Le dernier des mohicans: Le roman de Bas-de-cuir
The Project Gutenberg eBook of Le dernier des mohicans: Le roman de Bas-de-cuir
Title: Le dernier des mohicans: Le roman de Bas-de-cuir
Author: James Fenimore Cooper
Translator: A.-J.-B. Defauconpret
Release date: July 7, 2005 [eBook #16236]
Most recently updated: December 11, 2020
Language: French
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James Fenimore Cooper
LE DERNIER DES MOHICANS
Le roman de Bas-de-cuir
(1826) Traduction par A. J. B. Defauconpret
Table des matières
Introduction de la nouvelle édition du Dernier des Mohicans
Préface de la première édition
LE DERNIER DES MOHICANS
Chapitre premier
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX
Chapitre X
Chapitre XI
Chapitre XII
Chapitre XIII
Chapitre XIV
Chapitre XV
Chapitre XVI
Chapitre XVII
Chapitre XVIII
Chapitre IXX
Chapitre XX
Chapitre XXI
Chapitre XXII
Chapitre XXIII
Chapitre XXIV
Chapitre XXV
Chapitre XXVI
Chapitre XXVII
Chapitre XXVIII
Chapitre XXIX
Chapitre XXX
Chapitre XXXI
Chapitre XXXII
Chapitre XXXIII
Introduction de la nouvelle édition du Dernier des Mohicans
L'auteur avait pensé jusqu'ici, que la scène où se passe l'action de cet ouvrage, et les différents détails nécessaires pour comprendre les allusions qui y ont rapport, sont suffisamment expliqués au lecteur dans le texte lui-même, ou dans les notes qui le suivent. Cependant, il existe tant d'obscurité dans les traditions indiennes, et tant de confusion dans les noms indiens, que de nouvelles explications seront peut-être utiles.
Peu de caractères d'hommes présentent plus de diversité, ou, si nous osons nous exprimer ainsi, de plus grandes antithèses que ceux des premiers habitants du nord de l'Amérique. Dans la guerre, ils sont téméraires, entreprenants, rusés, sans frein, mais dévoués et remplis d'abnégation d'eux-mêmes; dans la paix, justes, généreux, hospitaliers, modestes, et en général chastes; mais vindicatifs et superstitieux. Les natifs de l'Amérique du Nord ne se distinguent pas également par ces qualités, mais elles prédominent assez parmi ces peuples remarquables pour être caractéristiques.
On croit généralement que les aborigènes de l'Amérique sont d'origine asiatique. Il existe beaucoup de faits physiques et moraux qui donnent du poids à cette opinion, quelques autres semblent prouver contre elle.
L'auteur croit que la couleur des Indiens est particulière à ce peuple. Les os de ses joues indiquent d'une manière frappante l'origine tartare, tandis que les yeux de ces deux peuples n'ont aucun rapport. Le climat peut avoir eu une grande influence sur le premier point, mais il est difficile de décider pourquoi il a produit la différence immense qui existe dans le second. L'imagination des Indiens, soit dans leur poésie, soit dans leurs discours, est orientale, et leurs compositions sont rendues plus touchantes peut-être par les bornes mêmes de leurs connaissances pratiques. Ils tirent leurs métaphores des nuages, des saisons, des oiseaux, des animaux et du règne végétal. En cela, ils ne font pas plus que toute autre race à imagination énergique, dont les images sont limitées par l'expérience; mais il est remarquable que les Indiens du nord de l'Amérique revêtent leurs idées de couleurs tout à fait orientales, et entièrement opposées à celles des Africains. Leur langage a toute la richesse et toute la plénitude sentencieuse de celui des Chinois. Il exprime une phrase en un mot, et il qualifiera la signification d'une sentence entière par une syllabe; quelquefois même il indiquera différents sens par la seule inflexion de la voix.
Des philologistes, qui ont consacré beaucoup de temps à des recherches sur ce sujet, assurent qu'il n'existe que deux ou trois idiomes parmi les nombreuses tribus occupant autrefois le pays qui compose aujourd'hui les États-Unis. Ils attribuent les difficultés que ces tribus éprouvent à se comprendre les unes les autres, à la corruption des langages primitifs, et aux dialectes qui se sont formés. L'auteur se rappelle avoir été présent à une entrevue entre deux chefs des grandes Prairies, à l'ouest du Mississipi; les guerriers paraissaient de la meilleure intelligence et causaient beaucoup ensemble en apparence; cependant, d'après le récit de l'interprète qui avait été nécessaire, chacun d'eux ne comprenait pas un mot de ce que disait l'autre. Ils appartenaient à des tribus hostiles, étaient amenés l'un vers l'autre par l'influence du gouvernement américain, et il est digne de remarque qu'une politique commune les porta à adopter le même sujet de conversation. Ils s'exhortèrent mutuellement à se secourir l'un l'autre, si les chances de la guerre les jetaient entre les mains de leurs ennemis. Quelle que soit la vérité touchant les racines et le génie des langues indiennes, il est certain qu'elles sont maintenant si distinctes dans leurs mots, qu'elles ont tous les inconvénients des langues étrangères: de là naissent les difficultés que présente l'étude de l'histoire des différentes tribus, et l'incertitude de leurs traditions.
Comme les nations d'une plus haute importance, les Indiens d'Amérique donnent sur leur propre caste des détails bien différents de ceux qu'en donnent les autres tribus. Ils sont très portés à estimer leurs perfections aux dépens de celles de leurs rivaux ou de leurs ennemis; trait qui rappellera sans doute l'histoire de la création par Moïse.
Les blancs ont beaucoup aidé à rendre les traditions des aborigènes plus obscures, par leur manie de corrompre les noms. Ainsi, le nom qui sert de titre à cet ouvrage a subi les divers changements de Mahicanni, Mohicans et Mohegans; ce dernier est communément adopté par les blancs. Lorsqu'on se rappelle que les Hollandais, qui s'établirent les premiers à New-York, les Anglais et les Français, donnèrent tous des noms aux tribus qui habitèrent le pays où se passe la scène de ce roman, et que les Indiens non seulement donnaient souvent différents noms à leurs ennemis, mais à eux-mêmes, on comprendra facilement la cause de la confusion.
Dans cet ouvrage, Lenni, Lenape, Lenope, Delawares, Wapanachki et Mohicans sont le même peuple, ou tribus de la même origine. Les Mengwe, les Maguas, les Mingoes et les Iroquois, quoique n'étant pas absolument les mêmes, sont confondus fréquemment par l'auteur de ce roman, étant réunis par une même politique, et opposés à ceux que nous venons de nommer. Mingo était un terme de reproche, ainsi que Mingwe et Magua dans un moindre degré. Oneida est le nom d'une tribu particulière et puissante de cette confédération.
Les Mohicans étaient les possesseurs du pays occupé d'abord par les Européens dans cette partie de l'Amérique. Ils furent en conséquence les premiers dépossédés, et le sort inévitable de ces peuples, qui disparaissaient devant les approches, ou, si nous pouvons nous exprimer ainsi, devant l'invasion de la civilisation, comme la verdure de leurs forêts vierges tombait devant la gelée de l'hiver, avait été déjà accompli à l'époque où commence l'action de ce roman. Il existe assez de vérité historique dans le tableau pour justifier l'usage que l'auteur en a fait.
Avant de terminer cette Introduction, il n'est peut-être pas inutile de dire un mot d'un personnage important de cette légende, et qui est aussi acteur dans deux autres ouvrages du même auteur. Représenter un individu comme batteur d'estrade[1] dans les guerres pendant lesquelles l'Angleterre et la France se disputèrent l'Amérique; comme chasseur[2] à cette époque d'activité qui succéda si rapidement à la paix de 1783; et comme un vieux Trappeur[3] dans la Prairie, lorsque la politique de la république abandonna ces immenses solitudes aux entreprises de ces êtres à demi sauvages, suspendus entre la société et les déserts, c'est fournir poétiquement un témoin de la vérité de ces changements merveilleux, qui distinguent les progrès de la nation américaine, à un degré jusqu'ici inconnu, et que pourraient attester des centaines de témoins encore vivants. En cela le roman n'a aucun mérite comme invention.
L'auteur ne dira rien de plus de ce caractère, sinon qu'il appartient à un homme naturellement bon, éloigné des tentations de la vie civilisée, bien qu'il n'ait pas entièrement oublié ses préjugés, ses leçons, transplanté parmi les habitudes de la barbarie, peut-être amélioré plutôt que gâté par ce mélange, et trahissant alternativement les faiblesses et les vertus de sa situation présente et celles de sa naissance. Un meilleur observateur des réalités de la vie lui aurait peut-être donné moins d'élévation morale, mais il eût été alors moins intéressant, et le talent d'un auteur de fictions est d'approcher de la poésie autant que ses facultés le lui permettent. Après cet aveu, il est presque inutile d'ajouter que l'histoire n'a rien à démêler avec ce personnage imaginaire. L'auteur a cru qu'il avait assez sacrifié à la vérité en conservant le langage et le caractère dramatique nécessaire à son rôle.
Le pays qui est indiqué comme étant le théâtre de l'action, a subi quelques changements depuis les événements historiques qui s'y sont passés, ainsi que la plupart des districts d'une égale étendue, dans les limites des États-Unis. Il y a des eaux à la mode et où la foule abonde, dans le même lieu où se trouve la source à laquelle OEil-de-Faucon s'arrête pour se désaltérer, et des routes traversent la forêt où il voyageait ainsi que ses amis sans rencontrer un sentier tracé. Glenn a un petit village, et tandis que William-Henry, et même une forteresse d'une date plus récente, ne se retrouvent plus que comme ruines, il y a un autre village sur les terres de l'Horican. Mais outre cela, un peuple énergique et entreprenant, qui a tant fait en d'autres lieux, a fait bien peu dans ceux-ci. L'immense terrain sur lequel eurent lieu les derniers incidents de cette légende est presque encore une solitude, quoique les Peaux-Rouges aient entièrement déserté cette partie des États-Unis. De toutes les tribus mentionnées dans ces pages, il ne reste que quelques individus à demi civilisés des Oneidas, à New-York. Le reste a disparu, soit des régions qu'habitaient leurs pères, soit de la terre entière.
Préface de la première édition[4]
Le lecteur qui commence la lecture de ces volumes dans l'espoir d'y trouver le tableau romanesque et imaginaire de ce qui n'a jamais existé, l'abandonnera sans doute lorsqu'il se verra trompé dans son attente. L'ouvrage n'est autre chose que ce qu'annonce son titre, un récit, une relation. Cependant, comme il renferme des détails qui pourraient n'être pas compris de tous les lecteurs, et surtout des lectrices qu'il pourrait trouver, en passant pour une fiction, il est de l'intérêt de l'auteur d'éclaircir ce que les allusions historiques pourraient présenter d'obscur. Et c'est pour lui un devoir d'autant plus rigoureux, qu'il a souvent fait la triste expérience que, lors même que le public ignorerait complètement les faits qui vont lui être racontés, dès l'instant que vous les soumettez à son tribunal redoutable, il se trouve individuellement et collectivement, par une espèce d'intuition inexplicable, en savoir beaucoup plus que l'auteur lui-même. Ce fait est incontestable; eh bien! cependant, qu'un écrivain se hasarde à donner à l'imagination des autres la carrière qu'il n'aurait dû donner qu'à la sienne, par une contradiction nouvelle il aura presque toujours à s'en repentir. Tout ce qui peut être expliqué doit donc l'être avec soin, au risque de mécontenter cette classe de lecteurs qui trouvent d'autant plus de plaisir à parcourir un ouvrage, qu'il leur offre plus d'énigmes à deviner ou plus de mystères à éclaircir. C'est par l'exposé préliminaire des raisons qui l'obligent dès le début à employer tant de mots inintelligibles que l'auteur commencera la tâche qu'il s'est imposée. Il ne dira rien que ne sache déjà celui qui serait le moins versé du monde dans la connaissance des antiquités indiennes.
La plus grande difficulté contre laquelle ait à lutter quiconque veut étudier l'histoire des sauvages indiens, c'est la confusion qui règne dans les noms. Si l'on réfléchit que les Hollandais, les Anglais et les Français, en leur qualité de conquérants, se sont permis tour à tour de grandes libertés sous ce rapport; que les naturels eux-mêmes parlent non seulement différentes langues, et même les dialectes de ces mêmes langues, mais qu'ils aiment en outre à multiplier les dénominations, cette confusion causera moins de surprise que de regret; elle pourra servir d'excuse pour ce qui paraîtrait obscur dans cet ouvrage, quels que soient d'ailleurs les autres défauts qu'on puisse lui reprocher.
Les Européens trouvèrent cette région immense qui s'étend entre le Penobscot et le Potomac, l'Océan atlantique et le Mississipi, en la possession d'un peuple qui n'avait qu'une seule et même origine. Il est possible que sur un ou deux points les limites de ce vaste territoire aient été étendues ou restreintes par les nations environnantes; mais telles en étaient du moins les bornes naturelles et ordinaires. Ce peuple avait le nom générique de Wapanachki, mais il affectionnait celui de Lenni Lenape, qu'il s'était donné, et qui signifie «un peuple sans mélange». L'auteur avoue franchement que ses connaissances ne vont pas jusqu'à pouvoir énumérer les communautés ou tribus dans lesquelles cette race d'hommes s'est subdivisée. Chaque tribu avait son nom, ses chefs, son territoire particulier pour la chasse, et même son dialecte. Comme les princes féodaux de l'ancien monde, ces peuples se battaient entre eux, et exerçaient la plupart des privilèges de la souveraineté; mais ils n'en reconnaissaient pas moins une origine commune, leur langue était la même, ainsi que les traditions qui se transmettaient avec une fidélité surprenante. Une branche de ce peuple nombreux occupait les bords d'un beau fleuve connu sous le nom de «Lenapewihittuck». C'était là que d'un consentement unanime était établie «la Maison Longue» ou «le Feu du Grand Conseil» de la nation.
La tribu possédant la contrée qui forme à présent la partie sud- ouest de la Nouvelle-Angleterre, et cette portion de New-York qui est à l'est de la baie d'Hudson, ainsi qu'une grande étendue de pays qui se prolongeait encore plus vers le sud, était un peuple puissant appelé «les Mohicanni», ou plus ordinairement «les Mohicans». C'est de ce dernier mot que les Anglais ont fait depuis, par corruption, «Mohegans».
Les Mohicans étaient encore subdivisés en peuplades. Collectivement, ils le disputaient, sous le rapport de l'antiquité, même à leurs voisins qui possédaient «la Maison Longue»; mais on leur accordait sans contestation d'être «le fils aîné de leur grand-père». Cette portion des propriétaires primitifs du sol fut la première dépossédée par les blancs. Le petit nombre qui en reste encore s'est dispersé parmi les autres tribus, et il ne leur reste de leur grandeur et de leur puissance que de tristes souvenirs.
La tribu qui gardait l'enceinte sacrée de la maison du conseil fut distinguée pendant longtemps par le titre flatteur de Lenape; mais lorsque les Anglais eurent changé le nom du fleuve en celui de «Delaware», ce nouveau nom devint insensiblement celui des habitants. En général ils montrent beaucoup de délicatesse et de discernement dans l'emploi des dénominations. Des nuances expressives donnent plus de clarté à leurs idées, et communiquent souvent une grande énergie à leurs discours.
Dans un espace de plusieurs centaines de milles, le long des frontières septentrionales de la tribu des Lenapes, habitait un autre peuple qui offrait les mêmes subdivisions, la même origine, le même langage, et que ses voisins appelaient Mengwe. Ces sauvages du nord étaient d'abord moins puissants et moins unis entre eux que les Lenapes. Afin de remédier à ce désavantage, cinq de leurs tribus les plus nombreuses et les plus guerrières qui se trouvaient le plus près de la maison du conseil de leurs ennemis se liguèrent ensemble pour se défendre mutuellement; et ce sont, par le fait, les plus anciennes Républiques Unies dont l'histoire de l'Amérique septentrionale offre quelque trace. Ces tribus étaient les Mohawks, les Oneidas, les Cenecas, les Cayugas et les Onondagas. Par la suite, une tribu vagabonde de la même race, qui s'était avancée près du soleil, vint se joindre à eux, et fut admise à participer à tous les privilèges politiques. Cette tribu (les Tuscaroras) augmenta tellement leur nombre, que les Anglais changèrent le nom qu'ils avaient donné à la confédération, et ils ne les appelèrent plus les Cinq, mais les six Nations. On verra dans le cours de cette relation que le mot nation s'applique tantôt à une tribu et tantôt au peuple entier, dans son acception la plus étendue. Les Mengwes étaient souvent appelés par les Indiens leurs voisins Maquas, et souvent même, par forme de dérision, Mingos. Les Français leur donnèrent le nom d'Iroquois, par corruption sans doute de quelqu'une des dénominations qu'ils prenaient.
Une tradition authentique a conservé le détail des moyens peu honorables que les Hollandais d'un côté, et les Mengwes de l'autre, employèrent pour déterminer les Lenapes à déposer les armes, à confier entièrement aux derniers le soin de leur défense, en un mot à n'être plus, dans le langage figuré des naturels, que des femmes. Si la politique suivie par les Hollandais était peu généreuse, elle était du moins sans danger. C'est de ce moment que date la chute de la plus grande et de la plus civilisée des nations indiennes qui occupaient l'emplacement actuel des États- Unis. Dépouillés par les blancs, opprimés et massacrés par les sauvages, ces malheureux continuèrent encore quelque temps à errer autour de leur maison du conseil, puis, se séparant par bandes, ils allèrent se réfugier dans les vastes solitudes qui se prolongent à l'occident. Semblable à la clarté de la lampe qui s'éteint, leur gloire ne brilla jamais avec plus d'éclat qu'au moment où ils allaient être anéantis.
On pourrait donner encore d'autres détails sur ce peuple intéressant, surtout sur la partie la plus récente de son histoire; mais l'auteur ne les croit pas nécessaires au plan de cet ouvrage. La mort du pieux et vénérable Heckewelder[5] est sous ce rapport une perte qui ne sera peut-être jamais réparée. Il avait fait une étude particulière de ce peuple; longtemps il prit sa défense avec autant de zèle que d'ardeur, non moins pour venger sa gloire que pour améliorer sa condition morale.
Après cette courte Introduction, l'auteur livre son ouvrage au lecteur. Cependant la justice ou du moins la franchise exige de lui qu'il recommande à toutes les jeunes personnes dont les idées sont ordinairement resserrées entre les quatre murs d'un salon, à tous les célibataires d'un certain âge qui sont sujets à l'influence du temps, enfin à tous les membres du clergé, si ces volumes leur tombent par hasard entre les mains, de ne pas en entreprendre la lecture. Il donne cet avis aux jeunes personnes qu'il vient de désigner, parce qu'après avoir lu l'ouvrage elles le déclareraient inconvenant; aux célibataires, parce qu'il pourrait troubler leur sommeil; aux membres du clergé, parce qu'ils peuvent mieux employer leur temps.
LE DERNIER DES MOHICANS
HISTOIRE DE MIL SEPT CENT CINQUANTE-SEPT
Ne soyez pas choqués de la couleur de mon teint; c'est la livrée un peu foncée de ce soleil brûlant près duquel j'ai pris naissance.
Shakespeare. Le Marchand de Venise, acte II, scène I.
Chapitre premier
Mon oreille est ouverte. Mon coeur est préparé; quelque perte que tu puisses me révéler, c'est une perte mondaine; parle, mon royaume est-il perdu?
Shakespeare.
C'était un des caractères particuliers des guerres qui ont eu lieu dans les colonies de l'Amérique septentrionale, qu'il fallait braver les fatigues et les dangers des déserts avant de pouvoir livrer bataille à l'ennemi qu'on cherchait. Une large ceinture de forêts, en apparence impénétrables, séparait les possessions des provinces hostiles de la France et de l'Angleterre. Le colon endurci aux travaux et l'Européen discipliné qui combattait sous la même bannière, passaient quelquefois des mois entiers à lutter contre les torrents, et à se frayer un passage entre les gorges des montagnes, en cherchant l'occasion de donner des preuves plus directes de leur intrépidité. Mais, émules des guerriers naturels du pays dans leur patience, et apprenant d'eux à se soumettre aux privations, ils venaient à bout de surmonter toutes les difficultés; on pouvait croire qu'avec le temps il ne resterait pas dans le bois une retraite assez obscure, une solitude assez retirée pour offrir un abri contre les incursions de ceux qui prodiguaient leur sang pour assouvir leur vengeance, ou pour soutenir la politique froide et égoïste des monarques éloignés de l'Europe.
Sur toute la vaste étendue de ces frontières il n'existait peut- être aucun district qui pût fournir un tableau plus vrai de l'acharnement et de la cruauté des guerres sauvages de cette époque, que le pays situé entre les sources de l'Hudson et les lacs adjacents.
Les facilités que la nature y offrait à la marche des combattants étaient trop évidentes pour être négligées. La nappe allongée du lac Champlain s'étendait des frontières du Canada jusque sur les confins de la province voisine de New-York, et formait un passage naturel dans la moitié de la distance dont les Français avaient besoin d'être maîtres pour pouvoir frapper leurs ennemis. En se terminant du côté du sud, le Champlain recevait les tributs d'un autre lac, dont l'eau était si limpide que les missionnaires jésuites l'avaient choisie exclusivement pour accomplir les rites purificateurs du baptême, et il avait obtenu pour cette raison le titre de lac du Saint-Sacrement. Les Anglais, moins dévots, croyaient faire assez d'honneur à ces eaux pures en leur donnant le nom du monarque qui régnait alors sur eux, le second des princes de la maison de Hanovre. Les deux nations se réunissaient ainsi pour dépouiller les possesseurs sauvages des bois de ses rives, du droit de perpétuer son nom primitif de lac Horican[6].
Baignant de ses eaux des îles sans nombre, et entouré de montagnes, le «saint Lac» s'étendait à douze lieues vers le sud. Sur la plaine élevée qui s'opposait alors au progrès ultérieur des eaux, commençait un portage d'environ douze milles qui conduisait sur les bords de l'Hudson, à un endroit où, sauf les obstacles ordinaires des cataractes, la rivière devenait navigable.
Tandis qu'en poursuivant leurs plans audacieux d'agression et d'entreprise, l'esprit infatigable des Français cherchait même à se frayer un passage par les gorges lointaines et presque impraticables de l'Alleghany, on peut bien croire qu'ils n'oublièrent point les avantages naturels qu'offrait le pays que nous venons de décrire. Il devint de fait l'arène sanglante dans laquelle se livrèrent la plupart des batailles qui avaient pour but de décider de la souveraineté sur les colonies. Des forts furent construits sur les différents points qui commandaient les endroits où le passage était le plus facile, et ils furent pris, repris, rasés et reconstruits, suivant les caprices de la victoire ou les circonstances. Le cultivateur, s'écartant de ce local dangereux, reculait jusque dans l'enceinte des établissements plus anciens; et des armées plus nombreuses que celles qui avaient souvent disposé de la couronne dans leurs mères-patries s'ensevelissaient dans ces forêts, dont on ne voyait jamais revenir les soldats qu'épuisés de fatigue ou découragés par leurs défaites, semblables enfin à des fantômes sortis du tombeau.
Quoique les arts de la paix fussent inconnus dans cette fatale région, les forêts étaient animées par la présence de l'homme. Les vallons et les clairières retentissaient des sons d'une musique martiale, et les échos des montagnes répétaient les cris de joie d'une jeunesse vaillante et inconsidérée, qui les gravissait, fière de sa force et de sa gaieté, pour s'endormir bientôt dans une longue nuit d'oubli.
Ce fut sur cette scène d'une lutte sanglante que se passèrent les événements que nous allons essayer de rapporter, pendant la troisième année de la dernière guerre que se firent la France et la Grande-Bretagne, pour se disputer la possession d'un pays qui heureusement était destiné à n'appartenir un jour ni à l'une ni à l'autre.
L'incapacité de ses chefs militaires, et une fatale absence d'énergie dans ses conseils à l'intérieur, avaient fait déchoir la Grande-Bretagne de cette élévation à laquelle l'avaient portée l'esprit entreprenant et les talents de ses anciens guerriers et hommes d'État. Elle n'était plus redoutée par ses ennemis, et ceux qui la servaient perdaient rapidement cette confiance salutaire d'où naît le respect de soi-même. Sans avoir contribué à amener cet état de faiblesse, et quoique trop méprisés pour avoir été les instruments de ses fautes, les colons supportaient naturellement leur part de cet abaissement mortifiant. Tout récemment ils avaient vu une armée d'élite, arrivée de cette contrée, qu'ils respectaient comme leur mère-patrie, et qu'ils avaient regardée comme invincible; une armée conduite par un chef que ses rares talents militaires avaient fait choisir parmi une foule de guerriers expérimentés, honteusement mise en déroute par une poignée de Français et d'Indiens, et n'ayant évité une destruction totale que par le sang-froid et le courage d'un jeune Virginien[7] dont la renommée, grandissant avec les années, s'est répandue depuis jusqu'aux pays les plus lointains de la chrétienté avec l'heureuse influence qu'exerce la vertu[8].
Ce désastre inattendu avait laissé à découvert une vaste étendue de frontières, et des maux plus réels étaient précédés par l'attente de mille dangers imaginaires. Les colons alarmés croyaient entendre les hurlements des sauvages se mêler à chaque bouffée de vent qui sortait en sifflant des immenses forêts de l'ouest. Le caractère effrayant de ces ennemis sans pitié augmentait au delà de tout ce qu'on pourrait dire les horreurs naturelles de la guerre. Des exemples sans nombre de massacres récents étaient encore vivement gravés dans leur souvenir; et dans toutes les provinces il n'était personne qui n'eût écouté avec avidité la relation épouvantable de quelque meurtre commis pendant les ténèbres, et dont les habitants des forêts étaient les principaux et les barbares acteurs. Tandis que le voyageur crédule et exalté racontait les chances hasardeuses qu'offraient les déserts, le sang des hommes timides se glaçait de terreur, et les mères jetaient un regard d'inquiétude sur les enfants qui sommeillaient en sûreté, même dans les plus grandes villes. En un mot, la crainte, qui grossit tous les objets, commença à l'emporter sur les calculs de la raison et sur le courage. Les coeurs les plus hardis commencèrent à croire que l'événement de la lutte était incertain, et l'on voyait s'augmenter tous les jours le nombre de cette classe abjecte qui croyait déjà voir toutes les possessions de la couronne d'Angleterre en Amérique au pouvoir de ses ennemis chrétiens, ou dévastées par les incursions de leurs sauvages alliés.
