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Le cycle du printemps

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ACTE PREMIER

Les messagers du Printemps sont partout.

Il y a des chants dans les feuilles frémissantes du bambou, dans les nids des oiseaux et dans les branches fleuries.

PRÉLUDE DE CHANT

Le second rideau de pourpre se lève, découvrant la partie la plus élevée de la scène avec un fond de ciel bleu foncé sur lequel apparaissent le croissant de la lune et les points d’argent des étoiles.

Au premier plan, des arbres avec une balançoire enguirlandée de fleurs. Partout des fleurs à profusion.

A l’extrême gauche on entrevoit l’entrée d’une caverne. De jeunes garçons personnifiant le bambou se balancent.

CHANSON DU BAMBOU

O vent du sud, qui vagabondes, viens me bercer : éveille-moi au sein de l’émerveillement des feuilles nouvelles.

Je suis le bambou au bord de la route ; j’attends ta venue pour faire tinter la vie dans mes branches.

O vend du sud, qui vagabondes, ma demeure est au bout du sentier.

Je connais ta course lointaine et le langage de tes pas.

Le moindre attouchement de toi me fait frémir et m’éveille.

Ton soupir glane mes secrets.

(Des jeunes filles représentant des oiseaux arrivent en dansant.)

CHANSON DES OISEAUX

Le ciel verse sa lumière dans nos cœurs. Nous remplissons le ciel de nos chants ; l’air est criblé de nos notes et nous envole sur sa folie.

O flamme de la forêt ! Toutes tes torches de fleurs sont en feu.

Tu as baisé nos chansons avec la rouge passion de ta jeunesse.

Dans la brise du Printemps les fleurs du Mango lancent leurs messages à l’inconnu.

Et, tout le jour, les feuilles nouvelles font entendre le murmure de leur rêve.

O printemps, tu as jeté le filet de tes parfums sur nos cœurs.

Et tu nous attires en chantant.

(Sur les branches soudainement éclairées, des jeunes gens apparaissent qui représentent les fleurs du Champak.)

CHANSON DU CHAMPAK EN FLEURS

Mon ombre danse dans tes vagues, ô rivière ;

Tes eaux s’écoulent sans cesse tandis que moi, le champak en fleurs, je reste immobile sur la berge avec mes rameaux vigilants.

Mon mouvement se cache dans la profondeur paisible de mon être, dans la délicieuse naissance de mes jeunes feuilles.

Dans la profusion de mes fleurs, dans l’ardeur invisible de ma vie vers la lumière.

Le ciel frémit sous l’agitation de mes branches et le silence de l’aurore en est troublé.

LE MATIN

(L’arrière-scène s’assombrit. L’avant-scène s’illumine. Une bande de jeunes gens entrent en chantant.)

Le feu d’avril bondit de forêts en forêts partout jaillissant en feuilles et en fleurs.

Le ciel est prodigue de couleurs ;

L’air délirant de chansons ;

Les arbres des grands bois, tourmentés par le vent, nous pénètrent de leur inquiétude.

L’air est rempli de transports d’allégresse ;

Et la brise court de fleurs en fleurs, demandant à chacune son nom.

(Dans le dialogue qui suit, les principaux personnages sont seuls nommés, les autres font partie de la troupe de jeunes gens.)

Avril tire fort, frère, Avril tire très fort.

Où voyez-vous cela ?

Si Avril n’avait pas tiré il n’aurait pu faire sortir Dada de son antre ?

Ah ! par exemple ! Voici Dada, notre cargo chargé de maximes morales remorqué contre le courant de sa propre encre et de sa propre plume.

CHANDRA. — N’en attribuez pas tout le mérite à Avril. Car moi, Chandra, j’ai caché les feuilles jaunies de son manuscrit parmi les jeunes pousses de la forêt, et Dada est à leur recherche.

Son manuscrit égaré ! Quel bon débarras !

Nous devrions aussi dépouiller Dada de son manteau gris de philosophie.

CHANDRA. — Oui, la poussière même de la terre tressaille de jeunesse et pourtant il n’y a pas un seul attouchement du Printemps sur le corps de Dada.

DADA. — Oh ! Arrêtez cette folie. Quels sots vous faites ! Nous ne sommes plus des enfants.

