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Le dernier des mohicans: Le roman de Bas-de-cuir

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David sourit mélancoliquement, et cependant un éclair de satisfaction brilla dans ses yeux lorsqu'il entendit cette allusion à sa profession chérie. Il n'hésita donc point à se laisser conduire dans un endroit qui lui promettait de pouvoir se livrer à son goût, et appuyé sur le bras du major il entra dans la caverne.

Le premier soin d'Heyward, dès qu'ils y furent entrés, fut d'en boucher l'entrée par un amas de branches de sassafras qui en dérobait la vue à l'extérieur; et derrière ce faible rempart, il étendit les couvertures des Indiens, pour la rendre encore plus obscure, tandis qu'un faible jour pénétrait dans la grotte par la seconde issue qui était fort étroite, et qui, comme nous l'avons déjà dit, donnait sur un bras de la rivière qui allait se réunir à l'autre un peu plus bas.

— Je n'aime pas, dit-il tout en achevant ses fortifications, ce principe qui apprend aux Indiens à céder sans résistance dans les cas qui leur paraissent désespérés. Notre maxime qui dit que l'espérance dure autant que la vie, est plus consolante et convient mieux au caractère d'un soldat. Quant à vous, Cora, je n'ai pas besoin de vous adresser des paroles d'encouragement; votre fermeté, votre raison, vous apprennent tout ce qui peut convenir à votre sexe; mais ne pouvons-nous trouver quelque moyen pour sécher les larmes de cette jeune soeur tremblante qui pleure sur votre sein?

— Je suis plus calme, Duncan, dit Alice en se dérobant aux bras de sa soeur, et en tâchant de montrer quelque tranquillité à travers ses larmes; je suis beaucoup plus calme à présent. Nous devons être en sûreté dans ce lieu solitaire; nous n'y avons rien à craindre; qui pourrait nous y découvrir? Mettons notre espoir en ces hommes généreux qui se sont déjà exposés à tant de périls pour nous servir.

— Notre chère Alice parle maintenant en fille de Munro, dit Heyward en s'avançant pour lui serrer la main; avec deux pareils exemples de courage sous les yeux, quel homme ne rougirait de ne pas se montrer un héros!

Il s'assit alors au milieu de la caverne, et serra fortement dans sa main le pistolet qui lui restait, tandis que le froncement de ses sourcils annonçait la résolution désespérée dont il était armé. Si les Hurons viennent, ils ne pénétreront pas encore en ce lieu aussi facilement qu'ils le pensent, murmura-t-il à demi-voix; et appuyant la tête contre le rocher, il sembla attendre les événements avec patience et résignation, les yeux toujours fixés sur la seule issue qui restât ouverte, et qui était défendue par la rivière.

Un long et profond silence succéda aux derniers mots qu'avait prononcés le major. L'air frais du matin avait pénétré dans la grotte, et sa douce influence avait produit un heureux effet sur l'esprit de ceux qui s'y trouvaient. Chaque minute qui s'écoulait sans amener avec elle de nouveaux dangers, ranimait dans leur coeur l'étincelle d'espérance qui commençait à y renaître, quoique aucun d'eux n'osât communiquer aux autres un espoir que le moment d'après pouvait détruire.

David seul semblait étranger à ces émotions. Un rayon de lumière partant de l'étroite sortie de la caverne tombait sur lui, et le montrait occupé à feuilleter son petit livre, comme s'il eût cherché un cantique plus convenable à sa situation qu'aucun de ceux qui avaient frappé ses yeux jusqu'alors. Il agissait probablement ainsi d'après un souvenir confus de ce que lui avait dit le major en l'amenant dans la caverne. Enfin ses soins diligents obtinrent leur récompense. Sans apologie, sans explication, il s'écria tout à coup à haute voix: — L'île de Wight![33] Prenant son instrument favori, il en tira quelques sons pour se donner le ton juste; et sa voix harmonieuse fit entendre le prélude de l'air qu'il venait d'annoncer.

— N'y a-t-il pas de danger? demanda Cora en fixant ses yeux noirs sur le major.

— Le pauvre diable! dit Heyward, sa voix est maintenant trop faible pour qu'on puisse l'entendre au milieu du bruit de la cataracte. Laissons-le donc se consoler à sa manière, puisqu'il peut le faire sans aucun risque.

— L'île de Wight! répéta David en regardant autour de lui avec un air de gravité imposante qui aurait réduit au silence une vingtaine d'écoliers babillards; c'est un bel air, et les paroles en sont solennelles. Chantons-les donc avec tout le respect convenable.

Après un moment de silence dont le but était d'attirer de plus en plus l'attention de ses auditeurs, le chanteur fit entendre sa voix, d'abord sur un ton bas, qui, s'élevant graduellement, finit par remplir la caverne de sons harmonieux. La mélodie, que la faiblesse de la voix rendait plus touchante, répandit peu à peu son influence sur ceux qui l'écoutaient; elle triomphait même du misérable travestissement du cantique du Psalmiste, que La Gamme avait choisi avec tant de soin; et la douceur inexprimable de la voix faisait oublier le manque total de talent du poète. Alice sentit ses pleurs se sécher, et fixa sur le chanteur ses yeux attendris, avec une expression de plaisir qui n'était point affectée et qu'elle ne cherchait pas à cacher. Cora accorda un sourire d'approbation aux pieux efforts de celui qui portait le nom du roi-prophète, et le front d'Heyward se dérida tandis qu'il perdait un instant de vue l'étroite ouverture qui éclairait la caverne, et qu'il admirait alternativement l'enthousiasme qui brillait dans les regards du chanteur, et l'éclat plus doux des yeux encore humides de la jeune Alice.

Le musicien s'aperçut de l'intérêt qu'il excitait; son amour- propre satisfait lui inspira de nouveaux efforts, et sa voix regagna tout son volume et sa richesse, sans rien perdre de sa douceur. Les voûtes de la caverne retentissaient de ses sons mélodieux, quand un cri horrible, se faisant entendre au loin, lui coupa la voix aussi complètement que si on lui eût mis tout à coup un bâillon.

— Nous sommes perdus! s'écria Alice en se jetant dans les bras de
Cora, qui les ouvrit pour la recevoir.

— Pas encore, pas encore, dit Heyward; ce cri des sauvages part du centre de l'île; il a été occasionné par la vue de leurs compagnons morts. Nous ne sommes pas découverts, et nous pouvons encore espérer.

Quelque faible que fût cette espérance, Duncan ne la fit pas luire inutilement, car ses paroles servirent du moins à faire sentir aux deux soeurs la nécessité d'attendre les événements en silence. D'autres cris suivirent le premier, et l'on entendit bientôt les voix des sauvages qui accouraient de l'extrémité de la petite île, et qui arrivèrent enfin sur le rocher qui couvrait les deux cavernes. L'air continuait à retentir de hurlements féroces tels que l'homme peut en produire, et seulement quand il est dans l'état de la barbarie la plus complète.

Ces sons affreux éclatèrent bientôt autour d'eux de toutes parts; les uns appelaient leurs compagnons du bord de l'eau, et les autres leur répondaient du haut des rochers. Des cris plus dangereux se firent entendre dans le voisinage de la crevasse qui séparait les deux cavernes, et ils se mêlaient à ceux qui partaient du ravin dans lequel quelques Hurons étaient descendus. En un mot, ces cris effrayants se multipliaient tellement et semblaient si voisins, qu'ils firent sentir mieux que jamais aux quatre individus réfugiés dans la grotte la nécessité de garder le plus profond silence.

Au milieu de ce tumulte, un cri de triomphe partit à peu de distance de l'entrée de la grotte qui était masquée avec des branches de sassafras amoncelées. Heyward abandonna alors toute espérance, convaincu que cette issue avait été découverte. Cependant il se rassura en entendant les sauvages courir vers l'endroit où le chasseur avait caché son fusil, que le hasard venait de faire trouver. Il lui était alors facile de comprendre une partie de ce que disaient les Hurons, car ils mêlaient à leur langue naturelle beaucoup d'expressions empruntées à celle qu'on parle dans le Canada[34]. Plusieurs voix s'écrièrent en même temps: La Longue-Carabine! et les échos répétèrent ce nom, donné à un célèbre chasseur qui servait quelquefois de batteur d'estrade dans le camp anglais, et ce fut ainsi que Heyward apprit quel était celui qui avait été son compagnon.

Les mots — la Longue-Carabine! la Longue-Carabine! — passaient de bouche en bouche, et toute la troupe semblait s'être réunie autour d'un trophée qui paraissait indiquer la mort de celui qui en avait été le propriétaire. Après une consultation bruyante fréquemment interrompue par les éclats d'une joie sauvage, les Hurons se séparèrent et coururent de tous côtés en faisant retentir l'air du nom d'un ennemi dont Heyward comprit, d'après quelques-unes de leurs expressions, qu'ils espéraient trouver le corps dans quelque fente de rocher.

— Voici le moment de la crise, dit-il tout bas aux deux soeurs qui tremblaient. Si cette grotte échappe à leurs recherches, nous sommes en sûreté. Dans tous les cas nous sommes certains, d'après ce qu'ils viennent de dire, que nos amis ne sont pas tombés entre leurs mains, et d'ici à deux heures nous pouvons espérer que Webb nous aura envoyé du secours.

Quelques minutes se passèrent dans le silence de l'inquiétude, et tout annonçait que les sauvages redoublaient de soin et d'attention dans leurs recherches. Plus d'une fois on les entendit passer dans l'étroit défilé qui séparait les deux cavernes; on le reconnaissait au bruissement des feuilles de sassafras qu'ils froissaient, et des branches sèches qui se brisaient sous leurs pieds. Enfin la pile amoncelée par Heyward céda un peu, et un faible rayon de lumière pénétra de ce côté dans la grotte. Cora serra Alice contre son sein, dans une angoisse de terreur, et Duncan se leva avec la promptitude de l'éclair. De grands cris poussés en ce moment, et qui partaient évidemment de la caverne voisine, indiquèrent que les Hurons l'avaient enfin découverte et venaient d'y entrer; et d'après le nombre des voix qu'on entendait, il paraissait que toute la troupe y était réunie, ou s'était rassemblée à l'entrée.

Les deux cavernes étaient à si peu de distance l'une de l'autre que le major regarda alors comme impossible qu'on ne découvrît pas leur retraite; et rendu désespéré par cette idée cruelle, il s'élança vers la fragile barrière qui ne le séparait que de quelques pieds de ses ennemis acharnés; il s'approcha même de la petite ouverture que le hasard y avait pratiquée, et y appliqua l'oeil pour reconnaître les mouvements des sauvages.

À portée de son bras était un Indien d'une taille colossale, dont la voix forte semblait donner des ordres que les autres exécutaient. Un peu plus loin il vit la première caverne remplie de Hurons qui en examinaient tous les recoins avec la plus scrupuleuse attention. Le sang qui avait coulé de la blessure de David avait communiqué sa couleur aux feuilles de sassafras sur un amas desquelles on l'avait couché. Les naturels s'en aperçurent, et ils poussèrent des cris de joie semblables aux hurlements d'une meute de chiens qui retrouve la piste qu'elle avait perdue. Ils se mirent sur-le-champ à éparpiller toutes les branches, comme pour voir si elles ne cachaient pas l'ennemi qu'ils avaient si longtemps haï et redouté; et pour s'en débarrasser, ils les jetèrent dans l'intervalle qui séparait les deux cavernes. Un guerrier à physionomie féroce et sauvage s'approcha du chef, tenant en main une brassée de ces branches, et lui fit remarquer avec un air de triomphe les traces de sang dont elles étaient couvertes en prononçant avec vivacité quelques phrases dont Heyward devina le sens en entendant répéter plusieurs fois les mots — la Longue-Carabine. — Il jeta alors les branches qu'il portait sur l'amas de celles que le major avait accumulées devant l'entrée de la seconde caverne, et boucha le jour que le hasard y avait pratiqué. Ses compagnons, imitant son exemple, y jetèrent pareillement les branches qu'ils emportaient de la première caverne, et ajoutèrent ainsi sans le vouloir à la sécurité de ceux qui s'étaient réfugiés dans la seconde. Le peu de solidité de ce boulevard était précisément ce qui en faisait la force; car personne ne songeait à déranger une masse de broussailles que chacun croyait que ses compagnons avaient contribué à former dans ce moment de confusion.

À mesure que les couvertures placées à l'intérieur étaient repoussées par les branches qu'on accumulait au dehors et qui commençaient à former une masse plus compacte, Duncan respirait plus librement. Ne pouvant plus rien voir, il retourna à la place qu'il occupait auparavant au centre de la grotte, et d'où il pouvait voir l'issue qui donnait sur la rivière. Pendant qu'il s'y rendait, les Indiens parurent renoncer à faire des recherches; on les entendit sortir de la caverne en paraissant se diriger vers l'endroit d'où ils s'étaient fait entendre en arrivant, et leurs hurlements de désespoir annonçaient qu'ils étaient assemblés autour des corps des compagnons qu'ils avaient perdus pendant l'attaque de l'île.

Le major se hasarda alors à lever les yeux sur ses compagnes; car pendant ce court intervalle de danger imminent, il avait craint que l'inquiétude peinte sur son front n'augmentât les alarmes des deux jeunes personnes, dont la terreur était déjà si grande.

— Ils sont partis, Cora, dit-il à voix basse; Alice, ils sont retournés d'où ils sont venus; nous sommes sauvés. Rendons-en grâces au ciel, qui seul a pu nous délivrer de ces ennemis sans pitié.

— Que le ciel accepte donc mes ferventes actions de grâces! s'écria Alice en s'arrachant des bras de sa soeur, et en se jetant à genoux sur le roc; ce ciel qui a épargné les pleurs d'un bon père! qui a sauvé la vie de ceux que j'aime tant!

Heyward et Cora, plus maîtresse d'elle-même que sa soeur, virent avec attendrissement cet élan de forte émotion, et le major pensa que jamais la piété ne s'était montrée sous une forme plus séduisante que celle de la jeune Alice. Ses yeux brillaient du feu de la reconnaissance, ses joues avaient repris toute leur fraîcheur, et ses traits éloquents annonçaient que sa bouche se préparait à exprimer les sentiments dont son coeur était rempli. Mais quand ses lèvres s'ouvrirent, la parole sembla s'y glacer; la pâleur de la mort couvrit de nouveau son visage, ses yeux devinrent fixes et immobiles d'horreur; ses deux mains, qu'elle avait levées vers le ciel, se dirigèrent en ligne horizontale vers l'issue qui donnait sur la rivière, et tout son corps fut agité de violentes convulsions. Les yeux d'Heyward suivirent sur-le-champ la direction des bras d'Alice, et sur la rive opposée du bras de la rivière qui coulait dans le ravin, il vit un homme dans les traits sauvages et féroces duquel il reconnut son guide perfide le Renard-Subtil.

En ce moment de surprise et d'horreur, la prudence du major ne l'abandonna point. Il vit à l'air de l'Indien que ses yeux, accoutumés au grand jour, n'avaient pas encore pu pénétrer à travers l'obscurité qui régnait dans la grotte. Il se flatta même qu'en se retirant avec ses deux compagnes dans un renfoncement encore plus sombre où David était déjà, ils pourraient encore échapper à ses regards; mais une expression de satisfaction féroce qui se peignit tout à coup sur les traits du sauvage lui apprit qu'il était trop tard, et qu'ils étaient découverts.

L'air de triomphe brutal qui annonçait cette terrible vérité fut insupportable au major; il n'écouta que son ressentiment, et ne songeant qu'à immoler son perfide ennemi, il lui tira un coup de pistolet. L'explosion retentit dans la caverne comme l'éruption d'un volcan, et lorsque la fumée fut dissipée, Heyward ne vit plus personne à l'endroit où il avait aperçu l'Indien. Il courut à l'ouverture, et vit le traître se glisser derrière un rocher qui le déroba à ses yeux.

Un profond silence avait succédé parmi les Indiens à l'explosion qui leur semblait sortie des entrailles de la terre. Mais lorsque le Renard eut poussé un long cri qu'un accent de joie rendait intelligible, un hurlement général y répondit: tous ses compagnons se réunirent de nouveau, rentrèrent dans l'espèce de défilé qui séparait les cavernes, et avant que Heyward eût le temps de revenir de sa consternation, la faible barrière de sassafras fut renversée, les sauvages se précipitèrent dans la grotte, et saisissant les quatre individus qui s'y trouvaient, ils les entraînèrent en plein air, au milieu de toute la troupe des Hurons triomphants.

Chapitre X

J'ai peur que notre sommeil ne soit aussi prolongé demain matin que nos veilles l'ont été la nuit dernière.

Shakespeare. Le songe d'une nuit d'été.

Dès que Heyward fut revenu du choc violent que lui avait fait éprouver cette infortune soudaine, il commença à faire ses observations sur l'air et les manières des sauvages vainqueurs. Contre l'usage des naturels, habitués à abuser de leurs avantages, ils avaient respecté non seulement les deux soeurs, non seulement le maître en psalmodie, mais le major lui-même, quoique son costume militaire et surtout ses épaulettes eussent attiré l'attention de quelques individus qui y avaient porté la main plusieurs fois avec le désir évident de s'en emparer; mais un ordre du chef, prononcé d'un ton d'autorité, eut le pouvoir de les contenir, et Heyward fut convaincu qu'on avait quelque motif particulier pour les épargner, du moins quant à présent.

Tandis que les plus jeunes de ces sauvages admiraient la richesse d'un costume dont leur vanité aurait aimé à se parer, les guerriers plus âgés et plus expérimentés continuaient à faire des perquisitions dans les deux cavernes et dans toutes les fentes des rochers, d'un air qui annonçait que les fruits qu'ils venaient de recueillir de leur victoire ne leur suffisaient pas encore. N'ayant pu découvrir les victimes qu'ils désiraient surtout immoler à leur vengeance, ces barbares se rapprochèrent de leurs prisonniers, et leur demandèrent d'un ton furieux en mauvais français ce qu'était devenu la Longue-Carabine. Heyward affecta de ne pas comprendre leurs questions, et David, ne sachant pas le français, n'eut pas besoin de recourir à l'affectation. Enfin, fatigué de leurs importunités et craignant de les irriter par un silence trop opiniâtre, il chercha des yeux Magua afin d'avoir l'air de s'en servir comme d'interprète pour répondre à un interrogatoire qui devenait plus pressant et plus menaçant de moment en moment.

La conduite de ce sauvage formait un contraste frappant avec celle de ses compagnons. Il n'avait pris aucune part aux nouvelles recherches qu'on avait faites depuis la capture des quatre prisonniers; il avait laissé ceux de ses camarades que la soif du pillage tourmentait, ouvrir la petite valise du maître en psalmodie et s'en partager les effets. Placé à quelque distance derrière les autres Hurons, il avait l'air si tranquille, si satisfait, qu'il était évident que, quant à lui du moins, il avait obtenu tout ce qu'il désirait gagner par sa trahison. Quand les yeux du major rencontrèrent les regards sinistres quoique calmes de son guide, il les détourna d'abord avec horreur; mais sentant la nécessité de dissimuler dans un pareil moment, il fit un effort sur lui-même pour lui adresser la parole.

— Le Renard-Subtil est un trop brave guerrier, lui dit-il, pour refuser d'expliquer à un ennemi sans armes ce que lui demandent ceux dont il est le captif.

— Ils lui demandent où est le Chasseur qui connaît tous les sentiers des bois, répondit Magua en mauvais anglais; et appuyant en même temps la main avec un sourire féroce sur des feuilles de sassafras qui bandaient une blessure qu'il avait reçue à l'épaule; la Longue-Carabine, ajouta-t-il: son fusil est bon, son oeil ne se ferme jamais; mais de même que le petit fusil du chef blanc, il ne peut rien contre la vie du Renard-Subtil.

— Le Renard est trop brave, dit Heyward, pour songer à une blessure qu'il a reçue à la guerre et pour la reprocher à la main qui la lui a faite.

— Étions-nous en guerre, répliqua Magua, quand l'Indien fatigué se reposait au pied d'un chêne pour manger son grain? qui avait rempli la forêt d'ennemis embusqués? qui a voulu lui saisir le bras? qui avait la paix sur la langue et le sang dans le coeur? Magua avait-il dit que sa hache de guerre était hors de terre et que sa main l'en avait retirée?

Heyward, n'osant rétorquer l'argument de son accusateur en lui reprochant la trahison qu'il avait lui-même méditée, et dédaignant de chercher à désarmer son ressentiment par quelque apologie, garda le silence. Magua, de son côté, ne parut pas vouloir continuer la controverse, et s'appuyant de nouveau contre le rocher dont il s'était écarté un instant, il reprit son attitude d'indifférence. Mais le cri de — la Longue-Carabine! — se renouvela dès que les sauvages impatients s'aperçurent que cette courte conférence était terminée.

— Vous l'entendez, dit Magua avec un air de nonchalance; les Hurons demandent le sang de la Longue-Carabine, ou ils feront couler celui de ceux qui le cachent.

— Il est parti, échappé, bien loin de leur portée, répondit le major Magua sourit dédaigneusement.

— Quand l'homme blanc meurt, dit-il, il se croit en paix; mais l'homme rouge sait comment tourmenter l'esprit même de son ennemi. Où est son corps? montrez sa tête aux Hurons.

— Il n'est pas mort; il s'est échappé.

— Est-il un oiseau qui n'ait qu'à déployer ses ailes? demanda l'Indien en secouant la tête avec un air d'incrédulité. Est-il un poisson qui puisse nager sans regarder le soleil? Le chef blanc lit dans ses livres, et croit que les Hurons n'ont pas de jugement.

— Sans être un poisson, la Longue-Carabine peut nager. Après avoir brûlé toute sa poudre, il s'est jeté dans le courant qui l'a entraîné bien loin, pendant que les yeux des Hurons étaient couverts d'un nuage.

— Et pourquoi le chef blanc ne l'a-t-il pas imité? pourquoi est- il resté? Est-il une pierre qui va au fond de l'eau, ou sa chevelure lui brûle-t-elle la tête?

— Si votre camarade qui a perdu la vie dans le gouffre pouvait vous répondre, il vous dirait que je ne suis pas une pierre qu'un faible effort suffit pour y précipiter, répondit le major, croyant devoir faire usage de ce style d'ostentation qui excite toujours l'admiration des sauvages; les hommes blancs pensent que les lâches seuls abandonnent leurs femmes.

Magua murmura entre ses dents quelques mots inintelligibles, et dit ensuite: — Et les Delawares savent-ils nager aussi bien que se glisser entre les broussailles? — Où est le Grand-Serpent?

Heyward vit par cette demande que ses ennemis connaissaient mieux que lui les deux sauvages qui avaient été ses compagnons de danger.

— Il est parti de même à l'aide du courant, répondit-il.

— Et le Cerf-Agile? je ne le vois pas ici.

— Je ne sais de qui vous voulez parler, répondit le major, cherchant à gagner du temps.

— Uncas, dit Magua, prononçant ce nom delaware avec encore plus de difficulté que les mots anglais. Bounding-Elk est le nom que l'homme blanc donne au jeune Mohican.

— Nous ne pouvions pas nous entendre, répondit Heyward, désirant prolonger la discussion; le mot elk signifie un élan; comme celui deer un daim; et c'est par le mot stag qu'on désigne un cerf.

— Oui, oui, dit l'Indien en se parlant à lui-même dans sa langue naturelle, les Visages-Pâles sont des femmes bavardes; ils ont plusieurs mots pour la même chose, tandis que la Peau-Rouge explique tout par le son de sa voix. — Et s'adressant alors au major, en reprenant son mauvais anglais, mais sans vouloir changer le nom que les Canadiens avaient donné au jeune Mohican: — Le daim est agile, mais faible, dit-il; l'élan et le cerf sont agiles, mais forts; et le fils du Grand-Serpent est le Cerf-Agile. A-t-il sauté par-dessus la rivière pour gagner les bois?

— Si vous voulez parler du fils du Mohican, répondit Heyward, il s'est échappé comme son père et la Longue-Carabine, en se confiant au courant.

Comme il n'y avait rien d'invraisemblable pour un Indien dans cette manière de s'échapper, Magua ne montra plus d'incrédulité; il admit même la vérité de ce qu'il venait d'entendre, avec une promptitude qui était une nouvelle preuve du peu d'importance qu'il attachait personnellement à la capture de ces trois individus. Mais il fut évident que ses compagnons ne partageaient pas le même sentiment.

Les Hurons avaient attendu le résultat de ce court entretien avec la patience qui caractérise les sauvages, et dans le plus profond silence. Quand ils virent les deux interlocuteurs rester muets, tous leurs yeux se tournèrent sur Magua, lui demandant de cette manière expressive le résultat de ce qui venait d'être dit. L'Indien étendit le bras vers la rivière, et quelques mots joints à ce geste suffirent pour leur faire comprendre ce qu'étaient devenus ceux qu'ils voulaient sacrifier à leur vengeance.

Dès que ce fait fut généralement connu, les sauvages poussèrent des hurlements horribles qui annonçaient de quelle fureur ils étaient transportés en apprenant que leurs victimes leur avaient échappé, les uns couraient comme des frénétiques, en battant l'air de leurs bras; les autres crachaient dans la rivière, comme pour la punir d'avoir favorisé l'évasion des fugitifs et privé les vainqueurs de leurs droits légitimes. Quelques-uns, et ce n'étaient pas les moins redoutables, jetaient de sombres regards sur les captifs qui étaient en leur pouvoir, et semblaient ne s'abstenir d'en venir à des actes de violence contre eux que par l'habitude qu'ils avaient de commander à leurs passions; il en était qui joignaient à ce langage muet des gestes menaçants. Un d'entre eux alla même jusqu'à saisir d'une main les beaux cheveux qui flottaient sur le cou d'Alice, tandis que de l'autre, brandissant un couteau autour de sa tête, il semblait annoncer de quelle horrible manière elle serait dépouillée de ce bel ornement.

Le jeune major ne put supporter cet affreux spectacle, et tenta un effort aussi désespéré qu'inutile pour voler au secours d'Alice; mais on lui avait lié les mains, et au premier mouvement qu'il fit, il sentit la main lourde du chef indien s'appesantir sur son épaule. Convaincu qu'une résistance impuissante ne pourrait servir qu'à irriter encore davantage ces barbares, il se soumit donc à son destin, et chercha à rendre quelque courage à ses malheureuses compagnes, en leur disant qu'il était dans le caractère des sauvages d'effrayer par des menaces qu'ils n'avaient pas l'intention d'exécuter.