Quand donc on apprit au fort qui couvrait la fin du portage situé entre l'Hudson et les lacs, qu'on avait vu Montcalm remonter le Champlain avec une armée aussi nombreuse que les feuilles des arbres des forêts, on ne douta nullement que ce rapport ne fût vrai, et on l'écouta plutôt avec cette lâche consternation de gens cultivant les arts de la paix, qu'avec la joie tranquille qu'éprouve un guerrier en apprenant que l'ennemi se trouve à portée de ses coups.
Cette nouvelle avait été apportée vers la fin d'un jour d'été par un courrier indien chargé aussi d'un message de Munro, commandant le fort situé sur les bords du Saint-Lac, qui demandait qu'on lui envoyât un renfort considérable, sans perdre un instant. On a déjà dit que l'intervalle qui séparait les deux postes n'était pas tout à fait de cinq lieues. Le chemin, ou plutôt le sentier qui communiquait de l'un à l'autre, avait été élargi pour que les chariots pussent y passer, de sorte que la distance que l'enfant de la forêt venait de parcourir en deux heures de temps, pouvait aisément être franchie par un détachement de troupes avec munitions et bagages, entre le lever et le coucher du soleil d'été.
Les fidèles serviteurs de la couronne d'Angleterre avaient nommé l'une de ces citadelles des forêts William-Henry, et l'autre Édouard, noms des deux princes de la famille régnante. Le vétéran écossais que nous venons de nommer avait la garde du premier avec un régiment de troupes provinciales, réellement beaucoup trop faibles pour faire face à l'armée formidable que Montcalm conduisait vers ses fortifications de terre; mais le second fort était commandé par le général Webb, qui avait sous ses ordres les armées du roi dans les provinces du nord, et sa garnison était de cinq mille hommes. En réunissant les divers détachements qui étaient à sa disposition, cet officier pouvait ranger en bataille une force d'environ le double de ce nombre contre l'entreprenant Français, qui s'était hasardé si imprudemment loin de ses renforts.
Mais, dominés par le sentiment de leur dégradation, les officiers et les soldats parurent plus disposés à attendre dans leurs murailles l'arrivée de leur ennemi qu'à s'opposer à ses progrès en imitant l'exemple que les Français leur avaient donné, au fort Duquesne, en attaquant l'avant-garde anglaise, audace que la fortune avait couronnée.
Lorsqu'on fut un peu revenu de la première surprise occasionnée par cette nouvelle, le bruit se répandit dans toute la ligne du camp retranché qui s'étendait le long des rives de l'Hudson, et qui formait une chaîne de défense extérieure pour le fort, qu'un détachement de quinze cents hommes de troupes d'élite devait se mettre en marche au point du jour pour William-Henry, fort situé à l'extrémité septentrionale du portage. Ce qui d'abord n'était qu'un bruit devint bientôt une certitude, car des ordres arrivèrent du quartier général du commandant en chef, pour enjoindre aux corps qu'il avait choisis pour ce service, de se préparer promptement à partir.
Il ne resta donc plus aucun doute sur les intentions de Webb, et pendant une heure ou deux, on ne vit que des figures inquiètes et des soldats courant çà et là avec précipitation. Les novices dans l'art militaire[9] allaient et venaient d'un endroit à l'autre, et retardaient leurs préparatifs de départ par un empressement dans lequel il entrait autant de mécontentement que d'ardeur. Le vétéran, plus expérimenté, se disposait au départ avec ce sang- froid qui dédaigne toute apparence de précipitation; quoique ses traits annonçassent le calme, son oeil inquiet laissait assez voir qu'il n'avait pas un goût bien prononcé pour cette guerre redoutée des forêts, dont il n'était encore qu'à l'apprentissage.
Enfin le soleil se coucha parmi des flots de lumière derrière les montagnes lointaines situées à l'occident, et lorsque l'obscurité étendit son voile sur la terre en cet endroit retiré, le bruit des préparatifs de départ diminua peu à peu. La dernière lumière s'éteignit enfin sous la tente de quelque officier; les arbres jetèrent des ombres plus épaisses sur les fortifications et sur la rivière, et il s'établit dans tout le camp un silence aussi profond que celui qui régnait dans la vaste forêt.
Suivant les ordres donnés la soirée précédente, le sommeil de l'armée fut interrompu par le roulement du tambour, que les échos répétèrent, et dont l'air humide du matin porta le bruit de toutes parts jusque dans la forêt, à l'instant où le premier rayon du jour commençait à dessiner la verdure sombre et les formes irrégulières de quelques grands pins du voisinage sur l'azur plus pur de l'horizon oriental. En un instant tout le camp fut en mouvement, jusqu'au dernier soldat; chacun voulait être témoin du départ de ses camarades, des incidents qui pourraient l'accompagner, et jouir d'un moment d'enthousiasme.
Le détachement choisi fut bientôt en ordre de marche. Les soldats réguliers et soudoyés de la couronne prirent avec fierté la droite de la ligne, tandis que les colons, plus humbles, se rangeaient sur la gauche avec une docilité qu'une longue habitude leur avait rendue facile. Les éclaireurs partirent; une forte garde précéda et suivit les lourdes voitures qui portaient le bagage; et dès le point du jour le corps principal des combattants se forma en colonne, et partit du camp avec une apparence de fierté militaire qui servit à assoupir les appréhensions de plus d'un novice qui allait faire ses premières armes. Tant qu'ils furent en vue de leurs camarades, on les vit conserver le même ordre et la même tenue. Enfin le son de leurs fifres s'éloigna peu à peu, et la forêt sembla avoir englouti la masse vivante qui venait d'entrer dans son sein.
La brise avait cessé d'apporter aux oreilles des soldats restés dans le camp le bruit de la marche de la colonne invisible qui s'éloignait; le dernier des traîneurs avait déjà disparu à leurs yeux; mais on voyait encore des signes d'un autre départ devant une cabane construite en bois, d'une grandeur peu ordinaire, et devant laquelle étaient en faction des sentinelles connues pour garder la personne du général anglais. Près de là étaient six chevaux caparaçonnés de manière à prouver que deux d'entre eux au moins étaient destinés à être montés par des femmes d'un rang qu'on n'était pas habitué à voir pénétrer si avant dans les lieux déserts de ce pays. Un troisième portait les harnais et les armes d'un officier de l'état-major. La simplicité des accoutrements des autres et les valises dont ils étaient chargés prouvaient qu'ils étaient destinés à des domestiques qui semblaient attendre déjà le bon plaisir de leurs maîtres. À quelque distance de ce spectacle extraordinaire il s'était formé plusieurs groupes de curieux et d'oisifs; les uns admirant l'ardeur et la beauté du noble cheval de bataille, les autres regardant ces préparatifs avec l'air presque stupide d'une curiosité vulgaire. Il y avait pourtant parmi eux un homme qui, par son air et ses gestes, faisait une exception marquée à ceux qui composaient cette dernière classe de spectateurs.
L'extérieur de ce personnage était défavorable au dernier point, sans offrir aucune difformité particulière. Debout, sa taille surpassait celle de ses compagnons; assis, il paraissait réduit au-dessous de la stature ordinaire de l'homme. Tous ses membres offraient le même défaut d'ensemble. Il avait la tête grosse, les épaules étroites, les bras longs, les mains petites et presque délicates, les cuisses et les jambes grêles, mais d'une longueur démesurée, et ses genoux monstrueux l'étaient moins encore que les deux pieds qui soutenaient cet étrange ensemble.
Les vêtements mal assortis de cet individu ne servaient qu'à faire ressortir encore davantage le défaut évident de ses proportions. Il avait un habit bleu de ciel, à pans larges et courts, à collet bas; il portait des culottes collantes de maroquin jaune, et nouées à la jarretière par une bouffette flétrie de rubans blancs; des bas de coton rayés, et des souliers à l'un desquels était attaché un éperon, complétaient le costume de la partie inférieure de son corps. Rien n'en était dérobé aux yeux; au contraire, il semblait s'étudier à mettre en évidence toutes ses beautés, soit par simplicité, soit par vanité. De la poche énorme d'une grande veste de soie plus qu'à demi usée et ornée d'un grand galon d'argent terni, sortait un instrument qui, vu dans une compagnie aussi martiale, aurait pu passer pour quelque engin de guerre dangereux et inconnu. Quelque petit qu'il fût, cet instrument avait excité la curiosité de la plupart des Européens qui se trouvaient dans le camp, quoique la plupart des colons le maniassent sans crainte et même avec la plus grande familiarité. Un énorme chapeau, de même forme que ceux que portaient les ecclésiastiques depuis une trentaine d'années, prêtait une sorte de dignité à une physionomie qui annonçait plus de bonté que d'intelligence, et qui avait évidemment besoin de ce secours artificiel pour soutenir la gravité de quelque fonction extraordinaire.
Tandis que les différents groupes de soldats se tenaient à quelque distance de l'endroit où l'on voyait ces nouveaux préparatifs de voyage, par respect pour l'enceinte sacrée du quartier général de Webb, le personnage que nous venons de décrire s'avança au milieu des domestiques, qui attendaient avec les chevaux, dont il faisait librement la censure et l'éloge, suivant que son jugement trouvait occasion de les louer ou de les critiquer.
— Je suis porté à croire, l'ami, dit-il d'une voix aussi remarquable par sa douceur que sa personne l'était par le défaut de ses proportions, que cet animal n'est pas né en ce pays, et qu'il vient de quelque contrée étrangère, peut-être de la petite île au delà des mers. Je puis parler de pareilles choses, sans me vanter, car j'ai vu deux ports, celui qui est situé à l'embouchure de la Tamise et qui porte le nom de la capitale de la vieille Angleterre, et celui qu'on appelle Newhaven; et j'y ai vu les capitaines de senaux et de brigantins charger leurs bâtiments d'une foule d'animaux à quatre pieds, comme dans l'arche de Noé, pour aller les vendre à la Jamaïque; mais jamais je n'ai vu un animal qui ressemblât si bien au cheval de guerre décrit dans l'Écriture:
— «Il bat la terre du pied, se réjouit en sa force, et va à la rencontre des hommes armés. Il hennit au son de la trompette; il flaire de loin la bataille, le tonnerre des capitaines, et le cri de triomphe.» — Il semblerait que la race des chevaux d'Israël s'est perpétuée jusqu'à nos jours. Ne le pensez-vous pas, l'ami?
Ne recevant aucune réponse à ce discours extraordinaire, qui à la vérité, étant prononcé d'une voix sonore quoique douce, semblait mériter quelque attention, celui qui venait d'emprunter ainsi le langage des livres saints leva les yeux sur l'être silencieux auquel il s'était adressé par hasard, et il trouva un nouveau sujet d'admiration dans l'individu sur qui tombèrent ses regards. Ils restaient fixés sur la taille droite et raide du coureur indien qui avait apporté au camp de si fâcheuses nouvelles la soirée précédente. Quoique ses traits fussent dans un état de repos complet, et qu'il semblât regarder avec une apathie stoïque la scène bruyante et animée qui se passait autour de lui, on remarquait en lui, au milieu de sa tranquillité, un air de fierté sombre fait pour attirer des yeux plus clairvoyants que ceux de l'homme qui le regardait avec un étonnement qu'il ne cherchait pas à cacher. L'habitant des forêts portait le tomahawk[10] et le couteau de sa tribu, et cependant son extérieur n'était pas tout à fait celui d'un guerrier. Au contraire, toute sa personne avait un air de négligence semblable à celle qui aurait pu être la suite d'une grande fatigue dont il n'aurait pas encore été complètement remis. Les couleurs dont les sauvages composent le tatouage de leur corps quand ils s'apprêtent à combattre, s'étaient fondues et mélangées sur des traits qui annonçaient la fierté, et leur donnaient un caractère encore plus repoussant; son oeil seul, brillant comme une étoile au milieu des nuages qui s'amoncellent dans le ciel, conservait tout son feu naturel et sauvage. Ses regards pénétrants, mais circonspects, rencontrèrent un instant ceux de l'Européen, et changèrent aussitôt de direction, soit par astuce, soit par dédain.
Il est impossible de dire quelle remarque ce court instant de communication silencieuse entre deux êtres si singuliers aurait inspirée au grand Européen, si la curiosité active de celui-ci ne se fût portée vers d'autres objets. Un mouvement général qui se fit parmi les domestiques, et le son de quelques voix douces, annoncèrent l'arrivée de celles qu'on attendait pour mettre la cavalcade en marche. L'admirateur du beau cheval de guerre fit aussitôt quelques pas en arrière pour aller rejoindre une petite jument maigre à tous crins, qui paissait un reste d'herbe fanée dans le camp. Appuyant un coude sur une couverture qui tenait lieu de selle, il s'arrêta pour voir le départ, tandis qu'un poulain achevait tranquillement son repas du matin de l'autre côté de la mère.
Un jeune homme, avec l'uniforme des troupes royales, conduisit vers leurs coursiers deux dames qui, à en juger par leur costume, se disposaient à braver les fatigues d'un voyage à travers les bois. L'une d'elles, celle qui paraissait la plus jeune, quoique toutes deux fussent encore dans leur jeunesse, laissa entrevoir son beau teint, ses cheveux blonds, ses yeux d'un bleu foncé, tandis qu'elle permettait à l'air du matin d'écarter le voile vert attaché à son chapeau de castor. Les teintes dont on voyait encore au-dessus des pins l'horizon chargé du côté de l'orient, n'étaient ni plus brillantes ni plus délicates que les couleurs de ses joues, et le beau jour qui commençait n'était pas plus attrayant que le sourire animé qu'elle accorda au jeune officier tandis qu'il l'aidait à se mettre en selle. La seconde, qui semblait obtenir une part égale des attentions du galant militaire, cachait ses charmes aux regards des soldats avec un soin qui paraissait annoncer l'expérience de quatre à cinq années de plus. On pouvait pourtant voir que toute sa personne, dont la grâce était relevée par son habit de voyage, avait plus d'embonpoint et de maturité que celle de sa compagne.
Dès qu'elles furent en selle, le jeune officier sauta lestement sur son beau cheval de bataille, et tous trois saluèrent Webb, qui, par politesse, resta à la porte de sa cabane jusqu'à ce qu'ils fussent partis. Détournant alors la tête de leurs chevaux, ils prirent l'amble, suivis de leurs domestiques, et se dirigèrent vers la sortie septentrionale du camp.
Pendant qu'elles parcouraient cette courte distance, on ne les entendit pas prononcer une parole; seulement la plus jeune des deux dames poussa une légère exclamation lorsque le coureur indien passa inopinément près d'elle pour se mettre en avant de la cavalcade sur la route militaire. Ce mouvement subit de l'Indien n'arracha pas un cri d'effroi à la seconde, mais dans sa surprise elle laissa aussi son voile se soulever, et ses traits indiquaient en même temps la pitié, l'admiration et l'horreur, tandis que ses yeux noirs suivaient tous les mouvements du sauvage. Les cheveux de cette dame étaient noirs et brillants comme le plumage du corbeau; son teint n'était pas brun, mais coloré; cependant il n'y avait rien de vulgaire ni d'outré dans cette physionomie parfaitement régulière et pleine de dignité. Elle sourit comme de pitié du moment d'oubli auquel elle s'était laissé entraîner, et en souriant, elle montra des dents d'une blancheur éclatante. Rabattant alors son voile, elle baissa la tête, et continua à marcher en silence, comme si ses pensées eussent été occupées de toute autre chose que de la scène qui l'entourait.
Chapitre II
Seule, seule! Quoi! seule?
Shakespeare.
Tandis qu'une des aimables dames dont nous venons d'esquisser le portrait, s'égarait ainsi dans ses pensées, l'autre se remit promptement de la légère alarme qui avait excité son exclamation; et souriant elle-même de sa faiblesse, elle dit sur le ton du badinage, au jeune officier qui était à son côté:
— Voit-on souvent dans les bois des apparitions de semblables spectres, Heyward? ou ce spectacle est-il un divertissement spécial qu'on a voulu nous procurer? En ce dernier cas, la reconnaissance doit nous fermer la bouche; mais, dans le premier, Cora et moi nous aurons grand besoin de recourir au courage héréditaire que nous nous vantons de posséder, même avant que nous rencontrions le redoutable Montcalm.
— Cet Indien est un coureur de notre armée, répondit le jeune officier auquel elle s'était adressée, et il peut passer pour un héros à la manière de son pays. Il s'est offert pour nous conduire au lac par un sentier peu connu, mais plus court que le chemin que nous serions obligés de prendre en suivant la marche lente d'une colonne de troupes, et par conséquent beaucoup plus agréable.
— Cet homme ne me plaît pas, répondit la jeune dame en tressaillant avec un air de terreur affectée qui en cachait une véritable. Sans doute vous le connaissez bien, Duncan, sans quoi vous ne vous seriez pas si entièrement confié à lui?
— Dites plutôt, Alice, s'écria Heyward avec feu, que je ne vous aurais pas confiée à lui. Oui, je le connais, ou je ne lui aurais pas accordé ma confiance, et surtout en ce moment. Il est, dit-on, Canadien de naissance, et cependant il a servi avec nos amis les Mohawks qui, comme vous le savez, sont une des six nations alliées[11]. Il a été amené parmi nous, à ce que j'ai entendu dire, par suite de quelque incident étrange dans lequel votre père se trouvait mêlé, et celui-ci le traita, dit-on, avec sévérité dans cette circonstance. Mais j'ai oublié cette vieille histoire; il suffit qu'il soit maintenant notre ami.
— S'il a été l'ennemi de mon père, il me plaît moins encore, s'écria Alice, maintenant sérieusement effrayée. Voudriez-vous bien, lui dire quelques mots, major Heyward, afin que je puisse entendre sa voix? C'est peut-être une folie, mais vous m'avez souvent entendue dire que j'accorde quelque confiance au présage qu'on peut tirer du son de la voix humaine.
— Ce serait peine perdue, répliqua le jeune major; il ne répondrait probablement que par quelque exclamation. Quoiqu'il comprenne peut-être l'anglais, il affecte, comme la plupart des sauvages, de ne pas le savoir, et il daignerait moins que jamais le parler dans un moment où la guerre exige qu'il déploie toute sa dignité. Mais il s'arrête: le sentier que nous devons suivre est sans doute près d'ici.
Le major Heyward ne se trompait pas dans sa conjecture. Lorsqu'ils furent arrivés à l'endroit où l'Indien les attendait, celui-ci leur montra de la main un sentier si étroit que deux personnes ne pouvaient y passer de front, et qui s'enfonçait dans la forêt qui bordait la route militaire.
— Voilà donc notre chemin, dit le major en baissant la voix. Ne montrez point de défiance, ou vous pourriez faire naître le danger que vous appréhendez.
— Qu'en pensez-vous, Cora? demanda Alice agitée par l'inquiétude; si nous suivions la marche du détachement, ne serions-nous pas plus en sûreté, quelque désagrément qu'il pût en résulter?
— Ne connaissant pas les coutumes des sauvages, Alice, dit Heyward, vous vous méprenez sur le lieu où il peut exister quelque danger. Si les ennemis sont déjà arrivés sur le portage, ce qui n'est nullement probable puisque nous avons des éclaireurs en avant, ils se tiendront sur les flancs du détachement pour attaquer les traîneurs et ceux qui pourront s'écarter. La route du corps d'armée est connue, mais la nôtre ne peut l'être, puisqu'il n'y a pas une heure qu'elle a été déterminée.
— Faut-il nous méfier de cet homme parce que ses manières ne sont pas les nôtres, et que sa peau n'est pas blanche? demanda froidement Cora.
Alice n'hésita plus, et donnant un coup de houssine à son narrangaset[12], elle fut la première à suivre le coureur et à entrer dans le sentier étroit et obscur, où à chaque instant des buissons gênaient la marche. Le jeune homme regarda Cora avec une admiration manifeste, et laissant passer sa compagne plus jeune, mais non plus belle, il s'occupa à écarter lui-même les branches des arbres pour que celle qui le suivait pût passer avec plus de facilité. Il paraît que les domestiques avaient reçu leurs instructions d'avance, car au lieu d'entrer dans le bois, ils continuèrent à suivre la route qu'avait prise le détachement. Cette mesure, dit Heyward, avait été suggérée par la sagacité de leur guide, afin de laisser moins de traces de leur passage, si par hasard quelques sauvages canadiens avaient pénétré si loin en avant de l'armée.
Pendant quelques minutes le chemin fut trop embarrassé par les broussailles pour que les voyageurs pussent converser; mais lorsqu'ils eurent traversé la lisière du bois, ils se trouvèrent sous une voûte de grands arbres que les rayons du soleil ne pouvaient percer, mais où le chemin était plus libre. Dès que le guide reconnut que les chevaux pouvaient s'avancer sans obstacle, il prit une marche qui tenait le milieu entre le pas et le trot, de manière à maintenir toujours à l'amble les coursiers de ceux qui le suivaient.
Le jeune officier venait de tourner la tête pour adresser quelques mots à sa campagne aux yeux noirs, quand un bruit, annonçant la marche de quelques chevaux, se fit entendre dans le lointain. Il arrêta son coursier sur-le-champ, ses deux compagnes l'imitèrent, et l'on fit une halte pour chercher l'explication d'un événement auquel on ne s'attendait pas.
Après quelques instants, ils virent un poulain courant comme un daim à travers les troncs des pins, et le moment d'après ils aperçurent l'individu dont nous avons décrit la conformation singulière dans le chapitre précédent, s'avançant avec toute la vitesse qu'il pouvait donner à sa maigre monture sans en venir avec elle à une rupture ouverte. Pendant le court trajet qu'ils avaient eu à faire depuis le quartier général de Webb jusqu'à la sortie du camp, nos voyageurs n'avaient pas eu occasion de remarquer le personnage bizarre qui s'approchait d'eux en ce moment. S'il possédait le pouvoir d'arrêter les yeux qui par hasard tombaient un instant sur lui, quand il était à pied avec tous les avantages glorieux de sa taille colossale, les grâces qu'il déployait comme cavalier n'étaient pas moins remarquables.
Quoiqu'il ne cessât d'éperonner les flancs de sa jument, tout ce qu'il pouvait obtenir d'elle était un mouvement de galop des jambes de derrière, que celles de devant secondaient un instant, après quoi celles-ci, reprenant le petit trot, donnaient aux autres un exemple qu'elles ne tardaient pas à suivre. Le changement rapide de l'un de ces deux pas en l'autre formait une sorte d'illusion d'optique, au point que le major, qui se connaissait parfaitement en chevaux, ne pouvait découvrir quelle était l'allure de celui que son cavalier pressait avec tant de persévérance pour arriver de son côté.
Les mouvements de l'industrieux cavalier n'étaient pas moins bizarres que ceux de sa monture. À chaque changement d'évolution de celle-ci, le premier levait sa grande taille sur ses étriers, ou se laissait retomber comme accroupi, produisant ainsi, par l'allongement ou le raccourcissement de ses grandes jambes, une telle augmentation ou diminution de stature, qu'il aurait été impossible de conjecturer quelle pouvait être sa taille véritable. Si l'on ajoute à cela qu'en conséquence des coups d'éperon réitérés et qui frappaient toujours du même côté, la jument paraissait courir plus vite de ce côté que de l'autre, et que le flanc maltraité était constamment indiqué par les coups de queue qui le balayaient sans cesse, nous aurons le tableau de la monture et du maître.
Le front mâle et ouvert d'Heyward était devenu sombre; mais il s'éclaircit peu à peu quand il put distinguer cette figure originale, et ses lèvres laissèrent échapper un sourire quand l'étranger ne fut plus qu'à quelques pas de lui. Alice ne fit pas de grands efforts pour retenir un éclat de rire, et les yeux noirs et pensifs de Cora brillèrent même d'une gaieté que l'habitude plutôt que la nature parut contribuer à modérer.
— Cherchez-vous quelqu'un ici? demanda Heyward à l'inconnu, quand celui-ci ralentit son pas en arrivant près de lui. J'espère que vous n'êtes pas un messager de mauvaises nouvelles?
— Oui, sans doute, répondit celui-ci en se servant de son castor triangulaire pour produire une ventilation dans l'air concentré de la forêt, et laissant ses auditeurs incertains à laquelle des deux questions du major cette réponse devait s'appliquer. — Oui, sans doute, répéta-t-il après s'être rafraîchi le visage et avoir repris haleine, je cherche quelqu'un. J'ai appris que vous vous rendiez à William-Henry, et comme j'y vais aussi, j'ai conclu qu'une augmentation de bonne compagnie ne pouvait qu'être agréable des deux côtés.
— Le partage des voix ne pourrait se faire avec justice; nous sommes trois, et vous n'avez à consulter que vous-même.
— Il n'y aurait pas plus de justice à laisser un homme seul se charger du soin de deux jeunes dames, répliqua l'étranger d'un ton qui semblait tenir le milieu entre la simplicité et la causticité vulgaire. Mais si c'est un véritable homme, et que ce soient de véritables femmes, elles ne songeront qu'à se dépiter l'une l'autre, et adopteront par esprit de contradiction l'avis de leur compagnon. Ainsi donc vous n'avez pas plus de consultation à faire que moi.
La jolie Alice baissa la tête presque sur la bride de son cheval, pour se livrer en secret à un nouvel accès de gaieté; elle rougit quand les roses plus vives des joues de sa belle compagne pâlirent tout à coup, et elle se remit en marche au petit pas, comme si elle eût déjà été ennuyée de cette entrevue.
— Si vous avez dessein d'aller au lac, dit Heyward avec hauteur, vous vous êtes trompé de route. Le chemin est au moins à un demi- mille derrière vous.
— Je le sais, répliqua l'inconnu sans se laisser déconcerter par ce froid accueil; j'ai passé une semaine à Édouard, et il aurait fallu que je fusse muet pour ne pas prendre des informations sur la route que je devais suivre; et si j'étais muet, adieu ma profession. Après une espèce de grimace, manière indirecte d'exprimer modestement sa satisfaction d'un trait d'esprit qui était parfaitement inintelligible pour ses auditeurs, il ajouta avec le ton de gravité convenable: — Il n'est pas à propos qu'un homme de ma profession se familiarise trop avec ceux qu'il est chargé d'instruire, et c'est pourquoi je n'ai pas voulu suivre la marche du détachement. D'ailleurs, j'ai pensé qu'un homme de votre rang doit savoir mieux que personne quelle est la meilleure route, et je me suis décidé à me joindre à votre compagnie, pour vous rendre le chemin plus agréable par un entretien amical.