CHANDRA. — Dada, l’âge de la terre n’est guère moindre que le tien, et cependant elle n’a pas honte de paraître jeune.

Dada, tu te donnes beaucoup de mal pour composer des quatrains pleins de conseils aussi vieux que la mort, tandis que la terre et l’eau s’efforcent éternellement de rester jeunes.

Dada, comment peux-tu en ce monde continuer à écrire de tels vers, en restant blotti dans ta tanière ?

DADA. — C’est que, voyez-vous, je ne cultive pas la poésie comme un jardinier cultive ses fleurs. Mes poèmes contiennent en eux leur substance et leur poids.

En effet, ils s’accrochent à la terre comme des potirons.

DADA. — Eh bien ! Alors, écoutez-moi.

Oh ! C’est terrible ! Voilà Dada emballé sur ses quatrains.

Oh ! là là ! Les quatrains sont lâchés en liberté. Pas moyen de les retenir.

A tous les passants crions que les quatrains de Dada sont devenus fous furieux.

CHANDRA. — Dada, ne t’occupe pas de leur folie, continue ta lecture. Si personne d’autre ne peut l’endurer sans mourir d’ennui, moi Je le pourrai. Je ne suis pas un lâche comme ces garnements.

LES JEUNES GENS. — Eh bien ! Viens, Dada. Nous ne voulons pas être lâches. Nous resterons assis, nous ne bougerons pas d’une ligne : nous écouterons. Nous recevrons de face et non de dos le coup de lance de tes quatrains. Mais, par pitié, Dada, ne nous en donne qu’un, pas plus.

DADA. — Soit. A présent, écoutez : « Si les bambous ne servaient qu’à fabriquer les flûtes, ils se flétriraient et mourraient de honte. Ils lèvent leur tête haut dans le ciel parce qu’ils sont utiles de bien des manières. »

S’il vous plaît, Messieurs, ne riez pas. Attendez que je vous explique ; voici le sens.

LES JEUNES GENS. — Le sens ? Quoi, est-il besoin que la charge d’infanterie de la signification suive la canonnade de tes quatrains pour compléter notre déroute ?

DADA. — Un mot seulement pour vous faire comprendre : j’ai voulu dire que si les bambous n’étaient pas supérieurs à ces instruments bruyants…

Non, Dada nous ne devons pas comprendre.

Nous te défions de nous faire comprendre.

Dada, si tu emploies la force pour nous faire comprendre, nous userons nous de la force pour nous forcer à ne pas comprendre.

DADA. — Voici le sujet de mon quatrain : « Si nous ne faisions pas de bien au monde… »

LES JEUNES GENS. — Le monde en serait bien soulagé.

DADA. — Il y a un autre verset qui est plus facile à saisir : « Il y a des étoiles sans nombre dans le ciel de minuit qui se meuvent dans l’éther sans utilité ».

« Si seulement elles voulaient descendre sur terre, elles pourraient servir à éclairer les rues ! »

LES JEUNES GENS. — Il faut décidément nous faire mieux comprendre. Attrapons-le ; qu’un de nous le charge sur son épaule et reconduisons-le dans son antre.

DADA. — Pourquoi êtes-vous si excités aujourd’hui ? Avez-vous un travail pressé à faire ?

Oui, nous avons un travail urgent, très urgent.

DADA. — Quel est ce travail ?

Nous devons préparer une comédie pour notre fête du Printemps.

DADA. — Jouez, enfants. — Jour et nuit jouez.

(Ils chantent.)

Nous sommes libérés de la crainte du travail,

Car nous savons que le travail est un jeu,

Le jeu de la vie.

C’est jouer que lutter et s’agiter entre la vie et la mort.

C’est le jeu qui brille dans le rire de la lumière au sein du cœur infini.

Il gronde dans le vent et s’enfle avec la mer.

Oh ! voici notre maître, notre maître !

LE MAITRE. — Holà ! quel bruit vous faites !

LES JEUNES GENS. — Est-ce notre bruit qui vous a fait sortir ?

LE MAITRE. — Oui.

LES JEUNES GENS. — Eh bien ! nous l’avons fait justement pour cela.

LE MAITRE. — Vous ne voulez donc pas que je reste chez moi ?

LES JEUNES GENS. — Pourquoi demeurer enfermé ? le monde extérieur a été fait avec une profusion de soleils, de lunes et d’étoiles. Jouissons-en et justifions ainsi l’audace divine qui a permis une telle prodigalité.