Mais tout en prononçant des paroles de consolation qui avaient pour but de calmer les appréhensions des deux soeurs, Heyward n'était pas assez faible pour se tromper lui-même. Il savait que l'autorité d'un chef indien était établie sur des fondements bien peu solides, et qu'il la devait plus souvent à la supériorité de ses forces physiques qu'à aucune cause morale. Le danger devait donc se calculer en proportion du nombre des êtres sauvages qui les entouraient. L'ordre le plus positif de celui qui paraissait leur chef pouvait être violé à chaque instant par le premier furieux qui voudrait sacrifier une victime aux mânes d'un ami ou d'un parent. Malgré tout son calme apparent et son courage, il avait donc le désespoir et la mort dans le coeur, quand il voyait un de ces hommes féroces s'approcher des deux malheureuses soeurs, ou seulement fixer de sombres regards sur des êtres si peu en état de résister au moindre acte de violence.

Ses craintes se calmèrent pourtant un peu quand il vit le chef appeler autour de lui ses guerriers pour tenir une espèce de conseil de guerre. La délibération fut courte; peu d'orateurs prirent la parole, et la détermination parut unanime. Les gestes que tous ceux qui parlèrent dirigeaient du côté du camp de Webb, semblaient indiquer qu'ils craignaient une attaque de ce côté: cette considération fut probablement ce qui accéléra leur résolution, et ce qui mit ensuite une grande promptitude dans leurs mouvements.

Pendant cette courte conférence, Heyward eut le loisir d'admirer la prudence avec laquelle les Hurons avaient effectué leur débarquement après la cessation des hostilités.

On a déjà dit que la moitié de cette petite île était un rocher au pied duquel s'étaient arrêtés quelques troncs d'arbres que les eaux y avaient entraînés. Ils avaient choisi ce point pour y faire leur descente, probablement parce qu'ils ne croyaient pas pouvoir remonter le courant rapide, formé plus bas par la réunion des deux chutes d'eau. Pour y réussir, ils avaient porté le canot dans les bois, jusqu'au delà de la cataracte; ils y avaient placé leurs armes et leurs munitions, et tandis que deux sauvages les plus expérimentés se chargeaient de le conduire avec le chef, les autres le suivaient à la nage. Ils avaient débarqué ainsi au même endroit qui avait été si fatal à ceux de leurs compagnons qui y étaient arrivés les premiers, mais avec l'avantage d'être en nombre bien supérieur et d'avoir des armes à feu. Il était impossible de douter que tel eût été leur arrangement pour arriver, puisqu'ils le conservèrent pour partir. On transporta le canot par terre, d'une extrémité de l'île à l'autre, et on le lança à l'eau près de la plate-forme où le chasseur avait lui-même amené ses compagnons.

Comme les remontrances étaient inutiles et la résistance impossible, Heyward donna l'exemple de la soumission à la nécessité en entrant dans le canot dès qu'il en reçut l'ordre, et il y fut suivi par David La Gamme. Le pilote chargé de conduire le canot, y prit place ensuite, et les autres sauvages le suivirent en nageant. Les Hurons ne connaissaient ni les bas-fonds, ni les rochers à fleur d'eau du lit de cette rivière, mais ils étaient trop experts dans ce genre de navigation pour commettre aucune erreur, et pour ne pas remarquer les signes qui les annoncent. Le frêle esquif suivit donc le courant rapide sans aucun accident, et au bout de quelques instants les captifs descendirent sur la rive méridionale du fleuve, presque en face de l'endroit où ils s'étaient embarqués la soirée précédente.

Les Indiens y tinrent une autre consultation qui ne fut pas plus longue que la première, et pendant ce temps quelques sauvages allèrent chercher les chevaux, dont les hennissements de terreur avaient probablement contribué à faire découvrir leurs maîtres. La troupe alors se divisa; le chef, suivi de la plupart de ses gens, monta sur le cheval du major, traversa la rivière, et disparut dans les bois, laissant les prisonniers sous la garde de six sauvages, à la tête desquels était le Renard-Subtil. Ce mouvement inattendu renouvela les inquiétudes d'Heyward.

D'après la modération peu ordinaire de ces sauvages, il avait aimé à se persuader qu'on les gardait prisonniers pour les livrer à Montcalm. Comme l'imagination de ceux qui sont dans le malheur sommeille rarement, et qu'elle n'est jamais plus active que lorsqu'elle est excitée par quelque espérance, si faible et si éloignée qu'elle puisse être, il avait même pensé que le général français pouvait se flatter que l'amour paternel l'emporterait chez Munro sur le sentiment de ce qu'il devait à son roi; car, quoique Montcalm passât pour un esprit entreprenant, pour un homme plein de courage, on le regardait aussi comme expert dans ces ruses politiques, qui ne respectent pas toujours les règles de la morale, et qui déshonoraient si généralement à cette époque la diplomatie européenne.

Mais en ce moment tous ces calculs ingénieux se trouvaient dérangés par la conduite des Hurons. Le chef, et ceux qui l'avaient suivi, se dirigeaient évidemment vers l'extrémité de l'Horican; et ils restaient au pouvoir des autres, qui allaient les conduire sans doute au fond des déserts. Désirant sortir à tout prix de cette cruelle incertitude, et voulant dans une circonstance si urgente essayer le pouvoir de l'argent, il surmonta la répugnance qu'il avait à parler à son ancien guide, et se retournant vers Magua, qui avait pris l'air et le ton d'un homme qui devait maintenant donner des ordres aux autres, il lui dit d'un ton amical, et qui annonçait autant de confiance qu'il put prendre sur lui d'en montrer:

— Je voudrais adresser à Magua des paroles qu'il ne convient qu'à un si grand chef d'entendre.

L'Indien se retourna, le regarda avec mépris, et lui répondit:

— Parlez, les arbres n'ont point d'oreilles.

— Mais les Hurons ne sont pas sourds; et les paroles qui peuvent passer par les oreilles des grands hommes d'une nation enivreraient les jeunes guerriers. Si Magua ne veut pas écouter, l'officier du roi saura garder le silence.

Le sauvage dit quelques mots avec insouciance à ses compagnons, qui s'occupaient gauchement à préparer les chevaux des deux soeurs, et s'éloignant d'eux de quelques pas, il fit un geste avec précaution pour indiquer à Heyward de venir le joindre.

— Parlez à présent, dit-il, si vos paroles sont telles que le
Renard-Subtil doive les entendre.

— Le Renard-Subtil a prouvé qu'il était digne du nom honorable que lui ont donné ses pères canadiens, dit le major. Je reconnais maintenant la prudence de sa conduite; je vois tout ce qu'il a fait pour nous servir; et je ne l'oublierai pas quand l'heure de la récompense sera arrivée. Oui, le Renard a prouvé qu'il est non seulement un grand guerrier, un grand chef dans le conseil, mais encore qu'il sait tromper ses ennemis.

— Qu'a donc fait le Renard? demanda froidement l'Indien.

— Ce qu'il a fait? répondit Heyward; il a vu que les bois étaient remplis de troupes d'ennemis, à travers lesquels il ne pouvait passer sans donner dans quelque embuscade, et il a feint de se tromper de chemin afin de les éviter; ensuite il a fait semblant de retourner à sa peuplade, à cette peuplade qui l'avait chassé comme un chien de ses wigwams, afin de regagner sa confiance, et quand nous avons enfin reconnu quel était son dessein, ne l'avons- nous pas bien secondé en nous conduisant de manière à faire croire aux Hurons que l'homme blanc pensait que son ami le Renard était son ennemi? Tout cela n'est-il pas vrai? Et quand le Renard eut, par sa prudence, fermé les yeux et bouché les oreilles des Hurons, ne leur a-t-il pas fait oublier qu'ils l'avaient forcé à se réfugier chez les Mohawks? Ne les a-t-il pas engagés ensuite à s'en aller follement du côté du nord, en le laissant sur la rive méridionale du fleuve avec leurs prisonniers? Et maintenant ne va- t-il pas retourner sur ses pas et reconduire à leur père les deux filles du riche Écossais à tête grise? Oui, oui, Magua, j'ai vu tout cela, et j'ai déjà pensé à la manière dont on doit récompenser tant de prudence et d'honnêteté. D'abord le chef de William-Henry sera généreux comme doit l'être un si grand chef pour un tel service. La médaille[35] que porte Magua sera d'or au lieu d'être d'étain; sa corne sera toujours pleine de poudre; les dollars sonneront dans sa poche en aussi grande quantité que les cailloux sur les bords de l'Horican; et les daims viendront lui lécher la main, car ils sauront qu'ils ne pourraient échapper au long fusil qui lui sera donné. Quant à moi, je ne sais comment surpasser la générosité de l'Écossais, mais je… oui… je…

— Que fera le jeune chef qui est arrivé du côté où le soleil est le plus brûlant? demanda l'Indien, voyant Heyward hésiter parce qu'il désirait terminer son énumération par ce qui excite le plus vivement les désirs de ces peuplades sauvages.

— Il fera couler devant le wigwam de Magua, répondit le major, une rivière d'eau de feu aussi intarissable que celle qu'il a maintenant sous les yeux, au point que le coeur du grand chef sera plus léger que les plumes de l'oiseau-mouche, et son haleine plus douce que l'odeur du chèvrefeuille sauvage.

Magua avait écouté dans un profond silence le discours insinuant et adroit de Duncan, qui s'était expliqué avec lenteur pour produire plus d'impression. Quand le major parla du stratagème qu'il supposait avoir été employé par l'Indien pour tromper sa propre nation, celui-ci prit un air de gravité prudente. Quand il fit allusion aux injures qu'il présumait avoir forcé le Huron à s'éloigner de sa peuplade, il vit briller dans les yeux de Magua un éclair de férocité si indomptable, qu'il crut avoir touché la corde sensible; et quand il arriva à la partie de son discours où il cherchait à exciter la cupidité, comme il avait voulu animer l'esprit de vengeance, il obtint du moins une sérieuse attention de son auditeur. La question que le Renard lui avait adressée avait été faite avec tout le calme et toute la dignité d'un Indien; mais il était facile de voir à l'expression de ses traits qu'il réfléchissait profondément à la réponse qu'il devait faire à son tour.

Après quelques instants de silence, le Huron porta une main sur les feuilles qui servaient de bandage à son épaule blessée, et dit avec énergie:

— Les amis font-ils de pareilles marques?

— Une blessure faite par la Longue-Carabine à un ennemi aurait- elle été aussi légère?

— Les Delawares rampent-ils comme des serpents dans les broussailles pour infecter de leur venin ceux qu'ils aiment?

— Le Grand-Serpent se serait-il laissé entendre par des oreilles qu'il aurait voulu rendre sourdes?

— Le chef blanc brûle-t-il jamais sa poudre contre ceux qu'il regarde comme ses frères?

— Manque-t-il jamais son but quand il veut sérieusement tuer? Ces questions et les réponses se succédèrent rapidement, et furent suivies d'un autre intervalle de silence. Duncan crut que l'Indien hésitait, et, pour s'assurer la victoire, il recommençait l'énumération de toutes les récompenses qui lui seraient accordées, quand celui-ci l'interrompit par un geste expressif.

— Cela suffit, dit-il; le Renard-Subtil est un chef sage, et vous verrez ce qu'il fera. Allez, et que votre bouche soit fermée. Quand Magua parlera, il sera temps de lui répondre.

Heyward, s'apercevant que les yeux de l'Indien étaient fixés avec une sorte d'inquiétude sur ses compagnons, se retira sur-le-champ, pour ne pas avoir l'air d'avoir des intelligences suspectes avec leur chef. Magua s'approcha des chevaux, et affecta d'être satisfait des soins que ses camarades avaient pris pour les équiper. Il fit signe alors au major d'aider les deux soeurs à se mettre en selle, car il ne daignait se servir de la langue anglaise que dans les occasions importantes et indispensables.

Il ne restait plus aucun prétexte plausible de délai, et Duncan, quoique bien à contrecoeur, rendant à ses compagnes désolées le service qui lui était ordonné, tâcha de calmer leurs craintes en leur faisant part à voix basse et en peu de mots des nouvelles espérances qu'il avait conçues. Les deux soeurs tremblantes avaient grand besoin de quelque consolation, car à peine osaient- elles lever les yeux, de crainte de rencontrer les regards farouches de ceux qui étaient devenus les maîtres de leur destinée. La jument de David avait été emmenée par la première troupe, de sorte que le maître de chant fut obligé de marcher à pied aussi bien que Duncan. Cette circonstance ne parut pourtant nullement fâcheuse à celui-ci, qui pensa qu'il pourrait en profiter pour rendre la marche des sauvages moins rapide, car il tournait encore bien souvent ses regards du côté du fort Édouard, dans le vain espoir d'entendre dans la forêt quelque bruit qui indiquerait l'arrivée du secours dont ils avaient un si pressant besoin.

Quand tout fut préparé, Magua donna le signal du départ, et reprenant ses fonctions de guide, il se mit lui-même en tête de la petite troupe pour la conduire. David marchait après lui; l'étourdissement que lui avait causé sa chute était complètement dissipé, la douleur de sa blessure était moins vive, et il semblait avoir pleine connaissance de sa fâcheuse position. Les deux soeurs le suivaient, ayant le major à leur côté; les Indiens fermaient la marche, et ne se relâchaient pas un instant de leur précaution et de leur vigilance.

Ils marchèrent ainsi quelque temps dans un profond silence, qui n'était interrompu que par quelques mots de consolation que le major adressait de temps en temps à ses deux compagnes, et par quelques pieuses exclamations par lesquelles David exhalait l'amertume de ses pensées, en voulant exprimer une humble résignation. Ils s'avançaient vers le sud, dans une direction presque opposée à la route qui conduisait à William-Henry. Cette circonstance pouvait faire croire que Magua n'avait rien changé à ses premiers desseins; mais Heyward ne pouvait supposer qu'il résistât à la tentation des offres séduisantes qu'il lui avait faites, et il savait que le chemin le plus détourné conduit toujours à son but un Indien qui croit devoir recourir à la ruse.

Ils firent ainsi plusieurs milles dans des bois dont on ne pouvait apercevoir la fin, et rien n'annonçait qu'ils fussent près du but de leur voyage. Le major examinait souvent la situation du soleil, dont les rayons doraient alors les branches des pins sous lesquels ils marchaient. Il soupirait après l'instant où la politique de Magua lui permettrait de prendre une route plus conforme à ses espérances. Enfin il s'imagina que le rusé sauvage, désespérant de pouvoir éviter l'armée de Montcalm, qui avançait du côté du nord, se dirigeait vers un établissement bien connu situé sur la frontière, appartenant à un officier distingué qui y faisait sa résidence habituelle, et qui jouissait d'une manière spéciale des bonnes grâces des Six Nations. Être remis entre les mains de sir William Johnson lui paraissait une alternative préférable à celle de gagner les déserts du Canada pour tourner l'armée de Montcalm; mais, avant d'y arriver, il restait encore bien des lieues à faire dans la forêt, et chaque pas l'éloignait davantage du théâtre de la guerre où l'appelaient son honneur et son devoir.

Cora seule se rappela les instructions que le chasseur leur avait données en les quittant, et toutes les fois que l'occasion s'en présentait, elle étendait la main pour saisir une branche d'arbre dans l'intention de la briser. Mais la vigilance infatigable des Indiens rendait l'exécution de ce dessein aussi difficile que dangereuse, et elle renonçait à ce projet, en rencontrant les regards farouches des sombres gardiens qui la surveillaient, se hâtant alors de faire un geste indiquant une alarme qu'elle n'éprouvait pas, afin d'écarter leurs soupçons. Une fois pourtant, une seule fois elle réussit à briser une branche de sumac, et par une pensée soudaine elle laissa tomber un de ses gants pour laisser une marque plus certaine de leur passage. Cette ruse n'échappa point à la pénétration du Huron qui était près d'elle; il ramassa le gant, le lui rendit, brisa et froissa quelques branches de sumac, de manière à faire croire que quelque animal sauvage avait traversé ce buisson, et porta la main sur son tomahawk avec un regard si expressif et si menaçant, que Cora en perdit complètement l'envie de laisser après elle le moindre signe qui indiquât leur route.

À la vérité, les chevaux pouvaient imprimer sur la terre les traces de leurs pieds; mais chaque troupe des Hurons en avait emmené deux, et cette circonstance pouvait induire en erreur ceux qui auraient pu arriver pour leur donner du secours.

Heyward aurait appelé vingt fois leur conducteur, et se serait hasardé à lui faire une remontrance, si l'air sombre et réservé du sauvage ne l'eût découragé. Pendant toute sa marche, Magua se retourna à peine deux ou trois fois pour jeter un regard sur la petite troupe, et ne prononça jamais un seul mot. N'ayant pour guide que le soleil, ou consultant peut-être ces marques qui ne sont connues que de la sagacité des Indiens, il marchait d'un pas assuré, sans jamais hésiter, et presque en ligne directe, dans cette immense foret, coupée par de petites vallées, des montagnes peu élevées, des ruisseaux et des rivières. Que le sentier fût battu, qu'il fût à peine indiqué ou qu'il disparût totalement, il n'en marchait ni avec moins de vitesse, ni d'un pas moins assuré: il semblait même insensible à la fatigue. Toutes les fois que les voyageurs levaient les yeux, ils le voyaient à travers les troncs de pins, marchant toujours du même pas et le front haut. La plume dont il avait paré sa tête était sans cesse agitée par le courant d'air que produisait la rapidité de sa marche.

Cette marche rapide avait pourtant son but. Après avoir traversé une vallée où serpentait un beau ruisseau, il se mit à gravir une petite montagne, mais si escarpée, que les deux soeurs furent obligées de descendre de cheval pour pouvoir le suivre. Lorsqu'ils en eurent gagné le sommet, ils se trouvèrent sur une plate-forme où croissaient quelques arbres, au pied de l'un desquels Magua s'était déjà étendu pour y chercher le repos dont toute la troupe avait le plus grand besoin.

Chapitre XI

Maudite soit ma tribu si je lui pardonne!

Shakespeare. Le Marchand de Venise.

Magua avait choisi pour la halte qu'il voulait faire une de ces petites montagnes escarpées et de forme pyramidale, qui ressemblent à des élévations artificielles, et qui se trouvent en si grand nombre dans les vallées des États-Unis. Celle-ci était assez haute; le sommet en était aplati, et la pente rapide, mais avec une irrégularité plus qu'ordinaire d'un côté. Les avantages que cette hauteur présentait pour s'y reposer, semblaient consister uniquement dans son escarpement et sa forme, qui rendaient une surprise presque impossible, et la défense plus facile que partout ailleurs. Mais comme Heyward n'espérait plus de secours, après le temps qui s'était écoulé et la distance qu'on avait parcourue, il regardait ces circonstances sans le moindre intérêt, et ne s'occupait qu'à consoler et encourager ses malheureuses compagnes. On avait détaché la bride des deux chevaux pour leur donner les moyens de paître le peu d'herbe qui croissait sur cette montagne, et l'on avait étalé devant les quatre prisonniers, assis à l'ombre d'un bouleau dont les branches s'élevaient en dais sur leurs têtes, quelques restes de provisions que l'on avait emportés de la caverne.

Malgré la rapidité de leur marche, un des Indiens avait trouvé l'occasion de percer un faon d'une flèche. Il avait porté l'animal sur ses épaules jusqu'à l'instant où l'on s'était arrêté. Ses compagnons, choisissant alors les morceaux qui leur paraissaient les plus délicats, se mirent à en manger la chair crue, sans aucun apprêt de cuisine. Magua fut le seul qui ne participa point à ce repas révoltant; il restait assis à l'écart, et paraissait plongé dans de profondes réflexions.

Cette abstinence, si remarquable dans un Indien, attira enfin l'attention du major. Il se persuada que le Huron délibérait sur les moyens qu'il emploierait pour éluder la vigilance de ses compagnons, et se mettre en possession des récompenses qui lui étaient promises. Désirant aider de ses conseils les plans qu'il pouvait former, et ajouter encore à la force de la tentation, il se leva, fit quelques pas comme au hasard, et arriva enfin près du Huron, sans avoir l'air d'en avoir formé le dessein prémédité.

— Magua n'a-t-il pas marché assez longtemps en face du soleil pour n'avoir plus aucun danger à craindre des Canadiens? lui demanda-t-il, comme s'il n'eût pas douté de la bonne intelligence qui régnait entre eux; n'est-il pas à propos que le chef de William-Henry revoie ses deux filles avant qu'une autre nuit ait endurci son coeur contre leur perte, et le rende peut-être moins libéral dans ses dons?

— Les Visages-Pâles aiment-ils moins leurs enfants le matin que le soir? demanda l'Indien d'un ton froid.

— Non, certainement, répondit Heyward, s'empressant de réparer l'erreur qu'il craignait d'avoir commise; l'homme blanc peut oublier, et oublie souvent le lieu de la sépulture de ses pères; il cesse quelquefois de songer à ceux qu'il devrait toujours aimer et qu'il a promis de chérir, mais la tendresse d'un père pour son enfant ne meurt jamais qu'avec lui.

— Le coeur du vieux chef blanc est-il donc si tendre? demanda Magua. Pensera-t-il longtemps aux enfants que ses squaws[36] lui ont donnés? Il est dur envers ses guerriers, et il a des yeux de pierre.

— Il est sévère quand son devoir l'exige, et envers ceux qui le méritent, dit le major; mais il est juste et humain à l'égard de ceux qui se conduisent bien. J'ai connu beaucoup de bons pères, mais je n'ai jamais vu une tendresse aussi vive pour ses enfants. Vous avez vu la tête grise au premier rang de ses guerriers, Magua; mais moi j'ai vu ses yeux baignés de larmes tandis qu'il me parlait des deux filles qui sont maintenant en votre pouvoir.

Heyward se tut tout à coup, car il ne savait comment interpréter l'expression que prenaient les traits de l'Indien, qui l'écoutait avec une attention marquée. D'abord il fut tenté de supposer que la joie évidente que montrait le Huron en entendant parler ainsi de l'amour de Munro pour ses filles prenait sa source dans l'espoir que sa récompense en serait plus brillante et mieux assurée; mais, à mesure qu'il parlait, il voyait cette joie prendre un caractère de férocité si atroce, qu'il lui fut impossible de ne pas craindre qu'elle fût occasionnée par quelque passion plus puissante et plus sinistre que la cupidité.

— Retirez-vous, lui dit l'Indien, supprimant en un instant tout signe extérieur d'émotion, et y substituant un calme semblable à celui du tombeau; retirez-vous, et allez dire à la fille aux yeux noirs que Magua veut lui parler. Le père n'oubliera pas ce que la fille aura promis.

Duncan regarda ce discours comme inspiré par le désir de tirer de Cora, soit une récompense encore plus forte, soit une nouvelle assurance que les promesses qui lui avaient été faites seraient fidèlement exécutées. Il retourna donc près du bouleau sous lequel les deux soeurs se reposaient de leurs fatigues, et il leur fit part du désir qu'avait montré Magua de parler à l'aînée.

— Vous connaissez quelle est la nature des désirs d'un Indien, lui dit-il en la conduisant vers l'endroit où le sauvage l'attendait; soyez prodigue de vos offres de poudre, de couvertures, et surtout d'eau-de-vie, l'objet le plus précieux aux yeux de toutes ces peuplades; et vous feriez bien de lui promettre aussi quelques présents de votre propre main, avec cette grâce qui vous est si naturelle. Songez bien, Cora, que c'est de votre adresse et de votre présence d'esprit que votre vie et celle d'Alice peuvent dépendre dans cette conférence.

— Et la vôtre, Heyward?

— La mienne est de peu d'importance; je l'ai déjà dévouée à mon roi, et elle appartient au premier ennemi qui aura le pouvoir de la sacrifier. Je ne laisse pas un père pour me regretter. Peu d'amis donneront des larmes à une mort que j'ai cherchée plus d'une fois sur le chemin de la gloire. Mais silence! nous approchons de l'Indien. — Magua, voici la jeune dame à qui vous désirez parler.

Le Huron se leva lentement, et resta près d'une minute silencieux et immobile. Il fit alors un signe de la main, comme pour intimer au major l'ordre de se retirer.

— Quand le Huron parle à des femmes, dit-il d'un ton froid, toutes les oreilles de sa peuplade sont fermées. Duncan parut hésiter à obéir.

— Retirez-vous, Heyward, lui dit Cora avec un sourire calme; la délicatesse vous en fait un devoir. Allez retrouver Alice, et tâchez de lui faire concevoir d'heureuses espérances.

Elle attendit qu'il fût parti, et se tournant alors vers Magua, elle lui dit d'une voix ferme, avec toute la dignité de son sexe:

— Que veut dire le Renard à la fille de Munro?

— Écoutez, dit le Huron en lui appuyant sa main sur le bras, comme pour attirer plus fortement son attention, mouvement auquel Cora résista avec autant de calme que de fermeté en retirant son bras à elle; Magua était un chef et un guerrier parmi les Hurons des lacs; il avait vu les soleils de vingt étés faire couler dans les rivières les neiges de vingt hivers avant d'avoir aperçu un Visage-Pâle, et il était heureux. Alors ses pères du Canada vinrent dans les bois, lui apprirent à boire de l'eau de feu, et il devint un furieux. Les Hurons le chassèrent loin des sépultures de ses ancêtres comme ils auraient chassé un buffle sauvage. Il suivit les bords des lacs, et arriva à la ville de Canon. Là il vivait de sa chasse et de sa pêche; mais on le repoussa encore dans les bois, au milieu de ses ennemis; et enfin le chef, qui était né Huron, devint un guerrier parmi les Mohawks.

— J'ai entendu dire quelque chose de cette histoire, dit Cora en voyant qu'il s'interrompait pour maîtriser les passions qu'enflammait en son coeur le souvenir des injustices qu'il prétendait avoir été commises à son égard.

— Est-ce la faute de Magua, continua-t-il, si sa tête n'a pas été faite de rocher? Qui lui a donné de l'eau de feu à boire? qui l'a changé en furieux? Ce sont les Visages-Pâles, les hommes de votre couleur.

— Et s'il existe des hommes inconsidérés et sans principes, dont le teint ressemble au mien, est-il juste que j'en sois responsable?

— Non; Magua est un homme et non pas un fou. Il sait que les femmes comme vous n'entrouvrent jamais leurs lèvres pour donner passage à l'eau de feu; le Grand-Esprit vous a donné la sagesse.

