Le dernier des mohicans: Le roman de Bas-de-cuir
David, déjà un peu familiarisé avec de pareilles scènes, marchait le premier, en droite ligne, d'un pas ferme qu'il aurait fallu un obstacle peu ordinaire pour déranger, et il entra dans la hutte avec un air d'assurance et de tranquillité: c'était le principal et le plus grand édifice de cette espèce de village, quoiqu'il ne fût pas construit avec plus de soin ou avec d'autres matériaux que les autres. En ce local se tenaient les conseils et les assemblées publiques de la peuplade, pendant sa résidence temporaire sur les frontières, de la province anglaise.
Duncan trouva quelque difficulté à prendre l'air d'indifférence qui lui était nécessaire quand il passa entre les sauvages robustes et gigantesques qui étaient attroupés à la porte; mais, songeant que sa vie dépendait de sa présence d'esprit, il imita son compagnon, qu'il suivait pas à pas, et s'efforça tout en s'avançant de rallier ses idées. Un instant son coeur avait cessé de battre quand il s'était trouvé en si proche contact avec des ennemis féroces et implacables; mais il parvint à maîtriser son émotion, et marcha jusqu'au centre de la cabane sans donner aucun signe de faiblesse. Suivant l'exemple de David, il s'avança vers une pile de fagots de branches odorantes qui étaient dans un coin de la hutte, en prit un, et s'assit en silence.
Dès que le nouveau venu fut entré, ceux des sauvages qui étaient sortis de la hutte y rentrèrent sur-le-champ, et se rangeant autour de lui, ils semblèrent attendre avec patience que la dignité de l'étranger lui permît de parler. D'autres étaient appuyés avec une sorte d'indolence sur les troncs d'arbres qui servaient de piliers pour soutenir cet édifice presque chancelant. Trois ou quatre des plus âgés et des plus renommés de leurs guerriers s'étaient assis, suivant leur usage, un peu en avant des autres.
Une torche brûlait dans cet appartement, et réfléchissait successivement une lueur rouge sur toutes les physionomies de ces Indiens, suivant que les courants d'air en portaient la flamme d'un côté ou d'un autre. Duncan en profita pour tâcher de reconnaître sur leur visage à quelle espèce d'accueil il devait s'attendre; mais il n'était pas en état de lutter contre la froide astuce des sauvages avec lesquels il se trouvait.
Les chefs, placés en face de lui, dirigèrent à peine un coup d'oeil de son côté: ils restaient les yeux fixés vers la terre, dans une attitude qu'on aurait pu prendre pour du respect, mais qu'il était facile d'attribuer à la méfiance. Ceux des Indiens qui se trouvaient dans l'ombre étaient moins réservés; et Duncan les surprit plus d'une fois jetant sur lui à la dérobée un regard curieux et pénétrant; et dans le fait il n'avait pas un seul trait de son visage, il ne faisait pas un geste, il ne remuait pas un muscle, qui n'attirassent leur attention, et dont ils ne tirassent quelque conclusion.
Enfin un homme dont les cheveux commençaient à grisonner, mais dont les membres nerveux, la taille droite et le pas assuré annonçaient qu'il avait encore toute la vigueur de l'âge mûr, s'avança d'un des bouts de l'appartement où il était resté, probablement pour faire ses observations sans être vu, et s'adressant à Heyward, il lui parla en se servant de la langue des Wyandots ou Hurons. Son discours était par conséquent inintelligible pour le major, quoique d'après les gestes qui l'accompagnaient il crût y reconnaître un ton de politesse plutôt que de courroux. Il fit donc quelques gestes pour lui faire comprendre qu'il ne connaissait pas cette langue.
— Aucun de mes frères ne parle-t-il français ou anglais? demanda ensuite Duncan en français, en regardant tour à tour ceux qui se trouvaient près de lui, dans l'espoir que quelqu'un d'entre eux lui répondrait.
La plupart se tournèrent vers lui comme pour l'écouter avec plus d'attention; mais il n'obtint de réponse de personne.
— Je serais fâché de croire, dit Heyward toujours en français, et en parlant lentement dans l'espoir d'être mieux compris, que dans cette brave et sage nation il ne se trouve personne qui entende la langue dont le grand monarque se sert quand il parle à ses enfants. Il aurait un poids sur le coeur, s'il pensait que ses guerriers rouges aient si peu de respect pour lui.
Une longue pause s'ensuivit; une gravité imperturbable régnait sur tous les visages, et pas un geste, pas un clin d'oeil n'indiquait quelle impression cette observation pouvait avoir faite. Duncan, qui savait que le don de se taire était une vertu chez les sauvages, résolut d'en donner lui-même un exemple, et il profita de cet intervalle pour mettre de l'ordre dans ses idées.
Enfin le même guerrier qui lui avait déjà adressé la parole lui demanda d'un ton sec, et en employant le patois français du Canada:
— Quand notre père, le grand monarque, parle à son peuple, se sert-il de la langue du Huron?
— Il parle à tous le même langage, répondit Heyward; il ne fait aucune distinction entre ses enfants, n'importe que la couleur de leur peau soit rouge, blanche ou noire; mais il estime particulièrement ses braves Hurons.
— Et de quelle manière parlera-t-il, continua le chef, quand on lui présentera les chevelures qui, il y a cinq nuits, croissaient sur les têtes des Yengeese[62]?
— Les Yengeese étaient ses ennemis, dit Duncan avec un frissonnement intérieur, et il dira: Cela est bon, mes Hurons ont été vaillants, comme ils le sont toujours.
— Notre père du Canada ne pense pas ainsi. Au lieu de regarder en avant pour récompenser ses Indiens, il jette les yeux en arrière. Il voit les Yengeese morts, et ne voit pas les Hurons. Que veut dire cela?
— Un grand chef comme lui a plus de pensée que de langue. Il jette les yeux en arrière pour voir si nul ennemi ne suit ses traces.
— Le canot d'un ennemi mort ne peut flotter sur l'Horican, répondit le Huron d'un air sombre. Ses oreilles sont ouvertes aux Delawares qui ne sont pas nos amis, et ils les remplissent de mensonges.
— Cela peut être. Voyez, il m'a ordonné, à moi qui suis un homme instruit dans l'art de guérir, de venir parmi ses enfants les Hurons rouges des grands lacs, et de leur demander s'il y en a quelqu'un de malade.
Un second silence, aussi long et aussi profond que le premier, suivit la déclaration que Duncan venait de faire de la qualité en laquelle il se présentait, ou pour mieux dire du rôle qu'il se proposait de jouer. Mais en même temps, et comme pour juger de la vérité ou de la fausseté de ce qu'il venait de dire, tous les yeux se fixèrent sur lui avec un air d'attention et de pénétration qui lui donna des inquiétudes sérieuses sur le résultat de cet examen. Enfin le même Huron reprit la parole.
— Les hommes habiles du Canada se peignent-ils la peau? lui demanda-t-il froidement; nous les avons entendus se vanter d'avoir le visage pâle.
— Quand un chef indien vient parmi ses pères les blancs, répondit Heyward, il quitte sa peau de buffle pour prendre la chemise qui lui est offerte: mes frères indiens m'ont donné cette peinture, et je la porte par affection pour eux.
Un murmure d'approbation annonça que ce compliment fait aux Indiens était reçu favorablement. Le chef fit un geste de satisfaction en étendant la main; la plupart de ses compagnons l'imitèrent, et une exclamation générale servit d'applaudissement à l'orateur. Duncan commença à respirer plus librement, croyant se sentir déchargé du poids de cet examen embarrassant; et comme il avait déjà préparé une histoire simple et plausible à l'appui de son innocente imposture, il se livra à l'espoir de réussir dans son entreprise.
Un autre guerrier se leva, et après un silence de quelques instants, comme s'il eût réfléchi pour répondre convenablement à ce que l'étranger venait de dire, il fit un geste pour annoncer qu'il allait parler. Mais à peine avait-il entr'ouvert ses lèvres qu'un bruit sourd, mais effrayant, partit de la forêt, et presque au même instant il fut remplacé par un cri aigu et perçant prolongé, de manière à ressembler au hurlement plaintif d'un loup.
À cette interruption soudaine, qui excita visiblement toute l'attention des Indiens, Duncan se leva en tressaillant, tant avait fait d'impression sur lui ce cri épouvantable, quoiqu'il n'en connût ni la cause ni la nature. Au même instant tous les guerriers se précipitèrent hors de la cabane, et remplirent l'air de grands cris qui étouffaient presque les sons affreux que le major entendait encore de temps en temps retentir dans les bois.
Ne pouvant plus résister au désir de savoir ce qui se passait, il sortit à son tour de la hutte, et se trouva sur-le-champ au milieu d'une cohue en désordre, paraissant être composée de tout ce qui était doué de la vie dans le camp. Hommes, femmes, vieillards, enfants, infirmes, toute la peuplade était réunie. Les uns poussaient des exclamations avec un air de triomphe, les autres battaient des mains avec une joie qui avait quelque chose de féroce; tous montraient une satisfaction sauvage de quelque événement inattendu. Quoique étourdi d'abord par le tumulte, Heyward trouva bientôt la solution de ce mystère dans la scène qui suivit.
Il restait encore assez de clarté dans les cieux pour qu'on pût distinguer entre les arbres un sentier qui, à l'extrémité de la clairière, conduisait dans la forêt. Une longue file de guerriers en sortit et s'avança vers les habitations. Celui qui marchait en tête portait un bâton auquel étaient suspendues, comme on le vit ensuite, plusieurs chevelures. Les sons horribles qu'on avait entendus étaient ce que les blancs ont nommé avec assez de raison le cri de mort, et la répétition de ce cri avait pour but de faire connaître à la peuplade le nombre des ennemis qu'on avait privés de la vie. Heyward connaissait cet usage des Indiens, et cette connaissance l'aida à trouver cette explication. Sachant donc alors que cette interruption avait pour cause le retour imprévu d'une troupe de guerriers partis pour une expédition, ses inquiétudes se calmèrent, et il se félicita d'une circonstance grâce à laquelle on ferait probablement moins d'attention à lui.
Les guerriers qui arrivaient s'arrêtèrent à une centaine de toises des habitations. Leurs cris, tantôt plaintifs, tantôt triomphants, et qui avaient pour but d'exprimer les gémissements des mourants et la joie des vainqueurs, avaient entièrement cessé. L'un d'eux fit quelques pas en avant, et appela les morts à voix haute, quoique ceux-ci ne pussent pas entendre ses paroles plus que les hurlements affreux qui les avaient précédées. Ce fut ainsi qu'il annonça la victoire qui venait d'être remportée; et il serait difficile de donner une idée de l'extase sauvage et des transports de joie avec lesquels cette nouvelle fut reçue.
Tout le camp devint en un instant une scène de tumulte et de confusion. Les guerriers tirèrent leurs couteaux, et les brandirent en l'air; rangés sur deux lignes, ils formaient une avenue qui s'étendait depuis l'endroit où les vainqueurs s'étaient arrêtés jusqu'à la porte de la hutte d'où Duncan venait de sortir. Les femmes saisirent des bâtons, des haches, la première arme offensive qui s'offrait à elles, et se mirent en rang pour prendre leur part du divertissement cruel qui allait avoir lieu. Les enfants même ne voulaient pas en être privés; ils arrachaient de la ceinture de leurs pères les tomahawks qu'ils étaient à peine en état de soulever, et se glissaient entre les guerriers pour imiter leurs sauvages parents.
Plusieurs tas de broussailles avaient été préparés dans la clairière, et les vieilles femmes s'occupaient à y mettre le feu, pour éclairer les nouveaux événements qui allaient se passer. Lorsque la flamme s'en éleva elle éclipsa le peu qui restait de la clarté du jour, et servit en même temps à rendre les objets plus distincts et plus hideux. Cet endroit offrait alors aux yeux un tableau frappant dont le cadre était une masse sombre de grands pins, et dont l'arrière-plan était animé par les guerriers qui venaient d'arriver.
À quelques pas en avant d'eux étaient deux hommes qui semblaient destinés à jouer le principal rôle dans la scène cruelle qui allait avoir lieu. La lumière n'était pas assez forte pour qu'Heyward pût distinguer leurs traits, à la distance où il se trouvait; mais leur contenance annonçait qu'ils étaient animés par des sentiments tout différents. L'un d'eux avait la taille droite, l'air ferme, et semblait prêt à subir son destin en héros; l'autre avait la tête courbée sur sa poitrine, comme s'il eut été accablé par la honte ou paralysé parla terreur.
Duncan avait trop de grandeur d'âme pour ne pas éprouver un vif sentiment d'admiration et de pitié pour le premier, quoiqu'il n'eût pas été prudent à lui de manifester cette généreuse émotion. Cependant sa vue ne pouvait s'en détacher; il suivait des yeux ses moindres mouvements, et en voyant en lui des membres qui paraissaient aussi agiles que robustes et bien proportionnés, il cherchait à se persuader que s'il était au pouvoir de l'homme, aidé par une noble résolution, d'échapper à un si grand péril, le jeune prisonnier qu'il avait sous les yeux pouvait espérer de survivre à la course à laquelle il prévoyait qu'on allait le forcer entre deux rangées d'êtres furieux armés contre ses jours. Insensiblement le major s'approcha davantage des Hurons, et il pouvait à peine respirer, tant il prenait d'intérêt à l'infortuné prisonnier. En ce moment il entendit un seul cri qui donnait le signal de la course fatale. Un profond silence l'avait précédé pendant quelques instants, et il fut suivi par des hurlements infernaux, tels qu'il n'en avait pas encore entendus. L'une des deux victimes resta immobile; l'autre partit à l'instant même avec la légèreté d'un daim. Il entra dans l'avenue formée par ses ennemis, mais il ne continua pas à parcourir ce dangereux défilé comme on s'y attendait. À peine y était-il engagé qu'avant qu'on eût le temps de lui porter un seul coup il sauta par-dessus la tête de deux enfants, et s'éloigna rapidement des Hurons par un chemin moins dangereux. L'air retentit d'imprécations, les rangs furent rompus, et chacun se mit à courir de côté et d'autre.
Des broussailles enflammées répandaient alors une clarté rougeâtre et sinistre. Ceux des sauvages qu'on ne pouvait qu'entrevoir semblaient des spectres fendant l'air avec rapidité, et gesticulant avec une espèce de frénésie, tandis que la férocité de ceux qui passaient dans le voisinage des brasiers était peinte en caractères plus prononcés par l'éclat que les flammes faisaient rejaillir sur leurs visages basanés.
On comprendra facilement qu'au milieu d'une telle foule d'ennemis acharnés le fugitif n'avait pas le temps de respirer. Il y eut un seul moment où il se crut sur le point de rentrer dans la forêt, mais il la trouva gardée par ceux qui l'avaient fait prisonnier, et il fut contraint de se jeter dans le centre de la clairière. Se retournant comme un daim qui voit le chasseur devant lui, il franchit d'un seul bond un grand tas de broussailles embrasées, et passant avec la rapidité d'une flèche à travers un groupe de femmes, il parut tout à coup à l'autre bout de la clairière; mais il y trouva encore des Hurons qui veillaient de ce côté. Il dirigea alors sa course vers l'endroit où il régnait plus d'obscurité, et Duncan, ayant été quelques instants sans le revoir, crut que l'actif et courageux jeune homme avait enfin succombé sous les coups de ses barbares ennemis.
Il ne pouvait alors distinguer qu'une masse confuse de figures humaines courant çà et là en désordre. Les couteaux, les bâtons, les tomahawks étaient levés en l'air, et cette circonstance prouvait que le coup fatal n'avait pas encore été porté. Les cris perçants des femmes et les hurlements affreux des guerriers ajoutaient encore à l'effet de ce spectacle. De temps en temps Duncan entrevoyait clans l'obscurité une forme légère sauter avec agilité pour franchir quelque obstacle qu'elle rencontrait dans sa course, et il espérait alors que le jeune captif conservait encore son étonnante activité et des forces qui paraissaient inépuisables.
Tout à coup la foule se porta en arrière, et s'approcha de l'endroit où le major continuait à rester. Quelques sauvages voulurent passer à travers un groupe nombreux de femmes et d'enfants, dont ils renversèrent quelques-uns, et au milieu de cette confusion il vit reparaître le captif. Les forces humaines ne pouvaient pourtant résister encore bien longtemps a une épreuve si terrible, et l'infortuné semblait le sentir lui-même. Animé par le désespoir, il traversa un groupe de guerriers confondus de son audace, et bondissant comme un faon, il fit, ce qui parut à Duncan, un dernier effort pour gagner la forêt. Comme s'il eût su qu'il n'avait aucun danger à redouter de la part du jeune officier anglais, le fugitif passa si près de lui qu'il toucha ses vêtements en courant.
Un sauvage d'une taille gigantesque le poursuivait, le tomahawk levé, et menaçait de lui donner le coup de la mort, quand Duncan, voyant le péril imminent du prisonnier, allongea le pied comme par hasard, le plaça, entre les jambes du Huron, et celui-ci tomba presque sur les talons de celui qu'il poursuivait. Le fugitif profita de cet avantage, et tout en lançant un coup d'oeil vers Duncan, il disparut comme un météore. Heyward le chercha de tous côtés, et, ne pouvant le découvrir, il se flattait qu'il avait réussi à se sauver dans les bois, quand tout à coup il l'aperçut tranquillement appuyé contre un poteau peint de diverses couleurs, placé près de la porte de la principale cabane.
Craignant qu'on ne s'aperçût de l'assistance qu'il avait donnée si à propos au fugitif, et que cette circonstance ne lui devînt fatale à lui-même, Duncan avait changé de place dès qu'il avait vu tomber le sauvage qui menaçait celui à qui il prenait tant d'intérêt sans le connaître. En ce moment il se mêla parmi la foule qui se réunissait autour des habitations avec un air aussi mécontent que la populace assemblée pour voir l'exécution d'un criminel, quand elle apprend qu'il a obtenu un sursis.
Un sentiment inexplicable, plus fort que la curiosité, le portait à s'approcher du prisonnier; mais il aurait fallu s'ouvrir un passage presque de vive force dans les rangs d'une multitude serrée, ce qu'il ne jugea pas prudent dans la situation où il se trouvait lui-même. Il vit cependant, à quelque distance, que le captif avait un bras passé autour du poteau qui faisait sa protection, évidemment épuisé de fatigue, respirant avec peine, mais réprimant avec fierté tout signe qui pourrait indiquer la souffrance. Un usage immémorial et sacré protégeait sa personne, jusqu'à ce que le conseil de la peuplade eût délibéré sur son sort; mais il n'était pas difficile de prévoir quel serait le résultat de la délibération, à en juger par les sentiments que manifestaient ceux qui l'environnaient.
La langue des Hurons ne fournissait aucun terme de mépris, aucune épithète humiliante, aucune invective, que les femmes n'adressassent au jeune étranger qui s'était soustrait à leur rage. Elles allaient jusqu'à lui faire un reproche des efforts qu'il avait faits pour s'échapper, et lui disaient, avec une ironie amère, que ses pieds valaient mieux que ses mains, et qu'on aurait du lui donner des ailes, puisqu'il ne savait faire usage ni de la flèche, ni du couteau. Le captif ne répondait rien à toutes ces injures, et ne montrait ni crainte ni colère, mais seulement un dédain mêlé de dignité. Aussi courroucées de son calme imperturbable que du succès qu'il avait obtenu, et ayant épuisé le vocabulaire des invectives, elles y firent succéder d'horribles hurlements.
Une des vieilles qui avaient allumé les feux dans la clairière se fraya alors un chemin parmi la foule, et se plaça en face du captif. Son visage ridé, ses traits flétris et sa malpropreté dégoûtante, auraient pu la faire prendre pour une sorcière. Rejetant en arrière le vêtement léger qui la couvrait, elle étendit son long bras décharné vers le prisonnier, et lui adressa la parole en delaware pour être plus sûre qu'il l'entendrait.
— Écoutez-moi, Delaware, lui dit-elle avec un sourire moqueur; votre nation est une race de femmes, et la bêche convient mieux à vos mains que le fusil. Vos squaws ne donnent le jour qu'à des daims; et si un ours, un serpent, un chat sauvage, naissait parmi vous, vous prendriez la fuite. Les filles des Hurons vous feront des jupons, et nous vous trouverons un mari.
Des éclats de rire sauvages et longtemps prolongés suivirent cette dernière saillie, et l'on distinguait les accents des jeunes femmes au milieu des voix cassées ou criardes des vieilles, dont la méchanceté semblait s'être accrue avec les années. Mais l'étranger était supérieur aux sarcasmes comme aux injures; il tenait toujours la tête aussi élevée, et l'on aurait dit qu'il se croyait seul, s'il n'eût jeté de temps en temps un coup d'oeil de dédain et de fierté sur les guerriers qui restaient en silence derrière les femmes.
Furieuse du calme du prisonnier, la vieille dont nous avons déjà parlé s'appuya les mains sur les côtés, prit une attitude qui annonçait la rage dont elle était animée, et vomit de nouveau un torrent d'invectives, que nous essaierions vainement de retracer sur le papier. Mais, quoiqu'elle eût une longue expérience dans l'art d'insulter les malheureux captifs, et qu'elle se fût fait une réputation en ce genre dans sa peuplade, elle eût beau s'emporter jusqu'à un excès de fureur qui lui faisait sortir l'écume de la bouche, elle ne put faire mouvoir un seul muscle du visage de celui qu'elle voulait tourmenter.
Le dépit occasionné par cet air d'insouciance commença à se communiquer à d'autres spectateurs. Un jeune homme, qui, sortant à peine de l'enfance, avait pris place tout récemment parmi les guerriers de sa nation, vint à l'aide de la sorcière, et voulut intimider leur victime par de vaines bravades, et en faisant brandir son tomahawk sur sa tête. Le prisonnier tourna la tête vers lui, le regarda avec un air de pitié méprisante, et reprit l'attitude tranquille qu'il avait constamment maintenue jusqu'alors. Mais le mouvement qu'il avait fait lui avait permis de fixer un instant ses yeux fermes et perçants sur ceux de Duncan, et celui-ci avait reconnu en lui le jeune Mohican Uncas.
Frappé d'une surprise qui lui laissait à peine la faculté de respirer, et frémissant de la situation critique dans laquelle se trouvait son ami, Heyward baissa les yeux, de crainte que leur expression n'accélérât le sort du prisonnier, qui pourtant ne paraissait avoir rien à redouter, du moins en ce moment.
Presque au même instant, un guerrier, poussant de côté assez rudement les femmes et les enfants, s'ouvrit un chemin à travers la foule, prit Uncas par le bras, et le fit entrer dans la grande cabane. Ils y furent suivis par tous les chefs et par tous les guerriers les plus distingués de la peuplade, et Heyward, guidé par l'inquiétude, trouva le moyen de se glisser parmi eux, sans attirer sur lui une attention qui aurait pu être dangereuse.
Les Hurons passèrent quelques minutes à se ranger d'après le rang qu'ils occupaient dans leur nation, et l'influence dont ils jouissaient. L'ordre qui fut observé en cette occasion était à peu près le même qui avait eu lieu lorsque Heyward avait paru devant eux. Les vieillards et les principaux chefs étaient assis au centre de l'appartement, partie qui était plus éclairée que le reste par la flamme d'une grande torche. Les jeunes gens et les guerriers d'une classe inférieure étaient placés en cercle par derrière. Au centre de l'appartement, sous une ouverture pratiquée pour donner passage à la fumée et par laquelle on voyait alors briller deux ou trois étoiles, était Uncas, debout, dans une attitude de calme et de fierté. Cet air de hauteur et de dignité n'échappa point aux regards pénétrants de ceux qui étaient les arbitres de son sort, et ils le regardaient souvent avec des yeux qui n'avaient rien perdu de leur férocité, mais qui montraient évidemment l'admiration que leur inspirait son courage.
Il n'en était pas de même de l'individu qui, comme le jeune Mohican, avait été condamné à passer entre les deux files de sauvages armés. Il n'avait pas profité de la scène de trouble et de confusion que nous venons de décrire pour chercher à se sauver; et, quoique personne n'eût songé à le surveiller, il était resté immobile, semblable à la statue de la Honte. Pas une main ne l'avait saisi pour le conduire dans la cabane du conseil; il y était entré de lui-même, comme entraîné par un destin auquel il sentait qu'il ne pouvait se soustraire.
Duncan profita de la première occasion pour le regarder en face, craignant en secret de reconnaître encore un ami. Mais le premier regard qu'il jeta sur lui n'offrit à sa vue qu'un homme qui lui était étranger, et ce qui lui parut encore plus inexplicable, c'est que, d'après la manière dont son corps était peint, il paraissait être un guerrier huron. Mais, au lieu de prendre place parmi ses concitoyens, il s'était assis seul dans un coin, la tête penchée sur sa poitrine, et accroupi comme s'il eût voulu occuper le moins de place possible.
Quand chacun eut pris la place qui lui appartenait, un profond silence s'établit dans l'assemblée, et le chef à cheveux gris dont il a été parlé adressa la parole à Uncas en se servant de la langue des Delawares.
— Delaware, lui dit-il, quoique vous soyez d'une nation de femmes, vous avez prouvé que vous êtes un homme. Je vous offrirais volontiers à manger; mais celui qui mange avec un Huron devient son ami. Reposez-vous jusqu'au soleil de demain, et vous entendrez les paroles du conseil.
— J'ai jeûné sept nuits de longs jours d'été en suivant les traces des Hurons, répondit Uncas; les enfants des Lenapes savent parcourir le chemin de la justice sans s'arrêter pour manger.
— Deux de mes guerriers sont à la poursuite de votre compagnon, reprit le vieux chef sans paraître faire attention à la bravade d'Uncas; quand ils seront revenus, la voix des sages du conseil vous dira: Vivez! ou mourez!