— C'est une décision très arbitraire et prise un peu à la hâte, s'écria le major, ne sachant s'il devait se mettre en colère ou éclater de rire. Mais vous parlez d'instruction, de profession; seriez-vous adjoint au corps provincial comme maître de la noble science de la guerre? Êtes-vous un de ces hommes qui tracent des lignes et des angles pour expliquer les mystères des mathématiques?
L'étranger regarda un instant avec un étonnement bien prononcé celui qui l'interrogeait ainsi; et changeant ensuite son air satisfait de lui-même pour donner à ses traits une expression d'humilité solennelle, il lui répondit:
— J'espère n'avoir commis d'offense contre personne, et je n'ai pas d'excuses à faire, n'ayant commis aucun péché notable depuis la dernière fois que j'ai prié Dieu de me pardonner mes fautes passées. Je n'entends pas bien ce que vous voulez dire relativement aux lignes et aux angles; et quant à l'explication des mystères, je la laisse aux saints hommes qui en ont reçu la vocation. Je ne réclame d'autre mérite que quelques connaissances dans l'art glorieux d'offrir au ciel d'humbles prières et de ferventes actions de grâces par le secours de la psalmodie.
— Cet homme est évidemment un disciple d'Apollon, s'écria Alice qui, revenue de son embarras momentané, s'amusait de cet entretien. Je le prends sous ma protection spéciale. Ne froncez pas le sourcil, Heyward, et par complaisance pour mon oreille curieuse, permettez qu'il voyage avec nous. D'ailleurs, ajouta-t- elle en baissant la voix et en jetant un regard sur Cora qui marchait à pas lents sur les traces de leur guide sombre et silencieux, ce sera un ami ajouté à notre force en cas d'événement.
— Croyez-vous, Alice, que je conduirais tout ce que j'aime par un chemin où je supposerais qu'il pourrait exister le moindre danger à craindre?
— Ce n'est pas à quoi je songe en ce moment, Heyward; mais cet étranger m'amuse, et puisqu'il a de la musique dans l'âme, ne soyons pas assez malhonnêtes pour refuser sa compagnie.
Elle lui adressa un regard persuasif, et étendit sa houssine en avant. Leurs yeux se rencontrèrent un instant; le jeune officier retarda son départ pour le prolonger, et Alice ayant baissé les siens, il céda à la douce influence de l'enchanteresse, fit sentir l'éperon à son coursier, et fut bientôt à côté de Cora.
— Je suis charmée de vous avoir rencontré, l'ami, dit Alice à l'étranger en lui faisant signe de la suivre, et en remettant son cheval à l'amble. Des parents, peut-être trop indulgents, m'ont persuadé que je ne suis pas tout à fait indigne de figurer dans un duo, et nous pouvons égayer la route en nous livrant à notre goût favori. Ignorante comme je le suis, je trouverais un grand avantage à recevoir les avis d'un maître expérimenté.
— C'est un rafraîchissement pour l'esprit comme pour le corps de se livrer à la psalmodie en temps convenable, répliqua le maître de chant, en la suivant sans se faire prier, et rien ne soulagerait autant qu'une occupation si consolante. Mais il faut indispensablement quatre parties pour produire une mélodie parfaite. Vous avez tout ce qui annonce un dessus aussi doux que riche; grâce à la faveur spéciale du ciel, je puis porter le ténor jusqu'à la note la plus élevée; mais il nous manque un contre et une basse-taille. Cet officier du roi, qui hésitait à m'admettre dans sa compagnie, paraît avoir cette dernière voix, à en juger par les intonations qu'elle produit quand il parle.
— Prenez garde de juger témérairement et trop à la hâte, s'écria Alice en souriant: les apparences sont souvent trompeuses. Quoique le major Heyward puisse quelquefois produire les tons de la basse- taille, comme vous venez de les entendre, je puis vous assurer que le son naturel de sa voix approche beaucoup plus du ténor.
— A-t-il donc beaucoup de pratique dans l'art de la psalmodie? lui demanda son compagnon avec simplicité.
Alice éprouvait une grande disposition à partir d'un éclat de rire, mais elle eut assez d'empire sur elle-même pour réprimer ce signe extérieur de gaieté.
— Je crains, répondit-elle, qu'il n'ait un goût plus décidé pour les chants profanes. La vie d'un soldat, les chances auxquelles il est exposé, les travaux continuels auxquels il se livre, ne sont pas propres à lui donner un caractère rassis.
— La voix est donnée à l'homme, comme ses autres talents, pour qu'il en use, et non pour qu'il en abuse, répliqua gravement son compagnon. Personne ne peut me reprocher d'avoir jamais négligé les dons que j'ai reçus du ciel. Ma jeunesse, comme celle du roi David, a été entièrement consacrée à la musique; mais je rends grâces à Dieu de ce que jamais une syllabe de vers profanes n'a souillé mes lèvres.
— Vos études se sont donc bornées au chant sacré?
— Précisément. De même que les psaumes de David offrent des beautés qu'on ne trouve dans aucune autre langue, ainsi la mélodie qui y a été adaptée est au-dessus de toute harmonie profane. J'ai le bonheur de pouvoir dire que ma bouche n'exprime que les désirs et les pensées du roi d'Israël lui-même, car quoique le temps et les circonstances puissent exiger quelques légers changements, la traduction dont nous nous servons dans les colonies de la Nouvelle-Angleterre l'emporte tellement sur toutes les autres par sa richesse, son exactitude et sa simplicité spirituelle, qu'elle approche autant qu'il est possible du grand ouvrage de l'auteur inspiré. Jamais je ne marche, jamais je ne séjourne, jamais je ne me couche sans avoir avec moi un exemplaire de ce livre divin. Le voici. C'est la vingt-sixième édition, publiée à Boston, anno Domini 1744, et intitulée: «Psaumes, Hymnes et Cantiques spirituels de l'Ancien et du Nouveau-Testament, fidèlement traduits en vers anglais pour l'usage, l'édification et la consolation des saints en public et en particulier, et spécialement dans la Nouvelle-Angleterre.»
Pendant qu'il prononçait l'éloge de cette production des poètes de son pays, le psalmodiste tirait de sa poche le livre dont il parlait, et ayant affermi sur son nez une paire de lunettes montées en fer, il ouvrit le volume avec un air de vénération solennelle. Alors, sans plus de circonlocutions, et sans autre apologie que le mot — Écoutez! — il appliqua à sa bouche l'instrument dont nous avons déjà parlé, en tira un son très élevé et très aigu, que sa voix répéta une octave plus bas, et chanta ce qui suit d'un ton doux, sonore et harmonieux, qui bravait la musique, la poésie, et même le mouvement irrégulier de sa mauvaise monture:
«Combien il est doux, ô voyez combien il est ravissant pour des frères d'habiter toujours dans la concorde et la paix! tel fut ce baume précieux qui se répandit depuis la tête jusqu'à la barbe d'Aaron, et de sa barbe descendit jusque dans les plis de sa robe[13].»
Ce chant élégant était accompagné d'un geste qui y était parfaitement approprié, et qu'on n'aurait pu imiter qu'après un long apprentissage. Chaque fois qu'une note montait sur l'échelle de la gamme, sa main droite s'élevait proportionnellement, et quand le ton baissait, sa main suivait également la cadence, et venait toucher un instant les feuillets du livre saint. Une longue habitude lui avait probablement rendu nécessaire cet accompagnement manuel, car il continua avec la plus grande exactitude jusqu'à la fin de la strophe, et il appuya particulièrement sur les deux syllabes du dernier vers.
Une telle interruption du silence de la forêt ne pouvait manquer de frapper les autres voyageurs qui étaient un peu en avant. L'Indien dit à Heyward quelques mots en mauvais anglais, et celui- ci, retournant sur ses pas et s'adressant à l'étranger, interrompit pour cette fois l'exercice de ses talents en psalmodie.
— Quoique nous ne courions aucun danger, dit-il, la prudence nous engage à voyager dans cette forêt avec le moins de bruit possible. Vous me pardonnerez donc, Alice, si je nuis à vos plaisirs en priant votre compagnon de réserver ses chants pour une meilleure occasion.
— Vous y nuirez sans doute, répondit Alice d'un ton malin, car je n'ai jamais entendu les paroles et les sons s'accorder si peu, et je m'occupais de recherches scientifiques sur les causes qui pouvaient unir une exécution parfaite à une poésie misérable, quand votre basse-taille est venue rompre le charme de mes méditations.
— Je ne sais ce que vous entendez par ma basse-taille, répondit Heyward évidemment piqué de cette remarque; mais je sais que votre sûreté, Alice, que la sûreté de Cora m'occupent en ce moment infiniment plus que toute la musique d'Haendel.
Le major se tut tout à coup, tourna vivement la tête vers un gros buisson qui bordait le sentier, et jeta un regard de soupçon sur le guide indien, qui continuait à marcher avec une gravité imperturbable. Il croyait avoir vu briller à travers les feuilles les yeux noirs de quelque sauvage; mais n'apercevant rien et n'entendant aucun bruit, il crut s'être trompé, et, souriant de sa méprise, il reprit la conversation que cet incident avait interrompue.
Heyward ne s'était pourtant pas mépris, ou du moins sa méprise n'avait consisté qu'à laisser endormir un instant son active vigilance. La cavalcade ne fut pas plus tôt passée que les branches du buisson s'entrouvrirent pour faire place à une tête d'homme aussi hideuse que pouvaient la rendre l'art d'un sauvage et toutes les passions qui l'animent. Il suivit des yeux les voyageurs qui se retiraient, et une satisfaction féroce se peignit sur ses traits quand il vit la direction que prenaient ceux dont il comptait faire ses victimes. Le guide, qui marchait à quelque distance en avant, avait déjà disparu à ses yeux: les formes gracieuses des deux dames, que le major suivait pas à pas, se montrèrent encore quelques instants à travers les arbres; enfin le maître de chant, qui formait l'arrière-garde, devint invisible à son tour dans l'épaisseur de la forêt.
Chapitre III
Avant que ces champs fussent défrichés et cultivés, nos fleuves remplissaient leur lit jusqu'à leurs bords les plus élevés; la mélodie des ondes animait les forêts verdoyantes et sans limites, les torrents bondissaient, les ruisseaux s'égaraient, et les sources jaillissaient sous l'ombrage.
BRUYANT, poète américain.
Laissant le trop confiant Heyward et ses deux jeunes compagnes s'enfoncer plus avant dans le sein d'une forêt qui recelait de si perfides habitants, nous profiterons du privilège accordé aux auteurs, et nous placerons maintenant le lieu de la scène à quelques milles à l'ouest de l'endroit où nous les avons laissés.
Dans le cours de cette journée, deux hommes s'étaient arrêtés sur les bords d'une rivière peu large, mais, très rapide, à une heure de distance du camp de Webb. Ils avaient l'air d'attendre l'arrivée d'un tiers, ou l'annonce de quelque mouvement imprévu. La voûte immense de la forêt s'étendait jusque sur la rivière, en couvrait les eaux, et donnait une teinte sombre à leur surface. Enfin les rayons du soleil commencèrent à perdre de leur force, et la chaleur excessive du jour se modéra à mesure que les vapeurs sortant des fontaines, des lacs et des rivières, s'élevaient comme un rideau dans l'atmosphère. Le profond silence qui accompagne les chaleurs de juillet dans les solitudes de l'Amérique régnait dans ce lieu écarté, et n'était interrompu que par la voix basse des deux individus dont nous venons de parler, et par le bruit sourd que faisait le pivert en frappant les arbres de son bec, le cri discordant du geai, et le son éloigné d'une chute d'eau.
Ces faibles sons étaient trop familiers à l'oreille des deux interlocuteurs pour détourner leur attention d'un entretien qui les intéressait davantage. L'un d'eux avait la peau rouge et les accoutrements bizarres d'un naturel des bois; l'autre, quoique équipé d'une manière grossière et presque sauvage, annonçait par son teint, quelque brûlé qu'il fût par le soleil, qu'il avait droit de réclamer une origine européenne.
Le premier était assis sur une vieille souche couverte de mousse, dans une attitude qui lui permettait d'ajouter à l'effet de son langage expressif par les gestes calmes mais éloquents d'un Indien qui discute. Son corps presque nu présentait un effrayant emblème de mort, tracé en blanc et en noir. Sa tête rasée de très près n'offrait d'autres cheveux que cette touffe[14] que l'esprit chevaleresque des Indiens conserve sur le sommet de la tête, comme pour narguer l'ennemi qui voudrait le scalper[15], et n'avait pour tout ornement qu'une grande plume d'aigle, dont l'extrémité lui tombait sur l'épaule gauche; un tomahawk et un couteau à scalper de fabrique anglaise étaient passés dans sa ceinture, et un fusil de munition, de l'espèce de ceux dont la politique des blancs armait les sauvages leurs alliés, était posé en travers sur ses genoux. Sa large poitrine, ses membres bien formés et son air grave faisaient reconnaître un guerrier parvenu à l'âge mûr; mais nul symptôme de vieillesse ne paraissait encore avoir diminué sa vigueur.
Le corps du blanc, à en juger par les parties que ses vêtements laissaient à découvert, paraissait être celui d'un homme qui depuis sa plus tendre jeunesse avait mené une vie dure et pénible. Il approchait plus de la maigreur que de l'embonpoint; mais tous ses muscles semblaient endurcis par l'habitude des fatigues et de l'intempérie des saisons. Il portait un vêtement de chasse vert, bordé de jaune[16], et un bonnet de peau dont la fourrure était usée. Il avait aussi un couteau passé dans une ceinture semblable à celle qui serrait les vêtements plus rares de l'Indien; mais point de tomahawk. Ses mocassins[17] étaient ornés à la manière des naturels du pays, et ses jambes étaient couvertes de guêtres de peau lacées sur les côtés, et attachées au-dessus du genou avec un nerf de daim. Une gibecière et une poudrière complétaient son accoutrement; et un fusil à long canon[18], arme que les industrieux Européens avaient appris aux sauvages à regarder comme la plus meurtrière, était appuyé contre un tronc d'arbre voisin. L'oeil de ce chasseur, ou de ce batteur d'estrade, ou quel qu'il fût, était petit, vif, ardent et toujours en mouvement, roulant sans cesse de côté et d'autre pendant qu'il parlait, comme s'il eût guetté quelque gibier ou craint l'approche de quelque ennemi. Malgré ces symptômes de méfiance, sa physionomie n'était pas celle d'un homme habitué au crime; elle avait même, au moment dont nous parlons, l'expression d'une brusque honnêteté.
— Vos traditions même se prononcent en ma faveur, Chingachgook, dit-il en se servant de la langue qui était commune à toutes les peuplades qui habitaient autrefois entre l'Hudson et le Potomac, et dont nous donnerons une traduction libre en faveur de nos lecteurs, tout en tâchant d'y conserver ce qui peut servir à caractériser l'individu et son langage. Vos pères vinrent du couchant, traversèrent la grande rivière, combattirent les habitants du pays, et s'emparèrent de leurs terres; les miens vinrent du côté où le firmament se pare le matin de brillantes couleurs, après avoir traversé le grand lac d'eau salée[19], et ils se mirent en besogne en suivant à peu près l'exemple que les vôtres avaient donné. Que Dieu soit donc juge entre nous, et que les amis ne se querellent pas à ce sujet!
— Mes pères ont combattu l'homme rouge à armes égales, répondit l'Indien avec fierté. N'y a-t-il donc pas de différence, OEil-de- Faucon, entre la flèche armée de pierre de nos guerriers et la balle de plomb avec laquelle vous tuez?
— Il y a de la raison dans un Indien, quoique la nature lui ait donné une peau rouge, dit le blanc en secouant la tête en homme qui sentait la justesse de cette observation.
Il parut un moment convaincu qu'il ne défendait pas la meilleure cause; mais enfin, rassemblant ses forces intellectuelles, il répondit à l'objection de son antagoniste aussi bien que le permettaient ses connaissances bornées.
— Je ne suis pas savant, ajouta-t-il, et je ne rougis pas de l'avouer; mais, en jugeant d'après ce que j'ai vu faire à vos compatriotes en chassant le daim et l'écureuil, je suis porté à croire qu'un fusil aurait été moins dangereux entre les mains de leurs grands-pères qu'un arc et une flèche armée d'une pierre bien affilée, quand elle est décochée par un Indien.
— Vous contez l'histoire comme vos pères vous l'ont apprise, répliqua Chingachgook en faisant un geste dédaigneux de la main. Mais que racontent vos vieillards? Disent-ils à leurs jeunes guerriers que lorsque les Visages-Pâles ont combattu les Hommes- Rouges, ils avaient le corps peint pour la guerre, et qu'ils étaient armés de haches de pierre et de fusils de bois?
— Je n'ai pas de préjugés, et je ne suis pas homme à me vanter de mes avantages naturels, quoique mon plus grand ennemi, et c'est un Iroquois, n'osât nier que je suis un véritable blanc, répondit le batteur d'estrade en jetant un regard de satisfaction secrète sur ses mains brûlées par le soleil. Je veux bien convenir que les hommes de ma couleur ont quelques coutumes que, comme honnête homme, je ne saurais approuver. Par exemple, ils sont dans l'usage d'écrire dans des livres ce qu'ils ont fait et ce qu'ils ont vu, au lieu de le raconter dans leurs villages, où l'on pourrait donner un démenti en face à un lâche fanfaron, et où le brave peut prendre ses camarades à témoin de la vérité de ses paroles. En conséquence de cette mauvaise coutume, un homme qui a trop de conscience pour mal employer son temps, au milieu des femmes, à apprendre à déchiffrer les marques noires mises sur du papier blanc, peut n'entendre parler jamais des exploits de ses pères, ce qui l'encouragerait à les imiter et à les surpasser. Quant à moi, je suis convaincu que tous les Bumppos étaient bons tireurs, car j'ai une dextérité naturelle pour le fusil, et elle doit m'avoir été transmise de génération en génération, comme les saints commandements nous disent que nous sont transmises toutes nos qualités bonnes ou mauvaises, quoique je ne voulusse avoir à répondre pour personne en pareille matière. Au surplus, toute histoire a ses deux faces: ainsi je vous demande, Chingachgook, ce qui se passa quand nos pères se rencontrèrent pour la première fois.
Un silence d'une minute suivit cette question, et l'Indien, s'étant recueilli pour s'armer de toute sa dignité, commença son court récit avec un ton solennel qui servait à en rehausser l'apparence de vérité.
— Écoutez-moi, OEil-de-Faucon, dit-il, et vos oreilles ne recevront pas de mensonges. Je vous dirai ce que m'ont dit mes pères, et ce qu'ont fait les Mohicans. Il hésita un instant, puis, jetant sur son compagnon un regard circonspect, il continua d'un ton qui tenait le milieu entre l'interrogation et l'affirmation: - - L'eau du fleuve qui coule sous nos pieds ne devient-elle pas salée à certaines époques, et le courant n'en remonte-t-il pas alors vers sa source?
— On ne peut nier que vos traditions ne vous rapportent la vérité à cet égard, car j'ai vu de mes propres yeux ce que vous me dites, quoiqu'il soit difficile d'expliquer pourquoi l'eau qui est d'abord si douce se charge ensuite de tant d'amertume.
— Et le courant? demanda l'Indien, qui attendait la réponse avec tout l'intérêt d'un homme qui désire entendre la confirmation d'une merveille qu'il est forcé de croire, quoiqu'il ne la conçoive pas; les pères de Chingachgook n'ont pas menti.
— La sainte Bible n'est pas plus vraie, répondit le chasseur, et il n'y a rien de plus véritable dans toute la nature: c'est ce que les blancs appellent la marée montante ou le contre-courant, et c'est une chose qui est assez claire et facile à expliquer. L'eau de la mer entre pendant six heures dans la rivière, et en sort pendant six heures, et voici pourquoi: quand l'eau de la mer est plus haute que celle de la rivière, elle y entre jusqu'à ce que la rivière devienne plus haute à son tour, et alors elle en sort.
— L'eau des rivières qui sortent de nos bois et qui se rendent dans le grand lac coule toujours de haut en bas jusqu'à ce qu'elles deviennent comme ma main, reprit l'Indien en étendant le bras horizontalement, et alors elle ne coule plus.
— C'est ce qu'un honnête homme ne peut nier, dit le blanc, un peu piqué du faible degré de confiance que l'Indien semblait accorder à l'explication qu'il venait de lui donner du mystère du flux et du reflux; et je conviens que ce que vous dites est vrai sur une petite échelle et quand le terrain est de niveau. Mais tout dépend de l'échelle sur laquelle vous mesurez les choses: sur la petite échelle la terre est de niveau, mais, sur la grande, elle est ronde. De cette manière, l'eau peut être stagnante dans les grands lacs d'eau douce, comme vous et moi nous le savons, puisque nous l'avons vu; mais quand vous venez à répandre l'eau sur un grand espace comme la mer, où la terre est ronde, comment croire raisonnablement que l'eau puisse rester en repos? Autant vaudrait vous imaginer qu'elle resterait tranquille derrière les rochers noirs qui sont à un mille de nous, quoique vos propres oreilles vous apprennent en ce moment qu'elle se précipite par-dessus.
Si les raisonnements philosophiques du blanc ne semblaient pas satisfaisants à l'Indien, celui-ci avait trop de dignité pour faire parade de son incrédulité; il eut l'air de l'écouter en homme qui était convaincu, et il reprit son récit avec le même ton de solennité.
— Nous arrivâmes de l'endroit où le soleil se cache pendant la nuit, en traversant les grandes plaines qui nourrissent les buffles sur les bords de la grande rivière; nous combattîmes les Alligewis, et la terre fut rougie de leur sang. Depuis les bords de la grande rivière jusqu'aux rivages du grand lac d'eau salée, nous ne rencontrâmes plus personne. Les Maquas nous suivaient à quelque distance. Nous dîmes que le pays nous appartiendrait depuis l'endroit où l'eau ne remonte plus dans ce fleuve jusqu'à une rivière située à vingt journées de distance du côté de l'été. Nous conservâmes en hommes le terrain que nous avions conquis en guerriers. Nous repoussâmes les Maquas au fond des bois avec les ours: ils ne goûtèrent le sel que du bout des lèvres; ils ne pêchèrent pas dans le grand lac d'eau salée, et nous leur jetâmes les arêtes de nos poissons.
— J'ai entendu raconter tout cela, et je le crois, dit le chasseur, voyant que l'Indien faisait une pause; mais ce fut longtemps avant que les Anglais arrivassent dans ce pays.
— Un pin croissait alors où vous voyez ce châtaignier. Les premiers Visages-Pâles qui vinrent parmi nous ne parlaient pas anglais; ils arrivèrent dans un grand canot, quand mes pères eurent enterré le tomahawk[20] au milieu des hommes rouges. Alors, OEil-de-Faucon, — et la voix de l'Indien ne trahit la vive émotion qu'il éprouvait en ce moment qu'en descendant à ce ton bas et guttural qui rendait presque harmonieuse la langue de ce peuple, — alors, OEil-de-Faucon, nous ne faisions qu'un peuple, et nous étions heureux. Nous avions des femmes qui nous donnaient des enfants; le lac salé nous fournissait du poisson; les bois, des daims; l'air, des oiseaux; nous adorions le Grand-Esprit, et nous tenions les Maquas à une telle distance de nous, qu'ils ne pouvaient entendre nos chants de triomphe.
— Et savez-vous ce qu'était alors votre famille? Mais vous êtes un homme juste, pour un Indien, et comme je suppose que vous avez hérité de leurs qualités, vos pères doivent avoir été de braves guerriers, des hommes sages ayant place autour du feu du grand conseil.
— Ma peuplade est la mère des nations; mais mon sang coule dans mes veines sans mélange. Les Hollandais débarquèrent et présentèrent à mes pères l'eau de feu[21]. Ils en burent jusqu'à ce que le ciel parût se confondre avec la terre, et ils crurent follement avoir trouvé le Grand-Esprit. Ce fut alors qu'ils perdirent leurs possessions; ils furent repoussés loin du rivage pied par pied, et moi qui suis un chef et un Sagamore, je n'ai jamais vu briller le soleil qu'à travers les branches des arbres, et je n'ai jamais visité les tombeaux de mes pères.
— Les tombeaux inspirent des pensées graves et solennelles, dit le blanc, touché de l'air calme et résigné de son compagnon; leur aspect fortifie souvent un homme dans ses bonnes intentions. Quant à moi, je m'attends à laisser mes membres pourrir sans sépulture dans les bois, à moins qu'ils ne servent de pâture aux loups. Mais où se trouve maintenant votre peuplade qui alla rejoindre ses parents dans le Delaware il y a tant d'années?
— Où sont les fleurs de tous les étés qui se sont succédé depuis ce temps? Elles se sont fanées, elles sont tombées les unes après les autres. Il en est de même de ma famille, de ma peuplade; tous sont partis tour à tour pour la terre des esprits. Je suis sur le sommet de la montagne, il faut que je descende dans la vallée, et quand Uncas m'y aura suivi, il n'existera plus une goutte du sang des Sagamores, car mon fils est le dernier des Mohicans.
— Uncas est ici, dit une autre voix à peu de distance, avec le même ton doux et guttural; que voulez-vous à Uncas?
Le chasseur tira son couteau de sa gaine de cuir, et fit un mouvement involontaire de l'autre main pour saisir son fusil; mais l'Indien ne parut nullement ému de cette interruption inattendue, et ne détourna pas même la tête pour voir qui parlait ainsi.
Presque au même instant un jeune guerrier passa sans bruit entre eux d'un pas léger, et alla s'asseoir sur le bord du fleuve. Le père ne fit aucune exclamation de surprise, et tous restèrent en silence pendant quelques minutes, chacun paraissant attendre l'instant où il pourrait parler sans montrer la curiosité d'une femme ou l'impatience d'un enfant. L'homme blanc sembla vouloir se conformer à leurs usages, et, remettant son couteau dans sa gaine, il observa la même réserve.
