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Le dernier des mohicans: Le roman de Bas-de-cuir

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— Cela n'est malheureusement que trop vrai, Monsieur, dit Duncan avec un tel embarras qu'il ne put s'empêcher de baisser les yeux.

— Et vous en faites un sujet de reproche à ma fille! s'écria le père d'un ton où l'on reconnaissait en même temps le chagrin et la colère, l'ironie et l'amertume; quelque aimable, quelque vertueuse qu'elle soit, vous dédaignez de mêler le sang des Heyward à un sang si dégradé, si méprisé?

— Dieu me préserve d'un préjugé si indigne et si déraisonnable! répondit Heyward, quoique la voix de sa conscience l'avertit en secret que ce préjugé, fruit de l'éducation, était enraciné dans son coeur aussi profondément que s'il y eût été implanté par les mains de la nature: — la douceur, l'ingénuité, les charmes et la vivacité de la plus jeune de vos filles, colonel Munro, vous expliquent assez mes motifs pour qu'il soit inutile de m'accuser d'une injustice.

— Vous avez raison, Monsieur, dit le vieillard, prenant une seconde fois un ton radouci; elle est l'image parlante de ce qu'était sa mère à son âge avant qu'elle eût connu le chagrin. Lorsque la mort m'eut privé de mon épouse, je retournai en Écosse, enrichi par ce mariage; et le croiriez-vous, Duncan? j'y retrouvai l'ange qui avait été mon premier amour, languissant dans le célibat depuis vingt ans, et uniquement par affection pour l'ingrat qui avait pu l'oublier; elle fit encore plus, elle me pardonna mon manque de foi, et comme elle était encore sa maîtresse, elle m'épousa…

— Et devint mère d'Alice! s'écria Heyward avec un empressement qui aurait pu être dangereux dans un moment où le vieux militaire aurait été moins occupé des souvenirs qui le déchiraient.

— Oui, répondit Munro, et elle paya de sa vie le précieux présent qu'elle me fit; mais c'est une sainte dans le ciel, Monsieur, et il conviendrait mal à un homme sur le bord du tombeau de murmurer contre un sort si désirable. Elle ne vécut avec moi qu'une seule année, terme de bonheur bien court pour une femme qui avait passé toute sa jeunesse dans la douleur.

Munro se tut, et son affection muette avait quelque chose de si imposant et de si majestueux qu'Heyward n'osa hasarder un seul mot de conversation. Le vieillard semblait avoir oublié qu'il n'était pas seul, et ses traits agités annonçaient sa vive émotion, tandis que de grosses larmes coulaient le long de ses joues.

Enfin il parut revenir à lui; il se leva tout à coup, fit un tour dans l'appartement, comme pour se donner le temps de retrouver le calme que ce récit lui avait fait perdre, et se rapprocha d'Heyward avec un air de grandeur et de dignité.

— Major, lui dit-il, n'avez-vous pas un message à me communiquer de la part du marquis de Montcalm?

Duncan tressaillit à son tour, car ce message était alors bien loin de ses pensées, et il commença sur-le-champ, quoique non sans embarras, à rendre le compte qu'il devait de son ambassade. Il est inutile d'appuyer ici sur la manière adroite, mais civile, avec laquelle le général français avait su éluder toutes les tentatives qu'avait faites Heyward pour tirer de lui le motif de l'entrevue qu'il avait proposée au commandant de William-Henry, et sur le message conçu en termes toujours polis, mais très décidés, par lequel il lui donnait à entendre qu'il fallait qu'il vînt chercher cette explication lui-même, ou qu'il se déterminât à s'en passer.

Pendant que Munro écoutait le récit détaillé que lui faisait le major de sa conférence avec le général ennemi, les sensations que l'amour paternel avait excitées en lui s'affaiblissaient graduellement pour faire place aux idées que lui inspirait le sentiment de ses devoirs militaires; et lorsque Duncan eut fini de rendre compte de sa mission, le père avait disparu, il ne restait plus devant lui que le commandant de William-Henry, mécontent et courroucé.

— Vous m'en avez dit assez, major Heyward, s'écria le vieillard d'un ton qui prouvait combien il était blessé de la conduite du marquis, assez pour faire un volume de commentaires sur la civilité française. Voilà un monsieur qui m'invite à une conférence, et quand je me fais remplacer par un substitut très capable, car vous l'êtes, Duncan, quoique vous soyez encore jeune, il refuse de s'expliquer et me laisse tout à deviner!

— Mon cher monsieur, reprit le major en souriant, il est possible qu'il ait une idée moins favorable du substitut. D'ailleurs, faites attention que l'invitation qu'il vous a faite et qu'il m'a chargé de vous réitérer s'adresse au commandant en chef du fort, et non à l'officier qui commande en second.

— Eh bien! Monsieur, répondit Munro, un substitut n'est-il pas investi de tout le pouvoir et de toute la dignité de celui qu'il représente? — Il veut avoir une conférence avec le commandant en personne! Sur ma foi, Duncan, j'ai envie de la lui accorder, ne fût-ce que pour lui montrer une contenance ferme, en dépit de son armée nombreuse et de ses sommations. Ce serait un coup de politique qui ne serait peut-être pas mauvais, jeune homme.

Duncan, qui croyait de la dernière importance de connaître le plus promptement possible le contenu de la lettre dont le batteur d'estrade était chargé, se hâta d'appuyer sur cette idée.

— Sans aucun doute, dit-il, la vue de notre air d'indifférence et de tranquillité ne sera pas propre à lui inspirer de la confiance.

— Jamais vous n'avez dit plus grande vérité. — Je voudrais qu'il vînt inspecter nos fortifications en plein jour, et en manière d'assaut, ce qui est le meilleur moyen pour voir si un ennemi fait bonne contenance, et ce qui serait infiniment préférable au système de canonnade qu'il a adopté. La beauté de l'art de la guerre a été détruite, major, par les pratiques modernes de votre M. Vauban. Nos ancêtres étaient fort au-dessus de cette lâcheté scientifique.

— Cela peut être vrai, Monsieur, mais nous sommes obligés maintenant de nous défendre avec les mêmes armes qu'on emploie contre nous. — Que décidez-vous, relativement à l'entrevue?

— Je verrai le Français; je le verrai sans crainte et sans délai, comme il convient à un fidèle serviteur du roi mon maître. — Allez, major Heyward, faites-leur entendre une fanfare de musique, et envoyez un trompette pour informer le marquis que je vais me rendre à l'endroit indiqué. Je le suivrai de près avec une escorte, car honneur est dû à celui qui est chargé de garder l'honneur de son roi. Mais écoutez, Duncan, ajouta-t-il en baissant la voix, quoiqu'ils fussent seuls, il sera bon d'avoir un renfort à portée, dans le cas où quelque trahison aurait été préméditée.

Heyward profita sur-le-champ de cet ordre pour quitter l'appartement; et comme le jour approchait de sa fin, il ne perdit pas un instant pour faire les arrangements nécessaires. Il ne lui fallut que quelques minutes pour dépêcher au camp des Français un trompette avec un drapeau blanc, afin d'y annoncer l'arrivée très prochaine du commandant du fort, et pour ordonner à quelques soldats de prendre les armes. Dès qu'ils furent prêts, il se rendit avec eux à la poterne, où il trouva son officier supérieur qui l'attendait déjà. Dès qu'on eut accompli le cérémonial ordinaire du départ militaire, le vétéran et son jeune compagnon sortirent de la forteresse, suivis de leur escorte.

Ils n'étaient qu'à environ cent cinquante pas des bastions quand ils virent sortir d'un chemin creux, ou pour mieux dire d'un ravin qui coupait la plaine entre les batteries des assiégeants et le fort, une petite troupe de soldats qui accompagnaient leur général. En quittant ses fortifications pour aller se montrer aux ennemis, Munro avait redressé sa grande taille, et pris un air et une démarche tout à fait militaires; mais dès qu'il aperçut le panache blanc qui flottait sur le chapeau de Montcalm, ses yeux s'enflammèrent; il sentit renaître en lui la vigueur de la jeunesse.

— Dites à ces braves gens de se tenir sur leurs gardes, Monsieur, dit-il à Duncan à demi-voix, et d'être prêts à se servir de leurs armes au premier signal; car sur quoi peut-on compter avec ces Français? En attendant, nous nous présenterons devant eux en hommes qui ne craignent rien. — Vous me comprenez, major Heyward?

Il fut interrompu par le son d'un tambour des Français; il fit répondre à ce signal de la même manière; chaque parti envoya en avant un officier d'ordonnance, porteur d'un drapeau blanc, et le prudent Écossais fit halte; Montcalm s'avança vers la troupe ennemie avec une démarche pleine de grâce, et salua le vétéran en ôtant son chapeau, dont le panache toucha presque la terre. Si l'aspect de Munro avait quelque chose de plus mâle et de plus imposant, il n'avait pas l'air d'aisance et de politesse insinuante de l'officier français. Tous deux restèrent un moment en silence, se regardant avec intérêt et curiosité. Enfin Montcalm parla le premier, comme semblaient l'exiger son rang supérieur et la nature de la conférence.

Après avoir fait un compliment à Munro, et adressé à Duncan un sourire agréable comme pour lui dire qu'il le reconnaissait, il dit à ce dernier en français:

— Je suis doublement charmé, Monsieur, de vous voir ici en ce moment; votre présence nous dispensera d'avoir recours à un interprète ordinaire; car si vous voulez bien nous en servir, j'aurai la même sécurité que si je parlais moi-même votre langue.

Duncan répondit à ce compliment par une inclination de tête, et Montcalm, se tournant vers son escorte, qui, à l'imitation de celle de Munro, s'était rangée derrière lui, dit en faisant un signe de la main:

— En arrière, mes enfants; il fait chaud; retirez-vous un peu.

Avant d'imiter cette preuve de confiance, le major Heyward jeta un coup d'oeil autour de lui dans la plaine, et ce ne fut pas sans quelque inquiétude qu'il vit des groupes nombreux de sauvages sur toutes les lisières des bois, dont ils étaient sortis par curiosité pour voir de loin cette conférence.

— Monsieur de Montcalm reconnaîtra aisément la différence de notre situation, dit-il avec quelque embarras, en lui montrant en même temps ces troupes d'auxiliaires barbares; si nous renvoyons notre escorte, nous restons à la merci de nos plus dangereux ennemis.

— Monsieur, dit Montcalm avec force, en plaçant une main sur son coeur, vous avez pour garantie la parole d'honneur d'un gentilhomme» français, et cela doit vous suffire.

— Et cela suffira, Monsieur, répondit Duncan. Et se tournant vers l'officier qui commandait l'escorte, il ajouta: — En arrière, Monsieur. Retirez-vous hors de la portée de la voix, et attendez de nouveaux ordres.

Tout ce dialogue ayant eu lieu en français, Munro, qui n'en avait pas compris un seul mot, vit ce mouvement avec un mécontentement manifeste, et il en demanda sur-le-champ l'explication au major.

— N'est-il pas de notre intérêt, Monsieur, de ne montrer aucune méfiance? dit Heyward. Monsieur de Montcalm nous garantit notre sûreté sur son honneur, et j'ai ordonné au détachement de se retirer à quelque distance, pour lui prouver que nous comptons sur sa parole.

— Vous pouvez avoir raison, major; mais je n'ai pas une confiance excessive en la parole de tous ces marquis, comme ils se nomment. Les lettres de noblesse sont trop communes dans leur pays pour qu'on puisse y attacher une idée d'honneur véritable.

— Vous oubliez, mon cher Monsieur, que nous sommes en conférence avec un militaire qui s'est distingué par ses exploits en Europe et en Amérique. Nous n'avons certainement rien à appréhender d'un homme qui jouit d'une réputation si bien méritée.

Le vieux commandant fit un geste de résignation; mais ses traits rigides annonçaient qu'il n'en persistait pas moins dans une méfiance occasionnée par une sorte de haine héréditaire contre les Français, plutôt que par aucun signe extérieur qui pût alors donner lieu à un sentiment si peu charitable. Montcalm attendit patiemment la fin de cette petite discussion qui eut lieu en anglais et à demi-voix, et s'approchant alors des deux officiers anglais, il ouvrit la conférence.

— J'ai désiré avoir cette entrevue avec votre officier supérieur, Monsieur, dit-il en adressant la parole à Duncan, parce que j'espère qu'il se laissera convaincre qu'il a déjà fait tout ce qu'on peut exiger de lui pour soutenir l'honneur de son souverain, et qu'il consentira maintenant à écouter les avis de l'humanité. Je rendrai un témoignage éternel qu'il a fait la plus honorable résistance, et qu'il l'a continuée aussi longtemps qu'il a eu la moindre espérance de la voir couronnée par le succès.

Lorsque ce discours eut été expliqué à Munro, il répondit avec dignité et avec assez de politesse:

— Quelque prix que j'attache à un pareil témoignage, rendu par monsieur de Montcalm, il sera encore plus honorable quand je l'aurai mieux mérité.

Le général français sourit pendant que Duncan lui traduisait cette réponse, et ajouta sur-le-champ:

— Ce qu'on accorde volontiers à la valeur qu'on estime, peut se refuser à une obstination inutile. Monsieur veut-il voir mon camp, compter lui-même les soldats qu'il renferme, et se convaincre par là de l'impossibilité de résister plus longtemps?

— Je sais que le roi de France est bien servi, répondit l'Écossais imperturbable, dès que Duncan eut fini sa traduction; mais le roi mon maître a des troupes aussi braves, aussi fidèles et aussi nombreuses.

— Qui malheureusement ne sont pas ici, s'écria Montcalm emporté par son ardeur, sans attendre que Duncan eût joué son rôle d'interprète. Il y a dans la guerre une destinée à laquelle un homme brave doit se soumettre avec le même courage qu'il fait face à l'ennemi.

— Si j'avais su que monsieur de Montcalm sût si bien l'anglais, je me serais épargné la peine de lui faire une mauvaise traduction de ce que lui a adressé mon commandant, dit Duncan d'un ton piqué, en se rappelant le dialogue qu'il avait eu avec Munro un instant auparavant.

— Pardon, Monsieur, répondit le général français, il y a une grande différence entre pouvoir comprendre quelques mots d'une langue étrangère et être en état de la parler; je vous prierai donc de vouloir bien continuer à me servir d'interprète. Ces montagnes, ajouta-t-il après un instant de silence, nous procurent toutes les facilités possibles pour reconnaître l'état de vos fortifications, et je puis vous assurer que je connais leur état actuel de faiblesse aussi bien que vous le connaissez vous-même. - - Demandez au général, dit Munro avec fierté, si la portée de ses télescopes peut s'étendre jusqu'à l'Hudson, et s'il a vu les préparatifs de marche de Webb.

— Que je général Webb réponde lui-même à cette question, répondit le politique marquis en offrant à Munro une lettre ouverte. Vous verrez dans cette épître, Monsieur, qu'il n'est pas probable que les mouvements de ses troupes soient inquiétants pour mon armée.

Le vétéran saisit la lettre qui lui était présentée, avec un empressement qui ne lui permit pas d'attendre que Duncan lui eût interprété ce discours, et qui prouvait combien il attachait d'importance à ce que pouvait contenir cette missive. Mais à peine l'eut-il parcourue qu'il changea de visage: ses lèvres tremblèrent, le papier lui échappa des mains, sa tête se pencha sur sa poitrine.

Duncan ramassa la lettre, et sans songer à s'excuser de la liberté qu'il prenait, il n'eut besoin que d'un coup d'oeil pour s'assurer de la cruelle nouvelle qu'elle contenait. Leur chef commun, le général Webb, bien loin de les exhorter à tenir bon, leur conseillait, dans les termes les plus clairs et les plus précis, de se rendre sur-le-champ, en alléguant pour raison qu'il ne pouvait envoyer un seul homme à leur secours.

— Il n'y a ici ni erreur ni déception, s'écria Heyward en examinant la lettre avec une nouvelle attention: c'est bien le cachet et la signature de Webb; c'est certainement la lettre interceptée.

— Je suis donc abandonné, trahi! s'écria Munro avec amertume: Webb veut couvrir de honte des cheveux qui ont honorablement blanchi! il verse le déshonneur sur une tête qui a toujours été sans reproche!

— Ne parlez pas ainsi! s'écria Duncan avec feu à son tour; nous sommes encore maîtres du fort et de notre honneur. Défendons-nous jusqu'à la mort, et vendons notre vie si cher que l'ennemi soit forcé de convenir qu'il en a trop payé le sacrifice!

— Je te remercie, jeune homme, dit le vieillard sortant d'une sorte de stupeur; pour cette fois, tu as rappelé Munro au sentiment de ses devoirs. Retournons au fort, et creusons notre sépulture derrière nos remparts!

— Messieurs, dit Montcalm en s'avançant vers eux avec un air de véritable intérêt et de générosité, vous connaissez peu Louis de Saint-Véran, si vous le croyez capable de vouloir profiter de cette lettre pour humilier de braves soldats, et se déshonorer lui-même. Avant de vous retirer, écoutez du moins les conditions de la capitulation que je vous offre.

— Que dit le Français? demanda le vétéran avec une fierté dédaigneuse. Se fait-il un mérite d'avoir fait prisonnier un batteur d'estrade, et d'avoir intercepté un billet venant du quartier général? Major, dites-lui que s'il veut intimider ses ennemis par des bravades, ce qu'il a de mieux à faire est de lever le siège de William-Henry et d'aller investir le fort Édouard.

Duncan lui expliqua ce que venait de dire le marquis.

— Monsieur de Montcalm, nous sommes prêts à vous entendre, dit
Munro d'un ton plus calme.

— Il est impossible que vous conserviez le fort, répondit le marquis, et l'intérêt du roi mon maître exige qu'il soit détruit. Mais quant à vous et à vos braves camarades, tout ce qui peut être cher à un soldat vous sera accordé.

— Nos drapeaux? demanda Heyward.

— Vous les remporterez en Angleterre, comme une preuve que vous les avez vaillamment défendus.

— Nos armes?

— Vous les conserverez. Personne ne pourrait mieux s'en servir.

— La reddition de la place? Notre départ?

— Tout s'effectuera de la manière la plus honorable pour vous, et comme vous le désirerez.

Duncan expliqua toutes ces propositions à son commandant, qui les entendit avec une surprise manifeste, et dont la sensibilité fut vivement émue par un trait de générosité si extraordinaire et auquel il s'attendait si peu.

— Allez, Duncan, dit-il, allez avec ce marquis, et il est vraiment digne de l'être. Suivez-le dans sa tente, et réglez avec lui toutes les conditions. — J'ai assez vécu pour voir dans ma vieillesse deux choses que je n'aurais jamais crues possibles: — un Anglais refusant de secourir son compagnon d'armes; — un Français ayant trop d'honneur pour profiter de l'avantage qu'il a obtenu.

Après avoir ainsi parlé, le vétéran laissa tomber sa tête sur sa poitrine; et ayant salué le marquis, il retourna vers le fort avec sa suite. Son air abattu et consterné annonçait déjà à la garnison qu'il n'était pas satisfait du résultat de l'entrevue qui venait d'avoir lieu.

Duncan resta pour régler les conditions de la reddition de la place. Il rentra au fort pendant la première veille de la nuit, et après un court entretien avec le commandant on l'en vit sortir de nouveau pour retourner au camp français. On annonça alors publiquement la cessation de toutes hostilités, Munro ayant signé une capitulation en vertu de laquelle le fort devait être rendu à l'ennemi le lendemain matin, et la garnison en sortir avec ses drapeaux, ses armes, ses bagages, et par conséquent, suivant les idées militaires, avec tout honneur.

Chapitre XVII

Tissons, tissons la laine. Le fil est filé, la trame est tissée; le travail est fini.

Gray.

Les armées ennemies campées dans les solitudes de l'Horican passèrent la nuit du 9 août 1757 à peu près comme elles l'auraient passée si elles se fussent trouvées sur le plus beau champ de bataille de l'Europe, les vaincus dans l'accablement de la tristesse, les vainqueurs dans la joie du triomphe. Mais il y a des bornes à la tristesse comme à la joie, et lorsque la nuit commença à s'avancer, le silence de ces immenses forêts n'était interrompu que par la voix insouciante de quelque jeune Français fredonnant une chanson aux avant-postes, ou par le Qui va là? des sentinelles, prononcé d'un ton menaçant; car les Anglais gardaient encore les bastions du fort, et ne voulaient pas souffrir qu'un ennemi en approchât avant l'instant qui avait été fixé pour en faire la reddition. Mais quand l'heure solennelle qui précède la naissance du jour fut arrivée, on aurait en vain cherché quelque signe qui indiquât la présence d'un si grand nombre d'hommes armés sur les rives du Saint-Lac.

Ce fut pendant cet intervalle de silence complet que la toile qui couvrait l'entrée de la plus grande tente du camp français se souleva doucement. Ce mouvement était produit par un homme qui était dans l'intérieur, et qui en sortit sans bruit. Il était enveloppé d'un grand manteau qui pouvait avoir pour but de le garantir de l'humidité pénétrante des bois, mais qui servait également à cacher toute sa personne. Le grenadier qui était de garde à l'entrée de la tente du général français le laissa passer sans opposition, lui présenta les armes avec la déférence militaire accoutumée, et le vit s'avancer d'un pas agile à travers la petite cité de tentes en se dirigeant vers William-Henry. Quand il rencontrait sur son passage quelqu'un des nombreux soldats qui veillaient à la sûreté du camp, il répondait brièvement à la question d'usage, et à ce qu'il paraissait d'une manière satisfaisante, car sa marche n'éprouvait jamais la moindre interruption.

À l'exception de ces rencontres, qui se répétèrent assez fréquemment, nul événement ne troubla sa promenade silencieuse, et il s'avança ainsi depuis le centre du camp jusqu'au dernier des avant-postes du côté du fort. Lorsqu'il passa devant le soldat qui était en faction le plus près de l'ennemi, celui-ci fit entendre le cri ordinaire:

— Qui vive?

— France.

— Le mot d'ordre?

— La victoire, répondit le personnage mystérieux en s'approchant de la sentinelle pour prononcer ce mot à voix basse.

— C'est bon, répliqua le soldat en replaçant son mousquet sur son épaule; vous vous promenez bien matin, Monsieur?

— Il est nécessaire d'être vigilant, mon enfant.

En prononçant ces paroles, tandis qu'il était en face de la sentinelle, un pan de son manteau s'écarta. Il s'en enveloppa de nouveau, et continua à s'avancer vers le fort anglais, pendant que le soldat, faisant un mouvement de surprise, lui rendait les honneurs militaires de là manière la plus respectueuse; après quoi celui-ci, continuant sa faction, murmura à demi-voix:

— Oui, ma foi, il faut être vigilant, car je crois que nous avons là un caporal qui ne dort jamais!

L'officier n'entendit pas ou feignit de ne pas avoir entendu les paroles qui venaient d'échapper à la sentinelle; il continua sa marche, et ne s'arrêta qu'en arrivant sur la rive sablonneuse du lac, assez près du bastion occidental du fort pour que le voisinage eût pu en être dangereux. Quelques nuages roulaient dans l'atmosphère, et l'un d'eux cachant en ce moment le globe de la lune, elle ne donnait qu'une clarté suffisante pour qu'on pût distinguer confusément les objets. Il prit la précaution de se placer derrière le tronc d'un gros arbre, et il y resta appuyé quelque temps, paraissant contempler avec une profonde attention les fortifications silencieuses de William-Henry. Les regards qu'il dirigeait vers les remparts n'étaient pas ceux d'un spectateur oisif et curieux. Ses yeux semblaient distinguer les endroits forts des parties plus faibles, et ses recherches avaient même un air de défiance. Enfin il parut satisfait de son examen, et ayant jeté les yeux avec une expression d'impatience vers le sommet des montagnes du côté du levant, comme s'il lui eût tardé de voir le lever de l'aurore, il allait retourner sur ses pas quand un léger bruit qu'il entendit sur le bastion dont il était voisin, le détermina à rester.

Il vit alors un homme s'approcher du bord du rempart, et s'y arrêter, paraissant contempler à son tour les tentes du camp français qu'on apercevait à quelque distance. Il jeta aussi un regard du côté de l'orient, comme s'il eût craint ou désiré d'y voir l'annonce du jour, et il tourna ensuite ses yeux sur la vaste étendue des eaux du lac, qui semblait un autre firmament liquide orné de mille étoiles. L'air mélancolique de cet individu qui restait appuyé sur le parapet, livré, à ce qu'il paraissait, à de sombres réflexions, sa grande taille, l'heure à laquelle il se trouvait en cet endroit, tout se réunit pour ne laisser à l'observateur caché qui épiait ses mouvements, aucun doute que ce ne fût le commandant du fort.

La délicatesse et la prudence lui prescrivaient alors de se retirer, et il tournait autour du tronc d'arbre afin de faire sa retraite de manière à courir moins de chance d'être aperçu, quand un autre bruit attira son attention, et arrêta une seconde fois ses pas: ce bruit semblait produit par le mouvement des eaux du lac, mais il ne ressemblait nullement à celui qu'elles font quand elles sont agitées par le vent, et l'on entendait de temps en temps les caïques[49] frapper les uns contre les autres. L'instant d'après il vit le corps d'un Indien se lever lentement du bord du lac, monter sans bruit sur le rivage, s'avancer vers lui, et s'arrêter de l'autre côté de l'arbre derrière lequel il était lui- même placé. Le canon d'un fusil se dirigea alors vers le bastion; mais avant que le sauvage eût eu le temps de lâcher son coup, la main de l'officier était déjà sur le chien de l'arme meurtrière.

L'Indien, dont le lâche et perfide projet se trouvait déjoué d'une manière si inattendue, fit une exclamation de surprise.

Sans prononcer un seul mot, l'officier français lui appuya la main sur l'épaule, et l'emmena en silence à quelque distance d'un endroit où la conversation qu'ils eurent ensuite aurait pu devenir dangereuse à tous deux. Alors entr'ouvrant son manteau de manière à laisser voir son uniforme et la croix de Saint-Louis attachée sur sa poitrine, Montcalm — car c'était lui — dit d'un ton sévère:

— Que signifie cela? Mon fils ne sait-il pas que la hache de guerre est enterrée entre ses pères du Canada et les Anglais?