— Les Hurons n'ont-ils donc pas d'oreilles? s'écria le jeune Mohican. Depuis qu'il est votre prisonnier, le Delaware a entendu deux fois le son d'un fusil bien connu. Vos deux guerriers ne reviendront jamais.
Un silence de quelques minutes suivit cette déclaration hardie qui faisait allusion au fusil d'OEil-de-Faucon. Duncan, inquiet de cette taciturnité subite, avança la tête pour tâcher de voir sur la physionomie des sauvages quelle impression avait faite sur leur esprit ce que venait de dire son jeune ami; mais le chef reprit la parole en ce moment, et se contenta de dire:
— Si les Lenapes sont si habiles, pourquoi un de leurs plus braves guerriers est-il ici?
— Parce qu'il a suivi les pas d'un lâche qui fuyait, répondit Uncas, et qu'il est tombé dans un piège. Le castor est habile, et pourtant on peut le prendre.
En parlant ainsi, il désigna du doigt le Huron solitaire tapi dans un coin, mais sans lui accorder d'autre attention qu'un regard de mépris. Ses paroles, son geste, son regard, produisirent une forte sensation parmi ses auditeurs. Tous les yeux se tournèrent à la fois vers l'individu qu'il avait désigné, et le murmure sourd qui se fit entendre arriva jusqu'à la foule de femmes et d'enfants attroupés à la porte, et tellement serrés qu'il n'y avait pas entre eux une ligne d'espace qui ne fût remplie.
Cependant les chefs les plus âgés se communiquaient leurs sentiments par quelques phrases courtes, prononcées d'une voix sourde, et accompagnées de gestes énergiques. Un long silence s'ensuivit encore, grave, précurseur, comme le savaient tous ceux qui étaient présents, du jugement solennel et important qui allait être prononcé. Les Hurons placés en arrière se soulevaient sur la pointe des pieds pour satisfaire leur curiosité; et le coupable lui-même, oubliant un instant la honte qui le couvrait, releva la tête avec inquiétude, pour lire dans le regard des chefs quel était le sort qui l'attendait. Enfin le vieux chef, dont nous avons si souvent parlé, se leva, passa près d'Uncas, s'avança vers le Huron solitaire, et resta debout devant lui dans une attitude de dignité.
En ce moment la vieille qui avait accablé Uncas de tant d'injures, entra dans l'appartement, prit en main l'unique torche qui l'éclairait, et se mit à exécuter une espèce de danse, en murmurant des paroles qu'on aurait pu prendre pour une incantation. Personne ne l'avait appelée dans la cabane; mais personne ne parut disposé à lui dire d'en sortir.
S'approchant alors d'Uncas, elle plaça devant lui la torche dont elle s'était emparée, de manière à rendre visible la moindre émotion qui pourrait se peindre sur son visage. Mais le Mohican soutint parfaitement cette nouvelle épreuve; il conserva son attitude fière et tranquille; ses yeux ne changèrent pas de direction, et il ne daigna pas même les fixer un instant sur les traits repoussants de cette mégère: satisfaite de son examen, elle le quitta en laissant paraître une légère expression de plaisir, et alla jouer le même rôle auprès de son compatriote, qui ne montrait pas la même assurance.
Celui-ci était encore dans la fleur de l'âge, et le peu de vêtements qu'il portait ne pouvaient cacher la belle conformation de tous ses membres, qui se dessinaient parfaitement à la lueur de la torche. Duncan jeta les yeux sur lui; mais il les en détourna avec dégoût et horreur en voyant tout son corps agité par les convulsions de la peur. À la vue de ce spectacle, la vieille commençait une sorte de chant bas et plaintif, quand le chef étendit les bras et la repoussa doucement.
— Roseau-Pliant, dit-il en s'adressant au jeune Huron, car tel était son nom, quoique le grand Esprit vous ait donné une forme agréable à l'oeil, il eût mieux valu pour vous que vous ne fussiez pas né. Votre langue parle beaucoup dans le combat. Aucun de mes jeunes guerriers ne fait entrer la hache plus profondément dans le poteau de guerre; aucun n'en frappe si faiblement les Yengeese. Nos ennemis connaissent la forme de votre dos, mais ils n'ont jamais vu la couleur de vos yeux. Trois fois ils vous ont appelé à les combattre, et trois fois vous avez refusé de leur répondre. Vous n'êtes plus digne de votre nation. Votre nom n'y sera plus prononcé. Il est déjà oublié.
Tandis que le chef prononçait ces derniers mots, en faisant une pause entre chaque phrase, le Huron leva la tête par déférence pour l'âge et le rang de celui qui lui parlait. La honte, la crainte, l'horreur et la fierté se peignaient en même temps sur ses traits, et s'y disputaient la prééminence. Enfin le dernier de ces sentiments l'emporta. Ses yeux se ranimèrent tout à coup et regardèrent avec fermeté les guerriers dont il voulait mériter les éloges, du moins dans ses derniers moments. Il se leva, et découvrant sa poitrine, regarda sans trembler le fatal couteau qui brillait déjà dans la main de son juge inexorable. On le vit même sourire pendant que l'instrument de mort s'enfonçait lentement dans son coeur, comme s'il éprouvait quelque joie à ne pas trouver là mort aussi terrible que sa timidité naturelle la lui avait fait redouter. Enfin il tomba sans mouvement presque aux pieds d'Uncas toujours calme et inébranlable.
Là vieille femme poussa un hurlement plaintif, éteignit la torche en la jetant par terre, et une obscurité complète régna tout à coup dans la cabane. Tous ceux qui s'y trouvaient en sortirent sur-le-champ, comme des esprits troublés, et Duncan crut qu'il y était resté seul avec le corps encore palpitant de la victime d'un jugement indien.
Chapitre XXIV
Ainsi parla le sage; les rois, sans plus de retard, terminent le conseil et obéissent à leur chef.
Pope, Traduction de l'Iliade.
Un seul instant suffit pouf convaincre Heyward qu'il s'était trompé en se croyant resté seul dans la hutte. Une main s'appuya sur son bras en le serrant fortement, et il reconnut la voix d'Uncas, qui lui disait bien bas à l'oreille:
— Les Hurons sont des chiens. La vue du sang d'un lâche ne peut jamais faire trembler un guerrier. La Tête-Grise et le Sagamore sont en sûreté; le fusil d'OEil-de-Faucon ne dort pas. Sortez d'ici; Uncas et la Main-Ouverte doivent paraître étrangers l'un à l'autre. Pas un mot de plus!
Duncan aurait voulu en apprendre davantage; mais son ami, le poussant vers la porte avec une force mêlée de douceur, l'avertit à propos des nouveaux dangers qu'ils couraient tous deux si l'on venait à découvrir leur liaison.
Cédant donc à la nécessité, quoiqu'à contre-coeur, il sortit, et se mêla dans la foule qui était près des cabanes. Les feux qui expiraient dans la clairière ne jetaient plus qu'une lumière sombre et douteuse sur les êtres qui allaient et venaient ou s'assemblaient en groupes, et cependant il arrivait quelquefois que la flamme, se ranimant un instant, jetait un éclat passager qui pénétrait jusque dans l'intérieur de la grande cabane, où l'on voyait Uncas, seul, debout, dans la même attitude, ayant à ses pieds le corps du Huron qui venait d'expirer. Quelques guerriers y entrèrent alors, et emportèrent le cadavre dans les bois, soit pour lui donner la sépulture, soit pour le livrer à la voracité des animaux.
Après la fin de cette scène solennelle, Duncan entra dans différentes cabanes sans qu'on lui adressât aucune question, sans qu'on fît même attention à lui, dans l'espoir d'y trouver quelques traces de celle pour l'amour de qui il s'était exposé à de tels risques. Dans la situation où se trouvait en ce moment toute la peuplade, il lui aurait été facile de fuir et de rejoindre ses compagnons, s'il en avait eu le moindre désir. Mais indépendamment de l'inquiétude continuelle qui tourmentait son esprit relativement à Alice, un intérêt nouveau, quoique moins puissant, l'entraînait chez les Hurons.
Il continua ainsi pendant quelque temps à aller de hutte en hutte, vivement contrarié de n'y avoir rien trouvé de ce qu'il cherchait. Renonçant enfin à une poursuite inutile, il retourna vers la cabane du conseil, dans l'espoir d'y rencontrer David, et dans le dessein de le questionner pour mettre fin à des doutes qui lui devenaient trop pénibles.
En arrivant à la porte de la hutte qui avait été la salle de justice et le lieu de l'exécution, il vit que le calme était rétabli sur tous les visages. Les guerriers y étaient assemblés de nouveau; ils fumaient tranquillement, et conversaient gravement sur les principaux incidents de leur expédition à William-Henry. Quoique le retour de Duncan dût leur rappeler les circonstances un peu suspectes de son arrivée parmi eux, il ne produisit aucune sensation visible. La scène horrible qui venait de se passer lui parut donc favoriser ses vues, et il se promit de ne négliger aucun moyen de profiter de cet avantage inespéré.
Il entra dans la cabane sans avoir l'air d'hésiter, et s'assit avec gravité. Un seul coup d'oeil furtif suffit pour l'assurer que Uncas était encore à la même place, mais que David ne se trouvait pas dans l'assemblée. Le jeune Mohican n'était soumis à aucune contrainte; seulement un jeune Huron, assis à peu de distance, fixait sur lui des regards vigilants, et un guerrier armé était appuyé contre le mur, près de la porte. Sous tout autre rapport, le captif semblait en liberté; cependant il lui était interdit de prendre part à la conversation, et son immobilité l'aurait fait prendre pour une belle statue plutôt que pour un être doué de la vie.
Heyward avait vu trop récemment un exemple terrible des châtiments infligés dans cette peuplade, entre les mains de laquelle il s'était volontairement livré en voulant montrer un excès d'assurance. Il aurait de beaucoup préféré le silence et la méditation aux discours, dans un moment où la découverte de ce qu'il était véritablement pouvait lui être si funeste. Malheureusement pour cette prudente résolution, tous ceux avec qui il se trouvait ne paraissaient pas en avoir adopté une semblable. Il n'était assis que depuis quelques minutes, à la place qu'il avait sagement choisie, un peu à l'ombre, quand un vieux chef qui était à son côté, lui adressa la parole en français:
— Mon père du Canada n'oublie pas ses enfants, dit-il, et je l'en remercie. Un mauvais esprit vit dans la femme d'un de mes jeunes guerriers. Le savant étranger peut-il l'en délivrer?
Heyward avait quelque connaissance des jongleries que pratiquent les charlatans indiens, quand on suppose que le malin esprit s'est emparé de quelqu'un de leur peuplade. Il vit à l'instant que cette circonstance pouvait favoriser ses projets, et il aurait été difficile de lui faire en ce moment une proposition plus satisfaisante. Sentant pourtant la nécessité de conserver la dignité du personnage qu'il avait adopté, il calma son émotion, et répondit avec un air de mystère convenable à son rôle:
— Il y a des esprits de différentes sortes; les uns cèdent au pouvoir de la sagesse, les autres lui résistent.
— Mon frère est un grand médecin, répondit l'Indien; il essaiera.
Un geste de consentement fait avec gravité, fut toute la réponse d'Heyward. Le Huron se contenta de cette assurance, et reprenant sa pipe, il attendit le moment convenable pour sortir. L'impatient Heyward maudissait tout bas les graves coutumes des sauvages; mais il fut obligé d'affecter une indifférence semblable à celle du vieux chef, qui était pourtant le père de la prétendue possédée.
Dix minutes se passèrent, et ce court délai parut un siècle au major, qui brûlait de commencer son noviciat en empirisme. Enfin le Huron quitta sa pipe, et croisa sur sa poitrine sa pièce de calicot, pour se disposer à partir. Mais en ce moment, un guerrier de grande taille entra dans l'appartement, et s'avançant en silence, il s'assit sur le même fagot qui servait de siège à Duncan. Celui-ci jeta un regard sur son voisin, et un frisson involontaire parcourut tout son corps lorsqu'il reconnut Magua.
Le retour soudain de ce chef artificieux et redoutable retarda le départ du vieux chef. Il ralluma sa pipe; plusieurs autres en firent autant, et Magua lui-même, prenant la sienne, la remplit de tabac, et se mit à fumer avec autant d'indifférence et de tranquillité que s'il n'eût pas été deux jours absent, occupé d'une chasse fatigante.
Un quart d'heure, dont la durée parut au major égale à l'éternité, se passa de cette manière, et tous les guerriers étaient enveloppés d'un nuage de fumée, quand l'un d'eux, s'adressant au nouveau venu, lui dit:
— Magua a-t-il trouvé les élans?
— Mes jeunes guerriers fléchissent sous le poids, répondit Magua; que Roseau-Pliant aille à leur rencontre, il les aidera.
Ce nom, qui ne devait plus être prononcé dans la peuplade, fit tomber les pipes de toutes les bouches, comme si le tuyau n'en avait plus transmis que des exhalaisons impures. Un sombre et profond silence se rétablit dans l'assemblée, pendant que la fumée, s'élevant en petites colonnes spirales, montait vers le toit pour s'échapper par l'ouverture, dégageant de ses tourbillons le bas de l'appartement, et permettant à la torche d'éclairer les visages basanés des chefs.
Les yeux de la plupart d'entre eux étaient baissés vers la terre; mais quelques jeunes gens dirigèrent les leurs vers un vieillard à cheveux blancs qui était assis entre deux des plus vénérables chefs de la peuplade. On ne remarquait pourtant en lui rien qui attirât particulièrement l'attention. Il avait l'air mélancolique et abattu, et son costume était celui des Indiens de la classe ordinaire. De même que la plupart de ceux qui l'entouraient, il avait les yeux fixés sur la terre; mais les ayant levés un instant pour jeter un regard autour de lui, il vit qu'il était devenu l'objet d'une curiosité presque générale, et se levant aussitôt, il rompit le silence en ces termes:
— C'est un mensonge! Je n'avais pas de fils. Celui qui en portait le nom est oublié. Son sang était pâle, et ne sortait pas des veines d'un Huron. Les maudits Chippewas ont trompé ma squaw. Le grand Esprit a voulu que la race Wiss-en-tush s'éteignît. Je suis content qu'elle se termine en moi. J'ai dit.
Le malheureux père jeta un regard autour de lui, comme pour chercher des applaudissements dans les yeux de ceux qui l'avaient écouté; mais les usages sévères de sa nation avaient exigé un tribut trop pénible d'un faible vieillard. L'expression de ses yeux démentait le langage fier et figuré qui venait de sortir de sa bouche; la nature triomphait intérieurement du stoïcisme, et tous les muscles de son visage ridé étaient agités par suite de l'angoisse intérieure qu'il éprouvait. Il resta debout une minute, pour jouir d'un triomphe si chèrement acheté, et alors, comme si la vue des hommes lui eût été à charge, il s'enveloppa la tête dans sa couverture, et sortit avec le pas silencieux d'un Indien, pour aller dans sa hutte se livrer à sa douleur avec une compagne qui avait le même âge que lui et le même sujet d'affliction.
Les Indiens, qui croient à la transmission héréditaire des vertus et des défauts, le laissèrent partir en silence; et après son départ un des chefs, avec une délicatesse qui pourrait quelquefois servir d'exemple dans une société civilisée, détourna l'attention des jeunes gens du spectacle de faiblesse dont ils venaient d'être témoins, en adressant la parole à Magua d'une voix enjouée.
— Les Delawares, dit-il, ont rôdé dans nos environs comme des ours qui cherchent des ruches pleines de miel. Mais qui a jamais surpris un Huron endormi?
Un sombre et sinistre nuage couvrit le front de Magua, tandis qu'il s'écriait:
— Les Delawares des Lacs?
— Non; ceux qui portent le jupon de squaw sur les bords de la rivière du même nom. Un d'entre eux est venu jusqu'ici.
— Nos guerriers lui ont-ils enlevé sa chevelure?
— Non, répondit le chef en lui montrant Uncas toujours ferme et immobile; il a de bonnes jambes, quoique son bras soit fait pour la bêche plutôt que pour le tomahawk.
Au lieu de montrer une vaine curiosité pour ce captif d'une nation odieuse, Magua continua à fumer avec son air habituel de réflexion, quand il n'avait pas besoin de recourir à l'astuce ou d'employer son éloquence sauvage. Quoique secrètement étonné de ce qu'il venait d'apprendre, il ne se permit de faire aucune question, se réservant d'éclaircir ses doutes dans un moment plus convenable. Ce ne fut qu'au bout de quelques minutes, que, secouant les cendres de sa pipe, et se levant pour resserrer la ceinture qui soutenait son tomahawk, il tourna la tête du côté du prisonnier qui était à quelque distance derrière lui.
Uncas paraissait méditer profondément, mais il voyait tout ce qui se passait; s'apercevant du mouvement de Magua, il en fit un de son côté, afin de ne pas avoir l'air de le craindre, et leurs regards se rencontrèrent. Pendant deux minutes, ces deux hommes, fiers et indomptables, restèrent les yeux fixés l'un sur l'autre, sans qu'aucun d'eux pût faire baisser ceux de son ennemi. Le jeune Mohican semblait dévoré par un feu intérieur, ses narines étaient ouvertes comme celles d'un tigre forcé par les chasseurs, et son attitude était si fière, si imposante, que l'imagination n'aurait pas eu besoin d'un grand effort pour se le représenter comme l'image du dieu de la guerre de sa nation. Les traits de Magua n'étaient pas moins enflammés; il semblait d'abord ne respirer que la rage et la vengeance; mais sa physionomie n'exprima plus qu'une joie féroce lorsqu'il s'écria à haute voix:
— Le Cerf-Agile!
En entendant ce nom formidable et bien connu, tous les guerriers se levèrent en même temps, et la surprise l'emporta un instant sur le calme stoïque des Indiens. Toutes les bouches semblèrent ne former qu'une seule voix en répétant ce nom haï et respecté; les femmes et les enfants, qui étaient près de la porte, le répétèrent comme en écho; leurs cris furent portés jusqu'aux habitations les plus éloignées; tous ceux qui s'y trouvaient en sortirent, et de longs hurlements terminèrent cette scène.
Cependant les chefs avaient repris leur place, comme s'ils eussent été honteux du mouvement auquel ils s'étaient laissés entraîner. Ils gardaient le silence; mais tous, les yeux fixés sur le captif, examinaient avec curiosité un ennemi dont la bravoure avait été fatale à tant de guerriers de leur nation.
C'était un triomphe pour Uncas, et il en jouissait, mais sans en donner d'autre preuve extérieure que ce fier et calme mouvement des lèvres qui, dans tous les pays et dans tous les temps, fut toujours l'emblème du mépris. Magua s'en aperçut; serrant le poing, il étendit le bras en le secouant d'un air de menace vers le prisonnier, et s'écria en anglais:
— Mohican, il faut mourir!
— Les eaux de la source de Santé, répondit Uncas en delaware, ne rendraient pas la vie aux Hurons qui sont morts sur la montagne; leurs ossements, y blanchiront. Les Hurons sont des squaws, et leurs femmes des hiboux. Allez, rassemblez tous les chiens de Hurons, afin qu'ils puissent voir un guerrier. Mes narines sont offensées; elles sentent le sang d'un lâche.
Cette dernière allusion excita un profond ressentiment; car un grand nombre des Hurons entendaient, de même que Magua, la langue dont Uncas venait de se servir. Le rusé sauvage vit sur-le-champ qu'il pouvait tirer avantage de la disposition générale des esprits, et il résolut d'en profiter.
Laissant tomber la peau qui lui couvrait une épaule, il étendit un bras, et annonça ainsi qu'il allait se livrer aux inspirations de sa fatale et astucieuse éloquence. Quoiqu'il eût perdu, par suite de sa désertion, une partie de son influence sur ses concitoyens, personne ne lui refusait du courage, et on le regardait comme le premier orateur de la nation. Aussi ne manquait-il jamais d'auditeurs, et presque toujours il réussissait à entraîner les autres à son opinion; mais en cette occasion ses moyens naturels puisaient une nouvelle fore dans sa soif de vengeance.
Il commença par raconter tout ce qui s'était passé à l'attaque du rocher de Glenn, la mort de plusieurs de ses compagnons, et la manière dont les plus redoutables de leurs ennemis leur avaient échappé; il peignit ensuite la situation de la petite montagne sur laquelle il s'était retiré avec les prisonniers tombés entre ses mains, ne dit pas un mot du supplice barbare qu'il avait voulu leur faire subir, et passa rapidement à l'attaque subite de la Longue-Carabine, du Grand-Serpent et du Cerf-Agile, qui avaient massacré ses compagnons par surprise, et l'avaient lui-même laissé pour mort.
Ici il fit une pause, comme pour payer un tribut de regrets aux défunts, mais plutôt pour examiner quel effet produisait sur ses auditeurs le commencement de son discours. Tous les yeux étaient fixés sur lui, et tous les Indiens l'écoutaient avec une telle attention et dans une immobilité si complète, qu'il aurait pu se croire environné de statues.
Alors baissant sa voix, qu'il avait jusqu'alors tenue sur un ton clair, sonore et élevé, il énuméra les qualités admirables des défunts, sans en oublier aucune qui pût faire une impression favorable: l'un n'avait jamais été à la chasse sans revenir chargé de gibier; l'autre savait découvrir les traces des ennemis les plus rusés; celui-ci était brave à toute épreuve, celui-là d'une générosité sans exemple. En un mot, il traça ses portraits de manière que, dans une peuplade qui n'était composée que d'un petit nombre de familles, chaque corde qu'il touchait tour à tour vibrait dans le coeur de quelqu'un de ses auditeurs.
— Les ossements de ces guerriers, continua-t-il, sont-ils dans la sépulture de leurs ancêtres? Vous savez qu'ils n'y sont pas. Leurs esprits sont allés du côté du soleil couchant; ils traversent déjà les grandes eaux pour se rendre dans la terre des esprits. Mais ils sont partis sans vivres, sans fusils, sans couteaux, sans mocassins, nus et pauvres comme à l'instant de leur naissance. Cela est-il équitable? Entreront-ils dans le pays des justes comme des Iroquois affamés ou de misérables Delawares? Rencontreront-ils leurs frères sans armes entre leurs mains, sans vêtements sur leurs épaules! Que penseront nos pères en les voyant arriver ainsi? Ils croiront que les peuplades Wyandots ont dégénéré; ils les regarderont de mauvais oeil, et diront: Un Chippewas est venu ici sous le nom de Huron. Mes frères, il ne faut pas oublier les morts; une Peau-Rouge n'oublie jamais. Nous chargerons le dos de ce Mohican jusqu'à ce qu'il plie sous le faix, et nous le dépêcherons après nos compagnons. Ils nous appellent à leur secours; et, quoique nos oreilles ne soient pas ouvertes pour les entendre, ils nous crient: Ne nous oubliez pas! Quand ils verront l'esprit de ce Mohican courir après eux avec son lourd fardeau, ils sauront que nous ne les avons pas oubliés, et ils continueront leur voyage plus tranquillement; et nos enfants diront: Voilà ce que nos pères ont fait pour leurs amis, et nous devons en faire autant pour eux. Qu'est-ce qu'un Yengeese? Nous en avons tué un grand nombre; mais la terre est encore pâle. Ce n'est que le sang d'un Indien qui peut laver une tache faite au nom des Hurons. Que ce Delaware meure donc!
Il est aisé de s'imaginer quel effet une telle harangue, prononcée avec force, dut produire sur un tel auditoire. Magua avait mélangé avec tant d'adresse ce qui devait émouvoir les sentiments naturels de ses concitoyens et ce qui pouvait éveiller leurs idées superstitieuses, que leurs esprits, déjà disposés par une longue habitude à sacrifier des victimes aux mânes de leurs compagnons, perdirent tout vestige d'humanité pour ne plus songer qu'à satisfaire à l'instant même leur soif de vengeance.
Un guerrier dont les traits respiraient une férocité plus que sauvage s'était fait remarquer par la vive attention avec laquelle il avait écouté l'orateur. Son visage avait exprimé successivement toutes les émotions qu'il éprouvait, jusqu'à ce qu'il n'y restât plus que l'expression de la haine et de la rage. Dès que Magua eut cessé de parler, il se leva en poussant un hurlement qu'on aurait pu prendre pour celui d'un démon, et brandit au-dessus de sa tête sa hache brillante et bien affilée. Ce cri, ce mouvement furent trop prompts pour que quelqu'un eût pu s'opposer à son projet sanguinaire, si quelqu'un en avait eu le dessein. À la lumière de la torche, on vit une ligne brillante traverser l'appartement, et une autre ligne noire la croiser au même instant: la première était la hache, qui volait vers son but; la seconde était le bras de Magua, qui en détournait la direction. Le mouvement de celui-ci ne fut pas sans utilité; car l'arme tranchante ne fit qu'abattre la longue plume qui ornait la touffe de cheveux d'Uncas; et elle traversa le faible mur de terre de la hutte, comme si elle eût été lancée par une baliste ou une catapulte.
Duncan avait entendu l'horrible cri du guerrier barbare: il avait vu son geste, mais à peine un mouvement machinal l'avait-il porté à se lever, comme s'il eût pu être de quelque secours à Uncas, qu'il vît que le péril était passé, et sa terreur se changea en admiration. Le jeune Mohican était debout, les yeux fixés sur son ennemi, et sans montrer la moindre émotion. Il sourit comme de pitié, et prononça en sa langue quelques expressions de mépris.
— Non, dit Magua après s'être assuré que le captif n'était pas blessé; il faut que le soleil brille sur sa honte; il faut que les squaws voient sa chair trembler, et prennent part à son supplice, sans quoi notre vengeance ne serait qu'un jeu d'enfant. Qu'on l'emmène dans le séjour des ténèbres et du silence. Voyons si un Delaware peut dormir aujourd'hui et mourir demain.