Enfin Chingachgook levant lentement les yeux vers son fils: — Eh bien! lui demanda-t-il, les Maquas osent-ils laisser dans ces bois l'empreinte de leurs mocassins?
— J'ai été sur leurs traces, répondit le jeune Indien, et je sais qu'ils y sont en nombre égal aux doigts de mes deux mains; mais ils se cachent en poltrons.
— Les brigands cherchent à scalper ou à piller, dit l'homme blanc, à qui nous laisserons le nom d'OEil-de-Faucon que lui donnaient ses compagnons. — L'actif Français Montcalm enverra ses espions jusque dans notre camp, plutôt que d'ignorer la route que nous avons voulu suivre.
— Il suffit, dit le père en jetant les yeux vers le soleil qui s'abaissait vers l'horizon; ils seront chassés comme des daims de leur retraite. OEil-de-Faucon, mangeons ce soir, et faisons voir demain aux Maquas que nous sommes des hommes.
— Je suis aussi disposé à l'un qu'à l'autre, répondit le chasseur; mais pour attaquer ces lâches Iroquois, il faut les trouver; et pour manger, il faut avoir du gibier. — Ah! parlez du diable et vous verrez ses cornes. Je vois remuer dans les broussailles, au pied de cette montagne, la plus belle paire de bois que j'aie aperçue de toute cette saison. Maintenant, Uncas, ajouta-il en baissant la voix en homme qui avait appris la nécessité de cette précaution, je gage trois charges de poudre contre un pied de wampum[22], que je vais frapper l'animal entre les deux yeux, et plus près de l'oeil droit que du gauche.
— Impossible, s'écria le jeune Indien en se levant avec toute la vivacité de la jeunesse; on n'aperçoit que le bout de ses cornes.
— C'est un enfant, dit le blanc en secouant la tête et en s'adressant au père; croit-il que quand un chasseur voit quelque partie du corps d'un daim, il ne connaisse pas la position du reste?
Il prit son fusil, l'appuya contre son épaule, et il se préparait à donner une preuve de l'adresse dont il se vantait, quand le guerrier rabattit son arme avec la main.
— OEil-de-Faucon, lui dit-il, avez-vous envie de combattre les
Maquas?
— Ces Indiens connaissent la nature des bois comme par instinct, dit le chasseur en appuyant par terre la crosse de son fusil, en homme convaincu de son erreur; et se tournant vers le jeune homme: — Uncas, lui dit-il, il faut que j'abandonne ce daim à votre flèche, sans quoi nous pourrions le tuer pour ces coquins d'iroquois.
Le père fit un geste d'approbation, et son fils, se voyant ainsi autorisé, se jeta ventre à terre, et s'avança vers l'animal en rampant et avec précaution. Lorsqu'il fut à distance convenable du buisson, il arma son arc d'une flèche avec le plus grand soin, tandis que les bois du daim s'élevaient davantage, comme s'il eût senti l'approche d'un ennemi. Un instant après on entendit le son de la corde tendue; une ligne blanche sillonna l'air et pénétra dans les broussailles, d'où le daim sortit en bondissant. Uncas évita adroitement l'attaque de son ennemi rendu furieux par sa blessure, lui plongea son couteau dans la gorge tandis qu'il passait près de lui, et l'animal, faisant un bond terrible, tomba dans la rivière dont les eaux se teignirent de son sang.
— Voilà qui est fait avec l'adresse d'un Indien, dit le chasseur avec un air de satisfaction, et cela méritait d'être vu. Il paraît pourtant qu'une flèche a besoin d'un couteau pour finir la besogne.
— Chut! s'écria Chingachgook, se tournant vers lui avec la vivacité d'un chien de chasse qui sent la piste du gibier.
— Quoi! il y en a donc une troupe! dit le chasseur, dont les yeux commençaient à briller de toute l'ardeur de sa profession habituelle. S'ils viennent à portée d'une balle, il faut que j'en abatte un, quand même les Six Nations devraient entendre le coup de fusil. — Entendez-vous quelque chose, Chingachgook? Quant à moi, les bois sont muets pour mes oreilles.
— Il n'y avait qu'un seul daim, et il est mort, répondit l'Indien en se baissant tellement que son oreille touchait presque la terre; mais j'entends marcher.
— Les loups ont peut-être fait fuir les daims dans les bois, et les poursuivent dans les broussailles.
— Non, non, dit l'Indien en se relevant avec un air de dignité, et en se rasseyant sur la souche avec son calme ordinaire; ce sont des chevaux d'hommes blancs que j'entends. Ce sont vos frères, OEil-de-Faucon; vous leur parlerez.
— Sans doute je leur parlerai, et dans un anglais auquel le roi ne serait pas honteux de répondre. Mais je ne vois rien approcher, et je n'entends aucun bruit ni d'hommes ni de chevaux. Il est bien étrange qu'un Indien reconnaisse l'approche d'un blanc plus aisément qu'un homme qui, comme ses ennemis mêmes en conviendront, n'a aucun mélange dans son sang, quoiqu'il ait vécu assez longtemps avec les Peaux-Rouges pour en être soupçonné. — Ah! j'ai entendu craquer une branche sèche. — Maintenant j'entends remuer les broussailles. — Oui, oui; je prenais ce bruit pour celui de la chute d'eau. — Mais les voici qui arrivent. — Dieu les garde des Iroquois!
Chapitre IV
Va, va ton chemin; avant que tu sois sorti de ce bois je te ferai payer cet outrage.
Shakespeare. Le songe d'une nuit d'été.
Le batteur d'estrade avait à peine prononcé les paroles qui terminent le chapitre précédent, que le chef de ceux dont l'oreille exercée et vigilante de l'Indien avait reconnu l'approche, se montra complètement. Un de ces sentiers pratiqués par les daims lors de leur passage périodique dans les bois, traversait une petite vallée peu éloignée, et aboutissait à la rivière précisément à l'endroit où l'homme blanc et ses deux compagnons rouges s'étaient postés. Les voyageurs qui avaient occasionné une surprise si rare dans les profondeurs des forêts, s'avançaient à pas lents, en suivant ce sentier, vers le chasseur qui, placé en avant des deux Indiens, était prêt à les recevoir.
— Qui va là? s'écria celui-ci en saisissant son fusil nonchalamment appuyé sur son épaule gauche, et en plaçant l'index sur le chien, mais avec un air de précaution plutôt que de menace; qui sont ceux qui ont bravé pour venir ici les dangers du désert et des bêtes féroces qu'il renferme?
— Des chrétiens, répondit celui qui marchait en tête des voyageurs, des amis des lois et du roi; des gens qui ont parcouru cette forêt depuis le lever du soleil sans prendre aucune nourriture, et qui sont cruellement fatigués de leur marche.
— Vous vous êtes donc perdus, et vous avez reconnu dans quel embarras on se trouve quand on ne sait s'il faut prendre à droite ou à gauche?
— Vous avez raison: l'enfant à la mamelle n'est pas plus sous la dépendance de celui qui le porte, et nous n'avons pas pour nous guider plus de connaissances qu'il n'en aurait. Savez-vous à quelle distance nous sommes d'un fort de la couronne, nommé William-Henry?
— Quoi! s'écria le chasseur en partant d'un grand éclat de rire qu'il réprima aussitôt de crainte d'être entendu par quelque ennemi aux aguets; vous avez perdu la piste comme un chien qui aurait le lac Horican entre lui et son gibier? William-Henry! Si vous êtes ami du roi et que vous ayez affaire à l'armée, vous feriez mieux de suivre le cours de cette rivière jusqu'au fort Édouard; vous y trouverez le général Webb qui y perd son temps au lieu de s'avancer en tête des défilés pour repousser cet audacieux Français au delà du lac Champlain.
Avant que le chasseur eût pu recevoir une réponse à cette proposition, un autre cavalier sortit des broussailles et s'avança vers lui.
— Et à quelle distance sommes-nous donc du fort Édouard? demanda ce nouveau venu. Nous sommes partis ce matin de l'endroit où vous nous conseillez de nous rendre, et nous désirons aller à l'autre fort qui est à l'extrémité du lac.
— Vous avez donc perdu l'usage de vos yeux avant de prendre votre chemin? car la route qui traverse tout le portage a deux bonnes verges de largeur, et je doute fort qu'il y ait une rue aussi large dans tout Londres, pas même le palais du roi.
— Nous ne contesterons ni l'existence ni la bonté de cette route, reprit le premier interlocuteur, en qui nos lecteurs ont sans doute déjà reconnu le major Heyward. Il nous suffira de vous dire que nous nous sommes fiés à un guide indien qui nous avait promis de nous conduire par un sentier plus court, quoique moins large, et que nous avons eu une trop bonne idée de ses connaissances: en un mot, nous ne savons où nous sommes.
— Un Indien qui se perd dans les bois! s'écria le chasseur en secouant la tête d'un air d'incrédulité; quand le soleil brûle l'extrême cime des arbres! quand les rivières remplissent les chutes d'eau! quand chaque brin de mousse qu'il aperçoit lui dit de quel côté l'étoile du nord brillera pendant la nuit! Les bois sont remplis de sentiers tracés par les daims pour se rendre sur le bord des rivières, et toutes les troupes d'oies sauvages n'ont pas encore pris leur vol vers le Canada! il est bien étonnant qu'un Indien se perde entre l'Horican et le coude de la rivière. Est-ce un Mohawk?
— Il ne l'est point par naissance; mais il a été adopté dans cette peuplade. Je crois qu'il est né plus avant du côté du nord, et que c'est un de ceux que vous appelez Hurons.
— Oh! oh! s'écrièrent les deux Indiens, qui pendant cette conversation étaient restés assis, immobiles, et en apparence indifférents à ce qui se passait, mais qui se levèrent alors avec une vivacité et un air d'intérêt qui prouvaient que la surprise les avait jetés hors de leur réserve habituelle.
— Un Huron! répéta le chasseur en secouant encore la tête avec un air de méfiance manifeste; c'est une race de brigands, peu m'importe par qui ils soient adoptés. Puisque vous vous êtes fiés à un homme de cette nation, toute ma surprise c'est que vous n'en ayez pas rencontré d'autres.
— Vous oubliez que je vous ai dit que notre guide est devenu un
Mohawk, un de nos amis; il sert dans notre armée.
— Et moi je vous dis que celui qui est né Mingo mourra Mingo. Un Mohawk! parlez-moi d'un Delaware ou d'un Mohican pour l'honnêteté; et quand ils se battent, ce qu'ils ne font pas toujours, puisqu'ils ont souffert que leurs traîtres d'ennemis les Maquas leur donnassent le nom de femmes; quand ils se battent, dis-je, c'est parmi eux que vous trouverez un vrai guerrier.
— Suffit, suffit, dit Heyward avec quelque impatience; je ne vous demande pas un certificat d'honnêteté pour un homme que je connais et que vous ne connaissez pas. Vous n'avez pas répondu à ma question. À quelle distance sommes-nous du gros de l'armée et du fort Édouard?
— Il semble que cela dépend de celui qui vous servira de guide. On croirait qu'un cheval comme le vôtre pourrait faire beaucoup de chemin entre le lever et le coucher du soleil.
— Je ne veux pas faire avec vous assaut de paroles inutiles, l'ami, dit Heyward tâchant de modérer son mécontentement, et parlant avec plus de douceur. Si vous voulez nous dire à quelle distance est le fort Édouard, et nous y conduire, vous n'aurez pas à vous plaindre d'avoir été mal payé de vos peines.
— Et si je le fais, qui peut m'assurer que je ne servirai pas de guide à un ennemi; que je ne conduirai pas un espion de Montcalm dans le voisinage de l'armée? Tous ceux qui parlent anglais ne sont pas pour cela des sujets fidèles.
— Si vous servez dans les troupes dont je présume que vous êtes un batteur d'estrade, vous devez connaître le soixantième régiment du roi.
— Le soixantième! vous me citeriez peu d'officiers au service du roi en Amérique dont je ne connaisse le nom, quoique je porte une redingote de chasse au lieu d'un habit écarlate.
— En ce cas vous devez connaître le nom du major de ce régiment.
— Du major! s'écria le chasseur en se redressant avec un air de fierté; s'il y a dans le pays un homme qui connaisse le major Effingham, c'est celui qui est devant vous.
— Il y a plusieurs majors dans ce corps. Celui que vous me citez est le plus ancien, et je veux parler de celui qui a obtenu ce grade le dernier, et qui commande les compagnies en garnison à William-Henry.
— Oui, oui, j'ai entendu dire qu'un jeune homme fort riche qui vient d'une des provinces situées bien loin du côté du sud, a obtenu cette place. Il est bien jeune pour occuper un pareil rang, et passer ainsi sur le corps de gens dont la tête commence à blanchir; et cependant on assure qu'il a toutes les connaissances d'un bon soldat et qu'il est homme d'honneur!
— Quel qu'il puisse être et quels que soient les droits qu'il peut avoir à son rang, c'est lui qui vous parle en ce moment, et par conséquent vous ne pouvez voir en lui un ennemi.
Le chasseur regarda Heyward avec un air de surprise, ôta son bonnet, et lui parla d'un ton moins libre qu'auparavant, quoique de manière à laisser apercevoir encore quelques doutes:
— On m'a assuré qu'un détachement devait partir du camp ce matin pour se rendre sur les bords du lac.
— On vous a dit la vérité; mais j'ai préféré prendre un chemin plus court, me fiant aux connaissances de l'Indien dont je vous ai parlé.
— Qui vous a trompé, qui vous a égaré, et qui vous a ensuite abandonné.
— Il n'a rien fait de tout cela. Du moins il ne m'a pas abandonné, car il est à quelques pas en arrière.
— Je serais charmé de le voir. Si c'est un véritable Iroquois, je puis le dire à son air de corsaire et à la manière dont il est peint.
À ces mots le chasseur passa derrière la jument du maître en psalmodie, dont le poulain profitait de cette halte pour mettre à contribution le lait de sa mère. Il entra dans le sentier, rencontra à quelques pas les deux dames, qui attendaient avec inquiétude le résultat de cette conférence, et qui n'étaient même pas sans appréhension. Un peu plus loin, le coureur indien avait le dos appuyé contre un arbre, et il soutint les regards pénétrants du chasseur avec le plus grand calme, mais d'un air si sombre et si sauvage qu'il suffisait pour inspirer la terreur.
Ayant fini son examen, le chasseur se retira. En repassant près des dames il s'arrêta un instant, comme pour admirer leur beauté, et répondit avec un air de satisfaction manifeste à l'inclination de tête qu'Alice accompagna d'un sourire agréable. En passant près de la jument qui allaitait son poulain, il fit encore une courte pause, cherchant à deviner qui pouvait être celui qui la montait. Enfin il retourna près d'Heyward.
— Un Mingo est un Mingo, lui dit-il en secouant la tête et en parlant avec précaution; et Dieu l'ayant fait tel, il n'est au pouvoir ni des Mohawks ni d'aucune autre peuplade de le changer. Si nous étions seuls, et que vous voulussiez laisser ce noble coursier à la merci des loups, je pourrais vous conduire moi-même à Édouard en une heure de temps; car il n'en faudrait pas davantage pour nous y rendre d'ici: mais ayant avec vous des dames comme celles que je viens de voir, c'est une chose impossible.
— Et pourquoi? elles sont fatiguées, mais elles sont encore en état de faire, quelques milles.
— C'est une chose physiquement impossible, répéta le chasseur du ton le plus positif. Je ne voudrais pas faire un mille dans ces bois après la nuit tombée, en compagnie avec ce coureur, pour le meilleur fusil qui soit dans les colonies. Il y a des Iroquois cachés dans cette forêt, et votre Mohawk bâtard sait trop bien où les trouver pour que je le prenne pour compagnon.
— Est-ce là votre opinion? dit Heyward en se baissant sur sa selle et en parlant à voix basse. J'avoue que moi-même je n'ai pas été sans soupçons, quoique j'aie tâché de les cacher et d'affecter de la confiance, pour ne pas effrayer mes compagnes. C'est parce que je me méfiais de lui que j'ai refusé de le suivre davantage, et que j'ai pris le parti de marcher en avant.
— Je n'ai eu besoin que de jeter les yeux sur lui pour m'assurer qu'il était un de ces bandits, dit le chasseur en appuyant un doigt sur ses lèvres en signe de circonspection. Le brigand est appuyé contre cet érable à sucre dont vous voyez les branches s'élever au-dessus des broussailles; sa jambe droite est avancée sur la même ligne que le tronc, et de l'endroit où je suis, je puis, ajouta-t-il en frappant légèrement sur son fusil, lui envoyer entre la cheville et le genou une balle qui le guérira de l'envie de rôder dans les bois pendant un grand mois. Si je retournais à lui, le rusé coquin se méfierait de quelque chose, et disparaîtrait à travers les arbres comme un daim effarouché.
— N'en faites rien, je n'y puis consentir; il est possible qu'il soit innocent: et pourtant si j'étais bien convaincu de sa trahison!…
— On ne risque pas de se tromper en regardant un Iroquois comme un traître, dit le chasseur en levant son fusil comme par un mouvement d'instinct.
— Arrêtez! s'écria Heyward: je n'approuve pas ce projet. Il faut en chercher quelque autre; et cependant j'ai tout lieu de croire que le coquin m'a trompé.
Le chasseur qui, obéissant au major, avait déjà renoncé au dessein de mettre le coureur hors d'état de courir, réfléchit un instant, et fit un geste qui fit arriver sur-le-champ à ses côtés ses deux compagnons rouges. Il leur parla avec vivacité en leur langue naturelle; et quoique ce fût à voix basse, ses gestes, qui se dirigeaient souvent vers le haut des branches de l'érable à sucre, indiquaient assez qu'il leur décrivait la situation de leur ennemi caché. Ils eurent bientôt compris les instructions qu'il leur donnait, et laissant leurs armes à feu, ils se séparèrent, firent un long détour, et entrèrent dans l'épaisseur du bois, chacun de son côté, avec tant de précaution qu'il était impossible d'entendre le bruit de leur marche.
— Maintenant allez le retrouver, dit le chasseur à Heyward, et donnez de l'occupation à ce bandit en lui parlant: ces deux Mohicans s'en empareront sans rien gâter à la peinture de son corps.
— Je m'en emparerai bien moi-même, dit Heyward avec fierté.
— Vous! Et que pourriez-vous faire à cheval contre un Indien dans les broussailles?
— Je mettrai pied à terre.
— Et croyez-vous que lorsqu'il verra un de vos pieds hors de l'étrier, il vous donnera le temps de dégager l'autre? Quiconque a affaire aux Indiens dans les bois doit faire comme eux, s'il veut réussir dans ce qu'il entreprend. Allez donc, parlez à ce coquin avec un air de confiance, et qu'il croie que vous pensez qu'il est le plus fidèle ami que vous ayez en ce monde.
Heyward se disposa à suivre ce conseil, quoique la nature du rôle qu'il allait jouer répugnât à son caractère de franchise. Cependant chaque moment lui persuadait de plus en plus que sa confiance aveugle et intrépide avait placé dans une situation très critique les deux dames qu'il était chargé de protéger. Le soleil venait déjà de disparaître, et les bois, privés de sa lumière[23], se couvraient de cette obscurité profonde qui lui rappelait que l'heure choisie ordinairement par le sauvage pour exécuter les projets atroces d'une vengeance sans pitié était sur le point d'arriver.
Excité par de si vives alarmes, il quitta le chasseur sans lui répondre, et celui-ci entra en conversation à voix haute avec l'étranger qui s'était joint le matin avec si peu de cérémonie à la compagnie du major. En passant près de ses compagnes, Heyward leur dit quelques mots d'encouragement, et vit avec plaisir qu'elles ne semblaient pas se douter que l'embarras dans lequel elles se trouvaient pût avoir d'autre cause qu'un accident fortuit. Les laissant croire qu'il s'occupait d'une consultation sur le chemin qu'ils devaient suivre, il avança encore, et arrêta son cheval devant l'arbre contre lequel le coureur était encore appuyé.
— Vous voyez, Magua, lui dit-il en tâchant de prendre un ton de confiance et de franchise, que voici la nuit tombante; et cependant nous ne sommes pas plus près de William-Henry que lorsque nous sommes partis du camp de Webb, au lever du soleil. Vous vous êtes trompé de chemin, et je n'ai pas eu plus de succès que vous. Mais heureusement j'ai rencontré un chasseur, que vous entendez causer maintenant avec notre chanteur; il connaît tous les sentiers et toutes les retraites de ces bois, et il m'a promis de nous conduire dans un endroit où nous pourrons nous reposer en sûreté jusqu'au point du jour.
— Est-il seul? demanda l'Indien en mauvais anglais, en fixant sur le major des yeux étincelants.
— Seul! répéta Heyward en hésitant, car il était trop novice dans l'art de la dissimulation pour pouvoir s'y livrer sans embarras; non, Magua, il n'est pas seul, puisque nous sommes avec lui.
— En ce cas, le Renard-Subtil s'en ira, dit le coureur en relevant avec le plus grand sang-froid une petite valise qu'il avait déposée à ses pieds, et les Visages-Pâles ne verront plus d'autres gens que ceux de leur propre couleur.
— S'en ira! Qui? Qui appelez-vous le Renard-Subtil?
— C'est le nom que ses pères canadiens ont donné à Magua, répondit le coureur d'un air qui montrait qu'il était fier d'avoir obtenu la distinction d'un surnom, quoiqu'il ignorât probablement que celui dont on l'avait gratifié n'était pas propre à lui assurer une réputation de droiture. La nuit est la même chose que le jour pour le Renard-Subtil quand Munro l'attend.
— Et quel compte le Renard-Subtil rendra-t-il des deux filles du commandant de William-Henry? osera-t-il dire au bouillant Écossais qu'il les a laissées sans guide, après avoir promis de leur en servir?
— La tête grise a la voix forte et le bras long; mais le Renard entendra-t-il l'une et sentira-t-il l'autre, quand il sera dans les bois?
— Mais que diront les Mohawks? ils lui feront des jupons, et l'obligeront à rester au wigwam[24] avec les femmes, car il ne leur paraîtra plus digne de figurer avec les hommes et parmi les guerriers.
— Le Renard connaît le chemin des grands lacs; et il est en état de retrouver les os de ses pères.
— Allons, Magua, allons; ne sommes-nous pas amis? pourquoi y aurait-il une altercation entre nous? Munro vous a promis une récompense pour vos services, et je vous en promets une autre quand vous aurez achevé de nous les rendre. Reposez vos membres fatigués, ouvrez votre valise, et mangez un morceau. Nous avons peu de temps à perdre; quand ces dames seront un peu reposées, nous nous remettrons en route.
— Les Visages-Pâles sont les chiens de leurs femmes, murmura l'Indien en sa langue naturelle; et quand elles ont envie de manger, il faut que leurs guerriers quittent le tomahawk pour nourrir leur paresse.
— Que dites-vous, le Renard?
— Le Renard dit: C'est bon. L'Indien leva les yeux sur Heyward avec une attention marquée; mais, rencontrant ses regards, il détourna la tête, s'assit par terre avec nonchalance, ouvrit sa valise, en tira quelques provisions, et se mit à manger, après avoir jeté autour de lui un coup d'oeil de précaution.
— C'est bien, dit le major; le Renard aura des forces et de bons yeux pour retrouver le chemin demain matin. Il se tut un instant en entendant dans le lointain un bruit léger de feuillages agités; mais, sentant la nécessité de distraire l'attention du sauvage, il ajouta sur-le-champ: — Il faudra nous mettre en route avant le lever du soleil, sans quoi Montcalm pourrait se trouver sur notre passage, et nous boucher le chemin du fort.
Pendant qu'il parlait ainsi, la main de Magua tomba sur sa cuisse; quoique ses yeux fussent fixés sur la terre, sa tête était tournée de côté, ses oreilles même semblaient se dresser; il était dans une immobilité complète; en un mot, tout son extérieur était celui d'une statue représentant l'attention.
Heyward, qui surveillait tous ses mouvements avec vigilance, dégagea doucement son pied droit de l'étrier, et avança la main vers la peau d'ours qui couvrait ses pistolets d'arçon, dans l'intention d'en prendre un; mais ce projet fut déjoué par la vigilance du coureur, dont les yeux, sans se fixer sur rien, et sans mouvement apparent, semblaient tout voir en même temps. Tandis qu'il hésitait sur ce qu'il avait à faire, l'Indien se leva doucement et avec tant de précaution, que ce mouvement ne causa pas le moindre bruit. Heyward sentit alors qu'il devenait urgent de prendre un parti, et, passant une jambe par-dessus sa selle, il descendit de cheval, déterminé à retenir de force son perfide compagnon, et comptant sur sa vigueur pour y réussir. Cependant, pour ne pas lui donner l'alarme, il conserva encore un air de calme et de confiance.
— Le Renard-Subtil ne mange pas, dit-il en lui donnant le nom qui paraissait flatter davantage la vanité de l'Indien; son grain n'a- t-il pas été bien apprêté? il a l'air trop sec. Veut-il me permettre de l'examiner?
Magua le laissa porter la main dans sa valise, et souffrit même qu'elle touchât la sienne, sans montrer aucune émotion, sans rien changer à son attitude d'attention profonde. Mais quand il sentit les doigts du major remonter doucement le long de son bras nu, il le renversa d'un grand coup dans l'estomac, sauta par-dessus son corps, et en trois bonds s'enfonça dans l'épaisseur de la forêt du côté opposé, en poussant un cri perçant. Un instant après, Chingachgook arriva sans bruit comme un spectre, et s'élança à la poursuite du fuyard; un grand cri d'Uncas sembla annoncer qu'il l'avait aperçu; un éclair soudain illumina un moment la forêt, et la détonation qui le suivit prouva que le chasseur venait de tirer un coup de fusil.
Chapitre V
Ce fut dans une nuit semblable que Thishé craintive foula aux pieds la rosée des champs et aperçut l'ombre du lion.
Shakespeare. Le Marchand de Venise.
La fuite soudaine de son guide, les cris de ceux qui le poursuivaient, le coup qu'il avait reçu, l'explosion inattendue qu'il venait d'entendre, tout contribua à jeter le major Heyward dans une stupeur qui le tint dans l'inaction quelques instants. Se rappelant alors combien il était important de s'assurer de la personne du fugitif, il s'élança dans les broussailles pour courir sur ses traces. Mais à peine avait-il fait trois cents pas, qu'il rencontra ses trois compagnons qui avaient déjà renoncé à une poursuite inutile.