LE MAITRE. — Que voulez-vous dire ?

JEUNES GENS. — Ceci :

(Ils chantent.)

Le jeu s’épanouit en fleurs et mûrit en fruits au soleil de l’éternelle jeunesse.

Le jeu éclate dans le feu rouge-sang,

Et réduit en cendres la pourriture et la mort.

C’est ce jeu que notre Dada condamne.

DADA. — Puis-je vous en dire la raison ?

Oui, tu peux nous la dire, mais nous ne promettons pas d’écouter.

DADA. — Voici :

Le temps est le capital du travail,

Et le jeu est sa diminution.

Le jeu pille la maison puis perd son butin ; C’est pourquoi le Sage le considère comme aussi mauvais qu’inutile.

CHANDRA. — Assurément, Dada, tu ne dis que des bêtises. Le temps lui-même est un jeu, puisque son seul but est de faire passer le temps.

DADA. — Alors qu’est-ce que le travail ?

CHANDRA. — Le travail est la poussière que le temps soulève sur son passage.

DADA. — Maître, donne-nous ton avis.

MAITRE. — Non, je ne donne jamais mon avis, je réponds à une question par une autre. C’est ma façon de diriger la conversation.

DADA. — Tout a ses limites, excepté votre enfantillage qui ne connaît pas de bornes.

JEUNES GENS. — En sais-tu la raison ? C’est qu’en réalité nous ne sommes que des enfants et que tout a ses limites excepté l’enfant.

DADA. — N’atteindrez-vous jamais l’âge de raison ?

JEUNES GENS. — Non, nous ne l’atteindrons jamais, même en vieillissant.

CHANDRA. — Quand nous rencontrerons l’âge de raison, nous lui tondrons la tête ; nous le mettrons sur un âne et nous l’enverrons de l’autre côté de la rivière.

JEUNES GENS. — Oh ! Vous pouvez vous éviter de le tondre, car il est chauve.

(Les jeunes gens chantent.)

Nos cheveux à nous jamais ne deviendront gris.

Jamais.

Pour nous il n’y a pas de blanc dans le monde.

Ni de trou sur la route.

Nous suivons peut-être une illusion.

Mais jamais elle ne nous trahira.

Jamais.

(Le Maître chante.)

Nos cheveux jamais ne deviendront gris.

Jamais.

Jamais nous ne douterons du monde et jamais nous ne fermerons les yeux pour méditer.

Jamais nous n’irons en tâtonnant dans le labyrinthe de notre esprit.

Nous nous laisserons porter par le flot des choses, des montagnes à la mer.

Jamais nous ne nous perdrons dans le sable du désert.

Jamais.

JEUNES GENS. — Il paraît que Dada va aller un de ces jours rendre visite au Vieil Homme pour recevoir ses leçons.

MAITRE. — Quel Vieil Homme ?

JEUNES GENS. — Le Vieil Homme de la lignée d’Adam ; il habite une caverne et ne pense pas du tout à mourir.

MAITRE. — Comment le connaissez-vous ?

JEUNES GENS. — Ah ! Tout le monde parle de lui, les livres aussi.

MAITRE. — A quoi ressemble-t-il ?

JEUNES GENS. — Certains disent qu’il est blanc comme le crâne d’un homme mort. Et d’autres disent qu’il est noir comme l’orbite de l’œil d’un squelette. Mais n’as-tu jamais rien appris sur lui, Maître ?

MAITRE. — Je ne crois pas du tout à son existence.

Eh bien ! ceci va à l’encontre de l’opinion courante. Ce vieil homme est plus existant que tout le reste. Il vit au sein de la création.

JEUNES GENS. — A entendre notre Docteur, c’est nous qui n’existons pas. Nous ne sommes pas certains d’être ou de n’être pas.

CHANDRA. — Nous ? Oh ! nous sommes d’une trop nouvelle frappe. Nous n’avons pas encore reçu nos lettres de créance pour prouver notre existence.

MAITRE. — Vous êtes-vous donc mis en relation avec les Docteurs ?

JEUNES GENS. — Pourquoi cette question ? Quel mal y a-t-il à cela, Maître ?