— Que puis-je donc dire ou faire relativement à vos infortunes, pour ne pas dire vos erreurs?

— Écoutez, comme je vous l'ai déjà dit. — Quand vos pères anglais et français tirèrent de la terre la hache de guerre, le Renard leva son tomahawk avec les Mohawks et marcha contre sa propre nation. Les Visages-Pâles ont repoussé les Peaux-Rouges au fond des bois, et maintenant, quand nous combattons c'est un blanc qui nous commande. Le vieux chef de l'Horican, votre père, était le grand capitaine de notre nation. Il disait aux Mohawks de faire ceci, de faire cela, et il était obéi. Il fit une loi qui disait que si un Indien buvait de l'eau de feu et venait alors dans les wigwams de toile[37] de ses guerriers, il serait puni. Magua ouvrit follement la bouche, et la liqueur ardente l'entraîna dans la cabane de Munro. — Que fit alors la tête grise? — Que sa fille le dise!

— Il n'oublia pas la loi qu'il avait faite, et il rendit justice en faisant punir le coupable.

— Justice! répéta l'Indien en jetant sur la jeune fille, dont les traits étaient calmes et tranquilles, un regard de côté dont l'expression était féroce; est-ce donc justice que de faire le mal soi-même, et d'en punir les autres? Magua n'était pas coupable, c'était l'eau de feu qui parlait et qui agissait pour lui; mais Munro n'en voulut rien croire. Le chef huron fut saisi, lié à un poteau et battu de verges comme un chien, en présence de tous les guerriers à visage pâle.

Cora garda le silence, car elle ne savait comment rendre excusable aux yeux d'un Indien cet acte de sévérité peut-être imprudente de son père.

— Voyez! continua Magua en entrouvrant le léger tissu d'indienne qui couvrait en partie sa poitrine; voici les cicatrices qui ont été faites par des balles et des couteaux; un guerrier peut les montrer et s'en faire honneur devant toute sa nation: mais la tête grise a imprimé sur le dos du chef huron des marques qu'il faut qu'il cache, comme un squaw, sous cette toile peinte par des hommes blancs.

— J'avais pensé qu'un guerrier indien était patient; que son esprit ne sentait pas, ne connaissait pas les tourments qu'on faisait endurer à son corps.

— Lorsque les Chippewas lièrent Magua au poteau et lui firent cette blessure, répondit le Huron avec un geste de fierté en passant le doigt sur une longue cicatrice qui lui traversait toute la poitrine, le Renard leur rit au nez et leur dit qu'il n'appartenait qu'à des squaws de porter des coups si peu sensibles. Son esprit était alors monté au-dessus des nuages; mais quand il sentit les coups humiliants de Munro, son esprit était sous la terre. — L'esprit d'un Huron ne s'enivre jamais, il ne peut perdre la mémoire.

— Mais il peut être apaisé. Si mon père a commis une injustice à votre égard, prouvez-lui, en lui rendant ses deux filles, qu'un Huron peut pardonner une injure; vous savez ce que le major Heyward vous a promis, et moi-même… Magua secoua la tête et lui défendit de répéter des offres qu'il méprisait.

— Que voulez-vous donc? demanda Cora, convaincue douloureusement que la franchise du trop généreux Duncan s'était laissé abuser par la duplicité maligne d'un sauvage.

— Ce que veut un Huron est de rendre le bien pour le bien et le mal pour le mal.

— Vous voulez donc vous venger de l'insulte que vous a faite Munro, sur deux filles sans défense? J'aurais cru qu'un chef tel que vous aurait regardé comme plus digne d'un homme de chercher à le rencontrer face à face, et d'en tirer la satisfaction d'un guerrier.

— Les Visages-Pâles ont de longs bras et des couteaux bien affilés, répondit l'Indien avec un sourire de joie farouche; pourquoi le Renard-Subtil irait-il au milieu des mousquets des guerriers blancs, quand il tient entre ses mains l'esprit de son ennemi?

— Faites-moi du moins connaître vos intentions, Magua, dit Cora en faisant un effort presque surnaturel pour parler avec calme. Avez-vous dessein de nous emmener prisonnières dans les bois, ou de nous donner la mort? n'existe-t-il pas de récompenses, de moyens de réparer votre injure, qui puissent vous adoucir le coeur? Du moins rendez la liberté à ma jeune soeur, et faites tomber sur moi toute votre colère. Achetez la richesse en la rendant à son père, et que votre vengeance se contente d'une seule victime. La perte de ses deux filles conduirait un vieillard au tombeau; et quel profit, quelle satisfaction en retirera le Renard?

— Écoutez encore! — La fille aux yeux bleus pourra retourner à l'Horican, et dire au vieux chef tout ce qui a été fait, si la fille aux yeux noirs veut me jurer par le Grand-Esprit de ses pères de ne pas me dire de mensonges.

— Et que voulez-vous que je vous promette? demanda Cora, conservant un ascendant secret sur les passions indomptables du sauvage, par son sang-froid et son air de dignité.

— Quand Magua quitta sa peuplade, sa femme fut donnée à un autre chef. Maintenant il a fait la paix avec les Hurons, et il va retourner près de la sépulture de ses pères, sur les bords du grand lac. Que la fille du chef anglais consente à le suivre et à habiter pour toujours son wigwam.

Quelque révoltante qu'une telle proposition pût être pour Cora, elle conserva pourtant encore assez d'empire sur elle-même pour y répondre sans montrer la moindre faiblesse.

— Et quel plaisir pourrait trouver Magua à partager son wigwam avec une femme qu'il n'aime point, avec une femme d'une nation et d'une couleur différentes de la sienne? Il vaut mieux qu'il accepte l'or de Munro, et qu'il achète par sa générosité la main et le coeur de quelque jeune Huronne.

L'Indien resta près d'une minute sans lui répondre; mais ses regards farouches se fixèrent sur elle avec une expression telle qu'elle baissa les yeux, et redouta quelque proposition d'une nature encore plus horrible. Enfin Magua reprit la parole, et lui dit avec le ton de l'ironie la plus insultante:

— Lorsque les coups de verges tombaient sur le dos du chef huron, il savait déjà où trouver la femme qui en supporterait la souffrance. Quel plaisir pour Magua de voir tous les jours la fille de Munro porter son eau, semer et récolter son grain, et faire cuire sa venaison! Le corps de la tête grise pourra dormir au milieu de ses canons; mais son esprit: ha! ha! le Renard-Subtil le tiendra sous son couteau.

— Monstre! s'écria Cora dans un transport d'indignation causé par l'amour filial, tu mérites bien le nom qui t'a été donné! Un démon seul pouvait imaginer une vengeance si atroce! Mais tu t'exagères ton pouvoir. Tu verras que c'est véritablement l'esprit de Munro que tu as entre tes mains, et il défie ta méchanceté!

Le Huron répondit à cet élan de sensibilité par un sourire de dédain qui prouvait que sa résolution était inaltérable, et il lui fit signe de se retirer, comme pour lui dire que la conférence était finie.

Cora, regrettant presque le mouvement de vivacité auquel elle s'était laissé entraîner, fut obligée de lui obéir; car Magua l'avait déjà quittée pour aller rejoindre ses compagnons, qui finissaient leur dégoûtant repas. Heyward courut à la rencontre de la soeur d'Alice, et lui demanda le résultat d'une conversation pendant laquelle il avait toujours eu les yeux fixés sur les deux interlocuteurs. Mais ils étaient déjà à deux pas d'Alice, et Cora, craignant d'augmenter encore ses alarmes, évita de répondre directement à cette question, et ne montra qu'elle n'avait obtenu aucun succès que par ses traits pâles et défaits, et par les regards inquiets qu'elle jetait sans cesse sur leurs gardiens.

Sa soeur lui demanda à son tour si elle savait du moins à quel sort elles étaient réservées; mais elle n'y répondit qu'en étendant un bras vers le groupe de sauvages, et en s'écriant avec une agitation dont elle ne fut pas maîtresse, tandis qu'elle pressait Alice contre son sein:

— Là! là! — Lisez notre destin sur leurs visages! — Ne l'y voyez-vous pas?

Ce geste et sa voix entrecoupée firent encore plus d'impression que ses paroles sur ceux qui l'écoutaient, et tous leurs regards furent bientôt fixés sur le point où les siens étaient arrêtés avec une attention qu'un moment si critique ne justifiait que trop.

Quand Magua fut arrivé près des sauvages qui étaient étendus par terre avec une sorte d'indolence brutale, il commença à les haranguer avec le ton de dignité d'un chef indien. Dès les premiers mots qu'il prononça, ses auditeurs se levèrent, et prirent une attitude d'attention respectueuse. Comme il parlait sa langue naturelle, les prisonniers, quoique la vigilance des Indiens ne leur eût pas permis de se placer à une grande distance, ne pouvaient que former des conjectures sur ce qu'il leur disait, d'après les inflexions de sa voix et la nature des gestes expressifs qui accompagnent toujours l'éloquence d'un sauvage.

D'abord le langage et les gestes de Magua parurent calmes. Lorsqu'il eut suffisamment éveillé l'attention de ses compagnons, il avança si souvent la main dans la direction des grands lacs, qu'Édouard fut porté à en conclure qu'il leur parlait du pays de leurs pères et de leur peuplade éloignée. Les auditeurs laissaient échapper de temps en temps une exclamation qui paraissait une manière d'applaudir, et ils se regardaient les uns les autres comme pour faire l'éloge de l'orateur.

Le Renard était trop habile pour ne pas profiter de cet avantage. Il leur parla de la route longue et pénible qu'ils avaient faite en quittant leurs bois et leurs wigwams pour venir combattre les ennemis de leurs pères du Canada. Il rappela les guerriers de leur nation, vanta leurs exploits, leurs blessures, le nombre de chevelures qu'ils avaient enlevées, et n'oublia pas de faire l'éloge de ceux qui l'écoutaient. Toutes les fois qu'il en désignait un en particulier, on voyait les traits de celui-ci briller de fierté, et il n'hésitait pas à confirmer par ses gestes et ses applaudissements la justice des louanges qui lui étaient accordées.

Quittant alors l'accent animé et presque triomphant qu'il avait pris pour énumérer leurs anciens combats et toutes leurs victoires, il baissa le ton pour décrire plus simplement la cataracte du Glenn, la position inaccessible de la petite île, ses rochers, ses cavernes, sa double chute d'eau. Il prononça le nom de la Longue-carabine, et s'interrompit jusqu'à ce que le dernier écho eût répété les longs hurlements qui suivirent ce mot. Il montra du doigt le jeune guerrier anglais captif, et décrivit la mort da vaillant Huron qui avait été précipité dans un abîme en combattant avec lui. Il peignit ensuite la mort de celui qui, suspendu entre le ciel et la terre, avait offert un si horrible spectacle pendant quelques instants, en appuyant sur son courage et sur la perte qu'avait faite leur nation par la mort d'un guerrier si intrépide. Il donna de semblables éloges à tous ceux qui avaient péri dans l'attaque de l'île, et toucha son épaule pour montrer la blessure qu'il avait lui-même reçue.

Lorsqu'il eut fini ce récit des événements récents qui venaient de se passer, sa voix prit un accent guttural, doux, plaintif, et il parla des femmes et des enfants de ceux qui avaient perdu la vie, de l'abandon dans lequel ils allaient se trouver, de la misère à laquelle ils seraient réduits, de l'affliction à laquelle ils étaient condamnés, et de la vengeance qui leur était due.

Alors, rendant tout à coup à sa voix toute son étendue, il s'écria avec énergie: — Les Hurons sont-ils des chiens, pour supporter de pareilles choses! Qui ira dire à la femme de Menowgua que les poissons dévorent son corps, et que sa nation n'en a pas tiré vengeance —? Qui osera se présenter devant la mère de Wassawattimie, cette femme si fière, avec des mains qui ne seront pas teintes de sang? Que répondrons-nous aux vieillards qui nous demanderont combien nous rapportons de chevelures, quand nous n'en aurons pas une seule à leur faire voir? Toutes les femmes nous montreront au doigt. Il y aurait une tache noire sur le nom des Hurons, et il faut du sang pour l'effacer.

Sa voix alors se perdit au milieu des cris de rage qui s'élevèrent, comme si, au lieu de quelques Indiens, toute la peuplade eût été rassemblée sur le sommet de cette montagne.

Pendant que Magua prononçait ce discours, les infortunés qui y étaient le plus intéressés voyaient trop clairement sur les traits de ceux qui l'écoutaient le succès qu'il obtenait. Ils avaient répondu à son récit mélancolique par un cri d'affliction; à sa peinture de leurs triomphes par des cris d'allégresse; à ses éloges par des gestes qui les confirmaient. Quand il leur parla de courage, leurs regards s'animèrent d'un nouveau feu; quand il fit allusion au mépris dont les accableraient les femmes de leur nation, ils baissèrent la tête sur leur poitrine; mais dès qu'il eut prononcé le mot de vengeance, et qu'il leur eut fait sentir qu'elle était entre leurs mains, c'était toucher une corde qui ne manque jamais de vibrer dans le coeur d'un sauvage, toute la troupe poussa à l'instant des cris de rage, et les furieux coururent vers leurs prisonniers le couteau dans une main et le tomahawk levé dans l'autre.

Heyward les vit arriver, se précipita entre les deux soeurs et ces ennemis forcenés, et quoique sans armes, attaquant le premier avec toute la force que donne le désespoir, il réussit d'autant mieux à l'arrêter un instant, que le sauvage ne s'attendait pas à cette résistance. Cette circonstance donna le temps à Magua d'intervenir, et par ses cris, mais surtout par ses gestes, il parvint à fixer de nouveau sur lui l'attention de ses compagnons. Il était pourtant bien loin de céder à un mouvement de commisération; car la nouvelle harangue qu'il prononça n'avait pour but que de les engager à ne point donner une mort si prompte à leurs victimes, et à prolonger leur agonie; proposition qui fut accueillie par les acclamations d'une joie féroce, et qu'on se disposa à mettre à exécution sans plus de délai.

Deux guerriers robustes se précipitèrent en même temps sur Heyward, tandis qu'un autre s'avançait contre le maître en psalmodie, qui paraissait un adversaire moins redoutable. Cependant aucun des deux captifs ne céda à son sort sans une résistance vigoureuse, quoique inutile. David lui-même renversa le sauvage qui l'assaillait, et ce ne fut qu'après l'avoir dompté que les barbares, réunissant leurs efforts, triomphèrent enfin du major. On le lia avec des branches flexibles, et on l'attacha au tronc d'un sapin dont les branches avaient été utiles à Magua pour raconter en pantomime la catastrophe du Huron.

Lorsque Duncan put lever les yeux pour chercher ses compagnons, il eut la pénible certitude que le même sort les attendait tous. À sa droite était Cora, attachée comme lui à un arbre, pâle, agitée, mais dont les yeux pleins d'une fermeté qui ne se démentait pas, suivaient encore tous les mouvements de leurs ennemis. Les liens qui enchaînaient Alice à un autre sapin, à sa gauche, lui rendaient un service qu'elle n'aurait pu attendre de ses jambes, car elle semblait plus morte que vive; elle avait la tête penchée sur sa poitrine, et ses membres tremblants n'étaient soutenus que par les branches au moyen desquelles on l'avait garrottée. Ses mains étaient jointes comme pour prier; mais au lieu de lever les yeux vers le ciel pour s'adresser au seul être dont elle pût attendre du secours, elle les fixait sur Duncan avec une sorte d'égarement qui semblait tenir de la naïveté de l'enfance. David avait combattu; cette circonstance, toute nouvelle pour lui, l'étonnait lui-même; il gardait un profond silence, et réfléchissait s'il n'avait pas eu tort d'en agir ainsi.

Cependant la soif de vengeance des Hurons ne se ralentissait pas, et ils se préparaient à l'assouvir avec tous les raffinements de cruauté que la pratique de plusieurs siècles avait rendus familiers à leur nation. Les uns coupaient des branches pour en former des bûchers autour de leurs victimes; les autres taillaient des chevilles de bois pour les enfoncer dans la chair des prisonniers quand ils seraient exposés à l'action d'un feu lent. Deux d'entre eux cherchaient à courber vers la terre deux jeunes sapins voisins l'un de l'autre pour y attacher Heyward par les deux bras, et les laisser reprendre leur position verticale. Mais ces tourments divers ne suffisaient pas encore pour rassasier la vengeance de Magua.

Tandis que les monstres moins ingénieux qui composaient sa bande préparaient sous les yeux de leurs infortunés captifs les moyens ordinaires et connus de la torture à laquelle ils étaient destinés, il s'approcha de Cora et lui fit remarquer avec un sourire infernal tous les préparatifs de mort.

— Eh bien! ajouta-t-il, que dit la fille de Munro? Sa tête est trop fière pour se reposer sur un oreiller dans le wigwam d'un Indien; cette tête se trouvera-t-elle mieux quand elle roulera comme une pierre ronde au bas de la montagne, pour servir de jouet aux loups? Son sein ne veut pas nourrir les enfants d'un Huron; elle verra les Hurons souiller ce sein de leur salive.

— Que veut dire ce monstre? s'écria Heyward, ne concevant rien à ce qu'il entendait.

— Rien, répondit Cora avec autant de douceur que de fermeté: c'est un sauvage, un sauvage ignorant et barbare, et il ne sait ni ce qu'il dit ni ce qu'il fait. Employons nos derniers moments à demander au ciel qu'il puisse se repentir et obtenir son pardon.

— Pardon! s'écria l'Indien qui, se méprenant dans sa fureur, crut qu'on le suppliait de pardonner. La mémoire d'un Huron est plus longue que la main des Visages-Pâles, et sa merci plus courte que leur justice. Parlez: renverrai-je à son père la tête aux cheveux blonds et vos deux autres compagnons? Consentez-vous à suivre Magua sur les bords du grand lac pour porter son eau et préparer sa nourriture?

— Laissez-moi! lui dit Cora avec un air d'indignation qu'elle ne put dissimuler, et d'un ton si solennel qu'il imposa un instant au barbare, vous mêlez de l'amertume à mes dernières prières, el vous vous placez entre mon Dieu et moi.

La légère impression qu'elle avait produite sur Magua ne fut pas de longue durée.

— Voyez, dit-il en lui montrant Alice avec une joie barbare, elle pleure; elle est encore bien jeune pour mourir! Renvoyez-la à Munro pour prendre soin de ses cheveux gris, et conservez la vie dans le coeur du vieillard.

Cora ne put résister au désir de jeter un regard sur sa soeur, et elle vit dans ses yeux la terreur, le désespoir, l'amour de la vie, si naturel à tout ce qui respire.

— Que dit-il, ma chère Cora? s'écria la voix tremblante d'Alice, ne parle-t-il pas de nous renvoyer à notre père?

Cora resta quelques instants les yeux attachés sur sa soeur, les traits agités de vives émotions qui se disputaient l'empire dans son coeur. Enfin elle put parler, et sa voix, en perdant son éclat accoutumé, avait pris l'expression d'une tendresse presque maternelle.

— Alice, lui dit-elle, le Huron nous offre la vie à toutes deux; il fait plus, il promet de vous rendre, vous et notre cher Duncan, à la liberté, à nos amis, à notre malheureux père, si… je puis dompter ce coeur rebelle, cet orgueil de fierté, au point de consentir…

La voix lui manqua; elle joignit les mains, et leva les yeux vers le ciel, comme pour supplier la sagesse infinie de lui inspirer ce qu'elle devait dire, ce qu'elle devait faire.

— De consentir à quoi? s'écria Alice; continuez, ma chère Cora! qu'exige-t-il de nous? Oh! que ne s'est-il adressé à moi! avec quel plaisir je saurais mourir pour vous sauver, pour sauver Duncan, pour conserver une consolation à notre pauvre père!

— Mourir! répéta Cora d'un ton plus calme et plus ferme; la mort ne serait rien; mais l'alternative est horrible! Il veut, continua-t-elle en baissant la tête de honte d'être obligée de divulguer la proposition dégradante qui lui avait été faite, il veut que je le suive dans les déserts, que j'aille avec lui joindre la peuplade des Hurons, que je passe toute ma vie avec lui, en un mot que je devienne sa femme. Parlez maintenant, Alice, soeur de mon affection, et vous aussi, major Heyward, aidez ma faible raison de vos conseils. Dois-je acheter la vie par un tel sacrifice? Vous, Alice, vous, Duncan, consentez-vous à la recevoir de mes mains à un tel prix? Parlez! dites-moi tous deux ce que je dois faire; je me mets à votre disposition.

— Si je voudrais de la vie à ce prix! s'écria le major avec indignation. Cora! Cora! ne vous jouez pas ainsi de notre détresse! ne parlez plus de cette détestable alternative! la pensée seule en est plus horrible que mille morts!

— Je savais que telle serait votre réponse, dit Cora, dont le teint s'anima à ces mots et dont les regards brillèrent un instant comme l'éclair. Mais que dit ma chère Alice? il n'est rien que je ne sois prête à faire pour elle, et elle n'entendra pas un murmure.

Heyward et Cora écoutaient en silence et avec la plus vive attention; mais nulle réponse ne se fit entendre. On aurait dit que le jeu de mots qui venaient d'être prononcés avaient anéanti ou du moins suspendu l'usage de toutes les facultés d'Alice. Ses bras étaient tombés à ses côtés, et ses doigts étaient agités par de légères convulsions. Sa tête était penchée sur sa poitrine, ses jambes avaient fléchi sous elle, et elle n'était soutenue que par la ceinture de feuilles qui l'attachait à un bouleau. Cependant, au bout de quelques instants, les couleurs reparurent sur ses joues, et sa tête recouvra le mouvement pour exprimer par un geste expressif combien elle était loin de désirer que sa soeur fît le sacrifice dont elle venait de parler, et le feu de ses yeux se ranima pendant qu'elle s'écriait:

— Non, non, non! mourons plutôt! mourons ensemble, comme nous avons vécu.

— Eh bien! meurs donc! s'écria Magua en grinçant les dents de rage quand il entendit une jeune fille qu'il croyait faible et sans énergie montrer tout à coup tant de fermeté. Il lança contre elle une hache de toutes ses forces, et l'arme meurtrière, fondant l'air sous les yeux d'Heyward, coupa une tresse des cheveux d'Alice, et s'enfonça profondément dans l'arbre, à un pouce au- dessus de sa tête.

Ce spectacle mit Heyward hors de lui-même; le désespoir lui donna de nouvelles forces; un violent effort rompit les liens qui le tenaient attaché, et il se précipita sur un autre sauvage qui, en poussant un hurlement horrible, levait son tomahawk pour en porter un coup plus sûr à sa victime. Les deux combattants luttèrent un instant, et tombèrent tous deux sans se lâcher, mais le corps presque nu du Huron offrait moins de prise au major; son adversaire lui échappa, et lui appuyant un genou sur la poitrine, il leva son couteau pour le lui plonger dans le coeur. Duncan voyait l'instrument de mort prêt à s'abaisser sur lui, quand une balle passa en sifflant près de son oreille; le bruit d'une explosion se fit entendre en même temps; Heyward sentit sa poitrine soulagée du poids qui pesait sur lui, et son ennemi, après avoir chancelé un moment, tomba sans vie à ses pieds.

Chapitre XII

LE CLOWN. Je pars, Monsieur, et dans un moment je serai de retour auprès de vous.

Shakespeare. La soirée des Rois.

Les Hurons restèrent immobiles en voyant la mort frapper si soudainement un de leurs compagnons. Mais tandis qu'ils cherchaient à voir quel était celui qui avait été assez hardi et assez sûr de son coup pour tirer sur son ennemi sans crainte de blesser celui qu'il voulait sauver, le nom de la Longue-Carabine sortit simultanément de toutes les bouches, et apprit au major quel était son libérateur. De grands cris partant d'un buisson où les Hurons avaient déposé leurs armes à feu, leur répondirent à l'instant, et les Indiens poussèrent de nouveaux rugissements de rage en voyant leurs ennemis placés entre eux et leurs fusils.

OEil-de-Faucon, trop impatient pour se donner le temps de recharger sa longue carabine qu'il avait retrouvée dans le buisson, fendit l'air en se précipitant sur eux, une hache à la main. Mais quelque rapide que fût sa course, il fut encore devancé par un jeune sauvage qui, un couteau dans une main, et brandissant de l'autre le redoutable tomahawk, courut se placer en face de Cora. Un troisième ennemi, dont le corps à demi nu était peint des emblèmes effrayants de la mort, suivait les deux premiers dans une attitude non moins menaçante. Aux cris de fureur des Hurons succédèrent des exclamations de surprise, lorsqu'ils reconnurent les ennemis qui accouraient contre eux; et les noms — le Cerf- Agile! le Grand-Serpent! — furent successivement prononcés.

Magua fut le premier qui sortit de l'espèce de stupeur dont cet événement imprévu les avait frappés, et voyant sur-le-champ qu'il n'avait que trois adversaires à redouter, il encouragea ses compagnons par sa voix et son exemple; et poussant un grand cri, il courut, le couteau à la main, au-devant de Chingachgook, qui s'arrêta pour l'attendre. Ce fut le signal d'un combat général; aucun des deux partis n'avait d'armes à feu, car les Hurons se trouvaient dans l'impossibilité de reprendre leurs fusils, et la précipitation du chasseur n'avait pas donné le temps aux Mohicans de s'en emparer. L'adresse et la force du corps devaient donc décider de la victoire.

Uncas étant le plus avancé, fut le premier attaqué par un Huron, à qui il brisa le crâne d'un coup de tomahawk, et cette première victoire ayant rendu le nombre des combattants égal, chacun d'eux n'eut affaire qu'à un ennemi. Heyward arracha la hache de Magua restée enfoncée dans l'arbre où Alice était attachée, et s'en servit pour se défendre contre le sauvage qui l'attaqua.

Les coups se succédaient comme les grains d'une grêle d'orage, et ils étaient parés avec une adresse presque égale. Cependant la force supérieure d'OEil-de-Faucon l'emporta bientôt sur son antagoniste qu'un coup de tomahawk étendit sur le carreau.