— Pourquoi vous décourager si promptement? s'écria-t-il; le misérable doit être caché derrière quelqu'un de ces arbres, et nous pouvons encore nous en rendre maîtres. Nous ne sommes pas en sûreté s'il reste en liberté.
— Voulez-vous charger un nuage de donner la chasse au vent? demanda le chasseur d'un ton mécontent; j'ai entendu le bandit se glisser à travers les feuilles comme un serpent noir, et l'ayant entrevu un instant près du gros pin que voici, j'ai lâché mon coup à tout hasard, mais je n'ai pas réussi. Et cependant si tout autre que moi avait tiré sur ce chien, j'aurais dit qu'il n'avait pas mal ajusté: personne ne niera que je n'aie de l'expérience à cet égard, et que je ne doive m'y connaître. Regardez ce sumac, il porte quelques feuilles rouges, et cependant nous ne sommes pas encore dans la saison où elles doivent avoir cette couleur.
— C'est du sang! c'est celui de Magua! Il est blessé, il est possible qu'il soit tombé à quelques pas.
— Non, non, ne le croyez pas. Je n'ai fait qu'effleurer le cuir, et l'animal n'en a couru que plus vite. Quand une balle ne fait qu'une égratignure à la peau, elle produit le même effet qu'un coup d'éperon donné à un cheval, et cet effet est d'accélérer le mouvement. Mais quand elle pénètre dans les chairs, le gibier, après un ou deux bonds, tombe ordinairement, que ce soit un daim ou un Indien.
— Mais pourquoi renoncer à la poursuite? Nous sommes quatre contre un homme blessé.
— Êtes-vous donc las de vivre? ce diable rouge vous attirerait jusque sous les tomahawks de ses camarades pendant que vous vous échaufferiez à sa poursuite. Pour un homme qui s'est si souvent endormi en entendant pousser le cri de guerre, j'ai agi inconsidérément en lâchant un coup de fusil dont le bruit a pu être entendu de quelque embuscade. Mais c'était une tentation si naturelle! Allons, mes amis, il ne faut pas rester plus longtemps dans ces environs, et il faut en déguerpir de manière à donner le change au plus malin Mingo, ou nos chevelures sécheront demain en plein air en face du camp de Montcalm.
Cet avis effrayant que le chasseur donna du ton d'un homme qui comprenait parfaitement toute l'étendue du danger, mais avait tout le courage nécessaire pour le braver, rappela cruellement au souvenir d'Heyward les deux belles compagnes qu'il s'était chargé de protéger, et qui ne pouvaient avoir d'espoir qu'en lui. Jetant les yeux autour de lui, et faisant de vains efforts pour percer les ténèbres qui s'épaississaient sous la voûte de la forêt, il se désespérait en songeant qu'éloignées de tout secours humain, deux jeunes personnes seraient peut-être bientôt à la merci de barbares qui, comme les animaux féroces, attendaient la nuit pour porter à leurs victimes des coups plus sûrs et plus dangereux. Son imagination exaltée, trompée par le peu de clarté qui restait encore, changeait en fantômes effrayants, tantôt un buisson que le vent agitait, tantôt un tronc d'arbre renversé par les ouragans. Vingt fois il crut voir les horribles figures des sauvages se montrant entre les branches, et épiant tous les mouvements de la petite troupe. Levant alors les yeux vers le ciel, il vit que quelques légers nuages, auxquels le soleil couchant avait donné une teinte de rose, perdaient déjà leur couleur; et le fleuve qui coulait au bas de la colline ne se distinguait plus que parce que son lit faisait contraste avec les bois épais qui le bordaient des deux côtés.
— Quel parti prendre? s'écria-t-il enfin, cédant aux inquiétudes qui le tourmentaient dans un danger si pressant; ne m'abandonnez pas, pour l'amour du ciel! défendez les malheureuses femmes que j'accompagne, et fixez vous-même à ce service tel prix qu'il vous plaira.
Ses compagnons, qui conversaient entre eux dans la langue des Indiens, ne firent pas attention à cette prière aussi fervente que subite. Quoiqu'ils parlassent à voix basse et avec précaution, Heyward, en s'approchant d'eux, reconnut la voix du jeune homme qui répondait avec chaleur et véhémence à quelques mots que son père venait de prononcer d'un ton plus calme. Il était évident qu'ils discutaient quelque projet qui concernait la sûreté des voyageurs. Ne pouvant supporter l'idée d'un délai que son imagination inquiète lui représentait comme pouvant faire naître de nouveaux périls, il s'avança vers le groupe dans l'intention de faire d'une manière encore plus précise les offres d'une récompense généreuse. En ce moment le chasseur, faisant un geste de la main, comme pour annoncer qu'il cédait un point contesté, s'écria en anglais, comme par forme de monologue:
— Uncas a raison. Ce ne serait pas agir en homme que d'abandonner à leur destin deux pauvres femmes sans défense, quand même nous devrions perdre pour toujours notre refuge ordinaire. — Monsieur, ajouta-t-il en s'adressant au major qui arrivait, si vous voulez protéger ces tendres boutons contre la fureur des plus terribles ouragans, nous n'avons pas un moment à perdre, et il faut vous armer de toute votre résolution.
— Vous ne pouvez douter de mes sentiments, et j'ai déjà offert…
— Offrez vos prières à Dieu, qui seul peut nous accorder assez de prudence pour tromper la malignité des démons que cache cette forêt; mais dispensez-vous de vos offres d'argent. Nous ne vivrons peut-être pas assez longtemps, vous pour tenir de pareilles promesses, et nous pour en profiter. Ces deux Mohicans et moi nous ferons tout ce que l'homme peut faire pour sauver ces deux tendres fleurs, qui, quelque douces qu'elles soient, ne furent jamais créées pour le désert. — Oui, nous les défendrons, et sans attendre d'autre récompense que celle que Dieu accorde toujours à ceux qui font le bien. Mais d'abord il faut nous promettre deux choses, tant pour vous que pour vos amis, sans quoi, au lieu de vous servir, nous pourrions nous nuire à nous-mêmes.
— Quelles sont-elles?
— La première, c'est d'être silencieux comme ces bois, quoi qu'il puisse arriver. La seconde, c'est de ne jamais faire connaître à qui que ce soit l'endroit où nous allons vous conduire.
— Je me soumets à ces deux conditions; et autant qu'il est en mon pouvoir, je les ferai observer par mes compagnons.
— En ce cas, suivez-moi, car nous perdons un temps qui est aussi précieux que le sang que perd un daim blessé.
Malgré l'obscurité croissante de la nuit, Heyward distingua le geste d'impatience que fit le chasseur en reprenant sa marche rapide, et il s'empressa de le suivre pas à pas. En arrivant à l'endroit où il avait laissé les deux dames qui l'attendaient avec une impatience mêlée d'inquiétude, il leur apprit brièvement les conditions imposées par le nouveau guide, et leur fit sentir la nécessité de garder le silence, et d'avoir assez d'empire sur elles-mêmes pour retenir toute exclamation que la crainte pourrait vouloir leur arracher.
Cet avis était assez alarmant par lui-même, et elles ne l'entendirent pas sans une secrète terreur.
Cependant l'air d'assurance et d'intrépidité du major, aidé peut- être par la nature du danger, leur donna du courage, et les mit en état, du moins à ce qu'elles crurent, de supporter les épreuves inattendues auxquelles il était possible qu'elles fussent bientôt soumises. Sans répondre un seul mot, et sans un instant de délai, elles souffrirent que le major les aidât à descendre de cheval; puis Heyward, prenant les deux chevaux en laisse, marcha en avant, suivi de ses deux compagnes, et arriva au bout de quelques instants sur le bord de la rivière, où le chasseur était déjà réuni avec les deux Mohicans et le maître en psalmodie.
— Et que faire de ces créatures muettes? dit le chasseur qui semblait seul chargé de la direction des mouvements de toute la troupe; leur couper la gorge et les jeter ensuite dans la rivière, ce serait encore perdre bien du temps; et les laisser ici, ce serait avertir les Mingos qu'ils n'ont pas bien loin à aller pour trouver leurs maîtres.
— Jetez-leur la bride sur le cou, et chassez-les dans la forêt, dit le major.
— Non; il vaut mieux donner le change à ces bandits, et leur faire croire qu'il faut qu'ils courent aussi vite que des chevaux s'ils veulent attraper leur proie. Ah! Chingachgook, qu'entends-je dans les broussailles?
— C'est ce coquin de poulain qui arrive.
— Il faut que le poulain meure, dit le chasseur en saisissant la crinière de l'animal; et celui-ci lui ayant échappé: Uncas, ajouta-t-il, une flèche!
— Arrêtez! s'écria à haute voix le propriétaire de l'animal condamné, sans faire attention que ses compagnons ne parlaient qu'à voix basse; épargnez l'enfant de Miriam; c'est le beau rejeton d'une mère fidèle; il est incapable de nuire à personne volontairement.
— Quand les hommes luttent pour conserver la vie que Dieu leur a donnée, les jours de leurs semblables même ne paraissent pas plus précieux que ceux des animaux des forêts. Si vous prononcez encore un mot, je vous laisse à la merci des Maquas: — Une flèche, Uncas, et tirez à bout portant; nous n'avons pas le temps d'un second coup.
Il parlait encore, que le poulain blessé se dressa sur ses jambes de derrière, pour retomber aussitôt sur ses genoux de devant. Il faisait un effort pour se relever, quand Chingachgook lui enfonça son couteau dans la gorge aussi vite que la pensée, et le précipita ensuite dans la rivière.
Cet acte de cruauté apparente, mais de véritable nécessité, fit sentir mieux que jamais aux voyageurs dans quel péril ils se trouvaient, et l'air de résolution calme de ceux qui avaient été les acteurs de cette scène porta dans leur âme une nouvelle impression de terreur. Les deux soeurs se serrèrent l'une contre l'autre en frémissant, et Heyward, mettant la main comme par instinct sur un de ses pistolets qu'il avait passés dans sa ceinture en descendant de cheval, se plaça entre elles et ces ombres épaisses qui semblaient jeter un voile impénétrable sur les profondeurs de la forêt.
Cependant les deux Indiens ne perdirent pas un instant, et prenant les chevaux par la bride, ils les forcèrent à entrer dans le lit de la rivière.
À quelque distance du rivage ils firent un détour, et furent bientôt cachés par la hauteur de la rive, le long de laquelle ils marchaient dans une direction opposée au cours de l'eau.
Pendant ce temps, le chasseur mettait à découvert un canot d'écorce caché sous un buisson dont les longues branches formaient une sorte de voûte sur la surface de l'eau, après quoi il fit signe aux deux dames d'y entrer. Elles obéirent en silence, non sans jeter un regard de frayeur derrière elles du côté du bois, qui ne paraissait plus qu'une barrière noire étendue le long des rives du fleuve.
Dès que Cora et Alice furent assises, le chasseur fit signe au major d'entrer comme lui dans la rivière, et chacun d'eux poussant un côté de la barque fragile, ils la firent remonter contre le courant, suivis par le propriétaire consterné du poulain mort. Ils avancèrent ainsi quelque temps dans un silence qui n'était interrompu que par le murmure des eaux et le léger bruit que faisait la nacelle en les fendant. Le major ne faisait rien que d'après les signes de son guide, qui tantôt se rapprochait du rivage, tantôt s'en éloignait, suivant qu'il voulait éviter des endroits où l'eau était trop basse pour que la nacelle pût y passer, où trop profonde pour qu'un homme pût y marcher sans risquer d'être entraîné. De temps en temps il s'arrêtait, et au milieu du silence profond que le bruit croissant de la chute d'eau rendait encore plus solennel, il écoutait avec attention si nul son ne sortait des forêts endormies. Quand il s'était assuré que tout était tranquille, et que ses sens exercés ne lui rapportaient aucun indice de l'approche des ennemis qu'il craignait, il se remettait en marche lentement et avec précaution.
Enfin, ils arrivèrent à un endroit où l'oeil toujours aux aguets du major découvrit à peu de distance un groupe d'objets noirs, sur un point où la hauteur de la rive ensevelissait la rivière dans une obscurité profonde. Ne sachant s'il devait avancer, il montra du doigt à son compagnon l'objet qui l'inquiétait.
— Oui, oui, dit le chasseur avec calme: les Indiens ont caché les animaux avec leur jugement naturel. L'eau ne garde aucune trace du passage, et l'obscurité d'un tel trou rendrait aveugle un hibou.
Ils ne tardèrent pas à arriver à ce point, et toute la troupe se trouvant réunie, une autre consultation eut lieu entre le chasseur et les deux Mohicans. Pendant ce temps, ceux dont la destinée dépendait de la bonne foi et de l'intelligence de ces habitants des bois, eurent le loisir d'examiner leur situation plus en détail.
La rivière était resserrée en cet endroit entre des rochers escarpés, et la cime de l'un d'eux s'avançait jusqu'au-dessus du point où le canot était arrêté. Tous ces rochers étant couverts de grands arbres, on aurait dit qu'elle coulait sous une voûte, ou dans un ravin étroit et profond. Tout l'espace situé entre ces rochers couverts d'arbres dont la cime se dessinait faiblement sur l'azur du firmament, était rempli d'épaisses ténèbres; derrière eux, la vue était bornée par un coude que faisait la rivière, et l'on n'apercevait que la ligne noire des eaux. Mais en face, et à ce qu'il paraissait à peu de distance, l'eau semblait tomber du ciel pour se précipiter dans de profondes cavernes, avec un bruit qui se faisait entendre bien loin dans les bois. C'était un lieu qui semblait consacré à la retraite et à la solitude, et les deux soeurs, en contemplant les beautés de ce site à la fois gracieux et sauvage, respirèrent plus librement, et commencèrent à se croire plus en sûreté. Les chevaux avaient été attachés à quelques arbres qui croissaient dans les fentes des rochers; et ils devaient y rester toute la nuit les jambes dans l'eau. Un mouvement général qui eut lieu alors parmi les conducteurs ne permit pas aux voyageurs d'admirer davantage les charmes que la nuit prêtait à cet endroit. Le chasseur fit placer Heyward, ses deux compagnes et le maître de chant à l'un des bouts du canot, et prit possession de l'autre, aussi ferme que s'il eût été sur le gaillard d'arrière d'un vaisseau de ligne. Les deux Indiens retournèrent à l'endroit qu'ils avaient quitté pour les accompagner jusqu'au canot, et le chasseur, appuyant une longue perche contre une pointe de rocher, donna à sa nacelle une impulsion qui la porta au milieu de la rivière. La lutte entre le courant rapide et la frêle barque qui le remontait fut pénible pendant quelques minutes, et l'événement en paraissait douteux. Ayant reçu l'ordre de ne pas changer de place et de ne faire aucun geste, de crainte que le moindre mouvement ne fît chavirer le canot, les passagers osaient à peine respirer, et regardaient en tremblant l'eau menaçante. Vingt fois ils se crurent sur le point d'être engloutis; mais l'adresse du pilote expérimenté triomphait toujours. Un vigoureux effort, un effort désespéré, à ce que pensèrent les deux soeurs, termina cette navigation pénible. À l'instant où Alice se couvrait les yeux par un instinct de terreur, convaincue qu'ils allaient être entraînés dans le tourbillon qui bouillonnait au pied de la cataracte, la barque s'arrêtait près d'une plate-forme de rocher dont la surface ne s'élevait qu'à deux pouces au-dessus de l'eau.
— Où sommes-nous, et que nous reste-t-il à faire? demanda Heyward, voyant que le chasseur ne faisait plus usage ni des rames ni de l'aviron.
— Vous êtes au pied du Glenn, lui répondit le batteur d'estrade parlant tout haut, et ne craignant plus que sa voix s'entendit au loin, au milieu du vacarme de la cataracte; et ce qui nous reste à faire, c'est de débarquer avec précaution, de peur de faire chavirer le canot, car vous suivriez la même route que vous venez de faire, et d'une manière moins agréable, quoique plus prompte. La rivière est dure à remonter quand les eaux sont hautes, et, en conséquence, cinq personnes sont trop pour une pauvre barque qui n'est composée que d'écorce et de gomme. Allons, montez sur le rocher, et j'irai chercher les deux Mohicans avec le daim qu'ils n'ont pas oublié de charger sur un des chevaux. Autant vaudrait abandonner sa chevelure au couteau des Mingos que de jeûner au milieu de l'abondance.
Ses passagers ne se firent pas presser pour obéir à ses ordres. À peine le dernier pied était-il posé sur le rocher, que la barque s'éloigna avec la rapidité d'une flèche. On vit un instant la grande taille du chasseur, qui semblait glisser sur les ondes, puis il disparut dans l'obscurité.
Privés de leur guide, les voyageurs ne savaient ce qu'ils devaient faire; ils n'osaient même s'avancer sur le rocher, de crainte qu'un faux pas fait dans les ténèbres ne les précipitât dans une de ces profondes cavernes où l'eau s'engloutissait avec bruit à droite et à gauche. Leur attente ne fut pourtant pas longue: aidé par les deux Mohicans, le chasseur reparut bientôt avec le canot, et il fut de retour auprès de la plate-forme en moins de temps que le major ne calculait qu'il lui en faudrait pour rejoindre ses compagnons.
— Nous voici maintenant dans un fort, avec bonne garnison, et munis de provisions, s'écria Heyward d'un ton encourageant, et nous pouvons braver Montcalm et ses alliés. Dites-moi, ma brave sentine, pouvez-vous voir ou entendre d'ici quelqu'un de ceux que vous appelez Iroquois?
— Je les appelle Iroquois, parce que je regarde comme ennemi tout naturel qui parle une langue étrangère, quoiqu'il prétende servir le roi. Si Webb veut trouver de l'honneur et de la bonne foi dans des Indiens, qu'il fasse venir les peuplades des Delawares, et qu'il renvoie ses avides Mohawks, ses perfides Onéidas, et six nations de coquins, au fond du Canada, où tous ces brigands devraient être.
— Ce serait changer des amis belliqueux pour des alliés inutiles. J'ai entendu dire que les Delawares ont déposé le tomahawk, et ont consenti à porter le nom de femmes[25]!
— Oui, à la honte éternelle des Hollandais et des Iroquois, qui ont dû employer le secours du diable pour les déterminer à un pareil traité! mais je les ai connus vingt ans, et j'appellerai menteur quiconque dira que le sang qui coule dans les veines d'un Delaware est le sang d'un lâche. Vous avez chassé leurs peuplades du bord de la mer, et après cela vous voudriez croire ce que disent leurs ennemis, afin de vous mettre la conscience en repos et dormir paisiblement. — Oui, oui, tout Indien qui ne parle pas la langue des Delawares est pour moi un Iroquois, n'importe que sa peuplade ait ses villages[26] dans York ou dans le Canada.
Le major s'apercevant que l'attachement inébranlable du chasseur à la cause de ses amis, les Delawares et les Mohicans, car c'étaient deux branches de la même peuplade, paraissait devoir prolonger une discussion inutile, changea adroitement le sujet de la conversation.
— Qu'il y ait eu un traité à ce sujet, ou non, dit-il, je sais parfaitement que vos deux compagnons actuels sont des guerriers aussi braves que prudents. Ont-ils vu ou entendu quelqu'un de nos ennemis?
— Un Indien est un homme qui se fait sentir avant de se laisser voir, répondit le chasseur en jetant nonchalamment par terre le daim qu'il portait sur ses épaules; je me fie à d'autres signes que ceux qui peuvent frapper les yeux, quand je me trouve dans le voisinage des Mingos.
— Vos oreilles vous ont-elles appris qu'ils aient découvert notre retraite?
— J'en serais bien fâché, quoique nous soyons dans un lieu où l'on pourrait soutenir une bonne fusillade. Je ne nierai pourtant pas que les chevaux n'aient tremblé lorsque je passais près d'eux tout à l'heure, comme s'ils eussent senti le loup; et un loup est un animal qui rôde souvent à la suite d'une troupe d'Indiens, dans l'espoir de profiter des restes de quelque daim tué par les sauvages.
— Vous oubliez celui qui est à vos pieds, et dont l'odeur a pu également attirer les loups. Vous ne songez pas au poulain mort.
— Pauvre Miriam! s'écria douloureusement le maître de chant, ton enfant était prédestiné à devenir la proie des bêtes farouches? Élevant alors la voix au milieu du tumulte des eaux, il chanta la strophe suivante:
«Il frappa le premier-né de l'Égypte, les premiers-nés de l'homme et ceux de la bête: ô Égypte! quels miracles éclatèrent au milieu de toi sur Pharaon et ses serviteurs!»
— La mort de son poulain lui pèse sur le coeur, dit le chasseur; mais c'est un bon signe de voir un homme attaché aux animaux qui lui appartiennent. Mais puisqu'il croit à la prédestination, il se dira que ce qui est arrivé devait arriver, et avec cette consolation il reconnaîtra qu'il était juste d'ôter la vie à une créature muette pour sauver celle d'êtres doués de raison. — Au surplus ce que vous disiez des loups peut être vrai, et c'est une raison de plus pour dépecer ce daim sur-le-champ, et en jeter les issues dans la rivière, sans quoi nous aurions une troupe de loups hurlant sur les rochers, comme pour nous reprocher chaque bouchée que nous avalerions; et quoique la langue des Delawares soit comme un livre fermé pour les Iroquois, les rusés coquins ont assez d'instinct pour comprendre la raison qui fait hurler un loup.
Tout en faisant ces observations, le chasseur préparait tout ce qui lui était nécessaire pour la dissection du daim. En finissant de parler, il quitta les voyageurs, et s'éloigna, accompagné des deux Mohicans, qui semblaient comprendre toutes ses intentions sans qu'il eût besoin de les leur expliquer. Tous les trois disparurent tour à tour, semblant s'évanouir devant la surface d'un rocher noir qui s'élevait à quelques toises du bord de l'eau.
Chapitre VI
Ces chants qui jadis étaient si doux à Sion, il en choisit judicieusement quelques-uns, et d'un air solennel: Adorons le Seigneur, dit-il.
Burns.
Heyward et ses deux compagnes virent ce mouvement mystérieux avec une inquiétude secrète; car quoique la conduite de l'homme blanc ne leur eût donné jusqu'alors aucun motif pour concevoir des soupçons, son équipement grossier, son ton brusque et hardi, l'antipathie prononcée qu'il montrait pour les objets de sa haine, le caractère inconnu de ses deux compagnons silencieux, étaient autant de causes qui pouvaient faire naître la méfiance dans des esprits que la trahison d'un guide indien avait remplis si récemment d'une juste alarme.
Le maître de chant semblait seul indifférent à tout ce qui se passait. Il s'était assis sur une pointe de rocher, et paraissait absorbé dans des réflexions qui n'étaient pas d'une nature agréable, à en juger par les soupirs qu'il poussait à chaque instant. Bientôt on entendit un bruit sourd, comme si quelques personnes parlaient dans les entrailles de la terre, et tout à coup une lumière frappant les yeux des voyageurs, leur dévoila les secrets de cette retraite.
À l'extrémité d'une caverne profonde, creusée dans le rocher, et dont la longueur paraissait encore augmentée par la perspective et par la nature de la lumière qui y brillait, était assis le chasseur, tenant en main une grosse branche de pin enflammée. Cette lueur vive, tombant en plein sur sa physionomie basanée et ses vêtements caractéristiques, donnait quelque chose de pittoresque à l'aspect d'un individu qui, vu à la clarté du jour, aurait encore attiré les regards par son costume étrange, la raideur de membres qui semblaient être de fer, et le mélange singulier de sagacité, de vigilance et de simplicité, que ses traits exprimaient tour à tour.
À quelques pas en avant de lui était Uncas, que sa position et sa proximité permettaient de distinguer complètement. Les voyageurs regardèrent avec intérêt la taille droite et souple du jeune Mohican, dont toutes les attitudes et tous les mouvements avaient une grâce naturelle. Son corps était plus couvert qu'à l'ordinaire par un vêtement de chasse, mais on voyait briller son oeil noir, fier et intrépide, quoique doux et calme. Ses traits bien dessinés offraient le teint rouge de sa nation dans toute sa pureté; son front élevé était plein de dignité, et sa tête noble ne présentait à la vue que cette touffe de cheveux que les sauvages conservent par bravoure, et comme pour défier leurs ennemis de la leur enlever.
C'était la première fois que Duncan Heyward et ses compagnes avaient eu le loisir d'examiner les traits prononcés de l'un des deux Indiens qu'ils avaient rencontrés si à propos, et ils se sentirent soulagés du poids accablant de leur inquiétude en voyant l'expression fière et déterminée, mais franche et ouverte, de la physionomie du jeune Mohican. Ils sentirent qu'ils pouvaient avoir devant les yeux un être plongé dans la nuit de l'ignorance, mais non un perfide plein de ruses se consacrant volontairement à la trahison. L'ingénue Alice le regardait avec la même admiration qu'elle aurait accordée à une statue grecque ou romaine qu'un miracle aurait appelée à la vie; et Heyward, quoique accoutumé à voir la perfection des formes qu'on remarque souvent chez les sauvages que la corruption n'a pas encore atteints, exprima ouvertement sa satisfaction.
— Je crois, lui répondit Alice que je dormirais tranquillement sous la garde d'une sentinelle aussi généreuse et aussi intrépide que le paraît ce jeune homme. Bien certainement, Duncan, ces meurtres barbares, ces scènes épouvantables de torture, dont nous avons tant entendu parler, dont nous avons lu tant d'horribles relations, ne se passent jamais en présence de semblables êtres.
— C'est certainement un rare exemple des qualités que ce peuple possède, répondit le major; et je pense comme vous qu'un tel front et de tels yeux sont faits pour intimider des ennemis plutôt que pour tromper des victimes. Mais ne nous trompons pas nous-mêmes en attendant de ce peuple d'autres vertus que celles qui sont à la portée des sauvages. Les brillants exemples de grandes qualités ne sont que trop rares chez les chrétiens; comment seraient-ils plus fréquents chez les Indiens? Espérons pourtant, pour l'honneur de la nature humaine, qu'on peut aussi en rencontrer chez eux, que ce jeune Mohican ne trompera pas nos pressentiments, et qu'il sera pour nous tout ce que son extérieur annonce, un ami brave et fidèle.