De jeunes guerriers saisirent alors le prisonnier, le garrottèrent avec des liens d'écorce, et l'emmenèrent hors de la cabane. Uncas marcha d'un pas ferme; cependant cette fermeté sembla se démentir quand il arriva à la porte; car il s'y arrêta un instant; mais ce n'était que pour se retourner, et jeter à la ronde sur le cercle de ses ennemis un regard de fierté dédaigneuse. Ses yeux rencontrèrent ceux de Duncan, et ils semblaient lui dire que toute espérance n'était pas encore perdue.
Magua, satisfait du succès qu'il avait obtenu, ou occupé de projets ultérieurs, ne songea pas à faire de nouvelles questions. Croisant sur sa poitrine la peau qui le couvrait, il sortit de l'appartement sans parler davantage d'un sujet qui aurait pu devenir fatal à celui auprès duquel il s'était placé. Malgré son ressentiment toujours croissant, sa fermeté naturelle et sa vive inquiétude pour Uncas, Heyward se sentit soulagé par le départ d'un ennemi si dangereux et si subtil. L'agitation qu'avait produite le discours de Magua commençait aussi à se calmer. Les guerriers avaient repris leur place, et de nouveaux nuages de fumée remplirent l'appartement. Pendant près d'une demi-heure on ne prononça pas une syllabe, et à peine remua-t-on les yeux, un silence grave et réfléchi étant la suite ordinaire de toutes les scènes de tumulte et de violence parmi ces peuples à la fois si impétueux et si impassibles.
Au lieu de se diriger vers les cabanes où le major avait déjà fait des recherches inutiles, son compagnon s'avança, en droite ligne vers la base d'une montagne voisine couverte de bois, qui dominait le camp des Hurons. D'épais buissons en défendaient les approches, et ils furent obligés de suivre un sentier étroit et tortueux. Les enfants avaient recommencé leurs jeux dans la clairière. Armés de branches d'arbres, ils s'étaient rangés sur deux lignes, entre lesquelles chacun d'eux courait tour à tour à toutes jambes pour gagner le poteau protecteur.
Pour rendre l'imitation plus complète, ils avaient allumé plusieurs grands feux de broussailles, dont la lueur éclairait les pas de Duncan et donnait un caractère encore plus sauvage au paysage. En face d'un grand rocher, ils entrèrent dans une espèce d'avenue formée dans la forêt par les daims lors de leurs migrations périodiques. Précisément en cet instant les enfants jetèrent de nouveaux combustibles sur le brasier le plus voisin; il en jaillit une vive flamme dont l'éclat frappa la surface blanche du rocher, fut répercuté dans l'avenue où ils venaient d'entrer, et leur fit apercevoir une espèce de grosse boule noire qui se trouvait à quelque distance sur le chemin.
L'Indien s'arrêta, comme s'il n'eût su s'il devait avancer davantage, et son compagnon s'approcha de lui. La boule noire, qui d'abord avait paru stationnaire, commença alors à se mouvoir d'une manière qui parut inexplicable à Duncan. Le feu ayant jeté en ce moment un nouvel éclat, montra cet objet sous une forme plus distincte. Heyward reconnut que c'était un ours monstrueux; mais quoiqu'il grondât d'une manière effrayante, il ne donnait aucun autre signe d'hostilité, et au lieu de continuer à s'avancer, il se rangea sur le bord du chemin, et s'assit sur ses pattes de derrière. Le Huron l'examina avec beaucoup d'attention, et s'étant sans doute assuré que cet intrus n'avait pas de mauvaises intentions, il continua tranquillement à marcher.
Duncan, qui savait que les Indiens apprivoisaient quelquefois ces animaux, suivit l'exemple de son compagnon, croyant que c'était quelque ours favori de la peuplade qui était entré dans la forêt pour y chercher des ruches de mouches à miel, dont ces animaux sont fort friands.
Ils passèrent à deux ou trois pieds de l'ours, qui n'apporta aucune opposition à leur marche, et le Huron, qui en l'apercevant avait hésité à avancer et l'avait examiné avec tant d'attention, ne montra plus la moindre inquiétude, et ne jeta pas même un seul regard du côté de l'animal. Cependant Heyward ne pouvait s'empêcher de tourner la tête en arrière de temps en temps pour surveiller les mouvements du monstre et se mettre en garde contre une attaque soudaine. Il éprouva un certain malaise en le voyant suivre leurs pas, et il allait en prévenir l'Indien, quand celui- ci, ouvrant une porte d'écorce qui fermait l'entrée d'une caverne creusée par la nature, sous la montagne, lui fit signe de l'y suivre. Duncan ne fut pas fâché de trouver une retraite si à propos, et il allait tirer la porte après lui, quand il sentit une résistance qui s'opposait à ses efforts. Il se retourna, vit la patte de l'ours tenant la porte, et l'animal suivit ses pas. Ils étaient alors dans un passage étroit et obscur, et il était impossible de retourner en arrière sans rencontrer le redoutable habitant des bois. Faisant donc de nécessité vertu, il continua à avancer en se tenant aussi près de son conducteur qu'il était possible. L'ours était toujours sur ses talons; il grondait de temps en temps, et il appuya même deux ou trois fois ses pattes énormes sur le dos du major, comme s'il eût voulu empêcher qu'on pénétrât plus avant dans la caverne.
Il est difficile de décider si Heyward aurait pu soutenir longtemps une position si extraordinaire; mais il y trouva bientôt quelque soulagement. Il avait marché en ligne droite vers une faible lumière. Au bout de deux ou trois minutes de marche il arriva à l'endroit d'où partait cette clarté.
Une grande cavité du rocher avait été arrangée avec art, de manière à former différents appartements, dont les murs de séparation étaient construits en écorce, en branches et en terre; des crevasses à la voûte y laissaient entrer la lumière pendant le jour, et l'on y suppléait la nuit par du feu et des torches: c'était le magasin des armes, des approvisionnements, des effets les plus précieux des Hurons, et principalement des objets qui appartenaient à la peuplade en général, sans être la propriété particulière d'aucun individu. La femme malade, qu'on croyait victime d'un pouvoir surnaturel, y avait été transportée parce qu'on supposait que le malin esprit qui la tourmentait trouverait plus de difficulté à pénétrer à travers les pierres d'un rocher qu'à travers les feuilles formant le toit d'une cabane. L'appartement dans lequel entrèrent Duncan et son guide lui avait été abandonné. Elle était couchée sur un lit de feuilles sèches et entourée d'un groupe de femmes, au milieu desquelles Heyward reconnut son ami David La Gamme.
Un seul coup d'oeil suffit pour apprendre au prétendu médecin que la malade était dans un état qui ne lui laissait aucun espoir de faire briller des talents qu'il ne possédait pas. Elle était attaquée d'une paralysie universelle, avait perdu la parole et le mouvement, et ne semblait pas même sentir ses souffrances. Heyward ne fut pas fâché que les simagrées qu'il allait être obligé de faire pour jouer convenablement son rôle aux yeux des Indiens ne fussent que pour une femme trop malade pour y prendre intérêt et se livrer à de vaines espérances. Cette idée contribua à calmer quelques scrupules de conscience, et il allait commencer ses opérations médicales et magiques, quand il fut prévenu par un docteur aussi savant que lui dans l'art de guérir, et qui voulait essayer le pouvoir de la psalmodie.
David, qui était prêt à entonner un cantique lorsque le Huron et Duncan étaient arrivés, attendit d'abord quelques instants, et prenant ensuite le ton de son instrument, se mit à chanter avec une ferveur qui aurait opéré un miracle s'il n'avait fallu pour cela que la foi dans l'efficacité de ce remède. Personne ne l'interrompit, les Indiens croyant que sa faiblesse d'esprit le mettait sous la protection immédiate du ciel, et Duncan étant trop charmé de ce délai pour chercher à l'abréger. Tandis que le chanteur appuyait sur la cadence qui terminait la première strophe, le major tressaillit en entendant les mêmes sons répétés par une voix sépulcrale qui semblait n'avoir rien d'humain; il regarda autour de lui, et vit dans le coin le plus obscur de l'appartement l'ours assis sur ses pattes de derrière, balançant son corps à la manière de ces animaux, et imitant par des grondements sourds les sons que produisait la mélodie du chanteur.
Il est plus facile de se figurer que de décrire l'effet que produisit sur David un écho si étrange et si inattendu. Il ouvrit de grands yeux, sa bouche, quoique également ouverte, resta muette sur-le-champ. La terreur, l'étonnement, l'admiration, lui firent oublier quelques phrases qu'il avait préparées pour annoncer à Heyward des nouvelles importantes, et s'écriant à la hâte en anglais: Elle vous attend, elle est ici! Il s'enfuit de la caverne.
Chapitre XXV
— Avez-vous transcrit le rôle au lion? En ce cas donnez-le moi; car j'ai la mémoire ingrate. — Vous pouvez le jouer impromptu: il ne s'agit que de hurler.
Shakespeare, Le Songe d'une nuit d'été.
La scène que présente un lit de mort a toujours quelque chose de solennel; mais il se joignait à celle-ci un étrange mélange de burlesque. L'ours continuait à se balancer de droite à gauche, quoique ses tentatives pour imiter la mélodie de David eussent cessé dès que celui-ci avait renoncé à la partie. Le peu de mots que La Gamme avait adressés à Heyward ayant été prononcés en anglais, n'avaient été compris que de lui seul. Elle vous attend! Elle est ici! Ces mots devaient avoir un sens caché; il portait ses regards sur tous les coins de l'appartement, et n'y voyait rien qui pût servir à éclairer ses doutes.
Il n'eut qu'un instant pour se livrer à ses conjectures, car le chef huron, s'avançant près du lit de la malade, fit signe au groupe de femmes de se retirer. La curiosité les avait amenées pour assister aux conjurations du médecin étranger; cependant elles obéirent, quoique fort à regret, et dès que l'Indien eut entendu le bruit sourd de la porte qu'elles fermaient en se retirant, il se tourna vers Duncan.
— Maintenant, lui dit-il, que mon frère montre son pouvoir!
Interpellé d'une manière aussi formelle, Heyward craignit que le moindre délai ne devînt dangereux, Recueillant donc ses pensées à la hâte, il se prépara à imiter cette sorte d'incantation et ces rites bizarres dont se servent les charlatans indiens pour cacher leur ignorance; mais dès qu'il voulut commencer, il fut interrompu par l'ours, qui se mit à gronder d'une manière effrayante. Il fit la même tentative une seconde et une troisième fois, et la même interruption se renouvela et devint chaque fois plus sauvage et plus menaçante.
— Les savants sont jaloux, dit le Huron; ils veulent être seuls; je m'en vais. Mon frère, cette femme est l'épouse d'un de nos plus braves guerriers; chassez sans délai l'esprit qui la tourmente.
— Paix! dit-il à l'ours qui continuait à gronder; paix! je m'en vais.
Il tint sa parole sur-le-champ, et Duncan se trouva seul dans le creux d'un rocher avec une femme mourante et un animal redoutable. Celui-ci semblait écouter le bruit des pas de l'Indien avec l'air de sagacité d'un ours. Enfin le bruit que fit la porte annonça qu'il était aussi sorti de la caverne. Alors l'ours s'avança lentement vers Heyward, et lorsqu'il en fut à deux pas, il se leva sur ses pattes de derrière, et se tint debout devant lui, dans l'attitude que prendrait un homme. Duncan chercha des yeux de tous côtés pour voir s'il trouverait quelque arme pour se défendre contre une attaque qu'il attendait alors à chaque instant, mais il n'aperçut pas même un bâton.
Il semblait pourtant que l'humeur de l'animal eût changé tout à coup: il ne grondait plus, ne donnait plus aucun signe de colère, et au lieu de conserver son mouvement régulier de droite à gauche, tout son corps velu semblait agité par quelque étrange convulsion intérieure. Il porta ses pattes de devant sur sa tête, sembla la secouer avec force, et pendant qu'Heyward regardait ce spectacle avec un étonnement qui le rendait immobile, cette tête tomba à ses pieds, et il vit paraître celle de l'honnête et brave chasseur, qui se livrait de tout son coeur à sa manière silencieuse de rire.
— Chut! dit tout bas OEil-de-Faucon, prévenant une exclamation de surprise qui allait échapper à Duncan; les coquins ne sont pas bien loin, et s'ils entendaient quelques sons qui n'eussent pas un air de sorcellerie, ils nous tomberaient sur le dos.
— Mais dites-moi ce que signifie cette mascarade, et pourquoi vous avez risqué une démarche si hasardeuse.
— Ah! le hasard fait souvent plus que le raisonnement et le calcul. Mais comme une histoire doit toujours commencer par le commencement, je vous raconterai tout dans l'ordre. Après votre départ, je mis le commandant et le Sagamore dans une vieille habitation de castors, où ils ont moins à craindre les Hurons que s'ils étaient au milieu de la garnison d'Édouard, car nos Indiens du nord-ouest n'ayant pas encore beaucoup de relations avec vos commerçants, continuent à avoir du respect pour les castors. Après cela, Uncas et moi nous sommes partis, comme cela était convenu, pour aller reconnaître l'autre camp. Et à propos, l'avez-vous vu?
— À mon grand chagrin. Il est prisonnier, et condamné à périr demain à la pointe du jour.
— J'avais un pressentiment que cela finirait par là, dit le chasseur d'un ton moins gai et moins confiant.
Mais reprenant bientôt son accent naturellement ferme, il ajouta:
— Et c'est la vraie raison qui fait que vous me voyez ici; car comment se résoudre à abandonner aux Hurons un si brave jeune homme! Comme les coquins seraient joyeux s'ils pouvaient attacher dos à dos au même poteau le Cerf-Agile et la Longue-Carabine, comme ils m'appellent! Et cependant je ne puis m'imaginer pourquoi ils m'ont donné un pareil surnom, car il y a autant de différence entre mon tueur de daims et une vraie carabine du Canada qu'entre la pierre à fusil et la terre à pipes.
— Continuez votre récit, et ne faites pas de digressions. Nous ne savons pas quand les Hurons peuvent revenir.
— Il n'y a pas de danger, ils savent qu'il faut laisser à un sorcier le temps de faire ses sortilèges. Nous sommes aussi sûrs de ne pas être interrompus qu'un missionnaire le serait dans les colonies en commençant un sermon de deux heures. Eh bien! en marchant vers l'autre camp, nous rencontrâmes une bande de ces coquins qui retournaient au leur. Uncas a trop d'impétuosité pour faire une reconnaissance; mais à cet égard je ne puis le blâmer, c'est la chaleur du sang. Il poursuivit un Huron qui fuyait comme un lâche, et qui le fit tomber dans une embuscade.
— Et il a payé bien cher sa lâcheté.
— Oui! je vous comprends, et cela ne me surprend pas; c'est leur manière. Mais pour en revenir à moi, je n'ai pas besoin de vous dire que quand je vis mon jeune camarade prisonnier, je ne manquai pas de suivre les Hurons, quoique avec les précautions convenables. J'eus même deux escarmouches avec deux ou trois de ces coquins; mais ce n'est pas ce dont il s'agit. Après leur avoir mis du plomb dans la tête, je m'avançai sans bruit du côté des habitations. Le hasard, et pourquoi appeler le hasard une faveur spéciale de la Providence? un coup du ciel, pour mieux dire, me conduisit précisément à l'endroit où un de leurs jongleurs était occupé à s'habiller pour livrer, comme ils le disent, quelque grande bataille à Satan. Un coup de crosse de fusil bien appliqué sur la tête l'endormit pour quelque temps, et de peur qu'il ne lui prît envie de brailler quand il s'éveillerait, je lui mis entre les dents, pour son souper, une bonne branche du pin que je lui attachai derrière le cou. Alors l'ayant lié à un arbre, je m'emparai de son déguisement, et je résolus de jouer son rôle d'ours, pour voir ce qui en résulterait.
— Et vous l'avez joué à merveille. Votre imitation aurait fait honte à l'animal lui-même.
— Un homme qui a étudié si longtemps dans le désert serait un pauvre écolier s'il ne savait pas imiter la voix et les mouvements d'un ours. Si c'eût été un chat sauvage ou une panthère, vous auriez vu quelque chose qui aurait mérité plus d'attention: mais ce n'est pas une grande merveille que d'imiter les manières d'un animal si lourd. Et cependant, même le rôle d'ours peut être mal joué, car il est plus facile d'outrer la nature que de bien l'imiter, et c'est ce que tout le monde ne sait pas. Mais songeons à nos affaires. Où est la jeune dame?
— Dieu le sait. J'ai visité toutes les habitations des Hurons, et je n'ai découvert aucun indice qui pût me faire croire qu'elle soit dans leur camp.
— N'avez-vous pas entendu ce que le chanteur a dit en partant?
Elle vous attend! Elle est ici!
— J'ai fini par m'imaginer qu'il parlait de cette pauvre femme, qui attendait ici de moi une guérison que je ne puis lui procurer.
— L'imbécile a eu peur, et il s'est mal expliqué. C'était sûrement de la fille du commandant qu'il voulait parler. Voyons! Il y a ici des murs de séparation. Un ours doit savoir grimper, ainsi je vais jeter un coup d'oeil par-dessus. Il peut s'y trouver quelque ruche, et vous savez que je suis un animal qui aime les douceurs.
À ces mots, le chasseur s'avança vers la muraille en imitant les mouvements lourds et gauches de l'animal qu'il représentait; il y grimpa facilement; mais dès qu'il en eut atteint le sommet, il fit signe au major de garder le silence, et en redescendit sur-le- champ.
— Elle est là, lui dit-il à voix basse, et vous pouvez y entrer par cette porte. J'aurais voulu lui dire un mot de consolation; mais la vue d'un pareil monstre lui aurait fait perdre la raison, quoiqu'à cet égard, major vous ne soyez pas beaucoup plus beau, grâce à votre peinture.
Duncan, qui s'était déjà avancé vers la porte, s'arrêta en entendant ces paroles décourageantes.
— Je suis donc bien hideux? dit-il avec un air de chagrin manifeste.
— Pas assez pour faire peur à un loup, ou pour faire reculer un régiment au milieu d'une charge, répondit OEil-de-Faucon; mais j'ai vu le temps où sans vous flatter vous aviez meilleure mine. Les squaws des Indiens ne trouveront rien à redire à votre visage bigarré; mais les jeunes filles du sang blanc préfèrent leur propre couleur. Voyez, ajouta-t-il en lui montrant un endroit où l'eau sortant d'une crevasse du rocher formait une petite fontaine de cristal, et s'échappait ensuite par une autre ouverture, vous pouvez aisément vous débarrasser de là peinture dont le Sagamore vous a orné, et quand vous reviendrez je vous en ferai moi-même une nouvelle. Que cela ne vous inquiète pas; rien n'est plus commun que de voir un jongleur changer la peinture de son visage dans le cours de ses conjurations.
Le chasseur n'eut pas besoin de s'épuiser en arguments pour le convaincre. Il parlait encore que Duncan travaillait déjà à effacer jusqu'aux moindres vestiges de son masque emprunté. S'étant ainsi préparé pour l'entrevue qu'il allait avoir avec sa maîtresse, il prit congé de son compagnon, et disparut par la porte qui lui avait été indiquée.
OEil-de-Faucon le vit partir avec un air de satisfaction, lui recommanda de ne pas perdre trop de temps en propos inutiles, et profita de son absence pour examiner l'état du garde-manger des Hurons; car, comme nous l'avons déjà dit, cette caverne était le magasin des provisions de la peuplade.
Duncan se trouvait alors dans un second passage étroit et obscur; mais une lumière qui brillait sur la droite était pour lui l'étoile polaire. C'était une autre division de la caverne, et on l'avait destinée à servir de prison à une captive aussi importante que la fille du ci-devant commandant de William-Henry. On y voyait une foule d'objets provenant du pillage de cette forteresse, et le sol était couvert d'armes, d'habits, d'étoffes, de malles et de paquets de toute espèce. Au milieu de cette confusion il trouva Alice, pâle, tremblante, agitée, mais toujours charmante. Elle avait été informée par David de l'arrivée de Duncan chez les Hurons.
— Duncan! s'écria-t-elle comme effrayée des sons de sa propre voix.
— Alice! répondit le major en sautant légèrement par-dessus tous les obstacles qui s'opposaient à son passage pour s'élancer à son côté.
— Je savais que vous ne m'abandonneriez jamais, Duncan, lui dit- elle; mais je ne vois personne avec vous, et quelque agréable que me soit votre présence, j'aimerais à croire que vous n'êtes pas tout à fait seul.
Heyward, voyant qu'elle tremblait de manière à lui faire craindre qu'elle ne pût se soutenir sur ses jambes, la pria de s'asseoir, et lui raconta très brièvement tous les événements que nos lecteurs connaissent déjà. Alice l'écoutait avec un intérêt qui lui permettait à peine de respirer; et quoique le major n'eût pas longtemps appuyé sur le désespoir de Munro, les larmes coulèrent abondamment le long des joues d'Alice. Son émotion se calma pourtant insensiblement, et elle écouta la fin du récit de Duncan, sinon avec calme, du moins avec beaucoup d'attention.
— Et maintenant, Alice, ajouta-t-il, votre délivrance dépend de vous en grande partie. Avec le secours de notre expérimenté et inappréciable ami le chasseur, nous pouvons réussir à échapper à cette peuplade barbare; mais il faut vous armer de tout votre courage. Songez que vous allez vous jeter dans les bras de votre vénérable père, et que son bonheur et le vôtre dépendent de vos efforts.
— Et que ne ferais-je pas pour un père qui a tant fait pour moi!
— Et ne feriez-vous rien pour moi, Alice?
Le regard d'innocence et de surprise qu'elle jeta sur Heyward lui apprit qu'il devait s'expliquer plus clairement.
— Ce n'est ni le moment ni le lieu convenables pour vous faire part de mes désirs ambitieux, chère Alice; mais quel coeur oppressé comme le mien ne chercherait pas quelque soulagement! On dit que le malheur est le plus fort de tous les liens, et ce que nous avons souffert tous deux depuis votre captivité a rendu les explications bien faciles entre votre père et moi.
— Et ma chère Cora, Duncan! sûrement on n'a pas oublié Cora!
— Oubliée! non sans doute. Elle a été regrettée, pleurée, comme elle méritait de l'être. Votre respectable père ne fait aucune différence entre ses enfants; mais moi… Vous ne vous offenserez pas, Alice, si j'exprime une préférence…
— Parce que vous ne lui rendiez pas justice, s'écria Alice en retirant une main dont le major s'était emparé; elle ne parle jamais de vous que comme de l'ami le plus cher.
— Je veux être son ami; je désire même lui appartenir de plus près. Mais votre père, Alice, m'a permis d'espérer qu'un noeud encore plus cher, encore plus sacré, pourra m'unir à vous.
Cédant à l'émotion naturelle à son âge et à son sexe, Alice trembla, et détourna un instant la tête; mais redevenant presque aussitôt maîtresse d'elle-même, elle jeta sur son amant un regard touchant d'innocence et de candeur.
— Heyward, lui dit-elle, rendez-moi à mon père, et laissez-moi obtenir son approbation avant de m'en dire davantage.
— Et comment aurais-je pu vous en dire moins? allait répondre le jeune major, quand il se sentit frapper doucement sur l'épaule par derrière. Il se retourna en tressaillant pour voir qui les interrompait ainsi, et il rencontra les yeux du farouche Magua, brillant d'une joie infernale. S'il avait obéi à son premier mouvement, il se serait précipité sur le sauvage, et aurait hasardé toutes ses espérances sur l'issue d'un combat à mort. Mais il était sans armes, et le Huron avait son couteau et son tomahawk; il ignorait s'il n'avait pas quelques compagnons à sa portée, et il ne devait pas risquer de laisser sans défenseur celle qui lui devenait en ce moment plus chère que jamais, et ces réflexions lui firent abandonner un projet qui n'était inspiré que par le désespoir.
— Que me voulez-vous encore? dit Alice en croisant les bras sur sa poitrine, et cherchant à cacher l'angoisse de la crainte qui la faisait trembler pour Heyward, sous l'air de froideur hautaine avec lequel elle recevait toujours les visites du barbare qui l'avait enlevée à son père.
L'Indien regarda Alice et Heyward d'un air menaçant, sans interrompre un travail dont il s'occupait déjà, et qui consistait à amonceler devant une porte par laquelle il était entré, différente de celle par où Duncan était arrivé, de lourdes caisses et d'énormes souches, que malgré sa force prodigieuse il semblait avoir peine à remuer.
Heyward comprit alors de quelle manière il avait été surpris, et se croyant perdu sans ressource, il serra Alice contre son coeur, regrettant à peine la vie, s'il pouvait arrêter sur elle ses derniers regards. Mais Magua n'avait pas le projet de terminer si promptement les souffrances de son nouveau prisonnier. Il voulait seulement élever une barricade suffisante devant la porte pour déjouer les efforts que pourraient faire les deux captifs, et il continua son travail sans jeter sur eux un second regard, jusqu'à ce qu'il l'eût entièrement terminé. Le major, tout en soutenant entre ses bras Alice, dont les jambes pliaient sous elle, suivait des yeux tous les mouvements du Huron; mais il était trop fier et trop courroucé pour invoquer la pitié d'un ennemi à la rage duquel il avait déjà échappé deux fois, et il savait d'ailleurs que rien n'était capable de le fléchir.
Lorsque le sauvage se fut assuré qu'il avait ôté aux captifs tout moyen d'évasion, il se tourna vers eux, et leur dit en anglais:
— Les Visages-Pâles savent prendre l'adroit castor dans des pièges; mais les Peaux-Rouges savent comment garder les Visages- Pâles.
— Faites tout ce qu'il vous plaira, misérable! s'écria le major, oubliant en ce moment qu'il avait un double motif pour tenir à la vie, je vous brave et vous méprise également, vous et votre vengeance.
— L'officier anglais parlera-t-il de même quand il sera attaché au poteau? demanda Magua avec un ton d'ironie qui prouvait qu'il doutait de la fermeté d'un blanc au milieu des tortures.