— Que peuvent donc faire les Hurons? répondit l'Indien en mauvais français; pas un de leurs guerriers n'a une chevelure à montrer, et les Visages-Pâles deviennent amis les uns des autres!

— Ah! c'est le Renard-Subtil! Il me semble que ce zèle est excessif dans un ami qui était notre ennemi il y a si peu de temps! Combien de soleils se sont levés depuis que le Renard a touché le poteau de guerre des Anglais?

— Où est le soleil? Derrière les montagnes, et il est noir et froid; mais quand il reviendra il sera brillant et chaud. Le Renard-Subtil est le soleil de sa peuplade. Il y a eu bien des nuages et des montagnes entre lui et sa nation; mais à présent il brille, et le firmament est sans nuages.

— Je sais fort bien que le Renard exerce une puissance sur ses concitoyens; car hier il cherchait à se faire un trophée de leurs chevelures, et aujourd'hui ils l'écoutent devant le feu de leur conseil.

— Magua est un grand chef.

— Qu'il le prouve en apprenant à sa nation à se conduire convenablement envers nos nouveaux amis!

— Pourquoi le chef de nos pères du Canada a-t-il amené ses jeunes guerriers dans ces bois? Pourquoi a-t-il fait tirer ses canons contre cette maison de terre?

— Pour en prendre possession. C'est à mon maître que ce pays appartient, et il a ordonné à votre père du Canada d'en chasser les Anglais qui s'en étaient emparés. Ils ont consenti à se retirer, et maintenant il ne les regarde plus comme ses ennemis.

— C'est bien; mais Magua a déterré la hache pour la teindre de sang. Elle est brillante à présent; quand elle sera rouge, il consentira à l'enterrer de nouveau.

— Mais Magua ne doit pas souiller par le sang les lis blancs de la France. Les ennemis du grand roi qui règne au delà du lac d'eau salée doivent être les ennemis des Hurons, comme ses amis doivent être leurs amis.

— Leurs amis! répéta l'Indien avec un sourire amer; que le père de Magua lui permette de lui prendre la main.

Montcalm, qui savait que l'influence dont il jouissait sur les peuplades sauvages devait se maintenir par des concessions plutôt que par l'autorité, lui tendit la main, quoique avec répugnance. Magua la saisit, et plaçant un doigt du général français sur une cicatrice profonde au milieu de sa poitrine, il lui demanda d'un ton de triomphe:

— Mon père sait-il ce que c'est que cela?

— Quel guerrier pourrait l'ignorer? C'est la marque qu'a laissée une balle de plomb.

— Et cela? continua l'Indien en lui montrant son dos nu; car il n'avait alors d'autre vêtement qu'une ceinture et ses mocassins.

— Cela?

— Mon fils a reçu une cruelle injure.

— Qui a fait cela?

— Magua a couché sur un lit bien dur dans les wigwams des
Anglais, et ces marques en sont le résultat.

Le sauvage accompagna encore ces paroles d'un sourire amer, mais qui ne cachait pas sa férocité barbare. Enfin, maîtrisant sa fureur, et prenant l'air de sombre dignité d'un chef indien, il ajouta: — Allez; apprenez à vos jeunes guerriers qu'ils sont en paix! Le Renard-Subtil sait ce qu'il doit dire aux guerriers hurons.

Sans daigner prononcer un mot de plus, et sans attendre une réponse, Magua mit son fusil sous son bras, et reprit en silence le chemin qui conduisait dans la partie du bois où campaient ses compatriotes. Tandis qu'il traversait la ligne des postes, plusieurs sentinelles lui crièrent: Qui vive? mais il ne daigna pas leur répondre, et il n'eut la vie sauve que parce que les soldats le reconnurent pour un Indien du Canada, et qu'ils savaient quelle était l'opiniâtreté intraitable de ces sauvages.

Montcalm resta quelque temps sur le lieu où son compagnon l'avait laissé, absorbé dans une méditation mélancolique, et songeant au caractère indomptable que venait de déployer un de ses alliés sauvages. Déjà sa renommée avait été compromise par une scène horrible, dans des circonstances semblables à celle dans laquelle il se trouvait alors. Au milieu de pareilles idées, il sentit bien vivement de quelle responsabilité se chargent ceux qui ne sont pas scrupuleux sur le choix des moyens pour parvenir à leur but, et combien il est dangereux de mettre en mouvement un instrument dont on n'a pas le pouvoir de maîtriser les effets.

Bannissant enfin des réflexions qu'il regardait comme une faiblesse dans un tel moment de triomphe, il retourna vers sa tente; et l'aurore commençant à poindre lorsqu'il y entra, il ordonna que le tambour donnât le signal pour éveiller toute l'armée.

Dès que le premier coup de baguettes eut été donné dans le camp des Français, ceux du fort y répondirent, et presque au même instant les sons d'une musique vive et guerrière se firent entendre dans toute la vallée, et couvrirent cet accompagnement bruyant. Les cors et les clairons des vainqueurs ne cessèrent de sonner de joyeuses fanfares que lorsque le dernier traîneur fut sous les armes; mais dès que les fifres du fort eurent donné le signal de la reddition, tout rentra dans le silence au camp.

Pendant ce temps, le jour avait paru, et lorsque l'armée française se fut formée en ligne pour attendre son général, les rayons du soleil en faisaient étinceler toutes les armes. La capitulation, déjà généralement connue, fut alors officiellement annoncée, et la compagnie destinée à garder les portes du fort conquis défila devant son chef; le signal de la marche fut donné, et tous les préparatifs nécessaires pour que le fort changeât de maîtres se firent en même temps des deux côtés, quoique avec des circonstances qui rendaient la scène bien différente.

Dès que le signal de l'évacuation du fort eut été donné, toutes les lignes de l'armée anglo-américaine présentèrent les signes d'un départ précipité et forcé. Les soldats jetaient sur leur épaule, d'un air sombre, leur fusil non chargé, puis formaient leurs rangs en hommes dont le sang avait été échauffé par la résistance qu'ils avaient opposée à l'ennemi, et qui ne désiraient que l'occasion de se venger d'un affront qui blessait leur fierté, quoique l'humiliation en fut adoucie par la permission qui leur avait été accordée de sortir avec tous les honneurs militaires. Les femmes et les enfants couraient çà et là, les uns portant les restes peu lourds de leur bagage, les autres cherchant dans les rangs ceux sur la protection desquels ils devaient compter.

Munro se montra au milieu de ses troupes silencieuses avec un air de fermeté, mais d'accablement. Il était manifeste que la reddition inattendue du fort était un coup qui l'avait frappé au coeur, quoiqu'il tâchât de le supporter avec la mâle résolution d'un guerrier.

Heyward fut profondément ému. Il s'était acquitté de tous les devoirs qu'il avait à remplir, et il s'approcha du vieillard pour lui demander en quoi il pourrait maintenant être utile.

Munro ne lui répondit que deux mots: Mes filles! Mais de quel ton expressif ces deux mots furent prononcés!

— Juste ciel! s'écria Duncan, n'a-t-on pas encore fait les dispositions nécessaires pour leur départ?

— Je ne suis aujourd'hui qu'un soldat, major Heyward, répondit le vétéran; tous ceux que vous voyez autour de moi ne sont-ils pas mes enfants?

Le major en avait assez entendu. Sans perdre un de ces instants qui devenaient alors si précieux, il courut au logement qu'avait occupé le commandant, pour y chercher les deux soeurs. Il les trouva à la porte, déjà prêtes à partir, et entourées d'une troupe de femmes qui pleuraient et se lamentaient, et qui s'étaient réunies en cet endroit par une sorte d'instinct qui les portait à croire que c'était le point où elles trouveraient le plus de protection. Quoique Cora fût pâle et inquiète, elle n'avait rien perdu de sa fermeté; mais les yeux d'Alice, rouges et enflammés, annonçaient combien elle avait versé de larmes. Toutes deux virent le jeune militaire avec un plaisir qu'elles ne songèrent pas à déguiser, et Cora, contre son usage, fut la première à lui adresser la parole.

— Le fort est perdu, lui dit-elle avec un sourire mélancolique; mais du moins j'espère que l'honneur nous reste.

— Il est plus brillant que jamais! s'écria Heyward. Mais, ma chère miss Munro, il est temps de songer un peu moins aux autres et un peu plus à vous-même. L'usage militaire, l'honneur, cet honneur que vous savez si bien apprécier, exige que votre père et moi nous marchions à la tête des troupes, au moins jusqu'à une certaine distance; et où chercher maintenant quelqu'un qui puisse veiller sur vous et vous protéger, au milieu de la confusion et du désordre d'un pareil départ?

— Nous n'avons besoin de personne, répondit Cora: qui oserait songer à injurier ou à insulter les filles d'un tel père, dans un semblable moment?

— Je ne voudrais cependant pas vous laisser seules pour le commandement du meilleur régiment des troupes de Sa Majesté, répliqua le major en jetant les yeux autour de lui, et en n'y apercevant que des femmes et quelques enfants. Songez que notre Alice n'est pas douée de la même fermeté d'âme que vous, et Dieu seul sait à quelles terreurs elle peut être en proie.

— Vous pouvez avoir raison, reprit Cora avec un sourire encore plus triste que le premier; mais écoutez: le hasard nous a envoyé l'ami dont vous pensez que nous avons besoin.

Duncan écouta et comprit sur-le-champ ce qu'elle voulait dire. Le son lent et sérieux de la musique sacrée, si connu dans les colonies situées à l'est, frappa son oreille, et le fit courir sur-le-champ dans un bâtiment adjacent qui avait déjà été abandonné par ceux qui l'avaient occupé. Il y trouva David La Gamme.

Duncan resta à la porte sans se montrer, jusqu'au moment où le mouvement de main dont David accompagnait toujours son chant ayant cessé, il crut que sa prière était terminée; et lui touchant alors l'épaule, pour attirer son attention, il lui expliqua en peu de mots ce qu'il désirait de lui.

— Bien volontiers, répondit l'honnête disciple du roi-prophète. J'ai trouvé dans ces deux jeunes dames tout ce qu'il y a de plus avenant et de plus mélodieux; et après avoir partagé de si grands périls, il est juste que nous voyagions ensemble en paix. Je les suivrai dès que j'aurai terminé ma prière du matin, et il n'y manque plus que la doxologie[50]. Voulez-vous la chanter avec moi? L'air en est facile: c'est celui qui est connu sous le nom de Southwell.

Rouvrant alors son petit volume, et se servant de nouveau de son instrument pour suivre le ton exact de l'air, David continua son cantique avec une attention si scrupuleuse, que Duncan fut obligé d'attendre jusqu'à ce que le dernier verset fut terminé; mais ce ne fut pas sans plaisir qu'il le vit remettre ses lunettes dans leur étui et son livre dans sa poche.

— Vous aurez soin, lui dit-il alors, que personne ne manque au respect dû à ces jeunes dames, et ne se permette devant elles aucun propos grossier qui aurait pour but de blâmer la conduite de leur père ou de plaisanter sur ses infortunes. Les domestiques de sa maison vous aideront à vous acquitter de ce devoir.

— Bien volontiers, répéta David.

— Il est possible, continua le major, que vous rencontriez en chemin quelque parti d'Indiens ou quelques rôdeurs français: en ce cas, vous leur rappellerez les termes de la capitulation, et vous les menacerez, si cela était nécessaire, de faire rapport de leur conduite à Montcalm. Un seul mot suffira.

— Et s'il ne suffisait pas, je leur parlerais sur un autre ton, répondit David en reprenant son livre et ses lunettes avec un air de pieuse confiance. J'ai ici un cantique qui, chanté convenablement et en mesure, imposerait au caractère le plus indomptable.

Et en même temps il entonna:

Pourquoi, païens, cette rage barbare?…

— Suffit! suffit! s'écria Heyward, interrompant cette apostrophe musicale. Nous nous entendons, et il est temps que nous songions tous deux à nos devoirs respectifs.

David fit un signe d'assentiment, et ils se rendirent sur-le-champ auprès des deux soeurs. Cora reçut avec politesse son nouveau et un peu extraordinaire protecteur, et les joues pâles d'Alice se ranimèrent un instant d'un sourire malin, quand elle remercia Duncan des soins qu'il avait pris pour faire un si bon choix.

Le major lui répondit qu'il avait fait tout ce que les circonstances permettaient, et que, comme il n'y avait pas le moindre danger réel, la présence de David devait suffire pour lui donner toute assurance. Enfin, leur ayant promis qu'il viendrait les rejoindre à quelques milles de l'Hudson, il les quitta pour se rendre à son poste à la tête des troupes.

Le signal du départ avait déjà été donné, et la colonne anglaise était en mouvement. Le son du tambour se fit entendre à peu de distance, les deux soeurs tressaillirent à ce bruit, et elles virent les uniformes blancs des grenadiers français qui avaient déjà pris possession des portes du fort. Comme elles arrivaient près des remparts, il leur sembla qu'un nuage passait sur leur tête; elles levèrent les yeux, et virent les longs plis blancs de l'étendard de la France planer au-dessus d'elles.

— Hâtons-nous, dit Cora, ce lieu ne convient plus aux filles d'un officier anglais.

Alice prit le bras de sa soeur, et toutes deux s'avancèrent vers la porte, toujours accompagnées de la foule de femmes et d'enfants qui les entouraient. Lorsqu'elles y passèrent, les officiers français qui s'y trouvaient, et qui avaient appris qu'elles étaient filles du commandant, les saluèrent avec respect; mais ils s'abstinrent de tout autres attentions, parce qu'ils avaient trop de tact pour ne pas voir qu'elles ne seraient pas agréables à de jeunes dames dans une pareille situation.

Comme il y avait à peine assez de voitures et de chevaux pour les blessés et les malades, Cora et sa soeur avaient résolu de faire la route à pied plutôt que de priver quelqu'un de ces malheureux d'un secours qui leur était si nécessaire. Et malgré cela bien des soldats, commençant à peine à entrer en convalescence, étaient obligés de traîner leurs membres épuisés en arrière de la colonne, que leur faiblesse ne leur permettait pas de suivre, parce qu'il avait été impossible, dans ce désert, de leur procurer des moyens de transport. Cependant tout était alors en marche, les soldats dans un sombre silence, les blessés et les malades gémissant et souffrant, les femmes et les enfants frappés de terreur, quoiqu'ils n'eussent pu dire ce qui la causait.

Lorsque ce dernier groupe eut quitté les fortifications qui ne pouvaient plus protéger ni la force armée ni la faiblesse sans armes, tout ce tableau se développa en même temps sous les yeux. À quelque distance sur la droite, l'armée française était sous les armes, Montcalm ayant rassemblé toutes ses troupes dès que ses grenadiers avaient pris la garde des portes du fort. Les soldats regardaient avec attention, mais en silence, défiler les vaincus, ne manquaient pas de leur rendre tous les honneurs militaires convenus, et ne se permettaient, au milieu de leur triomphe, ni insulte ni sarcasme qui pût les humilier. L'armée anglaise, forte d'environ trois mille hommes, formait deux divisions, et marchait sur deux lignes qui se rapprochaient successivement pour aboutir au chemin tracé dans les bois, et qui conduisait à l'Hudson. Sur les lisières de la forêt, à quelque distance, était un nuage d'Indiens qui regardaient passer leurs ennemis, et qui semblaient des vautours que la présence et la crainte d'une armée supérieure empêchaient seules de fondre sur leur proie. Quelques-uns d'entre eux s'étaient pourtant mêlés aux différents groupes qui suivaient le corps d'armée d'un pas inégal, et auquel se joignaient les traîneurs, malgré la défense sévère qui avait été publiée que personne ne s'écartât de la troupe: mais ils semblaient n'y jouer que le rôle d'observateurs sombres et silencieux.

L'avant-garde, conduite par Heyward, avait déjà atteint le défilé et disparaissait peu à peu parmi les arbres, quand l'attention de Cora fut attirée par un bruit de discorde qui se fit entendre dans le groupe le plus voisin de celui des femmes avec lesquelles elle se trouvait. Un traîneur, soldat dans les troupes provinciales, subissait le châtiment de sa désobéissance en se voyant dépouillé du bagage dont le poids trop pesant l'avait engagé à ralentir sa marche. Un Indien voulut s'en emparer; l'Américain était vigoureux, et trop avare pour céder sans résistance ce qui lui appartenait. Un combat s'ensuivit; la querelle devint générale; une centaine de sauvages parurent tout à coup comme par miracle dans un endroit où l'on en aurait à peine compté une douzaine quelques minutes auparavant; et tandis que ceux-ci voulaient aider le pillage, et que les Américains cherchaient à s'y opposer, Cora reconnut Magua au milieu de ses compatriotes, leur parlant avec son éloquence insidieuse. Les femmes et les enfants s'arrêtèrent et se pressèrent les uns contre les autres comme un troupeau de brebis effrayées; mais la cupidité de l'Indien fut bientôt satisfaite, il emporta son butin: les sauvages se retirèrent en arrière, comme pour laisser passer les Américains sans autre opposition, et l'on se remit en marche.

Lorsque la troupe de femmes approcha d'eux, la couleur brillante d'un châle que portait l'une d'elles excita la cupidité d'un Huron, qui s'avança sans hésiter pour s'en emparer. Cette femme portait un jeune enfant que couvrait un pan de son châle, et plutôt par terreur que par envie de conserver cet ornement, elle serra fortement le châle et l'enfant contre son sein. Cora était sur le point de lui adresser la parole pour lui dire d'abandonner au sauvage ce qui allumait tellement ses désirs; mais celui-ci, lâchant le châle sur lequel il avait porté la main, arracha l'enfant des bras de sa mère. La femme, éperdue et le désespoir peint sur le visage, se précipita sur lui pour réclamer son fils, et l'Indien lui tendit une main avec un sourire féroce, comme pour lui indiquer qu'il consentait à faire un échange, tandis que de l'autre il faisait tourner autour de sa tête l'enfant qu'il tenait par les pieds, comme pour lui faire mieux sentir la valeur de la rançon qu'il exigeait.

— Le voilà! Tenez! tenez! tout! tout! s'écria la malheureuse mère, pouvant à peine respirer, tandis que, d'une main tremblante et mal assurée, elle se dépouillait elle-même de tout ce qu'elle pouvait retrancher de ses vêtements; prenez tout ce que je possède, mais rendez-moi mon enfant!

Le sauvage s'apercevant qu'un de ses compagnons s'était déjà emparé du châle qu'il convoitait, foula aux pieds tous les autres objets qu'elle lui présentait, et, sa férocité se changeant en rage, il brisa la tête de l'enfant contre un rocher et en jeta les membres encore palpitants aux pieds de la mère. L'infortunée resta un instant comme une statue; ses yeux égarés se fixèrent sur l'être défiguré qu'une minute auparavant elle serrait si tendrement contre son sein tandis qu'il lui souriait. Elle leva ensuite la tête vers le ciel, comme pour appeler sa malédiction sur celle du meurtrier de son fils; mais le barbare, dont la vue du sang qu'il avait fait couler augmentait encore la fureur, lui fendit la tête d'un coup de tomahawk. Elle tomba et mourut sur le corps de son enfant.

En ce moment de crise Magua porta ses deux mains à sa bouche, et poussa le fatal et effrayant cri de guerre. Tous les Indiens épars le répétèrent à l'envi; des hurlements affreux retentirent sur toute la lisière du bois et à l'extrémité de la plaine.

À l'instant, et avec la même rapidité que des chevaux de course à qui l'on vient d'ouvrir la barrière, environ deux mille sauvages sortirent de la forêt, et s'élancèrent avec fureur sur l'arrière- garde de l'armée anglaise encore dans la plaine, et sur les différents groupes qui la suivaient de distance en distance. Nous n'appuierons pas sur la scène d'horreur qui s'ensuivit; elle est trop révoltante. Les Indiens étaient complètement armés; les Anglais ne s'attendant pas à être attaqués, leurs armes n'étaient pas chargées, et la plupart de ceux qui composaient les derniers groupes étaient même dépourvus de tous moyens de défense. La mort était donc partout, et elle se montrait sous son aspect le plus hideux. La résistance ne servait qu'à irriter la fureur des meurtriers, qui frappaient encore, même quand leur victime ne pouvait plus sentir leurs coups. Le sang coulait par torrents, et ce spectacle enflammant la rage de ces barbares, on en vit s'agenouiller par terre pour le boire avec un plaisir infernal.

Les troupes disciplinées se formèrent à la hâte en bataillon carré pour imposer aux sauvages. L'expérience leur réussit assez bien, car elles ne furent pas entamées, quoique bien des soldats se laissassent arracher des mains leurs fusils non chargés, dans le vain espoir d'apaiser la fureur de leurs cruels ennemis. Mais c'était parmi les groupes qui suivaient que se consommait l'oeuvre du carnage.

Au milieu d'une telle scène, pendant dix minutes qui leur parurent autant de siècles, les deux soeurs étaient restées immobiles d'horreur. Lorsque le premier coup fut frappé, toutes leurs compagnes s'étaient pressées autour d'elles en poussant de grands cris, et les avaient empêchées de pouvoir songer à la fuite, et lorsqu'elles s'en furent séparées pour chercher vainement à éviter le sort qui les attendait, Cora et sa soeur ne pouvaient se sauver d'aucun côté sans tomber sous les tomahawks des sauvages qui les entouraient.

Des cris, des gémissements, des pleurs et des malédictions se mêlaient aux rugissements des Indiens.

En ce moment, Alice entrevit un guerrier anglais de grande taille, qui traversait rapidement la plaine en prenant la direction du camp de Montcalm. Elle crut reconnaître son père, et c'était lui véritablement. Bravant tous les dangers, il courait vers le général français pour lui demander où était la sûreté qu'il avait promise, et réclamer un secours bien tardif. Cinquante tomahawks furent levés successivement contre lui, cinquante couteaux le menacèrent tour à tour; le bras encore nerveux du vétéran repoussait d'un air calme la main qui semblait vouloir l'immoler, sans se défendre autrement, sans ralentir un instant ses pas. Il semblait que les sauvages respectassent son rang, son âge, son intrépidité. Pas un seul n'avait le courage de porter le coup dont tous le menaçaient. Heureusement pour lui le vindicatif Magua cherchait alors sa victime au milieu de l'arrière-garde que le vieillard venait de quitter.

— Mon père! mon père! Nous sommes ici! s'écria Alice dès qu'elle crut l'avoir reconnu. Au secours! au secours! mon père, ou nous sommes perdues!

Elle répéta plusieurs fois ces cris, d'un ton qui aurait attendri un coeur de pierre; mais ils furent inutiles. La dernière fois, Munro parut pourtant avoir entendu quelques sons; mais Alice venait de tomber à terre privée de connaissance, et Cora s'était précipitée sur sa soeur, qu'elle baignait de ses larmes. Le vieillard ne put donc les voir; le cri qui avait enfin frappé ses oreilles ne se répéta plus, et secouant la tête d'un air chagrin, il, se remit en marche, et ne songea plus qu'à s'acquitter de ce que son devoir exigeait de lui.

— Jeunes dames, dit David, qui, quoique lui-même sans défense, n'avait pas encore songé à abandonner son poste, c'est ici le jubilé des diables, et il ne convient pas à des chrétiens de rester en ce lieu. Levez-vous, et fuyons!

— Fuyez! répondit Cora, serrant toujours sa soeur dans ses bras, tâchez de vous sauver! vous ne pouvez nous être d'aucun secours.

Le geste expressif dont elle accompagna ces paroles attira l'attention de La Gamme, et il comprit qu'Alice étant privée de sentiment, sa soeur était déterminée à ne pas l'abandonner. Il jeta un coup d'oeil sur les démons qui poursuivaient à peu de distance de lui le cours de leurs meurtres; sa poitrine se souleva, sa grande taille se redressa, et tous ses traits annoncèrent qu'il était agité par une nouvelle sensation pleine d'énergie.

— Si le jeune berger hébreu, dit-il, a pu dompter le mauvais esprit de Saül par le son de sa harpe et les expressions de ses cantiques divins, pourquoi n'essaierions-nous pas ici le pouvoir de la musique sacrée?

Donnant alors à sa voix toute son étendue, il entonna un cantique sur un ton si haut, qu'on l'entendait par-dessus les cris, les gémissements des mourants, et les hurlements des féroces meurtriers.

Quelques sauvages s'avançaient vers eux en ce moment, dans l'intention de dépouiller les deux soeurs des ornements qu'elles portaient, et de leur enlever leurs chevelures; mais quand ils virent ce grand spectre debout, à côté d'elles, immobile et comme absorbé dans l'esprit du cantique qu'il chantait, ils s'arrêtèrent pour l'écouter. Leur étonnement se changea en admiration, et, s'exprimant les uns aux autres leur satisfaction de la fermeté avec laquelle le guerrier blanc chantait son chant de mort, ils allèrent chercher d'autres victimes et un autre butin.

Encouragé et trompé par ce premier succès, David redoubla d'efforts pour augmenter le pouvoir de ce qu'il regardait comme une sainte influence. Ces sons extraordinaires frappèrent l'oreille d'un sauvage qui courait de groupe en groupe, en homme qui, dédaignant d'immoler une victime vulgaire, en cherchait une plus digne de lui: C'était Magua, qui poussa un long hurlement de triomphe en voyant ses anciennes prisonnières de nouveau à sa merci.

— Viens, dit-il en saisissant d'une main teinte de sang les vêtements de Cora, le wigwam du Huron t'attend. Ne t'y trouveras- tu pas mieux qu'ici?

— Retire-toi! répondit Cora en détournant la tête.

L'Indien étendit devant elle sa main ensanglantée, et lui dit avec un sourire féroce:

— Elle est rouge; mais ce rouge sort des veines des blancs!

— Monstre! s'écria-t-elle, c'est toi qui es l'auteur de cette scène horrible!

— Magua est un grand chef! répondit-il d'un air de triomphe. Eh bien! la fille aux cheveux noirs veut-elle le suivre dans sa peuplade?

— Non, jamais! répondit Cora avec fermeté. Frappe! si tu le veux, et assouvis ton infernale vengeance!

Il porta la main sur son tomahawk, hésita un instant, et, comme par un mouvement subit, saisissant entre ses bras le corps inanimé d'Alice, il prit sa course du côté des bois.

— Arrêtez! s'écria Cora en le poursuivant les yeux égarés; arrêtez, misérable! Laissez cette enfant! Que voulez-vous donc faire?