— C'est parler comme il convient au major Heyward, dit Cora. En voyant cet enfant de la nature, qui pourrait songer à la couleur de sa peau?
Un silence de quelques instants, et dans lequel il paraissait entrer quelque embarras, suivit cette remarque caractéristique. Il fut interrompu par la voix du chasseur, qui criait aux voyageurs d'entrer dans la caverne.
— Le feu commence à donner trop de clarté, leur dit-il quand ils furent entrés, et elle pourrait amener les Mingos sur nos traces. Uncas, baissez la couverture, et que ces coquins n'y voient que du noir. Nous n'aurons pas un souper tel qu'un major des Américains royaux aurait droit de l'attendre, mais j'ai vu des détachements de ce corps se trouver très contents de manger de la venaison toute crue et sans assaisonnement[27]. Ici nous avons du moins, comme vous le voyez, du sel en abondance, et voilà du feu qui va nous faire d'excellentes grillades. Voilà des branches de sassafras sur lesquelles ces dames peuvent s'asseoir. Ce ne sont pas des sièges aussi brillants que leurs fauteuils d'acajou; ils ne sont pas garnis de coussins rembourrés, mais ils exhalent une odeur douce et suave[28]. Allons, l'ami, ne songez plus au poulain; c'était une créature innocente qui n'avait pas encore beaucoup souffert: sa mort lui épargnera la gêne de la selle et la fatigue des jambes.
Uncas fit ce qui lui avait été ordonné, et quand OEil-de-Faucon eut cessé de parler, on n'entendit plus que le bruit de la cataracte, qui ressemblait à celui d'un tonnerre lointain.
— Sommes-nous en sûreté dans cette caverne? demanda Heyward. N'y a-t-il nul danger de surprise? Un seul homme armé se plaçant à l'entrée nous tiendrait à sa merci.
Une grande figure semblable à un spectre sortit du fond obscur de la caverne, s'avança derrière le chasseur, et prenant dans le foyer un tison enflammé, l'éleva en l'air pour éclairer le fond de cet antre. À cette apparition soudaine, Alice poussa un cri de terreur, et Cora même se leva précipitamment; mais un mot d'Heyward les rassura en leur apprenant que celui qu'elles voyaient était leur ami Chingachgook. L'Indien, levant une autre couverture, leur fit voir que la caverne avait une seconde issue, et, sortant avec sa torche, il traversa ce qu'on pourrait appeler une crevasse des rochers, à angle droit avec la grotte dans laquelle ils étaient, mais n'étant couverte que par la voûte des cieux, et aboutissant à une autre caverne à peu près semblable à la première.
— On ne prend pas de vieux renards comme Chingachgook et moi dans un terrier qui n'a qu'une entrée, dit le chasseur en riant. Vous pouvez voir maintenant si la place est bonne. Le rocher est d'une pierre calcaire, et tout le monde sait qu'elle est bonne et douce, de sorte qu'elle ne fait pas un trop mauvais oreiller quand les broussailles et le bois de sapin sont rares. Eh bien! la cataracte tombait autrefois à quelques pas de l'endroit où nous sommes, et elle formait une nappe d'eau aussi belle et aussi régulière qu'on puisse en voir sur tout l'Hudson. Mais le temps est un grand destructeur de beauté, comme ces jeunes dames ont encore à l'apprendre, et la place est bien changée. Les rochers sont pleins de crevasses, et la pierre en est plus molle à certains endroits que dans d'autres; de sorte que l'eau y a pénétré, y a formé des creux, a reculé en arrière, s'est frayé un nouveau chemin, et s'est divisée en deux chutes qui n'ont plus ni forme ni régularité.
— Et dans quelle partie de ces rochers sommes-nous? demanda le major.
— Nous sommes près de l'endroit où la Providence avait d'abord placé les eaux, mais où, à ce qu'il paraît, elles ont été trop rebelles pour rester. Trouvant le rocher moins dur des deux côtés, elles l'ont percé pour y passer, après nous avoir creusé ces deux trous pour nous cacher, et ont laissé à sec le milieu de la rivière.
— Nous sommes donc dans une île?
— Oui; ayant une chute d'eau de chaque côté, et la rivière par devant et par derrière. Si nous avions la lumière du jour, je vous engagerais à monter sur le rocher pour vous faire voir la perversité de l'eau. Elle tombe sans règle et sans méthode. Tantôt elle saute, tantôt elle se précipite; ici elle se glisse, là elle s'élance; dans un endroit elle est blanche comme la neige, dans un autre elle est verte comme l'herbe; d'un côté elle forme des torrents qui semblent vouloir entrouvrir la terre; d'un autre, elle murmure comme un ruisseau et a la malice de former des tourbillons, pour user la pierre comme si ce n'était que de l'argile. Tout l'ordre de la rivière a été dérangé. À deux cents toises d'ici, en remontant, elle coule paisiblement, comme si elle voulait être fidèle à son ancien cours; mais alors les eaux se séparent, et vont battre leurs rives à droite et à gauche; elles semblent même regarder en arrière, comme si c'était à regret qu'elles quittent le désert pour aller se mêler avec l'eau salée. Oui, Madame, ce tissu aussi fin qu'une toile d'araignée, que vous portez autour du cou, n'est qu'un filet à prendre du poisson auprès des dessins délicats que la rivière trace en certains endroits sur le sable, comme si, ayant secoué le joug, elle voulait essayer toutes sortes de métiers. Et que lui en revient-il cependant? Après avoir fait ses fantaisies quelques instants, comme un enfant entêté, la main qui l'a faite la force à sauter le pas; ses eaux se réunissent, et elle va paisiblement se perdre dans la mer, où il a été ordonné de tout temps qu'elle se perdrait.
Quoique les voyageurs entendissent avec plaisir une description du Glenn[29] faite avec tant de simplicité, et qui les portait à croire qu'ils se trouvaient en lieu de sûreté, ils n'étaient pas disposés à apprécier les agréments de cette caverne aussi favorablement qu'OEil-de-Faucon. D'ailleurs leur situation ne leur permettait guère de chercher à approfondir toutes les beautés naturelles de cet endroit; et comme le chasseur, tout en leur parlant, n'avait interrompu ses opérations de cuisine que pour leur indiquer avec une fourchette cassée dont il se servait, la direction de quelques parties du fleuve rebelle, ils ne furent pas fâchés que la péroraison de son discours fût consacrée à leur annoncer que le souper était prêt.
Les voyageurs, qui n'avaient rien pris de la journée, avaient grand besoin de ce repas, et, quelque simple qu'il fût, ils y firent honneur. Uncas se chargea de pourvoir à tous les besoins des dames, et il leur rendit tous les petits services qu'il était en son pouvoir, avec un mélange de grâce et de dignité qui amusa beaucoup Heyward, car il n'ignorait pas que c'était une innovation aux usages des Indiens, qui ne permettent pas aux guerriers de s'abaisser à aucuns travaux domestiques, et surtout en faveur de leurs femmes. Cependant, comme les droits de l'hospitalité étaient sacrés parmi eux, cette violation des coutumes nationales et cet oubli de la dignité masculine ne donnèrent lieu à aucun commentaire.
S'il se fût trouvé dans la compagnie quelqu'un assez peu occupé pour jouer le rôle d'observateur, il aurait pu remarquer que le jeune chef ne montrait pas une impartialité parfaite dans les services qu'il rendait aux deux soeurs. Il est vrai qu'il présentait à Alice, avec toute la politesse convenable, la calebasse remplie d'eau limpide, et l'assiette de bois bien taillée, remplie d'une tranche de venaison; mais quand il avait les mêmes attentions pour sa soeur, ses yeux noirs se fixaient sur la physionomie expressive de Cora, avec une douceur qui en bannissait la fierté qu'on y voyait ordinairement briller. Une ou deux fois il fut obligé de parler pour attirer l'attention de celles qu'il servait, et il le fit en mauvais anglais, mais assez intelligible, et avec cet accent indien que sa voix gutturale rendait si doux[30], que les deux soeurs le regardaient avec étonnement et admiration. Quelques mots s'échangèrent pendant le cours de ces services rendus et reçus, et ils établirent entre les parties toutes les apparences d'une liaison cordiale.
Cependant la gravité de Chingachgook restait imperturbable; il s'était assis dans l'endroit le plus voisin de la lumière; et ses hôtes, dont les regards inquiets se dirigeaient souvent vers lui, en pouvaient mieux distinguer l'expression naturelle de ses traits, sous les couleurs bizarres dont il était chamarré. Ils trouvèrent une ressemblance frappante entre le père et le fils, sauf la différence qu'y apportaient le nombre des années et celui des fatigues et des travaux que chacun d'eux avait subis. La fierté habituelle de sa physionomie semblait remplacée par ce calme indolent auquel se livre un guerrier indien quand nul motif ne l'appelle à mettre en action son énergie. Il était pourtant facile de voir, à l'expression rapide que ses traits prenaient de temps en temps, qu'il n'aurait fallu qu'exciter un instant ses passions pour que les traits artificiels dont il s'était bigarré le visage afin d'intimider ses ennemis, produisissent tout leur effet.
D'un autre côté, l'oeil actif et vigilant du chasseur n'était jamais en repos; il mangeait et buvait avec un appétit que la crainte d'aucun danger ne pouvait troubler, mais son caractère de prudence ne se démentait jamais. Vingt fois la calebasse ou le morceau de venaison restèrent suspendus devant ses lèvres, tandis qu'il penchait la tête de côté comme pour écouter si nul son étranger ne se mêlait au bruit de la cataracte; mouvement qui ne manquait jamais de rappeler péniblement à nos voyageurs combien leur situation était précaire, et qui leur faisait oublier la singularité du local où la nécessité les avait forcés à chercher un asile. Mais comme ces pauses fréquentes n'étaient suivies d'aucune observation, l'inquiétude qu'elles causaient se dissipait bientôt.
— Allons, l'ami, dit OEil-de-Faucon vers la fin du repas, en retirant de dessous des feuilles un petit baril, et en s'adressant au chanteur qui, assis à son côté, rendait une justice complète à sa science en cuisine, goûtez ma bière de sapinette: elle vous fera oublier le malheureux poulain, et ranimera en vous le principe de la vie. Je bois a notre meilleure amitié, et j'espère qu'un avorton de cheval ne sèmera pas de rancune entre nous. Comment vous nommez-vous?
— La Gamme, David La Gamme, répondit le maître en psalmodie, après s'être machinalement essuyé la bouche avec le revers de la main, pour se préparer à noyer ses chagrins dans le breuvage qui lui était offert.
— C'est un fort beau nom, répliqua le chasseur après avoir vidé une calebasse de la liqueur qu'il brassait lui-même, et qu'il parut savourer avec le plaisir d'un homme qui s'admire dans ses productions; un fort beau nom vraiment, et je suis convaincu qu'il vous a été transmis par des ancêtres respectables. Je suis admirateur des noms, quoique les coutumes des blancs à cet égard soient bien loin de valoir celles des sauvages. Le plus grand lâche que j'aie jamais connu s'appelait Lion, et sa femme Patience avait l'humeur si querelleuse, qu'elle vous aurait fait fuir plus vite qu'un daim poursuivi par une meute de chiens. Chez les Indiens, au contraire, un nom est une affaire de conscience, et il indique en général ce qu'est celui qui le porte. Par exemple, Chingachgook signifie grand serpent, non qu'il soit réellement un serpent, grand ou petit, mais on lui a donné ce nom parce qu'il connaît tous les replis et les détours du coeur humain, qu'il sait garder prudemment le silence, et qu'il frappe ses ennemis à l'instant où ils s'y attendent le moins. Et quel est votre métier?
— Maître indigne dans l'art de la psalmodie.
— Comment dites-vous?
— J'apprends à chanter aux jeunes gens de la levée du
Connecticut.
— Vous pourriez être mieux employé. Les jeunes chiens ne rient et ne chantent déjà que trop dans les bois, où ils ne devraient pas respirer plus haut qu'un renard dans sa tanière. Savez-vous manier le fusil?
— Grâce au ciel, je n'ai jamais eu occasion de toucher ces instruments meurtriers.
— Vous savez peut-être dessiner, tracer sur du papier le cours des rivières et la situation des montagnes dans le désert, afin que ceux qui suivent l'armée puissent les reconnaître en les voyant?
— Je ne m'occupe pas de semblables choses.
— Avec de pareilles jambes, un long chemin doit être court pour vous. Je suppose que vous êtes quelquefois chargé de porter les ordres du général?
— Non; je ne m'occupe que de ma vocation, qui est de donner des leçons de musique sacrée.
— C'est une singulière vocation! passer sa vie comme l'oiseau- moqueur[31] à imiter tous les tons hauts ou bas qui peuvent sortir du gosier de l'homme; eh bien! l'ami, je suppose que c'est le talent dont vous avez été doué; je regrette seulement que vous n'en ayez pas reçu un meilleur, comme celui d'être bon tireur, par exemple. Mais voyons, montrez-nous votre savoir-faire dans votre métier, ce sera une manière amicale de nous souhaiter le bonsoir: il est temps que ces dames aillent reprendre des forces pour le voyage de demain, car il faudra partir de grand matin, et avant que les Maquas aient commencé à remuer.
— J'y consens avec grand plaisir, répondit David en ajustant sur son nez ses lunettes montées en fer et tirant de sa poche son cher petit volume. Que peut-il y avoir de plus convenable et de plus consolant, ajouta-t-il en s'adressant à Alice, que de chanter les actions de grâces du soir après une journée où nous avons couru tant de périls? Ne m'accompagnerez-vous pas?
Alice sourit; mais regardant Heyward, elle rougit et hésita.
— Et pourquoi non? dit le major à demi-voix; sûrement ce que vient de vous dire celui qui porte le nom du roi-prophète mérite considération dans un pareil moment.
Encouragée par ces paroles, Alice se décida à faire ce que lui demandait David et ce que lui suggéraient en même temps sa piété, son goût pour la musique, et sa propre inclination.
Le livre fut ouvert à un hymne qui était assez bien adapté à la situation dans laquelle se trouvaient les voyageurs, et où le poète traducteur, se bornant à imiter simplement le monarque inspiré d'Israël, avait rendu plus de justice à la poésie brillante du prophète couronné. Cora déclara qu'elle chanterait avec sa soeur, et le cantique sacré commença après que le méthodique David eut préludé avec son instrument, suivant son usage, pour donner le ton.
L'air était lent et solennel. Tantôt il s'élevait aussi haut que pouvait atteindre la voix harmonieuse des deux soeurs, tantôt il baissait tellement que le bruit des eaux semblait former un accompagnement à leur mélodie. Le goût naturel et l'oreille juste de David gouvernaient les sons, et les modifiaient de manière à les adapter au local dans lequel il chantait, et jamais des accents aussi purs n'avaient retenti dans le creux de ces rochers. Les Indiens étaient immobiles, avaient les yeux fixes et écoutaient avec une attention qui semblait les métamorphoser en statues de pierre. Le chasseur, qui avait d'abord appuyé son menton sur sa main avec l'air d'une froide indifférence, sortit bientôt de cet état d'apathie. À mesure que les strophes se succédaient, la raideur de ses traits se relâchait: ses pensées se reportaient au temps de son enfance, où ses oreilles avaient été frappées de semblables sons, quoique produits par des voix bien moins douces, dans les églises des colonies. Ses yeux commencèrent à devenir humides; avant la fin du cantique, de grosses larmes sortirent d'une source qui paraissait desséchée depuis longtemps, et coulèrent sur des joues qui n'étaient plus accoutumées qu'aux eaux des orages.
Les chanteurs appuyaient sur un de ces tons bas et en quelque sorte mourants que l'oreille saisit avec tant de volupté, quand un cri qui semblait n'avoir rien d'humain ni de terrestre fut apporté par les airs, et pénétra non seulement dans les entrailles de la caverne, mais jusqu'au fond du coeur de ceux qui y étaient réunis. Un silence profond lui succéda, et l'on aurait dit que ce bruit horrible et extraordinaire retenait les eaux suspendues dans leur chute.
— Qu'est-ce que cela? murmura Alice après quelques instants d'inquiétude terrible.
— Que signifie ce bruit? demanda Heyward à voix haute. Ni le chasseur ni aucun des Indiens ne lui répondirent. Ils écoutaient comme s'ils se fussent attendus à entendre répéter une seconde fois le même cri; leur visage exprimait l'étonnement dont ils étaient eux-mêmes saisis. Enfin ils causèrent un moment en langue delaware, et Uncas sortit de la caverne par l'issue opposée à celle par laquelle les voyageurs y étaient entrés. Après son départ, le chasseur répondit en anglais à la question qui avait été faite.
— Ce que c'est ou ce que ce n'est pas, dit-il, voilà ce que personne ici ne saurait dire, quoique Chingachgook et moi nous ayons parcouru les forêts depuis plus de trente ans. Je croyais qu'il n'existait pas un cri d'Indien ou de bête sauvage que mes oreilles n'eussent entendu; mais je viens de reconnaître que je n'étais qu'un homme plein de présomption et de vanité.
— N'est-ce pas le cri que poussent les guerriers sauvages quand ils veulent épouvanter leurs ennemis? demanda Cora en ajustant son voile avec un calme que sa soeur ne partageait pas.
— Non, non! répondit le chasseur; c'était un cri terrible, épouvantable, qui avait quelque chose de surnaturel; mais si vous entendez une fois le cri de guerre, vous ne vous y méprendrez jamais. Eh bien! ajouta-t-il en voyant rentrer le jeune chef, et en lui parlant en son langage, qu'avez-vous vu? Notre lumière perce-t-elle à travers les couvertures?
La réponse fut courte, faite dans la même langue, et elle parut décisive.
— On ne voit rien du dehors, dit OEil-de-Faucon en secouant la tête d'un air mécontent, et la clarté qui règne ici ne peut nous trahir. Passez dans l'autre caverne, vous qui avez besoin de dormir, et tachez d'y trouver le sommeil, car il faut que nous nous levions avant le soleil, et que nous tâchions d'arriver à Édouard pendant que les Mingos auront encore les yeux fermés.
Cora donna l'exemple à sa soeur en se levant sur-le-champ, et Alice se prépara à l'accompagner. Cependant, avant de sortir, elle pria tout bas le major de les suivre. Uncas leva la couverture pour les laisser passer; et comme les soeurs se retournaient pour le remercier de cette attention, elles virent le chasseur assis devant les tisons qui s'éteignaient, le front appuyé sur ses deux mains, de manière à prouver qu'il était occupé à réfléchir profondément sur le bruit inexplicable qui avait interrompu si inopinément leurs dévotions du soir.
Heyward prit une branche de sapin embrasée, traversa le passage, entra dans la seconde caverne, et y ayant placé sa torche, de manière qu'elle pût continuer à brûler, il se trouva seul avec ses deux compagnes, pour la première fois depuis qu'ils avaient quitté les remparts du fort Édouard.
— Ne nous quittez pas, Duncan, dit Alice au major. Il est impossible que nous songions à dormir en un lieu comme celui-ci, quand cet horrible cri retentit encore à nos oreilles.
— Examinons d'abord, répondit Heyward, si vous êtes bien en sûreté dans votre forteresse, et ensuite nous parlerons du reste.
Il s'avança jusqu'au fond de la caverne, et il y trouva une issue comme à la première; elle était également cachée par une couverture qu'il souleva, et il respira alors l'air pur et frais qui venait de la rivière. Une dérivation de l'onde coulait avec rapidité dans un lit étroit et profond creusé par elle dans le rocher, précisément à ses pieds; elle refluait sur elle-même, s'agitait avec violence, bouillonnait, écumait, et se précipitait ensuite en forme de cataracte dans un gouffre. Cette défense naturelle lui parut un boulevard qui devait mettre à l'abri de toute crainte.
— La nature a établi de ce côté une barrière impénétrable, leur dit-il en leur faisant remarquer ce spectacle imposant avant de laisser retomber la couverture; et comme vous savez que vous êtes gardées en avant par de braves et fidèles sentinelles, je ne vois pas pourquoi vous ne suivriez pas le conseil de notre bon hôte. Je suis sûr que Cora conviendra avec moi que le sommeil vous est nécessaire à toutes deux.
— Cora peut reconnaître la sagesse de cet avis sans être en état de le mettre en pratique, répondit la soeur aînée en se plaçant à côté d'Alice sur un amas de branches et de feuilles de sassafras. Quand nous n'aurions pas entendu ce cri épouvantable, assez d'autres causes devraient écarter le sommeil de nos yeux. Demandez-vous à vous-même, Heyward, si des filles peuvent oublier les inquiétudes que doit éprouver un père quand il songe que des enfants qu'il attend passent la nuit il ne sait où, au milieu d'une forêt déserte, et parmi des dangers de toute espèce!
— Votre père est un soldat, Cora; il sait qu'il est possible de s'égarer dans ces bois, et…
— Mais il est père, Duncan, et la nature ne peut perdre ses droits.
— Que d'indulgence il a toujours eue pour tous mes désirs, pour mes fantaisies, pour mes folies! dit Alice en s'essuyant les yeux. Nous avons eu tort, ma soeur, de vouloir nous rendre auprès de lui dans un pareil moment!
— J'ai peut-être eu tort d'insister si fortement pour obtenir son consentement; mais j'ai voulu lui prouver que si d'autres le négligeaient, ses enfants du moins lui restaient fidèles.
— Quand il apprit votre arrivée à Édouard, dit le major, il s'établit dans son coeur une lutte violente entre la crainte et l'amour paternel; mais ce dernier sentiment, rendu plus vif par une si longue séparation, ne tarda pas à l'emporter. C'est le courage de ma noble Cora qui les conduit, me dit-il, et je ne veux pas tromper son espoir. Plût au ciel que la moitié de sa fermeté animât celui qui est chargé de garder l'honneur de notre souverain!
— Et n'a-t-il point parlé de moi, Heyward? demanda Alice avec une sorte de jalousie affectueuse. Il est impossible qu'il ait tout à fait oublié celle qu'il appelait sa petite Elsie!
— Cela est impossible, après l'avoir si bien connue, répondit le major. Il a parlé de vous dans les termes les plus tendres, et a dit une foule de choses que je ne me hasarderai pas à répéter, mais dont je sens bien vivement toute la justesse. Il était une fois…
Duncan s'interrompit, car tandis que ses yeux étaient fixés sur Alice, qui le regardait avec tout l'empressement d'une tendresse filiale qui craignait de perdre une seule de ses paroles, le même cri horrible qui les avait déjà effrayés se fit entendre une seconde fois. Quelques minutes se passèrent dans le silence de la consternation, et tous trois se regardaient, attendant avec inquiétude la répétition du même cri. Enfin la couverture qui fermait la première entrée se souleva lentement, et le chasseur parut à la porte avec un front dont la fermeté commençait à s'ébranler devant un mystère qui semblait les menacer d'un danger inconnu, contre lequel son adresse, son courage et son expérience pouvaient échouer.
Chapitre VII
Ils ne dorment point; je les vois assis sur ce rocher, formant un groupe frappé de crainte.
Gray.
— Rester cachés plus longtemps quand de tels sons se font entendre dans la forêt, dit le chasseur, ce serait négliger un avertissement qui nous est donné pour notre bien. Ces jeunes dames peuvent rester où elles sont, mais les Mohicans et moi, nous allons monter la garde sur le rocher, et je suppose qu'un major du soixantième régiment voudra nous tenir compagnie.
— Notre danger est-il donc si pressant? demanda Cora.
— Celui qui peut créer des sons si étranges, et qui les fait entendre pour l'utilité de l'homme, peut savoir quel est notre danger. Quant à moi, je croirais me révolter contre la volonté du ciel si je m'enterrais sous une caverne avec de tels avis dans l'air. Le pauvre diable qui passe sa vie à chanter a été ému lui- même par ce cri, et il dit qu'il est prêt à marcher à la bataille. S'il ne s'agissait que d'une bataille, c'est une chose que nous connaissons tous, et cela serait bientôt arrangé; mais j'ai entendu dire que quand de pareils cris se font entendre entre le ciel et la terre, ils annoncent une guerre d'une autre espèce.
— Si nous n'avons à redouter que des dangers résultant de causes surnaturelles, dit Cora avec fermeté, nous n'avons pas de grands motifs d'alarmes; mais êtes-vous bien certain que nos ennemis n'aient pas inventé quelque nouveau moyen pour nous frapper de terreur, afin que leur victoire en devienne plus facile?
— Madame, répondit le chasseur d'un ton solennel, j'ai écouté pendant trente ans tous les sons qu'on peut entendre dans les forêts, je les ai écoutés aussi bien qu'un homme puisse écouter quand sa vie dépend souvent de la finesse de son ouïe. Il n'y a pas de hurlement de la panthère, de sifflement de l'oiseau- moqueur, d'invention diabolique des Mingos, qui puisse me tromper. J'ai entendu les forêts gémir comme des hommes dans leur affliction, j'ai entendu l'éclair craquer dans l'air, comme le bois vert, tout en dardant une flamme fourchue, et jamais je n'ai pensé entendre autre chose que le bon plaisir de celui qui tient dans sa main tout ce qui existe. Mais ni les Mohicans, ni moi, qui suis un homme blanc sans mélange de sang, nous ne pouvons expliquer le cri que nous avons entendu deux fois en si peu de temps. Nous croyons donc que c'est un signe qui nous est donné pour notre bien.
— Cela est fort extraordinaire, s'écria Heyward en reprenant ses pistolets qu'il avait déposés dans un coin de la caverne lorsqu'il y était entré; mais que ce soit un signe de paix ou un signal de guerre, il ne faut pas moins y faire attention. — Montrez-moi le chemin, l'ami, et je vous suis.
En sortant de la caverne pour entrer dans le passage, ou pour mieux dire la crevasse qui la séparait de l'autre, ils sentirent leurs forces se renouveler dans une atmosphère rafraîchie et purifiée par les eaux limpides de la rivière. Une brise en ridait la surface, et semblait accélérer la chute de l'eau dans les gouffres où elle tombait avec un bruit semblable à celui du tonnerre. À l'exception de ce bruit et du souffle des vents, la scène était aussi tranquille que la nuit et la solitude pouvaient la rendre. La lune était levée, et ses rayons frappaient déjà sur la rivière et sur les bois, ce qui semblait redoubler l'obscurité de l'endroit où ils étaient arrivés au pied du rocher qui s'élevait derrière eux. En vain chacun d'eux, profitant de cette faible clarté, portait ses yeux sur les deux rives, pour y chercher quelque signe de vie qui pût leur expliquer la nature des sons effrayants qu'ils avaient entendus, leurs regards déçus ne pouvaient découvrir que des arbres et des rochers.
