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Le cycle du printemps

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ACTE DEUXIÈME

PRÉLUDE DE CHANT

Les hérauts du printemps s’efforcent d’arracher à l’hiver sa vieille défroque.

La scène principale s’éclaire et laisse voir le vieillard Hiver taquiné par des garçons et des filles représentant les hérauts du printemps.

CHANSON DES HERAUTS DU PRINTEMPS

Nous cherchons nos compagnons de jeu, les éveillant avant le jour, dans tous les coins de la forêt.

Nous les appelons avec le chant des oiseaux ; nous leur faisons signe avec le balancement des branches.

Nous déployons pour eux tous nos charmes dans la splendeur des nuages.

Nous rions de la mort solennelle pour qu’elle se joigne à notre rire.

Nous déchirons la bourse du temps, et lui reprenons son butin ;

Tu nous donneras ton cœur, ô hiver.

Il brillera dans les feuilles tremblantes, et en fleurs se brisera.

CHANT DE L’HIVER

Laissez-moi, laissez-moi m’en aller.

Je fais voile pour les glaces du Nord ;

Pour la paix des rivages gelés.

Votre rire n’est pas de circonstance, mes amis : vous changez mes chants d’adieu en chanson de bienvenue à l’adresse du nouvel arrivant, mais le cœur de toutes choses me retient à ma place dans la ronde éternelle.

CHANT DES HÉRAUTS DU PRINTEMPS

Nous sommes les espions de la vie, partout placés en embuscade. Nous sommes prêts à te voler les dernières réserves de tes heures fanées, pour que le vent les disperse à sa fantaisie. Nous t’attacherons avec des chaînes de fleurs là où le printemps garde ses captifs. Car nous savons que tu portes, cachés sous tes vieilles guenilles grises, tous les joyaux de la jeunesse.

Il est midi : l’arrière-scène s’assombrit. Une bande de jeunes gens entrent sur la scène principale. Aucun changement de décor n’est nécessaire. L’imagination des auditeurs y suppléera.

LES JEUNES GENS. — Passeur ! Passeur ! Ouvre ta porte.

LE PASSEUR. — Que voulez-vous ?

Nous voulons le vieil homme.

LE PASSEUR. — Quel vieil homme ?

Pas quel vieil homme. Nous voulons : Le Vieil Homme.

LE PASSEUR. — Qui est-il ?

Le vrai, l’original vieil Homme.

LE PASSEUR. — Ah ! Je comprends. Pourquoi le voulez-vous ?

Pour notre fête du Printemps.

LE PASSEUR. — Pour votre fête du Printemps ? Êtes-vous devenus fous ?

Nous ne le devenons pas. Nous l’avons été depuis le commencement et nous continuerons à l’être jusqu’à la fin.

(Ils chantent.)

Au milieu de nous un musicien invisible joue de la flûte.

Sa musique nous rend fous ; nous dansons.

Le vent de Mars, saisi de frénésie, court et roule et se balance dans le tumulte des branches.

Le soleil et les étoiles sont entraînés dans le tourbillon de nos transports.

A présent Passeur donne-nous des nouvelles du Vieil Homme ?

Tu amarres ton bateau tantôt à une rive, tantôt à l’autre : tu dois savoir où…

LE PASSEUR. — Je m’occupe seulement du passage ; mais qui passe et pourquoi je ne m’en informe pas. Mon but est une berge et non une maison.

Bon, allons et cherchons autrement.

(Ils chantent.)

Un joueur de flûte invisible joue au milieu de nous.

Ah ! quel son tumultueux au rythme duquel dansent les Océans et dansent aussi nos cœurs palpitants. Frères jetons au loin tous nos soucis, toutes nos angoisses ; ne nous inquiétons pas de la route : le chemin se révélera de lui-même sous les pas dansants de notre liberté.

LE PASSEUR. — Voici le veilleur de nuit. Interrogez-le : moi, je connais le chemin, mais lui connaît les passants.

LE VEILLEUR. — Qui êtes-vous ?

Nous sommes tels que vous nous voyez. C’est là notre seul signalement.

LE VEILLEUR. — Mais que voulez-vous ?

Nous voulons le Vieil Homme.

LE VEILLEUR. — Quel Vieil Homme ?

L’éternel Vieil Homme.