— Ici, face à face avec vous, en présence de toute votre nation! s'écria Heyward.
— Le Renard-Subtil est un grand chef, dit le Huron; il ira chercher ses jeunes guerriers pour qu'ils voient avec quelle bravoure un Visage-Pâle sait souffrir les tortures.
À ces mots il se détourna et s'avança vers la porte par où Duncan était arrivé; mais il s'arrêta un instant en la voyant occupée par un ours assis sur ses pattes de derrière, grondant d'une manière effrayante et s'agitant le corps de droite à gauche suivant l'habitude de ces animaux. De même que le vieil Indien qui avait conduit Heyward en ce lieu, Magua examina l'animal avec attention et reconnut le déguisement du jongleur.
Le long commerce qu'il avait eu avec les Anglais l'avait affranchi en partie des superstitions vulgaires de sa nation, et il n'avait pas un grand respect pour ses prétendus sorciers. Il se disposait donc à passer près de lui avec un air de mépris; mais au premier mouvement qu'il fit, l'ours gronda encore plus fort et prit une attitude menaçante.
Magua s'arrêta une seconde fois; mais enfin il parut déterminé à ne pas laisser déranger ses projets par des grimaces de charlatan. Il arriva donc à la porte, et l'ours, se levant sur ses pattes de derrière, se mit à battre l'air de celles de devant à la manière de ces animaux.
— Fou! s'écria le Huron, allez intimider les squaws et les enfants, et n'empêchez pas les hommes de faire leurs affaires.
Il fit encore un pas en avant sans croire même avoir besoin de recourir au couteau ou au tomahawk pour intimider le prétendu jongleur. Mais à l'instant où il se trouva près de l'ours, OEil- de-Faucon étendit les bras, les lui jeta autour du corps, et le serra avec toute la force et l'étreinte d'un de ces animaux.
Heyward avait suivi avec la plus vive attention tous les mouvements de l'ours supposé. D'abord il fit asseoir Alice sur une caisse, et dès qu'il vit son ennemi étroitement serré entre les bras du chasseur, de manière à n'avoir l'usage ni des bras ni des mains, il saisit une courroie qui avait servi à lier quelque paquet, et se précipitant sur Magua, il lui en entoura vingt fois les bras, les jambes et les cuisses, et le mit dans l'impossibilité de faire un seul mouvement. Quand le formidable Huron eut été ainsi complètement garrotté, OEil-de-Faucon le laissa tomber par terre où il resta étendu sur le dos.
Pendant cette attaque aussi subite qu'extraordinaire, Magua avait résisté de toutes ses forces, quoiqu'il eût bientôt reconnu que son ennemi était plus vigoureux que lui, mais il n'avait pas laissé échapper une seule exclamation. Ce ne fut que lorsque le chasseur, pour lui faciliter l'explication de cette conduite, eut exposé à ses regards sa propre tête au lieu de celle de l'ours, que le Huron ne put retenir un cri de surprise.
— Ah! vous avez donc retrouvé votre langue? dit OEil-de-Faucon fort tranquillement; c'est bon à savoir; il n'y a plus qu'une petite précaution à prendre pour que vous ne puissiez pas vous en servir contre nous.
Comme il n'y avait pas de temps à perdre, le chasseur se mit sur- le-champ à bâillonner son ennemi, et après cette opération le redoutable Indien n'était plus à craindre.
— Mais comment le coquin est-il entré ici? demanda-t-il ensuite au major. Personne n'a passé dans l'autre appartement depuis que vous m'avez quitté.
Heyward lui montra la porte par où le sauvage était arrivé, et les obstacles qui les exposaient à perdre beaucoup de temps s'ils voulaient y passer eux-mêmes.
— Puisque nous n'avons pas à choisir, dit le chasseur, il faudra bien sortir par l'autre et tâcher de gagner le bois. Allons, prenez la jeune dame par-dessous le bras.
— Impossible! Voyez, elle nous voit, elle nous entend; mais la terreur lui a ôté l'usage de ses membres; elle ne peut se soutenir.
— Partez, mon digne ami, sauvez-vous, et abandonnez-moi à mon destin.
— Il n'y a pas de transe qui n'ait sa fin, et chaque malheur est une leçon qu'on reçoit. Enveloppez-la dans cette pièce d'étoffe fabriquée par les squaws des Hurons. Pas comme cela; couvrez bien toute sa personne, qu'on n'en aperçoive rien. Cachez bien ces petits pieds qui nous trahiraient, car on en chercherait en vain de pareils dans toutes les forêts de l'Amérique. À présent, portez la dans vos bras; laissez-moi remettre ma tête d'ours, et suivez- moi.
Duncan, comme on peut le voir par ce que lui disait son compagnon, s'empressait d'exécuter ses ordres. Portant Alice dans ses bras, fardeau qui n'était pas bien lourd et qui lui paraissait bien léger, il entra avec le chasseur dans la chambre de la malade, qu'ils trouvèrent comme ils l'avaient laissée, seule et paraissant ne tenir à la vie que par un fil. On juge bien qu'ils ne s'y arrêtèrent pas; mais en entrant dans le passage dont il a été parlé, ils entendirent un assez grand nombre de voix derrière la porte, ce qui leur fit penser avec raison que les parents et les amis de la malade s'y étaient réunis pour apprendre plus vite quel succès avaient obtenu les conjurations du médecin étranger.
— Si j'ouvre la bouche pour parler, dit OEil-de-Faucon à demi- voix, mon anglais, qui est la langue naturelle des Peaux-Blanches, apprendra à ces coquins qu'ils ont un ennemi parmi eux. Il faut que vous leur donniez du jargon de sorcier, major; dites-leur que vous avez enfermé l'esprit dans la caverne, et que vous emportez la femme dans les bois pour compléter sa guérison. Tâchez de ruser comme il faut; la ruse est légitime en pareil cas.
La porte s'entr'ouvrit, comme si quelqu'un eût voulu écouter ce qui se passait dans l'intérieur. L'ours gronda d'une manière furieuse, et on la referma précipitamment. Alors ils avancèrent vers la porte. L'ours sortit le premier en jouant à merveille le rôle de cet animal, et Duncan, qui le suivait pas à pas, se trouva entouré d'une vingtaine de personnes qui l'attendaient avec impatience.
La foule se sépara pour laisser approcher de Duncan le vieux chef qui l'avait amené, et un jeune guerrier qu'il supposa le mari de la malade.
— Mon frère a-t-il vaincu le malin esprit? lui demanda le premier. Qu'emporte-il entre ses bras?
— La femme qui était malade, répondit Duncan d'un ton grave. J'ai fait sortir la maladie de son corps et je l'ai enfermée dans cette caverne. Maintenant j'emporte votre fille dans le bois pour lui exprimer dans la bouche le jus d'une racine que je connais, et qui n'a d'effet qu'en plein air et dans une solitude complète. C'est le seul moyen de la mettre à l'abri de nouvelles attaques du malin esprit. Avant le point du jour elle sera reconduite dans le wigwam de son mari.
Le vieux chef traduisit aux sauvages ce que Duncan venait de prononcer en français; et un murmure général annonça la satisfaction qu'ils éprouvaient de ces heureuses nouvelles. Il étendit lui-même le bras en faisant signe au major de continuer sa route, et ajouta d'une voix ferme:
— Allez, je suis un homme; j'entrerai dans la caverne, et je combattrai le malin esprit.
Heyward s'était déjà mis en marche; mais il s'arrêta en entendant ces paroles effrayantes.
— Que dit mon frère? s'écria-t-il; veut-il être cruel envers lui- même, ou a-t-il perdu la raison? Veut-il aller trouver la maladie pour qu'elle s'empare de lui? Ne craint-il pas qu'elle ne s'échappe, et qu'elle ne poursuive sa victime dans les bois? C'est moi qui dois reparaître devant elle pour la conjurer quand la guérison de cette femme sera complète. Que mes frères gardent cette porte à vue, et si l'esprit se présente pour en sortir, sous quelque forme que ce soit, assommez-le à coups de massue. Mais il est malin, il se tiendra renfermé sous la montagne quand il verra tant de guerriers disposés à le combattre.
Ce discours produisit l'effet que Duncan en espérait. Les hommes appuyèrent leurs tomahawks sur leurs épaules pour en frapper l'esprit s'il se montrait; les femmes et les enfants s'armèrent de pierres et de bâtons pour exercer de même leur vengeance sur l'être imaginaire qu'ils supposaient l'auteur des souffrances de la malade, et les deux prétendus sorciers saisirent ce moment favorable pour s'éloigner.
OEil-de-Faucon, tout en comptant ainsi sur les idées superstitieuses des Indiens, savait fort bien qu'elles étaient plutôt tolérées que partagées par les plus sages de leurs chefs. Il sentait donc combien le temps était précieux en pareille occasion. Quoique les ennemis eussent favorisé ses projets par leur crédulité, il n'ignorait pas que le moindre soupçon qui se présenterait à l'esprit d'un seul Indien pouvait lui devenir fatal. Il prit un sentier détourné pour éviter de passer devant les habitations. Les enfants avaient cessé leurs jeux, et les feux qu'ils avaient allumés commençaient à s'éteindre; mais ils donnaient encore assez de clarté pour laisser apercevoir de loin quelques groupes de guerriers qui restaient dans la clairière: cependant le silence et la tranquillité de la nuit faisaient déjà contraste avec le tumulte et le désordre qui avaient régné dans le camp pendant une soirée signalée par tant d'événements. L'influence du grand air rendit bientôt à Alice toutes ses forces.
— Je suis en état de marcher, dit-elle quand ils furent entrés dans la forêt, en faisant un effort pour se dégager des bras d'Heyward, qui cherchait à la retenir; je me sens à présent parfaitement bien.
— Non, Alice, répliqua Duncan, vous êtes trop faible.
Mais Alice insista; le major fut obligé malgré lui de déposer son précieux fardeau.
Le chevalier de l'ours n'avait sûrement rien compris à la sensation délicieuse qu'éprouve un jeune amant qui tient entre ses bras celle qu'il aime, et très probablement il ne comprenait pas davantage ce sentiment de pudeur ingénue qui agitait le sein d'Alice tandis qu'ils s'éloignaient à grands pas de leurs ennemis. Mais quand il se trouva à une distance qu'il jugea convenable du camp des Hurons, il s'arrêta pour leur parler d'un objet qu'il connaissait mieux.
— Ce sentier, leur dit-il, vous conduira à un ruisseau: suivez-en le cours jusqu'à ce que vous arriviez à une cataracte. Là, sur une montagne qui en est à la droite, vous trouverez une autre peuplade. Il faut vous y rendre et demander sa protection. Si ce sont de vrais Delawares, vous ne la demanderez pas en vain. Fuir loin d'ici en ce moment avec cette jeune fille est impossible. Les Hurons suivraient nos traces, et seraient maîtres de nos chevelures avant que nous eussions fait douze milles. Allez, et que la Providence veille sur vous!
— Et vous? demanda Heyward avec surprise; sûrement nous ne nous séparerons pas ici?
— Les Hurons tiennent captif celui qui fait la gloire des Delawares, répondit le chasseur; ils peuvent faire couler la dernière goutte du sang des Mohicans; je vais voir ce qu'il est possible de faire pour sauver mon jeune ami. S'ils avaient enlevé votre chevelure, major, il en aurait coûté la vie à autant de ces coquins qu'il s'y trouve de cheveux, comme je vous l'avais promis; mais si le jeune Sagamore est lié au poteau, les Hurons verront aussi comment sait mourir un homme dont le sang est sans mélange.
Sans s'offenser de la préférence décidée que le franc chasseur donnait à un jeune homme qu'on pouvait appeler son fils d'adoption, Heyward essaya de faire valoir toutes les raisons qui devaient le détourner d'une résolution si désespérée. Alice joignit ses prières à celles de Duncan, et le conjura de renoncer à un projet qui présentait tant de périls et si peu d'espoir de succès. Raisonnements, prières, tout fut inutile. Le chasseur parut les écouter attentivement, mais avec impatience, et enfin il leur répondit d'un ton si ferme, qu'il réduisit Alice au silence, et fit sentir au major que toute autre objection serait aussi infructueuse.
— J'ai entendu dire, ajouta-t-il, qu'il y a un sentiment qui dans la jeunesse attache l'homme à la femme plus fortement qu'un père n'est attaché à son fils. Cela peut être vrai. J'ai rarement vu des femmes de ma couleur, et tel peut être le penchant de la nature dans les établissements des blancs. Vous avez risqué votre vie et tout ce qui doit vous être le plus cher pour sauver cette jeune dame, et je suppose qu'au fond de tout cela il y a en vous quelque disposition semblable. Mais moi, j'ai appris à Uncas à se servir comme il faut d'un fusil, et il m'en a bien payé. J'ai combattu à son côté dans bien des escarmouches; et tant que je pouvais entendre le bruit de son fusil d'une oreille, et le son de celui du Sagamore de l'autre, je savais que je n'avais pas à craindre d'ennemis par derrière. Nous avons passé ensemble les hivers et les étés, partageant la même nourriture, l'un dormant, l'autre veillant; et avant qu'on puisse dire qu'Uncas a été soumis à la torture, et que… Oui, il n'y a qu'un seul être qui nous gouverne tous, quelle que soit la couleur de notre peau, et c'est lui que je prends à témoin qu'avant que le jeune Mohican périsse faute d'un ami, il n'y aura plus de bonne foi sur la terre, et mon tueur de daims ne vaudra pas mieux que le petit instrument du chanteur.
Duncan lâcha le bras du chasseur, dont il s'était emparé, et celui-ci, retournant sur ses pas, reprit le chemin qui conduisait aux habitations des Hurons. Après avoir suivi des yeux un instant leur généreux ami, ils le perdirent de vue dans l'obscurité, et suivant les instructions qu'il leur avait données, ils se dirigèrent vers le camp des Delawares.
Chapitre XXVI
Laissez-moi aussi jouer le rôle du lion.
Shakespeare, Le Songe d'une nuit d'été.
Le chasseur ne s'aveuglait pas sur les périls et les difficultés de son entreprise audacieuse. En approchant du camp des Hurons, il avait calculé tous les moyens d'échapper à la vigilance et aux soupçons d'ennemis dont il savait que la sagacité était égale à la sienne. C'était la couleur de la Peau d'OEil-de-Faucon qui avait sauvé la vie de Magua et celle du jongleur, car, quoique le meurtre d'un ennemi sans défense fût une chose toute simple dans les moeurs des sauvages, il aurait cru en le commettant faire une action indigne d'un homme dont le sang était sans mélange. Il compta donc pour sa sûreté sur les liens dont il avait chargé ses captifs, et continua à s'avancer vers les habitations.
En entrant dans la clairière, il marcha avec plus de précaution et de lenteur, reprenant les allures de l'animal dont il portait la peau. Cependant ses yeux vigilants étaient toujours en mouvement pour épier s'ils ne découvriraient pas quelques indices qui pussent être dangereux ou utiles pour lui. À quelque distance des autres cabanes, il en aperçut une dont l'extérieur semblait encore plus négligé que de coutume; elle paraissait même n'avoir pas été achevée, probablement parce que celui qui avait commencé à la construire s'était aperçu qu'elle serait trop éloignée de deux objets de première nécessité, du bois et de l'eau. Une faible lumière brillait pourtant à travers les crevasses du mur, qui n'avaient pas été enduits de terre. Il se dirigea donc de ce côté, en général prudent qui veut reconnaître les avant-postes de l'ennemi avant de hasarder une attaque.
OEil-de-Faucon s'approcha d'une fente d'où il pouvait voir l'intérieur de l'appartement. Il reconnut que c'était là que le maître en psalmodie avait fixé sa demeure. Le fidèle David La Gamme venait d'y entrer avec tous ses chagrins, toutes ses craintes, et toute sa pieuse confiance en la protection du ciel; il était en ce moment absorbé dans de profondes réflexions sur le prodige dont ses yeux et ses oreilles avaient été témoins dans la caverne.
Quelque ferme que fût la foi de David dans les anciens miracles, il ne croyait pas aussi implicitement aux miracles modernes. Il ne doutait nullement que l'âne de Balaam[63] n'eût parlé, mais qu'un ours pût chanter… Cependant c'était un fait dont l'assurait le témoignage d'une oreille infaillible.
Il y avait dans son air et dans ses manières quelque chose qui rendait son trouble manifeste. Il était assis sur un tas de broussailles dont il tirait de temps en temps quelques branches pour empocher son feu de s'éteindre. Son costume, que nous avons déjà décrit, n'avait subi aucun changement, si ce n'est qu'il avait sur la tête son vieux chapeau de forme triangulaire qui n'avait excité l'envie d'aucun des Hurons.
Le chasseur, qui se rappelait la manière dont David s'était enfui précipitamment de la caverne, soupçonna le sujet de ses méditations. Ayant fait d'abord le tour de la hutte pour s'assurer qu'elle était isolée de toutes parts, et ne présumant pas qu'il arrivât aucune visite au chanteur à une pareille heure, il se hasarda à y entrer sans bruit, et s'assit sur ses jambes de derrière, en face de David dont il n'était séparé que par le feu. Une minute se passa en silence, chacun d'eux ayant les yeux fixés sur l'autre. Mais enfin la vue soudaine du monstre qui occupait toutes ses pensées l'emporta, nous ne dirons pas sur la philosophie de David, mais sur sa foi et sa résolution. Il prit son instrument, et se leva avec une intention confuse d'essayer un exorcisme en musique.
— Monstre noir et mystérieux! s'écria-t-il en affermissant d'une main tremblante ses lunettes sur son nez, et en feuilletant ensuite sa version poétique des psaumes pour y chercher un cantique convenable a la circonstance, j'ignore quelle est votre nature et quelles sont vos intentions; mais si vous méditez quelque chose contre un des plus humbles serviteurs du temple, écoutez la langue inspirée du roi-prophète, et repentez-vous.
L'ours se serra les côtes en pouffant de rire, et lui répondit:
— Remettez votre joujou dans votre poche, et ne vous fatiguez pas le gosier. Cinq mots de bon anglais vaudront mieux en ce moment.
— Qui es-tu donc? demanda David respirant à peine.
— Un homme comme vous, répondit le chasseur, un homme dans les veines duquel il n'y a pas plus de mélange de sang d'ours que dans les vôtres. Avez-vous si tôt oublié celui qui vous a rendu le sot joujou que vous avez à la main?
— Est-il possible! s'écria David respirant plus librement, quoique sans comprendre encore bien clairement cette métamorphose, qui le faisait penser à celle de Nabuchodonosor; j'ai vu bien des merveilles depuis que je vis avec des païens, mais pas encore un prodige comme celui-ci.
— Attendez, attendez, dit OEil-de-Faucon en se dépouillant de sa tête pour rassurer complètement son compagnon; vous allez voir une peau qui, si elle n'est pas aussi blanche que celle des deux jeunes dames, ne doit ses couleurs qu'au Vent et au soleil. Et à présent que vous me voyez, parlons d'affaires.
— Parlez-moi d'abord de la captive et du brave jeune homme qui est venu pour la délivrer.
— Ils sont heureusement tous deux à l'abri des tomahawks de ces coquins. Mais pouvez-vous me mettre sur la piste d'Uncas?
— Uncas est prisonnier, et je crains bien que sa mort ne soit décidée. C'est bien dommage qu'un pareil jeune homme meure dans son ignorance, et j'ai choisi une hymne…
— Pouvez-vous me conduire près de lui?
— La tâche ne sera pas difficile, quoique je craigne que votre présence ne fasse qu'ajouter à son infortune, au lieu de l'adoucir.
— Plus de paroles; montrez-moi le chemin.
En parlant ainsi, OEil-de-Faucon replaçait la tête d'ours sur ses épaules, et il donna l'exemple à son compagnon en sortant le premier de la cabane.
Chemin faisant, David apprit à son compagnon qu'il avait déjà rendu une visite à Uncas, sans que personne s'y opposât; ce dont il était redevable, tant à l'aliénation d'esprit qu'on lui supposait et qu'on respectait, qu'à la circonstance qu'il jouissait des bonnes grâces particulières d'un des gardes du Mohican, qui savait quelques mots d'anglais, et que le zélé chanteur avait choisi comme un sujet propre à mettre en évidence ses talents pour convertir. Il est fort douteux que le Huron comprit parfaitement les intentions de son nouvel ami; mais comme des attentions exclusives sont flatteuses pour un sauvage aussi bien que pour un homme civilisé, celles de David avaient certainement produit sur lui l'effet que nous venons de rapporter.
Il est inutile de parler de la manière adroite avec laquelle OEil- de-Faucon tira tous ces détails du bon David; nous ne dirons même rien des instructions qu'il lui donna; nos lecteurs en verront le résultat se développer avant la fin du présent chapitre.
La cabane dans laquelle Uncas était gardé était précisément au centre des autres habitations, et dans une situation qui rendait très difficile d'en approcher ou de s'en éloigner sans être aperçu. Mais le chasseur n'avait pas dessein de s'y introduire furtivement. Comptant sur son déguisement, et se sentant en état de jouer le rôle dont il se chargeait, il prit le chemin le plus direct pour se rendre vers cette hutte.
L'heure avancée de la nuit le favorisait mieux que toutes les précautions qu'il aurait pu prendre. Les enfants étaient ensevelis dans leur premier sommeil; les Hurons et leurs femmes étaient rentrés dans leurs cabanes, et l'on ne voyait plus dans les environs des huttes que quatre ou cinq guerriers qui veillaient sur le prisonnier, et qui de temps en temps avançaient la tête à la porte de sa prison, pour voir si sa constance se démentait.
En voyant La Gamme s'avancer avec l'ours, qu'ils prenaient pour un de leurs jongleurs les plus distingués, ils les laissèrent passer sans opposition, mais sans montrer aucune intention de s'écarter de la porte. Au contraire, ils s'en approchèrent davantage, sans doute par curiosité de voir les simagrées mystérieuses qu'ils supposaient devoir être le résultat d'une pareille visite.
OEil-de-Faucon avait deux excellentes faisons pour garder le silence. D'abord il n'était pas en état de parler la langue des Hurons; ensuite il avait à craindre qu'on ne reconnût que sa voix n'était pas celle du jongleur dont il portait le déguisement. Il avait donc prévenu David qu'il devait faire tous les frais de la conversation, et lui avait donné à ce sujet des avis détaillés dont celui-ci, malgré sa simplicité, profita mieux qu'on n'aurait pu l'espérer.
— Les Delawares sont des femmes, dit-il en s'adressant à celui qui entendait un peu l'anglais; les Yengeese, mes concitoyens, ont été assez fous pour leur mettre le tomahawk à la main afin d'en frapper leur père du Canada, et ils ont oublié leur sexe. Mon frère ne serait-t-il pas charmé d'entendre le Cerf-Agile demander des jupons, et de le voir pleurer devant tous les Hurons, quand il sera attaché au poteau?
Une exclamation d'assentiment prouva avec quelle satisfaction le sauvage verrait cette faiblesse dégradante dans un ennemi que sa nation avait appris à haïr et à redouter.
— Eh bien! reprit David, retirez-vous un peu, et l'homme savant soufflera sur le chien. Dites-le à mes frères.
Le Huron expliqua à ses compagnons ce que David venait de lui dire, et ceux-ci ne manquèrent pas d'exprimer tout le plaisir que pouvait causer à des esprits féroces un tel raffinement de cruauté. Ils se retirèrent à deux ou trois pieds de la porte, et firent signe au prétendu jongleur d'entrer dans la cabane.
Mais l'ours n'obéit point; il resta assis sur ses jambes de derrière, et se mit à gronder.
— L'homme savant craint que son souffle ne tombe sur ses frères, et ne leur ôte leur courage, dit David; il faut qu'ils se tiennent plus à l'écart.
Les Hurons, qui auraient regardé un tel accident comme la plus cruelle des calamités, reculèrent à l'instant beaucoup plus loin, mais en ayant soin de prendre une position d'où ils pussent toujours avoir les yeux sur la porte de la cabane; alors l'ours, après avoir jeté un regard vers eux, comme pour s'assurer que son compagnon et lui n'avaient plus rien à craindre à cette distance, entra lentement dans la hutte.
Elle n'était éclairée que par quelques tisons, restes d'un feu qui s'éteignait, et qui avait servi à préparer le souper des gardes, et Uncas y était seul, assis dans un coin, le dos appuyé contre le mur, et ayant les pieds et les mains soigneusement liés avec des liens d'écorce.
Le chasseur, qui avait laissé David à la porte pour s'assurer si l'on ne songeait point à les épier, crut prudent de conserver son déguisement jusqu'à ce qu'il en eût acquis la certitude; et en attendant il s'amusa à contrefaire les gestes et les mouvements de l'animal qu'il représentait. Dans le premier moment, le jeune Mohican avait cru que c'était un ours véritable que ses ennemis avaient lâché contre lui pour mettre sa fermeté à l'épreuve, et à peine avait-il daigné jeter un coup d'oeil sur lui. Mais quand il vit que l'animal ne manifestait aucune intention de l'attaquer, il le considéra avec plus d'attention, et remarqua dans l'imitation qu'OEil-de-Faucon croyait si parfaite, quelques défauts qui lui firent reconnaître l'imposture.
Si le chasseur eût pu se douter du peu de cas que son jeune ami faisait de la manière dont il doublait le rôle de l'ours, un peu de dépit l'aurait peut-être porté à prolonger ses efforts pour tâcher de lui prouver qu'il l'avait jugé avec trop de précipitation. Mais l'expression méprisante des yeux d'Uncas était susceptible de tant d'autres interprétations qu'OEil-de-Faucon ne fit pas cette découverte mortifiante; et dès que David lui eut fait signe que personne ne songeait à épier ce qui se passait dans la cabane, au lieu de continuer à gronder comme un ours, il se mit à siffler comme un serpent.