Pendant ce temps, Heyward, cédant à une ardeur trop bouillante, avait lancé sa hache contre le Huron qui le menaçait, au lieu d'attendre qu'il fût assez près de lui pour l'en frapper. Le sauvage atteint au front, parut chanceler, et s'arrêta dans sa course un instant. L'impétueux major, enflammé par cette apparence de succès, se précipita sur lui sans armes, et reconnut bientôt qu'il avait commis une imprudence; car il eut besoin de toute sa présence d'esprit et de toute sa vigueur pour détourner les coups désespérés que son ennemi lui portait avec son couteau. Ne pouvant l'attaquer à son tour, il parvint à l'entourer de ses bras, et à serrer ceux du sauvage contre ses côtés; mais ce violent effort épuisait ses forces, et ne pouvait durer longtemps. Il sentait même qu'il allait se trouver à la merci de son adversaire, quand il entendit près de lui une voix s'écrier:

— Mort et extermination! Point de quartier aux maudits Mingos!

Et au même instant la crosse du fusil du chasseur, tombant avec une force irrésistible sur la tête nue du Huron, l'envoya rejoindre ceux de ses compagnons qui avaient déjà cessé d'exister.

Dès que le jeune Mohican eut terrassé son premier antagoniste, il jeta les yeux autour de lui, comme un lion courroucé, pour en chercher un autre. Dans le premier instant du combat, le cinquième Huron, se trouvant sans antagoniste, avait d'abord fait quelques pas pour aider Magua à se défaire de Chingachgook; mais un esprit infernal de vengeance le fit changer de dessein tout à coup, et poussant un rugissement de rage, il courut aussitôt vers Cora, et lui lança sa hache de loin, comme pour l'avertir du sort qu'il lui réservait. L'arme bien affilée ne fit pourtant qu'effleurer l'arbre, mais elle coupa les liens qui y attachaient Cora. Elle se trouva en liberté de fuir, mais elle n'en profita que pour courir près d'Alice, et la serrant dans ses bras, elle chercha d'une main tremblante à détacher les branches qui la retenaient captive. Ce trait de généreuse affection aurait ému tout autre qu'un monstre; mais le sanguinaire Huron y fut insensible: il poursuivit Cora, la saisit par ses beaux cheveux qui tombaient en désordre sur son cou et ses épaules, et la forçant à le regarder, il fit briller à ses yeux son couteau, en le faisant tourner autour de sa tête, comme pour lui faire voir de quelle manière cruelle il allait la dépouiller de cet ornement. Mais il paya bien cher ce moment de satisfaction féroce. Uncas venait d'apercevoir cette scène cruelle, et la foudre n'est pas plus prompte à frapper. En trois bonds le jeune Mohican tomba sur ce nouvel ennemi, et le choc fut si violent qu'ils en furent tous deux renversés. Ils se relevèrent en même temps, combattirent avec une fureur égale, leur sang coula; mais le combat fut bientôt terminé, car à l'instant où le couteau d'Uncas entrait dans le coeur du Huron, le tomahawk d'Heyward et la crosse du fusil du chasseur lui brisaient le crâne.

La lutte du Grand-Serpent avec le Renard-Subtil n'était point décidée; et ces guerriers barbares prouvaient qu'ils méritaient bien les surnoms qui leur avaient été donnés. Après avoir été occupés quelque temps à porter et à parer des coups dirigés par une haine mutuelle contre la vie l'un de l'autre, ils se saisirent au corps, tombèrent tous deux, et continuèrent leur lutte par terre, entrelacés comme des serpents.

À l'instant où les autres combats venaient de se terminer, l'endroit où celui-ci se continuait encore ne pouvait se distinguer que par un nuage de poussière et de feuilles sèches qui s'en élevait, et qui semblait l'effet d'un tourbillon. Pressés par des motifs différents d'amour filial, d'amitié et de reconnaissance, Uncas, le chasseur et le major y coururent à la hâte pour porter du secours à leur compagnon. Mais en vain le couteau d'Uncas cherchait un passage pour percer le coeur de l'ennemi de son père; en vain OEil-de-Faucon levait la crosse de son fusil pour la lui faire tomber sur la tête; en vain Heyward épiait l'instant de pouvoir saisir un bras ou une jambe du Huron; les mouvements convulsifs des deux combattants, couverts de sang et de poussière, étaient si rapides que leurs deux corps semblaient n'en former qu'un seul, et nul d'eux n'osait frapper, de peur de se tromper de victime, et de donner la mort à celui dont il voulait sauver la vie.

Il y avait des instants bien courts où l'on voyait briller les yeux féroces du Huron, comme ceux de l'animal fabuleux qu'on a nommé basilic, et à travers le tourbillon de poussière qui l'environnait, il pouvait lire dans les regards de ceux qui l'entouraient, qu'il n'avait ni merci ni pitié à attendre; mais avant qu'on eût eu le temps de faire descendre sur lui le coup qu'on lui destinait, sa place était prise par le visage enflammé du Mohican. Le lieu du combat avait ainsi changé de place insensiblement, et il se passait alors presque à l'extrémité de la plate-forme qui couronnait la petite montagne. Enfin Chingachgook trouva le moyen de porter à son ennemi un coup du couteau dont il était armé, et à l'instant même Magua lâcha prise, poussa un profond soupir, et resta étendu sans mouvement et sans donner aucun signe de vie. Le Mohican se releva aussitôt, et fit retentir les bois de son cri de triomphe.

— Victoire aux Delawares! victoire aux Mohicans! s'écria OEil-de- Faucon; mais, ajouta-t-il aussitôt, un bon coup de crosse de fusil pour l'achever, donné par un homme dont le sang n'est pas mêlé, ne privera notre ami ni de l'honneur de la victoire, ni du droit qu'il a à la chevelure du vaincu.

Il leva son fusil en l'air pour en faire descendre la crosse sur la tête du Huron renversé; mais au même instant le Renard-Subtil fit un mouvement soudain qui le rapprocha du bord de la montagne; il se laissa glisser le long de la rampe, et disparut en moins d'une minute au milieu des buissons. Les deux Mohicans, qui avaient cru leur ennemi mort, restèrent un instant comme pétrifiés, et poussant ensuite un grand cri, ils se mirent à sa poursuite avec l'ardeur de deux lévriers qui sentent la piste du gibier; mais le chasseur, dont les préjugés l'emportaient toujours sur son sentiment naturel de justice, en tout ce qui concernait les Mingos, les fit changer de dessein et les rappela sur la montagne.

— Laissez-le aller, leur dit-il; où voudriez-vous le trouver? il est déjà blotti dans quelque terrier. Il vient de prouver que ce n'est pas pour rien qu'on l'a nommé le Renard, le lâche trompeur qu'il est! Un honnête Delaware, se voyant vaincu de franc jeu, se serait laissé donner le coup de grâce sans résistance; mais ces brigands de Maquas tiennent à la vie comme des chats sauvages. Il faut les tuer deux fois avant d'être sûr qu'ils sont morts. — Laissez-le aller! il est seul, il n'a ni fusil, ni tomahawk; il est blessé, et il a du chemin à faire avant de rejoindre les Français ou ses camarades. C'est comme un serpent à qui on a arraché ses dents venimeuses; il ne peut plus nous faire de mal, du moins jusqu'à ce que nous soyons en lieu de sûreté. — Mais voyez, Uncas, ajouta-t-il en delaware, voilà votre père qui fait déjà sa récolte de chevelures. Je crois qu'il serait bon de faire une ronde pour s'assurer que tous ces vagabonds sont bien morts; car s'il leur prenait envie de se relever comme cet autre et d'aller le rejoindre, ce serait peut-être encore une besogne à recommencer.

Et à ces mots, l'honnête mais implacable chasseur alla visiter chacun des cinq cadavres étendus à peu de distance les uns des autres, les remuant avec le pied, et employant même la pointe de son couteau pour s'assurer qu'il n'existait plus en eux une étincelle de vie, avec une indifférence aussi froide que celle d'un boucher qui arrange sur son étal les membres des moutons qu'il vient d'égorger. Mais il avait été prévenu par Chingachgook, qui s'était déjà emparé des trophées de la victoire, les chevelures des vaincus.

Uncas au contraire, renonçant à ses habitudes et peut-être même à sa nature pour céder à une délicatesse d'instinct, suivit Heyward, qui courut vers ses compagnes, et lorsqu'ils eurent détaché les liens qui retenaient encore Alice et que Cora n'avait pu rompre, les deux aimables soeurs se jetèrent dans les bras l'une de l'autre.

Nous n'essaierons pas de peindre la reconnaissance dont elles furent pénétrées pour l'arbitre suprême de tous les événements en se voyant rendues d'une manière inespérée à la vie, à leur père. Les actions de grâces furent solennelles et silencieuses. Alice s'était précipitée à genoux dès que la liberté lui avait été rendue, et elle ne se releva que pour se jeter de nouveau dans les bras de sa soeur en l'accablant des plus tendres caresses, qui lui furent rendues avec usure. Elle sanglota en prononçant le nom de son père, et au milieu de ses larmes, ses yeux doux comme ceux d'une colombe brillaient du feu de l'espoir qui la ranimait et donnait à tous ses traits une expression qui semblait avoir quelque chose de céleste.

— Nous sommes sauvées! s'écria-t-elle; nous sommes sauvées! Nous serons encore pressées dans les bras de notre tendre père; et son coeur ne sera pas déchiré par le cruel regret de notre perte. — Et vous aussi, Cora, vous, ma chère soeur, vous qui êtes plus que ma soeur, vous m'êtes rendue! — Et vous, Duncan, ajouta-t-elle en le regardant avec un sourire d'innocence angélique, notre cher et brave Duncan, vous êtes sauvé de cet affreux péril!

À ces paroles prononcées avec une chaleur qui tenait de l'enthousiasme, Cora ne répondit qu'en pressant tendrement sa soeur sur son sein; Heyward ne rougit pas de verser des larmes; et Uncas, couvert du sang des ennemis et du sien, et en apparence spectateur impassible de cette scène attendrissante, prouvait par l'expression de ses regards qu'il était en avance de plusieurs siècles peut-être sur ses sauvages compatriotes.

Pendant ces scènes d'une émotion si naturelle, OEil-de-Faucon s'étant bien assuré qu'aucun des ennemis étendus par terre ne possédait plus le pouvoir de leur nuire, s'approcha de David et le délivra des liens qu'il avait endurés jusqu'alors avec une patience exemplaire.

— Là! dit le chasseur en jetant derrière lui la dernière branche qu'il venait de couper, vous voilà encore une fois en toute liberté de vos membres, quoique vous ne vous en serviez pas avec plus de jugement que la nature n'en a montré en les façonnant. Si vous ne vous offensez pas des avis d'un homme qui n'est pas plus vieux que vous, mais qui peut dire qu'ayant passé la plus grande partie de sa vie dans les déserts il a acquis plus d'expérience qu'il n'a d'années, je vous dirai ce que je pense: c'est que vous feriez sagement de vendre au premier fou que vous rencontrerez cet instrument qui sort à moitié de votre poche, et avec l'argent que vous en recevrez d'acheter quelque arme qui puisse vous être utile, quand ce ne serait qu'un méchant pistolet. Par ce moyen, et avec du soin et de l'industrie, vous pourrez arriver à quelque chose; car je m'imagine qu'à présent vos yeux doivent vous dire clairement que le corbeau même vaut mieux que l'oiseau-moqueur: le premier contribue du moins à faire disparaître de la surface de la terre les cadavres corrompus, et l'autre n'est bon qu'à donner de l'embarras dans les bois en abusant par des sons trompeurs tous ceux qui l'entendent.

— Les armes et les clairons pour la bataille, répondit le maître de chant redevenu libre, et le chant d'actions de grâces pour la victoire! — Ami, dit-il en tendant au chasseur une petite main délicatement formée, tandis que ses yeux humides étincelaient, je te rends grâces de ce que mes cheveux croissent encore sur mon chef. Il peut s'en trouver de plus beaux et de mieux frisés; mais je me suis toujours contenté des miens, et je les ai trouvés convenables à la tête qu'ils couvrent. Si je n'ai point pris part à la bataille, c'est moins faute de bonne volonté qu'à cause des liens dont les païens m'avaient chargé. Tu t'es montré vaillant et habile pendant le combat, et si je te remercie avant de m'acquitter d'autres devoirs plus solennels et plus importants, c'est parce que tu as prouvé que tu es digne des éloges d'un chrétien.

— Ce que j'ai fait n'est qu'une bagatelle, répondit OEil-de- Faucon, regardant La Gamme avec un peu moins d'indifférence, depuis que celui-ci lui avait adressé des expressions de reconnaissance si peu équivoques, et vous en pourrez voir autant plus d'une fois, si vous restez plus longtemps parmi nous. Mais j'ai retrouvé mon vieux compagnon, le tueur de daims, ajouta-t-il en frappant sur le canon de son fusil, et cela seul vaut une victoire. Ces Iroquois sont malins, mais ils ont oublié leur malice en laissant leurs armes à feu hors de leur portée. Si Uncas et son père avaient eu l'esprit de prendre un fusil comme moi, nous serions arrivés contre ces bandits avec trois balles au lieu d'une, et tous y auraient passé, le coquin qui s'est sauvé comme les autres. Mais le ciel l'a ordonné ainsi, et tout est pour le mieux.

— Vous avez raison, répondit La Gamme, et vous avez le véritable esprit du christianisme. Celui qui doit être sauvé sera sauvé, et celui qui doit être damné sera damné. C'est la doctrine de vérité, et elle est consolante pour le vrai chrétien.

Le chasseur, qui s'était assis et qui examinait toutes les parties de son fusil avec le même soin qu'un père examine tous les membres de l'enfant qui vient de faire une chute dangereuse, leva les yeux sur lui avec un air de mécontentement qu'il ne cherchait pas à déguiser, et ne lui laissa pas le temps d'en dire davantage.

— Doctrine ou non doctrine, dit-il, c'est une croyance de coquin, et qui sera maudite par tout honnête homme. Je puis croire que le Huron que voilà devait recevoir la mort de ma main, parce que je le vois de mes propres yeux. Mais qu'il puisse trouver une récompense là-haut, c'est ce que je ne croirai que si j'en suis témoin; comme vous ne me ferez jamais croire que Chingachgook que voilà là-bas puisse être condamné au dernier jour.

— Vous n'avez nulle garantie pour une doctrine si audacieuse, nulle autorité pour la soutenir, s'écria David, imbu des distinctions subtiles et métaphysiques dont on avait de son temps, et surtout dans sa province, obscurci la noble simplicité de la révélation en cherchant à pénétrer le mystère impénétrable de la nature divine; votre temple est construit sur le sable, et le premier ouragan en ébranlera les fondations. Je vous demande quelles sont vos autorités pour une assertion si peu charitable. (David, comme tous ceux qui veulent soutenir un système, n'était pas toujours très heureux dans le choix de ses expressions.) Citez-moi le chapitre et le verset qui contiennent un texte à l'appui de votre doctrine, et dites-moi dans lequel des livres saints il se trouve.

— Des livres! répéta OEil-de-Faucon avec le ton du plus souverain mépris: me prenez-vous pour un enfant pendu au tablier d'une de nos vieilles grand'mères? Croyez-vous que cette bonne carabine qui est sur mes genoux soit une plume d'oie, ma corne à poudre un cornet à encre, et ma gibecière un mouchoir pour emporter mon dîner à l'école? Des livres! quel besoin de livres a un homme comme moi, qui suis un guerrier du désert, quoique mon sang soit pur? je n'en ai jamais lu qu'un seul, et les paroles qui y sont écrites sont trop claires et trop simples pour avoir besoin de commentaire, quoique je puisse me vanter d'y avoir lu constamment pendant quarante longues années.

— Et comment nommez-vous ce livre? demanda le maître en psalmodie, se méprenant sur le sens que son compagnon attachait à ce qu'il venait de dire.

— Il est ouvert devant vos yeux, répondit le chasseur, et celui à qui il appartient n'en est point avare; il permet qu'on y lise. J'ai entendu dire qu'il y a des gens qui ont besoin de livres pour se convaincre qu'il y a un Dieu. Il est possible que les hommes, dans les établissements, défigurent ses ouvrages au point de rendre douteux au milieu des marchands et des prêtres ce qui est clair et évident dans le désert. Mais s'il y a quelqu'un qui doute, il n'a qu'à me suivre d'un soleil à l'autre dans le fond des bois, et je lui en ferai voir assez pour lui apprendre qu'il n'est qu'un fou, et que sa plus grande folie est de vouloir s'élever au niveau d'un être dont il ne peut jamais égaler ni la bonté ni le pouvoir.

Du moment que David reconnut qu'il discutait avec un homme qui puisait sa foi dans les lumières naturelles, et qui méprisait toutes les subtilités de la métaphysique, il renonça sur-le-champ à une controverse dont il crut qu'il ne pouvait retirer ni honneur ni profit. Pendant que le chasseur parlait encore, il s'était assis à son tour, et prenant son petit volume de psaumes et ses lunettes montées en fer, il se prépara à remplir un devoir que l'assaut que son orthodoxie venait de recevoir pouvait seul avoir suspendu si longtemps. David était dans le fait un ménestrel du Nouveau-Monde, bien loin certes des temps de ces troubadours inspirés qui, dans l'ancien, célébraient le renom profane d'un baron ou d'un prince; mais c'était un barde dans l'esprit du pays qu'il habitait, et il était prêt à exercer sa profession pour célébrer la victoire qui venait d'être remportée, ou plutôt pour en rendre grâces au ciel. Il attendit patiemment qu'OEil-de-Faucon eût fini de parler, et levant alors les yeux et la voix, il dit tout haut:

— Je vous invite, mes amis, à vous joindre à moi pour remercier le ciel de nous avoir sauvés des mains des barbares infidèles, et à écouter le cantique solennel sur le bel air appelé Northampton.

Il indiqua la page où se trouvaient les vers qu'il allait chanter, comme si ses auditeurs avaient eu en main un livre semblable pour les y chercher, et suivant son usage il appliqua son instrument à ses lèvres pour prendre et donner le ton avec la même gravité que s'il eût été dans un temple. Mais pour cette fois nulle voix n'accompagna la sienne, car les deux soeurs étaient alors occupées à se donner les marques de tendresse réciproque dont nous avons déjà parlé. La tiédeur apparente de son auditoire ne le déconcerta nullement, et il commença son cantique, qu'il termina sans interruption.

Le chasseur l'écouta tout en finissant l'inspection de son fusil; mais les chants de David ne parurent pas produire sur lui la même émotion qu'ils lui avaient occasionnée dans la grotte. En un mot, jamais ménestrel n'avait exercé ses talents devant un auditoire plus insensible; et cependant, en prenant en considération la piété fervente et sincère du chanteur, il est permis de croire que jamais les chants d'un barde n'arrivèrent plus près du trône de celui à qui sont dus tout honneur et tout respect. OEil-de-Faucon se leva enfin en hochant la tête, murmurant quelques mots parmi lesquels on ne put entendre que ceux de — gosier, d'Iroquois, — et il alla examiner l'état de l'arsenal des Hurons. Chingachgook se joignit à lui, et reconnut son fusil avec celui de son fils. Heyward et même David y trouvèrent aussi de quoi s'armer, et les munitions ne manquaient pas pour que les armes pussent devenir utiles.

Lorsque les deux amis eurent fait leur choix et terminé la distribution du reste, le chasseur annonça qu'il était temps de songer au départ. Les chants de David avaient cessé, et les deux soeurs commençaient à être plus maîtresses de leurs émotions. Soutenues par Heyward et par le jeune Mohican, elles descendirent cette montagne qu'elles avaient gravie avec des guides si différents, et dont le sommet avait pensé être le théâtre d'une scène si horrible. Remontant ensuite sur leurs chevaux, qui avaient eu le temps de se reposer et de paître l'herbe et les bourgeons des arbrisseaux, elles suivirent les pas d'un conducteur qui, dans des moments si terribles, leur avait montré tant de zèle et d'attachement. Leur première course ne fut pas longue. OEil-de- Faucon, quittant un sentier que les Hurons avaient suivi en venant, tourna sur la droite, traversa un ruisseau peu profond, et s'arrêta dans une petite vallée ombragée par quelques ormeaux. Elle n'était qu'à environ un quart de mille de la fatale montagne, et les chevaux n'avaient été utiles aux deux soeurs que pour les mettre en état de passer le ruisseau à pied sec.

Les Indiens et le chasseur paraissaient connaître cet endroit; car dès qu'ils y furent arrivés, appuyant leurs fusils contre un arbre, ils commencèrent à balayer les feuilles sèches non loin du pied de trois saules pleureurs, et ayant ouvert la terre à l'aide de leurs couteaux, on en vit jaillir une source d'eau pure et limpide. OEil-de-Faucon regarda alors autour de lui, comme s'il eût cherché quelque chose qu'il comptait trouver et qu'il n'apercevait pas.

— Ces misérables coquins les Mohawks, ou leurs frères les Turcaroras et les Onondagas, sont venus se désaltérer ici, dit-il, et les vagabonds ont emporté la gourde. Voilà ce que c'est que de rendre service à des chiens qui en abusent. Dieu a étendu la main sur ces déserts en leur faveur, et a fait sortir des entrailles de la terre une source d'eau vive qui peut narguer toutes les boutiques d'apothicaires des colonies; et voyez! les vauriens l'ont bouchée, et ont marché sur la terre dont ils l'ont couverte, comme s'ils étaient des brutes, et non des créatures humaines!

Pendant que le chasseur exhalait ainsi son dépit, Uncas lui présenta silencieusement la gourde qu'il avait trouvée placée avec soin sur les branches d'un saule, et qui avait échappé aux regards impatients de son compagnon. L'ayant remplie d'eau, OEil-de-Faucon alla s'asseoir à quelques pas, la vida, à ce qu'il parut, avec un grand plaisir, et se mit à faire un examen sérieux des restes de vivres qu'avaient laissés les Hurons, et qu'il avait eu soin de placer dans sa carnassière.

— Je vous remercie, dit-il à Uncas en lui rendant la gourde vide. Maintenant nous allons voir comment vivent ces scélérats de Hurons dans leurs expéditions. — Voyez cela! Les coquins connaissent les meilleurs morceaux d'un faon, et l'on croirait qu'ils sont en état de découper et de faire cuire une tranche de venaison aussi bien que le meilleur cuisinier du pays. Mais tout est cru, car les Iroquois sont de véritables sauvages. — Uncas, prenez mon briquet, et allumez du feu; un morceau de grillade ne sera pas de trop après les fatigues que nous avons éprouvées.

Voyant que leurs guides avaient sérieusement envie de faire un repas, Heyward aida les deux soeurs à descendre de cheval, les fit asseoir sur le gazon pour qu'elles prissent quelques instants de repos, et pendant que les préparatifs de cuisine allaient leur train, la curiosité le porta à s'informer par quel heureux concours de circonstances les trois amis étaient arrivés si à propos pour les sauver.

— Comment se fait-il que nous vous ayons revu si tôt, mon généreux ami, dit-il au batteur d'estrade, et que vous n'ayez amené aucun secours de la garnison d'Édouard?

— Si nous avions dépassé le coude de la rivière nous serions arrivés à temps pour couvrir vos corps de feuilles, mais trop tard pour sauver vos chevelures. Non, non; au lieu de nous épuiser et de perdre notre temps en courant au fort, nous sommes restés en embuscade sur les bords de la rivière pour épier les mouvements des Hurons.

— Vous avez donc vu tout ce qui s'est passé?

— Point du tout. Les yeux des Indiens sont trop clairvoyants pour qu'on puisse leur échapper, et nous nous tenions soigneusement cachés. Mais le plus difficile était de forcer ce jeune homme à rester en repos près de nous. Ah! Uncas, vous vous êtes conduit en femme curieuse plutôt qu'en guerrier de votre nation!

Les yeux perçants d'Uncas se fixèrent un instant sur le chasseur, mais il ne lui répondit pas, et ne montra aucun signe qui annonçât le moindre repentir de sa conduite. Au contraire, Heyward crut remarquer que l'expression des traits du jeune Mohican était fière et dédaigneuse, et que s'il gardait le silence sur ce reproche, c'était autant par respect pour ceux qui l'écoutaient que par suite de sa déférence habituelle pour son compagnon blanc.

— Mais vous avez vu que nous étions découverts? ajouta le major.

— Nous l'avons entendu, répondit OEil-de-Faucon en appuyant sur ce mot: les hurlements des Indiens sont un langage assez clair pour des gens qui ont passé leur vie dans les bois. Mais à l'instant où vous avez débarqué, nous avons été obligés de nous glisser comme des serpents sous les broussailles pour ne pas être aperçus, et depuis ce moment nous ne vous avons plus revus qu'attachés à ces arbres là-bas, pour y périr à la manière indienne.

— Notre salut est l'ouvrage de la Providence, s'écria Heyward; c'est presque un miracle que vous ayez pris le bon chemin, car les Hurons s'étaient séparés en deux troupes, et chacune d'elles emmenait deux chevaux.

— Ah! répliqua le chasseur du ton d'un homme qui se rappelle un grand embarras dans lequel il s'est trouvé, cette circonstance pouvait nous faire perdre la piste, et cependant nous nous décidâmes à marcher de ce côté, parce que nous jugeâmes, et avec raison, que ces bandits n'emmèneraient pas leurs prisonniers du côté du nord. Mais quand nous eûmes fait quelques milles sans trouver une seule branche cassée, comme je l'avais recommandé, le coeur commença à me manquer, d'autant plus que je remarquais que toutes les traces des pieds étaient marquées par des mocassins.

— Les Hurons avaient pris la précaution de nous chausser comme eux, dit Duncan en levant le pied pour montrer la chaussure indienne dont on l'avait garni.

— C'était une invention digne d'eux, mais nous avions trop d'expérience pour que cette ruse pût nous donner le change.

— Et à quelle circonstance sommes-nous redevables que vous ayez persisté à marcher sur la même route?

— À une circonstance que devrait être honteux d'avouer un homme blanc qui n'a pas le moindre mélange de sang indien dans ses veines; au jugement du jeune Mohican sur une chose que j'aurais dû connaître mieux que lui, et que j'ai encore peine à croire, à présent que j'en ai reconnu la vérité de mes propres yeux.

— Cela est extraordinaire! Et ne me direz-vous pas quelle est cette circonstance?

— Uncas fut assez hardi, répondit le chasseur en jetant un regard d'intérêt et de curiosité sur les chevaux des deux soeurs, pour nous assurer que les montures de ces dames plaçaient à terre en même temps les deux pieds du même côté, ce qui est contraire à l'allure de tous les animaux à quatre pieds ou à quatre pattes que j'aie connus, à l'exception de l'ours. Et cependant voilà deux chevaux qui marchent de cette manière, comme mes propres yeux viennent de le voir, et comme le prouvaient les traces que nous avons suivies pendant vingt longs milles.