LE VEILLEUR. — Quelle absurdité ! Pendant que vous le cherchez, il vous court après !

Pourquoi ?

LE VEILLEUR. — Il voudrait réchauffer son sang glacé avec le vin de votre chaude jeunesse.

Eh bien nous le recevrons chaudement. Tout ce que nous voulons c’est le voir. L’avez-vous vu ?

LE VEILLEUR. — Ma veille est de nuit. Je vois les personnes, mais je ne puis reconnaître leurs visages. D’ailleurs, faites attention que le Vieil Homme est un grand ravisseur. Et vous voulez le ravir, le Printemps vous rend fous !

Tout le monde le sait : Il ne faut pas longtemps pour découvrir que nous sommes fous.

LE VEILLEUR. — Je suis le veilleur. Les gens que je vois passer sur la route se ressemblent tous beaucoup. Aussi, quand je vois chez l’un d’eux quelque chose d’extraordinaire je le remarque d’autant mieux.

Écoutez-moi ! Tous les gens respectables du voisinage disent la même chose…

Que nous sommes des originaux ; oui, nous le sommes ; cela ne fait pas de doute.

LE VEILLEUR. — Vos paroles sont enfantines.

L’entendez-vous ?… Il dit la même chose que notre Dada.

Nous avons vécu dans l’enfantillage des âges immémoriaux. Et maintenant nous sommes devenus pour toujours de vrais enfants, et nous avons un maître qui est un parfait vétéran de l’enfance ? Il s’élance avec tant d’insouciance qu’il laisse tomber un peu de son âge à chaque pas de sa course.

LE VEILLEUR. — Et vous, qui êtes-vous ?

Nous sommes des papillons libérés des cocons de l’âge.

LE VEILLEUR. — (A part.) Ils sont fous, complètement fous.

LE PASSEUR. — Eh bien, qu’allez-vous faire à présent ?

CHANDRA. — Nous irons…

LE VEILLEUR. — Où ?

CHANDRA. — Nous ne l’avons pas encore décidé.

LE VEILLEUR. — Vous avez décidé de partir, mais vous ne savez pas où vous allez ?

CHANDRA. — Cela se décidera en route.

LE VEILLEUR. — Que voulez-vous dire ?

CHANDRA. — Cette chanson te le dira :

(Ils chantent.)

Nous allons, nous allons sans arrêt.

Nous allons tandis que les étoiles errantes brillent au ciel puis s’évanouissent.

Nous jouons le concert de la route, tandis que nos membres sèment le long du chemin la gaieté de leurs mouvements et que le manteau multicolore de notre jeunesse flotte dans l’air.

LE VEILLEUR. — Est-ce que vous avez l’habitude de répondre aux questions par des chansons ?

CHANDRA. — Oui, autrement nos réponses seraient par trop inintelligibles ?

LE VEILLEUR. — Alors vous trouvez vos chants intelligibles ?

CHANDRA. — Oui, certainement, parce qu’ils contiennent de la musique.

(Ils chantent.)

Nous allons, nous allons sans repos.

Le Monde ce Coureur aime ses camarades de route.

Son appel nous vient à travers le ciel.

Les saisons nous montrent le chemin, jonchant de fleurs notre sentier.

LE VEILLEUR. — Jamais des gens dans leur bon sens ne chantent comme cela au milieu d’une conversation.

CHANDRA. — Nous voici reconnus à nouveau. Nous ne sommes pas en effet des êtres ordinaires.

LE VEILLEUR. — N’avez-vous rien à faire ?

CHANDRA. — Non, nous sommes en vacances.

LE VEILLEUR. — Pourquoi ?

CHANDRA. — De peur de perdre notre temps.

LE VEILLEUR. — Je ne vous comprends pas très bien.

CHANDRA. — Alors il nous faut chanter encore.

LE VEILLEUR. — Non, non, c’est inutile, je n’espère pas mieux vous comprendre même si vous chantez.

CHANDRA. — Tout le monde désespère de nous comprendre.

LE VEILLEUR. — Mais comment les choses peuvent-elles aller pour vous, si vous agissez ainsi ?

CHANDRA. — Oh ! il n’y a pas besoin que les choses aillent pour nous du moment que nous allons pour nous-mêmes.

LE VEILLEUR. — Ils sont fous, complètement fous, fous furieux.