Uncas avait fermé les yeux pour témoigner son indifférence à tout ce que la malice de ses ennemis pourrait inventer pour le tourmenter; mais dès qu'il entendit le sifflement d'un serpent, il avança la tête comme pour mieux voir, jeta un regard attentif tout autour de sa prison, et rencontrant les yeux du monstre, les siens y restèrent attachés comme par une attraction irrésistible. Le même son se répéta, et il semblait sortir de la gueule de l'animal. Les yeux du jeune homme firent une seconde fois le tour de la cabane, et ils revinrent encore se fixer sur l'ours, pendant qu'il s'écriait d'une voix retenue par la prudence: — Hugh!
— Coupez ses liens, dit le chasseur à David qui venait de s'approcher d'eux.
Le chanteur obéit, et les membres d'Uncas recouvrèrent leur liberté.
Au même instant OEil-de-Faucon, ôtant d'abord sa tête d'ours, détacha quelques courroies qui en attachaient la peau sur son corps, et se montra à son ami en propre personne. Le jeune Mohican parut comprendre sur-le-champ, comme par instinct, le stratagème qui avait été employé; mais ni sa bouche ni ses yeux ne laissèrent échapper aucun autre symptôme de surprise que l'exclamation hugh! Alors le chasseur, tirant un couteau dont la longue lame était étincelante, le remit entre les mains d'Uncas.
— Les Hurons rouges sont à deux pas, lui dit-il; soyons sur nos gardes.
Et en même temps il appuya la main d'un air expressif sur un couteau semblable passé dans sa ceinture, et qui, de même que le premier, était le fruit de ses exploits pendant la soirée précédente.
— Partons! dit Uncas.
— Pour allier où?
— Dans le camp des Tortues. Ce sont des enfants de mes pères.
— Sans doute, sans doute, dit le chasseur en anglais, car il avait jusque alors parlé en delaware, mais l'anglais semblait revenir naturellement dans sa bouche toutes les fois qu'il se livrait à des réflexions embarrassantes; je crois bien que le même sang coule dans vos veines; mais le temps, et l'éloignement peuvent en avoir un peu changé la couleur. Et que ferons nous des Mingos qui sont à la porte? Ils sont six, et ce chanteur ne compte pour rien.
— Les Hurons sont des fanfarons, dit Uncas d'un air de mépris.
Leur totem est l'élan, et ils marchent comme un limaçon; celui des
Delawares est la tortue, mais ils courent plus vite que le daim.
— Oui, oui, reprit OEil-de-Faucon, il y a de la vérité dans ce que vous dites. Je suis convaincu qu'à la course, vous battriez toute leur nation, que vous arriveriez au camp de l'autre peuplade, et que vous auriez le temps d'y reprendre haleine avant qu'on pût seulement y entendre la voix d'un de ces coquins. Mais les hommes blancs sont plus forts des bras que des jambes, et, quant à moi, il n'y a pas de Huron que je craigne corps à corps; mais s'il s'agit d'une course, je crois qu'il serait plus habile que moi.
Uncas, qui s'était déjà approché de la porte afin d'être prêt à partir, retourna sur ses pas et regagna l'autre extrémité de la cabane. Le chasseur était trop occupé de ses propres pensées pour remarquer ce mouvement, et il continua, plutôt en se parlant à lui-même qu'en adressant la parole à son compagnon:
— Après tout, dit-il, il n'est pas raisonnable d'enchaîner les talents naturels d'un homme à ceux d'un autre. Non. Ainsi, Uncas, vous ferez bien d'essayer la course, et moi, je vais remettre cette peau d'ours, et je tâcherai de me tirer d'affaire par la ruse.
Le jeune Mohican ne répondit rien. Il croisa tranquillement ses bras sur sa poitrine, et s'appuya le dos contre un des troncs d'arbre qui soutenaient le bâtiment.
— Eh bien! dit OEil-de-Faucon en le regardant avec quelque surprise, qu'attendez-vous? Quant à moi, il vaut mieux que je ne parte que lorsque ces coquins seront occupés à courir après vous.
— Uncas restera ici.
— Et pourquoi?
— Pour combattre avec le frère de son père, et mourir avec l'ami des Delawares.
— Oui, oui, dit le chasseur en serrant la main du jeune Indien entre ses doigts robustes; c'eût été agir en Mingo plutôt qu'en Mohican que de m'abandonner ici. Mais j'ai cru devoir vous en faire la proposition, parce qu'il est naturel à la jeunesse de tenir à la vie. Eh bien! dans la guerre, ce dont on ne peut venir à bout, de vive force, il faut le faire par adresse. Mettez cette peau d'ours à votre tour; je ne doute pas que vous soyez presque aussi en état que moi d'en jouer le rôle.
Quelque opinion qu'Uncas pût avoir en secret de leurs talents respectifs à cet égard, sa contenance grave ne put donner à supposer en lui aucune prétention à la supériorité. Il se couvrit à la hâte et en silence de la dépouille de l'habitant des forêts, et attendit que son compagnon lui dit ce qu'il devait faire ensuite.
— À présent, l'ami, dit OEil-de-Faucon à David, un échange de vos vêtements contre les miens doit vous convenir; car vous n'êtes pas habitué au costume léger des déserts. Tenez, prenez mon bonnet fourré, ma veste de chasse, mes pantalons. Donnez-moi votre couverture, votre chapeau. Il me faut même votre livre, vos lunettes et votre instrument. Je vous rendrai tout cela, si nous nous revoyons jamais, avec bien des remerciements par-dessus le marché.
David lui remit le peu de vêtements qu'il portait, avec une promptitude qui aurait fait honneur à sa libéralité si l'échange pris en lui-même ne lui eût été avantageux sous tous les rapports. Il n'y eut que le livre de psaumes, l'instrument et les lunettes qu'il parut n'abandonner qu'avec regret.
Le chasseur fut bientôt métamorphosé; et quand ses yeux vifs et toujours en mouvement furent cachés sous les verres des lunettes, et que sa tête fut couverte du chapeau triangulaire, il pouvait aisément, dans l'obscurité, passer pour David.
— Êtes-vous naturellement très lâche? lui demanda-t-il alors franchement, en médecin qui veut bien connaître la maladie avant de donner une ordonnance.
— Toute ma vie s'est passée, Dieu merci, dans la paix et la charité, répondit David un peu piqué de cette brusque attaque contre sa bravoure, mais personne ne peut dire que j'aie oublié ma foi dans le Seigneur, même au milieu des plus grands périls.
— Votre plus grand péril, dit le chasseur, arrivera au moment où les sauvages s'apercevront qu'ils ont été trompés, et que leur prisonnier s'est échappé. Si vous ne recevez pas alors un bon coup de tomahawk, et il est possible que le respect qu'ils ont pour votre esprit vous en préserve, il y a tout lieu de croire que vous mourrez de votre belle mort. Si vous restez ici, il faut vous tenir dans l'ombre au bout de la cabane, et jouer le rôle d'Uncas, jusqu'à ce que les Hurons aient reconnu la ruse, et alors, comme je vous l'ai déjà dit, ce sera le moment de la crise; si vous le préférez, vous pouvez faire usage de vos jambes dans le cours de la nuit; ainsi c'est à vous à choisir de courir ou de rester.
— Je resterai, répondit David avec fermeté, je resterai en place du jeune Delaware; il s'est battu pour moi généreusement, et je ferai pour lui ce que vous me demandez, et plus encore s'il est possible.
— C'est parler en homme, dit OEil-de-Faucon, et en homme qui aurait été capable de grandes choses avec une meilleure éducation. Asseyez-vous là-bas, baissez la tête, et repliez vos jambes sous vous; car leur longueur pourrait nous trahir trop tôt. Gardez le silence aussi longtemps que vous le pourrez: et quand il faudra que vous parliez, vous feriez sagement d'entonner un de vos cantiques, afin de rappeler à ces coquins que vous n'êtes pas tout à fait aussi responsable de vos actions que le serait un de nous, par exemple. Au surplus, s'ils vous enlèvent votre chevelure, ce qu'à Dieu ne plaise, soyez bien sûr qu'Uncas et moi nous ne vous oublierons pas, et que nous vous vengerons comme il convient à des guerriers et à des amis.
— Un instant! s'écria David, voyant qu'ils allaient partir après lui avoir donné cette assurance consolante; Je suis l'humble et indigne disciple d'un maître qui n'enseigne pas le principe diabolique de la vengeance. Si je péris, n'immolez pas de victimes à mes mânes; pardonnez à mes assassins; et si vous pensez à eux, que ce soit pour prier le ciel d'éclairer leur esprit et de leur inspirer le repentir.
Le chasseur hésita et réfléchit quelques instants.
— Il y a dans ce que vous dites, reprit-il enfin, un principe tout différent de la loi qu'on suit dans les bois; mais il est noble, et il donne à réfléchir.
Et poussant un profond soupir, le dernier peut-être que lui arracha l'idée de la société civilisée à laquelle il avait renoncé depuis si longtemps, il ajouta:
— C'est un principe que je voudrais pouvoir suivre moi-même, en homme qui n'a pas une goutte de sang qui ne soit pur; mais il n'est pas toujours facile de se conduire avec un Indien comme on le ferait avec un chrétien. Adieu, l'ami; que Dieu veille sur vous! Je crois que, tout bien considéré et ayant l'éternité devant les yeux, vous n'êtes pas loin de la bonne piste; mais tout dépend des dons naturels et de la force de la tentation.
À ces mots il prit la main de David, la serra cordialement, et après cette démonstration d'amitié, il sortit de la cabane, suivi par le nouveau représentant de l'ours.
Dès l'instant qu'OEil-de-Faucon se trouva à portée d'être observé par les Hurons, il se redressa pour prendre la tournure raide de David, étendit un bras comme lui pour battre la mesure; et commença ce qu'il regardait comme une heureuse imitation de la psalmodie du chanteur. Heureusement pour le succès de cette entreprise hasardeuse, il avait affaire à des oreilles qui n'étaient ni délicates, ni exercées, sans quoi ces misérables efforts n'auraient servi qu'à le faire découvrir.
Cependant il était indispensable qu'ils passassent à une distance dangereuse des gardes, et plus ils en approchaient, plus le chasseur cherchait à donner de l'éclat à sa voix. Enfin quand ils furent à quelques pas, le Huron qui savait un peu d'anglais s'avança vers eux, et arrêta le prétendu maître en psalmodie.
— Eh bien! dit-il en allongeant la tête du côté de la cabane, comme s'il eût cherché à en pénétrer l'obscurité pour voir quel effet avaient produit sur le prisonnier les conjurations du jongleur, ce chien de Delaware tremble-t-il? Les Hurons auront-ils le plaisir de l'entendre gémir?
L'ours gronda en ce moment d'une manière si terrible et si naturelle, que l'Indien recula de quelques pas, comme s'il eût cru que c'était un ours véritable qui se trouvait près de lui. Le chasseur, qui craignait que s'il répondait un seul mot on ne reconnût que ce n'était pas la voix de David, ne vit d'autre ressource que de chanter plus fort que jamais, ce qu'on aurait appelé beugler en toute autre société, mais ce qui ne produisit d'autre effet sur ses auditeurs que de lui donner de nouveaux droits au respect qu'ils ne refusent jamais aux êtres privée de raison. Le petit groupe de Hurons se retira, et ceux qu'ils prenaient pour le jongleur et le maître de chant continuèrent leur chemin sans obstacle.
Uncas et son compagnon eurent besoin de tout leur courage et de toute leur prudence pour continuer à marcher du pas lent et grave qu'ils avaient pris en sortant de la cabane, d'autant plus qu'ils s'aperçurent que la curiosité l'emportant sur la crainte, les six gardes étaient déjà rassemblés devant la porte de la hutte pour voir si leur prisonnier continuait à faire bonne contenance, ou si le souffle du jongleur l'avait dépouillé de tout son courage. Un mouvement d'impatience, un geste fait mal à propos par La Gamme, pouvait les trahir, et il leur fallait nécessairement du temps pour se mettre en sûreté. Pour ne donner aucun soupçon, le chasseur crut devoir continuer son chant, dont le bruit attira quelques curieux à la porte de plusieurs cabanes. Un guerrier avança même une fois jusqu'à eux pour les reconnaître; mais, dès qu'il les eut vus, il se retira, et les laissa passer sans interruption. La hardiesse de leur entreprise et l'obscurité étaient leur meilleure sauvegarde. Ils étaient déjà à quelque distance des habitations, et ils touchaient à la lisière du bois, quand ils entendirent un cri dans la direction de la cabane où ils avaient laissé David. Le jeune Mohican, cessant aussitôt d'être quadrupède, se leva sur ses pieds et fit un mouvement pour se débarrasser de la peau d'ours.
— Un moment, lui dit son ami en le prenant par le bras; ce n'est qu'un cri de surprise: attendons le second.
Cependant ils doublèrent le pas, et entrèrent dans la forêt. Ils n'y avaient pas marché deux minutes quand d'affreux hurlements se firent entendre dans tout le camp des Hurons.
— Maintenant, à bas la peau d'ours, dit OEil-de-Faucon, et tandis qu'Uncas travaillait à s'en dépouiller, il ramassa deux fusils, deux cornes à poudre et un petit sac de balles, qu'il avait cachés sous des broussailles après sa rencontre avec le jongleur, et frappant sur l'épaule du jeune Mohican, il dit en lui en plaçant un entre les mains:
— À présent, que les démons enragés suivent nos traces dans les ténèbres, s'ils le peuvent; voici la mort des deux premiers que nous verrons.
Et plaçant leurs armes dans une position qui leur permettait de s'en servir au premier instant, ils s'enfoncèrent dans l'épaisseur du bois.
Chapitre XXVII
ASTOISE. Je m'en souviendrai; quand César dit faites cela, c'est fait.
Shakespeare, Jules César.
L'impatience des sauvages, chargés de la garde du prisonnier, l'avait emporté sur la frayeur que leur inspirait le souffle du jongleur. Ils n'osèrent pourtant entrer sur-le-champ dans la hutte, de peur d'en éprouver encore l'influence pernicieuse; mais ils s'approchèrent d'une crevasse par laquelle, grâce au reste du feu qui brûlait encore, on pouvait distinguer tout ce qui se passait dans l'intérieur.
Pendant quelques minutes, il continuèrent à prendre David pour Uncas; mais l'accident qu'OEil-de-Faucon avait prévu ne manqua pas d'arriver. Fatigué d'avoir ses longues jambes repliées sous lui, le chanteur les laissa se déployer insensiblement dans toute leur longueur, et son énorme pied toucha les cendres du feu.
D'abord les Hurons pensèrent que le Delaware avait été rendu difforme par l'effet de la sorcellerie; mais quand David releva par hasard la tête, et laissa voir son visage simple, naïf et bien connu, au lieu des traits fiers et hardis du prisonnier, il aurait fallu plus qu'une crédulité superstitieuse pour qu'ils ne reconnussent pas leur erreur. Ils se précipitèrent dans la cabane, saisirent le chanteur, le secouèrent rudement, et ne conservèrent aucun doute sur son identité.
Ce fut alors qu'ils poussèrent le premier cri que les fugitifs avaient entendu, et ce cri fut suivi d'imprécations et de menaces de vengeance. David, interrogé par le Huron qui parlait anglais, et rudoyé par les autres, résolut de garder un silence profond à toutes les questions qu'on lui ferait, afin de couvrir la retraite de ses amis. Croyant que sa dernière heure était arrivée, il songea pourtant à sa panacée universelle; mais privé de son livre et de son instrument, il fut obligé de se fier à sa mémoire, et chercha à rendre plus doux son passage dans l'autre monde en chantant une antienne funéraire. Ce chant rappela dans l'esprit des Indiens l'idée qu'il était privé de raison, et sortant à l'instant de la hutte, ils jetèrent l'alarme dans tout le camp.
La toilette d'un guerrier indien n'est pas longue, et la nuit comme le jour ses armes sont toujours à sa portée. À peine le cri d'alarme s'était-il fait entendre que deux cents Hurons étaient debout, complètement armés, et prêts à combattre. L'évasion du prisonnier fut bientôt généralement connue, et toute la peuplade s'attroupa autour de la cabane du conseil, attendant avec impatience les ordres des chefs, qui raisonnaient sur ce qui avait pu causer un événement si extraordinaire, et délibéraient sur les mesures qu'il convenait de prendre. Ils remarquèrent l'absence de Magua; ils furent surpris qu'il ne fût point parmi eux dans une circonstance semblable; ils sentirent que son génie astucieux et rusé pouvait leur être utile, et ils envoyèrent un messager dans sa hutte pour le demander sur-le-champ.
En attendant, quelques jeunes gens, les plus lestes et les plus braves, reçurent ordre de faire le tour de la clairière, et de battre le bois du côté de leurs voisins suspects les Delawares, afin de s'assurer si ceux-ci n'avaient pas favorisé la fuite du prisonnier, et s'ils ne se disposaient pas à les attaquer à l'improviste. Pendant que les chefs délibéraient ainsi avec prudence et gravité dans la cabane du conseil, tout le camp offrait une scène de confusion, et retentissait des cris des femmes et des enfants, qui couraient çà et là en désordre.
Des clameurs partant de la lisière du bois annoncèrent bientôt quelque nouvel événement, et l'on espéra qu'il expliquerait le mystère que personne ne pouvait comprendre. On ne tarda pas à entendre le bruit des pas de plusieurs guerriers qui s'approchaient; la foule leur fit place, et ils entrèrent dans la cabane du conseil avec le malheureux jongleur qu'ils avaient trouvé à peu de distance de la lisière du bois, dans la situation gênante où OEil-de-Faucon l'avait laissé.
Quoique les Hurons fussent partagés d'opinion sur cet individu, les uns le regardant comme un imposteur, les autres croyant fermement à son pouvoir surnaturel, tous, en cette occasion, l'écoutèrent avec une profonde attention. Lorsqu'il eut fini sa courte histoire, le père de la femme malade s'avança, et raconta à son tour ce qu'il avait fait et ce qu'il avait vu dans le cours de la soirée, et ces deux récits donnèrent aux idées une direction plus fixe et plus juste; on jugea que l'individu qui s'était emparé de la peau d'ours du jongleur avait joué le principal rôle dans cette affaire, et l'on résolut de commencer par aller visiter la caverne pour voir ce qui s'y était passé, et si la prisonnière en avait aussi disparu.
Mais au lieu de procéder à cette visite en foule et en désordre, on jugea a propos d'en charger dix chefs des plus graves et des plus prudents. Dès que le choix en eut été fait, les dix commissaires se levèrent en silence, et partirent sur-le-champ pour se rendre à la caverne, les deux chefs les plus âgés marchant à la tête des autres. Tous entrèrent dans le passage obscur qui conduisait de la porte à la grande grotte, avec la fermeté de guerriers prêts à se dévouer pour le bien public, et à combattre l'ennemi terrible qu'on supposait encore enfermé dans ce lieu, quoique quelques-uns d'entre eux doutassent secrètement du pouvoir et même de l'existence de cet ennemi.
Le silence régnait dans le premier appartement où ils entrèrent; le feu y était éteint, mais ils avaient eu la précaution de se munir de torches. La malade était encore étendue sur son lit de feuilles, quoique le père eût déclaré qu'il l'avait vue emporter dans le bois par le médecin des hommes blancs. Piqué du reproche que lui adressait le silence de ses compagnons, et ne sachant lui- même comment expliquer cette circonstance, il s'approcha du lit avec un air d'incrédulité et une torche à la main pour reconnaître les traits de sa fille, et il vit qu'elle avait cessé d'exister.
Le sentiment de la nature l'emporta d'abord sur la force d'âme factice du sauvage, et le vieux guerrier porta les deux mains sur ses yeux avec un geste qui indiquait la violence de son chagrin; mais redevenant à l'instant maître lui-même, il se tourna vers ses compagnons, et leur dit avec calme:
— La femme de notre jeune frère nous a abandonnés. Le grand
Esprit est courroucé contre ses enfants.
Cette triste nouvelle fut écoutée avec un profond silence, et en ce moment on entendit dans l'appartement voisin une espèce de bruit sourd dont il aurait été difficile d'expliquer la nature. Les Indiens les plus superstitieux se regardaient les uns les autres, et ne se souciaient pas d'avancer vers un endroit dont le malin esprit qui, suivant eux, avait causé là mort de cette femme s'était peut-être emparé. Cependant quelques-uns plus hardis étant entrés dans le passage qui y conduisait, nul n'osa rester en arrière, et en arrivant dans le second appartement, ils y virent Magua qui se roulait par terre avec fureur, désespéré de ne pouvoir se débarrasser de ses liens. Une exclamation annonça la surprise générale.
Dès qu'on eut reconnu la situation dans laquelle il se trouvait, on s'empressa de le délivrer de son bâillon, et de couper les courroies qui le garrottaient. Il se releva, secoua ses membres, comme un lion qui sort de son antre, et sans prononcer un seul mot, mais la main appuyée sur le manche de son couteau, il jeta un coup d'oeil rapide sur tous ceux qui l'entouraient, comme s'il eût cherché quelqu'un qu'il pût immoler à sa vengeance.
Ne voyant partout que des visages amis, le sauvage grinça les dents avec un bruit qui aurait fait croire qu'elles étaient de fer et dévora sa rage, faute de trouver sur qui la faire tomber.
Tous les témoins de cette scène redoutaient d'abord d'exaspérer davantage un caractère si irritable; quelques minutes se passèrent en silence. Enfin le plus âgé des chefs prit la parole.
— Je vois que mon frère a trouvé un ennemi, dit-il; est-il près d'ici, afin que les Hurons puissent le venger?
— Que le Delaware meure! s'écria Magua d'une voix de tonnerre.
Un autre intervalle de silence, occasionné par la même cause, suivit cette exclamation, et ce fut le même chef qui dit après un certain temps:
— Le Mohican a de bonnes jambes, et il sait s'en servir; mais nos jeunes guerriers sont sur ses traces.
— Il est sauvé! s'écria Magua d'une voix si creuse et si sourde qu'elle semblait sortir du fond de sa poitrine.
— Un mauvais esprit s'est glissé parmi nous, reprit le vieux chef, et il a frappé les Hurons d'aveuglement.
— Un mauvais esprit! répéta Magua avec une ironie amère; oui, le mauvais esprit qui a fait périr tant de Hurons; le mauvais esprit qui a tué nos compagnons sur le rocher de Glenn; celui qui a enlevé les chevelures de cinq de nos guerriers près de la source de Santé; celui qui vient de lier les bras du Renard-Subtil!
— De qui parle mon frère? demanda le même chef.
— Du chien qui porte sous une peau blanche la force et l'adresse d'un Huron, s'écria Magua; de la Longue-Carabine.
Ce nom redouté produisit son effet ordinaire sur ceux qui l'entendirent. Le silence de la consternation régna un instant parmi les guerriers. Mais quand ils eurent eu le temps de réfléchir que leur plus mortel ennemi, un ennemi aussi formidable qu'audacieux, avait pénétré jusque dans leur camp pour les braver et les insulter, en leur ravissant un prisonnier, la même rage qui avait transporté Magua s'empara d'eux à leur tour, et elle s'exhala en grincements de dents, en hurlements affreux, en menaces terribles. Mais ils reprirent peu à peu le calme et la gravité qui étaient leur caractère habituel.
Magua, qui pendant ce temps avait aussi fait quelques réflexions, changea également de manières, et dit avec le sang-froid et là dignité que comportait un pareil sujet:
— Allons rejoindre les chefs; ils nous attendent.
Ses compagnons y consentirent en silence, et sortant tous de la caverne, ils retournèrent dans la chambre du conseil. Lorsqu'ils se furent assis, tous les yeux se tournèrent vers Magua, qui vit par là qu'on attendait de lui le récit de ce qui lui était arrivé. Il le fit sans en rien déguiser et sans aucune exagération, et lorsqu'il l'eut terminé, les détails qu'il venait de donner, joints à ceux qu'on avait déjà, prouvèrent si bien que les Hurons avaient été dupes des ruses de Duncan et de la Longue-Carabine, qu'il ne resta plus le moindre prétexte à la superstition pour prétendre qu'un pouvoir surnaturel avait eu quelque part aux événements de cette nuit-là. Il n'était que trop évident qu'ils avaient été trompés de la manière la plus insultante.
Lorsqu'il eut cessé de parler, tous les guerriers, car tous ceux qui avaient pu trouver place dans la chambre du conseil y étaient entrés pour l'écouter, se regardèrent les uns les autres, également étonnés de l'audace inconcevable de leurs ennemis, et du succès qu'elle avait obtenu. Mais ce qui les occupait par-dessus tout, c'était le moyen d'en tirer vengeance.
Un certain nombre de guerriers partirent encore pour chercher à découvrir les traces des fugitifs; et pendant ce temps les chefs délibérèrent de nouveau.
Plusieurs vieux guerriers proposèrent divers expédients, et Magua les écouta sans prendre aucune part à la discussion. Ce rusé sauvage avait repris son empire sur lui-même avec sa dissimulation ordinaire, et il marchait vers son but avec l'adresse et la prudence qui ne le quittaient jamais. Ce ne fut que lorsque tous ceux qui étaient disposés à parler eurent donné leur avis qu'il se leva pour exprimer son opinion, et elle eut d'autant plus de poids que quelques-uns des guerriers envoyés à la découverte étaient revenus vers la fin de la discussion, et avaient annoncé qu'on avait reconnu les traces des fugitifs, et qu'elles conduisaient vers le camp des Delawares.
Avec l'avantage de posséder cette importante nouvelle, Magua exposa son plan à ses compagnons, et il le fit avec tant d'adresse et d'éloquence que ceux-ci l'adoptèrent tout d'une voix. Il nous reste à faire connaître quel était ce plan et quels motifs le lui avaient fait concevoir.
