. Au contraire, les paroles du Docteur sont claires et obéissent très correctement aux règles de la syntaxe. Mais le rythme !… Non, il est inutile que je t’en explique davantage.
Roi, nos mots ne parlent pas ; ils chantent.
Poète, que vas-tu faire à présent ?
Roi, je vais me précipiter vers le peuple qui crie à votre porte.
A quoi penses-tu ? C’est à mes hommes d’affaires de soulager les affamés. Ces choses-là ne regardent pas les poètes.
Roi, les hommes ne sont jamais en harmonie avec leurs affaires. C’est pourquoi, nous, poètes, sommes chargés de les accorder.
Voyons, cher Poète, parle plus clairement.
Roi, ils travaillent parce qu’ils y sont obligés. Nous travaillons, nous, parce que nous sommes des amoureux de la vie. Voilà pourquoi ils nous traitent de rêveurs et pourquoi nous les traitons de sans-cœur.
Mais qui de vous a raison, Poète ? Qui gagne ? Eux ou toi ?
Nous, Roi, nous gagnons toujours.
Mais, Poète, la preuve ?
Roi, les plus grandes choses de la vie dédaignent les preuves ; mais si, pour un temps, vous pouviez balayer de la terre tous les poètes et toute leur poésie, vous découvririez bientôt, par leur absence même, où les hommes d’action puisaient leur énergie et quels étaient les réels pourvoyeurs de la sève de vie de leurs champs. Ce ne sont pas ceux qui se sont plongés dans la lecture de l’Océan de Renonciation, ni ceux qui se cramponnent à leur richesse ; ce ne sont pas ceux qui ont produit une grande quantité d’œuvres, ni ceux qui égrènent sans relâche le chapelet d’un austère devoir, ce ne sont pas ceux-là qui auront la victoire mais ceux qui aiment parce qu’ils vivent. Ceux-là vraiment vaincront qui se seront vraiment donnés. De toutes leurs forces ils acceptent la souffrance et de toutes leurs forces ils la soulagent. Ce sont eux qui créent parce qu’ils connaissent le secret de la vraie joie qui est le secret du sacrifice.
Eh bien ! Poète, s’il en est ainsi, que me demandes-tu de faire à présent ?
Je te demande, Roi, de te lever et d’agir. Ces cris que tu entends là-bas sont les cris de la vie à la vie, et si la vie en toi ne s’émeut pas et ne répond pas à l’appel du dehors, alors il y a lieu de s’inquiéter de toi. Non parce que tu as négligé un devoir mais parce que tu es en train de mourir.
Plus tôt ou plus tard il nous faut toujours mourir ?
Non, non, ceci est un mensonge ; lorsque nous sentons avec certitude que nous sommes vivants nous savons à n’en pas douter que nous continuerons de vivre. Ce sont ceux qui n’ont jamais éprouvé en eux-mêmes toutes les possibilités de la vie qui s’en vont criant : « La vie est fugitive, la vie s’évanouit comme une goutte de rosée, ou comme une feuille de lotus. »
Mais la vie n’est-elle pas inconstante ?
Elle paraît inconstante parce que son mouvement est incessant. A l’instant où tu arrêtes ce mouvement, tu commences à jouer le drame de la mort.
Poète, dis-tu vrai ? Continuerons-nous réellement à vivre ?
Oui, nous continuerons réellement à vivre.
Alors, Poète, si notre vie doit se prolonger dans l’au-delà, nous devons rendre notre vie digne de son éternité, n’est-ce pas ainsi ?
Si, en vérité.
Holà — Gardes.
Majesté ?
Appelez de suite le Vizir.
Bien, Majesté.
(Entre le Vizir.)
Que désire votre Majesté ?
Vizir, pourquoi m’as-tu fait attendre si longtemps ?
Majesté, j’étais très occupé.
Occupé ? Occupé à quoi ?
Je faisais mes adieux au Général.
Pourquoi as-tu laissé partir le Général ? Nous avions à examiner ensemble les choses de la guerre.