— C'est un mérite particulier à ces animaux. Ils viennent des bords de la baie de Narraganset, dans la petite province des Plantations de la Providence. Ils sont infatigables, et célèbres par la douceur de leur allure, quoiqu'on parvienne à dresser d'autres chevaux à prendre le même pas.

— Cela peut être, dit OEil-de-Faucon qui avait écouté cette explication avec une attention toute particulière, cela est possible; car, quoique je sois un homme qui n'a pas une goutte de sang qui ne soit blanc, je me connais mieux en daims et en castors qu'en bêtes de somme. Le major Effingham a de superbes coursiers, mais je n'en ai jamais vu aucun marcher d'un pas si singulier.

— Sans doute, répliqua Duncan, parce qu'il désire d'autres qualités dans ses chevaux. Ceux-ci n'en sont pas moins d'une race très estimée, et ils ont souvent l'honneur d'être destinés à porter des fardeaux semblables à ceux dont vous les voyez chargés.

Les Mohicans avaient suspendu un instant leurs opérations de cuisine pour écouter la fin de cette conversation, et lorsque le major eut fini de parler, ils se regardèrent l'un l'autre d'un air de surprise; le père laissa échapper son exclamation ordinaire, et le chasseur resta quelques instants à réfléchir, en homme qui veut ranger avec ordre dans son cerveau les nouvelles connaissances qu'il vient d'acquérir.

Enfin, jetant encore un regard curieux sur les deux chevaux, il ajouta: — J'ose dire qu'on peut voir des choses encore plus étranges dans les établissements des Européens en ce pays; car l'homme abuse terriblement de la nature quand il peut une fois prendre le dessus sur elle. Mais n'importe quelle soit l'allure de ces animaux, naturelle ou acquise, droite ou de côté, Uncas l'avait remarquée, et leurs traces nous conduisirent à un buisson près duquel était l'empreinte du pied d'un cheval, et dont la plus haute branche, une branche de sumac, était cassée par le haut à une élévation qu'on ne pouvait atteindre qu'à cheval, tandis que celles de dessous étaient brisées et froissées comme à plaisir par un homme à pied. J'en conclus qu'un de ces rusés, ayant vu une de ces jeunes dames casser la haute branche, avait fait tout ce dégât pour faire croire que quelque animal sauvage s'était vautré dans ce buisson.

— Votre sagacité ne vous a pas trompé; car tout cela est précisément arrivé.

— Cela était facile à voir, et il ne fallait pas pour cela une sagacité bien extraordinaire. C'était une chose plus aisée à remarquer que l'allure d'un cheval. Il me vint alors à l'idée que les Mingos se rendraient à cette fontaine; car les coquins connaissent bien la vertu de son eau.

— Elle a donc de la célébrité? demanda Heyward en examinant avec plus d'attention cette vallée retirée et la petite source qui s'y trouvait entourée d'une terre inculte.

— Il y a peu de Peaux-Rouges, voyageant du sud à l'est des grands lacs, qui n'en aient entendu vanter les qualités. — Voulez-vous la goûter vous-même?

Heyward prit la gourde, et, après avoir bu quelques gouttes de l'eau qu'elle contenait, il la rendit en faisant une grimace de dégoût et de mécontentement. Le chasseur sourit et secoua la tête d'un air de satisfaction.

— Je vois que la saveur ne vous en plaît pas, dit-il, et c'est parce que vous n'y êtes pas habitué. Il fut un temps où je ne l'aimais pas plus que vous, et maintenant je la trouve à mon goût, et j'en suis altéré comme le daim l'est de l'eau salée[38]. Vos meilleurs vins ne sont pas plus agréables à votre palais que cette eau ne l'est au gosier d'une Peau-Rouge, et surtout quand il se sent dépérir, car elle a une vertu fortifiante. — Mais je vois qu'Uncas a fini d'apprêter nos grillades, et il est temps de manger un morceau, car il nous reste une longue route à faire.

Ayant interrompu l'entretien par cette brusque transition, OEil- de-Faucon se mit à profiter des restes du faon qui avaient échappé à la voracité des Hurons. Le repas fut servi sans plus de cérémonie qu'on n'en avait mis à le préparer, et les deux Mohicans et lui satisfirent leur faim avec ce silence et cette promptitude qui caractérisent les hommes qui ne songent qu'à se mettre en état de se livrer à de nouveaux travaux et de supporter de nouvelles fatigues.

Dès qu'ils se furent acquittés de ce devoir nécessaire, tous trois vidèrent la gourde pleine de l'eau de cette source médicinale, alors solitaire et silencieuse, et autour de laquelle, depuis cinquante ans, la beauté, la richesse et les talents de tout le nord de l'Amérique se rassemblent pour y chercher le plaisir et la santé[39].

OEil-de-Faucon annonça ensuite qu'on allait partir. Les deux soeurs se mirent en selle, Duncan et David reprirent leurs fusils et se placèrent à leurs côtés ou derrière elles, suivant que le terrain le permettait; le chasseur marchait en avant, suivant son usage, et les deux Mohicans fermaient la marche. La petite troupe s'avança assez rapidement vers le nord, laissant les eaux de la petite source chercher à se frayer un passage vers le ruisseau voisin, et les corps des Hurons morts pourrir sans sépulture sur le haut de la montagne; destin trop ordinaire aux guerriers de ces bois pour exciter la commisération ou mériter un commentaire.

Chapitre XIII

Je vais chercher un chemin plus facile.

PARNELL.

La route que prit OEil-de-Faucon coupait diagonalement ces plaines sablonneuses, couvertes de bois, et variées de temps en temps par des vallées et de petites montagnes, que les voyageurs avaient traversées le matin comme prisonniers de Magua. Le soleil commençait à baisser vers l'horizon, la chaleur n'était plus étouffante, et l'on respirait plus librement sous la voûte formée par les grands arbres de la forêt. La marche de nos voyageurs en était accélérée, et longtemps avant que le crépuscule commençât à tomber, ils avaient déjà fait du chemin.

De même que le sauvage dont il avait pris la place, le chasseur semblait se diriger d'après des indices secrets qu'il connaissait, marchait toujours du même pas, et ne s'arrêtait jamais pour délibérer. Un coup d'oeil jeté en passant sur la mousse des arbres, un regard levé vers le soleil qui allait se coucher, la vue du cours des ruisseaux, suffisaient pour l'assurer qu'il ne s'était pas trompé de route, et ne lui laissaient aucun doute à ce sujet. Cependant la forêt commençait à perdre ses riches teintes, et ce beau vert qui avait brillé toute la journée sur le feuillage de ses voûtes naturelles se changeait insensiblement en un noir sombre sous la lueur douteuse qui annonce l'approche de la nuit.

Tandis que les deux soeurs cherchaient à saisir à travers les arbres quelques-uns des derniers rayons de l'astre qui se couchait dans toute sa gloire, et qui tordaient d'une frange d'or et de pourpre une masse de nuages amassés à peu de distance au-dessus des montagnes occidentales, le chasseur s'arrêta tout à coup et se tourna vers ceux qui le suivaient:

— Voilà, dit-il en étendant le bras vers le ciel, le signal donné à l'homme par la nature pour qu'il cherche le repos et la nourriture dont il a besoin. Il serait plus sage s'il y obéissait, et s'il prenait une leçon à cet égard des oiseaux de l'air et des animaux des champs. Au surplus notre nuit sera bientôt passée, car il faudra que nous nous remettions en marche quand la lune paraîtra. Je me souviens d'avoir combattu les Maquas ici, aux environs, pendant la première guerre dans laquelle j'ai fait couler le sang humain. Nous construisîmes en cet endroit une espèce de petit fort en troncs d'arbres pour défendre nos chevelures; si ma mémoire ne me trompe pas, nous devons le trouver à très peu de distance sur la gauche.

Sans attendre qu'on répondît, le chasseur tourna brusquement sur la gauche, et entra dans un bois épais de jeunes châtaigniers. Il écartait les branches basses en homme qui s'attendait à chaque pas à découvrir l'objet qu'il cherchait. Ses souvenirs ne l'abusaient pas; car après avoir fait deux ou trois cents pas au milieu de broussailles et de ronces qui s'opposaient à sa marche, il entra dans une clairière au milieu de laquelle était un tertre couvert de verdure, et couronné par l'édifice en question, négligé et abandonné depuis bien longtemps.

C'était un de ces bâtiments grossiers, honorés du nom de forts, que l'on construisait à la hâte quand la circonstance l'exigeait, et auxquels on ne songeait plus quand le moment du besoin était passé. Il tombait en ruine dans la solitude de la forêt, complètement abandonné et presque entièrement oublié. On trouve souvent dans la large barrière de déserts qui séparait autrefois les provinces ennemies, de pareils monuments du passage sanglant des hommes. Ce sont aujourd'hui des ruines qui se rattachent aux traditions de l'histoire des colonies, et qui sont parfaitement d'accord avec le caractère sombre de tout ce qui les environne[40]. Le toit d'écorces qui couvrait ce bâtiment s'était écroulé depuis bien des années, et les débris en étaient confondus avec le sol; mais les troncs de pins qui avaient été assemblés à la hâte pour en former les murailles, se maintenaient encore à leur place, quoiqu'un angle de l'édifice rustique eût considérablement fléchi et menaçât d'occasionner bientôt sa destruction totale.

Tandis qu'Heyward et ses compagnons hésitaient à approcher d'un bâtiment qui paraissait dans un tel état de décadence, OEil-de- Faucon et les deux Indiens y entrèrent non seulement sans crainte, mais même avec un air évident d'intérêt. Tandis que le premier en contemplait les ruines, tant dans l'intérieur qu'à l'extérieur, avec la curiosité d'un homme dont les souvenirs devenaient plus vifs à chaque instant, Chingachgook racontait à son fils, dans sa langue naturelle, l'histoire abrégée du combat qui avait eu lieu pendant sa jeunesse en ce lieu écarté. Un accent de mélancolie se joignait à l'accent de son triomphe.

Pendant ce temps, les soeurs descendaient de cheval, et se préparaient avec plaisir à jouir de quelques heures de repos pendant la fraîcheur de la soirée, et dans une sécurité qu'elles croyaient que les animaux des forêts pouvaient seuls interrompre.

— Mon brave ami, demanda le major au chasseur qui avait déjà fini son examen rapide des lieux, n'aurions-nous pas mieux fait de choisir pour faire halte un endroit plus retiré, probablement moins connu et moins fréquenté?

— Vous trouveriez difficilement aujourd'hui, répondit OEil-de- Faucon d'un ton lent et mélancolique, quelqu'un qui sache que ce vieux fort a jamais existé. Il n'arrive pas tous les jours qu'on fasse des livres, et qu'on écrive des relations d'escarmouches semblables à celle qui a eu lieu ici autrefois entre les Mohicans et les Mohawks, dans une guerre qui ne regardait qu'eux. J'étais bien jeune alors, et je pris parti pour les Mohicans, parce que je savais que c'était une race injustement calomniée. Pendant quarante jours et quarante nuits, les coquins eurent soif de notre sang autour de ce bâtiment, dont j'avais conçu le plan, et auquel j'avais travaillé moi-même, étant, comme vous le savez, un homme dont le sang est sans mélange, et non un Indien. Les Mohicans m'aidèrent à le construire, et nous nous y défendîmes ensuite dix contre vingt, jusqu'à ce que le nombre fût à peu près égal des deux côtés; alors nous fîmes une sortie contre ces chiens, et pas un d'eux ne retourna dans sa peuplade pour y annoncer le sort de ses compagnons. Oui, oui, j'étais jeune alors: la vue du sang était une chose toute nouvelle pour moi, et je ne pouvais me faire à l'idée que des créatures, qui avaient été animées comme moi du principe de la vie, resteraient étendues sur la terre pour être dévorées par des bêtes féroces; si bien que je ramassai tous les corps, je les enterrai de mes propres mains, et ce fut ce qui forma la butte sur laquelle ces dames sont assises, et qui n'est pas un trop mauvais siège, quoiqu'il ait pour fondation les ossements des Mohawks.

Les deux soeurs se levèrent avec précipitation en entendant ces mots; car malgré les scènes terribles dont elles venaient d'être témoins, et dont elles avaient manqué d'être victimes, elles ne purent se défendre d'un mouvement d'horreur en apprenant qu'elles étaient assises sur la sépulture d'une horde de sauvages. Il faut avouer aussi que la sombre lueur du crépuscule qui s'épaississait insensiblement, le silence d'une vaste forêt, le cercle étroit dans lequel elles se trouvaient, et autour duquel de grands pins, très proches les uns des autres, semblaient former une muraille, tout concourait à donner plus de force à cette émotion.

— Ils sont partis; ils ne peuvent plus nuire à personne, continua le chasseur avec un sourire mélancolique en voyant leur alarme; ils ne sont plus en état ni de pousser le cri de guerre, ni de lever leur tomahawk. — Et de tous ceux qui ont contribué à les placer où ils sont, il n'existe aujourd'hui que Chingachgook et moi. Les autres étaient ses frères et leur famille, et vous avez sous les yeux tout ce qui reste de leur race.

Les yeux des deux soeurs se portèrent involontairement sur les deux Indiens, pour qui ce peu de mots venaient de leur inspirer un nouvel intérêt causé par la compassion. On les distinguait à quelque distance dans l'obscurité. Uncas écoutait le récit que lui faisait son père, avec la vive attention qu'excitait en lui la relation des exploits des guerriers de sa race dont il avait appris à respecter le courage et les vertus sauvages.

— J'avais cru que les Delawares étaient une nation pacifique, dit le major; qu'ils ne faisaient jamais la guerre en personne, et qu'ils confiaient la défense de leur territoire à ces mêmes Mohawks contre lesquels vous avez combattu avec eux.

— Cela est vrai en partie, répondit OEil-de-Faucon, et pourtant au fond c'est un mensonge infernal. C'est un traité qui a été fait il y a bien longtemps, par les intrigues des Hollandais; ils voulaient désarmer les naturels du pays, qui avaient le droit le plus incontestable sur le territoire où ils s'étaient établis. Les Mohicans, quoique faisant partie de la même nation, ayant affaire aux Anglais, ne furent pour rien dans ce marché, et se fièrent à leur bravoure pour se protéger; et c'est ce que firent aussi les Delawares, lorsque leurs yeux furent une fois ouverts. Vous avez devant vous un chef des grands Sagamores Mohicans. Sa famille autrefois pouvait chasser le daim sur une étendue de pays plus considérable que ce qui appartient aujourd'hui au Patron de l'Albany[41], sans traverser un ruisseau, sans gravir une montagne qui ne lui appartînt pas. Mais à présent que reste-t-il au dernier descendant de cette race? Il pourra trouver six pieds de terre quand il plaira à Dieu, et peut-être y rester en paix, s'il a un ami qui veuille prendre la peine de le placer dans une fosse assez profonde pour que le soc de la charrue ne puisse l'y atteindre.

— Quelque intéressant que soit cet entretien, je crois qu'il faut l'interrompre, dit Heyward, craignant que le sujet que le chasseur entamait n'amenât une discussion qui pourrait nuire à une harmonie qu'il était si important de maintenir; nous avons beaucoup marché; et peu de personnes de notre couleur sont douées de cette vigueur qui semble vous mettre en état de braver les fatigues comme les dangers.

— Ce ne sont pourtant que les muscles et les os d'un homme dont le sang n'est pas croisé à la vérité, qui me mettent en état de me tirer d'affaire au milieu de tout cela, répondit le chasseur, en regardant ses membres nerveux avec un air de satisfaction qui prouvait qu'il n'était pas insensible au compliment qu'il venait de recevoir. On peut trouver dans les établissements des hommes plus grands et plus gros; mais vous pourriez vous promener plus d'un jour dans une ville avant d'y en rencontrer un qui soit en état de faire cinquante milles sans s'arrêter pour reprendre haleine, ou de suivre les chiens pendant une chasse de plusieurs heures. Cependant, comme toute chair ne se ressemble pas, il est raisonnable de supposer que ces dames désirent se reposer, après tout ce qui leur est arrivé aujourd'hui. — Uncas, découvrez la source qui doit se trouver sous ces feuilles, tandis que votre père et moi nous ferons un toit de branches de châtaigniers pour couvrir leurs têtes, et que nous leur préparerons un lit de feuilles sèches.

Ces mots terminèrent la conversation, et les trois amis se mirent à apprêter tout ce qui pouvait contribuer à mettre leurs compagnes à portée de prendre quelque repos aussi commodément que le local et les circonstances le permettaient. Une source d'eau pure, qui bien des années auparavant avait engagé les Mohicans à choisir cet endroit pour s'y fortifier momentanément, fut bientôt débarrassée des feuilles qui la couvraient, et répandit son cristal liquide au bas du tertre verdoyant. Un coin du bâtiment fut couvert de branches touffues, pour empêcher la rosée, toujours abondante en ce climat, d'y tomber; un lit de feuilles sèches fut préparé dessous ce toit; et ce qui restait du faon grillé par les soins du jeune Mohican, fournit encore un repas dont Alice et Cora prirent leur part par nécessité plutôt que par goût.

Les deux soeurs entrèrent alors dans le bâtiment en ruines; et après avoir rendu grâces à Dieu de la protection signalée qu'il leur avait accordée, l'avoir supplié de la leur continuer, elles s'étendirent sur la couche qui leur avait été préparée. Bientôt, en dépit des souvenirs pénibles qui les agitaient, et de quelques appréhensions auxquelles elles ne pouvaient encore s'empêcher de se livrer, elles y trouvèrent un sommeil que la nature exigeait impérieusement.

Duncan avait résolu de passer la nuit à veiller à la porte du vieux bâtiment honoré du nom de fort; mais le chasseur, s'apercevant de son intention, lui dit en s'étendant tranquillement sur l'herbe, et en lui montrant Chingachgook:

— Les yeux d'un homme blanc sont trop peu actifs et trop peu clairvoyants pour faire le guet dans une circonstance comme celle- ci. Le Mohican veillera pour nous, ne songeons plus qu'à dormir.

— Je me suis endormi à mon poste la nuit dernière, dit Heyward, et j'ai moins besoin de repos que vous, dont la vigilance a fait plus d'honneur à la profession de soldat; livrez-vous donc tous trois au repos, et je me charge de rester en sentinelle.

— Je n'en désirerais pas une meilleure, répondit OEil-de-Faucon, si nous étions devant les tentes blanches du 60e régiment, et en face d'ennemis comme les Français; mais dans les ténèbres et au milieu du désert, votre jugement ne vaudrait pas mieux que celui d'un enfant, et toute votre vigilance ne servirait à rien. Faites donc comme Uncas et comme moi. — Dormez, et dormez sans rien craindre.

Heyward vit en effet que le jeune Indien s'était déjà couché au bas du tertre revêtu de gazon, en homme qui voulait mettre à profit le peu d'instants qu'il avait à donner au repos. David avait suivi cet exemple, et la fatigue d'une longue marche forcée l'emportant sur la douleur que lui causait sa blessure, des accents moins harmonieux que sa voix ordinaire annonçaient qu'il était déjà endormi. Ne voulant pas prolonger une discussion inutile, le major feignit de céder, et alla s'asseoir le dos appuyé sur les troncs d'arbres qui formaient les murailles du vieux fort, quoique bien déterminé à ne pas fermer l'oeil avant d'avoir remis entre les mains de Munro le dépôt précieux dont il était chargé. Le chasseur, croyant qu'il allait dormir, ne tarda pas à s'endormir lui-même, et un silence aussi profond que la solitude dans laquelle ils étaient régna bientôt autour d'eux.

Pendant quelque temps Heyward réussit à empêcher ses yeux de se fermer, attentif au moindre son qui pourrait se faire entendre. Cependant sa vue se troubla à mesure que les ombres de la nuit s'épaississaient. Lorsque les étoiles brillèrent sur sa tête il distinguait encore ses deux compagnons étendus sur le gazon et Chingachgook debout et aussi immobile que le tronc d'arbre contre lequel il était appuyé à l'extrémité de la petite clairière dans laquelle ils s'étaient arrêtés. Enfin ses paupières appesanties formèrent un rideau à travers lequel il lui semblait voir briller les astres de la nuit. En cet état il entendait encore la douce respiration de ses deux compagnes, dormant à quelques pieds derrière lui, le bruit des feuilles agitées par le vent, et le cri lugubre d'un hibou. Quelquefois, faisant un effort pour entrouvrir les yeux, il les fixait un instant sur un buisson et les refermait involontairement, croyant avoir vu son compagnon de veille. Bientôt sa tête tomba sur son épaule, son épaule sentit le besoin d'être soutenue par la terre, et enfin il s'endormit d'un profond sommeil, rêvant qu'il était un ancien chevalier veillant devant la porte de la tente d'une princesse qu'il avait délivrée, et espérant de gagner ses bonnes grâces par une telle preuve de dévouement et de vigilance.

Combien il resta de temps dans cet état d'insensibilité, c'est ce qu'il ne sut jamais lui-même; mais il jouissait d'un repos tranquille qui n'était plus troublé par aucun rêve, quand il en fut tiré par un léger coup qui lui fut donné sur l'épaule.

Éveillé en sursaut par ce signal, il fut sur ses pieds à l'instant même, avec un souvenir confus du devoir qu'il s'était imposé au commencement de la nuit.

— Qui va là? s'écria-t-il en cherchant son épée à l'endroit où il la portait ordinairement; ami, ou ennemi?

— Ami, répondit Chingachgook à voix basse; et lui montrant du doigt la reine de la nuit, qui lançait à travers les arbres un rayon oblique sur leur bivouac, il ajouta en mauvais anglais: — La lune est venue; le fort de l'homme blanc est encore loin, bien loin. Il faut partir pendant que le sommeil ferme les deux yeux du Français.

— Vous avez raison, répliqua le major; éveillez vos amis et bridez les chevaux, pendant que je vais avertir mes compagnes de se préparer à se remettre en marche.

— Nous sommes éveillées, Duncan, dit la douce voix d'Alice dans l'intérieur du bâtiment, et nous avons retrouvé des forces pour voyager après avoir si bien dormi. Mais vous, je suis sûre que vous avez passé toute la nuit à veiller pour nous, — et après une si longue et si pénible journée!

— Dites plutôt que j'aurais voulu veiller, Alice, répondit Heyward; mais mes perfides yeux m'ont trahi. Voici la seconde fois que je me montre indigne du dépôt qui m'a été confié.

— Ne le niez pas, Duncan, s'écria en souriant la jeune Alice qui sortit en ce moment du vieux bâtiment, le clair de lune éclairant tous les charmes que quelques heures de sommeil tranquille lui avaient rendus, je sais qu'autant vous êtes insouciant quand vous n'avez à songer qu'à vous-même, autant vous êtes vigilant quand il s'agit de la sûreté des autres. Ne pouvons-nous rester ici quelque temps pendant que vous et ces braves gens vous prendrez un peu de repos? Cora et moi nous nous chargerons de monter la garde à notre tour; et nous le ferons avec autant de soin que de plaisir.

— Si la honte pouvait m'empêcher de dormir, je ne fermerais les yeux de ma vie, répondit le jeune officier, commençant à se trouver assez mal à l'aise, et regardant les traits ingénus d'Alice pour voir s'il n'y apercevrait pas quelques symptômes d'une envie secrète de s'égayer à ses dépens; mais il n'y vit rien qui pût confirmer ce soupçon. — Il n'est que trop vrai, ajouta-t- il, qu'après avoir causé tous vos dangers par mon excès de confiance imprudente, je n'ai pas même le mérite de vous avoir gardées pendant votre sommeil, comme aurait dû le faire un soldat.

— Il n'y a que Duncan qui osât adresser à Duncan un tel reproche, dit Alice, dont la confiance généreuse s'obstinait à conserver l'illusion qui lui peignait son jeune amant comme un modèle achevé de toute perfection; croyez-moi donc, allez prendre un repos de quelques instants, et soyez sûr que Cora et moi nous remplirons le devoir d'excellentes sentinelles.

Heyward, plus embarrassé que jamais, allait se trouver dans la nécessité de faire de nouvelles protestations de son manque de vigilance, quand son attention fut attirée par une exclamation que fit tout à coup Chingachgook, quoique d'une voix retenue par la prudence, et par l'attitude que prit Uncas au même instant pour écouter.

— Les Mohicans entendent un ennemi, dit le chasseur, qui était depuis longtemps prêt à partir; — le vent leur fait sentir quelque danger.

— À Dieu ne plaise! s'écria Heyward, il y a déjà eu assez de sang répandu.

Cependant, tout en parlant ainsi, le major saisit son fusil, et s'avança vers l'extrémité de la clairière, disposé à expier sa faute vénielle en sacrifiant sa vie, s'il le fallait, pour la sûreté de ses compagnons.

— C'est quelque animal de la forêt qui rôde pour trouver une proie, dit-il à voix basse, aussitôt que les sons encore éloignés qui avaient frappé les oreilles des Mohicans arrivèrent jusqu'aux siennes.

— Silence! répondit le chasseur, c'est le pas de l'homme; je le reconnais, quelque imparfaits que soient mes sens comparés à ceux d'un Indien. Le coquin de Huron qui nous a échappé aura rencontré quelque parti avancé des sauvages de l'armée de Montcalm; ils auront trouvé notre piste, et l'auront suivie. Je ne me soucierais pas moi-même d'avoir encore une fois à répandre le sang humain en cet endroit, ajouta-t-il en jetant un regard inquiet sur les objets qui l'entouraient; mais il faut ce qu'il faut. Uncas, conduisez les chevaux dans le fort, et vous, mes amis, entrez-y aussi. Tout vieux qu'il est, c'est une protection, et il a été accoutumé à entendre les coups de fusil.

On lui obéit sur-le-champ; les deux Mohicans firent entrer les chevaux dans le vieux bâtiment; toute la petite troupe les y suivit et y resta dans le plus profond silence.

Le bruit des pas de ceux qui approchaient se faisait alors entendre trop distinctement pour qu'on pût douter qu'il était produit par des hommes. Bientôt on entendit des voix de gens qui s'appelaient les uns les autres dans un dialecte indien, et le chasseur, approchant sa bouche de l'oreille d'Heyward, lui dit qu'il reconnaissait celui des Hurons. Quand ils arrivèrent à l'endroit où les chevaux étaient entrés dans les broussailles, il fut évident qu'ils se trouvaient en défaut, ayant perdu les traces qui les avaient dirigés jusqu'alors.