Mais Magua était sourd à sa voix, ou plutôt il voyait quelle influence exerçait sur elle le fardeau dont il s'était chargé, et il pouvait profiter de cet avantage.

— Attendez! jeune dame, attendez! s'écria David; le saint charme commence à opérer, et vous verrez bientôt cet horrible tumulte s'apaiser.

S'apercevant à son tour qu'il n'était pas écouté, le fidèle David suivit la soeur désespérée, en commençant un nouveau cantique qu'il accompagnait, suivant son usage, du mouvement de son long bras, levé et baissé alternativement. Ils traversèrent ainsi le reste de la plaine, au milieu des mourants et des morts, des bourreaux et des victimes. Alice, portée dans les bras du féroce Huron, ne courait en ce moment aucun danger; mais Cora aurait plus d'une fois succombé sous les coups de ses barbares ennemis sans l'être extraordinaire qui s'était attaché à ses pas, et qui semblait alors, aux yeux des sauvages étonnés, doué d'un esprit de folie qui faisait sa protection.

Magua, qui connaissait les moyens d'éviter les dangers les plus pressants et d'éluder toutes poursuites, entra dans les bois par une petite ravine, où l'attendaient les deux chevaux que les voyageurs avaient abandonnés quelques jours auparavant, et qu'il avait trouvés. Ils étaient gardés par un autre sauvage dont la physionomie n'était pas moins sinistre que la sienne. Jetant en travers sur l'un d'eux le corps d'Alice, encore privée de sentiment, il fit signe à Cora de monter sur l'autre.

Malgré l'horreur qu'excitait en elle la présence de cet homme farouche, elle sentait qu'elle éprouvait une sorte de soulagement en cessant d'avoir sous les yeux le spectacle affreux que présentait la plaine. Elle monta à cheval, et étendit les bras vers sa soeur avec un air si touchant, que le Huron n'y fut pas insensible. Ayant donc placé Alice sur le même cheval que sa soeur, il en prit la bride et s'enfonça dans les profondeurs de la forêt.

David, regardé probablement comme un homme qui ne valait pas le coup de tomahawk qu'il aurait fallu lui donner pour s'en défaire, s'apercevant qu'on le laissait seul sans que personne songeât à lui, jeta une de ses longues jambes par-dessus la selle du cheval qui restait, et, toujours fidèle à ce qui lui paraissait son devoir, suivit les deux soeurs d'aussi près que le permettaient les difficultés du chemin.

Ils commencèrent bientôt à monter; mais comme le mouvement du cheval ranimait peu à peu les facultés d'Alice, l'attention de Cora, partagée entre sa tendre sollicitude pour sa soeur et les cris qu'elle entendait encore pousser dans la plaine, ne lui permit pas de remarquer de quel côté on les conduisait. Mais, en arrivant sur la plate-forme d'une montagne qu'on venait de gravir, elle reconnut l'endroit où un guide plus humain l'avait conduite quelques jours auparavant comme en un lieu de sûreté. Là, Magua leur permit de mettre pied à terre, et, malgré la triste captivité à laquelle elles étaient elles-mêmes réduites, la curiosité, qui semble inséparable de l'horreur, les porta à jeter un coup d'oeil sur la scène lamentable qui se passait presque sous leurs pieds.

L'oeuvre de mort durait encore. Les Hurons poursuivaient de toutes parts les victimes qu'ils n'avaient pas encore sacrifiées, et les colonnes de l'armée française, quoique sous les armes, restaient dans une apathie qui n'a jamais été expliquée, et qui laisse une tache ineffaçable sur la réputation de leur chef. Les sauvages ne cessèrent de frapper que lorsque la cupidité l'emporta sur la soif du sang. Peu à peu les cris des mourants et les clameurs des assassins furent étouffés sous le cri général de triomphe que poussèrent les sauvages[51].

Chapitre XVIII

Eh! n'importe quoi: un meurtrier honorable si vous voulez; car je ne fis rien par haine, mais bien en tout honneur.

Shakespeare, Othello.

La scène barbare et sanglante que nous avons à peine esquissée dans le chapitre précédent porte, dans les annales des colonies, un titre bien mérité: le massacre de William-Henry. Un événement de cette nature, arrivé peu de temps auparavant, avait déjà compromis la réputation du général français; sa mort glorieuse et prématurée n'a pu même effacer entièrement cette tache, dont cependant le temps a affaibli l'impression. Montcalm mourut en héros dans les plaines d'Abraham; mais on n'a pas oublié qu'il lui manquait ce courage moral sans lequel il n'est point de véritable grandeur. On pourrait écrire un volume pour prouver, d'après cet illustre exemple, l'imperfection des vertus humaines; démontrer combien il est aisé aux sentiments les plus généreux, la courtoisie et le courage chevaleresque, de perdre leur ascendant sous la froide influence des faux calculs et de l'intérêt personnel: on pourrait en appeler à cet homme, qui fut grand dans tous les attributs secondaires de l'héroïsme, mais qui resta au- dessous de lui-même quand il devint nécessaire de prouver combien un principe est supérieur à la politique. Ce serait une tâche qui excéderait les bornes de nos prérogatives de romancier; et comme l'histoire, de même que l'amour, se complaît à entourer ses héros d'une auréole imaginaire, il est probable que la postérité ne verra dans Louis de Saint-Véran que le vaillant défenseur de son pays, et qu'elle oubliera son apathie cruelle sur les rives de l'Oswego et de l'Horican. Déplorant avec douleur cette faiblesse de la muse de l'histoire, nous nous retirerons de l'enceinte sacrée de ses domaines pour rentrer dans les sentiers plus humbles de la fiction.

Le troisième jour après la reddition du fort allait finir, cependant il faut que nos lecteurs nous accompagnent encore dans le voisinage du Saint-Lac. Quand nous l'avons quitté, tous les environs présentaient une scène de tumulte et d'horreur; maintenant le profond silence qui y régnait pourrait s'appeler à juste titre le silence de la mort. Les vainqueurs étaient déjà partis, après avoir détruit les circonvallations[52] de leur camp, qui n'était plus marqué que par quelques huttes construites par des soldats. L'intérieur du fort avait été livré aux flammes; on en avait fait sauter les remparts; les pièces d'artillerie avaient été emportées ou démontées et enclouées; enfin le désordre et la confusion régnaient partout, et l'oeil n'y apercevait plus qu'une masse de ruines encore fumantes, et un peu plus loin plusieurs centaines de cadavres sans sépulture, et dont quelques-uns avaient déjà servi, de pâture aux oiseaux de proie et aux animaux féroces.

La saison même paraissait avoir subi un changement aussi complet. Une masse innombrable de vapeurs privait le soleil de sa chaleur en interceptant le passage de ses rayons. Ces vapeurs, qu'on avait vues s'élever au-dessus des montagnes et se diriger vers le nord, étaient alors repoussées vers le midi en longue nappe noire, par un vent impétueux, armé de toute la fureur d'un ouragan, et semblait déjà chargé des frimas de novembre. On ne voyait plus une foule de barques voguer sur l'Horican, qui battait avec violence contre la rive méridionale, comme s'il eût voulu rejeter sur les sables l'écume souillée de ses flots. On pouvait pourtant encore admirer sa limpidité constante; mais elle ne réfléchissait que le sombre nuage qui couvrait toute la surface du firmament. Cette atmosphère douce et humide, qui, quelques jours auparavant, faisait un des charmes de ce paysage, et adoucissait ce qu'il avait d'inculte et de sauvage, avait entièrement disparu, et le vent du nord, soufflant à travers cette longue pièce d'eau avec toute sa violence, ne laissait ni à l'oeil ni à l'imagination aucun objet digne de les occuper un instant.

Ce vent impétueux avait desséché l'herbe qui couvrait la plaine, comme si un feu dévorant y avait passé. Cependant une touffe de verdure s'élevait ça et là, comme pour offrir une trace de la fertilité future d'un sol qui venait de s'abreuver de sang humain. Tous ces environs, qui paraissaient si attrayants sous un beau ciel et au milieu d'une température agréable, présentaient alors une sorte de tableau allégorique de la vie, où les objets se montraient sous leurs couleurs saillantes, sans être adoucis par aucune ombre.

Mais si la violence de l'aquilon[53] fougueux permettait à peine d'apercevoir ces touffes solitaires de verdure qui avaient échappé à ses ravages, il ne laissait voir que trop distinctement les masses de rochers arides qui s'élevaient presque tout autour de la plaine, et l'oeil aurait en vain cherché un aspect plus doux dans le firmament, dont l'azur était dérobé à la vue par les vapeurs épaisses qui flottaient dans l'air avec rapidité.

Le vent était pourtant inégal; tantôt il rasait la surface de la terre avec une sorte de gémissement sourd qui semblait s'adresser à la froide oreille de la mort, tantôt, sifflant avec force dans les hautes régions de l'air, il pénétrait dans les bois, brisait les branches des arbres et jonchait le sol de leurs feuilles. Des corbeaux, luttant contre la fureur du vent, étaient les seules créatures vivantes qui animassent ce désert; mais dès qu'ils avaient dépassé dans leur vol le vert océan des forêts, ils s'abattaient sur le lieu qui avait été une scène de carnage pour y chercher une horrible pâture.

En un mot, tous les environs offraient une scène de désolation. On aurait dit que c'était une enceinte dont l'entrée était interdite à toutes les personnes, et où la mort avait frappé tous ceux qui s'étaient permis de la violer. Mais la prohibition n'existait plus, et pour la première fois depuis le départ de ceux qui avaient commis et laissé commettre cette oeuvre de sang et de carnage, des êtres humains osaient s'avancer vers cette scène épouvantable.

Dans la soirée du jour dont nous parlons, environ une heure avant le coucher du soleil, cinq hommes sortaient du défilé qui conduisait à travers les bois sur les bords de l'Hudson, et s'avançaient dans la direction du fort ruiné; D'abord leur marche était lente, et circonspecte, comme si c'eût été avec répugnance qu'ils se fussent approchés de cette scène d'horreur, ou qu'ils eussent craint de la voir se renouveler. Un jeune homme leste et agile marchait en avant des autres avec la précaution et l'activité d'un naturel du pays, montant sur toutes les hauteurs qu'il rencontrait pour reconnaître les environs, et indiquant par ses gestes à ses compagnons la route qu'il jugeait le plus prudent de suivre. De leur côté, ceux qui le suivaient ne manquaient ni de prudence ni de vigilance. L'un d'eux, et c'était aussi un Indien, se tenait à quelque distance sur le flanc, et fixait sans cesse sur la lisière du bois voisin des yeux accoutumés à distinguer le moindre signe qui annonçât la proximité de quelque danger. Les trois autres étaient des blancs, et ils avaient pris des vêtements dont la couleur et l'étoffe convenaient à leur entreprise dangereuse, celle de suivre la marche d'une armée nombreuse qui se retirait.

Les effets que produisait sur chacun d'eux le spectacle horrible qui se présentait à leur vue presque à chaque pas, variaient suivant le caractère des individus qui composaient cette petite troupe. Celui qui marchait en avant jetait un coup d'oeil furtif sur les victimes mutilées qu'il rencontrait en traversant légèrement la plaine, craignant de laisser apercevoir les émotions naturelles qu'il éprouvait, mais encore trop jeune pour résister à leur soudaine impulsion. L'autre Indien se montrait fort au-dessus d'une telle faiblesse. Il marchait à travers les groupes de cadavres d'un pas ferme et assuré, et avec un air si calme qu'il était facile de voir qu'il était depuis longtemps familiarisé avec de pareilles scènes.

Les sensations produites par ce spectacle sur l'esprit des trois blancs avaient aussi un caractère différent, quoiqu'elles fussent également douloureuses. L'un, dont le port martial, les cheveux blancs et les rides annonçaient, en dépit du déguisement qu'il avait pris, un homme habitué depuis longtemps aux suites affreuses de la guerre, ne rougissait pas de gémir tout haut quand les traces d'une cruauté plus ordinaire frappaient ses regards. Le jeune homme qui était à son côté frémissait d'horreur, mais semblait se contenir par ménagement pour son compagnon. Celui qui, marchant derrière eux, semblait former l'arrière-garde, paraissait seul se livrer sans contrainte et sans réserve à tous les sentiments qu'il éprouvait. Le spectacle le plus révoltant ne faisait pas mouvoir un seul de ses muscles; il le considérait d'un oeil sec, mais en indiquant par des imprécations et des malédictions l'horreur et l'indignation dont il était transporté.

Dans ces cinq individus le lecteur a sans doute déjà reconnu les deux Mohicans, leur ami blanc OEil-de-Faucon, le colonel Munro et le major Heyward. C'était un père qui cherchait ses enfants, avec le jeune homme qui prenait un si puissant intérêt à toute cette famille, et trois hommes qui avaient déjà donné tant de preuves de bravoure et de fidélité dans les circonstances cruelles que nous avons rapportées.

Quand Uncas, qui continuait à marcher en avant, fut à peu près à mi-chemin entre la forêt et les ruines de William-Henry, il poussa un cri qui attira sur-le-champ ses compagnons près de lui. Il venait d'arriver à l'endroit où les femmes sans défense avaient été massacrées par les sauvages, et où les corps, déjà attaqués par la corruption, étaient amoncelés. Quelque pénible que fût cette tâche, Munro et Duncan eurent le courage d'examiner avec attention tous ces cadavres plus ou moins mutilés, pour voir s'ils n'y reconnaîtraient pas les traits d'Alice et de Cora. Cet examen procura un peu de soulagement au père et à l'amant, qui non seulement n'y trouvèrent pas celles qu'ils y cherchaient avec tant de crainte de les apercevoir, mais qui même ne reconnurent, parmi le peu de vêtements que les meurtriers avaient laissés à leurs victimes, rien qui eût appartenu aux deux soeurs.

Ils n'en étaient pas moins condamnés aux tourments d'une incertitude presque aussi pénible que la plus cruelle vérité. Ils étaient debout, dans un silence mélancolique, devant cet horrible amas de cadavres, quand le chasseur adressa la parole à ses compagnons pour la première fois depuis leur départ.

— J'ai vu plus d'un champ de bataille, dit-il le visage enflammé de colère; j'ai suivi plus d'une fois des traces de sang pendant plusieurs milles: mais je n'ai jamais vu nulle part la main du diable si visiblement imprimée qu'elle l'est ici! L'esprit de vengeance est un sentiment qui appartient particulièrement aux Indiens, et tous ceux qui me connaissent savent qu'il ne coule pas une goutte de leur sang dans mes veines; mais je dois dire ici, à la face du ciel, que sous la protection du Seigneur, qui règne même sur ces déserts, si jamais un de ces coquins de Français qui ont souffert un tel massacre se trouve à portée de fusil, voici une arme qui jouera son rôle tant que sa pierre pourra produire une étincelle pour mettre le feu à la poudre. Je laisse le tomahawk et le couteau à ceux qui ont un don naturel pour s'en servir. Qu'en dites-vous, Chingachgook, ajouta-t-il en delaware, ces Hurons rouges se vanteront-ils de cet exploit à leurs squaws, quand les grandes neiges arriveront?

Un éclair de ressentiment passa sur les traits du Mohican: il tira à demi son couteau hors de sa gaine, et détournant ensuite les yeux, sa physionomie redevint aussi calme que s'il n'eût été agité par aucun mouvement de courroux.

— Montcalm! Montcalm! continua le chasseur vindicatif, d'une voix pleine d'énergie, les prêtres disent qu'il viendra un jour où tout ce qu'on aura fait dans la chair se verra d'un coup d'oeil, et avec des yeux qui n'auront plus rien de la faiblesse humaine. Malheur à celui qui est né pour avoir à rendre compte de ce qui s'est passé dans cette plaine!… Ah!… aussi vrai que mon sang est sans mélange, voilà parmi les morts une Peau-Rouge à qui on a enlevé sa chevelure!… Examinez-le, Chingachgook; c'est peut-être un de ceux qui vous manquent, et en ce cas il faudrait lui donner la sépulture, comme le mérite un brave guerrier… Je lis dans vos yeux, Sagamore; je vois qu'un Huron vous paiera le prix de cette vie avant que le vent ait emporte l'odeur du sang.

Le Mohican s'approcha du cadavre défiguré, et l'ayant retourné; il reconnut sur lui les marques distinctives d'une des Six Nations alliées, comme on les appelait, et qui, quoique combattant dans les rangs des Anglais, étaient ennemies mortelles de sa nation. Aussitôt, le repoussant du pied avec un air de dédain, il s'en éloigna avec la même indifférence que si c'eût été le cadavre d'un chien. Le chasseur comprit fort bien ce geste, et se livrant à la suite de ses propres idées, il continua les déclamations que le ressentiment lui inspirait contre le général français.

— Il n'appartient qu'à une sagesse infinie et à un pouvoir sans bornes, dit-il, de balayer ainsi tout à coup de la surface de la terre une pareille multitude d'hommes; car Dieu seul sait quand il doit frapper ou retenir son bras. Et quel être aurait le pouvoir de remplacer une seule des créatures qu'il prive du jour? Quant à moi, je me fais même scrupule de tuer un second daim avant d'avoir mangé le premier, à moins que je n'aie à faire une longue marche, ou à rester en embuscade. C'est tout autre chose quand on se trouve sur un champ de bataille en face de l'ennemi; car alors il faut qu'on meure le fusil ou le tomahawk à la main, suivant qu'on a la peau blanche ou rouge. Uncas, venez par ici, et laissez ce corbeau descendre sur le Mingo. Je sais par expérience que ces créatures ont naturellement un goût particulier pour la chair d'un Onéida: et à quoi bon empêcher l'oiseau de se satisfaire?

— Hugh! s'écria le jeune Mohican en se levant sur la pointe des pieds, et les yeux fixés sur la lisière du bois en face; et cette interjection détermina le corbeau à aller chercher sa pâture un peu plus loin.

— Qu'y a-t-il donc? demanda le chasseur en baissant la voix, et en se courbant comme une panthère qui va s'élancer sur sa proie. Dieu veuille que ce soit quelque traîneur français qui rôde dans les environs pour piller les morts, quoiqu'on ne leur ait pas laissé grand chose: je crois que mon tueur de daims enverrait en ce moment une balle droit au but.

Uncas ne répondit rien; mais bondissant avec la légèreté d'un faon, il fut en un instant sur la lisière du bois, brisa une branche d'épines, et en détacha un lambeau du voile vert de Cora, qu'il agita en triomphe au-dessus de sa tête. Le second cri que poussa le jeune Mohican et ce léger tissu eurent bientôt attiré près de lui ses autres compagnons.

— Ma fille! s'écria Munro d'une voix entrecoupée; qui me rendra ma fille!

— Uncas le tâchera, répondit le jeune Indien avec autant de simplicité que de chaleur.

Cette promesse et l'accent avec lequel elle fut faite ne produisirent aucun effet sur le malheureux père, qui avait à peine entendu les paroles d'Uncas. Saisissant le lambeau du voile de Cora, il le serra dans sa main tremblante, tandis que ses yeux égarés se promenaient sur les buissons voisins, comme s'il eût espéré qu'ils allaient lui rendre sa fille, ou qu'il eût craint de n'y retrouver que ses restes ensanglantés.

— Il n'y a point de morts ici, dit Heyward d'une voix creuse et presque étouffée par la crainte; il ne paraît pas que l'orage se soit dirigé de ce côté.

— Cela est évident et plus clair que le firmament, dit OEil-de- Faucon avec son sang-froid imperturbable; mais il faut que ce soit elle ou ceux qui l'ont enlevée qui aient passé par ici; car je me rappelle fort bien que le voile qu'elle portait pour cacher un visage que tout le monde aimait à voir était semblable à cette gaze.

— Oui, Uncas, vous avez raison, répondit-il à quelques mots que celui-ci lui avait adressés en delaware; je crois que c'est elle- même qui a passé par ici. Elle aura fui dans les bois comme un daim effarouché; et dans le fait, quel est l'être qui, ayant des jambes, serait resté pour se faire assommer? Maintenant cherchons les traces qu'elle a dû laisser, et nous les trouverons; car je croirais volontiers quelquefois que les yeux d'un Indien reconnaîtraient dans l'air les marques du passage d'un oiseau- mouche.

— Que le ciel vous bénisse, digne homme! s'écria le père vivement agité; que Dieu vous récompense! Mais où peuvent-elles avoir fui? où trouverons-nous mes deux filles?

Pendant ce temps, le jeune Mohican s'occupait déjà avec activité de la recherche dont OEil-de-Faucon venait de parler; et Munro avait à peine fini une question à laquelle il ne pouvait guère espérer une réponse satisfaisante, qu'il poussa une nouvelle exclamation de joie à peu de distance le long de la même lisière du bois. Ses compagnons coururent à lui et il leur remit un autre fragment du même voile, qu'il avait trouvé accroché à la dernière branche d'un bouleau.

— Doucement! doucement! dit OEil-de-Faucon en étendant sa longue carabine pour empêcher Heyward de courir en avant: il ne faut pas que trop d'ardeur risque de nous détourner de la voie sur laquelle nous sommes. Un pas fait sans précaution peut nous donner des heures d'embarras. Nous sommes sur la piste; c'est ce qu'on ne peut nier.

— Mais par où faut-il prendre pour les suivre? demanda Heyward avec quelque impatience.

— Le chemin qu'elles peuvent avoir pris dépend de bien des circonstances, répondit le chasseur: si elles sont seules, elles peuvent avoir marché en tournant, au lieu de suivre une ligne droite, et dans ce cas il est possible qu'elles ne soient qu'à une douzaine de milles de nous. Si au contraire elles sont emmenées par les Hurons ou par quelques autres Indiens alliés des Français, il est à croire qu'elles sont déjà sur les frontières du Canada. Mais qu'importe! ajouta-t-il en voyant l'inquiétude et le désappointement se peindre sur tous les traits du colonel et du major; nous voici, les deux Mohicans et moi, à un bout de leur piste, et nous arriverons à l'autre, quand il serait à cent lieues. Pas si vite! Uncas! pas si vite! vous êtes aussi impatient que si vous étiez né dans les colonies. Vous oubliez que des pieds légers ne laissent pas de traces bien profondes.

— Hugh! s'écria Chingachgook qui s'occupait à examiner des broussailles qu'on paraissait avoir froissées pour s'ouvrir un passage dans la forêt, et qui, se redressant de toute sa hauteur, dirigeait une main vers la terre, dans l'attitude et avec l'air d'un homme qui voit un reptile dégoûtant.

— C'est l'impression évidente du pied d'un homme! s'écria Duncan en se baissant pour examiner l'endroit désigné. Il est venu sur le bord de cette mare d'eau; on ne peut s'y tromper. Cela n'est que trop sûr, elles sont prisonnières.

— Cela vaut mieux que de mourir de faim en errant dans les bois, dit tranquillement OEil-de-Faucon, et nous n'en serons que plus sûrs de ne pas perdre leurs traces. Maintenant je gagerais cinquante peaux de castor contre cinquante pierres à fusil, que les Mohicans et moi nous trouverons les wigwams des coquins avant qu'un mois soit écoulé. Baissez-vous, Uncas, et voyez si vous ne pourrez rien faire de ce mocassin; car c'est évidemment la marque d'un mocassin, et non celle d'un soulier.

Le jeune Mohican s'agenouilla, écarta avec beaucoup de précaution quelques feuilles sèches qui auraient gêné son examen, qu'il fit avec autant de soin qu'un avare considère une pièce d'or qui lui semble suspecte. Enfin il se releva d'un air qui annonçait qu'il était satisfait du résultat de ses recherches.

— Eh bien! demanda le chasseur, que vous a-t-il dit? En avez-vous pu faire quelque chose?

— C'est le Renard-Subtil.

— Encore ce maudit rôdeur! Nous n'en serons, débarrassés que lorsque mon tueur de daims aura pu lui dire un mot d'amitié.

Cette annonce parut à Heyward un présage de nouveaux malheurs, et quoiqu'il fût porté à en admettre la vérité, il exprima des doutes dans lesquels il trouvait une consolation.

— Il peut y avoir ici quelque méprise, dit-il: un mocassin est si semblable à un autre!

— Un mocassin semblable à un autre! s'écria OEil-de-Faucon; autant vaudrait dire que tous les pieds se ressemblent, et cependant tout le monde sait qu'il y en a de longs et de courts, de larges et d'étroits; que ceux-ci ont le cou-de-pied plus haut, ceux-là plus bas; que les uns marchent en dehors, les autres en dedans. Les mocassins ne se ressemblent pas plus que les livres, quoique ceux qui lisent le mieux dans ceux-ci ne soient pas les plus capables de bien distinguer ceux-là. Tout cela est ordonné pour le mieux, afin de laisser à chacun ses avantages naturels. Faites-moi place, Uncas; qu'il s'agisse de livres ou de mocassins, deux opinions valent toujours mieux qu'une.

Il se baissa à son tour, examina la trace avec attention, et se releva au bout de quelques instants.

— Vous avez raison, Uncas, dit-il: c'est la trace que nous avons vue si souvent l'autre jour, quand nous lui donnions la chasse, et le drôle ne manquera jamais de boire quand il en trouvera l'occasion. Vos Indiens buveurs marchent toujours en étalant et en appuyant le pied plus que le sauvage naturel, parce qu'un ivrogne a besoin d'une base plus solide, que sa peau soit rouge ou blanche. C'est justement la même longueur et la même largeur. Examinez à votre tour, Sagamore; vous avez mesuré plus d'une fois les traces de cette vermine, quand nous nous sommes mis à sa poursuite depuis le rocher de Glenn jusqu'à la source de Santé.

Chingachgook s'agenouilla à son tour, et après un court examen il se releva, et prononça d'un air grave, quoique avec un accent étranger, le mot Magua.

— Oui, dit OEil-de-Faucon, c'est une chose décidée; la jeune dame aux cheveux noirs et Magua ont passé par ici.

— Et Alice? demanda Heyward en tremblant.

— Nous n'en avons encore aperçu aucune trace, répondit le chasseur tout en examinant avec attention les arbres, les buissons et la terre. Mais que vois-je là-bas? Uncas, allez chercher ce qui est par terre, près de ce buisson d'épines.