J’avais aussi des dispositions à prendre pour le départ officiel de l’Ambassadeur de Chine.
Que veux-tu dire par départ officiel ?
N’en déplaise à votre Majesté, elle ne lui avait pas accordé d’entrevue, c’est pourquoi…
Vizir, tu m’étonnes, est-ce ainsi que tu diriges les affaires de l’État. Que t’est-il arrivé ? As-tu perdu la tête ?
En outre, Sire, je cherchais le moyen d’abattre la maison du Poète ; d’abord personne ne voulait entreprendre ce travail ; à la fin tous les Docteurs de l’École Royale de Grammaire et de Logique vinrent avec leurs propres outils et se mirent à la besogne.
Vizir ! Es-tu devenu fou ? Démolir la maison du Poète ! Pourquoi ? tu pourrais aussi bien tuer tous les oiseaux du jardin et en faire un pâté.
Que votre Majesté ne se trouble pas. Nous n’aurons pas besoin d’abattre la maison : quand Struti-Bhushan a appris qu’on allait la détruire il l’a prise pour lui.
Quoi ! Vizir ! Ceci est pire encore. La déesse de la musique briserait sa harpe contre ma tête si elle apprenait une chose pareille. Non, cela ne se peut pas !
Majesté, il y avait encore autre chose à faire : nous devions donner la province de Kanchanpur au Docteur.
Non Vizir ! Quelles erreurs tu fais. Elle doit revenir au Poète.
POÈTE. — A moi, Roi ? Non. Ma poésie n’accepte pas de récompense.
Bien, bien. Que le Docteur ait la province.
Enfin, Sire, j’ai donné des ordres aux soldats pour qu’ils dispersent la foule des gens affamés.
Vizir, tu ne fais que des bévues. La meilleure manière de disperser la foule affamée est de lui donner du pain et non des coups.
(Les gardes entrent.)
N’en déplaise à votre Majesté…
De quoi s’agit-il ? gardes ?
N’en déplaise à votre Majesté, voici le Docteur Struti-Bhushan qui revient avec son livre de dévotion.
Oh ! arrête-le, Vizir, arrête-le. Il va tout déranger, ne le laisse pas venir ainsi inopinément. Dans un moment de faiblesse, je pourrais me noyer dans son Océan de Renonciation. Poète, ne me laisse pas succomber : fais quelque chose, n’importe quoi. N’as-tu pas quelque chose de prêt ? Une comédie ? un poème ? une mascarade ?
Si, Roi, j’ai justement ce qu’il te faut. Mais je ne peux dire si c’est un drame, un poème, une comédie ou une mascarade.
En comprendrai-je le sens ?
Roi, un poète n’écrit pas pour que ses paroles aient un sens.
Pourquoi alors ?
Pour la seule musique des mots.
Que signifie ? N’y a-t-il pas de philosophie dans ses paroles ?
Aucune, Dieu merci.
Alors que veulent-elles dire ?
Roi, elles disent : Nous existons. Ne sais-tu pas le sens du premier cri d’un nouveau-né ? L’enfant qui vient de naître entend à la fois les cris de la terre, de l’eau et du ciel qui l’entourent ; ils lui disent : « Nous existons » et son tout petit cœur répond et s’écrie à son tour : « j’existe ». Ma poésie est semblable au cri de l’enfant nouveau-né. Elle est une réponse au cri de l’univers.
Elle n’est rien de plus, Poète ?
Non rien de plus. Il y a de la vie dans un poème quand il chante : Dans la joie et dans la douleur, dans le travail et dans le repos, dans la vie et dans la mort, dans la victoire et dans la défaite, dans ce monde-ci et dans l’autre, tout crie : « J’existe ».
Eh bien ! Poète, je puis t’assurer que si ton drame ne renferme aucune philosophie, il ne sera pas critiqué de nos jours.
Il est vrai Roi. Les jeunes gens de notre époque sont plus impatients d’amasser que de croire. Ils sont dans cette génération, plus prudents que les enfants de la Lumière.