CHANDRA. — Tiens, voilà notre Dada.

LES JEUNES GENS. — Dada, pourquoi restes-tu à traîner derrière nous ?

CHANDRA. — N’en savez-vous pas la raison ? Nous sommes libres comme le vent parce qu’il n’y a rien de substantiel en nous. Mais Dada est comme un nuage de pluie au mois d’août. Il doit s’arrêter de temps en temps pour s’alléger.

DADA. — Qui êtes-vous ?

LE PASSEUR. — Je suis le passeur.

DADA. — Et, qui êtes-vous ?

LE VEILLEUR. — Je suis le veilleur.

DADA. — Je suis ravi de vous voir. Je vais vous lire quelque chose que j’ai écrit. Cela ne contient rien de frivole mais de bien importants conseils.

LE PASSEUR. — Très bien, lisez-nous votre affaire.

LE VEILLEUR. — Notre Maître avait coutume de nous dire qu’il y a beaucoup de personnes pour enseigner de bonnes choses, mais très peu pour les écouter ; car pour écouter il faut avoir l’esprit solide. Maintenant allez, Seigneur, nous écoutons.

DADA. — Je vis dans la rue un des officiers du Roi, qui traînait un marchand. Le Roi avait faussement accusé celui-ci pour avoir son argent, ceci me donna une inspiration. Vous savez que je n’écris jamais une seule ligne qui ne soit inspirée par un fait d’actualité. Vous trouveriez le modèle de mes vers dans les rues et sur les marchés.

LE PASSEUR. — Je vous en prie, Seigneur, faites-nous entendre ce que vous avez écrit.

DADA. — La canne à sucre qui s’emplit de son jus est mâchée et sucée par tous les vagabonds.

O folie humaine prends une leçon de ceci :

Les arbres qui portent des fruits sont respectés.

Vous comprenez que la canne à sucre a des ennuis simplement parce qu’elle cherche à garder son jus. Mais personne n’est assez fou pour abattre l’arbre qui librement donne des fruits.

LE VEILLEUR. — Quelle belle pensée, n’est-il pas vrai, Passeur ?

LE PASSEUR. — Oui, Veilleur, il y a là une grande leçon pour nous.

LE VEILLEUR. — Une nourriture pour mon esprit. Si seulement notre voisin le scribe était ici ! Je voudrais lui faire écrire tout ceci.

Envoyez donc dire aux gens d’alentour de s’assembler sur la Place.

CHANDRA. — Mais, Passeur, tu nous as promis de venir avec nous. Si Dada commence à réciter tous ses quatrains, il y aura…

LE PASSEUR. — Passez votre chemin. Nous ne voulons pas de votre folie ici. Nous avons eu la chance de rencontrer notre maître. Nous profitons de l’occasion d’entendre de bonnes paroles. Nous vieillissons tous. Nous ne savons pas quand nous mourrons.

JEUNES GENS. — Raison de plus pour cultiver notre compagnie.

CHANDRA. — Partout vous pourrez trouver un autre Dada, mais une fois que nous serons morts, jamais Dieu ne refera l’erreur de créer des êtres aussi absurdes que nous.

(Entre le Graisseur de machine.)

LE GRAISSEUR. — Holà ! Veilleur.

LE VEILLEUR. — Qui est là ? Est-ce le Graisseur ?

LE GRAISSEUR. — L’enfant que j’élevais m’a été enlevé la nuit dernière.

LE VEILLEUR. — Par qui ?

LE GRAISSEUR. — Par le Vieil Homme.

(Tous les jeunes gens ensemble.)

Le Vieil Homme ? Non, vraiment par le Vieil Homme ?

LE GRAISSEUR. — Oui, Messieurs, par le Vieil Homme. Pourquoi paraissez-vous si contents ?

JEUNES GENS. — Oh ! c’est une mauvaise habitude que nous avons. C’est sans raison que nous nous réjouissons des choses.

LE VEILLEUR. — Folie ! Folie furieuse ! — Avez-vous vu le Vieil Homme ?

LE GRAISSEUR. — Je crois l’avoir aperçu au loin la nuit dernière.

UN JEUNE HOMME. — A quoi ressemblait-il ?

LE GRAISSEUR. — Il était noir, plus noir que notre frère le Veilleur qui est ici. Noir comme la nuit, avec deux yeux sur la poitrine qui brillaient comme deux vers luisants.