Le jeune Indien obéit à l'instant, et dès qu'il eut remis au chasseur l'objet qu'il venait de ramasser, celui-ci le montra à ses compagnons en riant de bon coeur, mais d'un air de dédain.

— C'est le joujou, le sifflet de notre chanteur, dit-il; il a donc passé par ici, et maintenant nous aurons des traces qu'un prêtre même pourrait suivre. Uncas, cherchez les marques d'un soulier assez long et assez large pour contenir un pied capable de soutenir une masse de chair mal bâtie, de six pieds deux pouces de hauteur. Je commence à ne pas désespérer de ce bélître[54], puisqu'il a abandonné ce brimborion[55], peut-être pour commencer un métier plus utile.

— Du moins il a été fidèle à son poste, dit Heyward, et Cora et
Alice ont encore un ami auprès d'elles.

— Oui, dit OEil-de-Faucon en appuyant par terre la crosse de son fusil et en baissant la tête sur le canon avec un air de mépris évident; un ami qui sifflera tant qu'elles le voudront. Mais tuera-t-il un daim pour leur dîner? Reconnaîtra-t-il son chemin par la mousse des arbres? Coupera-t-il le cou d'un Huron pour les défendre? S'il ne peut rien faire de tout cela, le premier oiseau- moqueur[56] qu'il rencontrera est aussi adroit que lui. Eh bien! Uncas, trouvez-vous quelque chose qui ressemble à l'impression d'un pareil pied?

— Voici une trace qui paraît avoir été formée par un pied humain, dit Heyward, qui saisit avec plaisir cette occasion pour changer le sujet d'une conversation qui lui déplaisait, parce qu'il savait le meilleur gré à David de ne pas avoir abandonné les deux soeurs; croyez-vous que ce puisse être le pied de notre ami?

— Touchez les feuilles avec plus de précaution! s'écria le chasseur, ou vous gâterez toute l'empreinte. Cela! c'est la marque d'un pied, mais de celui de la chevelure noire, et il est assez petit pour une si belle taille: le talon du chanteur le couvrirait tout entier.

— Où? Laissez-moi voir les traces des pieds de ma fille! s'écria Munro en s'avançant à travers les buissons, et se mettant à genoux pour en rapprocher ses regards.

Quoique le pas qui avait laissé cette marque eût été léger et rapide, elle était pourtant encore suffisamment visible, et les yeux du vétéran s'obscurcirent en la considérant; car, lorsqu'il se releva, Duncan remarqua qu'il avait mouillé de ses larmes la trace du passage de sa fille. Voulant le distraire d'une angoisse qui menaçait d'éclater à chaque instant, et qui l'aurait rendu incapable des efforts qu'il avait à faire, il dit au chasseur:

— Maintenant que nous avons trouvé ces signes infaillibles, ne perdons pas un instant pour nous mettre en marche. En de pareilles circonstances, chaque minute doit paraître un siècle aux malheureuses prisonnières.

— Ce n'est pas toujours le chien qui court le plus vite qui attrape le daim, répondit OEil-de-Faucon sans cesser d'avoir les yeux attachés sur les indices de passage qui avaient été découverts. Nous savons que le Huron rôdeur a passé par ici, ainsi que la chevelure noire et le chanteur; mais la jeune dame aux cheveux blonds et aux yeux bleus, qu'est-elle devenue? Quoique plus petite et beaucoup moins brave que sa soeur, elle est bonne à voir et agréable à entendre. D'où vient que personne ne parle d'elle? N'a-t-elle pas d'amis ici?

— À Dieu ne plaise qu'elle en manque jamais! s'écria Duncan avec chaleur. Mais pourquoi une telle question? Ne sommes-nous pas occupés à la chercher? Quant à moi, je continuerai ma poursuite jusqu'à ce que je l'aie trouvée.

— En ce pas, nous pourrons avoir à marcher par différents chemins, dit le chasseur, car il est constant qu'elle n'a point passé par ici. Quelque léger que puisse être son pas, nous en aurions aperçu quelques traces.

Heyward fit un pas en arrière, et toute son ardeur parut s'éteindre et céder à l'accablement. Le chasseur, après avoir réfléchi un instant, continua sans faire la moindre attention au changement de physionomie du major.

— Il n'existe pas dans les bois, dit-il, une femme dont le pied puisse laisser une pareille empreinte. Elle a donc été faite par celui de la chevelure noire ou de sa soeur. Les deux haillons que nous avons trouvés prouvent que la première a passé par ici; mais où sont les indices du passage de l'autre? N'importe; suivons les traces qui se présentent, et si nous n'en voyons pas d'autres, nous retournerons dans la plaine pour chercher une autre voie. Avancez, Uncas, et ayez toujours l'oeil sur les feuilles sèches; je me charge d'examiner Les buissons. Allons, mes amis, en avant; voilà le soleil qui descend derrière les montagnes.

— Et moi, demanda Heyward, n'y a-t-il rien que je puisse faire?

— Vous, dit OEil-de-Faucon qui était déjà en marche ainsi, que ses deux amis rouges, marchez derrière nous, et si vous apercevez quelques traces, prenez garde d'y rien gâter.

Il y avait à peine quelques minutes qu'ils marchaient quand les deux Indiens s'arrêtèrent pour examiner de nouveau quelques signes sur la terre; Le père et le fils se parlaient à voix haute et avec vivacité; tantôt les yeux fixés sur l'objet qui occasionnait leur discussion, tantôt se regardant l'un l'autre avec un air de satisfaction non équivoque.

— Il faut qu'ils aient trouvé le petit pied! s'écria OEil-de- Faucon en courant à eux sans penser davantage à la part qu'il s'était réservée dans la recherche générale. Qu'avons nous ici? Quoi! il y a eu une embuscade en ce lieu? Eh non! par le meilleur fusil qui soit sur toutes les frontières, voilà encore les chevaux dont les jambes de chaque côté marchent en même temps! Il n'y a plus de secret à présent, la chose est aussi claire que l'étoile du nord à minuit. Ils sont à cheval. Voilà le sapin où les chevaux ont été attachés, car ils ont piétiné tout autour, et voilà le grand sentier qui conduit vers le nord, dans le Canada.

— Mais nous n'avons encore aucune preuve qu'Alice, que miss Munro la jeune, fût avec sa soeur, dit Duncan.

— Non, répondit le chasseur, à moins que nous n'en trouvions une dans je ne sais quoi que le jeune Mohican vient de ramasser. Passez nous cela, Uncas, afin que nous puissions l'examiner.

Heyward reconnut sur-le-champ un bijou qu'Alice aimait à porter; et avec la mémoire fidèle d'un amant, il se souvint qu'il le lui avait vu au cou dans la fatale matinée du jour du massacre. Il se hâta de l'annoncer à ses compagnons, et le plaça sur son coeur avec tant de vivacité que le chasseur crut qu'il l'avait laissé tomber, et se mit à le chercher par terre.

— Ah! dit-il après avoir inutilement écarté les feuilles avec la crosse de son fusil, c'est un signe certain de vieillesse quand la vue commence à baisser. Un joyau si brillant, et ne pas l'apercevoir! N'importe! j'y vois encore assez pour guider une balle qui sort du canon de mon fusil, et cela suffit pour arranger toutes les disputes entre les Mingos et moi. J'aurais pourtant été bien aise de retrouver cette babiole, quand ce n'aurait été que pour la rendre à celle à qui elle appartient; ce serait ce que j'appelle bien rejoindre les deux bouts d'une longue piste; car à présent le fleuve Saint-Laurent et peut-être même les grands lacs sont déjà entre elles et nous.

— Raison de plus pour ne pas nous arrêter, dit Heyward; remettons-nous en marche sur-le-champ.

— Jeune sang et sang chaud sont, dit-on, à peu près la même chose, répliqua OEil-de-Faucon. Nous ne partons pas pour chasser les écureuils ou pour pousser un daim dans l'Horican. Nous commençons une course qui durera des jours et des nuits, et nous avons à traverser des déserts où les pieds de l'homme ne se montrent que bien rarement, et où toutes les connaissances de vos livres ne pourraient vous guider. Jamais un Indien ne part pour une pareille expédition sans avoir fumé devant le feu du conseil; et quoique je sois un homme blanc, dont le sang est sans mélange, j'approuve leur usage en ce cas, parce qu'il donne le temps de la réflexion. D'ailleurs nous pourrions perdre notre piste pendant l'obscurité. Nous retournerons donc sur nos pas; nous allumerons notre feu cette nuit dans les ruines du vieux fort, et demain à la pointe du jour nous serons frais, dispos, et prêts à accomplir notre entreprise en hommes, et non comme des femmes bavardes ou des enfants impatients.

Au ton et aux manières du chasseur, Heyward vit sur-le-champ qu'il serait inutile de lui faire des remontrances. Munro était retombé dans cette sorte d'apathie dont il sortait rarement depuis ses dernières infortunes, et dont il ne pouvait être tiré momentanément que par quelque forte émotion. Se faisant donc une vertu de la nécessité, le jeune major donna le bras au vétéran, et ils suivirent le chasseur et les deux Indiens, qui étaient déjà en marche en se dirigeant du côté de la plaine.

Chapitre IXX

SAI. S'il ne te rembourse pas, bien certainement tu ne prendras pas sa chair; à quoi te servirait-elle? LE JUIF. À en faire des appâts pour les poissons; et si elle ne satisfait pas leur appétit, elle assouvira du moins ma soif de vengeance.

Shakespeare, Le marchand de Venise.

Les ombres du soir étaient venues augmenter l'horreur des ruines de William-Henry, quand nos cinq compagnons y arrivèrent. Le chasseur et les deux Mohicans s'empressèrent de faire leurs préparatifs pour y passer la nuit, mais d'un air grave et sérieux qui prouvait que l'horrible spectacle qu'ils avaient eu sous les yeux avait fait sur leur esprit plus d'impression qu'ils ne voulaient en laisser voir. Quelques poutres à demi brûlées furent appuyées par un bout contre un mur, pour former une espèce d'appentis, et quand Uncas les eut couvertes avec des branches, cette demeure précaire fut terminée. Le jeune Indien montra du doigt cet abri grossier, dès qu'il eut terminé ses travaux, et Heyward, qui entendit le langage de ce geste silencieux, y conduisit Munro et le pressa de prendre quelque repos. Laissant le vétéran seul avec ses chagrins, il retourna sur-le-champ en plein air, se trouvant trop agité pour suivre le conseil qu'il venait de donner à son vieil ami.

Tandis qu'OEil-de-Faucon et ses deux compagnons allumaient leur feu et prenaient leur repas du soir, repas frugal qui ne consistait qu'en chair d'ours séchée, le jeune major monta sur les débris d'un bastion qui dominait sur l'Horican. Le vent était tombé, et les vagues frappaient avec moins de violence et plus de régularité contre le rivage sablonneux qui était sous ses pieds. Les nuages, comme fatigués de leur course impétueuse, commençaient à se diviser; les plus épais se rassemblant en masses noires à l'horizon, et les plus légers, planant encore sur les eaux du lac et sur le sommet des montagnes, comme une volée d'oiseaux effrayés, mais qui ne peuvent se résoudre à s'éloigner de l'endroit où ils ont laissé leurs nids. Çà et là une étoile brillante luttait contre les vapeurs qui roulaient encore dans l'atmosphère, et semblait un rayon lumineux perçant la sombre voûte du firmament. Des ténèbres impénétrables couvraient déjà les montagnes qui entouraient les environs, et la plaine était comme un vaste cimetière abandonné, où règne le silence de la mort au milieu de ceux qu'elle a frappés.

Duncan resta quelque temps à contempler une scène si bien d'accord avec tout ce qui s'était passé. Ses regards se tournaient tour à tour vers les ruines, au milieu desquelles le chasseur et ses deux amis étaient assis autour d'un bon feu, et vers la faible lueur qu'on distinguait encore du côté du couchant, par le rouge pâle dont elle teignait les nuages, et se reposait ensuite sur cette sombre obscurité qui bornait sa vue à l'enceinte où tant de morts étaient étendus.

Bientôt il crut entendre s'élever de cet endroit des sons inintelligibles, si bas, si confus, qu'il ne pouvait ni s'en expliquer la nature, ni même se convaincre qu'il ne se trompait pas. Honteux des inquiétudes auxquelles il se livrait malgré lui, il chercha à s'en distraire en jetant les yeux sur le lac, et en contemplant les étoiles qui se réfléchissaient sur sa surface mouvante. Cependant son oreille aux aguets l'avertit de la répétition des mêmes sons, comme pour le mettre en garde contre quelque danger caché. Il y donna alors toute son attention, et le bruit qu'il entendit enfin partir plus distinctement du sein des ténèbres lui parut celui que produirait une marche rapide.

Ne pouvant plus maîtriser son inquiétude, il appela le chasseur à voix basse, et l'invita à venir le trouver. Celui-ci prit son fusil sous son bras, et se rendit près du major d'un pas si lent, et avec un air si calme et si insouciant, qu'il était facile de juger qu'il se croyait en toute sûreté dans la situation où il était.

— Écoutez, lui dit Duncan lorsque le chasseur se fut placé tranquillement à son côté; j'entends dans la plaine des sons qui peuvent prouver que Montcalm n'a pas encore entièrement abandonné sa conquête.

— En ce cas, les oreilles valent mieux que les yeux, répondit le chasseur avec sang-froid, en s'occupant en même temps à finir la mastication d'un morceau de chair d'ours dont il avait la bouche pleine; je l'ai vu moi-même entrer dans le Ty avec toute son armée; car vos Français, quand ils ont remporté un succès, aiment assez s'en retourner chez eux pour le célébrer par des danses et des fêtes.

— Cela est possible, mais un Indien dort rarement pendant la guerre, et l'envie de piller peut retenir ici un Huron, même après le départ de ses compagnons. Il serait prudent d'éteindre le feu et de rester aux écoutes. Écoutez! n'entendez-vous pas le bruit dont je vous parle?

— Un Indien rôde rarement au milieu des morts. Quand il a le sang échauffé et qu'il est en fureur, il est toujours prêt à tuer et n'est pas très scrupuleux sur les moyens; mais quand il a enlevé la chevelure de son ennemi, et que l'esprit est séparé du corps, il oublie son inimitié, et laisse au mort le repos qui lui est dû; En parlant des esprits, major, croyez-vous que les Peaux-Rouges et nous autres blancs nous ayons un jour le même paradis?

— Sans doute, sans doute. Ah! J'ai cru entendre encore les mêmes sons, mais c'était peut-être le bruit des feuilles de ce bouleau.

— Quant à moi, continua OEil-de-Faucon en tournant la tête un instant avec nonchalance du côté qu'Heyward lui désignait, je crois que le paradis doit être un séjour de bonheur et que par conséquent chacun y sera traité suivant ses goûts et ses inclinations. Je pense donc, moi, que les Peaux-Rouges ne s'éloignent pas beaucoup de la vérité en croyant qu'après leur mort ils iront dans de beaux bois remplis de gibier, comme le disent toutes leurs traditions. Et, quant à cela, je crois que ce ne serait pas une honte pour un blanc dont le sang est sans mélange, que de passer son temps à…

— Eh bien! vous l'entendez à présent?

— Oui, oui; quand la pâture est abondante, les loups sont en campagne comme lorsqu'elle est rare. S'il faisait clair, et qu'on en eût le loisir, on n'aurait que la peine de choisir leurs plus belles peaux. Mais pour en revenir à la vie du paradis, major, j'ai entendu les prédicateurs dire que le ciel est un séjour de félicité; mais tous les hommes ne sont pas d'accord dans leurs idées relativement au bonheur. Moi, par exemple, soit dit sans manquer de respect aux volontés de la Providence, je n'en trouverais pas un très grand à être enfermé toute la journée pour entendre prêcher, vu mon penchant naturel pour le mouvement et pour la chasse.

Duncan qui, d'après l'explication du chasseur, croyait reconnaître la nature du bruit qui l'avait inquiété, donnait alors plus d'attention aux discours de son compagnon, et était curieux de voir où le mènerait cette discussion.

— Il est difficile, dit-il, de rendre compte des sentiments que l'homme éprouvera lors de ce grand et dernier changement.

— C'en serait un terrible, reprit le chasseur suivant le fil de la même idée, pour un homme qui a passé tant de jours et de nuits en plein air. Ce serait comme si l'on s'endormait près de la source de l'Hudson, et qu'on se réveillât à côté d'une cataracte. Mais c'est une consolation de savoir que nous servons un maître miséricordieux, quoique nous le fassions chacun à notre manière, et que nous soyons séparés de lui par d'immenses déserts. Ah! qu'est-ce que j'entends?

— N'est-ce pas le bruit que font les loups en cherchant leur proie, comme vous venez de le dire? demanda Duncan.

OEil-de-Faucon secoua la tête, et fit signe au major de le suivre dans un endroit que la lumière du feu n'éclairait pas. Après avoir pris cette précaution, il se plaça dans une attitude d'attention, et écouta de toutes ses oreilles, dans l'attente que le bruit qui les avait enfin frappées se répéterait. Mais sa vigilance fut inutile, et après quelques minutes de silence complet, il dit à Heyward à demi-voix:

— Il faut que nous appelions Uncas; il a les sens d'un Indien, et il entendra ce que nous ne pouvons entendre; car étant une Peau- Blanche, je ne puis renier ma nature.

En achevant ces mots, il imita le cri du hibou. Ce son fit tressaillir le jeune Mohican, qui s'entretenait avec son père près du feu. Il se leva sur-le-champ, regarda de différents côtés pour s'assurer d'où partait ce cri, et le chasseur l'ayant répété, Duncan aperçut Uncas qui s'approchait d'eux avec précaution.

OEil-de-Faucon lui donna quelques instructions en peu de mots, en langue delaware, et dès que le jeune Indien eut appris ce dont il s'agissait, il s'éloigna de quelques pas, s'étendit le visage contre terre, et, aux yeux d'Heyward, parut y rester dans un état d'immobilité parfaite. Quelques minutes se passèrent. Enfin le major, surpris qu'il restât si longtemps dans cette attitude, et curieux de voir de quelle manière il se procurait les renseignements qu'on désirait, s'avança vers l'endroit où il l'avait vu tomber; mais, à son grand étonnement, il trouva en y arrivant qu'Uncas avait disparu, et que ce qu'il avait pris pour son corps étendu par terre n'était qu'une ombre produite par quelques ruines.

— Qu'est donc devenu le jeune Mohican? demanda-t-il au chasseur dès qu'il fut de retour auprès de lui; je l'ai vu tomber en cet endroit, et je pourrais faire serment qu'il ne s'est pas relevé.

— Chut! parlez plus bas! Nous ne savons pas quelles oreilles sont ouvertes autour de nous, et les Mingos sont d'une race qui en a de bonnes. Uncas est parti en rampant: il est maintenant dans la plaine, et si quelque Maqua se montre a lui, il trouvera à qui parler.

— Vous croyez donc que Montcalm n'a pas emmené tous ses Indiens? Donnons l'alarme à nos compagnons, et préparons nos armes; nous sommes cinq, et jamais un ennemi ne nous a fait peur.

— Ne leur dites pas un mot, si vous faites cas de la vie! Voyez le Sagamore assis devant son feu! n'a-t-il pas l'air d'un grand chef indien? S'il y a quelques rôdeurs dans les environs, ils ne se douteront pas à ses traits que nous soupçonnons qu'un danger nous menace.

— Mais ils peuvent le découvrir, et lui envoyer une flèche ou une balle presque à coup sûr. La clarté du feu le rend trop visible, et il deviendra très certainement la première victime.

— On ne peut nier qu'il y ait de la raison dans ce que vous dites, répondit OEil-de-Faucon d'un air qui annonçait plus d'inquiétude qu'il n'en avait encore montré; mais que pouvons-nous faire? le moindre mouvement suspect peut nous faire attaquer avant que nous soyons prêts à résister. Il sait déjà, par le signal que j'ai fait à Uncas, qu'il se passe quelque chose d'inattendu, et je vais l'avertir par un autre que nous sommes à peu de distance de quelques Mingos. Sa nature indienne lui dira alors ce qu'il doit faire.

Le chasseur approcha ses doigts de sa bouche, et fit entendre une sorte de sifflement qui fit tressaillir Duncan, comme s'il avait entendu un serpent. Chingachgook avait la tête appuyée sur une main, et semblait se livrer à ses réflexions quand il entendit le signal que semblait lui donner le reptile dont il portait le nom. Il releva la tête, et ses yeux noirs se tournèrent à la hâte autour de lui. Ce mouvement subit, et peut-être involontaire, ne dura qu'un instant, et fut le seul symptôme de surprise et d'alarme qu'on pût remarquer en lui. Il ne toucha pas son fusil, qui était à portée de sa main; son tomahawk, qu'il avait détaché de sa ceinture pour être plus à l'aise, resta par terre à côté de lui. Il reprit sa première attitude, mais en appuyant sa tête sur son autre main, comme pour faire croire qu'il n'avait fait ce mouvement que pour délasser l'autre bras, et il attendit l'événement avec un calme et une tranquillité dont tout autre qu'un Indien eût été incapable.

Heyward remarqua pourtant que tandis qu'à des yeux moins attentifs le chef mohican pouvait paraître sommeiller, ses narines étaient plus ouvertes que de coutume; sa tête était tournée un peu de côté, comme pour entendre plus facilement le moindre son, et ses yeux lançaient des regards vifs et rapides sur tous les objets.

— Voyez ce noble guerrier! dit OEil-de-Faucon à voix basse, en prenant le bras d'Heyward; il sait que le moindre geste déconcerterait notre prudence, et nous mettrait tous à la merci de ces coquins de …

Il fut interrompu par un éclair produit par un coup de mousquet; une détonation le suivit, et l'air fut rempli d'étincelles de feu autour de l'endroit où les yeux d'Heyward étaient encore attachés avec admiration. Un seul coup d'oeil l'assura que Chingachgook avait disparu pendant cet instant de confusion. Cependant le chasseur avait armé son fusil, se tenant prêt à s'en servir et n'attendant que l'instant où quelque ennemi se montrerait à ses yeux. Mais l'attaque parut se terminer avec cette vaine tentative contre la vie de Chingachgook. Deux ou trois fois les deux compagnons crurent entendre un bruit éloigné dans les broussailles; mais les yeux exercés du chasseur reconnurent bientôt une troupe de loups qui fuyaient, effrayés sans doute par le coup de fusil qui venait d'être tiré. Après un nouveau silence de quelques minutes qui se passèrent dans l'incertitude et l'impatience, on entendit un grand bruit dans l'eau, et il fut immédiatement suivi d'un second coup de feu.

— C'est le fusil d'Uncas, dit le chasseur; j'en connais le son aussi bien qu'un père connaît la voix de son fils. C'est une bonne carabine; et je l'ai portée longtemps avant d'en avoir une meilleure.

— Que veut dire tout cela? demanda Duncan; il paraît que des ennemis nous guettent et ont juré notre perte.

— Le premier coup qui a été tiré prouve qu'ils ne nous voulaient pas du bien, et voici un Indien qui prouve aussi qu'ils ne nous ont pas fait de mal, répondit OEil-de-Faucon en voyant Chingachgook reparaître à peu de distance du feu.

Et s'avançant vers lui:

— Eh bien! qu'est-ce, Sagamore? lui dit-il; les Mingos nous attaquent-ils tout de bon, ou n'est-ce qu'un de ces reptiles qui se tiennent sur les derrières d'une armée pour tâcher de voler la chevelure d'un mort, et aller se vanter à leurs squaws de leurs exploits contre les Visages-Pâles?

Chingachgook reprit sa place avec le plus grand sang-froid, et ne fit aucune réponse avant d'avoir examiné un tison qu'avait frappé la balle qui lui était destinée. Ensuite, levant un doigt, il se borna à prononcer en anglais la monosyllabe «hum».

— C'est comme je le pensais, dit le chasseur en s'asseyant auprès de lui; et comme il s'est mis à couvert dans le lac avant qu'Uncas lâchât son coup, il est plus que probable qu'il s'échappera, et qu'il ira conter forte mensonges comme quoi il avait dresse une embuscade à deux Mohicans et à un chasseur blanc; car les deux officiers ne peuvent pas compter pour grand chose dans ce genre d'escarmouches. Eh bien! qu'il aille! il y a des honnêtes gens partout, quoiqu'il ne s'en trouve guère parmi les Maquas, comme Dieu le sait; mais il peut se rencontrer, même parmi eux, quelque brave homme qui se moque d'un fanfaron quand il se vante contre toute raison. Le plomb de ce coquin vous a sifflé aux oreilles, Sagamore.

Chingachgook jeta un coup d'oeil calme et insouciant vers le tison que la balle avait frappé, et conserva son attitude avec un sang- froid qu'un pareil incident ne pouvait troubler. Uncas arriva en ce moment, et s'assit devant le feu près de ses amis, avec le même air d'indifférence et de tranquillité que son père.

Heyward suivait des yeux tous leurs mouvements avec un vif intérêt mêlé d'étonnement et de curiosité; et il était porté à croire que le chasseur et les deux Indiens avaient de secrets moyens d'intelligence qui échappaient à son attention. Au lieu de ce récit détaillé qu'un jeune Européen se serait empressé de faire pour apprendre à ses compagnons, peut-être même avec quelque exagération, ce qui venait de se passer au milieu des ténèbres qui couvraient la plaine; il semblait que le jeune guerrier se contentât de laisser ses actions parler pour lui. Dans le fait ce n'était ni le lieu ni le moment qu'un Indien aurait choisi pour se vanter de ses exploits; et il est probable que si Heyward n'eût pas fait de questions, pas un seul mot n'aurait été prononcé alors sur ce sujet.

— Qu'est devenu notre ennemi, Uncas? lui demanda-t-il; nous avons entendu votre coup de fusil, et nous espérions que vous ne l'auriez pas tiré en vain.

Le jeune Mohican releva un pan de son habit, et montra le trophée sanglant de sa victoire, une chevelure qu'il avait attachée à sa ceinture.

Chingachgook y porta la main, et la regarda un instant avec attention. La laissant ensuite retomber avec un dédain bien prononcé, il s'écria:

— Hugh! Onéida!