— On ne voit ici que le calme et la tranquillité d'une belle soirée, dit le major à demi-voix. Combien une telle scène nous paraîtrait belle en tout autre moment, Cora! Imaginez-vous être en toute sûreté; et ce qui augmente peut-être actuellement votre terreur, sera pour vous une sorte de jouissance.
— Écoutez! s'écria vivement Alice. Cet avis était inutile. Le même cri, répété pour la troisième fois, venait de se faire entendre: il semblait partir du sein des eaux, du milieu du lit du fleuve, et se répandait de là dans les bois d'alentour, répété par tous les échos des rochers.
— Y a-t-il ici quelqu'un qui puisse donner un nom à de pareils sons? dit le chasseur; en ce cas qu'il parle, car, pour moi, je juge qu'ils n'appartiennent pas à la terre.
— Oui, il y a ici quelqu'un qui peut vous détromper, dit Heyward. Je reconnais maintenant ces sons parfaitement, je les ai entendus plus d'une fois sur le champ de bataille et en diverses occasions qui se présentent souvent dans la vie d'un soldat: c'est l'horrible cri que pousse un cheval à l'agonie; il est arraché par la souffrance, et quelquefois aussi par une terreur excessive. Ou mon cheval est la proie de quelque animal féroce, ou il se voit en danger, sans moyen de l'éviter. J'ai pu ne pas le reconnaître quand nous étions dans la caverne; mais, en plein air, je suis sûr que je ne puis me tromper.
Le chasseur et ses deux compagnons écoutèrent cette explication bien simple avec l'empressement joyeux de gens qui sentent de nouvelles idées succéder dans leur esprit aux idées beaucoup moins agréables qui l'occupaient. Les deux sauvages firent une exclamation de surprise et de plaisir en leur langue, et OEil-de- Faucon, après un moment de réflexion, répondit au major:
— Je ne puis nier ce que vous dites, car je ne me connais guère en chevaux, quoiqu'il n'en manque pas dans le pays où je suis né. Il est possible qu'il y ait une troupe de loups sur le rocher qui s'avance sur leur tête, et les pauvres créatures appellent le secours de l'homme aussi bien qu'elles le peuvent. — Uncas, descendez la rivière dans le canot, et jetez un tison enflammé au milieu de cette bande furieuse, sans quoi la peur fera ce que les loups ne peuvent venir à bout de faire, et nous nous trouverons demain sans montures, quand nous aurions besoin de voyager grand train.
Le jeune chef était déjà descendu sur le bord de l'eau, et il s'apprêtait à monter dans le canot pour exécuter cet ordre, quand de longs hurlements partant du bord de la rivière, et qui se prolongèrent quelques minutes jusqu'à ce qu'ils se perdissent dans le fond des bois, annoncèrent que les loups avaient abandonné une proie qu'ils ne pouvaient atteindre, ou qu'une terreur soudaine les avait mis en fuite. Uncas revint sur-le-champ, et il eut une nouvelle conférence à voix basse avec son père et le chasseur.
— Nous avons été ce soir, dit alors celui-ci, comme des chasseurs qui ont perdu les points cardinaux, et pour qui le soleil a été caché toute la journée; mais à présent nous commençons à voir les signes qui doivent nous diriger, et le sentier est dégagé d'épines. Asseyez-vous à l'ombre du rocher; elle est plus épaisse que celle que donnent les pins; et attendons ce qu'il plaira au Seigneur d'ordonner de nous. Ne parlez qu'à voix basse, et peut- être vaudrait-il mieux que personne ne s'entretînt qu'avec ses propres pensées, d'ici à quelque temps.
Il prononça ces mots d'un ton grave, sérieux, et fait pour produire une vive impression, quoiqu'il ne donnât plus aucune marque de crainte. Il était évident que la faiblesse momentanée qu'il avait montrée avait disparu, grâce à l'explication d'un mystère que son expérience était insuffisante pour pénétrer; et quoiqu'il sentît qu'ils étaient encore dans une position très précaire, il était armé de nouveau de toute l'énergie qui lui était naturelle pour lutter contre tout ce qui pourrait arriver. Les deux Mohicans semblaient partager le même sentiment, et ils se placèrent à quelque distance l'un de l'autre, de manière à avoir en vue les deux rives et à être cachés eux-mêmes dans l'obscurité.
En de pareilles circonstances, il était naturel que nos voyageurs imitassent la prudence de leurs compagnons. Heyward alla chercher dans la caverne quelques brassées de sassafras, qu'il étendit dans l'intervalle étroit qui séparait les deux grottes, et y fit asseoir les deux soeurs, qui se trouvaient ainsi à l'abri des balles ou des flèches que l'on pourrait lancer de l'une ou de l'autre rive; ayant calmé leurs inquiétudes en les assurant qu'aucun danger ne pouvait arriver sans qu'elles en fussent averties, il se plaça lui-même assez près d'elles pour pouvoir leur parler sans être obligé de trop élever la voix. David La Gamme, imitant les deux sauvages, étendit ses grands membres dans une crevasse du rocher, de manière à ne pouvoir être aperçu.
Les heures se passèrent ainsi sans autre interruption. La lune était arrivée à son zénith, et sa douce clarté tombait presque perpendiculairement sur les deux soeurs endormies dans les bras l'une de l'autre. Heyward étendit sur elles le grand châle de Cora, se privant ainsi d'un spectacle qu'il aimait à contempler, et chercha à son tour un oreiller sur le rocher. David faisait déjà entendre des sons dont son oreille délicate aurait été blessée si elle avait pu les recueillir. En un mot, les quatre voyageurs se laissèrent aller au sommeil.
Mais leurs protecteurs infatigables ne se relâchèrent pas un instant de leur vigilance. Immobiles comme le roc dont chacun d'eux semblait faire partie, leurs yeux seuls se tournaient sans cesse de côté et d'autre le long de la ligne obscure tracée par les arbres qui garnissaient les deux bords du fleuve et qui formaient les lisières de la forêt. Pas un mot ne leur échappait, et l'examen le plus attentif n'aurait pu faire reconnaître qu'ils respiraient. Il était évident que cette circonspection, excessive en apparence, leur était inspirée par une expérience que toute l'adresse de leurs ennemis ne pouvait tromper; cependant leur surveillance ne leur fit découvrir aucun danger. Enfin la lune descendit vers l'horizon, et une faible lueur se montrant, au- dessus de la cime des arbres, à un détour que faisait la rivière à quelque distance, annonça que l'aurore ne tarderait pas à paraître. Alors une de ces statues s'anima; le chasseur se leva, se glissa en rampant le long du rocher, et éveilla le major.
— Il est temps de nous mettre en route, lui dit-il; éveillez vos dames, et soyez prêts à monter dans le canot dès que je vous en donnerai le signal.
— Avez-vous eu une nuit tranquille? lui demanda Heyward; quant à moi, je crois que le sommeil a triomphé de ma vigilance.
— Tout est encore aussi tranquille que l'heure de minuit, répondit OEil-de-Faucon. Du silence, mais de la promptitude.
Le major fut sur ses jambes en un clin d'oeil, et il leva sur-le- champ le châle dont il avait couvert les deux soeurs. Ce mouvement éveilla Cora à demi, et elle étendit la main comme pour repousser ce qui troublait son repos, tandis qu'Alice murmurait d'une voix douce: — Non, mon père, nous n'étions pas abandonnées; Duncan était avec nous.
— Oui, charmante innocente, dit à voix basse le jeune homme transporté, Duncan est avec vous, et tant que la vie lui sera conservée, tant que quelque danger vous menacera, il ne vous abandonnera jamais. Alice, Cora, éveillez-vous! voici l'instant de partir.
Un cri d'effroi poussé par la plus jeune des deux soeurs, et la vue de l'aînée, debout devant lui, image de l'horreur et de la consternation, furent la seule réponse qu'il reçut. Il finissait à peine de parler, quand des cris et des hurlements épouvantables retentirent dans les bois et refoulèrent tout son sang vers son coeur. On aurait dit que tous les démons de l'enfer s'étaient emparés de l'air qui les entourait, et exhalaient leur fureur barbare par les sons les plus sauvages; on ne pouvait distinguer de quel côté partaient ces cris, quoiqu'ils parussent remplir le bois et qu'ils arrivassent sur la rivière, sur les rochers et jusque dans les cavernes.
Ce tumulte éveilla David: il leva sa grande taille dans toute sa hauteur en se bouchant les oreilles des deux mains, et s'écria: — Quel tapage! l'enfer s'est-il ouvert pour que nous entendions de pareils sons?
Douze éclairs brillèrent en même temps sur la rive opposée; autant d'explosions les suivirent de près, et le pauvre La Gamme tomba privé de tout sentiment sur la même place où il venait de dormir si profondément. Les deux Mohicans répondirent hardiment par des cris semblables aux nouveaux cris de triomphe que poussèrent leurs ennemis en voyant tomber David. L'échange de coups de fusil fut vif et rapide; mais les combattants, de chaque côté, étaient trop habiles et trop prudents pour se montrer à découvert.
Le major, pensant que la fuite était alors leur unique ressource, attendait avec impatience que le bruit des rames lui annonçât l'arrivée du canot près de la plate-forme; il voyait la rivière couler avec sa rapidité ordinaire; mais le canot ne se montrait pas. Il commençait à soupçonner le chasseur de les avoir cruellement abandonnés, quand une traînée de lumière partant du rocher situé derrière lui, et qui fut suivie d'un hurlement d'agonie, lui apprit que le messager de mort parti du long fusil d'OEil-de-Faucon avait frappé une victime. À ce premier échec, les assaillants se retirèrent sur-le-champ, et tout redevint aussi tranquille qu'avant ce tumulte inopiné.
Le major profita du premier moment de calme pour porter l'infortuné David dans la crevasse étroite qui protégeait les deux soeurs, et une minute après toute la petite troupe était réunie dans le même endroit.
— Le pauvre diable a sauvé sa chevelure, dit le chasseur avec un grand sang-froid, en passant la main sur la tête de David; mais c'est une preuve qu'un homme peut naître avec une langue trop longue et une cervelle trop étroite. N'était-ce pas un acte de folie que de montrer six pieds de chair et d'os sur un rocher nu, à des sauvages enragés? Toute ma surprise, c'est qu'il s'en soit tiré la vie sauve.
— N'est-il pas mort? demanda Cora d'une voix qui faisait contraste avec la fermeté qu'elle affectait; pouvons-nous faire quelque chose pour soulager ce malheureux?
— Ne craignez rien, la vie ne lui manque pas encore; il reviendra bientôt à lui, et il en sera plus sage, jusqu'à ce que son heure arrive. Et jetant sur David un regard oblique, tout en rechargeant son fusil avec un sang-froid admirable: — Uncas, ajouta le chasseur, portez-le dans la caverne, et étendez-le sur le sassafras. Plus il restera de temps en cet état, et mieux cela vaudra, car je doute qu'il puisse trouver sur ces rochers de quoi mettre à l'abri ses grands membres, et les Iroquois ne se paieront pas de ses chants.
— Vous croyez donc qu'ils reviendront à la charge? demanda le major.
— Croirais-je qu'un loup affamé se contentera d'avoir mangé une bouchée? Ils ont perdu un homme, et c'est leur coutume de se retirer quand ils ne réussissent pas à surprendre leurs ennemis et qu'ils font une perte; mais nous les verrons revenir avec de nouveaux expédients pour se rendre maîtres de nous, et faire un trophée de nos chevelures. Notre seule espérance est de tenir bon sur ce rocher jusqu'à ce que Munro nous envoie du secours; et Dieu veuille que ce soit bientôt, et que le chef du détachement connaisse bien les usages des Indiens!
Et tandis qu'il parlait ainsi, son front était couvert d'une sombre inquiétude, mais qui se dissipa comme un léger nuage sous les rayons du soleil.
— Vous entendez ce que nous avons à craindre, Cora, dit Heyward; mais vous savez aussi que nous avons tout à attendre de l'expérience de votre père et des inquiétudes que lui causera votre absence. Venez donc avec Alice dans cette caverne, où du moins vous n'aurez rien à redouter des balles de nos farouches ennemis s'ils se présentent, et où vous pourrez donner à notre infortuné compagnon les soins que vous inspirera votre compassion.
Les deux soeurs le suivirent dans la seconde des deux cavernes, où David commençait à donner quelques signes de vie, et, le recommandant à leurs soins, il fit un mouvement pour les quitter.
— Duncan!… dit Cora d'une voix tremblante à l'instant où il allait sortir de la grotte, et ce mot suffit pour l'arrêter. Il tourna la tête: les couleurs du teint de Cora avaient fait place à une pâleur mortelle; ses lèvres tremblaient, et elle le regardait d'un air d'intérêt qui le fit courir à elle sur-le-champ… Souvenez-vous, Duncan, continua-t-elle, combien votre sûreté est nécessaire à la nôtre; n'oubliez pas le dépôt sacré qu'un père vous a confié; songez que tout dépend de votre prudence et de votre discrétion, et ne perdez jamais de vue, ajouta-t-elle, combien vous êtes cher à tout ce qui porte le nom de Munro.
À ces dernières paroles Cora retrouva tout le vermillon de son teint, qui colora même son front.
— Si quelque chose pouvait ajouter à l'amour de la vie, ce serait une si douce assurance, répondit le major en laissant involontairement tomber un regard sur Alice, qui gardait le silence. Notre hôte vous dira que, comme major du soixantième régiment, je dois contribuer à la défense de la place; mais notre tâche sera facile; il ne s'agit que de tenir en respect une troupe de sauvages pendant quelques heures.
Sans attendre de réponse, il s'arracha au charme qui le retenait auprès des deux soeurs, et alla rejoindre le chasseur et ses compagnons, qu'il trouva dans le passage étroit qui communiquait d'une caverne à l'autre.
— Je vous répète, Uncas, disait le chasseur lorsque le major arriva, que vous gaspillez votre poudre; vous en mettez une charge trop forte, et le recul du fusil empêche la balle de suivre la direction précise qu'on veut lui donner. Peu de poudre, ce qu'il faut de plomb, et un long bras, avec cela on manque rarement d'arracher à un Mingo son hurlement de mort. Du moins c'est ce que l'expérience m'a appris. Allons, allons, chacun à son poste, car personne ne peut dire ni quand ni par quel côté un Maqua[32] attaquera son ennemi…
Les deux Indiens se rendirent en silence au même lieu où ils avaient passé toute la nuit, à quelque distance l'un de l'autre, dans des crevasses de rochers qui commandaient les approches de la cataracte. Quelques petits pins rabougris avaient pris racine au centre de la petite île, et y formaient une espèce de buisson, et ce fut là que se placèrent le chasseur et Heyward. Ils s'y établirent derrière un rempart de grosses pierres, aussi bien que les circonstances le permettaient. Derrière eux s'élevait un rocher de forme ronde que l'eau du fleuve battait en vain et qui la forçait à se précipiter en se bifurquant dans les abîmes dont nous avons déjà parlé. Comme le jour commençait à paraître, les deux rives n'opposaient plus à l'oeil une barrière de ténèbres impénétrables, et la vue pouvait percer dans la forêt jusqu'à une certaine distance.
Ils restèrent assez longtemps à leur poste, sans que rien annonçât que les ennemis eussent dessein de revenir à la charge, et le major commença à espérer que les sauvages, découragés par le peu de succès de leur première attaque, avaient renoncé à en faire une nouvelle. Il se hasarda à faire part à son compagnon de cette idée rassurante.
— Vous ne connaissez pas la nature d'un Maqua, lui répondit OEil- de-Faucon en secouant la tête, d'un air incrédule, si vous vous imaginez qu'il battra en retraite aussi facilement sans avoir seulement une de nos chevelures. Ils étaient ce matin une quarantaine à hurler, et ils savent trop bien combien nous sommes pour renoncer si tôt à leur chasse. Chut! regardez là-bas dans la rivière, près de la première chute d'eau. Je veux mourir si les coquins n'ont pas eu l'audace d'y passer à la nage; et comme notre malheur le veut, ils ont été assez heureux pour se maintenir au milieu de la rivière et éviter les deux courants. Les voilà qui vont arriver à la pointe de l'île! Silence, ne vous montrez pas, ou vous aurez la tête scalpée, sans plus de délai qu'il n'en faut pour faire tourner un couteau tout autour.
Heyward souleva la tête avec précaution, et vit ce qui lui parut avec raison un miracle d'adresse et de témérité. L'action de l'eau avait à la longue usé le rocher de manière à rendre la première chute moins violente et moins perpendiculaire qu'elle ne l'est ordinairement dans les cataractes. Quelques-uns de ces ennemis acharnés avaient eu l'audace de s'abandonner au courant, espérant ensuite pouvoir gagner la pointe de l'île, aux deux côtés de laquelle étaient les deux formidables chutes d'eau, et assouvir leur vengeance en sacrifiant leurs victimes.
À l'instant où le chasseur cessait de parler, quatre d'entre eux montrèrent leur tête au-dessus de quelques troncs d'arbres que la rivière avait entraînés, et qui, s'étant arrêtés à la pointe de l'île, avaient peut-être suggéré aux sauvages l'idée de leur périlleuse entreprise. Un cinquième était un peu plus loin; mais il n'avait pu résister au courant: il faisait de vains efforts pour regagner la ligne de l'île; il tendait de temps en temps un bras à ses compagnons, comme pour leur demander du secours; ses yeux étincelants semblaient sortir de leur orbite; enfin la violence de l'eau l'emporta; il fut précipité dans l'abîme, un hurlement de désespoir parut sortir du fond du gouffre, et il y resta englouti.
Une impulsion de générosité naturelle fit faire un mouvement à Duncan, pour voir s'il était possible de secourir un homme qui périssait; mais il se sentit arrêté par la main de son compagnon.
— Qu'allez-vous faire? lui demanda celui-ci d'une voix basse mais ferme; voulez-vous attirer sur nous une mort inévitable en apprenant aux Mingos où nous sommes? C'est une charge de poudre épargnée, et les munitions nous sont aussi précieuses que l'haleine au daim poursuivi. Mettez une nouvelle amorce à vos pistolets, car l'humidité de l'air, causée par la cataracte, peut s'être communiquée à la poudre; et apprêtez-vous à un combat corps à corps aussitôt que j'aurai tiré mon coup.
À ces mots, il mit un doigt dans sa bouche et fit entendre un sifflement prolongé, auquel on répondit de l'autre côté du rocher, où étaient placés les deux Mohicans. Ce son fit encore paraître les têtes des nageurs, qui cherchaient à distinguer d'où il partait: mais elles disparurent au même instant. En ce moment, un léger bruit que le major entendit derrière lui, lui fit tourner la tête, et il vit Uncas qui arrivait près d'eux en rampant. OEil-de- Faucon lui dit quelques mots en delaware, et le jeune homme prit la place qui lui fut indiquée avec une admirable prudence et un sang-froid imperturbable. Heyward éprouvait toute l'irritation de l'impatience; mais le chasseur, en ce moment critique, crut encore pouvoir donner quelques leçons à ses jeunes compagnons sur l'usage des armes à feu.
— De toutes les armes, dit-il, le fusil à long canon et bien trempé est la plus dangereuse, quand elle se trouve en bonnes mains, quoiqu'elle exige un bras vigoureux, un coup d'oeil juste et une charge bien mesurée pour rendre tous les services qu'on en attend. Les armuriers ne réfléchissent pas assez sur leur métier en fabriquant leurs fusils de chasse, et les joujoux qu'on appelle pistolets d'ar…
Il fut interrompu par Uncas, qui fit entendre à demi-voix l'exclamation ordinaire de sa nation: — Hugh! hugh!
— Je les vois, je les vois bien, dit OEil-de-Faucon; ils se préparent à monter sur l'île, sans quoi ils ne montreraient pas leur poitrine rouge hors de l'eau. Eh bien! qu'ils viennent, ajouta-t-il en examinant de nouveau son amorce et sa pierre à fusil; le premier qui avancera rencontrera sûrement la mort, quand ce serait Montcalm lui-même.
En ce moment les quatre sauvages mirent le pied sur l'île, au milieu des hurlements épouvantables qui partirent en même temps des bois voisins. Heyward mourait d'envie de courir à leur rencontre, mais il modéra son impatience inquiète en voyant le calme inébranlable de ses compagnons. Quand les sauvages se mirent à gravir les rochers qu'ils avaient réussi à gagner, et qu'en poussant des cris féroces ils commencèrent à avancer vers l'intérieur de l'île, le fusil du chasseur se leva lentement du milieu des pins, le coup partit, et l'Indien qui marchait le premier, faisant un bond comme un daim blessé, fut précipité du haut des rochers.
— Maintenant, Uncas, dit le chasseur, les yeux étincelants d'ardeur, et tirant son grand couteau, attaquez celui de ces coquins qui est le plus éloigné, et nous aurons soin des deux autres.
Uncas s'élança pour obéir, et chacun n'avait qu'un ennemi à combattre. Heyward avait donné au chasseur un de ses pistolets; ils firent feu tous deux dès qu'ils furent à portée, mais sans plus de succès l'un que l'autre.
— Je le savais, je vous le disais, s'écria le chasseur en jetant avec dédain par-dessus les rochers l'instrument qu'il méprisait. Arrivez, chiens de l'enfer, arrivez! Vous trouverez un homme dont le sang n'est pas croisé.
À peine avait-il prononcé ces mots, qu'il se trouva en face d'un sauvage d'une taille gigantesque, et dont les traits annonçaient la férocité: Duncan, au même instant, se trouvait attaqué par le second. Le chasseur et son adversaire se saisirent avec une adresse égale par celui de leurs bras qui était armé du couteau meurtrier. Pendant une minute, ils se mesurèrent des yeux, chacun d'eux faisant des efforts inouïs pour dégager son bras sans lâcher celui de son adversaire. Enfin les muscles robustes et endurcis du blanc l'emportèrent sur les membres moins exercés de son antagoniste. Le bras de celui-ci céda aux efforts redoublés d'OEil-de-Faucon, qui, recouvrant enfin l'usage de sa main droite, plongea l'arme acérée dans le coeur de son adversaire, qui tomba sans vie à ses pieds.
Pendant ce temps, Heyward avait à soutenir une lutte encore plus dangereuse. Dès sa première attaque, son épée avait été brisée par un coup du redoutable couteau de son ennemi, et comme il n'avait aucune autre arme défensive, il ne pouvait plus compter que sur sa vigueur et sur la résolution du désespoir. Mais il avait affaire à un antagoniste qui ne manquait ni de vigueur ni de courage. Heureusement il réussit à le désarmer, son couteau tomba sur le rocher, et de ce moment il ne fut plus question que de savoir lequel des deux parviendrait à en précipiter l'autre. Chaque effort qu'ils faisaient les approchait du bord de l'abîme, et Duncan vit que l'instant était arrivé où il fallait déployer toutes ses forces pour sortir vainqueur de ce combat. Mais le sauvage était également redoutable, et tous deux n'étaient plus qu'à deux pas du précipice au bas duquel était le gouffre où les eaux de la rivière s'engloutissaient. Heyward avait la gorge serrée par la main de son adversaire; il voyait sur ses lèvres un sourire féroce qui semblait annoncer qu'il consentait à périr s'il pouvait entraîner son ennemi dans sa ruine; il sentait que son corps cédait peu à peu à une force supérieure de muscles, et il éprouvait l'angoisse d'un pareil moment dans toute son horreur. En cet instant d'extrême danger, il vit paraître entre le sauvage et lui un bras rouge et la lame brillante d'un couteau: l'Indien lâcha prise tout à coup: des flots de sang jaillissaient de sa main, qui venait d'être coupée, et tandis que le bras sauveur d'Uncas tirait Heyward en arrière, son pied précipita dans l'abîme le farouche ennemi, dont les regards étaient encore menaçants.
— En retraite! en retraite! cria le chasseur, qui venait alors de triompher de son adversaire; en retraite! votre vie en dépend. Il ne faut pas croire que ce soit une affaire terminée.
Le jeune Mohican poussa un grand cri de triomphe, suivant l'usage de sa nation, et les trois vainqueurs, descendant du rocher, retournèrent au poste qu'ils occupaient avant le combat.
Chapitre VIII
Vengeurs de leur patrie, ils attendent encore.
La prédiction que venait de faire le chasseur n'était pas sans motif. Pendant le combat que nous venons de décrire, nulle voix humaine ne s'était mêlée au bruit de la cataracte; on aurait dit que l'intérêt qu'il inspirait imposait silence aux sauvages assemblés sur la rive opposée, et les tenait en suspens, tandis que les changements rapides qui survenaient dans la position des combattants leur interdisaient un feu qui aurait pu être fatal à un ami aussi bien qu'à un ennemi. Mais dès que la victoire se fut déclarée, des hurlements de rage, de vengeance et de férocité s'élevèrent sur toute la lisière de la forêt; ils remplirent les airs, et les coups de fusil se succédèrent avec rapidité, comme si ces barbares eussent voulu venger sur les rochers et les arbres la mort de leurs compagnons.
Chingachgook était resté à son poste pendant tout le combat, avec une résolution inébranlable, et, y étant à couvert, il rendait aux sauvages un feu qui ne leur faisait pas plus de mal qu'il n'en recevait. Lorsque le cri de triomphe d'Uncas était arrivé à ses oreilles, le père satisfait en avait témoigné sa joie par un cri semblable, après quoi on ne s'aperçut plus qu'il était à son poste que par les coups de fusil qu'il continuait à tirer. Plusieurs minutes se passèrent ainsi avec la vitesse de la pensée, les assaillants ne discontinuant pas leur feu, tantôt par volées, par coups détachés. Les rochers, les arbres, les arbrisseaux portaient les marques des balles autour des assiégés; mais ils étaient tellement à l'abri dans la retraite qu'ils avaient choisie, que David était le seul parmi eux qui eût été blessé.