MAITRE. — Auprès d’eux vous deviendrez pâles comme les brouillards blancs de l’automne. La couleur même du sang disparaîtra de votre cerveau. J’ai une idée.

JEUNES GENS. — Laquelle, Maître ? laquelle !

MAITRE. — Vous cherchez un sujet de comédie.

JEUNES GENS. — Oui, oui, nous le cherchons furieusement, nous y songeons avec une telle violence que des gens sont accourus à la cour du Roi, pour porter plainte contre nous.

MAITRE. — Eh bien ! Je puis vous donner l’idée d’une comédie qui sera nouvelle.

JEUNES GENS. — Laquelle ? Laquelle ? Dis-nous.

MAITRE. — Allez capturer le Vieil Homme.

JEUNES GENS. — Ceci n’est sûrement pas banal ; mais il ne nous semble pas que ce soit une comédie.

MAITRE. — Je suis sûr que vous ne serez pas capables de le faire.

JEUNES GENS. — Pas capables ? Bien sûr que si.

MAITRE. — Non, jamais.

JEUNES GENS. — Eh bien ! Suppose que nous le capturions. Que nous donnerais-tu ?

MAITRE. — Je vous accepterais comme précepteurs.

JEUNES GENS. — Précepteurs ? Tu veux donc nous rendre grisonnants, froids et vieux avant l’âge ?

MAITRE. — Alors que voulez-vous que Je fasse ?

JEUNES GENS. — Si nous capturons le Vieil Homme, tu ne seras plus notre Maître.

MAITRE. — Ce sera un grand soulagement pour moi ! Vous avez déjà fait se disjoindre tous mes os. C’est très bien décidé ainsi.

JEUNES GENS. — Oui, c’est décidé.

Nous te l’amènerons par la prochaine lune du Printemps.

Mais que ferons-nous de lui ?

MAITRE. — Vous le ferez jouer dans votre fête du printemps.

JEUNES GENS. — Oh ! Non, ce serait outrager le Printemps. Toutes les fleurs du Mango tourneraient en graines ; tous les coucous deviendraient des hiboux.

Et les abeilles iraient çà et là réciter des vers en sanscrit et fredonner dans l’air des m’s et des n’s.

MAITRE. — Et votre crâne deviendrait si lourd de sagesse qu’il vous serait difficile de tenir sur vos pieds.

JEUNES GENS. — Quelle horreur !

MAITRE. — Et vous auriez des rhumatismes dans toutes vos jointures.

JEUNES GENS. — Quelle horreur !

MAITRE. — Et vous deviendriez vous-mêmes vos frères aînés : vous vous tireriez vos propres oreilles pour vous assagir.

JEUNES GENS. — Quelle horreur !

MAITRE. — Et…

JEUNES GENS. — Ne continue pas. Nous sommes déjà découragés ; nous ne voulons plus jouer à capturer le Vieil Homme. Nous remettrons ce jeu aux jours froids. Durant le Printemps ta compagnie nous suffit.

MAITRE. — Ah ! Je comprends ! Vous avez déjà le frisson du Vieil Homme dans les os.

JEUNES GENS. — Pourquoi ? A quels symptômes !…

MAITRE. — Vous n’avez pas d’enthousiasme, vous reculez juste au moment de partir. Pourquoi n’essayez-vous pas ?

JEUNES GENS. — Bien, c’est entendu, en route !

Allons capturer le Vieil Homme. Là où nous le trouverons, nous l’arracherons comme un cheveu gris.

MAITRE. — Mais le Vieil Homme est passé maître dans l’art d’arracher ; sa meilleure arme est la pioche.

JEUNES GENS. — Vous n’avez pas besoin de nous effrayer ainsi ; au moment de tenter une aventure, nous devons laisser derrière nous toutes les peurs, tous les quatrains, tous les Docteurs et tous les grimoires.

(Ils chantent.)

Nous voici partis ;

Et nous ne craignons pas le voleur, le Vieil Homme.

Notre chemin est droit, il est large.

Notre fardeau est léger car notre poche est vide.

Qui pourrait nous voler notre folie ?

Peu nous importe le repos, le confort, les louanges ou les succès.

Nous dansons en mesure en suivant les hauts et les bas de la fortune.

Gagnant ou perdant nous jouons notre jeu.

Et nous ne craignons pas le Voleur.

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