— Un Onéida! répéta le chasseur qui commençait à perdre son air animé pour prendre une apparence d'apathie semblable à celle de ses deux compagnons, mais qui s'avança avec curiosité pour examiner ce gage hideux du triomphe; au nom du ciel! si les Onéidas nous suivent tandis que nous suivons les Hurons, nous nous trouverons entre deux bandes de diables! Eh bien! aux yeux d'un blanc, il n'y a pas de différence entre cette chevelure et celle d'un autre Indien, et cependant le Sagamore assure qu'elle a poussé sur la tête d'un Mingo, et il désigne même sa peuplade!

— Et vous, Uncas, qu'en dites-vous? de quelle nation était le coquin que vous avez justement expédié?

Uncas leva les yeux sur le chasseur, et lui répondit avec sa voix douce et musicale:

— Onéida.

— Encore Onéida! s'écria OEil-de-Faucon. Ce que dit un indien est ordinairement vrai; mais quand ce qu'il dit est confirmé par un autre, on peut le regarder comme paroles d'évangile.

— Le pauvre diable s'est mépris, dit Heyward; il nous a pris pour des Français; il n'aurait pas attaqué les jours d'un ami.

— Prendre un Mohican, peint des couleurs de sa nation, pour un Huron! s'écria le chasseur; autant voudrait dire qu'on pourrait prendre les habits blancs des grenadiers de Montcalm pour les vestes rouges des Anglais. Non, non; le reptile savait bien ce qu'il faisait, et il n'y a pas eu de méprise dans cette affaire, car il n'y a pas beaucoup d'amitié perdu entre un Mingo et un Delaware, n'importe du côté de quels blancs leurs peuplades soient rangées. Et quant à cela, quoique les Onéidas servent Sa Majesté le roi d'Angleterre, qui est mon souverain et mon maître, mon tueur de daims n'aurait pas délibéré longtemps pour envoyer une dragée à cette vermine, si mon bonheur me l'avait fait rencontrer sur mon chemin.

— C'eût été violer nos traités et agir d'une manière indigne de vous.

— Quand un homme vit longtemps avec d'autres hommes, s'il n'est pas coquin et que les autres soient honnêtes, l'affection finit par s'établir entre eux. Il est vrai que l'astuce des blancs a réussi à jeter la confusion dans les peuplades en ce qui concerne les amis et les ennemis; car les Hurons et les Onéidas, parlant la même langue, et qu'on pourrait dire être la même nation, cherchent à s'enlever la chevelure les uns aux autres; et les Delawares sont divisés entre eux, quelques-uns restant autour du feu de leur grand conseil sur les bords de leur rivière, et combattant pour la même cause que les Mingos, tandis que la plupart d'entre eux sont allés dans le Canada, par suite de leur haine naturelle contre ces mêmes Mingos. Cependant il n'est pas dans la nature d'une Peau- Rouge de changer de sentiments à tout coup de vent, et c'est pourquoi l'amitié d'un Mohican pour un Mingo est comme celle d'un homme blanc pour un serpent.

— Je suis fâché de vous entendre parler ainsi, car je croyais que les naturels qui habitent les environs de nos établissements nous avaient trouvés trop justes pour ne pas s'identifier complètement à nos querelles.

— Ma foi, je crois qu'il est naturel de donner à ses propres querelles la préférence sur celles des étrangers. Quant à moi, j'aime la justice, et c'est pourquoi… Non, je ne dirai pas que je hais un Mingo, cela ne conviendrait ni à ma couleur ni à ma religion, mais je répéterai encore que si mon tueur de daims n'a pas envoyé une dragée à ce coquin de rôdeur, c'est l'obscurité qui en est cause.

Alors, convaincu de la force de ses raisonnements, quel que pût être leur effet sur celui à qui il en faisait part, l'honnête mais implacable chasseur tourna la tête d'un autre côté, comme s'il eût voulu mettre fin à cette controverse.

Heyward remonta sur le rempart, trop inquiet et trop peu au fait des escarmouches des bois pour ne pas craindre le renouvellement de quelque attaque semblable. Il n'en était pas de même du chasseur et des Mohicans. Leurs sens longtemps exercés, et rendus plus sûrs et plus actifs par l'habitude et la nécessité, les avaient mis en état non seulement de découvrir le danger, mais de s'assurer qu'ils n'avaient plus rien à craindre. Aucun des trois ne paraissait conserver le moindre doute relativement à leur sûreté parfaite; et ils en donnèrent la preuve en s'occupant des préparatifs pour se former en conseil, et délibérer sur ce qu'ils avaient à faire.

La confusion des nations et même des peuplades à laquelle OEil-de- Faucon venait de faire allusion existait à cette époque dans toute sa force. Le grand lien d'un langage commun et par conséquent d'une origine commune avait été rompu; et c'était par suite de cette désunion que les Delawares et les Mingos, nom général qu'on donnait aux six nations alliées, combattaient dans les mêmes rangs, quoique ennemis naturels, tandis que les derniers étaient opposés aux Hurons. Les Delawares étaient eux-mêmes divisés entre eux. L'amour du sol qui avait appartenu à leurs ancêtres avait retenu le Sagamore et son fils sous les bannières du roi d'Angleterre avec une petite troupe de Delawares qui servaient au fort Édouard; mais on savait que la plus grande partie de sa nation, ayant pris parti pour Montcalm par haine contre les Mingos, était en campagne.

Il est bon que le lecteur sache, s'il ne l'a pas suffisamment appris dans ce qui précède, que les Delawares ou Lenapes avaient la prétention d'être la tige de ce peuple nombreux, autrefois maître de toutes les forêts et plaines du nord et de l'est, de ce qui forme aujourd'hui les États-Unis de l'Amérique, et dont la peuplade des Mohicans était une des branches les plus anciennes et les plus distinguées.

C'était donc avec une connaissance parfaite des intérêts contraires qui avaient armé des amis les uns contre les autres et qui avaient décidé des ennemis naturels à devenir les alliés d'un même parti, que le chasseur et ses deux compagnons se disposèrent à délibérer sur la manière dont ils concerteraient leurs mouvements au milieu de tant de races de sauvages. Duncan connaissait assez les coutumes des Indiens pour savoir pourquoi le feu avait été alimenté de nouveau, et pourquoi les deux Mohicans et même le chasseur s'étaient gravement assis sous un dais de fumée: se plaçant dans un endroit où il pourrait être spectateur de cette scène, sans cesser d'avoir l'oreille attentive au moindre bruit qui pourrait se faire entendre dans la plaine, il attendit le résultat de la délibération avec toute la patience dont il put s'armer.

Après un court intervalle de silence, Chingachgook alluma une pige dont le godet était une pierre tendre du pays, très artistement taillée, et le tuyau un tube de bois. Après avoir fumé quelques instants, il la passa à OEil-de-Faucon, qui en fit autant et la remit ensuite à Uncas. La pipe avait ainsi fait trois fois le tour de la compagnie, au milieu du silence le plus profond, avant que personne parût songer à ouvrir la bouche. Enfin Chingachgook, comme le plus âgé et le plus élevé en rang, prit la parole, fit l'exposé du sujet de la délibération, et donna son avis en peu de mots avec calme et dignité. Le chasseur lui répondit, le Mohican répliqua, son compagnon fit de nouvelles objections, mais le jeune Uncas écouta dans un silence respectueux, jusqu'à ce qu'OEil-de- Faucon lui eût demandé son avis. D'après le ton et les gestes des orateurs, Heyward conclut que le père et le fils avaient embrassé la même opinion, et que leur compagnon blanc en soutenait une autre. La discussion s'échauffait peu à peu, et il était évident que chacun tenait fortement à son avis.

Mais malgré la chaleur croissante de cette contestation amicale, l'assemblée chrétienne la mieux composée, sans même en excepter ces synodes où il ne se trouve que de révérends ministres de la parole divine, aurait pu puiser une leçon salutaire de modération dans la patience et la courtoisie des trois individus qui discutaient ainsi. Les discours d'Uncas furent écoutés avec la même attention que ceux qui étaient inspirés par l'expérience et la sagesse plus mûre de son père, et bien loin de montrer quelque impatience de parler, chacun des orateurs ne réclamait la parole pour répondre à ce qui venait d'être dit qu'après avoir consacré quelques minutes à réfléchir en silence sur ce qu'il venait d'entendre et sur ce qu'il devait répliquer.

Le langage des Mohicans était accompagné de gestes si naturels et si expressifs, qu'il ne fut pas très difficile à Heyward de suivre le fil de leurs discours. Ceux du chasseur lui parurent plus obscurs, parce que celui-ci, par suite de l'orgueil secret que lui inspirait sa couleur, affectait ce débit froid et inanimé qui caractérise toutes les classes d'Anglo-Américains quand ils ne sont pas émus par quelque passion. La fréquente répétition des signes par lesquels les deux Indiens désignaient les différentes marques de passage qu'on peut trouver dans une forêt, prouvait qu'ils insistaient pour continuer la route par terre, tandis que le bras d'OEil-de-Faucon, plusieurs fois dirigé vers l'Horican, semblait indiquer, qu'il était d'avis de voyager par eau.

Le chasseur paraissait pourtant céder, et la question était sur le point d'être décidée contre lui, quand tout à coup il se leva, et secouant son apathie, il prit toutes les manières et employa toutes les ressources de l'éloquence indienne. Traçant un demi- cercle en l'air, d'orient en occident, pour indiquer le cours du soleil, il répéta ce signe autant de fois qu'il jugeait qu'il leur faudrait de jours pour faire leur voyage dans les bois. Alors il traça sur la terre une longue ligne tortueuse, indiquant en même temps par ses gestes les obstacles que leur feraient éprouver les montagnes et les rivières. Il peignit, en prenant un air de fatigue, l'âge et la faiblesse de Munro qui était en ce moment enseveli dans le sommeil, et parut même ne pas avoir une très haute idée des moyens physiques de Duncan pour surmonter tant de difficultés; car celui-ci s'aperçut qu'il était question de lui quand il vit le chasseur étendre la main, et qu'il l'entendit prononcer les mots la Main-Ouverte, surnom que la générosité du major lui avait fait donner par toutes les peuplades d'Indiens amis. Il imita ensuite le mouvement léger d'un canot fendant les eaux d'un lac à l'aide de la rame, et en établit le contraste, en contrefaisant La marche, lente d'un homme, fatigué. Enfin, il termina par étendre le bras vers la chevelure de l'Onéida, probablement pour faire sentir la nécessité de partir promptement, et de ne laisser après eux aucune trace.

Les Mohicans l'écoutèrent avec gravité et d'un air qui prouvait l'impression que faisait sur eux ce discours: la conviction s'insinua peu à peu dans leur esprit, et vers la fin de la harangue d'OEil-de-Faucon, ils accompagnaient toutes ses phrases de cette exclamation qui chez les sauvages est un signe d'approbation ou d'applaudissement. En un mot, Chingachgook et son fils se convertirent à l'avis du chasseur, renonçant à l'opinion qu'ils avaient d'abord soutenue, avec une candeur qui, s'ils eussent été les représentants de quelque grand peuple civilisé, aurait ruiné à jamais leur réputation politique, en prouvant qu'ils pouvaient se rendre à de bonnes raisons.

Dès l'instant que la détermination eut été prise, on ne s'occupa plus que du résultat seul de la discussion: OEil-de-Faucon, sans jeter un regard autour de lui pour lire son triomphe dans les yeux de ses compagnons, s'étendit tranquillement devant le feu qui brûlait encore, et ne tarda pas à s'endormir.

Laissés alors en quelque sorte à eux-mêmes, les Mohicans, qui avaient consacré tant de temps aux intérêts et aux affaires des autres, saisirent ce moment pour s'occuper d'eux-mêmes; se dépouillant de la réserve grave et austère d'un chef indien, Chingachgook commença à parler à son fils avec le ton doux et enjoué de la tendresse paternelle; Uncas répondit à son père avec une cordialité respectueuse; et le chasseur, avant de s'endormir, put s'apercevoir du changement complet qui venait de s'opérer tout à coup dans les manières de ses deux compagnons.

Il est impossible de décrire la musique de leur langage, tandis qu'ils s'abandonnaient ainsi à la gaieté et aux effusions de leur tendresse mutuelle. L'étendue de leurs voix, particulièrement de celle du jeune homme, partait du ton le plus bas et s'élevait jusqu'aux sons les plus hauts avec une douceur qu'on pourrait dire féminine. Les yeux du père suivaient les mouvements gracieux et ingénus de son fils avec un air de satisfaction, et il ne manquait jamais de sourire aux reparties que lui faisait celui-ci. Sous l'influence de ces sentiments aussi tendres que naturels, les traits de Chingachgook ne présentaient aucune trace de férocité, et l'image de la mort, peinte sur sa poitrine, semblait plutôt un déguisement adopté par plaisanterie qu'un emblème sinistre.

Après avoir donné une heure à cette douce jouissance, le père annonça tout à coup son envie de dormir en s'enveloppant la tête de la couverture qu'il portait sur ses épaules et en s'étendant par terre: dès lors Uncas ne se permit plus un seul mot; il rassembla les tisons de manière à entretenir une douce chaleur près des pieds de son père, et chercha à son tour un oreiller au milieu des ruines.

La sécurité que montraient ces hommes de la vie sauvage rendit de la confiance à Heyward: il ne tarda pas à les imiter, et longtemps avant que la nuit fût au milieu de sa course, tous ceux qui avaient cherché un abri dans les ruines de William-Henry dormaient aussi profondément que les victimes d'une trahison barbare, dont les ossements étaient destinés à blanchir sur cette plaine.

Chapitre XX

Terre d'Albanie! permets-moi d'arrêter sur toi mes regards, ô toi, nourrice sévère d'hommes sauvages!

Lord Biron.

Le ciel était encore parsemé d'étoiles quand OEil-de-Faucon se disposa à éveiller les dormeurs. Munro et Heyward entendirent le bruit, et secouant leurs habits, ils étaient déjà sur pied tandis que le chasseur les appelait à voix basse à l'entrée de l'abri grossier sous lequel ils avaient passé la nuit. Lorsqu'ils en sortirent, ils trouvèrent leur guide intelligent qui les attendait, et qui ne les salua que par un geste expressif pour leur recommander le silence.

— Dites vos prières en pensées, leur dit-il à l'oreille en s'approchant d'eux; celui à qui vous les adressez connaît toutes les langues, celle du coeur, qui est la même partout, et celles de la bouche, qui varient suivant les pays. Mais ne prononcez pas une syllabe, car il est rare que la voix d'un blanc sache prendre le ton qui convient dans les bois, comme nous l'avons vu par l'exemple de ce pauvre diable, le chanteur. Venez, continua-t-il en marchant vers un rempart détruit: descendons par ici dans le fossé, et prenez garde en marchant de vous heurter contre les pierres et les débris.

Ses, compagnons se conformèrent à ses injonctions, quoique la cause de toutes ces précautions extraordinaires fût encore un mystère pour l'un d'eux. Lorsqu'ils eurent marché quelques minutes dans le fossé qui entourait le fort de trois côtés, ils le trouvèrent presque entièrement comblé par les ruines des bâtiments et des fortifications écroulées. Cependant avec du soin et de la patience ils parvinrent à y suivre leurs conducteurs, et ils se trouvèrent enfin sur les rives sablonneuses de l'Horican.

— Voilà une trace que l'odorat seul peut suivre, dit le chasseur en jetant en arrière un regard satisfait sur le chemin difficile qu'ils venaient de parcourir; l'herbe est un tapis dangereux pour l'homme qui y marche en fuyant; mais le bois et la pierre ne prennent pas l'impression du mocassin. Si vous aviez porté vos bottes, il aurait pu y avoir quelque chose à craindre; mais quand on a sous les pieds une peau de daim convenablement préparée, on peut en général se fier en toute sûreté sur les rochers. Faites remonter le canot un peu plus haut, Uncas; à l'endroit où vous êtes, le sable prendrait la marque d'un pied aussi facilement que le beurre des Hollandais dans leur établissement sur la Mohawk. Doucement! doucement! que le canot ne touche pas terre; sans quoi les coquins sauraient à quel endroit nous nous sommes embarqués.

Le jeune Indien ne manqua pas de suivre cet avis, et le chasseur, prenant dans les ruines une planche dont il appuya un bout sur le bord du canot où Chingachgook était déjà avec son fils, fit signe aux deux officiers d'y entrer; il les y suivit, et après s'être bien assuré qu'ils ne laissaient derrière eux aucune de ces traces qu'il semblait tellement appréhender, il tira la planche après lui et la lança avec force au milieu des ruines qui s'étendaient jusque sur le rivage.

Heyward continua à garder le silence jusqu'à ce que les deux Indiens, qui s'étaient chargés de manier les rames, eussent fait remonter le canot jusqu'à quelque distance du fort, et qu'il se trouvât au milieu des ombres épaisses que les montagnes situées à l'orient jetaient sur la surface limpide du lac.

— Quel besoin avions-nous de partir d'une manière si précipitée, et avec tant de précautions? demanda-t-il à OEil-de-Faucon.

— Si le sang d'un Onéida pouvait teindre une nappe d'eau comme celle que nous traversons, vous ne me feriez pas une telle question; vos deux yeux y répondraient. Ne vous souvenez-vous pas du reptile qu'Uncas a tué hier soir?

— Je ne l'ai pas oublié; mais vous m'avez dit qu'il était seul, et un homme mort n'est plus à craindre.

— Sans doute, il était seul pour faire son coup; mais un Indien dont la peuplade compte tant de guerriers a rarement à craindre que son sang coule sans qu'il en coûte promptement le cri de mort à quelqu'un de ses ennemis.

— Mais notre présence, l'autorité du colonel Munro seraient une protection suffisante contre le ressentiment de nos alliés, surtout quand il s'agit d'un misérable qui avait si bien mérité son sort. J'espère qu'une crainte si futile ne vous a pas fait dévier de la ligne directe que nous devons suivre?

— Croyez-vous que la balle de ce coquin aurait dévié si Sa Majesté le roi d'Angleterre se fût trouvée sur son chemin? Pourquoi ce Français, qui est capitaine général du Canada, n'a-t- il pas enterré le tomahawk de ses Hurons, si vous croyez qu'il soit si facile à un blanc de faire entendre raison à des Peaux- Rouges?

La réponse qu'Heyward se disposait à faire fut interrompue par un gémissement profond, arraché à Munro par les images cruelles que lui retraçait cette question; mais après un moment de silence, par déférence pour les chagrins de son vieil ami, il répondit à OEil- de-Faucon d'un ton grave et solennel:

— Ce n'est qu'avec Dieu que le marquis de Montcalm peut régler cette affaire.

— Oui, il y a de la raison dans ce que vous dites à présent, car cela est fondé sur la religion et sur l'honneur. Il y aune grande différence pourtant entre jeter un régiment d'habits blancs entre des sauvages et des prisonniers qu'ils massacrent, et faire oublier par de belles paroles à un Indien courroucé qu'il porte un fusil, un tomahawk et un couteau, quand la première que vous lui adressez doit être pour l'appeler mon fils. Mais, Dieu merci, continua le chasseur en jetant un regard de satisfaction sur le rivage du fort William-Henry qui commençait à disparaître dans l'obscurité, et en riant tout bas à sa manière, il faut qu'ils cherchent nos traces sur la surface de l'eau; et à moins qu'ils ne se fassent amis des poissons, et qu'ils n'apprennent d'eux quelles sont les mains qui tenaient les rames, nous aurons mis entre eux et nous toute la longueur de l'Horican avant qu'ils aient décidé quel chemin ils doivent suivre.

— Avec des ennemis en arrière et des ennemis en face, notre voyage paraît devoir être très dangereux.

— Dangereux! répéta OEil-de-Faucon d'un ton fort tranquille; non pas absolument dangereux; car avec de bons yeux et de bonnes oreilles, nous pouvons toujours avoir quelques heures d'avance sur les coquins. Et au pis aller, s'il fallait en venir aux coups de fusil, nous sommes ici trois qui savons ajuster aussi bien que le meilleur tireur de toute votre armée. Non pas dangereux. Ce n'est pas que je prétende qu'il soit impossible que nous nous trouvions serrés de près, comme vous dites vous autres, que nous ayons quelque escarmouche, mais nous ne manquons pas de munitions, et nous trouverons de bons couverts.

Il est probable qu'en parlant de danger, Heyward, qui s'était distingué par sa bravoure, l'envisageait sous un tout autre rapport qu'OEil-de-Faucon. Il s'assit en silence; et le canot continua à voguer sur les eaux du lac pendant plusieurs milles[57].

Le jour commençait à paraître quand ils arrivèrent dans la partie de l'Horican qui est parsemée d'une quantité innombrable de petites îles, la plupart couvertes de bois. C'était par cette route que Montcalm s'était retiré avec son armée, et il était possible qu'il eût laissé quelques détachements d'Indiens, soit pour protéger son arrière-garde, soit pour réunir les traîneurs. Ils s'en approchèrent donc dans le plus grand silence, et avec toutes leurs précautions ordinaires.

Chingachgook quitta la rame, et le chasseur la prenant, se chargea avec Uncas de diriger l'esquif dans les nombreux canaux qui séparaient toutes ces petites îles, sur chacune desquelles des ennemis cachés pouvaient se montrer tout à coup pendant qu'ils avançaient. Les yeux du Mohican roulaient sans cesse d'île en île et de buisson en buisson, à mesure que le canot marchait, et l'on aurait même dit que sa vue voulait atteindre jusque sur le sommet des rochers qui s'élevaient sur les rives du lac, et pénétrer dans le fond des forêts.

Heyward, spectateur doublement intéressé, tant à cause des beautés naturelles de ce lieu, que par suite des inquiétudes qu'il avait conçues, commençait à croire qu'il s'était livré à la crainte sans motif suffisant, quand les rames restèrent immobiles tout à coup, à un signal donné par Chingachgook.

— Hugh! s'écria Uncas presque au même instant que son père frappait un léger coup sur le bord du canot, pour donner avis de l'approche de quelque danger.

— Qu'y a-t-il donc? demanda le chasseur; le lac est aussi uni que si jamais le vent n'y eût soufflé, et je puis voir sur ses eaux jusqu'à la distance de plusieurs milles; mais je n'y aperçois pas même un canard.

L'Indien leva gravement une rame, et la dirigea vers le point sur lequel ses regards étaient constamment fixés. À quelque distance devant eux était une de ces îles couvertes de bois, mais elle paraissait aussi paisible que si le pied de l'homme n'en eût jamais troublé la solitude.

Duncan avait suivi des yeux le mouvement de Chingachgook:

— Je ne vois que la terre et l'eau, dit-il, et le paysage est charmant.

— Chut! dit le chasseur. Oui, Sagamore, vous ne faites jamais rien sans raison. Ce n'est qu'une ombre; mais cette ombre n'est pas naturelle. Voyez-vous, major, ce petit brouillard qui se forme au-dessus de cette île? Mais on ne peut l'appeler un brouillard, car il ressemble plutôt à un petit nuage en forme de bande.

— Ce sont des vapeurs qui s'élèvent de l'eau.

— C'est ce que dirait un enfant. Mais ne voyez-vous pas que ces prétendues vapeurs sont plus noires vers leur base? On les voit distinctement sortir du bois qui est à l'autre bout de l'île. Je vous dis, moi, que c'est de la fumée, et, suivant moi, elle provient d'un feu qui est près de s'éteindre.

— Eh bien! abordons dans l'île, et sortons de doute et d'inquiétude. Elle est trop petite pour qu'il s'y trouve une troupe bien nombreuse, et nous sommes cinq.

— Si vous jugez de l'astuce d'un Indien par les règles que vous trouvez dans vos livres, ou seulement avec la sagacité d'un blanc, vous vous tromperez souvent, et votre chevelure courra grand risque.

OEil-de-Faucon s'interrompit un instant pour réfléchir en examinant avec encore plus d'attention les signes qui lui paraissaient indiquer la présence de quelques ennemis; après quoi il ajouta:

— S'il m'est permis de donner mon avis en cette affaire, je dirai que nous n'avons que deux partis à prendre: le premier est de retourner sur nos pas, et de renoncer à la poursuite des Hurons; le…

— Jamais! s'écria Heyward plus haut que les circonstances ne le permettaient.

— Bien, bien, continua le chasseur en lui faisant signe de se modérer davantage. Je suis moi-même de votre avis: mais j'ai cru devoir à mon expérience de vous exposer les deux alternatives. En ce cas, il faut pousser en avant, et s'il y a des Indiens ou des Français dans cette île, ou dans quelque autre, nous verrons qui saura le mieux ramer. Y a-t-il de la raison dans ce que je dis, Sagamore?

Le Mohican ne répondit qu'en laissant tomber sa rame. Comme il était chargé de diriger le canot, ce mouvement indiqua suffisamment son intention, et il fut si bien secondé, qu'en quelques minutes ils arrivèrent à un point d'où ils pouvaient voir la rive septentrionale de l'île.

— Les voilà! dit le chasseur. Vous voyez bien clairement la fumée à présent, et deux canots, qui plus est. Les coquins n'ont pas encore jeté les yeux de notre côté, sans quoi nous entendrions leur maudit cri de guerre. Allons, force de rames, mes amis, nous sommes déjà loin d'eux, et presque hors de portée d'une balle.

Un coup de fusil l'interrompit, et la balle tomba dans l'eau à quelques pieds du canot. D'affreux hurlements qui partirent en même temps de l'île leur annoncèrent qu'ils étaient découverts, et presque au même instant une troupe de sauvages, se précipitant vers leurs canots, y montèrent à la hâte, et se mirent à leur poursuite. À cette annonce d'une attaque prochaine, la physionomie du chasseur et des deux Mohicans resta impassible; mais ils appuyèrent davantage sur leurs rames, de sorte que leur petite barque semblait voler sur les eaux comme un oiseau.

— Tenez-les à cette distance, Sagamore, dit OEil-de-Faucon en regardant tranquillement par-dessus son épaule, en agitant encore sa rame; tenez-les à cette distance. Les Hurons n'ont jamais eu dans toute leur nation un fusil qui ait une pareille portée, et je sais le chemin que peut faire mon tueur de daims.

S'étant assuré qu'on pouvait sans lui maintenir le canot à une distance convenable, le chasseur quitta la rame et prit sa carabine. Trois fois il en appuya la crosse à son épaule, et trois fois il la baissa pour dire à ses compagnons de laisser les ennemis s'approcher un peu plus. Enfin, ses yeux ayant bien mesuré l'espace qui l'en séparait, il parut satisfait, et plaçant sa main gauche sous le canon de son fusil, il allait en lâcher le chien quand une exclamation soudaine d'Uncas lui fit tourner la tête de son côté.