JEUNE HOMME. — Ceci ne nous conviendrait pas. Ce serait gênant pour notre fête du Printemps.

CHANDRA. — Il nous faudrait alors remettre la date de notre fête, de la pleine lune à la lune rousse, car la lune rousse a une quantité d’yeux sur la face.

LE VEILLEUR. — Je vous préviens mes amis qu’en agissant ainsi vous n’agiriez pas sagement.

Nous le savons. Nous voici repérés une fois de plus, nous ne faisons jamais rien sagement ? C’est contraire à nos habitudes.

LE VEILLEUR. — Prenez-vous ceci pour un jeu ? Je vous préviens, mes amis, que vous jouez un jeu dangereux.

Dangereux ? Quelle bonne plaisanterie !

(Ils chantent.)

Nous ne sommes ni trop bons ni trop sages.

C’est là notre seul mérite.

On nous calomnie de lieux en lieux.

Et le danger nous suit à la piste.

Nous prenons grand soin d’oublier tout ce que l’on nous a appris ;

Nous ne parlons pas comme les livres.

Nous nous attirons ainsi des ennuis, et le mépris des savants.

LE VEILLEUR. — Ah ! Seigneurs. Vous avez parlé d’un maître ; où est-il ? Peut-être vous aurait-il remis dans la bonne voie s’il avait été avec vous.

LES JEUNES GENS. — Jamais il ne reste avec nous, à moins d’avoir à nous maintenir dans le droit chemin. Il nous donne l’élan ; puis il disparaît.

LE VEILLEUR. — Quelle triste façon de vous guider !

CHANDRA. — Il ne s’occupe pas de nous guider, et c’est pourquoi nous le reconnaissons pour notre maître.

LE VEILLEUR. — Il a une tâche bien facile.

CHANDRA. — Il n’est pas facile de conduire les hommes, mais il est assez facile de les encourager.

(Ils chantent.)

Nous ne sommes ni très bons ni très sages, c’est là notre seul mérite ;

Nous sommes nés dans un moment de malchance.

Quand l’étoile de la sagesse était le plus assombrie.

Nous n’espérons rien de nos randonnées ;

Nous allons de l’avant, parce qu’il le faut.

Viens Dada, partons.

LE VEILLEUR. — Non, non, Seigneur, je vous en prie, qu’il ne vous arrive pas malheur en leur compagnie.

LE PASSEUR. — Seigneur lisez-nous vos vers. Nos voisins vont être ici bientôt. Ils en tireront grand profit.

DADA. — Je ne m’en irai pas d’ici.

LES JEUNES GENS. — Alors partons. Les hommes de la rue ne peuvent nous souffrir, parce que nous les étourdissons. Nous écoutons, nous, le bourdonnement des abeilles humaines : ils goûtent, eux, le miel des quatrains de Dada.

(Jeunes garçons criant tous ensemble :)

« Les voilà ! les voilà ! »

(Entre une troupe de villageois.)

UN DES VILLAGEOIS. — Est-il vrai qu’il va y avoir une conférence ?

Qui êtes-vous ? Est-ce l’un de vous qui va lire ?

LES JEUNES GENS. — Non, nous commettons toutes sortes d’atrocités, mais pas celle-là. Ce seul mérite nous apportera le salut.

PREMIER VILLAGEOIS. — Que disent-ils ? Ils semblent parler en énigmes.

CHANDRA. — Nous parlons de choses que nous comprenons parfaitement ; pour vous ce sont des énigmes ; Dada vous répète des choses que vous comprenez fort bien et qui vous semblent être l’essence de la Sagesse.

(Entrent des jeunes garçons.)

UN GARÇON. — Je n’ai pu l’attraper.

LES JEUNES GENS. — Qui ?

LE GARÇON. — Le Vieil Homme que vous cherchez.

L’avez-vous vu ?

LE GARÇON. — Oui. Je crois l’avoir vu passer dans un char.

Où ? Dans quelle direction ?

LE GARÇON. — Je ne puis vous le dire exactement. La poussière soulevée par les roues du char tourbillonne encore dans l’air.

Alors partons.

Il a rempli le ciel de feuilles mortes.

(Ils sortent.)

LE VEILLEUR. — Ils sont fous ! complètement fous ! effroyablement fous !

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