Il paraissait, par le nombre des voix, qu'une vingtaine d'hommes au moins étaient rassemblés en cet endroit, et que chacun donnait son avis en même temps sur la marche qu'il convenait de suivre.

— Les coquins connaissent notre faiblesse, dit OEil-de-Faucon qui était à côté d'Heyward, et qui regardait ainsi que lui à travers une fente entre les troncs d'arbre; sans cela s'amuseraient-ils à bavarder inutilement comme des squaws? Écoutez, on dirait que chacun d'eux a deux langues et n'a qu'une jambe!

Heyward, toujours brave et quelquefois même téméraire quand il s'agissait de combattre, ne put, dans ce moment d'inquiétude pénible, faire aucune réponse à son compagnon. Il serra seulement son fusil plus fortement, et appliqua l'oeil contre l'ouverture avec un redoublement d'attention, comme si sa vue eût pu percer à travers l'épaisseur du bois et en dépit de l'obscurité, pour voir les sauvages qu'il entendait.

Le silence se rétablit parmi eux, et le ton grave de celui qui prit la parole annonça que c'était le chef de la troupe qui parlait, et qui donnait des ordres qu'on écoutait avec respect. Quelques instants après, le bruit des feuilles et des branches prouva que les Hurons s'étaient séparés, et marchaient dans la forêt de divers côtés pour retrouver les traces qu'ils avaient perdues. Heureusement, la lune qui répandait un peu de clarté sur la petite clairière, était trop faible pour éclairer l'intérieur du bois, et l'intervalle que les voyageurs avaient traversé pour se rendre au vieux bâtiment était si court, que les sauvages ne purent distinguer aucune marque de leur passage, quoique, s'il eût fait jour, ils en eussent sûrement reconnu quelqu'une. Toutes leurs recherches furent donc inutiles.

Il ne se passa pourtant que quelques minutes avant qu'on entendît quelques sauvages s'approcher; et il devint évident qu'ils n'étaient plus qu'à quelques pas de distance de la ceinture de jeunes châtaigniers qui entourait la clairière.

— Ils arrivent, dit Heyward en reculant d'un pas pour passer le bout du canon de son fusil entre deux troncs d'arbres; faisons feu sur le premier qui se présentera.

— Gardez-vous-en bien, dit OEil-de-Faucon; une amorce brûlée ferait tomber sur nous toute la bande comme une troupe de loups affamés. Si Dieu veut que nous combattions pour sauver nos chevelures, rapportez-vous-en à l'expérience d'hommes qui connaissent les manières des sauvages, et qui ne tournent pas souvent le dos quand ils les entendent pousser leurs cris de guerre.

Duncan jeta un regard derrière lui, et vit les deux soeurs tremblantes serrées l'une contre l'autre à l'extrémité la plus reculée du bâtiment; tandis que les deux Mohicans, droits et fermes comme des pieux, se tenaient à l'ombre aux deux côtés de la porte, le fusil en main, et prêts à s'en servir dès que la circonstance l'exigerait. Réprimant son impétuosité, et décidé à attendre le signal de gens plus expérimentés dans ce genre de guerre, il se rapprocha de l'ouverture, pour voir ce qui se passait au dehors. Un grand Huron, armé d'un fusil et d'un tomahawk, entrait dans ce moment dans la clairière, et y avança de quelques pas. Tandis qu'il regardait le vieux bâtiment, la lune tombait en plein sur son visage, et faisait voir la surprise et la curiosité peintes sur ses traits. Il fit l'exclamation qui accompagne toujours dans un Indien la première de ces deux émotions, et sa voix fit venir à ses côtés un de ses compagnons.

Ces enfants des bois restèrent immobiles quelques instants, les yeux fixés sur l'ancien fort, et ils gesticulèrent beaucoup en conversant dans la langue de leur peuplade; ils s'en approchèrent à pas lents, s'arrêtant à chaque instant, comme des daims effarouchés, mais dont la curiosité lutte contre leurs appréhensions. Le pied de l'un d'eux heurta contre la butte dont nous avons parlé; il se baissa pour l'examiner, et ses gestes expressifs indiquèrent qu'il reconnaissait qu'elle couvrait une sépulture. En ce moment Heyward vit le chasseur faire un mouvement pour s'assurer que son couteau pouvait sortir facilement de sa gaine, et armer son fusil. Le major en fit autant, et se prépara à un combat qui paraissait alors devenir inévitable.

Les deux sauvages étaient si près que le moindre mouvement qu'aurait fait l'un des deux chevaux n'aurait pu leur échapper. Mais lorsqu'ils eurent découvert quelle était la nature de l'élévation de terre qui avait attiré leurs regards, elle sembla seule fixer leur entretien. Ils continuaient à converser ensemble; mais le son de leur voix était bas et solennel, comme s'ils eussent été frappés d'un respect religieux mêlé d'une sorte d'appréhension vague. Ils se retirèrent avec précaution en jetant encore quelques regards sur le bâtiment en ruines, comme s'ils se fussent attendus à en voir sortir les esprits des morts qui avaient reçu la sépulture en ce lieu. Enfin ils rentrèrent dans le bois d'où ils étaient sortis, et disparurent.

OEil-de-Faucon appuya la crosse de son fusil par terre, et respira en homme qui, ayant retenu son haleine par prudence, éprouvait le besoin de renouveler l'air de ses poumons.

— Oui, dit-il, ils respectent les morts, et c'est ce qui leur sauve la vie pour cette fois, et peut-être aussi nous-mêmes.

Heyward entendit cette remarque, mais n'y répondit pas. Toute son attention se dirigeait vers les Hurons qui se retiraient, qu'on ne voyait plus, mais qu'on entendait encore à peu de distance. Bientôt il fut évident que toute la troupe était de nouveau réunie autour d'eux, et qu'elle écoutait avec une gravité indienne le rapport que leur faisaient leurs compagnons de ce qu'ils avaient vu. Après quelques minutes de conversation, qui ne fut pas tumultueuse comme celle qui avait suivi leur arrivée, ils se remirent en marche; le bruit de leurs mouvements s'affaiblit et s'éloigna peu à peu, et enfin il se perdit dans les profondeurs de la forêt.

Le chasseur attendit pourtant qu'un signal de Chingachgook l'eût assuré qu'il n'existait plus aucun danger, et alors il dit à Uncas de conduire les chevaux sur la clairière, et à Heyward d'aider ses compagnes à y monter. Ces ordres furent exécutés sur-le-champ; on se mit en marche. Les deux soeurs jetèrent un dernier regard sur le bâtiment ruiné qu'elles venaient de quitter, et sur la sépulture des Mohawks, et la petite troupe rentra dans la forêt du côté opposé à celui par lequel elle était arrivée.

Chapitre XIV

— Qui va là?
— Paysans, pauvres gens de France.

Shakespeare. Henri VI.

Nos voyageurs sortirent de la clairière, et entrèrent dans les bois dans un profond silence, dont la prudence faisait sentir à chacun d'eux la nécessité. Le chasseur reprit son poste à l'avant- garde comme auparavant; mais même quand ils furent à une distance qui les mettait à l'abri de toute crainte des ennemis, il marchait avec plus de lenteur et de circonspection que la soirée précédente, parce qu'il ne connaissait pas la partie du bois dans laquelle il avait cru devoir faire un circuit pour ne pas s'exposer à rencontrer les Hurons. Plus d'une fois il s'arrêta pour consulter ses compagnons, les deux Mohicans, leur faisant remarquer la position de la lune, celle de quelques étoiles, et examinant avec un soin tout particulier les écorces des arbres et la mousse qui les couvrait.

Pendant ces courtes haltes, Heyward et les deux soeurs écoutaient avec une attention que la crainte que leur inspiraient leurs ennemis barbares rendait doublement vive, si nul son ne leur annoncerait la proximité des sauvages; mais la vaste étendue des forêts semblait ensevelie dans un silence éternel. Les oiseaux, les animaux et les hommes, s'il s'en trouvait dans ce désert, semblaient également livrés au repos le plus profond. Tout à coup on entendit le bruit éloigné d'une eau courante, mais quoique ce ne fût qu'un faible murmure, il mit fin aux incertitudes de leurs guides, qui sur-le-champ dirigèrent leur marche de ce côté.

En arrivant sur les bords de la petite rivière, on fit une nouvelle halte; OEil-de-Faucon eut une courte conférence avec ses deux compagnons, après quoi, ôtant leurs mocassins, ils invitèrent Heyward et La Gamme à en faire autant. Ils firent descendre les chevaux dans le lit de la rivière, qui était peu profonde, y entrèrent eux-mêmes, et y marchèrent pendant près d'une heure pour dépister ceux qui voudraient suivre leurs traces. Lorsqu'ils la traversèrent pour entrer dans les bois sur l'autre rive, la lune s'était déjà cachée sous des nuages noirs qui s'amoncelaient du côté de l'occident; mais là le chasseur semblait se trouver de nouveau en pays connu; il ne montra plus ni incertitude ni embarras, et marcha d'un pas aussi rapide qu'assuré.

Bientôt le chemin devint plus inégal, les montagnes se rapprochaient des deux côtés, et les voyageurs s'aperçurent qu'ils allaient traverser une gorge. OEil-de-Faucon s'arrêta de nouveau, et attendant que tous ses compagnons fussent arrivés, il leur parla d'un ton circonspect que le silence et l'obscurité rendaient encore plus solennel.

— Il est aisé de connaître les sentiers et les ruisseaux du désert, dit-il, mais qui pourrait dire si une grande armée n'est pas campée de l'autre côté de ces montagnes?

— Nous ne sommes donc pas à une très grande distance de William-
Henry? demanda Heyward, s'approchant du chasseur avec intérêt.

— Nous avons encore un bon bout de chemin à faire, et ce n'est pas le plus facile; mais la plus grande difficulté, c'est de savoir comment et de quel côté nous approcherons du fort. Voyez, - - ajouta OEil-de-Faucon en lui montrant à travers les arbres un endroit où était une pièce d'eau dont la surface tranquille réfléchissait l'éclat des étoiles; — voilà l'étang de Sang. Je suis sur un terrain que j'ai non seulement souvent parcouru, mais sur lequel j'ai combattu depuis le lever jusqu'au coucher du soleil.

— Ah! c'est donc cette nappe d'eau qui est le tombeau des braves qui périrent dans cette affaire? J'en connaissais le nom, mais je ne l'avais jamais vue.

— Nous y livrâmes trois combats en un jour aux Hollando-Français, continua le chasseur, paraissant se livrer à la suite de ses réflexions plutôt que répondre au major. L'ennemi nous rencontra pendant que nous allions dresser une embuscade à son avant-garde, et il nous repoussa à travers le défilé, comme des daims effarouchés, jusque sur les bords de l'Horican. Là, nous nous ralliâmes derrière une palissade d'arbres abattus; nous attaquâmes l'ennemi sous les ordres de sir William, — qui fut fait sir William pour sa conduite dans cette journée, — et nous nous vengeâmes joliment de notre déroute du matin. Des centaines de Français et de Hollandais virent le soleil pour la dernière fois, et leur commandant lui-même, Dieskau[42], tomba entre nos mains tellement criblé de blessures, qu'il fut obligé de retourner dans son pays, hors d'état de faire désormais aucun service militaire.

— Ce fut une journée glorieuse! dit Heyward avec enthousiasme, et la renommée en répandit le bruit jusqu'à notre armée du midi.

— Oui, mais ce n'est pas la fin de l'histoire. Je fus chargé par le major Effingham, d'après l'ordre exprès de sir William lui- même, de passer le long du flanc des Français, et de traverser le portage, pour aller apprendre leur défaite au fort placé sur l'Hudson. Juste en cet endroit où vous voyez une hauteur couverte d'arbres, je rencontrai un détachement qui venait à notre secours, et je le conduisis sur le lieu où l'ennemi s'occupait à dîner, ne se doutant guère que la besogne de cette journée sanglante n'était pas encore terminée.

— Et vous le surprîtes?

— Si la mort doit être une surprise pour des gens qui ne songent qu'à se remplir l'estomac. Au surplus, nous ne leur donnâmes pas le temps de respirer, car ils ne nous avaient pas fait quartier dans la matinée, et nous avions tous à regretter des parents ou des amis. Quand l'affaire fut finie, on jeta dans cet étang les morts, même les mourants, a-t-on dit, et j'en vis les eaux véritablement rouges, telles que jamais eau ne sortit des entrailles de la terre.

— C'est une sépulture bien tranquille pour des guerriers. — Vous avez donc fait beaucoup de service sur cette frontière?

— Moi! répondit le batteur d'estrade en se redressant avec un air de fierté militaire, il n'y a guère d'échos dans toutes ces montagnes qui n'aient répété le bruit de mes coups de fusil; et il n'y a pas un mille carré entre l'Horican et l'Hudson où ce tue- daim que vous voyez n'ait abattu un homme ou une bête. Mais quant à la tranquillité de cette sépulture, c'est une autre affaire. Il y a des gens dans le camp qui pensent et disent que, pour qu'un homme reste tranquille dans son sépulcre, il faut qu'il n'y soit point placé pendant que son âme est encore dans son corps; et dans la confusion du moment, on n'avait pas le temps de bien examiner qui était mort ou vivant. — Chut! ne voyez-vous pas quelque chose qui se promène sur le bord de l'étang?

— Il n'est guère probable que personne s'amuse à se promener dans la solitude que la nécessité nous oblige à traverser.

— Des êtres de cette espèce ne s'inquiètent pas de la solitude, et un corps qui passe la journée dans l'eau ne se met guère en peine de la rosée qui tombe la nuit, dit OEil-de-Faucon en serrant le bras d'Heyward avec une force qui fit reconnaître au jeune militaire qu'une terreur superstitieuse dominait en ce moment sur l'esprit d'un homme ordinairement si intrépide.

— De par le ciel! s'écria le major un instant après; c'est un homme! Il nous a vus! Il s'avance vers nous! — Préparez vos armes, mes amis; nous ne savons pas qui nous allons rencontrer.

— Qui vive? s'écria en français une voix forte qui, au milieu du silence et des ténèbres, ne semblait pas appartenir à un habitant de ce monde.

— Que dit-il? demanda le chasseur. Il ne parle ni indien ni anglais.

— Qui vive? répéta la même voix. Et ces mots furent accompagnés du bruit que fit un fusil, tandis que celui qui le portait prenait une attitude menaçante.

— France! répondit Heyward en la même langue, qu'il parlait aussi bien et aussi facilement que la sienne. Et en même temps, sortant de l'ombre des arbres qui le couvraient, il s'avança vers la sentinelle.

— D'où venez-vous, et où allez-vous de si bonne heure? demanda la sentinelle.

— Je viens de faire une reconnaissance, et je vais me coucher.

— Vous êtes donc officier du roi?

— Sans doute, mon camarade! Me prends-tu pour un officier de la colonie? Je suis capitaine dans les chasseurs.

Heyward parlait ainsi, parce qu'il voyait à l'uniforme de la sentinelle qu'il servait dans les grenadiers.

— J'ai avec moi les filles du commandant de William-Henry, que je viens de faire prisonnières, continua-t-il; n'en as-tu pas entendu parler? Je les conduis au général.

— Ma foi, Mesdames, j'en suis fâché pour vous, dit le jeune grenadier en portant la main à son bonnet avec grâce et politesse; mais c'est la fortune de la guerre. Vous trouverez notre général aussi poli qu'il est brave devant l'ennemi.

— C'est le caractère des militaires français, dit Cora avec une présence d'esprit admirable. Adieu, mon ami; je vous souhaiterais un devoir plus agréable à remplir.

Le soldat la salua, comme pour la remercier de son honnêteté; Heyward lui dit: — Bonne nuit, camarade; et la petite troupe continua sa route, laissant la sentinelle continuer sa faction sur le bord de l'étang, en fredonnant: Vive le vin! vive l'amour! air de son pays, que la vue de deux jeunes personnes avait peut-être rappelé à son souvenir.

— Il est fort heureux que vous ayez pu parler la langue du Français! dit OEil-de-Faucon, lorsqu'ils furent à une certaine distance, en remettant le chien de sa carabine au cran du repos, et en la replaçant négligemment sous son bras. J'ai vu sur-le- champ que c'était un de ces Français, et bien lui en a pris de nous parler avec douceur et politesse, sans quoi il aurait pu rejoindre ses concitoyens au fond de cet étang. — Sûrement c'était un corps de chair; car un esprit n'aurait pu manier une arme avec tant de précision et de fermeté.

Il fut interrompu par un long gémissement qui semblait partir des environs de la pièce d'eau qu'ils avaient quittée quelques minutes auparavant, et qui était si lugubre qu'un esprit superstitieux aurait pu l'attribuer à un fantôme sortant de son sépulcre.

— Oui, c'était un corps de chair; mais qu'il appartienne encore à ce monde, c'est ce dont il est permis de douter, répondit Heyward en voyant que Chingachgook n'était point avec eux.

Comme il prononçait ces mots, on entendit un bruit semblable à celui que produirait un corps pesant en tombant dans l'eau. Un silence profond y succéda. Tandis qu'ils hésitaient s'ils devaient avancer ou attendre leur compagnon, dans une incertitude que chaque instant rendait encore plus pénible, ils virent paraître l'Indien, qui ne tarda pas à les rejoindre tout en attachant à sa ceinture une sixième chevelure, celle de la malheureuse sentinelle française, et en y replaçant son couteau et son tomahawk encore teints de sang. Il prit alors son poste accoutumé, sur les flancs de la petite troupe, et continua à marcher avec l'air satisfait d'un homme qui croit qu'il vient de faire une action digne d'éloges.

Le chasseur appuya par terre la crosse de son fusil, croisa ses deux mains sur le bout du canon, et resta quelques instants à réfléchir.

— Ce serait un acte de cruauté et de barbarie de la part d'un blanc, dit-il enfin en secouant la tête avec une expression mélancolique, mais c'est dans la nature d'un Indien, et je suppose que cela devait être ainsi. J'aurais pourtant préféré que ce malheur arrivât à un maudit Mingo plutôt qu'à ce joyeux jeune homme, qui est venu de si loin pour se faire tuer.

— N'en dites pas davantage, dit Heyward, craignant que ses compagnes ne vinssent à apprendre quelque chose de ce cruel incident, et maîtrisant son indignation par des réflexions à peu près semblables à celles du chasseur. C'est une affaire faite, dit-il, et nous ne pouvons y remédier. — Vous voyez évidemment que nous sommes sur la ligne des postes avancés de l'ennemi. Quelle marche vous proposez-vous de suivre?

— Oui, répondit OEil-de-Faucon en appuyant son fusil sur son épaule, c'est une affaire faite, comme vous le dites, et il est inutile d'y songer davantage. Mais il paraît évident que les Français sont campés autour du fort; et passer au milieu d'eux, c'est une aiguille difficile à enfiler.

— Il nous reste peu de temps pour y réussir, dit le major en levant les yeux vers un épais nuage de vapeurs qui commençait à se répandre dans l'atmosphère.

— Très peu de temps sans doute, et néanmoins, avec l'aide de la Providence, nous avons deux moyens pour nous tirer d'affaire, et je n'en connais pas un troisième.

— Quels sont-ils? expliquez-vous promptement; le temps presse.

— Le premier serait de faire mettre pied à terre à ces deux dames, et d'abandonner leurs chevaux à la garde de Dieu. Alors, comme tout dort à présent dans le camp, en mettant les deux Mohicans à l'avant-garde, il ne leur en coûterait probablement que quelques coups de couteau et de tomahawk pour rendormir ceux dont le sommeil pourrait être troublé, et nous entrerions dans le fort en marchant sur leurs cadavres.

— Impossible! impossible! s'écria le généreux Heyward; un soldat pourrait peut-être se frayer un chemin de cette manière, mais jamais dans les circonstances où nous nous trouvons.

— Il est vrai que les pieds délicats de deux jeunes dames auraient peine à les soutenir sur un sentier que le sang aurait rendu glissant; mais j'ai cru que je pouvais proposer ce parti à un major du soixantième, quoiqu'il ne me plaise pas plus qu'à vous. Notre seule ressource est donc de sortir de la ligne de leurs sentinelles; après quoi, tournant vers l'ouest, nous entrerons dans les montagnes, où je vous cacherai si bien que tous les limiers du diable qui se trouvent dans l'armée de Montcalm passeraient des mois entiers sans trouver votre piste.

— Prenons donc ce parti, s'écria le major avec un accent d'impatience, et que ce soit sur-le-champ.

Il n'eut pas besoin d'en dire davantage, car à l'instant même OEil-de-Faucon, prononçant seulement les mots: — Suivez-moi! fit volte-face, et reprit le chemin qui les avait conduits dans cette situation dangereuse. Ils marchaient en silence et avec précaution, car ils avaient à craindre à chaque pas qu'une patrouille, un piquet, une sentinelle avancée ne leur barrât le chemin. En passant auprès de l'étang qu'ils avaient quitté si peu de temps auparavant, Heyward et le chasseur ne purent s'empêcher de jeter un coup d'oeil à la dérobée sur ses bords. Ils y cherchèrent en vain le jeune grenadier qu'ils y avaient vu en faction; mais une mare de sang, près de l'endroit où était son poste, fut pour eux une confirmation de la déplorable catastrophe dont ils ne pouvaient déjà plus douter.

Le chasseur changeant alors de direction, marcha vers les montagnes qui bornent cette petite plaine du côté de l'occident. Il conduisit ses compagnons à grands pas, jusqu'à ce qu'ils se trouvassent ensevelis dans l'ombre épaisse que jetaient leurs sommets élevés et escarpés. La route qu'ils suivaient était pénible, car la vallée était parsemée d'énormes blocs de rochers, coupée par de profonds ravins, et ces divers obstacles, se présentant à chaque pas, ralentissaient nécessairement leur marche. Il est vrai que d'une autre part les hautes montagnes qui les entouraient les indemnisaient de leurs fatigues en leur inspirant un sentiment de sécurité.

Enfin ils commencèrent à gravir un sentier étroit et pittoresque qui serpentait entre des arbres et des pointes de rochers; tout annonçait qu'il n'avait pu être pratiqué, et qu'il ne pouvait être reconnu que par des gens habitués à la nature la plus sauvage. À mesure qu'ils s'élevaient au-dessus du niveau de la vallée, l'obscurité qui régnait autour d'eux devenait moins profonde, et les objets commencèrent à se dessiner à leurs yeux sous leurs couleurs véritables. Quand ils sortirent des bois formés d'arbres rabougris qui puisaient à peine quelques gouttes de sève dans les flancs arides de cette montagne, ils arrivèrent sur une plate- forme couverte de mousse qui en faisait le sommet, et ils virent les brillantes couleurs du matin se montrer à travers les pins qui croissaient sur une montagne située de l'autre côté de la vallée de l'Horican.

Le chasseur dit alors aux deux soeurs de descendre de cheval, et débarrassant de leurs selles et de leurs brides ces animaux fatigués, il leur laissa la liberté de se repaître où bon leur semblerait du peu d'herbe et de branches d'arbrisseaux qu'on voyait en cet endroit.

— Allez, leur dit-il, et cherchez votre nourriture où vous pourrez la trouver; mais prenez garde de devenir vous-mêmes la pâture des loups affamés qui rôdent sur ces montagnes.

— N'aurons-nous plus besoin d'eux? demanda Heyward; si l'on nous poursuivait?

— Voyez et jugez par vos propres yeux, répondit OEil-de-Faucon en s'avançant vers l'extrémité orientale de la plate-forme, et en faisant signe à ses compagnons de le suivre. S'il était aussi aisé de voir dans le coeur de l'homme que de découvrir d'ici tout ce qui se passe dans le camp de Montcalm, les hypocrites deviendraient rares, et l'astuce d'un Mingo serait reconnue aussi facilement que l'honnêteté d'un Delaware.

Lorsque les voyageurs se furent placés à quelques pieds du bord de la plate-forme, ils virent d'un seul coup d'oeil que ce n'était pas sans raison que le chasseur leur avait dit qu'il les conduirait dans une retraite inaccessible aux plus fins limiers, et ils admirèrent la sagacité avec laquelle il avait choisi une telle position.

La montagne sur laquelle Heyward et ses compagnons se trouvaient alors s'élevait à environ mille pieds au-dessus du niveau de la vallée. C'était un cône immense, un peu en avant de cette chaîne qu'on remarque pendant plusieurs milles le long des rives occidentales du lac, et qui semble fuir ensuite vers le Canada en masses confuses de rochers escarpés, couverts de quelques arbres verts. Sous leurs pieds, les rives méridionales de l'Horican traçaient un grand demi-cercle d'une montagne à une autre, autour d'une plaine inégale et un peu élevée. Vers le nord se déroulait le Saint-Lac dont la nappe limpide, vue de cette hauteur, paraissait un ruban étroit, et qui était comme dentelé par des baies innombrables, embelli de promontoires de formes fantastiques, et rempli d'une foule de petites îles. À quelques milles plus loin, ce lac disparaissait à la vue, caché par des montagnes, ou couvert d'une masse de vapeurs qui s'élevaient de sa surface, et qui suivaient toutes les impulsions que lui donnait l'air du matin. Mais entre les cimes des deux montagnes on le revoyait trouvant un passage pour s'avancer vers le nord, et montrant ses belles eaux dans l'éloignement avant d'en aller verser le tribut dans le Champlain, Vers le sud étaient les plaines, ou pour mieux dire les bois, théâtre des aventures que nous venons de rapporter.

Pendant plusieurs milles dans cette direction, les montagnes dominaient tout le pays d'alentour; mais peu à peu on les voyait diminuer de hauteur, et elles finissaient par s'abaisser au niveau des terres qui formaient ce qu'on appelle le portage. Le long des deux chaînes de montagnes qui bordaient la vallée et les rives du lac, s'élevaient des nuages de vapeur qui, sortant des solitudes de la forêt, montaient en légers tourbillons, et qu'on aurait pu prendre pour autant de colonnes de fumée produites par les cheminées de villages cachés dans le fond des bois, tandis qu'en d'autres endroits elles avaient peine à se dégager au brouillard qui couvrait les endroits bas et marécageux. Un seul nuage d'une blancheur de neige flottait dans l'atmosphère, et était placé précisément au-dessus de la pièce d'eau qu'on nommait l'Étang-de- Sang.