Qui aurons-nous pour auditeurs ? Convoquerons-nous les jeunes étudiants de notre École Royale ?
Non, Roi. Ils sapent la poésie avec leur logique, ils sont comme les jeunes cerfs qui essayent leurs cornes nouvelles sur les parterres de fleurs.
Alors qui dois-je inviter ?
Invite ceux dont les cheveux grisonnent.
Que veux-tu dire, Poète ?
Les hommes entre deux âges ont la jeunesse du détachement. Ils ont traversé les eaux du plaisir et sont en vue du rivage des joies pures. Ils ne veulent pas manger le fruit mais le produire.
Pour moi, du moins, j’ai atteint cet âge de sagesse et je dois pouvoir apprécier tes chants. Dois-je inviter le Général ?
Oui : invite-le.
Et l’Ambassadeur de Chine ?
Également.
J’apprends que mon beau-père est ici.
Eh bien, invite-le aussi ; mais je me méfierais de ses jeunes fils.
N’oublie pas sa fille.
N’aie crainte, elle ne se laissera pas oublier.
Et Struti-Bhushan, faut-il le convier ?
Non, Roi, non sûrement pas. Je n’ai pas de rancune contre lui. Pourquoi l’affligerais-je ?
Très bien, Poète. A présent quitte-moi et va préparer la scène.
Non, Roi, nous allons jouer ce drame sans aucune préparation ; la vérité semble fausse quand elle est trop parée.
Mais, Poète il faudra bien une toile de fond ?
Non, notre unique toile de fond sera l’esprit ; nous y ferons apparaître des images avec la baguette magique de la musique.
Il y aura des chants dans ta pièce ?
Oui, Sire, la porte de chaque acte sera ouverte par la clé de la musique.
Quel est le sujet de tes chants ?
Le dépouillement de l’hiver.
Mais, Poète, nous n’avons lu cette histoire dans aucune mythologie.
Dans le mythe du monde ce chant revient à son tour. Chaque année, par le jeu des saisons, le masque du vieil homme Hiver est arraché et la figure du Printemps se révèle dans toute sa beauté. Ainsi voyons-nous que le vieux est toujours jeune.
Bien, Poète, nous sommes d’accord pour les chants ; mais pour le reste ?
Le reste a pour sujet la vie.
La vie ? Qu’est-ce que la vie ?
Voici le thème : — Une bande de jeunes gens s’est élancée à la poursuite d’un « vieillard ». Ils ont juré de l’attraper. Ils pénètrent dans l’antre où il s’est réfugié, ils le saisissent, puis…
Puis quoi ? Que voient-ils ?
Ah ! Ceci sera dit en temps voulu.
Il y a une chose que je n’ai pas comprise : Ton drame et tes chants ont-ils le même sujet ?
Le même, Sire. Le jeu du printemps dans la nature est la contre-partie du jeu de la Jeunesse dans nos vies ? C’est au drame lyrique du Poète-Univers que j’ai volé mon sujet.
Quels sont les principaux personnages ?
L’un s’appelle : Le Maître.
Qui est-il, Poète ?
C’est celui qui dirige les mouvements de la vie. Un autre est Chandra.
Qui est-il ?
Celui qui nous fait aimer la vie.
Et qui encore ?
Il y a Dada, pour qui le devoir est l’essence de la vie et non la joie.
Y a-t-il encore quelqu’un ?
Oui, le ménestrel aveugle.
Aveugle ?
Parce qu’il ne voit pas de ses yeux ; mais il voit de tout son corps, de tout son esprit, et de toute son âme.
Qui y a-t-il encore dans ta pièce parmi les principaux acteurs ?
Tu y figures, ROI.
Moi ?
Oui, toi, car si tu restais en dehors du drame au lieu d’y participer, alors le Roi médirait du Poète et rappellerait Struti-Bhushan. Et il n’y aurait plus d’espoir de sauver le Roi : car le Poète-Univers serait vaincu et le vent du Sud du Printemps devrait se retirer sans recevoir son hommage.