— Qu'ils brûlent leur poudre, dit le chasseur avec le plus grand sang-froid, tandis que les balles sifflaient sur sa tête et sur celle de ses compagnons; quand ils auront fini, nous aurons du plomb à ramasser, et je crois que les bandits se lasseront du jeu avant que ces vieilles pierres leur demandent quartier. Uncas, je vous répète que vous mettez une charge de poudre trop forte; jamais fusil qui repousse ne lance une balle au but. Je vous avais dit de viser ce mécréant au-dessous de la ligne blanche de son front, et votre balle a passé deux pouces au-dessus. Les Mingos ont la vie dure; et l'humanité nous ordonne d'écraser un serpent le plus vite possible.
Il avait parlé ainsi en anglais, et un léger sourire du jeune Mohican prouva qu'il entendait ce langage, et qu'il avait bien compris ce qu'OEil-de-Faucon venait de dire. Cependant il n'y répondit pas, et ne chercha pas à se justifier.
— Je ne puis vous permettre d'accuser Uncas de manquer de jugement ni d'adresse, dit le major. Il vient de me sauver la vie avec autant de sang-froid que de courage, et il s'est fait un ami qui n'aura jamais besoin qu'on lui rappelle ce service.
Uncas se souleva à demi pour tendre la main à Heyward. Pendant ce témoignage d'affection, une telle intelligence brillait dans les regards du jeune sauvage, que sa nation et sa couleur disparurent aux yeux de Duncan.
OEil-de-Faucon regardait avec une indifférence qui n'était pourtant pas de l'insensibilité la marque d'amitié que se donnaient ces deux jeunes gens. — La vie, dit-il d'un ton calme, est une obligation que des amis se doivent souvent l'un à l'autre dans le désert. J'ose dire que moi-même j'ai rendu quelques services de ce genre à Uncas, et je me souviens fort bien qu'il s'est placé cinq fois entre la mort et moi, trois fois en combattant les Mingos, une autre en traversant l'Horican, et la dernière quand…
— Voici un coup qui était mieux ajusté que les autres, s'écria le major en faisant un mouvement involontaire, pendant qu'une balle rebondissait sur le rocher qu'elle venait de frapper à côté de lui.
Le chasseur ramassa la balle, et l'ayant examinée avec soin, il dit en secouant la tête: — Cela est bien étrange! une balle ne s'aplatit pas en tombant. Tire-t-on sur nous du haut des nuages?
Le fusil d'Uncas était déjà pointé vers le ciel, et OEil-de- Faucon, en en suivant la direction, trouva sur-le-champ l'explication de ce mystère. Un grand chêne s'élevait sur la rive droite du fleuve précisément en face de l'endroit où ils se trouvaient. Un sauvage avait monté sur ses branches, et de là il dominait sur ce que les trois alliés avaient regardé comme un fort inaccessible aux balles. Cet ennemi, caché par le tronc de l'arbre, se montrait en partie, comme pour voir l'effet qu'avait produit son premier feu.
— Ces démons escaladeront le ciel pour tomber sur nous, dit le chasseur; ne tirez pas encore, Uncas; attendez que je sois prêt, et nous ferons feu des deux côtés en même temps.
Uncas obéit. OEil-de-Faucon donna le signal; les deux coups partirent ensemble; les feuilles et l'écorce du chêne jaillirent en l'air et furent emportées par le vent; mais l'Indien, protégé par le tronc, ne fut pas atteint, et se montrant alors avec un sourire féroce, il tira un second coup dont la balle perça le bonnet du chasseur. Des hurlements sauvages partirent encore de la forêt, et une grêle de plomb recommença à siffler sur la tête des assiégés, comme si leurs ennemis avaient voulu les empêcher de quitter un lieu où ils espéraient qu'ils tomberaient enfin sous les coups du guerrier entreprenant qui avait établi son poste au haut du chêne.
— Il faut mettre ordre à cela, dit le chasseur en regardant autour de lui avec un air d'inquiétude. — Uncas, appelez votre père, nous avons besoin de toutes nos armes pour faire tomber cette chenille de cet arbre.
Le signal fut donné sur-le-champ, et avant qu'OEil-de-Faucon eût rechargé son fusil, Chingachgook était arrivé. Quand son fils lui eut fait remarquer la situation de leur dangereux ennemi, l'exclamation hugh! s'échappa de ses lèvres, après quoi il ne montra aucun symptôme, ni de surprise, ni de crainte. Le chasseur et les deux Mohicans causèrent un instant en langue delaware, après quoi ils se séparèrent pour exécuter le plan qu'ils avaient concerté, le père et le fils se plaçant ensemble sur la gauche, et OEil-de-Faucon sur la droite.
Depuis le moment qu'il avait été découvert, le guerrier posté sur le chêne avait continué son feu sans autre interruption que le temps nécessaire pour recharger son fusil. La vigilance de ses ennemis l'empêchait de bien ajuster, car dès qu'il laissait à découvert une partie de son corps, elle devenait le but des coups des Mohicans ou du chasseur. Cependant ses balles arrivaient bien près de leur destination; Heyward, que son uniforme mettait plus en évidence, eut ses habits percés de plusieurs balles; un dernier coup lui effleura le bras, et en fit couler quelques gouttes de sang.
Enhardi par ce succès, le sauvage fit un mouvement pour ajuster le major avec plus de précision, et ce mouvement mit à découvert sa jambe et sa cuisse droite. Les yeux vifs et vigilants des deux Mohicans s'en aperçurent; leurs deux coups partirent à l'instant même, et ne produisirent qu'une explosion. Pour cette fois l'un des deux coups, peut-être tous les deux, avait porté. Le sauvage voulut retirer à lui sa cuisse blessée, et l'effort qu'il dut faire découvrit l'autre côté de son corps. Prompt comme l'éclair, le chasseur fit feu à son tour, et au même instant on vit le fusil du Huron lui échapper des mains, lui-même tomber en avant, ses deux cuisses blessées ne pouvant plus le soutenir; mais dans sa chute il s'accrocha des deux mains à une branche, qui plia sous son poids sans se rompre, et il resta suspendu entre le ciel et le gouffre, sur le bord duquel croissait le chêne.
— Par pitié, envoyez-lui une autre balle, s'écria Heyward en détournant les yeux de ce spectacle horrible.
— Pas un caillou! répondit OEil-de-Faucon; sa mort est certaine, nous n'avons pas de poudre à brûler inutilement; car les combats des Indiens durent quelquefois des jours entiers.
— Il s'agit de leurs chevelures ou des nôtres, et Dieu qui nous a créés, a mis dans notre coeur l'amour de la vie.
Il n'y avait rien à répondre à un raisonnement politique de cette nature. En ce moment les hurlements des sauvages cessèrent de se faire entendre; ils interrompirent leur feu, et des deux côtés tous les yeux étaient fixés sur le malheureux qui se trouvait dans une situation si désespérée. Son corps cédait à l'impulsion du vent, et quoiqu'il ne lui échappât ni plainte ni gémissement, on voyait sur sa physionomie, malgré l'éloignement, l'angoisse d'un désespoir qui semblait encore braver et menacer ses ennemis.
Trois fois OEil-de-Faucon leva son fusil, par un mouvement de pitié, pour abréger ses souffrances, trois fois la prudence lui en fit appuyer la crosse par terre. Enfin une main du Huron épuisé tomba sans mouvement à son côté, et les efforts inutiles qu'il fit pour la relever et saisir de nouveau la branche à laquelle l'autre l'attachait encore donnait à ce spectacle un nouveau degré d'horreur. Le chasseur ne put y résister plus longtemps; son coup partit, la tête du sauvage se pencha sur sa poitrine, ses membres frissonnèrent, sa seconde main cessa de serrer la branche qui le soutenait, et tombant dans le gouffre ouvert sous ses pieds, il disparut pour toujours.
Les Mohicans ne poussèrent pas le cri de triomphe; ils se regardaient l'un l'autre comme saisis d'horreur. Un seul hurlement se fit entendre du côté de la forêt, et un profond silence y succéda. OEil-de-Faucon semblait uniquement occupé de ce qu'il venait de faire, et il se reprochait même tout haut d'avoir cédé à un moment de faiblesse.
— J'ai agi en enfant, dit-il; c'était ma dernière charge de poudre et ma dernière balle; qu'importait qu'il tombât dans l'abîme mort ou vif? il fallait qu'il finît par y tomber. — Uncas, courez au canot, et rapportez-en la grande corne; c'est tout ce qu'il nous reste de poudre, et nous en aurons besoin jusqu'au dernier grain, ou je ne connais pas les Mingos.
Le jeune Mohican partit sur-le-champ, laissant le chasseur fouiller dans toutes ses poches, et secouer sa corne vide avec un air de mécontentement. Cet examen peu satisfaisant ne dura pourtant pas longtemps, car il en fut distrait par un cri perçant que poussa Uncas, et qui fut même pour l'oreille peu expérimentée de Duncan le signal de quelque nouveau malheur inattendu. Tourmenté d'inquiétude pour le dépôt précieux qu'il avait laissé dans la caverne, il se leva sur-le-champ, sans songer au danger auquel il s'exposait en se montrant à découvert. Un même mouvement de surprise et d'effroi fit que ses deux compagnons l'imitèrent, et tous trois coururent avec rapidité vers le défilé qui séparait les deux grottes, tandis que leurs ennemis leur tiraient quelques coups de fusil dont aucun ne les atteignit. Le cri d'Uncas avait fait sortir de la caverne les deux soeurs et même David, dont la blessure n'était pas sérieuse. Toute la petite troupe se trouva donc réunie, et il ne fallut qu'un coup d'oeil jeté sur le fleuve pour apprendre ce qui avait occasionné le cri du jeune chef.
À peu de distance du rocher, on voyait le canot voguer de manière à prouver que le cours en était dirigé par quelque agent caché. Dès que le chasseur l'aperçut, il appuya son fusil contre son épaule, comme par instinct, appuya sur la détente, mais la pierre ne produisit qu'une étincelle inutile.
— Il est trop tard! s'écria-t-il avec un air de dépit et de désespoir; il est trop tard! le brigand a gagné le courant; et quand nous aurions de la poudre, à peine pourrions-nous lui envoyer une balle plus vite qu'il ne vogue maintenant.
Comme il finissait de parler, le Huron, courbé dans le canot, se voyant hors de portée, se montra à découvert, leva les mains en l'air pour se faire remarquer par ses compagnons, et poussa un cri de triomphe, auquel des hurlements de joie répondirent, comme si une bande de démons se fût réjouie de la chute d'une âme chrétienne.
— Vous avez raison de vous réjouir, enfants de l'enfer, dit OEil- de-Faucon en s'asseyant sur une pointe de rocher, et en repoussant du pied son arme inutile. Voilà les trois meilleurs fusils qui se trouvent dans ces bois, qui ne valent pas mieux qu'une branche de bois vermoulu, ou les cornes jetées par les daims l'année dernière.
— Et qu'allons-nous faire maintenant? demanda Heyward, ne voulant pas céder au découragement, et désirant connaître quelles ressources il leur restait; qu'allons-nous devenir?
Le chasseur ne lui répondit qu'en tournant une main autour de sa chevelure d'une manière si expressive, qu'il ne fallait pas de paroles pour expliquer ce qu'il voulait dire.
— Nous ne sommes pas encore réduits à cette extrémité, reprit le major; nous pouvons nous défendre dans les cavernes, nous opposer à leur débarquement.
— Avec quoi? demanda OEil-de-Faucon d'un ton calme: avec les flèches d'Uncas? avec des larmes de femmes? — Non, non; le temps de la résistance est passé. Vous êtes jeune, vous êtes riche, vous avez des amis; avec tout cela, je sens qu'il est dur de mourir. Mais, ajouta-t-il en jetant un coup d'oeil sur les deux Mohicans, souvenons-nous que notre sang est pur, et prouvons à ces habitants de la forêt que le blanc peut souffrir et mourir avec autant de fermeté que l'homme rouge, quand son heure est arrivée.
Heyward, ayant jeté un coup d'oeil rapide dans la direction qu'avaient prise les yeux du chasseur, vit la confirmation de toutes ses craintes dans la conduite des deux Indiens. Chingachgook, assis dans une attitude de dignité sur un autre fragment de rocher, avait déjà ôté de sa ceinture son couteau et son tomahawk, dépouillé sa tête de sa plume d'aigle, et il passait la main sur sa touffe de cheveux, comme pour la préparer à l'opération qu'il s'attendait à subir incessamment. Sa physionomie était calme, quoique pensive, et ses yeux noirs et brillants, perdant l'ardeur qui les avait animés pendant le combat, prenaient une expression plus analogue à la situation dans laquelle il se trouvait.
— Notre position n'est pas encore désespérée, dit le major; il peut nous arriver du secours à chaque instant. Je ne vois pas d'ennemis dans les environs; ils se sont retirés; ils ont renoncé à un combat dans lequel ils ont reconnu qu'ils ont beaucoup plus à perdre qu'à gagner.
— Il est possible qu'il se passe une heure, deux heures, répondit OEil-de-Faucon, avant que les maudits Serpents arrivent, comme il est possible qu'ils soient déjà à portée de nous entendre; mais ils arriveront, et de manière à ne nous laisser aucune espérance. — Chingachgook, mon frère, ajouta-t-il en se servant alors de la langue des Delawares, nous venons de combattre ensemble pour la dernière fois, et les Maquas pousseront le cri de triomphe en donnant la mort au sage Mohican et au Visage-Pâle dont ils redoutaient la vue la nuit comme le jour.
— Que les femmes des Mingos pleurent leur mort! dit Chingachgook avec sa dignité ordinaire et avec une fermeté inébranlable; le Grand-Serpent des Mohicans s'est introduit dans les wigwams, et il a empoisonné leur triomphe par les cris des enfants dont les pères n'y rentreront jamais. Onze guerriers ont été étendus sur la terre, loin des tombeaux de leurs pères, depuis la dernière fonte des neiges, et personne ne dira où l'on peut les trouver, tant que la langue de Chingachgook gardera le silence. Qu'ils tirent leur couteau le mieux affilé, qu'ils lèvent leur tomahawk le plus lourd, car leur plus dangereux ennemi est entre leurs mains. Uncas, mon fils, dernière branche d'un noble tronc, appelle-les lâches, dis-leur de se hâter, ou leurs coeurs s'amolliront, et ils ne seront plus que des femmes.
— Ils sont à la pêche de leurs morts, répondit la voix douce et grave du jeune Indien; les Hurons flottent dans la rivière avec les anguilles; ils tombent des chênes comme le fruit mûr, et les Delawares en rient.
— Oui, oui, dit le chasseur, qui avait écouté les discours caractéristiques des deux Indiens; ils s'échauffent le sang, et ils exciteront les Maquas à les expédier promptement: mais quant à moi dont le sang est sans mélange, je saurai mourir comme doit mourir un blanc, sans paroles insultantes dans la bouche, et sans amertume dans le coeur.
— Et pourquoi mourir? dit en s'avançant vers lui Cora, que la terreur avait retenue jusqu'alors appuyée sur le rocher; le chemin vous est ouvert en ce moment; vous êtes sans doute en état de traverser cette rivière à la nage; fuyez dans les bois que vos ennemis viennent de quitter, et invoquez le secours du ciel. Allez, braves gens; vous n'avez déjà couru que trop de risques pour nous; ne vous attachez pas plus longtemps à notre malheureuse fortune.
— Vous ne connaissez guère les Iroquois, si vous croyez qu'ils ne surveillent pas tous les sentiers qui conduisent dans les bois, répondit OEil-de-Faucon, qui ajouta avec simplicité: Il est bien vrai qu'en nous laissant seulement emporter par le courant nous serions bientôt hors de la portée de leurs balles et même du son de leurs voix.
— Pourquoi donc tardez-vous? s'écria Cora; jetez-vous dans la rivière; n'augmentez pas le nombre des victimes d'un ennemi sans pitié.
— Non, dit le chasseur en tournant ses regards autour de lui avec un air de fierté; il vaut mieux mourir en paix avec soi-même que de vivre avec une mauvaise conscience. Que pourrions-nous répondre à Munro, quand il nous demanderait où nous avons laissé ses enfants et pourquoi nous les avons quittés?
— Allez le trouver, et dites-lui de nous envoyer de prompts secours, s'écria Cora avec un généreux enthousiasme; dites-lui que les Hurons nous entraînent dans les déserts du côté du nord, mais qu'avec de la vigilance et de la célérité il peut encore nous sauver. Et s'il arrivait que le secours vînt trop tard, ajouta-t- elle d'une voix plus émue, mais qui reprit bientôt sa fermeté, portez-lui les derniers adieux, les assurances de tendresse, les bénédictions et les prières de ses deux filles; dites-lui de ne pas pleurer leur fin prématurée, et d'attendre avec une humble confiance l'instant où le ciel lui permettra de les rejoindre.
Les traits endurcis du chasseur parurent agités d'une manière peu ordinaire. Il avait écouté avec grande attention; et quand Cora eut fini de parler, il s'appuya le menton sur une main et garda le silence en homme qui réfléchissait sur la proposition qu'il venait d'entendre.
— Il y a de la raison dans cela, dit-il enfin, et l'on ne peut nier que ce ne soit l'esprit du christianisme; mais ce qui peut être bien pour un homme rouge peut être mal pour un blanc qui n'a pas une goutte de sang mêlé à alléguer pour excuse. Chingachgook, Uncas, avez-vous entendu ce que vient de dire la femme blanche aux yeux noirs?
Il leur parla quelques instants en delaware, et ses discours, quoique prononcés d'un ton calme et tranquille, semblaient avoir quelque chose de décidé. Chingachgook l'écouta avec sa gravité accoutumée, parut sentir l'importance de ce qu'il disait et y réfléchir profondément. Après avoir hésité un moment, il fit de la tête et de la main un geste d'approbation, et prononça en anglais le mot — Bon! — avec l'emphase ordinaire à sa nation. Replaçant alors dans sa ceinture son tomahawk et son couteau, il se rendit en silence sur le bord du rocher, du côté opposé à la rive que les ennemis avaient occupée, s'y arrêta un instant, montra les bois qui étaient de l'autre côté, dit quelques mots en sa langue, comme pour indiquer le chemin qu'il devait suivre, se jeta dans la rivière, gagna le courant rapide, et disparut en peu d'instants aux yeux des spectateurs.
Le chasseur différa un moment son départ pour adresser quelques mots à la généreuse Cora, qui semblait respirer plus librement en voyant le succès de ses remontrances.
— La sagesse est quelquefois accordée aux jeunes gens comme aux vieillards, lui dit-il, et ce que vous avez dit est sage, pour ne rien dire de plus. Si l'on vous entraîne dans les bois, c'est-à- dire ceux de vous qu'on pourra épargner pour l'instant, cassez autant de branches que vous le pourrez sur votre passage, et appuyez le pied en marchant afin d'en imprimer les traces sur la terre: si l'oeil d'un homme peut les apercevoir, comptez sur un ami qui vous suivra jusqu'au bout du monde avant de vous abandonner.
Il prit la main de Cora, la serra avec affection, releva son fusil qu'il regarda un instant d'un air douloureux, et l'ayant caché avec soin sous les broussailles, il s'avança vers le bord de l'eau, au même endroit que Chingachgook avait choisi. Il resta un moment, comme encore incertain de ce qu'il devait faire, et, regardant autour de lui avec un air de dépit, il s'écria: — S'il m'était resté une corne de poudre, jamais je n'aurais subi une telle honte! — À ces mots, se précipitant dans la rivière, il disparut en peu d'instants, comme l'avait fait le Mohican.
Tous les yeux se tournèrent alors vers Uncas, qui restait appuyé contre le rocher avec un sang-froid imperturbable. Après un court silence, Cora lui montra la rivière, et lui dit:
— Vous voyez que vos amis n'ont pas été aperçus; ils sont probablement maintenant en sûreté; pourquoi tardez-vous à les suivre?
— Uncas veut rester ici, répondit le jeune Indien en mauvais anglais, du ton le plus calme.
— Pour augmenter l'horreur de notre captivité et diminuer les chances de notre délivrance! s'écria Cora, baissant les yeux sous les regards ardents du jeune Indien. — Partez, généreux jeune homme, continua-t-elle, peut-être avec un sentiment secret de l'ascendant qu'elle avait sur lui; partez, et soyez le plus confidentiel de mes messagers. Allez trouver mon père, et dites- lui que nous lui demandons de vous confier les moyens de nous remettre en liberté. Partez, sur-le-champ, je vous en prie, je vous en conjure!
L'air calme et tranquille d'Uncas se changea en une expression sombre et mélancolique; mais il n'hésita plus. Il s'élança en trois bonds jusqu'au bord du rocher, et se précipita dans la rivière, où ceux qui le suivaient des yeux le perdirent de vue. L'instant d'après ils virent sa tête reparaître au milieu du courant rapide, et il disparut presque aussitôt dans l'éloignement.
Ces trois épreuves qui paraissaient avoir réussi n'avaient occupé que quelques minutes d'un temps qui était alors si précieux. Dès qu'Uncas ne fut plus visible, Cora se tourna vers le major, et lui dit d'une voix presque tremblante:
— J'ai entendu vanter votre habileté à nager, Duncan; ne perdez donc pas de temps, et suivez le bon exemple que viennent de vous donner ces êtres généreux et fidèles.
— Est-ce là ce que Cora Munro attend de celui qui s'est chargé de la protéger? demanda Heyward en souriant avec amertume.
— Ce n'est pas le moment de s'occuper de subtilités et de faire valoir des sophismes, s'écria-t-elle avec véhémence; nous devons maintenant ne considérer que notre devoir. Vous ne pouvez nous rendre aucun service dans la situation où nous nous trouvons, et vous devez chercher à sauver une vie précieuse pour d'autres amis.
Il ne lui répondit rien; mais il jeta un regard douloureux sur Alice, qui s'appuyait sur son bras, presque incapable de se soutenir.
— Réfléchissez, après tout, continua Cora après un court intervalle pendant lequel elle parut lutter contre des appréhensions plus vives qu'elle ne voulait le laisser paraître, que la mort est le pire qui puisse nous arriver; et c'est un tribut que toute créature doit payer au moment où il plaît au Créateur de l'exiger.
Heyward répondit d'une voix sombre et d'un air mécontent de son importunité: — Cora, il est des maux pires que la mort même, et que la présence d'un homme prêt à mourir pour vous peut détourner.
Cora ne répliqua rien, et, se couvrant le visage de son schall, elle prit le bras d'Alice et rentra avec elle dans la seconde caverne.
Chapitre IX
Livre-toi à la joie en toute sécurité; dissipe, ma bien aimée, par des sourires, les sombres images qui pèsent sur ton front naturellement si pur.
La Mort d'Agrippine.
Le silence soudain et presque magique qui succédait au tumulte du combat, et que troublait seulement la voix de la cataracte, eut un tel effet sur l'imagination d'Heyward, qu'il croyait presque sortir d'un rêve; et quoique tout ce qu'il avait vu, tout ce qu'il avait fait, tous les événements qui venaient de se passer fussent profondément gravés dans sa mémoire, il avait quelque peine à se persuader que ce fût une réalité. Ignorant encore le destin de ceux qui avaient confié leur sûreté à la rapidité du courant, il écouta d'abord avec grande attention si quelque signal, quelque cri de joie ou de détresse annoncerait la réussite ou la fin désastreuse de leur hasardeuse entreprise. Mais ce fut en vain qu'il écouta; toute trace de ses compagnons avait disparu avec Uncas, et il fallait qu'il restât dans l'incertitude sur leur destinée.
Dans un moment de doute si pénible, Duncan n'hésita pas à s'avancer sur les bords du rocher, sans prendre pour sa sûreté aucune des précautions qui lui avaient été si souvent recommandées pendant le combat; mais il ne put découvrir aucun indice qui lui annonçât, soit que ses amis fussent en sûreté, soit que des ennemis approchassent ou fussent cachés dans les environs. La forêt qui bordait la rivière semblait de nouveau abandonnée par tout ce qui jouissait du don de la vie. Les hurlements dont elle avait retenti étaient remplacés par le seul bruit de la chute d'eau; un oiseau de proie, perché sur les branches desséchées d'un pin mort situé à quelque distance, et qui avait été spectateur immobile du combat, prit son essor en ce moment, et décrivit de grands cercles dans les airs pour y chercher une proie; tandis qu'un geai, dont la voix criarde avait été couverte par les clameurs des sauvages, fit entendre son cri discordant, comme pour se féliciter d'être laissé en possession de ses domaines déserts. Ces divers traits caractéristiques de la solitude firent pénétrer dans le coeur d'Heyward un rayon d'espérance; il se sentit en état de faire de nouveaux efforts, et reprit quelque confiance en lui- même.
— On ne voit pas les Hurons, dit-il en se rapprochant de David qui était assis sur une grosse pierre, le dos appuyé contre le rocher, et dont l'esprit n'était pas encore bien remis du choc que sa tête avait reçu en tombant, chute qui avait contribué à lui faire perdre connaissance plus que la balle qui l'avait atteint; retirons-nous dans la caverne, et laissons le soin du reste à la Providence.
— Je me souviens, dit le maître en psalmodie, d'avoir uni ma voix à celle de deux aimables dames pour rendre au ciel des actions de grâces, et depuis ce temps le jugement du ciel m'a châtié de mes péchés. Je me suis assoupi d'un sommeil qui n'était pas un sommeil, et mes oreilles ont été déchirées par des sons discordants, comme si la plénitude des temps fût arrivée, et que la nature eût oublié son harmonie.
— Pauvre diable! dit Heyward, il s'en est fallu de bien peu que la plénitude des temps ne fût arrivée pour toi. Mais allons suivez-moi; je vais vous conduire dans un lieu où vous n'entendrez d'autres sons que ceux de votre psalmodie.
— Il y a de la mélodie dans le bruit d'une cataracte, dit David en se pressant le front de la main, et les sons d'une chute d'eau n'ont rien de désagréable à l'oreille. Mais l'air n'est-il pas encore rempli de cris horribles et confus, comme si les esprits de tous les damnés…
— Non, non, dit Heyward en l'interrompant, les hurlements des démons ont cessé, et j'espère que ceux qui les poussaient se sont retirés; tout est tranquille et silencieux, excepté l'eau du fleuve; entrez donc dans la caverne, et vous y pourrez faire naître ces sons que vous aimez tant à entendre.