Sur la rive méridionale du lac, et plutôt vers l'ouest que du côté de l'orient, on voyait les fortifications en terre et les bâtiments peu élevés de William-Henry. Les deux principaux bastions semblaient sortir des eaux du lac qui en baignaient les pieds, tandis qu'un fossé large et profond, précédé d'un marécage, en défendait les côtés et les angles. Les arbres avaient été abattus jusqu'à une certaine distance des lignes de défense du fort; mais partout ailleurs s'étendait un tapis vert, à l'exception des endroits où l'eau limpide du lac se présentait à la vue, et où des rochers escarpés élevaient leurs têtes noires bien au-dessus de la cime des arbres les plus élevés des forêts voisines.

En face du fort étaient quelques sentinelles occupées à surveiller les mouvements de l'ennemi; et dans l'intérieur même des murs on apercevait, à la porte des corps de garde, des soldats qui semblaient engourdis par le sommeil après les veilles de la nuit. Vers le sud-est, mais en contact immédiat avec le fort, était un camp retranché placé sur une éminence, où il aurait été beaucoup plus sage de construire le fort même. OEil-de-Faucon fit remarquer au major que les troupes qui s'y trouvaient étaient les compagnies auxiliaires qui avaient quitté Édouard quelques instants avant lui. Du sein des bois situés un peu vers le sud, on voyait en différents endroits, plus loin, s'élever une épaisse fumée, facile à distinguer des vapeurs plus diaphanes dont l'atmosphère commençait à se charger, ce que le chasseur regarda comme un indice sûr que des troupes de sauvages y étaient stationnées.

Mais ce qui intéressa le plus le jeune major fut le spectacle qu'il vit sur les bords occidentaux du lac quoique très près de sa rive méridionale. Sur une langue de terre qui, de l'élévation où il se trouvait, paraissait trop étroite pour contenir une armée si considérable, mais qui dans le fait s'étendait sur plusieurs milliers de pieds, depuis les bords de l'Horican jusqu'à la base des montagnes, des tentes avaient été dressées en nombre suffisant pour une armée de dix mille hommes: des batteries avaient déjà été établies en avant, et tandis que nos voyageurs regardaient, chacun avec des émotions différentes, une scène qui semblait une carte étendue sous leurs pieds, le tonnerre d'une décharge d'artillerie s'éleva de la vallée, et se propagea d'écho en écho jusqu'aux montagnes situées vers l'orient.

— La lumière du matin commence à poindre là-bas dit le chasseur avec le plus grand sang-froid, et ceux qui ne dorment pas veulent éveiller les dormeurs au bruit du canon. Nous sommes arrivés quelques heures trop tard; Montcalm a déjà rempli les bois de ses maudits Iroquois.

— La place est réellement investie, répondit Heyward; mais ne nous reste-t-il donc aucun moyen pour y entrer? Ne pourrions-nous du moins l'essayer? Il vaudrait encore mieux être faits prisonniers par les Français que de tomber entre les mains des Indiens.

— Voyez comme ce boulet a fait sauter les pierres du coin de la maison du commandant! s'écria OEil-de-Faucon, oubliant un instant qu'il parlait devant les deux filles de Munro. Ah! ces Français savent pointer un canon, et ils abattront le bâtiment en moins de temps qu'il n'en a fallu pour le construire, quelque solide qu'il soit.

— Heyward, dit Cora, la vue d'un danger que je ne puis partager me devient insupportable. Allons trouver Montcalm, et demandons- lui la permission d'entrer dans le fort. Oserait-il refuser la demande d'une fille qui ne veut que rejoindre son père?

— Vous auriez de la peine à arriver jusqu'à lui avec votre tête, répondit tranquillement le chasseur. Si j'avais à ma disposition une de ces cinq cents barques qui sont amarrées sur le bord du rivage, nous pourrions tenter d'entrer dans le fort; mais… Ah! le feu ne durera pas longtemps, car voilà un brouillard qui commence, et qui changera bientôt le jour en nuit, ce qui rendra la flèche d'un Indien plus dangereuse que le canon d'un chrétien. Eh bien! cela peut nous favoriser, et si vous vous en sentez le courage, nous essaierons de faire une trouée; car j'ai grande envie d'approcher de ce camp, quand ce ne serait que pour dire un mot à quelqu'un de ces chiens de Mingos que je vois rôder là-bas près de ce bouquet de bouleaux.

— Nous en avons le courage, dit Cora avec fermeté; nous vous suivrons sans craindre aucun danger, quand il s'agit d'aller retrouver notre père.

Le chasseur se tourna vers elle, et la regarda avec un sourire d'approbation cordiale.

— Si j'avais avec moi, s'écria-t-il, seulement un millier d'hommes ayant de bons yeux, des membres robustes, et autant de courage que vous en montrez, avant qu'il se passe une semaine, je renverrais tous ces Français au fond de leur Canada, hurlant comme des chiens à l'attache ou comme des loups affamés. Mais allons, continua-t-il en s'adressant à ses autres compagnons, partons avant que le brouillard arrive jusqu'à nous; il continue de s'épaissir, et il servira à masquer notre marche. S'il m'arrive quelque accident, souvenez-vous de conserver toujours le vent sur la joue gauche, ou plutôt suivez les Mohicans, car ils ont un instinct qui leur fait connaître leur route la nuit comme le jour.

Il leur fit signe de la main de le suivre, et se mit à descendre la montagne d'un pas agile, mais avec précaution. Heyward aida la marche timide des deux soeurs; et ils arrivèrent au bas de la montagne avec moins de fatigue, et en beaucoup moins de temps qu'ils n'en avaient mis à la gravir.

Le chemin que le chasseur avait pris conduisit les voyageurs presque en face d'une poterne placée à l'ouest du fort, qui n'était guère qu'à un demi-mille de l'endroit où il s'était arrêté pour donner à Heyward le temps de le rejoindre avec ses deux compagnes. Favorisés par la nature du terrain et excités par leur empressement, ils avaient devancé la marche du brouillard qui couvrait alors tout l'Horican, et qu'un vent très faible chassait lentement de leur côté: il devint donc nécessaire d'attendre que les vapeurs eussent étendu leur manteau sombre sur le camp des ennemis. Les deux Mohicans profitèrent de ce moment de délai pour avancer vers la lisière du bois et reconnaître ce qui se passait au dehors. OEil-de-Faucon les suivit quelques instants après, afin de savoir plus vite ce qu'ils auraient vu, et d'y ajouter ses observations personnelles.

Son absence ne fut pas longue; il revint rouge de dépit, et exhala sur-le-champ son mécontentement en ces termes:

— Les rusés chiens de Français ont placé justement sur notre chemin un piquet de Peaux-Rouges et de Peaux Blanches! Et comment savoir, pendant le brouillard, si nous passerons à côté ou au beau milieu?

— Ne pouvons-nous faire un détour pour éviter l'endroit dangereux? demanda Heyward, sauf à rentrer ensuite dans le bon chemin.

— Quand on s'écarte une fois, pendant un brouillard, de la ligne qu'on doit suivre, répondit le chasseur, qui peut savoir quand et comment on la retrouvera? Il ne faut pas croire que les brouillards de l'Horican ressemblent à la fumée qui sort d'une pipe ou à celle qui suit un coup de mousquet.

Comme il finissait de parler, un boulet de canon passa dans le bois à deux pas de lui, frappa la terre, rejaillit contre un sapin, et retomba, sa force étant épuisée. Les deux Indiens arrivèrent presque en même temps que ce redoutable messager de mort, et Uncas parla au chasseur en langue delaware avec vivacité et en gesticulant beaucoup.

— Cela est possible, répondit OEil-de-Faucon, et il faut risquer l'affaire, car on ne doit pas traiter une fièvre chaude comme un mal de dents. — Allons, marchons; voilà le brouillard arrivé.

— Un instant! s'écria Heyward; expliquez-moi d'abord quelles nouvelles espérances vous avez conçues.

— Cela sera bientôt fait, répliqua le chasseur, et l'espérance n'est pas grande, quoiqu'elle vaille mieux que rien. Uncas dit que le boulet que vous voyez a labouré plusieurs fois la terre en venant des batteries du fort jusqu'ici, et que, si tout autre indice nous manque pour diriger notre marche, nous pourrons en retrouver les traces. Ainsi donc, plus de discours et en avant, car pour peu que nous tardions, nous risquons de voir le brouillard se dissiper, et nous laisser à mi-chemin, exposés à l'artillerie des deux armées.

Reconnaissant que dans un pareil moment de crise il était plus convenable d'agir que de parler, Heyward se plaça entre les deux soeurs, afin d'accélérer leur marche, et principalement occupé à ne pas perdre de vue leur conducteur. Il fut bientôt évident que celui-ci n'avait pas exagéré l'épaisseur des brouillards de l'Horican, car à peine avaient-ils fait une cinquantaine de pas qu'ils se trouvèrent enveloppés d'une obscurité si profonde, qu'ils se distinguaient très difficilement les uns les autres à quelques pieds de distance.

Ils avaient fait un petit circuit sur la gauche, et commençaient déjà à retourner vers la droite, étant alors, comme Heyward le calculait, à peu près à mi-chemin de la poterne tant désirée, quand tout à coup leurs oreilles furent saluées par un cri redoutable qui semblait partir à vingt pas d'eux.

— Qui vive?

— En avant, vite! dit le chasseur à voix basse.

— En avant! répéta Heyward sur le même ton.

— Qui vive? crièrent en même temps une douzaine de voix avec un accent de menace.

— C'est moi! dit Duncan pour gagner du temps, et doublant le pas en entraînant ses compagnes effrayées.

— Bête! qui, moi[43]?

— Un ami de la France, reprit Duncan sans s'arrêter.

— Tu m'as plus l'air d'un ennemi de la France. Arrête! ou de par
Dieu, je te ferai ami du Diable! — Non? Feu, camarades, feu!

L'ordre fut exécuté à l'instant, et une vingtaine de coups de fusil partirent en même temps. Heureusement on avait tiré presque au hasard, et dans une direction qui n'était pas tout à fait celle des fugitifs. Cependant les balles ne passèrent pas très loin d'eux, et les oreilles de David, peu exercées à ce genre de musique, crurent les entendre siffler à deux pouces de lui. Les Français poussèrent de grands cris, et Heyward entendit donner l'ordre de tirer une seconde fois, et de se mettre à la poursuite de ceux qui ne paraissaient pas vouloir se montrer. Le major expliqua en deux mots au chasseur ce qui venait de se dire en français, et celui-ci, s'arrêtant sur-le-champ, prit son parti avec autant de promptitude que de fermeté.

— Faisons feu à notre tour, dit-il; ils croiront que c'est une sortie de la garnison du fort; ils appelleront du renfort, et avant qu'il leur en arrive nous serons en sûreté.

Le projet était bien conçu; mais l'exécution ne réussit pas. La première décharge d'armes à feu avait excité l'attention générale du camp; la seconde y jeta l'alarme, depuis le bord du lac jusqu'au pied des montagnes, le tambour battit de tous côtés, et l'on y entendit un mouvement universel.

— Nous allons attirer sur nous leur armée entière, dit Heyward; en avant, mon brave ami, en avant! il y va de votre vie comme des nôtres.

Le chasseur paraissait disposé à suivre cet avis; mais dans ce moment de trouble et de confusion, il avait changé de position, et il ne savait de quel côté marcher. Il exposa en vain ses deux joues à l'action du vent; il ne faisait plus le moindre souffle d'air. En ce cruel embarras, Uncas remarqua des sillons tracés par le boulet qui était arrivé dans le bois, et qui avait emporté en cet endroit le haut de trois petites fourmilières.

— Laissez-moi en voir la direction, dit OEil-de-Faucon en se baissant pour l'examiner; et se relevant à l'instant, il se remît en marche avec rapidité.

Des voix, des cris, des jurements, des coups de fusil, se faisaient entendre de toutes parts, et même à assez peu de distance. Tout à coup un vif éclat de lumière fendit un moment le brouillard; une forte détonation qui le suivit fut répétée par tous les échos des montagnes, et plusieurs boulets traversèrent la plaine.

— C'est du fort! s'écria le chasseur en s'arrêtant sur-le-champ; et nous courons comme des fous vers les bois pour nous jeter sous les couteaux des Maquas!

Dès qu'ils se furent aperçus de leur méprise, ils se hâtèrent de la réparer, et, pour marcher plus vite, Duncan céda au jeune Mohican le soin de soutenir Cora, qui parut consentir à cet échange sans répugnance.

Cependant il était manifeste que, sans savoir précisément où les trouver, on les poursuivait avec ardeur, et chaque instant semblait devoir être celui de leur mort ou du moins de leur captivité.

— Point de quartier aux coquins! s'écria une voix qui semblait celle d'un officier dirigeant la poursuite, et qui était à peu de distance derrière eux. Mais au même instant une voix forte, parlant avec un ton d'autorité, cria en face d'eux, du haut d'un bastion du fort:

— À vos postes, camarades! attendez que vous puissiez voir les ennemis; et alors tirez bas, et balayez le glacis.

— Mon père! mon père! s'écria une voix de femme partant du milieu du brouillard; c'est moi, c'est Alice, votre Elsie; c'est Cora! Sauvez vos deux filles!

— Arrêtez! s'écria la première voix avec le ton d'angoisse de toute la tendresse paternelle: ce sont elles! Le ciel me rend mes enfants! — Qu'on ouvre la poterne! — Une sortie, mon brave soixantième, une sortie! Mais ne brûlez pas une amorce! une charge à la baïonnette!

Nos voyageurs touchaient alors presque à la poterne, et ils en entendirent crier les gonds rouillés. Duncan en vit sortir une longue file de soldats en uniforme rouge. Il reconnut le bataillon qu'il commandait, et passant le bras d'Alice sous celui de David, il se mit à leur tête, et força bientôt ceux qui l'avaient poursuivi à reculer à leur tour.

Alice et Cora restèrent un instant surprises et confondues en se voyant si subitement abandonnées par le major; mais avant qu'elles eussent le temps de se communiquer leur étonnement et même de songer à le faire, un officier d'une taille presque gigantesque, dont les cheveux avaient été blanchis par ses services militaires, encore plus que par les années, et dont le temps avait adouci l'air de fierté guerrière sans en diminuer le caractère imposant, sortit de la poterne, s'élança vers elles, les serra tendrement contre son coeur; tandis que de grosses larmes coulaient le long de ses joues et mouillaient celles des deux soeurs, il s'écriait avec un accent écossais bien prononcé:

— Je te remercie de cette grâce, ô mon Dieu! Maintenant, quelque danger qui se présente, ton serviteur y est préparé!

Chapitre XV

Allons, et apprenons le but de son ambassade; c'est ce que j'aurai deviné facilement avant que le Français en ait dit un mot.

Shakespeare. Henri V.

Quelques jours qui suivirent l'arrivée d'Heyward et de ses deux compagnes à William-Henry se passèrent au milieu des privations, du tumulte et des dangers d'un siège que pressait avec vigueur un ennemi contre les forces supérieures duquel Munro n'avait pas de moyens suffisants de résistance. Il semblait que Webb se fût endormi avec son armée sur les bords de l'Hudson, et eût oublié l'extrémité à laquelle ses compatriotes étaient réduite. Montcalm avait rempli tous les bois du portage de ses sauvages, dont on entendait les cris et les hurlements dans tout le camp anglais, ce qui ne contribuait pas peu à jeter une nouvelle terreur dans le coeur des soldats découragés, parce qu'ils sentaient leur faiblesse, et par conséquent disposés à s'exagérer les dangers qu'ils avaient à craindre.

Il n'en était pourtant pas de même de ceux qui étaient assiégés dans le fort. Animés par les discours de leurs, chefs, et excités par leur exemple, ils étaient encore armés de tout leur courage et soutenaient leur ancienne réputation avec un zèle auquel rendait justice leur sévère commandant.

De son côté le général français, quoique connu par son expérience et son habileté, semblait se contenter d'avoir traversé les déserts pour venir attaquer son ennemi; il avait négligé de s'emparer des montagnes voisines, d'où il aurait pu foudroyer le fort avec impunité, avantage que dans la tactique moderne on n'aurait pas manqué de se procurer.

Cette sorte de mépris pour les hauteurs, ou pour mieux dire cette crainte de la fatigue qu'il faut endurer pour les gravir, peut être regardée comme la faute habituelle dans toutes les guerres de cette époque. Peut-être avait-elle pris son origine dans la nature de celles qu'on avait eu à soutenir contre les Indiens, qu'il fallait poursuivre dans les forêts où il ne se trouvait pas de forteresses à attaquer, et où l'artillerie devenait presque inutile. La négligence qui en résulta se propagea jusqu'à la guerre de la révolution, et fit perdre alors aux Américains la forteresse importante de Ticonderago, perte qui ouvrit à l'armée de Burgoyne un chemin dans ce qui était alors le coeur du pays. Aujourd'hui on regarde avec étonnement cette négligence, quel que soit le nom qu'on veuille lui donner. On sait que l'oubli des avantages que pourrait procurer une hauteur, quelque difficile qu'il puisse être de s'y établir, difficulté qu'on a souvent exagérée, comme cela est arrivé à Mont-Défiance, perdrait de réputation l'ingénieur chargé de diriger les travaux militaires et même le général commandant l'armée.

Le voyageur oisif, le valétudinaire, l'amateur des beautés de la nature, traversent maintenant dans une bonne voiture la contrée que nous avons essayé de décrire, pour y chercher l'instruction, la santé, le plaisir, ou bien il navigue sur ces eaux artificielles[44], sorties de terre à la voix d'un homme d'État qui a osé risquer sa réputation politique dans cette entreprise hardie[45]; mais on ne doit pas supposer que nos ancêtres traversaient ces bois, gravissaient ces montagnes ou voguaient sur ces lacs avec la même facilité. Le transport d'un seul canon de gros calibre passait alors pour une victoire remportée, si heureusement les difficultés du passage n'étaient pas de nature à empêcher le transport simultané des munitions, sans quoi ce n'était qu'un tube de fer, lourd, embarrassant, et inutile.

Les maux résultant de cet état de choses se faisaient vivement sentir au brave Écossais qui défendait alors William-Henry. Quoique Montcalm eût négligé de profiter des hauteurs, il avait établi avec art ses batteries dans la plaine, et elles étaient servies avec autant de vigueur que d'adresse. Les assiégés ne pouvaient lui opposer que des moyens de défense préparés à la hâte dans une forteresse située dans le fond d'un désert; et ces belles nappes d'eau qui s'étendaient jusque dans le Canada ne pouvaient leur procurer aucun secours, tandis qu'elles ouvraient un chemin facile à leurs ennemis.

Ce fut dans la soirée du cinquième jour du siège, le quatrième depuis qu'il était rentré dans le fort, que le major Heyward profita d'un pourparler pour se rendre sur les parapets d'un des bastions situés sur les bords du lac, afin de respirer un air frais, et d'examiner quels progrès avaient faits dans la journée les travaux des assiégeants. Il était seul, si l'on excepte la sentinelle qui se promenait sur les remparts, car les artilleurs s'étaient retirés pour profiter aussi de la suspension momentanée de leurs devoirs. La soirée était calme, et l'air qui venait du lac, doux et rafraîchissant: délicieux paysage où naguère le retentissement de l'artillerie et le bruit des boulets qui tombaient dans le lac frappaient les oreilles. Le soleil éclairait cette scène de ses derniers rayons. Les montagnes couvertes de verdure s'embellissaient sous la clarté plus douce du déclin du jour, et l'on voyait se dessiner successivement l'ombre de quelques petits nuages chassés par une brise fraîche. Des îles sans nombre paraient l'Horican, comme les marguerites ornent un tapis de gazon, les unes basses et presque à fleur d'eau, les autres formant de petites montagnes vertes. Une foule de barques voguant sur la surface du lac étaient remplies d'officiers et de soldats de l'armée des assiégeants, qui goûtaient tranquillement les plaisirs de la pêche ou de la chasse.

Cette scène était en même temps paisible et animée. Tout ce qui y appartenait à la nature était plein de douceur et d'une simplicité majestueuse, et l'homme y mêlait un agréable contraste de mouvement et de variété…

Deux petits drapeaux blancs étaient déployés, l'un à l'angle du fort le plus voisin du lac, l'autre sur une batterie avancée du camp de Montcalm, emblème de la trêve momentanée qui suspendait non seulement les hostilités, mais même l'animosité des combattants. Un peu en arrière, on voyait flotter les longs plis de soie des étendards rivaux de France et d'Angleterre.

Une centaine de jeunes Français, aussi gais qu'étourdis, tiraient un filet sur le rivage sablonneux du lac, à portée des canons du fort, dont l'artillerie gardait alors le silence: des soldats s'amusaient à divers jeux au pied des montagnes, qui retentissaient de leurs cris de joie; les uns accouraient sur le bord du lac pour suivre de plus près les diverses parties de pêche et de chasse, les autres gravissaient les hauteurs pour avoir en même temps sous les yeux tous les différents traits de ce riant tableau. Les soldats en faction n'en étaient pas même spectateurs indifférents, quoiqu'ils ne relâchassent rien de leur surveillance. Plusieurs groupes dansaient et chantaient au son du tambour et du fifre, au milieu d'un cercle d'Indiens que ce bruit avait attirés du fond d'un bois, et qui les regardaient avec un étonnement silencieux. En un mot, tout avait l'aspect d'un jour de plaisir plutôt que d'une heure dérobée aux fatigues et aux dangers d'une guerre.

Duncan contemplait ce spectacle depuis quelques minutes, et se livrait aux réflexions qu'il faisait naître en lui, quand il entendit marcher sur le glacis en face de la poterne dont nous avons déjà parlé. Il s'avança sur un angle du bastion pour voir quels étaient ceux qui s'en approchaient, et vit arriver OEil-de- Faucon, sous la garde d'un officier français. Le chasseur avait l'air soucieux et abattu, et l'on voyait qu'il se sentait humilié et presque déshonoré, par le fait qu'il était tombé au pouvoir des ennemis. Il ne portait plus son arme favorite, son tueur-de-daims, comme il l'appelait, et il avait même les mains liées derrière le dos avec une courroie. Des drapeaux blancs avaient été envoyés si souvent pour couvrir quelque message, que le major, en s'avançant sur le bord du bastion, ne s'était attendu à voir qu'un officier français chargé d'en apporter quelqu'un; mais dès qu'il eut reconnu la grande taille et les traits de son ancien compagnon, il tressaillit de surprise, et se hâta de descendre du bastion pour regagner l'intérieur de la forteresse.

Le son de quelques autres voix attira pourtant son attention, et lui fit oublier un instant son dessein. À l'autre bout du bastion, il rencontra Alice et Cora qui se promenaient sur le parapet, où de même que lui elles étaient venues pour respirer l'air frais du soir. Depuis le moment pénible où il les avait quittées, uniquement pour assurer leur entrée sans danger dans le fort, en arrêtant ceux qui les poursuivaient, il ne les avait pas vues un seul instant, car les devoirs qu'il avait à remplir ne lui avaient pas laissé une minute de loisir. Il les avait quittées alors pâles, épuisées de fatigue, abattues par les dangers qu'elles avaient courus, et maintenant il voyait les roses refleurir sur leurs joues et la gaieté reparaître sur leur front, quoiqu'elle ne fût pas sans mélange d'inquiétude. Il n'était donc pas surprenant qu'une pareille rencontre fît oublier un instant tout autre objet au jeune militaire, et ne lui laissât que le désir de les entretenir. Cependant la vivacité d'Alice ne lui donna pas le temps de leur adresser la parole le premier.

— Vous voilà donc, chevalier déloyal et discourtois, qui abandonnez vos damoiselles dans la lice pour courir au milieu des hasards du combat! s'écria-t-elle en affectant un ton de reproche que démentaient ses yeux, son sourire et le geste de sa main; voilà plusieurs jours, plusieurs siècles que nous nous attendons à vous voir tomber à nos pieds pour implorer notre merci, et nous demander humblement pardon de votre fuite honteuse; car jamais daim effarouché, comme le dirait notre digne ami OEil-de-Faucon, n'a pu courir plus vite.

— Vous savez qu'Alice veut parler du désir que nous avions de vous faire tous les remerciements que nous vous devons, dit Cora plus grave et plus sérieuse. Mais il est vrai que nous avons été surprises de ne pas vous avoir vu plus tôt, quand vous deviez être sûr que la reconnaissance des deux filles était égale à celle de leur père.

— Votre père lui-même pourrait vous dire, répondit le major, que, quoique éloigné de vous, je n'en ai pas moins été occupé de votre sûreté. La possession de ce village de tentes, ajouta-t-il en montrant le camp retranché occupé par le détachement venu du fort Édouard, a été vivement contestée; et quiconque est maître de cette position doit bientôt l'être du fort et de tout ce qu'il contient. J'ai passé tous les jours et toutes les nuits depuis notre arrivée au fort. Mais, continua-t-il en détournant un peu la tête avec un air de chagrin et d'embarras, quand je n'aurais pas eu une raison aussi valable pour m'absenter, la honte aurait peut- être dû suffire pour m'empêcher d'oser me montrer à vos yeux.

— Heyward! Duncan! s'écria Alice, se penchant en avant, pour lire dans ses traits si elle ne se trompait pas en devinant à quoi il voulait faire allusion en parlant ainsi; si je croyais que cette langue babillarde vous eût causé quelque peine, je la condamnerais à un silence éternel! Cora peut dire, si elle le veut, combien nous avons apprécié votre zèle, et quelle est la sincérité, j'allais presque dire l'enthousiasme de notre reconnaissance.

— Et Cora attestera-t-elle la vérité de ce discours? demanda gaiement Heyward, les manières cordiales d'Alice ayant dissipé un premier sentiment d'inquiétude; que dit notre grave soeur? Le soldat plein d'ardeur, qui veille à son poste, peut-il faire excuser le chevalier négligent qui s'est endormi au sien?

Cora ne lui répondit pas sur-le-champ, et elle resta quelques instants le visage tourné vers l'Horican, comme si elle eût été occupée de ce qui se passait sur la surface du lac. Lorsqu'elle fixa ensuite ses yeux noirs sur le major, ils avaient une telle expression d'anxiété que l'esprit du jeune militaire ne put se livrer à aucune autre idée que celle de l'inquiétude et de l'intérêt qu'elle faisait naître en lui.

— Vous êtes indisposée, ma chère miss Munro, lui dit-il; je regrette que nous nous soyons livrés au badinage pendant que vous souffrez.