Nous avons déjà dit que, d'après une politique dont on s'écartait très rarement, on avait séparé les deux soeurs dès l'instant qu'elles étaient arrivées dans le camp des Hurons. Magua s'était déjà convaincu qu'en conservant Alice en son pouvoir, il s'assurait un empire plus certain sur Cora, que s'il la gardait elle-même entre ses mains. Il avait donc retenu près de lui la plus jeune des deux soeurs, et avait confié l'aînée à la garde des alliés douteux des Hurons, les Delawares. Du reste il était bien entendu de part et d'autre que cet arrangement n'était que temporaire, et qu'il ne durerait que tant que les deux peuplades resteraient dans le voisinage l'une de l'autre. Il avait pris ce parti autant pour flatter l'amour-propre des Delawares en leur montrant de la confiance que pour se conformer à l'usage constant de sa nation.
Tandis qu'il était incessamment stimulé par cette soif ardente de vengeance, qui ne s'éteint ordinairement chez un sauvage que lorsqu'elle est satisfaite, Magua ne perdait pourtant pas de vue ses autres intérêts personnels. Les fautes et les folies de sa jeunesse devaient s'expier par de longs et pénibles services avant qu'il pût se flatter de recouvrer toute la confiance de son ancienne peuplade, et sans confiance il n'y a point d'autorité chez les Indiens. Dans cette situation difficile, le rusé Huron n'avait négligé aucun moyen d'augmenter son influence, et un des plus heureux expédients pour y réussir était l'adresse qu'il avait eue de gagner les bonnes grâces de leurs puissants et dangereux voisins. Le résultat de ses efforts avait répondu aux espérances de sa politique, car les Hurons n'étaient nullement exempts de ce principe prédominant de notre nature, qui fait que l'homme évalue ses talents en proportion de ce qu'ils sont appréciés par les autres.
Mais tout en faisant des sacrifices aux considérations générales, Magua n'oubliait jamais pour cela ses intérêts particuliers. Des événements imprévus venaient de renverser tous ses projets, en mettant tout à coup ses prisonniers hors de son pouvoir; et il se trouvait maintenant réduit à la nécessité de demander une grâce à ceux que son système politique avait été d'obliger jusque alors.
Plusieurs chefs avaient proposé divers projets pour surprendre les Delawares, s'emparer de leur camp, et reprendre les prisonniers; car tous convenaient qu'il y allait de l'honneur de leur nation qu'ils fussent sacrifiés à leur vengeance et à leur ressentiment. Mais Magua trouva peu de difficulté à faire rejeter des plans dont l'exécution était dangereuse et le succès incertain. Il en exposa les difficultés avec son habileté ordinaire, et ce ne fut qu'après avoir démontré qu'on ne pouvait adopter aucun des plans proposés, qu'il se hasarda à parler du sien.
Il commença par flatter l'amour-propre de ses auditeurs. Après avoir fait une longue énumération de toutes les occasions où les Hurons avaient donné des preuves du courage et de la persévérance qu'ils mettaient à se venger d'une insulte, il commença une digression pour faire un grand éloge de la prudence, et peignit cette vertu comme étant le grand point de différence entre le castor et les autres brutes, entre toutes les brutes et les hommes, et enfin entre les Hurons et tout le reste de la race humaine. Après avoir assez longtemps appuyé sur l'excellence de cette vertu, il se mit à démontrer de quelle manière il était à propos d'en faire usage dans la situation où se trouvait alors la peuplade. D'une part, dit-il, ils devaient songer à leur père, le grand Visage-Pâle, le gouverneur du Canada, qui avait regardé ses enfants les Hurons de mauvais oeil en voyant que leurs tomahawks étaient si rouges; d'un autre côté, ils ne devaient pas oublier qu'il s'agissait d'une nation aussi nombreuse que la leur, parlant une langue différente, qui n'aimait pas les Hurons, qui avait des intérêts différents, et qui saisirait volontiers la moindre occasion d'attirer sur eux le ressentiment du grand chef blanc.
Il parla alors de leurs besoins, des présents qu'ils avaient droit d'attendre en récompense de leurs services, de la distance où ils se trouvaient des forêts dans lesquelles ils chassaient ordinairement, et il leur fit sentir la nécessité, dans des circonstances si critiques, de recourir à l'adresse plutôt qu'à la force.
Quand il s'aperçut que tandis que les vieillards donnaient des marques d'approbation à des sentiments si modérés, les jeunes guerriers les plus distingués par leur bravoure fronçaient le sourcil, il les ramena adroitement au sujet qu'ils préféraient. Il dit que le fruit de la prudence qu'il recommandait serait un triomphe complet. Il donna même à entendre qu'avec les précautions convenables leur succès pourrait entraîner la destruction de tous leurs ennemis, de tous ceux qu'ils avaient sujet de haïr. En un mot, il mêla les images de guerre aux idées d'adresse et de ruse, de manière à flatter le penchant de ceux qui n'avaient du goût que pour les armes, et la prudence de ceux dont l'expérience ne voulait y recourir qu'en cas de nécessité, et à donner aux deux partis un motif d'espérance, quoique ni l'un ni l'autre ne comprît encore bien clairement quelles étaient ses intentions.
L'orateur ou le politique qui est en état de placer les esprits dans une telle situation manque rarement d'obtenir une grande popularité parmi ses concitoyens, quelque jugement que puisse en porter la postérité. Tous s'aperçurent que Magua n'avait pas dit tout ce qu'il pensait, et chacun se flatta que ce qu'il n'avait pas dit était conforme à ce qu'il désirait lui-même.
Dans cet heureux état de choses, l'adresse de Magua réussit donc complètement, et rien n'est moins surprenant quand on réfléchit à la manière dont les esprits se laissent entraîner par un orateur dans une assemblée délibérante. Toute la peuplade consentit à se laisser guider par lui, et confia d'une voix unanime le soin de diriger toute cette affaire au chef qui venait de parler avec tant d'éloquence pour proposer des expédients sur lesquels il ne s'était point expliqué d'une manière très intelligible.
Magua avait alors atteint le but auquel tendait son esprit astucieux et entreprenant. Il avait complètement regagné le terrain qu'il avait perdu dans la faveur de ses concitoyens, et il se voyait placé à la tête des affaires de sa nation. Il se trouvait, par le fait, investi du gouvernement, et tant qu'il pourrait maintenir sa popularité, nul monarque n'aurait pu jouir d'une autorité plus despotique, surtout tant que la peuplade se trouverait en pays ennemi. Cessant donc d'avoir l'air de consulter les autres, il commença sur-le-champ à prendre tout sur lui, avec l'air de gravité nécessaire pour soutenir la dignité du chef suprême d'une peuplade de Hurons.
Il expédia des coureurs de tous côtés pour reconnaître plus positivement encore les traces des fugitifs; ordonna à des espions adroits d'aller s'assurer de ce qui se passait dans le camp des Delawares; renvoya les guerriers dans leurs cabanes en les flattant de l'espoir qu'ils auraient bientôt l'occasion de s'illustrer par de nouveaux exploits, et dit aux femmes de se retirer avec leurs enfants, en ajoutant que leur devoir était de garder le silence, et de ne pas se mêler des affaires des hommes.
Après avoir donné ces différents ordres, il fit le tour du camp, s'arrêtant de temps en temps pour entrer dans une cabane, quand il croyait que sa présence pouvait être agréable ou flatteuse pour l'individu qui l'habitait. Il confirmait ses amis dans la confiance qu'ils lui avaient accordée, décidait ceux qui balançaient encore, et satisfaisait tout le monde.
Enfin il retourna dans son habitation. La femme qu'il avait abandonnée quand il avait été obligé de fuir sa nation, était morte; il n'avait pas d'enfants, et il occupait une hutte en véritable solitaire: c'était la cabane à demi construite dans laquelle OEil-de-Faucon avait trouvé David, à qui le Huron avait permis d'y demeurer, et dont il supportait la présence, quand ils s'y trouvaient ensemble, avec l'indifférence méprisante d'une supériorité hautaine.
Ce fut donc là que Magua se retira quand ses travaux politiques furent terminés. Mais tandis que les autres dormaient, il ne songeait pas à prendre du repos. Si quelque Huron avait été assez curieux pour épier les actions du nouveau chef qui venait d'être élu, il l'aurait vu assis dons un coin, réfléchissant sur ses projets depuis l'instant où il était entré dans sa cabane, jusqu'à l'heure où il avait donné ordre à un certain nombre de guerriers choisis de venir le joindre le lendemain. De temps en temps le feu, attisé par lui, faisait ressortir sa peau rouge et ses traits féroces, et il n'aurait pas été difficile de s'imaginer voir en lui le prince des ténèbres occupé à ourdir de noirs complots.
Longtemps avant le lever du soleil, des guerriers arrivèrent les uns après les autres dans la cabane solitaire de Magua, et ils s'y trouvèrent enfin réunis au nombre de vingt. Chacun d'eux portait un fusil et ses autres armes; mais leur visage était pacifique, et n'était pas peint des couleurs qui annoncent la guerre. Leur arrivée n'amena aucune conversation. Les uns s'assirent dans un coin, les autres restèrent debout, immobiles comme des statues, et tous gardèrent un profond silence, jusqu'à ce que le dernier d'entre eux eût complété leur nombre.
Alors Magua se leva, se mit à leur tête, et donna le signal du départ. Ils le suivirent un à un, dans cet ordre auquel on a donné le nom de file indienne. Bien différents des soldats qui se mettent en campagne, et dont le départ est toujours bruyant et tumultueux, ils sortirent du camp sans bruit, ressemblant à des spectres qui se glissent dans les ténèbres, plutôt qu'à des guerriers qui vont acheter une renommée frivole au prix de leur sang.
Au lieu de prendre le chemin qui conduisait directement au camp des Delawares, Magua suivit quelque temps les bords du ruisseau, et alla jusqu'au petit lac artificiel des Castors. Le jour commençait à poindre quand ils entrèrent dans la clairière formée par ces animaux industrieux. Magua, qui avait repris le costume de Huron, portait sur la peau qui lui servait de vêtement, la figure d'un renard; mais il se trouvait à sa suite un chef qui avait pris pour symbole ou pour totem, le castor; et passer près d'une communauté si nombreuse de ses amis, sans leur donner quelque marque de respect, c'eût été, suivant lui, se rendre coupable de profanation.
En conséquence, il s'arrêta pour leur adresser un discours, comme s'il eût parlé à des êtres intelligents et en état de le comprendre. Il les appela ses cousins; leur rappela que c'était à sa protection et à son influence qu'ils devaient la tranquillité dont ils jouissaient, tandis que tant de marchands avides excitaient les Indiens à leur ôter la vie; leur promit de leur continuer ses bonnes grâces, et les exhorta à en être reconnaissants. Il leur parla ensuite de l'expédition pour laquelle il partait, et leur fit entrevoir, quoique avec de délicates circonlocutions, qu'il serait à propos qu'ils inspirassent à leur parent une partie de la prudence pour laquelle ils étaient si renommés[64].
Pendant qu'il prononçait ce discours extraordinaire, ses compagnons étaient graves et attentifs, comme s'ils eussent tous été également convaincus qu'il ne disait que ce qu'il devait dire. Quelques têtes de castors se montrèrent sur la surface de l'eau, et le Huron en exprima sa satisfaction, persuadé qu'il ne les avait pas harangués inutilement. Comme il finissait sa harangue, il crut voir la tête d'un gros castor sortir d'une habitation éloignée des autres, et qui, n'étant pas en très bon état, lui avait paru abandonnée. Il regarda cette marque extraordinaire de confiance comme un présage très favorable; et quoique l'animal se fût retiré avec quelque précipitation, il n'en fut pas moins prodigue d'éloges et de remerciements.
Lorsque Magua crut avoir accordé assez de temps à l'affection de famille du guerrier, il donna le signal de se remettre en marche. Tandis que les Indiens s'avançaient en corps, d'un pas que les oreilles d'un Européen n'auraient pu entendre, le même castor vénérable montra encore sa tête hors de son habitation. Si quelque Huron eût alors détourné la tête pour le regarder, il aurait vu l'animal surveiller les mouvements de la troupe avec un air d'intérêt et de sagacité qu'on aurait pu prendre pour de la raison. Dans le fait, toutes les manoeuvres du quadrupède semblaient si bien dirigées vers ce but, que l'observateur le plus attentif et le plus éclairé n'aurait pu en expliquer le motif qu'en voyant, lorsque les Hurons furent entrés dans la forêt, l'animal se montrer tout entier, et le grave et silencieux Chingachgook débarrasser sa tête d'un masque de fourrure qui la couvrait.
Chapitre XXVIII
Soyons bref, car vous voyez que j'ai plus d'une affaire.
Shakespeare, Beaucoup de bruit pour rien.
La tribu, ou pour mieux dire la demi-tribu des Delawares dont le camp était placé à si peu de distance de celui des Hurons, comptait à peu près autant de guerriers que la peuplade voisine. De même que plusieurs autres tribus de ces cantons, ils avaient suivi Montcalm sur le territoire de la couronne d'Angleterre, et avaient fait de fréquentes et sérieuses incursions dans les bois, dont les Mohawks regardaient le gibier comme leur appartenant exclusivement; mais, avec cette réserve si naturelle aux Indiens, ils avaient jugé à propos de cesser de coopérer avec le général français à l'instant où leur secours pouvait lui être le plus utile, c'est-à-dire lorsqu'il avait marché sur William-Henry.
Les Français avaient expliqué de différentes manières cette défection inattendue de leurs alliés; cependant l'opinion assez générale était que les Delawares n'avaient voulu ni enfreindre l'ancien traité, qui avait chargé les Iroquois de les défendre et de les protéger, ni s'exposer à être obligés de combattre ceux qu'ils étaient accoutumés à regarder comme leurs maîtres. Quant aux Delawares, ils s'étaient contentés de dire à Montcalm, avec le laconisme indien, que leurs haches étaient émoussées, et qu'elles avaient besoin d'être aiguisées. La politique du commandant général du Canada avait cru plus prudent de conserver un ami passif que d'en faire un ennemi déclaré par quelque acte de sévérité mal entendue.
Dans la matinée où Magua conduisit sa troupe silencieuse dans la forêt, en passant près de l'étang des castors, comme nous l'avons déjà rapporté, le soleil, en se levant sur le camp des Delawares, trouva un peuple aussi activement occupé que s'il eût été plein midi. Les femmes étaient toutes en mouvement, les unes pour préparer le repas du matin, les autres pour porter l'eau et le bois dont elle avaient besoin; mais la plupart interrompaient ce travail pour s'arrêter de cabane en cabane, et échanger quelques mots à la hâte et à voix basse avec leurs voisines et leurs amies. Les guerriers étaient rassemblés en différents groupes, semblant réfléchir plutôt que converser, et quand ils prononçaient quelques mots, c'était avec le ton de gens qui avaient médité avant de parler. Les instruments nécessaires à la chasse étaient préparés dans les cabanes; mais personne ne paraissait pressé de s'en servir. Çà et là on voyait un guerrier examiner ses armes avec une attention qu'on y donne rarement quand on s'attend à ne rencontrer d'autres ennemis que les animaux des forêts. De temps en temps les yeux de tout un groupe se tournaient en même temps vers une grande cabane placée au centre du camp, comme si elle eût contenu le sujet de toutes les pensées et de tous les discours.
Pendant que cette scène se passait, un homme parut tout à coup à l'extrémité de la plate-forme du rocher sur laquelle le camp était situé. Il était sans armes, et la manière dont son visage était peint semblait avoir pour but d'adoucir la férocité naturelle de ses traits. Lorsqu'il fut en vue des Delawares il s'arrêta et fit un signe de paix et d'amitié en levant d'abord un bras vers le ciel, et en appuyant ensuite une main sur sa poitrine. Les Delawares y répondirent de la même manière, et l'encouragèrent à s'approcher en répétant ces démonstrations amicales.
Assuré ainsi de leurs dispositions favorables, cet individu quitta le bord du rocher où il s'était arrêté un instant, son corps se dessinant sur un horizon paré des belles couleurs du matin, et s'avança lentement et avec dignité vers les habitations. Tandis qu'il s'en approchait, on n'entendait que le bruit des légers ornements d'argent suspendus à son cou et à ses bras, et des petites sonnettes qui ornaient ses mocassins de peau de daim. Il faisait des signes d'amitié à tous les hommes près desquels il passait, mais n'accordait aucune marque d'attention aux femmes, comme s'il eût pensé qu'il n'avait pas besoin de capter leur bienveillance pour réussir dans l'affaire qui l'amenait. Quand il arriva près du groupe qui contenait les principaux chefs, comme l'annonçait leur air de hauteur et de dignité, il s'arrêta, et les Delawares virent que l'étranger qui arrivait parmi eux était un chef huron qui leur était bien connu, le Renard-Subtil.
Il fut reçu d'une manière grave, silencieuse et circonspecte. Les guerriers qui étaient sur la première ligne s'écartèrent pour faire place à celui d'entre eux qu'ils regardaient comme leur meilleur orateur, et qui parlait toutes les langues usitées parmi les sauvages du nord de l'Amérique.
— Le sage Huron est le bienvenu, dit le Delaware en maqua; il vient manger son suc-ca-tush[65] avec ses frères des lacs.
— Il vient pour cela, répondit Magua avec toute la dignité d'un prince de l'Orient.
Le chef delaware étendit le bras, serra le poignet du Huron en signe d'amitié, et celui-ci en fit autant à son tour. Alors le premier invita Magua à entrer dans sa cabane et à partager son repas du matin. L'invitation fut acceptée, et les deux guerriers, suivis de trois ou quatre vieux chefs, se retirèrent, laissant les autres Delawares en proie au désir de connaître le motif de cette visite extraordinaire, mais ne témoignant leur curiosité ni par une syllabe ni par le moindre geste.
Pendant le repas, la conversation fut extrêmement réservée, et ne roula que sur la grande chasse dont on savait que Magua s'était occupé quelques jours auparavant. Les courtisans les plus déliés n'auraient pu mieux que ses hôtes avoir l'air de regarder sa visite comme une simple attention d'amitié, quoique chacun d'eux fût intérieurement convaincu qu'elle devait avoir quelque motif secret et important. Dès que l'appétit fut satisfait, les squaws enlevèrent les gourdes et les restes du déjeuner, et les deux orateurs se préparèrent à faire assaut d'esprit et d'adresse.
— Le visage de notre père du Canada s'est-il retourné vers ses enfants les Hurons? demanda le Delaware.
— Quand s'en est-il jamais retourné? dit Magua; il appelle les
Hurons ses enfants très chéris.
Le Delaware fit un signe grave d'assentiment, quoiqu'il sût parfaitement que cette assertion était fausse, et ajouta:
— Les haches de vos guerriers ont été bien rouges!
— Oui, dit Magua, mais à présent elles sont émoussées, quoique brillantes; car les Yengeese sont morts, et nous avons les Delawares pour voisins.
Le Delaware répondit à ce compliment par un geste gracieux de la main, et garda le silence. Profitant de l'allusion que son hôte venait de faire au massacre de William-Henry, Magua lui demanda:
— Ma prisonnière donne-t-elle de l'embarras à mes frères?
— Elle est la bienvenue parmi nous.
— Le chemin qui sépare le camp des Delawares de celui des Hurons n'est pas long, et il est facile; si elle cause de l'embarras à mes frères, ils peuvent la renvoyer à mes squaws.
— Elle est la bienvenue, répéta le Delaware avec plus d'emphase que la première fois.
Magua déconcerté garda le silence quelques instants, mais en paraissant indifférent à la réponse évasive que venait de recevoir sa première tentative pour retirer des mains de ses voisins la prisonnière qu'il leur avait confiée.
— J'espère, dit-il enfin, que mes jeunes guerriers laissent à mes amis les Delawares un espace suffisant pour chasser sur les montagnes.
— Les Lenapes n'ont besoin de la permission de personne pour chasser sur leurs montagnes, répondit l'autre avec hauteur.
— Sans, doute, la justice doit régner entre les Peaux-Rouges; pourquoi lèveraient-ils le tomahawk et le couteau les uns contre les autres? les Visages-Pâles ne sont-ils pas leurs ennemis communs?
— Bien! s'écrièrent en même temps deux ou trois de ses auditeurs.
Magua attendit quelques minutes pour laisser à ce qu'il venait de dire le temps de produire tout son effet sur les Delawares.
— N'est-il pas venu des mocassins étrangers dans ces bois? demanda-t-il; mes frères n'ont-il pas senti les traces des hommes blancs?
— Que mon père du Canada vienne; ses enfants sont prêts à le recevoir.
— Quand le grand chef viendra, ce sera pour fumer avec les Indiens dans leurs wigwams, et les Hurons diront aussi: Il est le bienvenu. Mais les Yengeese ont de longs bras, et des jambes qui ne se fatiguent jamais. Mes jeunes guerriers ont rêvé qu'ils avaient vu les traces de Yengeese près du camp des Delawares.
— Qu'ils viennent! ils ne trouveront pas les Lenapes endormis.
— C'est bien! le guerrier dont l'oeil est ouvert peut voir son ennemi, dit Magua.
Et, voyant qu'il ne pouvait déjouer la circonspection de son compagnon, il changea une seconde fois de manoeuvre.
— J'ai apporté quelques présents à mon frère, dit-il: sa nation a eu ses raisons pour ne pas vouloir marcher sur le terrain de la guerre; mais ses amis n'ont pas oublié où elle demeure.
Après avoir annoncé ainsi ses intentions libérales, le chef astucieux se leva, et étala gravement ses présents devant les yeux éblouis de ses hôtes. Ils consistaient en bijoux de peu de valeur, pris aux malheureuses femmes qui avaient été pillées ou massacrées près de William-Henry, et il mit beaucoup d'adresse dans la manière dont il en fit le partage. Il présenta ceux qui brillaient davantage aux yeux, aux deux guerriers les plus distingués, parmi lesquels était le Coeur-Dur, son hôte; et en offrant les autres aux chefs d'un rang subalterne, il eut le soin d'en relever le prix par des compliments qui ne leur laissaient aucun motif pour se plaindre d'être moins bien partagés. En un mot, il fit un si heureux mélange de flatterie et de libéralité, qu'il ne lui fut pas difficile de lire dans les yeux de ceux à qui il offrait ces présents, l'effet que produisaient sur eux ses éloges et sa générosité.
Le coup politique qu'il venait de frapper eut des résultats immédiats. La gravité des Delawares se relâcha; leurs traits prirent une expression plus cordiale; et le Coeur-Dur, qui devait peut-être ce surnom français à quelque exploit honorable, dont les détails ne sont point parvenus jusqu'à nous, dit à Magua, après avoir contemplé quelques instants sa part du butin avec une satisfaction manifeste:
— Mon frère est un grand chef! il est le bienvenu.
— Les Hurons sont amis des Delawares, dit Magua. Et pourquoi ne le seraient-ils pas N'est-ce pas le même soleil qui colore leur peau? Ne chasseront-ils pas dans les mêmes forêts après leur mort? Les Peaux-Rouges doivent être amies, et avoir les yeux ouverts sur les blancs. Mon frère n'a-t-il pas vu des traces d'espions dans les bois?
Le Delaware oublia la réponse évasive qu'il venait de faire à la même question lorsqu'elle lui avait été adressée en d'autres termes, et la dureté de son coeur se trouvant sans doute amollie par les présents qu'il avait reçus, il daigna alors répondre d'une manière plus directe:
— On a vu des mocassins étrangers autour de notre camp. Ils sont même entrés dans nos habitations.
— Et mon frère a-t-il chassé les chiens? demanda Magua sans avoir l'air de remarquer que cette réponse démentait celle qu'il avait reçue auparavant.
— Non. L'étranger est toujours le bienvenu chez les enfants des
Lenapes.
— L'étranger, bien; mais l'espion?
— Les Yengeese emploient-ils leurs femmes comme espions? Le chef huron n'a-t-il pas dit qu'il avait fait des femmes prisonnières pendant la bataille?
— Il n'a pas dit un mensonge. Les Yengeese ont envoyé des espions. Ils sont venus dans nos wigwams, mais ils n'y ont trouvé personne pour leur dire: Vous êtes les bienvenus. Ils ont fui alors vers les Delawares, car ils disent que les Delawares sont leurs amis, et qu'ils ont détourné leur visage de leur père du Canada.
Cette insinuation adroite dans un état de société plus avancé, aurait valu à Magua la réputation d'habile diplomate. Ses hôtes savaient fort bien que l'inaction de leur peuplade pendant l'expédition contre William-Henry avait été un motif de bien des reproches faits aux Delawares par les Français, et ils sentaient que cette conduite devait les faire regarder par ceux-ci avec méfiance. Il n'était pas besoin d'approfondir beaucoup les causes et les effets pour juger qu'une telle situation de choses pouvait leur devenir préjudiciable à l'avenir, puisque leurs habitations ordinaires et les bois qui fournissaient à leur subsistance se trouvaient dans les limites du territoire des Français. Les derniers mots prononcés par le Huron furent donc écoutés avec un air de désapprobation, sinon d'alarme.
— Que notre père du Canada nous regarde en face, dit le Coeur- Dur; il verra que ses enfants ne sont pas changés. Il est vrai que nos jeunes guerriers n'ont pas marché sur le terrain de la guerre; ils avaient eu des rêves qui les en ont empêchés. Mais ils n'en aiment et n'en respectent pas moins le grand chef blanc.
— Le croira-t-il, quand il apprendra que son plus grand ennemi est nourri dans le camp de ses enfants? Quand on lui dira qu'un Yengeese couvert de sang fume devant leur feu? Quand il saura que le Visage-Pâle qui a fait périr tant de ses amis, est en liberté au milieu des Delawares? Allez, allez! notre père du Canada n'est point fou.
— Quel est ce Yengeese que les Delawares doivent craindre, qui a tué leurs guerriers, qui est l'ennemi mortel du grand chef blanc?
— La Longue-Carabine.