— Qu'y a-t-il donc? lui demanda-t-il. Votre hugh! vient de sauver la vie à un Huron que je tenais au bout de ma carabine. Quelle raison avez-vous eue pour crier ainsi?

Uncas ne lui répondit qu'en lui montrant le rivage oriental du lac, d'où venait de partir un autre canot de guerre qui se dirigeait vers eux en ligne droite. Le danger dans lequel ils se trouvaient était alors trop évident pour qu'il fût besoin d'employer la parole pour le confirmer: OEil-de-Faucon quitta sur- le-champ son fusil pour reprendre la rame, et Chingachgook dirigea le canot plus près de la rive occidentale, afin d'augmenter la distance qui se trouvait entre eux et ses nouveaux ennemis poussant des cris de fureur. Cette scène inquiétante tira Munro lui-même de la stupeur dans laquelle ses infortunes l'avaient plongé.

— Gagnons la rive, dit-il avec l'air et le ton d'un soldat intrépide; montons sur un de ces rochers, et attendons-y ces sauvages.

— À Dieu ne plaise que moi ou aucun de ceux qui me sont attachés nous accordions une seconde fois quelque confiance à la bonne foi des Français ou de leurs adhérents!

— Celui qui veut réussir quand il a affaire aux Indiens, répliqua OEil-de-Faucon, doit oublier sa fierté, et s'en rapporter à l'expérience des naturels du pays. Tirez davantage du côté de la terre, Sagamore; nous gagnons du terrain sur les coquins; mais ils pourraient manoeuvrer de manière à nous donner de l'embarras, à la longue.

Le chasseur ne se trompait pas; car lorsque les Hurons virent que la ligne qu'ils suivaient les conduirait fort en arrière du canot qu'ils cherchaient à atteindre, ils en décrivirent une plus oblique, et bientôt les deux canots se trouvèrent voguant parallèlement à environ cent toises de distance l'un de l'autre. Ce fut alors une sorte de défi de vitesse, chacun des deux canots cherchant à prendre l'avance sur l'autre, l'un pour attaquer, l'autre pour échapper. Ce fut sans doute par suite de la nécessité où ils étaient de ramer que les Hurons ne firent pas feu sur-le- champ; mais ils avaient l'avantage du nombre, et les efforts de ceux qu'ils poursuivaient ne pouvaient durer longtemps. Duncan en ce moment vit avec inquiétude le chasseur regarder autour de lui avec une sorte d'embarras, comme s'il eût cherché quelque nouveau moyen pour accélérer ou assurer leur fuite.

— Éloignez-vous encore un peu plus du soleil, Sagamore, dit OEil- de-Faucon; je vois un de ces coquins quitter la rame, et c'est sans doute pour prendre un fusil. Un seul membre atteint parmi nous pourrait leur valoir nos chevelures. Encore plus à gauche, Sagamore; mettons cette île entre eux et nous.

Cet expédient ne fut pas inutile; car, tandis qu'ils passaient sur la gauche d'une longue île couverte de bois, les Hurons, désirant se maintenir sur la même ligne, furent obligés de prendre la droite. Le chasseur et ses compagnons ne négligèrent pas cet avantage, et dès qu'ils furent hors de la portée de la vue de leurs ennemis, ils redoublèrent des efforts qui étaient déjà prodigieux. Les deux canots arrivèrent enfin à la pointe septentrionale de l'île comme deux chevaux de course qui terminent leur carrière; cependant les fugitifs étaient en avance, et les Hurons, au lieu de décrire une ligne parallèle, les suivaient par derrière, mais à moins de distance.

— Vous vous êtes montré connaisseur en canots, Uncas, en choisissant celui-ci parmi ceux que les Hurons avaient laissés près de William-Henry, dit le chasseur en souriant et plus satisfait de la supériorité de son esquif que de l'espoir qu'il commençait à concevoir d'échapper aux sauvages. Les coquins ne songent plus qu'à ramer, et au lieu de plomb et de poudre, c'est avec des morceaux de bois plats qu'il nous faut défendre nos chevelures.

— Ils se préparent à faire feu, s'écria Heyward quelques instants après, et comme ils sont en droite ligne, ils ne peuvent manquer de bien ajuster.

— Cachez-vous au fond du canot avec le colonel, dit le chasseur.

— Ce serait donner un bien mauvais exemple, répondit Heyward en souriant, si nous nous cachions à l'instant du danger.

— Seigneur Dieu! s'écria OEil-de-Faucon, voila bien le courage d'un blanc! mais de même que beaucoup de ses actions, il n'est pas fondé en raison. Croyez-vous que le Sagamore, qu'Uncas, que moi- même, qui suis un homme de sang pur, nous hésiterions à nous mettre à couvert dans une circonstance où il n'y aurait aucune utilité à nous montrer? Et pourquoi donc les Français ont-ils entouré Québec de fortifications, s'il faut toujours combattre dans des clairières?

— Tout ce que vous dites peut être vrai, mon digne ami, répliqua Heyward; mais nos usages ne nous permettent pas de faire ce que vous nous conseillez.

Une décharge des Hurons interrompit la conversation, et tandis que les balles sifflaient à ses oreilles, Duncan vit Uncas tourner la tête pour savoir ce qu'il devenait ainsi que Munro. Il fut même obligé de reconnaître que, malgré la proximité des ennemis et le danger qu'il courait lui-même, la physionomie du jeune guerrier ne portait les traces d'aucune autre émotion que l'étonnement de voir des hommes s'exposer volontairement à un péril inutile.

Chingachgook connaissait probablement mieux les idées des blancs à ce sujet, car il ne fit pas un seul mouvement, et continua à s'occuper exclusivement de diriger la course du canot. Une balle frappa la rame qu'il tenait, à l'instant où il la levait, la lui fit tomber des mains, et la jeta à quelques pieds en avant dans le lac. Un cri de joie s'éleva parmi les Hurons, qui rechargeaient leurs fusils. Uncas décrivit un arc dans l'eau avec sa rame, et, par ce mouvement, faisant passer le canot près de celle de son père qui flottait sur la surface, celui-ci la reprit, et la brandissant au-dessus de sa tête en signe de triomphe, il poussa le cri de guerre des Mohicans, et ne songea plus qu'à accélérer la marche du frêle esquif.

Les cris — Le Grand-Serpent! la Longue-Carabine! le Cerf-Agile! partirent à la fois des canots qui les poursuivaient, et semblèrent animer d'une nouvelle ardeur les sauvages qui les remplissaient. Le chasseur, tout en ramant vigoureusement de la main droite, saisit son tueur de daims de la gauche, et releva au- dessus de sa tête en le brandissant comme pour narguer les ennemis. Les Hurons répondirent à cette insulte, d'abord par des hurlements de fureur, et presque au même instant par une seconde décharge de leurs mousquets. Une balle perça le bord du canot; et l'on entendit les autres tomber dans l'eau à peu de distance. On n'aurait pu découvrir en ce moment critique aucune trace d'émotion sur le visage des deux Mohicans; leurs traits n'exprimaient ni crainte ni espérance; leur rame était le seul objet qui parût les occuper. OEil-de-Faucon tourna la tête vers Heyward et lui dit en souriant:

— Les oreilles des coquins aiment à entendre le bruit de leurs fusils; mais il n'y a point parmi les Mingos un oeil qui soit capable de bien ajuster dans un canot qui danse sur l'eau. Vous voyez que les chiens de démons ont été obligés de diminuer le nombre de leurs rameurs pour pouvoir charger et tirer, et en calculant au plus bas, nous avançons de trois pieds pendant qu'ils en font deux.

Heyward, qui ne se piquait pas de si bien calculer les degrés de vitesse relative des deux canots, n'était pas tout à fait aussi tranquille que ses compagnons; cependant il reconnut bientôt que, grâce aux efforts et à la dextérité de ceux-ci, et à la soif du sang qui tourmentait les autres, ils avaient véritablement gagné quelque chose sur leurs ennemis.

Les Hurons firent feu une troisième fois, et une balle toucha la rame du chasseur à vingt lignes de sa main.

— À merveille! dit-il après avoir examiné avec attention l'endroit que la balle avait frappé; elle n'aurait pas entamé la peau d'un enfant, bien moins encore celle de gens endurcis par les fatigues, comme nous le sommes. Maintenant, major, si vous voulez remuer cette rame, mon tueur de daims ne sera pas fâché de prendre part à la conversation.

Duncan saisit la rame, et s'en servit avec une ardeur qui suppléa à ce qui pouvait lui manquer du côté de l'expérience. Cependant le chasseur avait pris son fusil, et après en avoir renouvelé l'amorce, il coucha en joue un Huron, qui se disposait de son côté à tirer. Le coup partit, et le sauvage tomba à la renverse, laissant échapper son fusil dans l'eau. Il se releva pourtant presque au même instant; mais ses mouvements et ses gestes prouvaient qu'il était grièvement blessé. Ses camarades, abandonnant leurs rames, s'attroupèrent autour de lui, et les trois canots devinrent stationnaires.

Chingachgook et Uncas profitèrent de ce moment de relâche pour reprendre haleine; mais Duncan continua à ramer avec le zèle le plus constant. Le père et le fils jetèrent l'un sur l'autre un coup d'oeil d'un air calme, mais plein d'intérêt. Chacun d'eux voulait savoir si l'autre n'avait pas été blessé par le feu des Hurons, car ils savaient tous deux que dans un pareil moment ni l'un ni l'autre n'aurait fait connaître cet accident par une plainte ou une exclamation de douleur. Quelques gouttes de sang coulaient de l'épaule du Sagamore, et celui-ci, voyant que les yeux d'Uncas y étaient attachés avec inquiétude, prit de l'eau dans le creux de sa main pour laver la blessure, se contentant de lui prouver ainsi que la balle n'avait fait qu'effleurer la peau en passant.

— Doucement, major, plus doucement! dit le chasseur après avoir rechargé sa carabine. Nous sommes déjà un peu trop loin pour qu'un fusil puisse bien faire son devoir. Vous voyez que ces coquins sont à tenir conseil; laissons-les venir à portée: on peut se fier à mon oeil en pareil cas. Je veux les promener jusqu'au bout de l'Horican, en les maintenant à une distance d'où je vous garantis que pas une de leurs balles ne nous fera plus de mal qu'une égratignure tout au plus, tandis que mon tueur de daims en abattra un deux fois sur trois.

— Vous oubliez ce qui doit nous occuper le plus, répondit Heyward en remuant la rame avec un nouveau courage. Pour l'amour du ciel, profitons de notre avantage, et mettons plus de distance entre nous et nos ennemis.

— Songez à mes enfants! s'écria Munro d'une voix étouffée, et au désespoir d'un père! Rendez-moi mes enfants!

Une longue habitude de déférence aux ordres de ses supérieurs avait appris au chasseur la vertu de l'obéissance. Jetant un regard de regret vers les canots ennemis, il déposa son fusil dans le fond de l'esquif; et prit la place de Duncan, dont les forces commençaient à s'épuiser. Ses efforts furent secondés par ceux des Mohicans, et quelques minutes mirent un tel intervalle entre les Hurons et eux, que Duncan en respira plus librement, et se flatta de pouvoir arriver au but de tous ses désirs.

Le lac prenait en cet endroit une largeur beaucoup plus considérable, et la rive dont ils étaient peu éloignés continuait encore à être bordée par de hautes montagnes escarpées. Mais il s'y trouvait peu d'îles, et il était facile de les éviter. Les coups de rames bien mesurés se succédaient sans interruption, et les rameurs montraient autant de sang-froid que s'ils venaient de disputer le prix d'une course sur l'eau.

Au lieu de côtoyer la rive occidentale, sur laquelle il fallait qu'ils descendissent, le prudent Mohican dirigea sa course vers ces montagnes, derrière lesquelles on savait que Montcalm avait conduit son armée dans la forteresse redoutable de Ticonderoga. Comme les Hurons paraissaient avoir renoncé à les poursuivre, il n'existait pas de motif apparent pour cet excès de précaution. Cependant ils continuèrent pendant plusieurs heures à suivre la même direction, et ils arrivèrent enfin dans une petite baie, sur la rive septentrionale du lac: les cinq navigateurs descendirent à terre, et le canot fut retiré sur le sable. OEil-de-Faucon et Heyward montèrent sur une hauteur voisine, et le premier, après avoir considéré avec attention pendant quelques minutes les eaux limpides du lac, aussi loin que la vue pouvait s'étendre, fit remarquer à Heyward un point noir, placé à la hauteur d'un grand promontoire, à plusieurs milles de distance.

— Le voyez-vous? lui demanda-t-il, et si vous le voyez, votre expérience d'homme blanc et votre science dans les livres vous apprendraient-elles ce que ce peut être, si vous étiez seul à trouver votre chemin dans ce désert?

— À cette distance, je le prendrais pour quelque oiseau aquatique, si c'est un être animé.

— C'est un canot de bonne écorce de bouleau, et sur lequel se trouvent de rusés Mingos qui ont soif de notre sang. Quoique la Providence ait donné aux habitants des bois de meilleurs yeux qu'à ceux qui vivent dans des pays peuplés, et qui n'ont pas besoin d'une si bonne vue, cependant il n'y a pas de sauvages assez clairvoyants pour apercevoir tous les dangers qui nous environnent en ce moment. Les coquins font semblant de ne songer qu'à leur souper; mais dès que le soleil sera couché, ils seront sur notre piste comme les plus fins limiers. Il faut leur donner le change, ou nous ne réussirons pas dans notre poursuite, et le Renard- Subtil nous échappera. Ces lacs sont quelquefois utiles, particulièrement quand le gibier se jette à l'eau, ajouta le chasseur en regardant autour de lui avec une légère expression d'inquiétude, mais ils ne mettent pas à couvert, à moins que ce ne soient les poissons. Dieu sait ce que deviendrait le pays si les établissements des blancs s'étendaient jusqu'au delà des deux rivières. La chasse et la guerre perdraient tout leur charme.

— Fort bien; mais ne perdons pas un instant sans nécessité absolue.

— Je n'aime pas beaucoup cette fumée que vous voyez s'élever tout doucement le long de ce rocher, derrière le canot. Je réponds qu'il y a d'autres yeux que les nôtres qui la voient, et qu'ils savent ce qu'elle veut dire. Mais les paroles ne peuvent remédier à rien, et il est temps d'agir.

OEil-de-Faucon descendit de l'éminence sur laquelle il était avec le major, en ayant l'air de réfléchir profondément; et ayant rejoint ses compagnons, qui étaient restés sur le rivage, il leur fit part du résultat de ses observations en langue delaware, et il s'ensuivit une courte et sérieuse consultation. Dès qu'elle fut terminée, on exécuta sur-le-champ ce qui venait d'être résolu.

Le canot, qu'on avait tiré sur le sable, fut porté sur les épaules, et la petite troupe entra dans le bois, en ayant soin de laisser des marques très visibles de son passage. Ils rencontrèrent une petite rivière qu'ils traversèrent, et trouvèrent à peu de distance un grand rocher nu et stérile, et sur lequel ceux qui auraient voulu suivre leurs traces n'auraient pu espérer de voir les marques de leurs pas. Là ils s'arrêtèrent et retournèrent sur leurs pas jusqu'à la rivière, en ayant soin de marcher à reculons. Elle pouvait porter leur canot, et y étant montés, ils la descendirent jusqu'à son embouchure, et rentrèrent ainsi dans le lac. Un rocher qui s'y avançait considérablement, empêchait heureusement que cet endroit pût être aperçu du promontoire, près duquel ils avaient vu un des canots des Hurons, et la forêt s'étendant jusqu'au rivage, il paraissait impossible qu'ils fussent découverts de si loin. Ils profitèrent de ces avantages pour côtoyer la rivière en silence, et quand les arbres furent sur le point de leur manquer, OEil-de-Faucon déclara qu'il croyait prudent de débarquer de nouveau.

La halte dura jusqu'au crépuscule. Ils remontèrent alors dans leur canot, et favorisés par les ténèbres, ils firent force de rames pour gagner la côte occidentale. Cette côte était hérissée de hautes montagnes, qui semblaient serrées les unes contre les autres; cependant l'oeil exercé de Chingachgook y distingua un petit havre, dans lequel il conduisit, le canot avec toute l'adresse d'un pilote expérimenté.

La barque fut encore tirée sur le rivage, et transportée jusqu'à une certaine distance dans l'intérieur du bois, où elle fut cachée avec soin sous un amas de broussailles. Chacun prit ses armes et ses munitions, et le chasseur annonça à Munro et à Heyward que ses deux compagnons et lui étaient maintenant prêts à commencer leurs recherches.

Chapitre XXI

Si vous trouvez là un homme, il mourra de la mort d'un prince.

Shakespeare.

Nos cinq voyageurs étaient arrivés au bord d'une contrée qui, même encore aujourd'hui, est moins connue des habitants des États-Unis que les déserts de l'Arabie et les steppes de la Tartarie. C'est le district stérile et montagneux qui sépare les eaux tributaires du Champlain de celles qui vont se jeter dans l'Hudson, le Mohawk et le Saint-Laurent. Depuis l'époque où se sont passés les événements que nous rapportons, l'esprit actif du pays l'a entouré d'une ceinture d'établissements riches et florissants; mais on ne connaît encore que le chasseur et l'Indien qui pénètrent dans son enceinte inculte et sauvage.

OEil-de-Faucon et les Mohicans ayant traversé plus d'une fois les montagnes et les vallées de ce vaste désert, n'hésitèrent pas à se plonger dans la profondeur des bois avec l'assurance de gens habitués aux privations. Pendant plusieurs heures ils continuèrent leur marche, tantôt guidés par une étoile, tantôt suivant le cours de quelque rivière. Enfin le chasseur proposa une halte, et après s'être consulté avec les Indiens, ils allumèrent du feu et firent leurs préparatifs d'usage pour passer le reste de la nuit.

Imitant l'exemple de leurs compagnons plus expérimentés à cet égard, et se livrant à la même confiance, Munro et Duncan s'endormirent sans crainte, sinon sans inquiétude. Le soleil avait dissipé les brouillards, et répandait une brillante clarté dans la forêt, quand les voyageurs se remirent en marche le lendemain.

Après avoir fait quelques milles, OEil-de-Faucon, qui était toujours en tête, commença à s'avancer avec plus de lenteur et d'attention. Il s'arrêtait souvent pour examiner les arbres et les broussailles, et il ne traversait pas un ruisseau sans examiner la vitesse de son cours, la profondeur et la couleur de ses eaux. Se méfiant de son propre jugement, il interrogeait souvent Chingachgook, et avait avec lui une courte discussion. Pendant la dernière de ces conférences, Heyward remarqua que le jeune Uncas écoutait en silence, sans se permettre une réflexion, quoiqu'il parût prendre grand intérêt à l'entretien. Il était fortement tenté de s'adresser au jeune Indien, pour lui demander s'il pensait qu'ils fussent bien avancés vers le but de leur voyage; mais il n'en fit rien, parce qu'il supposa que, de même que lui, il s'en rapportait à l'intelligence et à la sagacité de son père et du chasseur. Enfin celui-ci adressa lui-même la parole au major, et lui expliqua l'embarras dans lequel il se trouvait.

— Quand j'eus remarqué que les traces de Magua conduisaient vers le nord, dit-il, il ne fallait pas le jugement de bien longues années pour en conclure qu'il suivrait les vallées, et qu'il se tiendrait entre les eaux de l'Hudson et celles de l'Horican jusqu'à ce qu'il arrivât aux sources des rivières du Canada, qui le conduiraient dans le coeur du pays occupé par les Français. Cependant nous voici à peu de distance du Scaroon[58], et nous n'avons pas encore trouvé une seule marque de son passage! La nature humaine est sujette à se tromper, et il est possible que nous ne soyons pas sur la bonne piste.

— Que le ciel nous préserve d'une telle erreur! s'écria Duncan. Retournons sur nos pas, et examinons le terrain avec plus d'attention. Uncas n'a-t-il pas quelque conseil à nous donner, dans un tel embarras?

Le jeune Mohican jeta un regard rapide sur son père; mais, reprenant aussitôt son air réservé, il continua à garder le silence. Chingachgook avait remarqué son coup d'oeil, et lui faisant un signe de la main, il lui dit de parler.

Dès que cette permission lui eut été accordée, ses traits, naguère si paisibles, éprouvèrent un changement soudain et brillèrent de joie et d'intelligence. Bondissant avec la légèreté, d'un daim, il courut vers une petite hauteur, qui n'était qu'à une centaine de pas en avant, et s'arrêta avec un air de triomphe sur un endroit où la terre semblait avoir été entamée par le passage de quelque animal. Tous les yeux suivaient avec attention chacun de ses mouvements, et l'on voyait un gage de succès dans les traits animés et satisfaits du jeune Indien.

— Ce sont leurs traces! s'écria le chasseur en arrivant près d'Uncas; le jeune homme a une intelligence précoce et une vue excellente pour son âge!

— Il est bien extraordinaire qu'il ne nous ait pas informés plus tôt de sa découverte, dit Duncan.

— Il aurait été encore bien plus étonnant qu'il eût parlé sans ordre, répondit OEil-de-Faucon. Non, non. Vos jeunes blancs, qui prennent dans les livres tout ce qu'ils savent, peuvent s'imaginer que leurs connaissances, de même que leurs jambes, vont plus vite que celles de leurs pères; mais le jeune Indien, qui ne reçoit que les leçons de l'expérience, apprend à connaître le prix des années, et respecte la vieillesse.

— Voyez! dit Uncas en montrant les marques de différents pieds, toutes du côté du nord; la chevelure brune s'avance du côté du froid.

— Jamais limier n'a trouvé une plus belle piste, dit le chasseur en se mettant en marche sur la route tracée par les signes qu'il apercevait. Nous sommes favorisés, grandement favorisés par la Providence, et nous pouvons les suivre le nez en l'air. Voilà encore les pas des deux animaux qui ont un trot si singulier. Ce Huron voyage en général blanc! il est frappé de folie et d'aveuglement!

Et se tournant en arrière en riant:

— Sagamore, ajouta-t-il, cherchez si vous ne verrez pas de traces de roues; car sans doute nous verrons bientôt l'insensé voyager en équipage, et cela quand il a sur les talons les meilleurs yeux du pays!

L'air de satisfaction du chasseur, l'ardeur joyeuse d'Uncas, l'expression calme et tranquille de son père, et le succès inespéré qu'on venait d'obtenir dans une poursuite pendant laquelle on avait déjà parcouru plus de quarante milles, tout concourut à rendre l'espérance à Munro et au major. Ils marchaient à grands pas, et avec la même confiance que des voyageurs qui auraient suivi une grande route. Si un rocher, un ruisseau, un terrain plus dur que de coutume interrompaient la chaîne des traces qu'ils suivaient, les yeux exercés du chasseur ou des deux Mohicans les retrouvaient à peu de distance, et rarement ils étaient obligés de s'arrêter un instant. D'ailleurs, leur marche était plus assurée par la certitude qu'ils venaient d'acquérir que Magua avait jugé à propos de voyager à travers les vallées, circonstance qui ne leur laissait aucun doute sur la direction qu'ils devaient suivre.

Le Renard-Subtil n'avait pourtant pas tout à fait négligé les ruses auxquelles les Indiens ne manquent jamais d'avoir recours lorsqu'ils font retraite devant un ennemi. De fausses traces, laissées à dessein, se rencontraient souvent, toutes les fois qu'un ruisseau ou la nature du terrain le permettait; mais ceux qui le poursuivaient s'y laissaient rarement tromper, et lorsqu'il leur arrivait de prendre le change, ils le reconnaissaient toujours avant d'avoir perdu beaucoup de temps et fait bien du chemin sur ces traces trompeuses.

Vers le milieu de l'après-midi, ils avaient traversé le Scaroon et ils se dirigeaient vers le soleil qui commençait à descendre vers l'horizon. Ayant franchi une étroite vallée arrosée par un petit ruisseau, ils se trouvèrent dans un endroit où il était évident que le Renard avait fait une halte avec ses prisonnières. Des tisons à demi brûlés prouvaient qu'on y avait allumé un grand feu; les restes d'un daim étaient encore à peu de distance; et l'herbe tondue de près autour des deux arbres démontrait que les chevaux y avaient été attachés. Heyward découvrit à quelques pas un beau buisson près duquel l'herbe était foulée; il contempla avec émotion le lieu où il supposait qu'Alice et Cora s'étaient reposées. Mais quoique cet endroit offrît de toutes parts les traces laissées tant par les hommes que par les animaux, celles des premiers cessaient tout à coup, et ne conduisaient pas plus loin.

Il était facile de suivre les traces des deux chevaux; mais ils semblaient avoir erré au hasard, sans guides, et suivant que leur instinct les avait dirigés en cherchant leur pâture. Enfin Uncas trouva leurs traces récentes. Avant de les suivre, il fit part de sa découverte à ses compagnons, et tandis qu'ils étaient encore à se consulter sur cette circonstance singulière, le jeune Indien reparut avec les deux chevaux, dont les selles, les harnais et tout l'équipement étaient brisés et souillés, comme s'ils avaient été abandonnés à eux-mêmes depuis plusieurs jours.

— Que peut signifier cela? demanda Heyward en pâlissant et en jetant les yeux autour de lui en frémissant, comme s'il eût craint que les buissons et les broussailles ne fussent sur le point de lui dévoiler quelque horrible secret.

— Cela signifie que nous sommes déjà presque au bout de notre course et que nous nous trouvons en pays ennemi, répondit le chasseur. Si le coquin avait été serré de près, et que les jeunes dames n'eussent pas eu de chevaux pour le suivre assez vite, il aurait bien pu se faire qu'il n'eût emporté d'elles que leurs chevelures; mais ne croyant pas avoir d'ennemis sur les talons, et ayant d'aussi bonnes montures que celles-ci, je réponds qu'il ne leur a pas retiré un seul cheveu de la tête. Je lis dans vos pensées, major, et c'est une honte pour notre couleur que vous ayez sujet de penser ainsi; mais celui qui croit que même un Mingo maltraiterait une femme qui serait en son pouvoir, à moins que ce ne fût pour lui donner un coup de tomahawk, ne connaît rien à la nature des Indiens ni à la vie qu'ils mènent dans leurs bois. Mais j'ai entendu dire que les Indiens amis des Français sont descendus dans ces bois pour y chercher l'élan, et en ce cas nous ne devons pas être à une très grande distance de leur camp. Et pourquoi n'y viendraient-ils pas? que risquent-ils? Il n'y a pas de jour où l'on ne puisse entendre matin et soir, dans ces montagnes, le bruit des canons de Ty; car les Français élèvent une nouvelle ligne de forts entre les provinces du roi et le Canada. Au surplus il est certain que voilà les deux chevaux; mais que sont devenus ceux qui les conduisaient? il faut absolument que nous découvrions leurs traces.