— Ce n'est rien, répondit-elle sans accepter le bras qu'il lui offrait. Si je ne puis voir le côté brillant du tableau de la vie sous les mêmes couleurs que cette jeune et innocente enthousiaste, ajouta-t-elle en appuyant une main avec affection sur le bras de sa soeur, c'est un tribut que je paie à l'expérience, et peut-être un malheur de mon caractère. Mais voyez, major Heyward, continua- t-elle en faisant un effort sur elle-même pour écarter toute apparence de faiblesse, comme elle pensait que son devoir l'exigeait, regardez autour de vous, et dites-moi quel spectacle est celui qui nous environne, pour la fille d'un soldat qui ne connaît d'autre bonheur que son honneur et son renom militaire.

— Ni l'un ni l'autre ne peuvent être ternis par des circonstances qu'il lui est impossible de maîtriser, répondit Duncan avec chaleur. Mais ce que vous venez de me dire me rappelle à mon devoir. Je vais trouver votre père pour savoir quelle détermination il a prise sur des objets importants relatifs à notre défense. — Que le ciel veille sur vous! noble Cora, car je dois vous nommer ainsi. (Elle lui offrit la main, mais ses lèvres tremblaient, et son visage se couvrit d'une pâleur mortelle.) Dans le bonheur comme dans l'adversité, je sais que vous serez toujours l'ornement de votre sexe. — Adieu, Alice, ajouta-t-il avec un accent de tendresse au lieu de celui de l'admiration; nous nous reverrons bientôt comme vainqueurs, j'espère, et au milieu des réjouissances.

Sans attendre leur réponse, il descendit rapidement du bastion, traversa une petite esplanade, et au bout de quelques instants il se trouva en présence du commandant. Munro se promenait tristement dans son appartement quand Heyward y arriva.

— Vous avez prévenu mes désirs, major, dit-il; j'allais vous faire prier de me faire le plaisir de venir ici.

— J'ai vu avec peine, Monsieur, que le messager que je vous avais recommandé avec tant de chaleur est arrivé ici prisonnier des Français. — J'espère que vous n'avez aucune raison pour suspecter sa fidélité?

— La fidélité de la Longue-Carabine m'est connue depuis longtemps, et elle est au-dessus de tout soupçon, quoique sa bonne fortune ordinaire semble avoir fini par se démentir. Montcalm l'a fait prisonnier, et avec la maudite politesse de son pays il me l'a renvoyé en me faisant dire, que sachant le cas que je faisais de ce drôle il ne voulait pas me priver de ses services. C'est une manière jésuitique d'apprendre à un homme ses infortunes, major Heyward!

— Mais le général Webb, — le renfort que nous en attendons…

— Avez-vous regardé du côté du sud? n'avez-vous pas pu l'apercevoir? s'écria le commandant avec un sourire plein d'amertume; allons, allons, vous êtes jeune, major, vous n'avez pas de patience, vous ne laissez pas à ces messieurs le temps de marcher!

— Ils sont donc en marche? Votre messager vous en a-t-il assuré?

— Quand arriveront-ils, et par quel chemin, c'est ce qu'il lui est impossible de me dire. Il paraît aussi qu'il était porteur d'une lettre, et c'est la seule partie de l'affaire qui semble agréable; car malgré les attentions ordinaires de votre marquis de Montcalm, je suis convaincu que si cette missive avait contenu de mauvaises nouvelles, la politesse du Monsieur[46] l'aurait certainement empêché de me les laisser ignorer.

— Ainsi donc il a renvoyé le messager et gardé le message?

— Précisément, c'est ce qu'il a fait; et tout cela par suite de ce qu'on appelle sa bonhomie. Je gagerais que si la vérité était connue, on verrait que le grand-père du noble marquis donnait des leçons de l'art sublime de la danse.

— Mais que dit le chasseur? il a des yeux, des oreilles, une langue. Quel rapport verbal vous a-t-il fait?

— Oh! il a certainement tous les organes que la nature lui a donnés, et il est fort en état de dire tout ce qu'il a vu et entendu. Eh bien! le résultat de son rapport est qu'il existe sur les bords de l'Hudson un certain fort appartenant à Sa Majesté britannique, nommé Édouard, en l'honneur de Son Altesse le duc d'York, et qu'il est défendu par une nombreuse garnison, comme cela doit être.

— Mais n'y a-t-il vu aucun mouvement, aucun signe qui annonçât l'intention de marcher à notre secours?

— Il y a vu une parade le matin et une parade le soir, et quand un brave garçon des troupes provinciales… Mais vous êtes à demi Écossais, Duncan, et vous connaissez le proverbe qui dit que, quand on laisse tomber sa poudre, si elle touche un charbon elle prend feu, ainsi… Ici le vétéran s'interrompit tout à coup, et quittant le ton d'ironie amère, il en prit un plus grave et plus sérieux. — Et cependant il pouvait, il devait y avoir dans cette lettre quelque chose dont il aurait été bon que nous fussions instruits.

— Notre décision doit être prompte, dit Duncan, se hâtant de profiter du changement d'humeur qu'il remarquait dans son commandant, pour lui parler d'objets qu'il regardait comme encore plus importants; je ne puis vous cacher que le camp fortifié ne peut tenir longtemps encore, et je suis fâché d'avoir à ajouter que les choses ne me paraissent pas aller beaucoup mieux dans le fort. — La moitié de nos canons sont hors de service.

— Cela pourrait-il être autrement? Les uns ont été péchés dans le lac, les autres se sont rouillés au milieu des bois depuis la découverte de ce pays, et les meilleurs ne sont que des joujoux de corsaires; ce ne sont pas des canons. Croyez-vous, Monsieur, que vous puissiez avoir une artillerie bien montée au milieu du désert, à trois mille milles de la Grande-Bretagne?

— Nos murs sont près de tomber, continua Heyward sans se laisser déconcerter par ce nouvel élan d'indignation du vétéran; les provisions commencent à nous manquer, et les soldats donnent même déjà des signes de mécontentement et d'alarmes.

— Major Heyward, répondit Munro en se tournant vers lui avec l'air de dignité que son âge et son grade supérieur lui permettaient de prendre, j'aurais inutilement servi Sa Majesté pendant un demi-siècle et vu ma tête se couvrir de ces cheveux blancs, si j'ignorais ce que vous venez de me dire et tout ce qui a rapport aux circonstances pénibles et urgentes dans lesquelles nous nous trouvons; mais nous devons tout à l'honneur des armes du roi, et nous nous devons aussi quelque chose à nous-mêmes. Tant qu'il me restera quelque espoir d'être secouru, je défendrai ce fort, quand ce devrait être avec des pierres ramassées sur le bord du lac. — C'est cette malheureuse lettre que nous aurions besoin de voir, afin de connaître les intentions de l'homme que le comte de Soudon nous a laissé pour le remplacer.

— Et puis-je vous être de quelque utilité dans cette affaire?

— Oui, Monsieur, vous le pouvez. En addition à ses autres civilités, le marquis de Montcalm m'a fait inviter à une entrevue personnelle avec lui dans l'espace qui sépare nos fortifications des lignes de son camp. Or je pense qu'il ne convient pas que je montre tant d'empressement à le voir, et j'ai dessein de vous employer, vous, officier revêtu d'un grade honorable, comme mon substitut; car ce serait manquer à l'honneur de l'Écosse que de laisser dire qu'un de ses enfants a été surpassé en civilité par un homme né dans quelque autre pays que ce soit de la terre.

Sans entrer dans une discussion sur le mérite comparatif de la politesse des différents pays, Duncan se borna à assurer le vétéran qu'il était prêt à exécuter tous les ordres dont il voudrait le charger. Il s'ensuivit une longue conversation confidentielle, pendant laquelle Munro informa le jeune officier de tout ce qu'il aurait à faire, en y ajoutant quelques avis dictés par son expérience; après quoi Heyward prit congé de son commandant.

Comme il ne pouvait agir qu'en qualité de représentant du commandant du fort, on se dispensa du cérémonial qui aurait accompagné une entrevue des deux chefs des forces ennemies. La suspension d'armes durait encore, et après un roulement de tambours, Duncan sortit par la poterne, précédé d'un drapeau blanc, environ dix minutes après avoir reçu ses instructions. Il fut accueilli par l'officier qui commandait les avant-postes avec les formalités d'usage, et conduit sur-le-champ sous la tente du général renommé qui commandait l'armée française.

Montcalm reçut le jeune major, entouré de ses principaux officiers et ayant près de lui les chefs des différentes tribus d'Indiens qui l'avaient accompagné dans cette guerre. Heyward s'arrêta tout à coup involontairement quand, en jetant les yeux sur cette troupe d'hommes rouges, il distingua parmi eux la physionomie farouche de Magua, qui le regardait avec cette attention calme et sombre qui était le caractère habituel des traits de ce rusé sauvage. Une exclamation de surprise pensa lui échapper; mais se rappelant sur- le-champ de quelle mission il était chargé, et en présence de qui il se trouvait, il supprima toute apparence extérieure d'émotion, et se tourna vers le général ennemi, qui avait déjà fait un pas pour aller au-devant de lui.

Le marquis de Montcalm, à l'époque dont nous parlons, était dans la fleur de son âge; et l'on pourrait ajouter qu'il était arrivé à l'apogée de sa fortune. Mais même dans cette situation digne d'envie, il était poli et affable, et il se distinguait autant par sa scrupuleuse courtoisie que par cette valeur chevaleresque dont il donna tant de preuves, et qui deux ans après lui coûta la vie dans les plaines d'Abraham. Duncan, en détournant les yeux de la physionomie féroce et ignoble de Magua, en vit avec plaisir le contraste parfait dans l'air noble et militaire, les traits prévenants et le sourire gracieux du général français.

— Monsieur, dit Montcalm, j'ai beaucoup de plaisir… Eh bien! où est donc cet interprète?

— Je crois, Monsieur, qu'il ne sera pas nécessaire, dit Heyward avec modestie; je parle un peu le français.

— Ah! j'en suis charmé, répliqua le marquis; et prenant familièrement Duncan sous le bras, il le conduisit à l'extrémité de la tente, où ils pouvaient s'entretenir sans être entendus. — Je déteste ces fripons-là, ajouta-t-il en continuant à parler français; car on ne sait jamais sur quel pied on est avec eux. — Eh bien! Monsieur, je me serais fait honneur d'avoir une entrevue personnelle avec votre brave commandant; mais je me félicite qu'il se soit fait remplacer par un officier aussi distingué que vous l'êtes, et aussi aimable que vous le paraissez.

Duncan le salua, car le compliment ne pouvait lui déplaire, en dépit de la résolution héroïque qu'il avait prise de ne pas souffrir que les politesses ou les ruses du général ennemi lui fissent oublier un instant ce qu'il devait à son souverain. Montcalm reprit la parole après un moment de silence et de réflexion.

— Votre commandant est plein de bravoure, Monsieur, dit-il alors; il est plus en état que personne de résister à une attaque. Mais n'est-il pas temps qu'il commence à suivre les conseils de l'humanité, plutôt que ceux de la valeur? L'une et l'autre contribuent également à caractériser le héros.

— Nous regardons ces deux qualités comme inséparables, répondit Duncan en souriant; mais tandis que vous nous donnez mille motifs pour stimuler l'une, nous n'avons encore jusqu'à présent aucune raison particulière pour mettre l'autre en action.

Montcalm salua à son tour; mais ce fut avec l'air d'un homme trop habile pour écouter le langage de la flatterie, et il ajouta:

— Il est possible que mes télescopes m'aient trompé, et que vos fortifications aient résisté à notre artillerie mieux que je ne le supposais. — Vous savez sans doute quelle est notre force?

— Nos rapports varient à cet égard, répondit Heyward nonchalamment; mais nous ne la supposons que de vingt mille hommes tout au plus.

Le Français se mordit les lèvres, et fixa ses yeux sur le major comme pour lire dans ses pensées, et alors il ajouta avec une indifférence bien jouée et comme s'il eût voulu reconnaître la justesse d'un calcul auquel il voyait fort bien que Duncan n'ajoutait pas foi:

— C'est un aveu mortifiant pour un soldat, Monsieur; mais il faut convenir que, malgré tous nos soins, nous n'avons pu déguiser notre nombre. On croirait pourtant que, s'il était possible d'y réussir, ce devrait être dans ces bois. — Mais quoique vous pensiez qu'il est encore trop tôt pour écouter la voix de l'humanité, continua-t-il en souriant, il m'est permis de croire qu'un jeune guerrier comme vous ne peut être sourd à celle de la galanterie. Les filles du commandant, à ce que j'ai appris, sont entrées dans le fort depuis qu'il est investi?

— Oui, Monsieur, répondit Heyward; mais cette circonstance, bien loin d'affaiblir notre résolution, ne fait que nous exciter à de plus grands efforts par l'exemple de courage qu'elle nous a mis sous les yeux. S'il ne fallait que de la fermeté pour repousser même un ennemi aussi habile que monsieur de Montcalm, je confierais volontiers la défense de William-Henry à l'aînée de ces jeunes dames.

— Nous avons dans nos lois saliques une sage disposition en vertu de laquelle la couronne de France ne peut jamais tomber en quenouille, répondit Montcalm un peu sèchement et avec quelque hauteur; mais reprenant aussitôt son air d'aisance et d'affabilité ordinaire, il ajouta: — Au surplus, comme toutes les grandes qualités sont héréditaires, c'est un motif de plus pour vous croire; mais ce n'est pas une raison pour oublier que, comme je vous le disais, le courage même doit avoir des bornes, et qu'il est temps de faire parler les droits de l'humanité. — Je présume, Monsieur, que vous êtes autorisé à traiter des conditions de la reddition du fort?

— Votre Excellence trouve-t-elle que nous nous défendions assez faiblement pour regarder cette mesure comme nous étant imposée par la nécessité?

— Je serais fâché de voir la défense se prolonger de manière à exaspérer mes amis rouges, dit Montcalm sans répondre à cette question, en jetant un coup d'oeil sur le groupe d'Indiens attentifs à un entretien que leurs oreilles ne pouvaient entendre; même à présent je trouve assez difficile d'obtenir d'eux qu'ils respectent les usages de la guerre des nations civilisées.

Heyward garda le silence, car il se rappela les dangers qu'il avait courus si récemment parmi ces sauvages, et les deux faibles compagnes qui avaient partagé ses souffrances.

— Ces messieurs-là, continua Montcalm voulant profiter de l'avantage qu'il croyait avoir remporté, sont formidables quand ils sont courroucés, et vous savez combien il est difficile de modérer leur colère. — Eh bien! Monsieur, parlerons-nous des conditions de la reddition?

— Je crois que Votre Excellence n'apprécie pas assez la force de
William-Henry et les ressources de sa garnison.

— Ce n'est pas Québec que j'assiège; c'est une place dont toutes les fortifications sont en terre, et défendue par une garnison qui ne consiste qu'en deux mille trois cents hommes, quoique un ennemi doive rendre justice à leur bravoure.

— Il est très vrai que nos fortifications sont en terre, Monsieur, et qu'elles ne sont point assises sur le rocher du Diamant; mais elles sont élevées sur cette rive qui a été si fatale à Dieskau et à sa vaillante armée; et vous ne faites pas entrer dans vos calculs une force considérable qui n'est qu'à quelques heures de marche de nous, et que nous devons regarder comme faisant partie de nos moyens de défense.

— Oui, répondit Montcalm avec le ton d'une parfaite indifférence, de six à huit mille hommes, que leur chef circonspect juge plus prudent de garder dans leurs retranchements que de mettre en campagne.

Ce fut alors le tour d'Heyward de se mordre les lèvres de dépit, en entendant le marquis parler avec tant d'insouciance d'un corps d'armée dont il savait que la force effective était fort exagérée. Tous deux gardèrent le silence quelques instants, et Montcalm reprit la parole de manière à annoncer qu'il croyait que la visite de l'officier anglais n'avait d'autre but que de proposer des conditions de capitulation. De son côté le major chercha à donner à la conversation une tournure qui amenât le général français à faire quelque allusion à la lettre qu'il avait interceptée; mais ni l'un ni l'autre ne réussit à atteindre son but, et après une longue et inutile conférence, Duncan se retira avec une impression favorable des talents et de la politesse du général ennemi, mais aussi peu instruit sur ce qu'il désirait apprendre que lorsqu'il était arrivé.

Montcalm l'accompagna jusqu'à la porte de sa tente, et le chargea de renouveler au commandant du fort l'invitation qu'il lui avait déjà fait faire de lui accorder le plus tôt possible une entrevue sur le terrain situé entre les deux armées. Là ils se séparèrent; l'officier qui avait amené Duncan le reconduisit aux avant-postes, et le major étant rentré dans le fort se rendit sur-le-champ chez Munro.

Chapitre XVI

Mais avant de combattre ouvrez donc cette lettre.

Shakespeare. Le Roi Lear.

Munro était seul avec ses deux filles lorsque le major entra dans son appartement. Alice était assise sur un de ses genoux, et ses doigts délicats s'amusaient à séparer les cheveux blancs qui tombaient sur le front de son père. Cette sorte d'enfantillage fit froncer le sourcil du vétéran; mais elle ramena la sérénité sur son front en y appuyant ses lèvres de rose. Cora, toujours calme et grave, était assise près d'eux, et regardait le badinage de sa jeune soeur avec cet air de tendresse maternelle qui caractérisait son affection pour elle.

Au milieu des plaisirs purs et tranquilles dont elles jouissaient dans cette réunion de famille, les deux soeurs semblaient avoir oublié momentanément, non seulement les dangers qu'elles avaient si récemment courus dans les bois, mais même ceux qui pouvaient encore les menacer dans une forteresse assiégée par une force si supérieure. On eût pu croire qu'elles avaient voulu profiter de cet instant de trêve pour se livrer à l'effusion de leurs plus tendres sentiments, et tandis que les filles oubliaient leurs craintes, le vétéran lui-même, dans ce moment de repos et de sécurité, ne songeait qu'à l'amour paternel.

Duncan, qui, dans l'empressement qu'il avait dé rendre compte de sa mission au commandant, était entré sans se faire annoncer, resta une minute ou deux spectateur immobile d'une scène qui l'intéressait vivement et qu'il ne voulait pas interrompre; mais enfin les yeux actifs d'Alice virent son image dans une glace placée devant elle, et elle se leva en s'écriant:

— Le major Heyward!

— Eh bien! qu'avez-vous à en dire? lui demanda son père sans changer de position; il est à présent à jaser avec le Français dans son camp, où je l'ai envoyé.

Duncan s'étant avancé vers lui: — Ah! vous voilà, Monsieur! continua-t-il; vous êtes jeune, et leste par conséquent. — Allons, enfants, retirez-vous! que faites-vous ici? croyez-vous qu'un soldat n'ait pas déjà assez de choses dans la tête, sans venir la remplir encore de bavardages de femmes?

Cora se leva sur-le-champ, voyant que leur présence n'était plus désirée, et Alice la suivit, un sourire sur les lèvres.

Au lieu de demander au major le résultat de sa mission, Munro se promena quelques instants, les mains croisées derrière le dos et la tête penchée sur sa poitrine, en homme livré à de profondes réflexions. Enfin il leva sur Duncan des yeux exprimant sa tendresse paternelle, et s'écria:

— Ce sont deux excellentes filles, Heyward! Qui ne serait fier d'être leur père!

— Je crois que vous savez déjà tout ce que je pense de ces deux aimables soeurs, colonel Munro.

— Sans doute, sans doute, et je me rappelle même que le jour de votre arrivée au fort vous aviez commencé à m'ouvrir votre coeur à ce sujet d'une manière qui ne me déplaisait nullement; mais je vous ai interrompu, parce que je pensais qu'il ne convenait pas à un vieux soldat de parler de préparatifs de noces, et de se livrer à la joie qu'elles entraînent, dans un moment où il était possible que les ennemis de son roi voulussent avoir leur part du festin nuptial sans y avoir été invités. Cependant je crois que j'ai eu tort, Duncan. — Oui, j'ai eu tort, et je suis prêt à entendre ce que vous avez à me dire.

— Malgré tout le plaisir que me donne cette agréable assurance, mon cher monsieur, il faut d'abord que je vous rende compte d'un message que le marquis de…

— Au diable le Français et toute son armée! s'écria le vétéran en fronçant le sourcil; Montcalm n'est pas encore maître de William- Henry, et il ne le sera jamais si Webb se conduit comme il le doit. Non, Monsieur, non; grâce au ciel, nous ne sommes pas encore réduits à une extrémité assez urgente pour que Munro ne puisse donner un instant à ses affaires domestiques, aux soins de sa famille. Votre mère était fille unique de mon meilleur ami, Duncan, et je vous écouterai en ce moment, quand même tous les chevaliers de Saint-Louis, avec leur patron à leur tête, seraient à la poterne, me suppliant de leur accorder un moment d'audience. — Jolie chevalerie, ma foi, que celle qu'on peut acheter avec quelques tonnes de sucre! — Et leurs marquisats de deux sous? On en ferait de semblables par douzaines dans le Lothian. — Parlez- moi du Chardon[47], quand vous voudrez me citer un ordre de chevalerie antique et vénérable; le véritable nemo me impunè lacessit[48] de la chevalerie! Vous avez eu des ancêtres qui en ont été revêtus, Duncan, et ils faisaient l'ornement de la noblesse d'Écosse.

Heyward vit que son commandant se faisait un malin plaisir de montrer son mépris pour les Français et pour le message de leur général; sachant que l'humeur de Munro ne serait pas de longue durée, et qu'il reviendrait de lui-même sur ce sujet, il n'insista plus pour rendre compte de sa mission, et parla d'un objet qui l'intéressait davantage.

— Je crois, Monsieur, lui dit-il, vous avoir fait connaître que j'aspirais à être honoré du nom de votre fils.

— Oui, j'ai eu assez d'intelligence pour le comprendre; mais avez-vous parlé aussi intelligiblement à ma fille?

— Non, sur mon honneur, Monsieur! j'aurais cru abuser de la confiance que vous m'aviez accordée si j'avais profité d'une pareille occasion pour lui faire connaître mes désirs.

— Vous avez agi en homme d'honneur, Heyward, et je ne puis qu'approuver de tels sentiments; mais Cora est une fille sage, discrète, et dont l'âme est trop élevée pour qu'elle ait besoin qu'un père exerce quelque influence sur son choix.

— Cora!

— Oui, Monsieur, Cora! — De quoi parlons-nous, Monsieur? N'est- ce pas de vos prétentions à la main de miss Munro?

— Je… je… ne crois pas avoir prononcé son nom, balbutia le major avec embarras.

— Et pour épouser qui me demandez-vous donc mon consentement? dit le vétéran en se redressant, avec un air de mécontentement et de dignité blessée.

— Vous avez une autre fille, Monsieur, répondit Heyward; une fille non moins aimable, non moins intéressante.

— Alice! s'écria Munro avec une surprise égale à celle que Duncan venait de montrer en répétant le nom de Cora.

— C'est à elle que s'adressent tous mes voeux, Monsieur. Le jeune homme attendit en silence le résultat de l'effet extraordinaire que produisait sur le vieux guerrier une déclaration à laquelle il était évident que celui-ci s'attendait si peu. Pendant quelques minutes Munro parcourut sa chambre à grands pas, comme agité de convulsions et absorbé par des réflexions pénibles. Enfin il s'arrêta en face d'Heyward, fixa les yeux sur les siens, et lui dit avec une émotion qui rendait ses lèvres tremblantes:

— Duncan Heyward, je vous ai aimé pour l'amour de celui dont le sang coule dans vos veines. — Je vous ai aimé pour vous-même, à cause des bonnes qualités que j'ai reconnues en vous. Je vous ai aimé parce que j'ai pensé que vous pourriez faire le bonheur de ma fille; mais toute cette affection se changerait en haine si j'étais sûr que ce que j'appréhende soit vrai!

— À Dieu ne plaise que je puisse faire, dire, ou penser la moindre chose capable d'amener un si cruel changement! s'écria Heyward, qui soutint d'un oeil ferme les regards fixes et pénétrants de son commandant.

Sans réfléchir à l'impossibilité où se trouvait le jeune homme qui l'écoutait de comprendre des sentiments qui étaient cachés au fond de son coeur, Munro se laissa pourtant fléchir par l'air de candeur et de sincérité qu'il remarqua en lui, et reprit la parole d'un ton plus doux. — Vous désirez être mon fils, Duncan, lui dit-il, et vous ignorez encore l'histoire de celui que vous voulez appeler votre père. Asseyez-vous, et je vais vous ouvrir, aussi brièvement qu'il me sera possible de le faire, un coeur dont les blessures ne sont pas encore cicatrisées.

Le message de Montcalm fut alors complètement oublié; et celui qui en était chargé n'y songeait pas plus que celui à qui il était destiné. Chacun d'eux prit une chaise, et tandis que le vieillard gardait le silence pour rassembler ses idées, en se livrant à des souvenirs qui paraissaient mélancoliques, le jeune homme réprima son impatience, et prit un air et une attitude d'attention respectueuse; enfin Munro commença son récit.

— Vous savez déjà, major Heyward, dit l'Écossais, que ma famille est ancienne et honorable, quoique la fortune ne l'ait pas favorisée d'une manière proportionnée à sa noblesse. J'avais à peu près votre âge quand j'engageai ma foi à Alice Graham, fille d'un laird du voisinage, propriétaire de biens assez considérables; mais divers motifs, peut-être ma pauvreté, firent que son père s'opposa à notre union: en conséquence je fis ce que tout homme honnête devait faire, je rendis à Alice sa parole, et étant entré au service du roi, je quittai l'Écosse. J'avais déjà vu bien des pays, mon sang avait déjà coulé dans bien des contrées, quand mon devoir m'appela dans les îles des Indes occidentales: là le hasard me fit faire la connaissance d'une dame qui avec le temps devint mon épouse, et me rendit père de Cora. Elle était fille d'un homme bien né, dont la femme avait le malheur, si le terme vous convient, Monsieur, dit le vieillard avec un accent de fierté, de descendre, quoiqu'à un degré déjà éloigné, de cette classe infortunée qu'on a la barbarie de réduire à un infâme esclavage pour fournir aux besoins de luxe des nations civilisées. — Oui, Monsieur, et c'est une malédiction qui a frappé l'Écosse même, par suite de son union contre nature à une terre étrangère et à un peuple de trafiquants. Mais si je trouvais parmi eux un homme qui osât se permettre une réflexion méprisante sur la naissance de ma fille, sur ma parole, il sentirait tout le poids du courroux d'un père! — Mais vous-même, major Heyward, vous êtes né dans les colonies du sud, où ces êtres infortunés et tous ceux qui en descendent sont regardés comme appartenant à une race inférieure à la nôtre.

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