Ce nom bien connu fit tressaillir les guerriers delawares, et ils prouvèrent par leur étonnement qu'ils apprenaient seulement alors qu'un homme qui s'était rendu si redoutable aux peuplades indiennes alliées de la France, était en leur pouvoir.
— Que veut dire mon frère? demanda le Coeur-Dur d'un ton de surprise qui démentait l'apathie ordinaire de sa race.
— Un Huron ne ment jamais, répondit Magua en croisant les bras avec un air d'indifférence; que les Delawares examinent leurs prisonniers, et ils en trouveront un dont la peau n'est ni rouge ni blanche.
Un long silence s'ensuivit. Le Coeur-Dur tira ses compagnons à l'écart pour délibérer ensemble. Enfin des messagers furent envoyés pour appeler à la consultation les chefs les plus distingués de la peuplade.
Les guerriers arrivèrent bientôt les uns après les autres. À mesure que l'un d'eux entrait, on lui faisait part de la nouvelle importante que Magua venait d'annoncer, et l'exclamation gutturale hugh! ne manquait jamais d'annoncer sa surprise. Cette nouvelle se répandit de bouche en bouche, et parcourut tout le camp. Les femmes suspendirent leurs travaux pour tâcher de saisir le peu de mots que laissait échapper la bouche des guerriers. Les enfants oubliaient leurs jeux pour suivre leurs pères, et semblaient presque aussi étonnés que ceux-ci de la témérité de leur redoutable ennemi. En un mot toute espèce d'occupation fut momentanément abandonnée, et toute la peuplade ne parut plus songer qu'à exprimer, chacun à sa manière, le sentiment général qu'elle éprouvait.
Lorsque la première agitation commença à se calmer, les vieillards se mirent à méditer mûrement sur les mesures que l'honneur et la sûreté de leur nation leur prescrivaient de prendre dans une circonstance si délicate et si embarrassante. Pendant tous ces mouvements, Magua restait debout, nonchalamment appuyé contre un mur de la cabane, et aussi impassible en apparence que s'il n'eut pris aucun intérêt au résultat que pourrait avoir la délibération. Cependant nul indice des intentions futures de ses hôtes n'échappait à ses yeux vigilants. Connaissant parfaitement le caractère des Indiens auxquels il avait affaire, il prévoyait souvent leur détermination avant qu'ils l'eussent prise, et l'on aurait même pu dire qu'il connaissait leurs intentions avant qu'ils les connussent eux-mêmes.
Le conseil des Delawares ne dura pas longtemps, et lorsqu'il fut terminé, un mouvement général annonça qu'il allait être immédiatement suivi d'une assemblée de toute la peuplade. Ces assemblées solennelles étant rares, et n'ayant lieu que dans les occasions de la plus grande importance, le rusé Huron, resté seul dans un coin, silencieux mais clairvoyant observateur de tout ce qui se passait, vit que l'instant était arrivé où ses projets devaient réussir ou échouer. Il sortit donc de la cabane, et se rendit en face des habitations, où les guerriers commençaient déjà à se rassembler.
Il se passa environ une demi-heure avant que tout ce qui composait la peuplade fût réuni en cet endroit, car femmes, enfants, personne n'y manqua. Ce délai avait été occasionné par les graves préparatifs qui avaient été jugés nécessaires pour une assemblée solennelle et extraordinaire. Mais quand le soleil parut au-dessus du sommet de la haute montagne, sur un des flancs de laquelle les Delawares avaient établi leur camp, ses rayons, dardés entre les branches touffues des arbres qui y croissaient, tombèrent sur une multitude aussi attentive que si chacun eût eu un intérêt personnel dans le sujet de la discussion, et dont le nombre s'élevait à environ douze cents âmes, en y comprenant les femmes et les enfants.
Dans de pareilles assemblées de sauvages il ne se trouve jamais personne qui aspire impatiemment à une distinction précoce, et qui soit prêt à entraîner les autres dans une discussion précipitée. L'âge et l'expérience sont les seuls titres qui puissent autoriser à exposer au peuple le sujet de l'assemblée, et à donner un avis. Jusque là, ni la force du corps, ni une bravoure éprouvée, ni le don de la parole, ne justifieraient celui qui voudrait interrompre cet ancien usage.
En cette occasion, plusieurs chefs semblaient pouvoir user des droits de ce double privilège; mais tous gardaient le silence, comme si l'importance du sujet les eût effrayés. Le silence qui précède toujours les délibérations des Indiens avait déjà duré plus que de coutume, sans qu'un signe d'impatience ou de surprise échappât même au plus jeune enfant. La terre semblait le but de tous les regards; seulement ces regards se dirigeaient de temps en temps vers une cabane qui n'avait pourtant rien qui la distinguât de celles qui l'entouraient, si ce n'était qu'on l'avait couverte avec plus de soin pour la protéger contre les injures de l'air.
Enfin un de ces murmures sourds qui ont lieu si souvent dans une multitude assemblée se fit entendre, et toute la foule qui s'était assise se leva sur-le-champ, comme par un mouvement spontané. La porte de la cabane en question venait de s'ouvrir, et trois hommes en sortant s'avançaient à pas lents vers le lieu de la réunion. C'étaient trois vieillards, mais tous trois d'un âge plus avancé qu'aucun de ceux qui se trouvaient déjà dans l'assemblée; et l'un d'eux, placé entre les deux autres qui le soutenaient, comptait un nombre d'années auquel il est bien rare que la race humaine atteigne. Sa taille était courbée sous le poids de plus d'un siècle; il n'avait plus le pas élastique et léger d'un Indien, et il était obligé de mesurer le terrain pouce à pouce. Sa peau rouge et ridée faisait un singulier contraste avec les cheveux blancs qui lui tombaient sur les épaules, et dont la longueur prouvait qu'il s'était peut-être passé des générations depuis qu'il ne les avait coupés.
Le costume de ce patriarche, car son âge, le nombre de ses descendants et l'influence dont il jouissait dans sa peuplade permettent qu'on lui donne ce nom, était riche et imposant. Son manteau était fait des plus belles peaux; mais on en avait fait tomber le poil, pour y tracer une représentation hiéroglyphique des exploits guerriers par lesquels il s'était illustré un demi- siècle auparavant. Sa poitrine était chargée de médailles, les unes en argent et quelques autres même en or, présents qu'il avait reçus de divers potentats européens pendant le cours d'une longue vie. Des cercles du même métal entouraient ses bras et ses jambes; et sa tête, sur laquelle il avait laissé croître toute sa chevelure depuis que l'âge l'avait forcé à renoncer au métier des armes, portait une espèce de diadème d'argent surmonté par trois grandes plumes d'autruche qui retombaient en ondulant sur ses cheveux dont elles relevaient encore la blancheur. La poignée de son tomahawk était entourée de plusieurs cercles d'argent, et le manche de son couteau brillait comme s'il eût été d'or massif.
Aussitôt que le premier mouvement d'émotion et de plaisir causé par l'apparition soudaine de cet homme révéré se fut un peu calmé, le nom de Tamenund passa de bouche en bouche. Magua avait souvent entendu parler de la sagesse et de l'équité de ce vieux guerrier delaware. La renommée allait même jusqu'à lui attribuer le don d'avoir des conférences secrètes avec le grand Esprit, ce qui a depuis transmis son nom, avec un léger changement, aux usurpateurs blancs de son territoire, comme celui du saint tutélaire et imaginaire d'un vaste empire[66]. Le chef huron s'écarta de la foule, et alla se placer dans un endroit d'où il pouvait contempler de plus près les traits d'un homme dont la voix semblait devoir avoir tant d'influence sur le succès de ses projets.
Les yeux du vieillard étaient fermés, comme s'ils eussent été fatigués d'avoir été si longtemps ouverts sur les passions humaines. La couleur de sa peau différait de celle des autres Indiens; elle semblait plus foncée, et cet effet était produit par une foule innombrable de petites lignes compliquées, mais régulières, et de figures différentes qui y avaient été tracées par l'opération du tatouage.
Malgré la position qu'avait prise le Huron, Tamenund passa devant lui sans lui accorder aucune attention. Appuyé sur ses deux vénérables compagnons, il s'avança au milieu de ses concitoyens, qui se rangeaient pour le laisser passer, et s'assit au centre avec un air qui respirait la dignité d'un monarque et la bonté d'un père.
Il serait impossible de donner une idée du respect et de l'affection que témoigna toute la peuplade en voyant arriver inopinément un homme qui semblait déjà appartenir à un autre monde. Après quelques instants passés dans un silence commandé par l'usage, les principaux chefs se levèrent, s'approchèrent de lui tour à tour, lui prirent une main et l'appuyèrent sur leur tête, comme pour lui demander sa bénédiction. Les guerriers les plus distingués se contentèrent ensuite de toucher le bord de sa robe. Les autres semblaient se trouver assez heureux de pouvoir respirer le même air qu'un chef qui avait été si vaillant et qui était encore si juste et si sage. Après avoir rendu au patriarche cet hommage de vénération affectueuse, les chefs et les guerriers retournèrent à leurs places, et un silence complet s'établit dans l'assemblée.
Quelques jeunes guerriers, à qui un des vieux compagnons de Tamenund avait donné des instructions à voix basse, se levèrent alors, et entrèrent dans la cabane située au centre du camp.
Au bout de quelques instants, ces guerriers reparurent, escortant les individus qui étaient la cause de ces préparatifs solennels, et les conduisant vers l'assemblée. Les rangs s'ouvrirent pour les laisser passer, et se refermèrent ensuite. Les prisonniers se trouvèrent donc au milieu d'un grand cercle formé par toute la peuplade.
Chapitre XXIX
L'assemblée s'assit, et surpassant par sa taille les autres chefs,
Achille s'adressa en ces mots au roi des hommes.
L'Homère de Pope.
Au premier rang des prisonniers se trouvait Cora, dont les bras entrelacés dans ceux d'Alice annonçaient toute l'ardeur de sa tendresse pour sa soeur. Malgré l'air terrible et menaçant des sauvages qui l'entouraient de tous côtés, l'âme noble de cette fille généreuse ne craignait rien pour elle, et ses regards restaient attachés sur les traits pâles et déconcertés de la tremblante Alice.
Auprès d'elles, Heyward, immobile, semblait prendre un si vif intérêt aux deux soeurs, que, dans ce moment d'angoisse, son coeur établissait à peine une distinction en faveur de celle qu'il aimait le plus. OEil-de-Faucon s'était placé un peu en arrière, par déférence pour le rang de ses compagnons, rang que la fortune, en les accablant des mêmes coups, avait paru vouloir lui faire oublier, mais qu'il n'en respectait pas moins. Uncas n'était pas parmi eux.
Lorsque le silence le plus parfait fut rétabli, après la pause d'usage, cette pause longue et solennelle, un des deux chefs âgés, qui étaient assis auprès du patriarche, se leva, et demanda à haute voix, en anglais très intelligible:
— Lequel de mes prisonniers est la Longue-Carabine?
Duncan et le chasseur gardèrent le silence. Le premier promena ses regards sur la grave et silencieuse assemblée, et il recula d'un pas lorsqu'ils tombèrent sur Magua, dont la figure peignait la malice et la perfidie. Il reconnut aussitôt que c'était à l'instigation secrète de ce rusé sauvage qu'ils étaient traduits devant la nation, et il résolut de mettre tout en oeuvre pour s'opposer à l'exécution de ses sinistres desseins. Il avait déjà vu un exemple de la manière sommaire dont les Indiens se faisaient justice, et il craignait que son compagnon ne fût destiné à en servir à son tour. Dans cette conjoncture critique, sans s'arrêter à de timides réflexions, il se détermina sur-le-champ à protéger son ami, quelque danger qu'il dût courir lui-même. Cependant, avant qu'il eût eu le temps de répondre, la question fut répétée avec plus de force et de véhémence.
— Donnez-nous des armes! s'écria le jeune homme avec fierté, mettez-nous dans ces bois: nos actions parleront pour nous!
— C'est le guerrier dont le nom a rempli nos oreilles, reprit le chef en regardant Heyward avec cet intérêt, cette curiosité vive qu'on ne peut manquer d'éprouver quand on voit pour la première fois un homme que sa gloire ou ses malheurs, ses vertus ou ses crimes ont rendu célèbre. D'où vient que l'homme blanc est venu dans le camp des Delawares? Qui l'amène?
— Le besoin. Je viens chercher de la nourriture, un abri et des amis.
— Ce ne saurait être. Les bois sont remplis de gibier. La tête d'un guerrier n'a besoin pour abri que d'un ciel sans nuage; et les Delawares sont les ennemis, et non les amis des Yengeese. Allez, votre bouche a parlé, mais votre coeur n'a rien dit.
Duncan, ne sachant trop ce qu'il devait répondre, garda le silence; mais le chasseur, qui avait tout écouté attentivement, s'avança hardiment, et prit à son tour la parole.
— Si je n'ai pas répondu, dit-il, au nom de la Longue-Carabine, ne croyez pas que ce soit ou par honte ou par crainte; ces deux sentiments sont inconnus à l'honnête homme. Mais je ne reconnais pas aux Mingos le droit de donner un nom à celui dont les services ont mérité de la part de ses amis un surnom plus honorable, surtout lorsque ce nom est une insulte et un mensonge; car le tueur de daims est un bon et franc fusil, et non pas une carabine. Toutefois, je suis l'homme qui reçut des miens le nom de Nathanias; des Delawares qui habitent les bords de la rivière du même nom, le titre flatteur d'OEil-de-Faucon, et que les Iroquois se sont permis de surnommer la Longue-Carabine, sans que rien pût les y autoriser.
Tous les yeux, qui jusque alors étaient restés gravement attachés sur Duncan, se portèrent à l'instant sur les traits mâles et nerveux de ce nouveau prétendant à un titre aussi glorieux. Ce n'était pas un spectacle bien extraordinaire de voir deux personnes se disputer un si grand honneur; car les imposteurs, quoique rares, n'étaient pas inconnus parmi les sauvages; mais il importait essentiellement aux Delawares, qui voulaient être tout à la fois justes et sévères, de connaître la vérité. Quelques-uns des vieillards se consultèrent entre eux, et le résultat de cette conférence parut être d'interroger leur hôte à ce sujet.
— Mon frère à dit qu'un serpent s'était glissé dans mon camp, dit le chef à Magua; quel est-il?
Le Huron montra du doigt le chasseur; mais il continua à garder le silence.
— Un sage Delaware prêtera-t-il l'oreille aux aboiements d'un loup? s'écria Duncan confirmé encore plus dans l'idée que son ancien ennemi n'avait que de mauvaises intentions; un chien ne ment jamais; mais quand a-t-on vu un loup dire la vérité?
Les yeux de Magua lancèrent des éclairs; puis tout à coup se rappelant la nécessité de conserver sa présence d'esprit, il se détourna d'un air de dédain, bien convaincu que la sagacité des Indiens ne se laisserait pas éblouir par des paroles. Il ne se trompait pas, car après une nouvelle consultation fort courte, le même chef qui avait déjà pris la parole se tourna de son côté, et lui fit part de la détermination des vieillards, quoique dans les termes les plus circonspects.
— Mon frère, lui dit-il, a été traité d'imposteur, et ses amis en sont dans la peine. Ils montreront qu'il a dit vrai. Qu'on donne des fusils à mes prisonniers, et qu'ils prouvent par des faits lequel des deux est le guerrier que nous voulons connaître.
Magua vit bien que dans le fond cette épreuve n'était proposée que parce qu'on se méfiait de lui; mais il feignit de ne la considérer que comme un hommage qui lui était rendu. Il fit donc un signe d'assentiment, sachant bien que le chasseur était trop bon tireur pour que le résultat de l'épreuve ne confirmât point ce qu'il avait dit. Des armes furent mises aussitôt entre les mains des deux amis rivaux, et ils reçurent l'ordre de tirer, au-dessus de la multitude assise, contre un vase de terre qui se trouvait par hasard sur un tronc d'arbre, à cinquante verges environ (cent cinquante pieds) de l'endroit où ils étaient placés.
Heyward sourit en lui-même à l'idée du défi qu'il était appelé à soutenir contre le chasseur; mais il n'en résolut pas moins de persister dans son généreux mensonge, jusqu'à ce qu'il connût les projets de Magua. Il prit donc le fusil, visa à trois reprisés différentes avec le plus grand soin, et fit feu. La balle fendit l'arbre à quelques pouces du vase, et un cri général de satisfaction annonça que cette épreuve avait donné la plus haute idée de son habileté à manier son arme. OEil-de-Faucon lui-même inclina la tête, comme pour dire que c'était mieux qu'il ne s'y était attendu. Mais au lieu de manifester l'intention d'entrer en lutte et de disputer au moins le prix de l'adresse à son heureux rival, il resta plus d'une minute appuyé sur son fusil, dans l'attitude d'un homme qui est plongé dans de profondes réflexions. Il fut tiré de cette rêverie par l'un des jeunes Indiens qui avaient fourni les armes, et qui lui frappa sur l'épaule en lui disant en très mauvais anglais:
— L'autre blanc peut-il en faire autant?
— Oui! Huron! s'écria le chasseur en regardant Magua, et sa main droite saisit le fusil et l'agita en l'air avec autant d'aisance que si c'eût été un roseau; oui, Huron, je pourrais vous étendre à mes pieds à présent, aucune puissance de la terre ne saurait m'en empêcher. Le faucon qui fond sur la colombe n'est pas plus sûr de son vol que je ne le suis de mon coup, si je voulais vous envoyer une balle à travers le coeur! Et pourquoi ne le fais-je pas? Pourquoi? parce que les lois qui régissent ceux de ma couleur me le défendent, et que je pourrais attirer par là de nouveaux malheurs sur des têtes innocentes! Si vous savez ce que c'est qu'un Dieu, remerciez-le donc, remerciez-le du fond de votre coeur; vous aurez raison!
L'air du chasseur, ses yeux étincelants, ses joues enflammées, jetèrent une sorte de terreur respectueuse dans l'âme de tous ceux qui l'entendaient. Les Delawares retinrent leur haleine pour mieux concentrer leur attention; et Magua, sans ajouter pourtant une entière confiance aux paroles rassurantes de son ennemi, resta aussi calme, aussi immobile au milieu de la foule dont il était entouré que s'il eût été cloué à la place où il se trouvait.
— Faites-en autant, répéta le jeune Delaware qui était auprès du chasseur.
— Que j'en fasse autant, insensé! que j'en fasse autant! s'écria OEil-de-Faucon en brandissant de nouveau son arme au-dessus de sa tête, d'un air menaçant, quoique ses yeux ne cherchassent plus la personne de Magua.
— Si l'homme blanc est le guerrier qu'il prétend être, dit le chef, qu'il frappe plus près du but.
Le chasseur fit un éclat de rire si bruyant pour exprimer son mépris, que le bruit fit tressaillir Heyward, comme s'il eût entendu des sons surnaturels. OEil-de-Faucon laissa tomber lourdement le fusil sur la main gauche qu'il avait étendue; au même instant le coup partit, comme si la secousse seule eût occasionné l'explosion; le vase de terre brisé vola en mille éclats, et les débris retombèrent avec fracas sur le tronc. Presque en même temps on entendit un nouveau bruit; c'était le fusil que le chasseur avait laissé tomber dédaigneusement à terre.
La première impression produite par une scène aussi étrange fut un sentiment exclusif d'admiration. Bientôt après un murmure confus circula dans les rangs de la multitude; insensiblement ce murmure devint plus distinct, et annonça qu'il régnait parmi les spectateurs une grande diversité d'opinions. Tandis que quelques- uns témoignaient hautement l'admiration que leur inspirait une adresse aussi inouïe, le reste de la peuplade, et c'était de beaucoup le plus grand nombre, semblait croire que ce succès n'était dû qu'au hasard. Heyward s'empressa de confirmer une opinion qui favorisait ses prétentions.
— C'est un hasard! s'écria-t-il; personne ne saurait tirer sans avoir ajusté son coup.
— Un hasard! répéta le chasseur qui, s'échauffant de plus en plus, voulait alors à tout prix établir son identité, et auquel Heyward faisait en vain des signes pour l'engager à ne pas le démentir. Ce Huron pense-t-il aussi que c'est un hasard? S'il le pense, donnez-lui un autre fusil, placez-nous face à face, et l'on verra lequel a le coup d'oeil le plus juste. Je ne vous fais pas cette offre, major, car notre sang est de la même couleur, et nous servons le même maître.
— Il est évident que le Huron est un imposteur, dit froidement
Heyward; vous l'avez entendu vous-même affirmer que vous étiez la
Longue-Carabine.
Il serait impossible de dire à quelles assertions violentes OEil- de-Faucon ne se fût point porté dans son désir opiniâtre de constater son identité, si le vieux Delaware ne se fût entremis de nouveau.
— Le faucon qui vient des nuages sait y retourner quand il le veut, dit-il; donnez-leur des fusils.
Pour cette fois, le chasseur saisit l'arme avec ardeur, et quoique Magua épiât avec soin ses moindres mouvements, il crut n'avoir rien à craindre.
— Eh bien! qu'il soit constaté en présence de cette peuplade de Delawares quel est le meilleur tireur, s'écria le chasseur en frappant sur le chien de son fusil avec ce doigt qui avait fait partir tant de balles meurtrières. Vous voyez la gourde qui pend à cet arbre là-bas, major; puisque vous êtes si bon tireur, voyez si vous pourrez l'atteindre.
Duncan regarda le but qui lui était proposé, et il se prépara à renouveler l'épreuve. La gourde était un de ces petits vases qui servent à l'usage habituel des Indiens; elle était suspendue par une attache de peau de daim à une branche morte d'un pin peu élevé: la distance était au moins de cent verges (trois cents pieds).
Telles sont les bizarreries de l'amour-propre, que le jeune officier, malgré le peu de cas qu'il faisait du suffrage des sauvages qui s'étaient constitués ses arbitres, oublia la première cause du défi pour être tout entier au désir de l'emporter. On a déjà vu que son adresse n'était pas à dédaigner, et il résolut de profiter de tous ses avantages. Sa vie eût-elle dépendu du coup qu'il allait tirer, il n'aurait pu mettre plus de soin à viser. Il fit feu, et trois ou quatre jeunes Indiens, qui s'étaient précipités aussitôt vers le but, annoncèrent à grands cris que la balle était dans l'arbre, à très peu de distance de la gourde. Les guerriers poussèrent des acclamations unanimes, et leurs regards se portèrent sur son rival pour observer ce qu'il allait faire.
— C'est assez bien pour les troupes royales d'Amérique, dit OEil- de-Faucon en riant à sa manière; mais si mon fusil s'était souvent détourné autant du but qu'il devait atteindre, combien de martinets dont la peau est dans le manchon d'une dame courraient encore dans les bois! combien de Mingos sanguinaires qui sont allés rendre leur dernier compte exerceraient encore aujourd'hui leurs ravages au milieu des provinces! J'espère que la squaw à qui appartient la gourde en a d'autres dans son wigwam; car celle-ci ne contiendra plus jamais d'eau.
Tout en parlant, le chasseur avait chargé son fusil, et lorsqu'il eut fini il retira un pied en arrière, et leva lentement l'arme de terre. Lorsqu'elle fut parfaitement de niveau, il la laissa un seul instant dans une immobilité complète; on eût dit que l'homme et le fusil étaient de pierre. Pendant cette pause d'un moment, l'arme partit en jetant une flamme claire et brillante. Les jeunes Indiens s'élancèrent de nouveau au pied de l'arbre; ils cherchèrent de tous côtés, mais inutilement: ils revinrent dire qu'ils n'avaient vu nulle part la trace de la balle.
— Va, dit le vieux chef au chasseur d'un ton de mépris; tu es un loup sous la peau d'un chien. Je vais parler à la Longue-Carabine des Yengeese.
— Ah! si j'avais l'arme qui vous a fourni le nom dont vous vous servez, je m'engagerais à couper l'attache, et à faire tomber la gourde au lieu de la percer, s'écria OEil-de-Faucon sans se laisser intimider par le ton sévère du vieillard. Insensés! si vous voulez trouver la balle lancée par un bon tireur de ces bois, ce n'est pas autour du but, c'est dans le but même qu'il faut la chercher.
Les jeunes Indiens comprirent à l'instant ce qu'il voulait dire; car cette fois il avait parlé dans la langue des Delawares. Ils coururent arracher la gourde de l'arbre, et l'élevant en l'air en poussant des cris de joie, ils montrèrent que la balle l'avait traversée par le milieu, et en avait percé le fond.
À cette vue, un cri d'admiration partit de la bouche de tous les guerriers présents. La question se trouva décidée, et OEil-de- Faucon vit enfin reconnaître ses droits à son honorable, mais dangereux surnom. Ces regards de curiosité et d'admiration qui s'étaient de nouveau concentrés sur Heyward, se reportèrent tous sur le chasseur, qui devint l'objet de l'attention générale pour les êtres simples et naïfs dont il était entouré. Lorsque le calme fut rétabli, le vieux chef reprit son interrogatoire.
— Pourquoi avez-vous cherché à boucher mes oreilles? dit-il en s'adressant à Duncan; croyez-vous les Delawares assez insensé pour ne pas distinguer la jeune panthère du chat sauvage?
— Ils reconnaîtront bientôt que le Huron n'est qu'un oiseau qui gazouille, dit Duncan, cherchant à imiter le langage figuré des Indiens.
— C'est bon, nous saurons qui prétend fermer nos oreilles. Mon frère, ajouta le chef en regardant Magua, les Delawares écoutent.