OEil-de-Faucon et les Mohicans s'appliquèrent sérieusement à cette tâche. Un cercle imaginaire de quelques centaines de pieds fut tracé autour de l'endroit où le Renard avait fait une halte, et chacun d'eux se chargea d'en examiner une section: cet examen ne fut pourtant d'aucune utilité. Les impressions de pied se montrèrent en grand nombre; mais elles paraissaient avoir été faites par des gens qui allaient çà et là sans intention de s'éloigner. Tous trois firent ensemble ensuite le tour de cette circonférence, et enfin ils allèrent rejoindre leurs deux compagnons blancs sans avoir trouvé un seul indice qui indiquât le départ de ceux qui s'étaient arrêtés en ce lieu.

— Une telle malice est inspirée par le diable! s'écria le chasseur un peu déconcerté. Sagamore, il faut que nous fassions de nouvelles recherches en partant de cette petite source, et que nous examinions le terrain pouce à pouce. Il ne faut pas que ce chien de Huron aille se vanter à ses camarades d'avoir un pied qui ne laisse aucun vestige.

Il joignit l'exemple à ses discours, et ses deux compagnons et lui, animés d'une nouvelle ardeur, ne laissèrent pas une branche sèche, pas une feuille, sans la déranger et examiner la place qu'elle couvrait; car ils savaient que l'astuce et la patience des Indiens allaient quelquefois jusqu'à s'arrêter à chaque pas pour cacher ainsi celui qu'ils venaient de faire. Cependant, malgré ce soin minutieux, ils ne purent rien découvrir.

Enfin Uncas, qui, avec son activité ordinaire, avait le premier terminé sa tâche, s'imagina d'établir une petite digue avec des pierres et de la terre en travers du ruisseau qui sortait de la source dont nous avons déjà parlé. Par ce moyen il arrêta le cours de l'eau, qui fut obligée de chercher un autre chemin pour s'écouler. Dès que le lit fut à sec, il se pencha pour l'examiner avec attention, et le cri hugh! qui lui échappa, annonça le succès qu'il venait d'obtenir. Toute la petite troupe se réunit à l'instant autour de lui, et Uncas montra sur le sable fin et humide qui en composait le fond plusieurs empreintes de mocassin parfaitement tracées, mais toutes semblables.

— Ce jeune homme sera l'honneur de sa nation, s'écria OEil-de- Faucon regardant ces traces avec la même admiration qu'un naturaliste accorderait aux ossements d'un mammouth ou d'un kracken[59]; oui, il sera une épine dans les côtes des Hurons. Cependant ces marques n'ont pas été faites par le pied d'un Indien; elles sont trop appuyées sur le talon, et puis un pied si long et si large et carré par le bout… Ah! Uncas, courez me chercher la mesure du pied du chanteur; vous en trouverez une superbe empreinte au pied du rocher qui est en face de nous.

Pendant qu'Uncas exécutait sa commission, son père et le chasseur restèrent à contempler ces traces; et lorsque le jeune Indien fut de retour, les mesures s'accordèrent parfaitement. OEil-de-Faucon prononça donc très affirmativement que les marques qu'ils avaient sous les yeux avaient été produites par le pied de David.

— Je sais tout maintenant, ajouta-t-il, aussi bien que si j'avais tenu conseil avec Magua. Le chanteur étant un homme qui n'a de talent que dans le gosier et dans les pieds, on lui a fait mettre une seconde fois des mocassins; on l'a fait marcher le premier, et ceux qui le suivaient ont eu soin de mettre le pied sur les mêmes pas que lui; ce qui n'était pas bien difficile, l'eau étant claire et peu profonde.

— Mais, s'écria Duncan, je ne vois aucune trace qui indique la marche de…

— Des deux jeunes dames? dit le chasseur. Le coquin aura trouvé quelque moyen pour les porter jusqu'à ce qu'il ait cru qu'il n'avait plus rien à craindre. Je gagerais ma vie que nous retrouverons les marques de leurs jolis petits pieds avant que nous soyons bien loin.

On se remit en marche, en suivant le cours du ruisseau, dans le lit duquel on voyait toujours les mêmes impressions. L'eau ne tarda pas à y rentrer; mais étant bien assurés de la direction de la marche du Huron, ils côtoyèrent les deux rives de l'eau, en se bornant à les examiner avec grande attention, afin de reconnaître l'endroit où il avait quitté l'eau pour reprendre terre.

Après avoir fait ainsi plus d'un demi-mille, ils arrivèrent à un endroit où le ruisseau faisait un coude au pied d'un grand rocher aride dont toute la surface n'offrait ni terre ni végétation. Là nos voyageurs s'arrêtèrent pour délibérer; car il n'était pas facile de savoir si le Huron et ceux qui le suivaient avaient traversé cette montagne qui ne pouvait recevoir aucune empreinte, ou s'ils avaient continué à marcher dans le ruisseau.

Ils se trouvèrent bien d'avoir pris ce parti, car pendant que Chingachgook et OEil-de-Faucon raisonnaient sur des probabilités, Uncas, qui cherchait des certitudes, examinait les environs du rocher, et il trouva bientôt sur une touffe de mousse la marque du pas d'un Indien qui y avait sans doute marché par inadvertance: remarquant que la pointe du pied était dirigée vers un bois voisin, il y courut à l'instant, et là il retrouva toutes les traces, aussi distinctes, aussi bien marquées que celles qui les avaient conduits jusqu'à la source qu'ils venaient de quitter. Un second hugh! annonça cette découverte à ses compagnons, et mit fin à leur délibération.

— Oui, oui, dit le chasseur, c'est le jugement d'un Indien qui a présidé à tout cela, et il y en avait assez pour aveugler des yeux blancs.

— Nous mettrons-nous en marche? demanda Heyward.

— Doucement! doucement! répondit OEil-de-Faucon; nous connaissons le chemin, mais il est bon d'examiner les choses à fond. C'est là ma doctrine, major; il ne faut jamais négliger les moyens d'apprendre à lire dans le livre que la Providence nous ouvre, et qui vaut mieux que tous les vôtres. Tout est maintenant clair à mes yeux, une seule chose exceptée; comment le coquin est-il venu à bout de faire passer les deux jeunes dames tout le long du ruisseau, depuis la source jusqu'au rocher? car je dois convenir qu'un Huron est trop fier pour les avoir forcées à mettre les pieds dans l'eau.

— Cela pourrait-il vous aider à expliquer la difficulté? demanda Heyward en lui montrant quelques branches récemment coupées, près desquelles on en voyait de plus petites et de plus flexibles qui semblaient avoir servi de liens, et qu'on avait jetées à l'entrée du bois.

— C'est cela même! s'écria le chasseur d'un air satisfait, et il ne manque plus rien à présent. Ils ont fait une espèce de litière ou de hamac avec des branches, et ils s'en sont débarrassés quand ils n'en ont plus eu besoin. Tout est expliqué; mais je parierais qu'ils ont mis bien du temps à imaginer tous ces moyens de cacher leur marche; au surplus, j'ai vu des Indiens y passer une journée entière, et ne pas mieux réussir. Eh bien! nous avons ici trois paires de mocassins et deux paires de petits pieds. N'est-il pas étonnant que de faibles créatures puissent se soutenir sur de si petits membres! Uncas, passez-moi votre courroie, que je mesure le plus petit, celui de la chevelure blonde. De par le ciel, c'est le pied d'un enfant de huit ans! et cependant les deux jeunes dames sont grandes et bien faites. Il faut en convenir, et celui de nous qui est le mieux partagé et le plus content de son partage doit l'avouer, la Providence est quelquefois partiale dans ses dons; mais elle a sans doute de bonnes raisons pour cela.

— Mes pauvres filles sont hors d'état de supporter de pareilles fatigues! s'écria Munro en regardant avec une tendresse paternelle les traces que leurs pieds avaient laissées. Elles auront péri de lassitude dans quelque coin de ce désert!

— Non, non, dit le chasseur en secouant lentement la tête, il n'y a rien à craindre à ce sujet. Il est aisé de voir ici que, quoique les enjambées soient courtes, la marche est ferme et le pied léger. Voyez cette marque; à peine le talon a-t-il appuyé pour la former; et ici la chevelure noire a sauté pour éviter cette grosse racine. Non, non, autant que j'en puis juger, ni l'une ni l'autre ne risquait de rester en chemin faute de forces. Quant au chanteur, c'est une autre affaire; il commençait à avoir mal aux pieds et à être las. Vous voyez qu'il glissait souvent, que sa marche est lourde et mal assurée. On dirait qu'il marchait avec des souliers pour la neige. Oui, oui, un homme qui ne songe qu'à son gosier ne peut s'entretenir convenablement les jambes.

C'était avec de pareils raisonnements que le chasseur expérimenté arrivait à la vérité presque avec une certitude et une précision miraculeuse. Son assurance rendit un certain degré de confiance et d'espoir à Munro et à Heyward, et, rassurés par des inductions qui étaient aussi simples que naturelles, ils s'arrêtèrent pour faire une courte halte et prendre un léger repas avec leurs guides.

Dès que ce repas fait à la hâte fut terminé, le chasseur jeta un coup d'oeil vers le soleil couchant, et se remit en marche avec tant de rapidité, que le colonel et le major ne pouvaient le suivre que très difficilement.

Ils marchaient alors le long du ruisseau, dont il a déjà été parlé; et comme les Hurons avaient cru pouvoir cesser de prendre des précautions pour cacher leur marche, la course de ceux qui les poursuivaient n'était plus retardée par les délais causés par l'incertitude. Cependant, avant qu'une heure se fut écoulée, le pas d'OEil-de-Faucon se ralentit sensiblement; au lieu de marcher en avant avec hardiesse et sans hésiter, on le voyait sans cesse tourner la tête, tantôt à droite, tantôt à gauche, comme s'il eût soupçonné le voisinage de quelque danger. Enfin, il s'arrêta, et attendit que tous ses compagnons l'eussent rejoint.

— Je sens les Hurons, dit-il en s'adressant aux Mohicans; je vois le ciel qui se couvre là-bas à travers le haut des arbres; ce doit être une grande clairière, et les coquins peuvent y avoir établi leur camp. Sagamore, allez sur les montagnes à droite; Uncas montera sur celles qui bordent le ruisseau, et moi je continuerai à suivre la piste. Celui qui apercevra quelque chose en donnera avis aux autres par trois cris de corbeau. Je viens de voir plusieurs de ces oiseaux voler au-dessus de ce chêne mort, et c'est encore un signe qu'il y a un camp d'Indiens dans les environs.

Les Mohicans partirent chacun de leur côté, sans juger nécessaire de lui rien répondre, et le chasseur continua à marcher avec les deux officiers. Heyward doubla le pas pour se placer à côté de son guide, empressé de voir le plus tôt possible ces ennemis qu'il avait poursuivis avec tant d'inquiétude et de fatigue. Bientôt son compagnon lui dit de se retirer sur la lisière du bois, qui était entouré d'une bordure de buissons épais, et de l'y attendre. Duncan lui obéit, et se trouva au bout de quelques minutes sur une petite hauteur d'où il dominait sur une scène qui lui parut aussi extraordinaire que nouvelle.

Sur un espace de terrain très considérable, tous les arbres avaient été abattus, et la lumière d'une belle soirée d'été, tombant sur cette grande clairière, formait un contraste éblouissant avec le jour sombre qui règne toujours dans une forêt. À peu de distance de l'endroit où était alors Duncan, le ruisseau formait un petit lac dans un vallon resserré entre deux montagnes. L'eau sortait ensuite de ce bassin par une pente si douce et si régulière, qu'elle semblait l'ouvrage de la main de l'homme plutôt que celui de la nature. Plusieurs centaines de petites habitations en terre s'élevaient sur les bords de ce lac, et sortaient même du sein des eaux, qu'on aurait dit s'être répandues au delà des limites ordinaires. Leurs toits arrondis, admirablement calculés pour servir de défense contre les éléments, annonçaient plus d'industrie et de prévoyance qu'on n'en trouve ordinairement dans les habitations que construisent les naturels de ce pays, surtout celles qui ne sont destinées qu'à leur servir de demeure temporaire pendant les saisons de la chasse et de la pêche. Du moins, tel fut le jugement qu'il en porta.

Il contemplait ce spectacle depuis quelques minutes, quand il vit plusieurs hommes, à ce qu'il lui parut, s'avançant vers lui en marchant sur les mains et sur les pieds, et en traînant après eux quelque chose de lourd, peut-être quelque instrument de guerre qui lui était inconnu. Au même instant, plusieurs têtes noirâtres se montrèrent à la porte de quelques habitations, et bientôt les bords du lac furent couverts d'une multitude d'êtres allant et venant dans tous les sens, toujours en rampant, mais qui marchaient avec une telle célérité et qui échappaient si promptement à sa vue, cachés tantôt par les arbres, tantôt par les habitations, qu'il lui fut impossible de reconnaître quelles étaient leur occupation ou leurs intentions.

Alarmé de ces mouvements suspects et inexplicables, il était sur le point d'essayer d'imiter le cri du corbeau pour appeler à lui ses compagnons, quand un bruit soudain, qu'il entendit dans les broussailles, lui fit tourner la tête d'un autre côté.

Il tressaillit et recula involontairement en arrière; mais, à l'aspect d'un être qui lui parut être un Indien, au lieu de donner un signal d'alarme qui probablement mal imité aurait pu lui devenir funeste à lui-même, il resta immobile derrière un buisson, et surveilla avec attention la conduite de ce nouvel arrivé.

Un moment d'attention suffit pour l'assurer qu'il n'avait pas été aperçu. L'Indien, de même que lui, semblait entièrement occupé à contempler les petites habitations à toit rond du village et les mouvements vifs et rapides de ses habitants. Il était impossible de découvrir l'expression de ses traits sous le masque grotesque de peinture dont son visage était couvert, et cependant elle avait un air de mélancolie plutôt que de férocité. Il avait les cheveux rasés suivant l'usage, si ce n'est sur le sommet de la tête, où trois ou quatre vieilles plumes de faucon étaient attachées à la portion de la chevelure en cet endroit. Une pièce de calicot en grande partie usée lui couvrait à peine la moitié du corps, dont la partie inférieure n'avait pour tout vêtement qu'une chemise ordinaire, dans les manches de laquelle ses jambes et ses cuisses étaient passées. Le bas de ses jambes était nu et déchiré par les ronces; mais ses pieds étaient couverts d'une bonne paire de mocassins de peau d'ours. En dernier résultat, l'extérieur de cet individu était misérable.

Duncan examinait encore son voisin avec curiosité, quand le chasseur arriva à côté de lui en silence et avec précaution.

— Vous voyez, lui dit le major d'une voix très basse, que nous avons atteint leur établissement ou leur camp, et voici un sauvage dont la position paraît devoir nous gêner dans notre marche.

OEil-de-Faucon tressaillit, et leva son fusil sans bruit, tandis que ses yeux suivaient la direction du doigt de Duncan. Allongeant alors le cou comme pour mieux reconnaître cet individu suspect, après un instant d'examen, il baissa son arme meurtrière.

— Ce n'est point un Huron, dit-il, et il n'appartient même à aucune des peuplades du Canada. Et cependant vous voyez à ses vêtements qu'il a pillé un blanc. Oui, oui, Montcalm a recruté dans tous les bois pour son expédition, et il a enrôlé toutes les races de coquins qu'il a pu trouver. Mais il n'a ni couteau ni tomahawk! Savez-vous où il a déposé son arc et son fusil?

— Je ne lui ai vu aucune arme, répondit le major, et ses manières n'annoncent pas des dispositions sanguinaires. Le seul danger que nous ayons à craindre de lui, c'est qu'il ne donne l'alarme à ses compagnons, qui, comme vous le voyez, se traînent en rampant sur le bord du lac.

Le chasseur se retourna pour regarder Heyward en face, et il resta un instant les yeux fixés sur lui et la bouche ouverte avec un air d'étonnement qu'il serait impossible de décrire. Enfin, tous ses traits exprimèrent un accès de rire, sans produire pour cela le moindre son, expression qui lui était particulière, et que l'habitude des dangers lui avait apprise.

— Ses compagnons qui se traînent en rampant sur le bord du lac! répéta-t-il; voilà la science qu'on gagne à passer des années à l'école, à lire des livres et à ne jamais sortir des établissements des blancs! Quoi qu'il en soit, le coquin a de longues jambes, et il ne faut pas nous fier à lui. Tenez-le en respect avec votre fusil, tandis que je vais faire un détour pour le prendre par derrière sans lui entamer la peau. Mais ne faites feu pour quelque motif que ce soit.

— Si je vous vois en danger, dit Heyward, ne puis-je…

OEil-de-Faucon l'interrompit par un nouveau rire muet, en le regardant en homme qui ne savait trop comment répondre à cette question.

— En ce cas, major, dit-il enfin, feu de peloton.

Le moment d'après il était caché par les broussailles. Duncan attendait avec impatience l'instant où il pourrait le voir; mais ce ne fut qu'au bout de plusieurs minutes qu'il le vit reparaître derrière le prisonnier qu'il voulait faire, et se glissant comme un serpent le ventre contre terre. Lorsqu'il ne fut qu'à quelques pieds de l'Indien, il se releva lentement et sans le moindre bruit. Au même instant les eaux du lac retentirent d'un tumulte soudain, et Duncan, y jetant un coup d'oeil à la hâte, vit une centaine des êtres dont les mouvements l'avaient tellement intrigué s'y précipiter ensemble.

Saisissant son fusil, le major reporta les yeux sur l'Indien qu'il observait, et qui, au lieu de prendre l'alarme, avait le cou allongé vers le lac, et regardait avec une sorte de curiosité stupide. En ce moment la main menaçante d'OEil-de-Faucon était levée sur lui, mais, au lieu de frapper, il la laissa retomber sur sa cuisse, sans aucune raison apparente, et il s'abandonna encore à un de ses accès de rire silencieux. Enfin, au lieu de saisir sa victime à la gorge, il lui frappa légèrement sur l'épaule, et lui dit:

— Eh bien! l'ami, voudriez-vous apprendre aux castors à chanter?

— Eh! pourquoi non? répondit David; l'être qui leur a donné une intelligence et des facultés si merveilleuses ne leur refuserait peut-être pas la voix pour chanter ses louanges.

Chapitre XXII

BOY. Sommes-nous tous réunis? QUI. Sans doute; et voici un endroit admirable pour faire notre répétition.

Shakespeare, Le songe d'une nuit d'été.

Le lecteur peut s'imaginer, mieux que nous ne pourrions le décrire, quelle fut la surprise d'Heyward. Son camp d'Indiens redoutables se métamorphosait en une troupe de castors; son lac n'était plus qu'un étang formé à la longue par ces ingénieux quadrupèdes; sa cataracte devenait une écluse construite par l'industrie naturelle de ces animaux, et dans le sauvage dont la proximité l'avait inquiété, il reconnaissait son ancien compagnon David La Gamme. La présence inattendue du maître en psalmodie fit concevoir au major un tel espoir de revoir bientôt les deux soeurs, que sans hésiter un instant il sortit de son embuscade, et courut rejoindre les deux principaux acteurs de cette scène.

L'accès de gaieté d'OEil-de-Faucon n'était point encore passé quand Heyward arriva. Il fit tourner David sur les talons sans cérémonie pour l'examiner plus à son aise, et jura plus d'une fois que la manière dont il était accoutré faisait grand honneur au goût des Hurons. Enfin il lui saisit la main, la lui serra avec une force qui fit venir des larmes aux yeux de l'honnête David, et le félicita sur sa métamorphose.

— Et ainsi, vous vous disposiez à apprendre un cantique aux castors, n'est-ce pas? lui dit-il; les rusés animaux savent déjà quelque chose de votre métier, car ils battent la mesure avec la queue, comme vous venez de le voir. Au surplus il était temps qu'ils plongeassent, car j'étais bien tenté de leur donner le ton avec mon tueur de daims, J'ai connu bien des gens qui savaient lire et écrire, et qui n'avaient pas l'intelligence d'un castor; mais quant au chant, le pauvre animal est né muet. Et que pensez- vous de l'air que voici?

Il imita trois fois le cri du corbeau; David pressa ses deux mains sur ses oreilles délicates, et Heyward, quoique averti que c'était le signal convenu, ne put s'empêcher de lever les yeux en l'air pour voir s'il n'y apercevrait pas un oiseau.

— Voyez, continua le chasseur en montrant les deux Mohicans qui, ayant entendu le signal, arrivaient déjà de différents côtés; c'est une musique qui a une vertu particulière; elle attire près de moi deux bons fusils, pour ne rien dire des couteaux et des tomahawks. Eh bien! nous voyons qu'il ne vous est rien arrivé de fâcheux; mais dites-nous maintenant ce que sont devenues les deux jeunes dames.

— Elles sont captives des païens, répondit David; mais, quoique troublées d'esprit, elles sont en toute sûreté de corps.

— Toutes deux? demanda Heyward respirant à peine.

— Toutes deux, répéta David. Quoique notre voyage ait été fatigant, et notre nourriture peu abondante, nous n'avons guère eu à nous plaindre que de la violence qu'on a faite à notre volonté en nous emmenant en captivité dans un pays lointain.

— Que le ciel vous récompense de la consolation que vos paroles me procurent! s'écria Munro avec agitation; mes chères filles me seront donc rendues, aussi pures, aussi innocentes que lorsqu'elles m'ont été ravies!

— Je doute que le moment de leur délivrance soit arrivé, répliqua David d'un air grave. Le chef de ces sauvages est possédé d'un malin esprit que la toute puissance du ciel peut seule dompter. J'ai tout essayé près de lui; mais ni l'harmonie des sons ni la force des paroles ne semblent toucher son âme.

— Et où est le coquin? demanda brusquement le chasseur.

— Il chasse l'élan aujourd'hui avec ses jeunes guerriers, et demain, à ce que j'ai appris, nous devons nous enfoncer plus avant dans ces forêts, et nous rapprocher des frontières du Canada. L'aînée des deux soeurs habite avec une peuplade voisine dont les habitations sont placées au delà de ce grand rocher noir que vous voyez là-bas. L'autre est retenue avec les femmes des Hurons qui sont campés à deux petits milles d'ici, sur un plateau où le feu a rempli les fonctions de la hache pour faire disparaître les arbres.

— Alice! ma pauvre Alice! s'écria Heyward; elle a donc même perdu la consolation d'avoir sa soeur auprès d'elle!

— Elle l'a perdue; mais elle a joui de toutes celles que peut donner à l'esprit dans l'affliction la mélodie des chants religieux.

— Quoi! s'écria OEil-de-Faucon, elle trouve du plaisir à écouter votre musique!

— Une musique d'un caractère grave et solennel, quoique je doive convenir qu'en dépit de tous mes efforts pour la distraire je la vois pleurer plus souvent que sourire. Dans de pareils instants, je suspends la mélodie des chants sacrés; mais il en est de plus heureux où j'éprouve de grandes consolations, quand je vois les sauvages s'attrouper autour de moi pour m'entendre invoquer la merci céleste.

— Et comment se fait-il qu'on vous permette d'aller seul? qu'on ne vous surveille pas? demanda Heyward.

— Il ne faut pas en faire un mérite à un vermisseau tel que moi, répondit La Gamme en cherchant à donner à ses traits une expression d'humilité modeste; mais quoique le pouvoir de la psalmodie ait été suspendu pendant la terrible affaire de la plaine de sang que nous avons traversée, elle a recouvré son influence même sur les âmes des païens, et c'est pourquoi il m'est permis d'aller où bon me semble.

OEil-de-Faucon se mit à rire, se toucha le front du doigt, d'un air expressif, en regardant le major, et il rendit peut-être son idée plus intelligible en ajoutant en même temps:

— Jamais les Indiens ne maltraitent celui qui manque de cela. Mais dites-moi, l'ami, quand le chemin était ouvert devant vous, pourquoi n'êtes-vous pas retourné sur vos pas? Les traces en sont plus visibles que celles que laisserait un écureuil. Pourquoi ne vous êtes-vous pas pressé de porter ces nouvelles au fort Édouard?

Le chasseur, ne songeant qu'à sa vigueur et à l'habitude qu'il avait de reconnaître les moindres traces, oubliait qu'il proposait à David une tâche qu'il aurait probablement été impossible à celui-ci de jamais exécuter. Mais le psalmodiste, sans rien perdre de son air de simplicité ordinaire, se contenta de lui répondre:

— Quoique c'eût été une grande joie pour mon âme de revoir les habitations des chrétiens, mes pieds auraient suivi les pauvres jeunes dames confiées à mes soins, même jusque dans la province idolâtre des jésuites, plutôt que de faire un pas en arrière, pendant qu'elles languissent dans l'affliction et la captivité.

Quoique le langage figuré de David ne fût pas complètement à la portée de tous ceux qui l'entendaient, son ton ferme, l'expression de ses yeux, et son air de franchise et de sincérité, l'expliquaient assez pour que personne ne pût s'y méprendre. Uncas s'avança, et jeta sur lui en silence un regard d'approbation, tandis que Chingachgook exprimait sa satisfaction par cette exclamation qui remplace les applaudissements chez les Indiens.

— Le Seigneur n'a jamais voulu, dit le chasseur en secouant la tête, que l'homme donnât tous ses soins à son gosier, au lieu de cultiver les plus nobles facultés dont il lui a plu de le douer. Mais ce pauvre diable a eu le malheur de tomber entre les mains de quelque sotte femme quand il aurait dû travailler à son éducation en plein air et au milieu des beautés de la forêt. Au surplus, il n'a que de bonnes intentions. Tenez, l'ami, voici un joujou que j'ai trouvé et qui vous appartient. J'avais dessein de m'en servir pour allumer le feu; mais comme vous y êtes attaché, reprenez-le, et grand bien vous fasse!

La Gamme reçut son instrument avec une expression de plaisir aussi vive qu'il crut pouvoir se le permettre sans déroger à la grave profession qu'il exerçait. Il en tira sur-le-champ quelques sons, qu'il fit suivre tout aussitôt des accents de sa propre voix pour s'assurer que son instrument favori n'avait rien perdu de ses qualités, et dès qu'il en fut bien convaincu, il prit gravement dans sa poche le petit livre dont il a été si souvent parlé, et se mit à le feuilleter pour y chercher quelque long cantique d'action de grâces.

Mais Heyward mit obstacle à ce pieux dessein en lui faisant questions sur questions sur les captives. Le vénérable père l'interrogeait aussi à son tour avec un intérêt trop puissant pour que David pût se dispenser de lui répondre, quoiqu'il jetât toujours de temps en temps sur son instrument un coup d'oeil qui annonçait le désir de s'en servir. Le chasseur lui-même faisait quelques questions quand l'occasion semblait l'exiger.

Ce fut de cette manière, et avec quelques intervalles, que David remplissait du prélude menaçant d'un long cantique, qu'ils apprirent enfin les détails dont la connaissance pouvait leur être utile pour l'accomplissement de leur grande entreprise, la délivrance des deux soeurs.

Magua était resté sur la montagne où il avait conduit ses deux prisonnières, jusqu'à ce que le tumulte et le carnage qui régnaient dans la plaine fussent complètement calmés. Vers le milieu du jour il en était descendu, et avait pris la route du Canada, à l'ouest de l'Horican. Comme il connaissait parfaitement ce chemin et qu'il savait qu'il n'était pas en danger d'une poursuite immédiate, il ne mit pas une hâte extraordinaire dans sa marche, quoiqu'il prît toutes les précautions pour en dérober la trace à ceux qui pourraient le poursuivre. Il paraissait, d'après la relation naïve de David, que sa présence avait été plutôt endurée que souhaitée; mais Magua lui-même n'était pas tout à fait exempt de cette vénération superstitieuse avec laquelle les Indiens regardent les êtres dont il plaît au grand Esprit de déranger l'intelligence. Lorsque la nuit était arrivée, on avait pris les plus grandes précautions, tant pour mettre les deux prisonnières à l'abri de la rosée que pour empêcher qu'elles pussent s'échapper.

En arrivant au camp des Hurons, Magua, conformément à une politique dont un sauvage s'écartait rarement, avait séparé ses prisonnières. Cora avait été envoyée dans une peuplade nomade qui occupait une vallée éloignée; mais David ignorait trop l'histoire et les coutumes des Indiens pour pouvoir dire quel était le caractère de ceux-ci, et quel nom portait leur tribu. Tout ce qu'il savait, c'était qu'ils n'avaient point pris part à l'expédition qui venait d'avoir lieu contre William-Henry; que, de même que les Hurons, ils étaient alliés de Montcalm, et qu'ils avaient des liaisons amicales avec cette nation belliqueuse et sauvage dans le voisinage désagréable de laquelle le hasard les avait placés.

Les Mohicans et le chasseur écoutèrent cette narration imparfaite et interrompue avec un intérêt qui croissait évidemment à chaque instant; et tandis que David cherchait à décrire les moeurs de la peuplade d'Indiens parmi lesquels Cora avait été conduite, OEil- de-Faucon lui demanda tout à coup:

— Avez-vous remarqué leurs couteaux? Sont-ils de fabrique anglaise ou française?

— Mes pensées ne s'arrêtaient point à de telles vanités, répondit David; je partageais les chagrins des deux jeunes dames, et je ne songeais qu'à les consoler.

— Le temps peut venir où vous ne regarderez pas le couteau d'un sauvage comme une vanité si méprisable, dit le chasseur en prenant lui-même un air de mépris qu'il ne cherchait pas à déguiser. Ont- ils célébré leur fête des grains? Pouvez-vous nous dire quelque chose de leurs totems?

— Le grain ne nous a jamais manqué; nous en avons en abondance, et Dieu en soit loué, car le grain cuit dans le lait est doux à la bouche et salutaire à l'estomac. Quant au totem[60], je ne sais ce que vous voulez dire. Si c'est quelque chose qui ait rapport à l'art de la musique indienne, ce n'est pas chez eux qu'il faut le chercher: jamais ils n'unissent leurs voix pour chanter les louanges de Dieu, et ils paraissent les plus profanes de tous les idolâtres.

— C'est calomnier la nature d'un Indien! Les Mingos eux-mêmes n'adorent que le vrai Dieu! Je le dis à la honte de ma couleur; mais c'est un mensonge impudent des blancs que de prétendre que les guerriers des bois se prosternent devant les images qu'ils ont taillées eux-mêmes. Il est bien vrai qu'ils tâchent de vivre en paix avec le diable; mais qui ne voudrait vivre en paix avec un ennemi qu'il est impossible de vaincre? Il n'en est pas moins certain qu'ils ne demandent de faveur et d'assistance qu'au bon et grand Esprit.

— Cela peut être; mais j'ai vu des figures bien étranges au milieu des peintures dont ils se couvrent le corps; le soin qu'ils en prennent, l'admiration qu'elles leur inspirent, sentent une espèce d'orgueil spirituel; j'en ai vu une entres autres qui représentait un animal dégoûtant et impur.

— Était-ce un serpent? demanda vivement le chasseur.

— Pas tout à fait; mais c'était la ressemblance d'un animal rampant comme lui, d'une vile tortue de terre.

— Hugh! s'écrièrent en même temps les deux Mohicans, tandis que le chasseur secouait la tête avec l'air d'un homme qui vient de faire une découverte importante, mais peu agréable.

Chingachgook prit alors la parole, et s'exprima en delaware avec un calme et une dignité qui excitèrent l'attention même de ceux qui ne pouvaient le comprendre; ses gestes étaient expressifs, et quelquefois même énergiques. Une fois il leva le bras droit, et en le laissant retomber lentement, il appuya un doigt sur sa poitrine, comme pour donner une nouvelle force à quelque chose qu'il disait. Ce mouvement écarta le tissu de calicot qui le couvrait, et Duncan, qui suivait des yeux tous ses gestes, vit sur sa poitrine la représentation en petit, ou plutôt l'esquisse de l'animal dont on venait de parler, bien tracée en beau bleu. Tout ce qu'il avait entendu dire de la séparation violente des tribus nombreuses des Delawares se présenta alors à son esprit, et il attendit le moment où il pourrait faire quelques questions, avec une impatience qu'il ne maîtrisait qu'avec de grands efforts, malgré le vif intérêt qu'il prenait au discours du chef mohican, discours qui malheureusement était inintelligible pour lui.

OEil-de-Faucon ne lui donna pas le temps de l'interroger; car dès que Chingachgook eut fini de parler, il prit la parole à son tour, et s'adressa au major en anglais.

— Nous venons de découvrir, lui dit-il, ce qui peut nous être utile ou préjudiciable, suivant que le ciel en disposera. Le Sagamore est du sang le plus ancien des Delawares, et il est grand chef de leurs Tortues. Qu'il y ait parmi la peuplade dont le chanteur nous parle quelques individus de cette race, c'est ce dont nous ne pouvons douter d'après ce qu'il vient de nous dire; et s'il avait épargné, pour faire quelques questions prudentes, la moitié de l'haleine qu'il a mal employée à faire une trompette de son gosier, nous aurions pu savoir quel est le nombre des guerriers de cette caste qui s'y trouve. Dans tous les cas, nous sommes sur un chemin qui offre bien des dangers; car un ami dont le visage s'est détourné de vous est souvent plus mal intentionné que l'ennemi qui en veut ouvertement à votre chevelure.

— Expliquez-vous, dit Duncan.

— Ce serait une histoire aussi triste que longue, et à laquelle je n'aime pas à penser, répondit le chasseur; car on ne peut nier que le mal n'ait été principalement fait par des hommes à peau blanche. Le résultat en est que les frères ont levé leurs tomahawks les uns contre les autres, et que les Mingos et les Delawares se sont trouvés côte à côte sur le même sentier.

— Et vous croyez que c'est avec une partie de cette dernière nation que Cora se trouve en ce moment? demanda Heyward.

OEil-de-Faucon ne répondit que par un signe affirmatif, et parut désirer de mettre fin à une conversation sur un sujet qui lui était pénible. L'impatient Duncan s'empressa alors de proposer d'employer pour la délivrance des deux soeurs des moyens impraticables, et qui ne pouvaient être suggérés et adoptés que par le désespoir. Munro parut secouer son accablement pour écouter les projets extravagants du jeune major avec un air de déférence, et il sembla y donner une approbation que son jugement et ses cheveux blancs auraient refusée en toute autre circonstance. Mais le chasseur, après avoir attendu patiemment que la première ardeur de l'amant s'évaporât un peu, vint à bout de le convaincre de la folie qu'il y aurait à adopter des mesures précipitées et plus que hasardeuses dans une affaire qui exigeait autant de sang-froid et de prudence que de courage et de détermination.

— Voici ce qu'il y a de mieux à faire, ajouta-t-il: que ce chanteur retourne chanter chez les Indiens; qu'il informe les deux jeunes dames que nous sommes dans les environs, et qu'il vienne nous rejoindre pour se concerter avec nous quand nous lui en donnerons le signal. Vous qui êtes musicien, l'ami, vous êtes sûrement en état de distinguer le cri du corbeau de celui du whip- poor-will[61]?

— Bien certainement. Celui-ci est un oiseau dont la voix est douce et mélancolique; et quoiqu'elle n'ait que deux notes mal cadencées, elle n'a rien de désagréable.

— Il veut parler du wish-ton-wish, dit le chasseur. Eh bien! puisque sa voix vous plaît, elle vous servira de signal. Quand vous entendrez le whip-poor-will chanter trois fois, ni plus ni moins, souvenez-vous de venir dans le bois, à l'endroit où vous croirez l'avoir entendu.

— Un instant, dit Heyward; je l'accompagnerai.

— Vous! s'écria OEil-de-Faucon en le regardant avec surprise; êtes-vous las de voir le soleil se lever et se coucher?

— David est une preuve vivante que les Hurons eux-mêmes ne sont pas toujours sans merci.

— Mais le gosier de David lui rend des services que jamais homme de bon sens n'exigerait du sien.

— Je puis aussi jouer le rôle de fou, d'insensé, de héros, de tout ce qu'il vous plaira, pourvu que je délivre celle que j'aime d'une telle captivité. Ne me faites plus d'objections, je suis déterminé.

Le chasseur le regarda une seconde fois avec un étonnement qui le rendait muet. Mais Duncan, qui, par déférence pour l'expérience de son compagnon, et par égard pour les services qu'il en avait reçus, s'était soumis jusqu'alors presque aveuglément à tous ses avis, prit l'air de supériorité d'un homme habitué au commandement. Il fit un geste de la main pour indiquer qu'il ne voulait écouter aucune remontrance, et dit ensuite d'un ton plus modéré:

— Vous connaissez les moyens de me déguiser, employez-les sur-le- champ; changez tout mon extérieur. Peignez-moi, si vous le jugez à propos; en un mot, faites de moi ce qu'il vous plaira: un fou supposé, si vous ne voulez pas que je le devienne véritablement.

Le chasseur secoua la tête d'un air mécontent.

— Ce n'est pas à moi, reprit-il, qu'il appartient de dire que celui qui a été formé par une main aussi puissante que celle de la Providence a besoin de subir quelque changement. D'ailleurs vous autres même, quand vous envoyez des détachements en campagne, vous leur donnez des mots d'ordre, et vous leur désignez des lieux de ralliement, afin que ceux qui combattent du même côté puissent se reconnaître, et sachent où retrouver leurs amis; ainsi…

— Écoutez-moi, s'écria Duncan sans lui laisser le temps d'achever sa phrase, vous venez d'apprendre de ce brave homme, qui a si fidèlement suivi les deux prisonnières, que les Indiens avec lesquels elles se trouvent sont de deux tribus différentes, sinon de deux différentes nations: celle que vous nommez la chevelure noire est avec la peuplade que vous croyez être une branche des Delawares; l'autre, la plus jeune, est incontestablement entre les mains de nos ennemis déclarés, les Hurons. La délivrer est donc la partie la plus difficile et la plus dangereuse de notre entreprise, et je prétends tenter cette aventure comme ma jeunesse et mon rang l'exigent. Ainsi donc, tandis que vous négocierez avec vos amis la délivrance de l'une, j'effectuerai celle de l'autre, ou j'aurai cessé d'exister.

L'ardeur martiale du jeune major ainsi réveillée brillait dans ses yeux, et donnait à toute sa personne un air imposant auquel il était difficile de résister. OEil-de-Faucon, quoique connaissant trop bien la clairvoyance de l'astuce des Indiens pour ne pas prévoir tout le danger d'une pareille tentative, ne sut trop comment combattre cette résolution soudaine. Peut-être même trouvait-il en secret dans ce projet quelque chose qui était d'accord avec sa hardiesse naturelle, et avec ce goût invincible qu'il avait toujours eu lui-même pour les entreprises hasardeuses, et qui avait augmenté avec son expérience, au point que les périls étaient devenus, pour ainsi dire, une jouissance nécessaire à son existence. Changeant donc de dessein tout à coup, il cessa de faire des objections au projet du major Heyward, et se prêta de bonne grâce à lui faciliter les moyens de l'exécuter.

— Allons, dit-il en souriant avec un air de bonne humeur, quand un daim veut se jeter à l'eau, il faut se mettre en face pour l'en empêcher, et non le poursuivre par derrière. Chingachgook a dans sa carnassière autant de couleurs que la femme d'un officier d'artillerie que je connais, qui met la nature sur des morceaux de papier, fait des montagnes semblables à une meule de foin, et place le bleu firmament à la portée de la maison. Le Sagamore sait s'en servir aussi. Asseyez-vous sur cette souche, et je vous réponds sur ma vie qu'il aura bientôt fait de vous un fou aussi naturel que vous pouvez le désirer.

Duncan s'assit, et Chingachgook, qui avait écouté toute cette conversation avec une grande attention, se mit sur-le-champ en besogne. Exercé depuis longtemps dans tous les mystères d'un art que connaissent plus ou moins presque tous les sauvages, il mit tous ses soins à lui donner l'extérieur de ce qu'il voulait paraître.

Il traça sur son front cette ligne que les Indiens sont accoutumés à regarder comme le symbole d'un caractère cordial et joyeux. Il évita avec soin tous les traits qui auraient pu indiquer des dispositions belliqueuses, et dessina sur ses joues des figures fantastiques, qui travestissaient le militaire en bouffon. Les gens de cette humeur n'étaient pas un phénomène chez les Indiens; et comme Duncan était déjà suffisamment déguisé par le costume qu'il avait pris en partant du fort Édouard, il y avait certainement quelque raison de se flatter, qu'avec la connaissance parfaite qu'il avait du français, il pourrait passer pour un jongleur de Ticonderoga faisant une ronde parmi les peuplades alliées.

Quand on jugea que rien ne manquait à la peinture, le chasseur lui donna beaucoup d'avis et d'instructions sur la manière dont il devrait se conduire parmi les Hurons; ils convinrent des signaux, et de l'endroit où ils se rejoindraient en cas de succès de part et d'autre, enfin rien ne fut oublié de ce qui pouvait contribuer à la réussite de l'entreprise.

La séparation de Munro et de son jeune ami fut douloureuse. Cependant le colonel parut s'y soumettre avec une sorte d'indifférence, qu'il n'aurait jamais montrée si son esprit se fût trouvé dans sa situation ordinaire, et que son accablement ne l'eût pas emporté sur son naturel cordial et affectueux.

Le chasseur, tirant alors à part le major, l'informa de l'intention où il était de laisser le vétéran dans quelque retraite sûre, sous la garde de Chingachgook, tandis qu'Uncas et lui chercheraient à se procurer quelques renseignements sur la tribu d'Indiens qu'ils avaient de bonnes raisons pour croire des Delawares. Lui ayant ensuite renouvelé le conseil qu'il lui avait déjà donné de consulter principalement la prudence dans tout ce qu'il croirait devoir dire ou faire, il finit par lui dire d'un ton solennel, mêlé d'une sensibilité dont Duncan fut profondément touché:

— Et maintenant, major, que Dieu vous inspire et vous protège! Vous avez montré une ardeur qui me plaît; c'est un don qui appartient à la jeunesse, et surtout quand elle a le sang chaud et le coeur brave. Mais croyez-en les avis d'un homme à qui l'expérience a appris que ce qu'il vous dit est la pure vérité: vous aurez besoin de tout votre sang-froid, et d'un esprit plus subtil que celui qu'on peut trouver dans les livres pour déjouer les ruses d'un Mingo et maîtriser sa résolution. Que Dieu veille sur vous! Mais enfin, s'ils font un trophée de votre chevelure, comptez sur la promesse d'un homme qui a deux braves guerriers pour le soutenir; les Hurons paieront leur triomphe par autant de morts qu'ils y auront trouvé de cheveux! je le répète, major: puisse la Providence bénir votre entreprise, car elle est juste et honorable; mais souvenez-vous que pour tromper ces coquins il est permis de faire des choses qui ne sont pas tout à fait dans la nature du sang blanc.

Heyward serra la main de son digne compagnon, qui ne savait trop s'il devait se prêter à un tel honneur; il recommanda de nouveau son vieil ami à ses soins, lui rendit tous les voeux de réussite qu'il en avait reçus, et, faisant signe à David de venir le joindre, il partit sur-le-champ avec lui.

Le chasseur suivit des yeux le jeune major, aussi longtemps qu'il put l'apercevoir, d'un air qui exprimait l'admiration que lui inspiraient son courage et sa résolution. Ensuite, secouant la tête en homme qui semblait douter s'il le reverrait jamais, il rejoignit ses trois compagnons, et disparut avec eux dans l'épaisseur du bois.

La route que David fit prendre à Heyward traversait la clairière où se trouvait l'étang des castors, dont elle côtoyait les bords. Quand le major se trouva seul avec un être si simple, si peu en état de lui être du moindre secours dans la circonstance la plus urgente, il commença à sentir mieux qu'auparavant toutes les difficultés de son entreprise, mais sans désespérer d'y réussir.

Le jour qui commençait alors à tomber donnait un caractère encore plus sombre et plus sauvage au désert qui s'étendait bien loin autour de lui. On aurait même pu trouver quelque chose d'effrayant dans le silence et la tranquillité qui régnait dans ces petites habitations à toits ronds, qui étaient pourtant si bien peuplées. En contemplant ces constructions admirables, en voyant l'étonnante sagacité qui y présidait, la pensée qui le frappa fut que, même les animaux de ces vastes solitudes, possédaient un instinct presque comparable à la raison, et il ne put songer sans inquiétude à la lutte inégale qu'il allait avoir à soutenir, et dans laquelle il s'était si témérairement engagé. Mais au milieu de ces idées, l'image d'Alice, sa détresse, son isolement, le danger qu'elle courait, se présentèrent à son imagination, et les périls qu'il pouvait courir lui-même ne furent plus rien pour lui. Encourageant David par ses discours et son exemple, il se sentit enflammé d'une nouvelle ardeur, et marcha en avant avec le pas léger et vigoureux de la jeunesse et du courage.

Après avoir décrit à peu près un demi-cercle autour de l'étang des castors, ils s'en éloignèrent pour gravir une petite hauteur, sur le plateau de laquelle ils marchèrent quelque temps. Au bout d'une demi-heure, ils arrivèrent dans une autre clairière, également traversée par un ruisseau, et qui paraissait aussi avoir été habitée par des castors, mais que ces animaux intelligents avaient sans doute abandonnée pour se fixer dans la situation préférable qu'ils occupaient à peu de distance. Une sensation fort naturelle porta Duncan à s'arrêter un instant avant de quitter le couvert de la forêt, comme un homme qui recueille toutes ses forces avant de faire un effort pénible pour lequel il sait qu'elles lui seront nécessaires. Il profita de cette courte halte pour se procurer les informations qu'il pouvait obtenir par un coup d'oeil jeté à la hâte.

À l'autre extrémité de la clairière, près d'un endroit où le ruisseau redoublait de rapidité pour tomber en cascades sur un sol moins élevé, on voyait une soixantaine de cabanes grossièrement construites, dont les matériaux étaient des troncs d'arbres, des branches, des broussailles et de la terre. Elles semblaient placées au hasard, sans aucune prétention à la beauté, ni même à la propreté de l'extérieur. Elles étaient si inférieures, sous tous les rapports, aux habitations des castors que Duncan venait de voir, que ce spectacle lui occasionna une seconde surprise encore plus forte que la première.

Son étonnement redoubla quand, à la lueur du crépuscule, il vit vingt à trente figures qui s'élevaient alternativement du milieu des hautes herbes qui croissaient en face des huttes des sauvages, et qui disparaissaient successivement à sa vue, comme si elles se fussent ensevelies dans les entrailles de la terre. Ne pouvant qu'entrevoir ces formes bizarres, qui ne se rendaient visibles qu'un instant, elles lui paraissaient ressembler à de sombres spectres ou à des êtres surnaturels plutôt qu'à des créatures humaines formées des matériaux vulgaires et communs de chair, d'os et de sang. Un corps nu se montrait un moment, agitant les bras en l'air avec des gestes bizarres, et il s'évanouissait sur-le-champ pour reparaître tout à coup en un endroit plus éloigné, ou pour être remplacé par un autre, qui conservait le même caractère mystérieux.

David, voyant que son compagnon s'était arrêté, suivit la direction de ses regards, et continua à rappeler Heyward à lui- même en lui adressant la parole.

— Il y a ici beaucoup de sol fertile qui languit sans culture, lui dit-il, et je puis dire, sans aucun mélange coupable d'un levain d'amour-propre, que, depuis le court séjour que j'ai fait parmi ces païens, j'y avais répandu bien du bon grain, sans avoir la consolation de le voir fructifier.

— Ces peuplades sauvages s'occupent plus de la chasse que des travaux auxquels les hommes sont habitués dans nos provinces, répondit Heyward les yeux toujours fixés sur les objets qui continuaient à l'étonner.

— Il y a plus de joie que de travail pour l'esprit à élever la voix pour faire entendre les louanges de Dieu, répliqua David, mais ces enfants abusent cruellement des dons du ciel; j'en ai rarement trouvé de leur âge à qui la nature eût accordé plus libéralement tous les éléments qui peuvent constituer la bonne psalmodie, et bien certainement on n'en trouverait aucun qui ne néglige ce talent. Trois soirées successives, je me suis rendu en ce lieu; je les ai réunis autour de moi, et je les ai engagés à répéter le cantique sacré que je leur chantais, et jamais ils ne m'ont répondu que par des cris aigus et sans accord qui me perçaient l'âme et me déchiraient les oreilles.

— De qui parlez-vous? demanda Duncan.

— De ces enfants du démon que vous voyez perdre à des jeux puérils un temps qu'ils pourraient employer si utilement s'ils voulaient m'écouter. Mais la contrainte salutaire de la discipline est inconnue parmi ce peuple abandonné à lui-même. Dans un pays où il croît tant de bouleaux, on ne connaît pas même l'usage des verges, et ce ne doit pas être une merveille pour mes yeux de voir abuser des bienfaits de la Providence pour produire des sons discords comme ceux-ci.

En achevant ces mots, David appliqua ses mains contre ses oreilles pour ne pas entendre les cris des enfants qui faisaient retentir en ce moment toute la forêt. Duncan, souriant des idées superstitieuses qui s'étaient présentées un instant à son imagination, lui dit avec fermeté:

— Avançons.

Le maître en psalmodie obéit sans déranger les sauvegardes qui garantissaient ses oreilles, et ils marchèrent hardiment vers ce que David appelait quelquefois les tentes des Philistins.

Chapitre XXIII

Mais quoique les bêtes fauves obtiennent un privilège de chasse, quoique nous donnions au cerf un espace réglé par des lois, avant de lancer nos meutes ou débander notre arc, qui trouvera jamais à redire à la manière dont ce perfide renard est attiré dans le piège ou tué?

Sir Walter Scott, La Dame du Lac.

Il arrive très rarement que les camps des Indiens soient gardés par des sentinelles armées, comme ceux des blancs, plus instruits: avertis par leurs sens de l'approche du danger pendant qu'il est encore éloigné, les sauvages se reposent en général sur la connaissance parfaite qu'ils ont des indices que présente la forêt, et sur l'étendue de pays et la difficulté des chemins qui les séparent de ceux qu'ils ont à craindre. L'ennemi qui, par quelque heureux concours d'événements, a éludé la vigilance des batteurs d'estrade qui sont à quelque distance, ne trouve donc presque jamais auprès des habitations d'autres vedettes pour donner l'alarme. Indépendamment de cet usage généralement adopté, les peuplades alliées aux Français connaissaient trop bien la force du coup qui venait d'être frappé pour redouter quelque danger immédiat de la part des nations ennemies qui s'étaient déclarées pour les Anglais.

Ce fut ainsi qu'Heyward et David se trouvèrent tout à coup au milieu des enfants occupés de leurs jeux, comme on vient de le dire, sans que personne eût donné le moindre avis de leur approche. Mais dès qu'ils furent aperçus, toute la bande d'enfants, comme par un accord unanime, poussa des cris qui n'étaient rien moins qu'harmonieux, et disparut à leurs yeux comme par l'effet d'un enchantement, la couleur sombre de leurs corps nus se confondant, à cette heure du jour, avec celle des hautes herbes sèches qui les cachaient. Et cependant, quand la surprise eut permis à Duncan d'y jeter un coup d'oeil, ses regards rencontraient partout sous l'herbe des yeux noirs et vifs constamment fixés sur lui.

La curiosité des enfants fut pour le major un présage qui ne lui parut pas encourageant, et pendant un moment il aurait volontiers battu en retraite. Mais il était trop tard même pour avoir l'air d'hésiter. Les clameurs bruyantes des enfants avaient attiré une douzaine de guerriers à la porte de la hutte la plus voisine, où ils étaient assemblés en groupe, attendant gravement que ceux qui arrivaient si inopinément s'approchassent d'eux.

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