Lorsqu'il se vit interpellé directement, le Huron se leva, et s'avançant d'un pas grave et délibéré au centre du cercle, en face des prisonniers, il parut se disposer à prendre la parole. Cependant avant d'ouvrir la bouche il promena lentement ses regards sur toutes les figures qui l'entouraient, comme pour mettre ses expressions à la portée de ses auditeurs. Ses yeux, en se portant sur OEil-de-Faucon, exprimèrent une inimitié respectueuse; en se dirigeant sur Duncan, une haine implacable; ils s'arrêtèrent à peine sur la tremblante Alice; mais lorsqu'ils tombèrent sur Cora, à qui son maintien fier et hardi ne faisait rien perdre de ses charmes, ils s'y fixèrent un instant avec une expression qu'il eût été difficile de définir. Alors, poursuivant ses sinistres desseins, il parla dans la langue des Canadiens, langue qu'il savait être comprise de la plupart de ses auditeurs.
— L'Esprit qui fit les hommes leur donna des couleurs différentes, dit en commençant le Renard-Subtil. Les uns sont plus noirs que l'ours des forêts. Il dit que ceux-là seraient esclaves; et il leur ordonna de travailler à jamais, comme le castor: vous pouvez les entendre gémir, lorsque le vent du midi vient à souffler; leurs gémissements se font entendre au-dessus des beuglements des buffles, le long des bords de la grande eau salée, où les grands canots qui vont et viennent en sont chargés. À d'autres il donna une peau plus blanche que l'hermine, il leur commanda d'être marchands, chiens pour leurs femmes, et loups pour leurs esclaves. Il voulut que, comme les pigeons, ils eussent des ailes qui ne se lassassent jamais; des petits plus nombreux que les feuilles sur les arbres, un appétit à dévorer la terre. Il leur donna la langue perfide du chat sauvage, le coeur des lapins, la malice du pourceau, mais non pas celle du renard, et des bras plus longs que les pattes de la souris; avec sa langue cette race bouche les oreilles des Indiens; son coeur lui apprend à payer des soldats pour se battre; sa malice lui enseigne le moyen d'accumuler pour son usage tous les biens du monde; et ses bras entourent la terre depuis les bords de l'eau salée jusqu'aux îles du grand lac. Sa gloutonnerie la rend insatiable; Dieu lui a donné suffisamment, et cependant elle veut tout avoir. Tels sont les blancs. D'autres enfin ont reçu du grand Esprit des peaux plus brillantes et plus rouges que le soleil qui nous éclaire, ajouta Magua en montrant par un geste expressif cet astre resplendissant qui cherchait à percer le brouillard humide qui couvrait l'horizon; et ceux-là furent ses enfants de prédilection; il leur donna cette île telle qu'il l'avait faite, couverte d'arbres et remplie de gibier. Le vent fit leurs clairières, et le soleil et les pluies mûrirent leurs fruits; quel besoin avaient-ils de routes pour voyager? ils semaient au travers des rochers; lorsque les castors travaillaient, ils restaient étendus à l'ombre et regardaient. Les vents les rafraîchissaient dans l'été; dans l'hiver, des peaux leur prêtaient leur chaleur. S'ils se battaient entre eux, c'était pour prouver qu'ils étaient hommes. Ils étaient braves, ils étaient justes, ils étaient heureux.
Ici l'orateur s'arrêta et regarda de nouveau autour de lui, pour voir si sa légende avait excité dans l'esprit de ses auditeurs l'intérêt qu'il espérait: il vit les yeux fixés avidement sur lui, les têtes droites, les narines ouvertes, comme si chaque individu présent se fût senti animé du désir de rétablir sa race dans tous ses droits.
«Si le grand Esprit donna des langues différentes à ses enfants rouges, ajouta-t-il d'une voix basse, lente et lugubre, ce fut pour que tous les animaux pussent le comprendre. Il plaça les uns au milieu des neiges avec les ours; il en mit d'autres près du soleil couchant, sur la route qui conduit aux bois heureux où nous chasserons après notre mort; d'autres sur les terres qui entourent les grandes eaux douces; mais à ses enfants les plus chers il donna les sables du lac salé; mes frères savent-ils le nom de ce peuple favorisé?
— C'étaient les Lenapes, s'écrièrent en même temps vingt voix empressées.
— C'étaient les Lenni-Lenapes, reprit Magua en affectant d'incliner la tête par respect pour leur ancienne grandeur. Le soleil se levait du sein de l'eau qui était salée, et il se couchait dans l'eau qui était douce; jamais il ne se cachait à leurs yeux: mais est-ce à moi, à un Huron des bois, à faire connaître à un peuple sage ses propres traditions? pourquoi retracer leur infortune, leur ancienne grandeur, leurs exploits, leur gloire, leur prospérité, leurs revers, leurs défaites, leur décadence? n'y a-t-il pas quelqu'un parmi eux qui à vu tout cela, et qui sait que c'est la vérité? J'ai dit; ma langue est muette, mais mes oreilles sont ouvertes.
Il cessa de parler, et tous les yeux se tournèrent en même temps par un mouvement unanime vers le vénérable Tamenund. Depuis qu'il s'était assis, jusqu'à ce moment, les lèvres du patriarche étaient restées fermées, et à peine avait-il donné le moindre signe de vie. Il s'était tenu courbé presque jusqu'à terre, sans paraître prendre aucun intérêt à ce qui se passait autour de lui pendant le commencement de cette scène solennelle, lorsque le chasseur avait établi son identité d'une manière si palpable. Cependant lorsque Magua prit la parole et qu'il sut graduer avec art les inflexions de sa voix, Tamenund parut reprendre quelque connaissance, et une ou deux fois même il leva la tête, comme pour écouter. Enfin le Renard-Subtil ayant prononcé le nom de sa nation, les paupières du vieillard s'entr'ouvrirent, et il regarda la multitude avec cette expression vague, insignifiante, qui semble devoir être celle des spectres dans le tombeau. Alors il fit un effort pour se lever, et, soutenu par les deux chefs placés à ses côtés, il resta debout, dans une position propre à commander le respect, quoique l'âge fît fléchir sous lui ses genoux.
— Qui parle des enfants des Lenapes? dit-il d'une voix sourde et gutturale qui se faisait entendre distinctement à cause du religieux silence observé par le peuple; qui parle de choses qui ne sont plus? L'oeuf ne se change-t-il pas en ver, et le ver en mouche? La mouche ne périt-elle pas? Pourquoi parler aux Delawares des biens qu'ils ont perdus! Remercions plutôt le Manitou de ceux qu'il leur a laissés.
— C'est un Wyandot, dit Magua en s'approchant davantage de la plate-forme grossière sur laquelle le vieillard était placé, c'est un ami de Tamenund.
— Un ami! répéta le sage; et son front se couvrit d'un sombre nuage qui donna à sa physionomie une partie de cette sévérité qui avait rendu son regard si terrible lorsqu'il n'était encore qu'au milieu de sa carrière. Les Mingos sont-ils maîtres de la terre? Un Huron ici! Que veut-il?
— Justice! Ses prisonniers sont au pouvoir de ses frères, et il vient les réclamer.
Tamenund tourna la tête du côté de l'un des chefs qui le soutenaient, et écouta les courtes explications que celui-ci lui donna. Ensuite envisageant Magua, il le regarda un instant avec une profonde attention; puis il dit à voix basse et avec une répugnance marquée:
— La justice est la loi du grand Manitou. Mes enfants, offrez des aliments à l'étranger. Ensuite, Huron, prends ton bien et laisse- nous.
Après avoir prononcé ce jugement solennel, le patriarche s'assit et ferma de nouveau les yeux, comme s'il préférait les images que la maturité de son expérience lui offrait dans son coeur, aux objets visibles du monde. Ce décret une fois rendu, il n'y avait pas un seul Delaware assez audacieux pour se permettre le moindre murmure, à plus forte raison la moindre opposition. À peine ces paroles étaient-elles prononcées que quatre ou cinq des jeunes guerriers, s'élançant derrière Heyward et le chasseur, leur passèrent des liens autour des bras avec tant de rapidité et d'adresse que les deux prisonniers se trouvèrent dans l'impossibilité de faire aucun mouvement. Le premier était trop occupé de soutenir la malheureuse Alice, qui presque insensible était appuyée sur son bras, pour soupçonner leurs intentions avant qu'elles fussent exécutées; et le second, qui regardait même les peuplades ennemies des Delawares comme une race d'êtres supérieurs, se soumit sans résistance. Peut-être n'eût-il pas été si endurant s'il avait entendu le dialogue qui venait d'avoir lieu dans une langue qu'il ne comprenait pas bien.
Magua jeta un regard de triomphe sur toute l'assemblée avant de procéder à l'exécution de ses desseins. Voyant que les hommes étaient hors d'état de résister, il tourna les yeux sur celle qui était pour lui le bien le plus précieux. Cora lui lança un regard si ferme et si calme que sa résolution faillit l'abandonner. Se rappelant alors l'artifice qu'il avait déjà employé, il s'approcha d'Alice, la souleva dans ses bras, et ordonnant à Heyward de le suivre, il fit signe à la foule de s'ouvrir pour les laisser passer. Mais Cora, au lieu de céder à l'impulsion sur laquelle il avait compté, se précipita aux pieds du patriarche, et élevant la voix, elle s'écria:
— Juste et vénérable Delaware, nous implorons ta sagesse et ta puissance, nous réclamons ta protection. Sois sourd aux perfides artifices de ce monstre inaccessible aux remords, qui souille tes oreilles par des impostures, pour assouvir la soif de sang qui le dévore. Toi qui as vécu longtemps, et qui connais les malheurs de cette vie, tu dois avoir appris à compatir au sort des malheureux.
Les yeux du vieillard s'étaient ouverts avec effort, et s'étaient de nouveau portés sur le peuple. À mesure que le son touchant de la voix de la suppliante vint frapper son oreille ils se dirigèrent lentement vers Cora et finirent par se fixer sur elle sans que rien pût les en détourner. Cora s'était jetée à genoux; les mains serrées l'une dans l'autre et appuyées contre son sein, le front flétri par la douleur, mais plein de majesté, elle était encore, au milieu de son désespoir, l'image la plus parfaite de la beauté. La physionomie de Tamenund s'anima insensiblement; ses traits perdirent ce qu'ils avaient de vague et de hagard pour exprimer l'admiration, et ils brillèrent encore d'une étincelle de ce feu électrique qui, un demi-siècle auparavant, se communiquait avec tant de force aux bandes nombreuses des Delawares. Se levant sans aide, et en apparence sans effort, il demanda d'une voix dont la fermeté fit tressaillir la multitude:
— Qui es-tu?
— Une femme; une femme d'une race détestée, si tu veux, une Yengeese; mais qui ne t'a jamais fait de mal, qui ne peut en faire à ton peuple quand même elle le voudrait, et qui implore ta protection.
— Dites-moi, mes enfants, dit le patriarche d'une voix entrecoupée en interpellant du geste ceux qui l'entouraient, quoique ses yeux restassent fixés sur Cora agenouillée, où les Delawares ont-ils campé?
— Sur les montagnes des Iroquois, au delà des sources limpides de l'Horican.
— Que d'étés arides, ajouta le sage, ont passé sur ma tête depuis que j'ai bu les eaux de mon fleuve! Les enfants de Miquon[67] sont les hommes blancs les plus justes; mais ils avaient soif, et ils le prirent pour eux. Nous suivent-ils jusqu'ici?
— Nous ne suivons personne, nous ne désirons rien, répondit vivement Cora. Retenus contre notre volonté, nous avons été amenés parmi vous; et nous ne demandons que la permission de nous retirer tranquillement dans notre pays. N'es-tu pas Tamenund, le père, le juge, j'allais dire le prophète de ce peuple?
— Je suis Tamenund, qui ai vu bien des jours.
— Il y a sept ans environ que l'un des tiens était à la merci d'un chef blanc, sur les frontières de cette province. Il se dit du sang du bon et juste Tamenund. «Va, dit le chef des blancs, par égard pour ton parent, tu es libre». Te rappelles-tu le nom de ce guerrier anglais?
— Je me rappelle que lorsque j'étais bien jeune, reprit le patriarche dont les souvenirs se reportaient plus aisément à ses premières années qu'à toutes celles qui les avaient suivies, je jouais sur le sable au bord de la mer, et je vis un grand canot ayant des ailes plus blanches que celles du cygne, plus grandes que celles de plusieurs aigles ensemble, qui venait du soleil levant…
— Non, non, je ne parle pas d'un temps si éloigné, mais d'une grâce accordée à ton sang par l'un des miens, grâce assez récente pour que le plus jeune de tes guerriers puisse s'en souvenir.
— Était-ce lorsque les Yengeese et les Hollandais se battaient pour les bois où chassaient les Delawares? Alors Tamenund était un chef puissant, et pour la première fois il déposa son arc pour s'armer du tonnerre des blancs…
— Non, s'écria Cora en l'interrompant encore, c'est remonter beaucoup trop haut; je parle d'une chose d'hier. Assurément tu n'as pu l'oublier.
— Hier, reprit le vieillard, et sa voix creuse prit une expression touchante; hier les enfants des Lenapes étaient maîtres du monde! Les poissons du lac salé, les oiseaux, les bêtes et les Mingos des bois les reconnaissaient pour les Sagamores.
Cora baissa la tête dans l'amertume de sa douleur; puis, ranimant son courage et voulant faire un dernier effort, elle prit une voix presque aussi touchante que celle du patriarche lui-même:
— Dites-moi, Tamenund est-il père?
Le vieillard promena lentement ses regards sur toute l'assemblée; un sourire de bienveillance se peignit dans ses traits, et, abaissant ses regards sur Cora, il répondit:
— Père d'une nation.
— Je ne demande rien pour moi. Comme toi et les tiens, chef vénérable, ajouta-t-elle en serrant ses mains sur son coeur par un mouvement convulsif, et en laissant retomber sa tête, au point que ses joues brûlantes étaient presque entièrement cachées sous les cheveux noirs et bouclés qui se répandaient en désordre sur ses épaules, la malédiction transmise par mes ancêtres est tombée de tout son poids sur leur enfant! Mais voilà une infortunée qui n'a jamais éprouvé jusqu'à présent la colère céleste. Elle a des parents, des amis qui l'aiment, dont elle fait les délices; elle est trop bonne, sa vie est trop précieuse pour devenir la victime de ce méchant.
— Je sais que les blancs sont une race d'hommes fiers et affamés. Je sais qu'ils prétendent non seulement posséder la terre, mais que le dernier de leur couleur s'estime plus que les Sachems de l'homme rouge: les chiens de leurs tribus, ajouta le vieillard sans faire attention que chacune de ses paroles était un trait acéré pour l'âme de Cora, aboieraient avec fureur plutôt que d'emmener dans leurs wigwams des femmes dont le sang ne serait pas de la couleur de la neige; mais qu'ils ne se vantent pas trop haut en présence du Manitou. Ils sont entrés dans le pays au lever du soleil, ils peuvent encore en sortir à son coucher. J'ai souvent vu les sauterelles dépouiller les arbres de leurs feuilles, mais toujours la saison des feuilles est revenue, et je les ai vues reparaître.
— Il est vrai, dit Cora en poussant un long soupir, comme si elle sortait d'une pénible agonie; et sa main rejetant ses cheveux en arrière, laissa voir un regard plein de feu qui contrastait avec la pâleur mortelle de sa figure; mais quelle en est la raison? c'est ce qu'il ne nous est pas donné de connaître, il y a encore un prisonnier qui n'a pas été amené devant toi; il est de ton peuple. Avant de laisser partir le Huron en triomphe, entends-le.
Voyant que Tamenund regardait autour de lui d'un air de doute, un des compagnons s'écria:
— C'est un serpent! une peau rouge à la solde des Yengeese. Nous le réservons pour la torture.
— Qu'il vienne, reprit le sage.
Tamenund se laissa de nouveau retomber sur son siège, et il régna un si profond silence tandis que les jeunes Indiens se préparaient à exécuter ses ordres, qu'on entendait distinctement les feuilles légèrement agitées par le vent du matin frémir au milieu de la forêt voisine.
Chapitre XXX
Si vous me refusez, j'en appelle à vos lois! sont-elles sans force maintenant à Venise? je demande à être jugé; répondez: y consentiriez-vous?
Shakespeare, Le Marchand de Venise.
Aucun bruit humain ne rompit pendant quelques minutes le silence de l'attente. Enfin les flots de la multitude s'agitèrent, s'ouvrirent pour laisser passer Duncan, et se refermèrent derrière lui en l'entourant comme les vagues d'une mer en courroux. Tous les yeux de ceux qui jusqu'alors avaient cherché à lire dans les traits expressifs du sage ce qu'ils devaient penser de ce qui se passait se tournèrent à l'instant, et restèrent fixés avec une admiration muette sur la taille souple, élancée et pleine de grâce du captif.
Mais ni la foule dont il était entouré, ni l'attention exclusive dont il était l'objet, ne parurent intimider le jeune Mohican. Jetant autour de lui un regard observateur et décidé, il supporta avec le même calme l'expression hostile qu'il remarqua sur la figure des chefs et l'attention curieuse des jeunes gens. Mais lorsque son regard scrutateur, après s'être promené autour de lui, vint à apercevoir Tamenund, son âme entière parut avoir passé dans ses yeux, et il sembla oublier dans cette contemplation le souvenir de tout ce qui l'entourait. Enfin s'avançant d'un pas lent et sans bruit, il se plaça devant l'estrade peu élevée sur laquelle était le sage, qu'il continua à regarder sans en être remarqué, jusqu'à ce qu'un des chefs dit à Tamenund que le prisonnier était arrivé.
— Quelle langue le prisonnier parlera-t-il devant le grand
Manitou? demanda le patriarche sans ouvrir les yeux.
— Celle de ses pères, répondit Uncas, celle d'un Delaware.
À cette déclaration soudaine et inattendue, on entendit s'élever du milieu de la multitude un murmure farouche et menaçant, semblable au rugissement du lion qui n'est pas encore l'expression de sa colère, mais qui fait présager combien l'explosion en sera terrible. L'effet que cette découverte produisit sur le sage fut aussi violent, quoique différemment exprimé. Il se mit la main devant les yeux, comme pour s'épargner la vue d'un spectacle si honteux pour sa race, et répéta de la voix gutturale et accentuée qui lui était propre les mots qu'il avait entendus.
— Un Delaware!… Et j'ai assez vécu pour voir les tribus des Lenapes abandonner le feu de leurs conseils, et se répandre comme un troupeau de daims dispersés dans les montagnes des Iroquois! J'ai vu la cognée d'un peuple étranger abattre les bois, honneur de la vallée, que les vents du ciel avaient épargnés; j'ai vu les maux qui couraient sur les montagnes, et les oiseaux qui se perdaient dans les nues, tenus captifs dans les wigwams des hommes; mais je n'avais pas encore vu un Delaware assez vil pour s'insinuer en rampant comme un serpent venimeux dans les champs de sa nation.
— Les oiseaux ont chanté, répondit Uncas de la voix douce et harmonieuse qui lui était naturelle, et Tamenund a reconnu leur voix.
Le sage tressaillit, et pencha la tête comme pour saisir les sons fugitifs d'une mélodie éloignée.
— Tamenund est-il le jouet d'un songe! s'écria-t-il. Quelle voix a retenti à son oreille? L'hiver nous a-t-il quittés sans retour, et les beaux jours vont-ils renaître pour les enfants des Lenapes?
Un silence respectueux et solennel succéda à l'exclamation véhémente du prophète delaware. Ceux qui l'entouraient, trompés par son langage inintelligible, crurent qu'il avait reçu quelque révélation de l'intelligence supérieure avec laquelle on le croyait en relation, et ils attendaient avec une terreur secrète le résultat de cette mystérieuse conférence. Après une longue pause cependant, un des chefs les plus âgés, s'apercevant que le sage avait perdu tout souvenir du sujet qui les occupait, se hasarda à lui rappeler de nouveau que le prisonnier était en leur présence.
— Le faux Delaware tremble d'entendre les paroles que va prononcer Tamenund, dit-il; c'est un limier qui aboie lorsque les Yengeese lui ont montré la piste.
— Et vous, répondit Uncas en regardant autour de lui d'un air sévère, vous êtes des chiens qui vous couchez par terre lorsque les Français vous jettent les restes de leurs daims.
À cette réplique mordante, et peut-être méritée, vingt couteaux brillèrent dans l'air, et autant de guerriers se relevèrent précipitamment; mais l'ordre d'un de leurs chefs suffit pour apaiser cette effervescence, et leur donna, du moins pour le moment, l'apparence du calme; il est vrai qu'il eût été peut-être beaucoup plus difficile de faire renaître la tranquillité, si Tamenund n'eût fait un mouvement qui indiquait qu'il allait prendre la parole.
— Delaware, dit le sage, Delaware indigne de ce nom, depuis bien des hivers mon peuple n'a pas vu briller un soleil pur; et le guerrier qui abandonne sa tribu tandis qu'elle est enveloppée par le nuage de l'adversité, est doublement traître envers elle. La loi du Manitou est juste, elle est immuable; elle le sera tant que les rivières couleront, et que les montagnes resteront debout, tant qu'on verra la feuille de l'arbre naître, se dessécher et tomber.
— Cette loi, mes enfants, vous donne tout pouvoir sur ce frère indigne; je l'abandonne à votre justice.
Aucun mouvement, aucun bruit n'avait interrompu Tamenund; il semblait que chacun retint sa respiration pour ne rien perdre des paroles que ferait entendre le prophète delaware. Mais dès qu'il eut fini de parler, un cri de vengeance s'éleva de toutes parts, signal effrayant de leurs intentions féroces et sanguinaires. Au milieu de ces acclamations sauvages et prolongées, un des chefs proclama à haute voix que le captif était condamné à subir l'effroyable épreuve du supplice du feu.
Le cercle se rompit, et les accents d'une joie barbare se mêlèrent au tumulte et aux embarras qu'occasionnaient ces affreux préparatifs. Heyward, avec un désespoir presque frénétique, luttait contre ceux qui le retenaient; les regards inquiets d'OEil-de-Faucon commencèrent à se promener autour de lui avec une expression d'intérêt et de sollicitude, et Cora se jeta de nouveau aux pieds du patriarche pour implorer sa pitié.
Au milieu de toute cette agitation, Uncas seul avait conservé toute sa sérénité. Il regardait les préparatifs de son supplice d'un oeil indifférent, et lorsque les bourreaux s'approchèrent pour le saisir, il les vit arriver avec une contenance ferme et intrépide. L'un d'eux, plus sauvage et plus féroce que ses compagnons, s'il était possible, prit le jeune guerrier par sa tunique de chasse, et d'un seul coup l'arracha de son corps; alors, avec un rugissement sauvage, il sauta sur sa victime sans défense, et se prépara à la traîner au poteau.
Mais dans le moment où il paraissait le plus étranger aux sentiments humains, le sauvage fut arrêté aussi soudainement dans ses projets barbares que si un être surnaturel se fût placé entre lui et Uncas. Les prunelles de ce Delaware parurent prêtes à sortir de leurs orbites; il ouvrit la bouche sans pouvoir articuler un son, et on eût dit un homme pétrifié dans l'attitude du plus profond étonnement. Enfin, levant lentement et avec effort sa main droite, il montra du doigt la poitrine du jeune prisonnier. En un instant la foule entoura celui-ci, et tous les yeux exprimèrent la même surprise en apercevant sur le sein du captif une petite tortue, tatouée avec le plus grand soin, et d'une superbe teinte bleue.
Uncas jouit un moment de son triomphe, et regarda autour de lui avec un majestueux sourire: mais bientôt, écartant la foule d'un geste fier et impératif, il s'avança de l'air d'un roi qui entre en possession de ses États, et prit la parole d'une voix sonore et éclatante, qui se fit entendre au-dessus du murmure d'admiration qui s'était élevé de toutes parts.
— Hommes de Lenni-Lenapes! dit-il, ma race soutient la terre[68]! votre faible tribu repose sur mon écaille. Quel feu un Delaware pourrait-il allumer qui fût capable de brûler l'enfant de mes pères? ajouta-t-il en désignant avec orgueil les armoiries que la main des hommes avait imprimées sur sa poitrine; le sang qui est sorti d'une telle source éteindrait vos flammes. Ma race est la mère des nations.
— Qui es-tu? demanda Tamenund en se levant, ému par le son de voix qui avait frappé son oreille, plutôt que par les paroles mêmes du jeune captif.
— Uncas, le fils de Chingachgook, répondit le prisonnier avec modestie et en s'inclinant devant le vieillard, par respect pour son caractère et son grand âge, le fils de la grande Unamis[69].
— L'heure de Tamenund est proche, s'écria le sage; le jour de son existence est au moins bien près de la nuit! Je remercie le grand Manitou qui a envoyé celui qui doit prendre ma place au feu du conseil. Uncas, le fils d'Uncas est enfin trouvé! Que les yeux de l'aigle près de mourir se fixent encore une fois sur le soleil levant.
Le jeune homme s'avança d'un pas léger, mais fier, sur le bord de la plate-forme, d'où il pouvait être aperçu par la multitude agitée et curieuse qui s'empressait à l'entour. Tamenund regarda longtemps sa taille majestueuse et sa physionomie animée; et dans les yeux affaiblis du vieillard on lisait que cet examen lui rappelait sa jeunesse et des jours plus heureux.
— Tamenund est-il encore enfant? s'écria le prophète avec exaltation. Ai-je rêvé que tant de neiges ont passé sur ma tête, que mon peuple était dispersé comme le sable des déserts, que les Yengeese, plus nombreux que les feuilles des forêts, se répandaient sur cette terre désolée? La flèche de Tamenund n'effraierait même plus le jeune faon; son bras est affaibli comme la branche du chêne mourant; l'escargot le devancerait à la course; et cependant Uncas est devant lui, tel qu'il était lorsqu'ils partirent ensemble pour combattre les blancs! Uncas! là panthère de sa tribu, le fils aîné des Lenapes, le Sagamore le plus sage des Mohicans! Delawares qui m'entourez, répondez-moi, Tamenund dort-il depuis cent hivers?
Le profond silence qui suivit ces paroles témoignait assez le respect mêlé de crainte avec lequel le patriarche était écouté. Personne n'osait répondre, quoique tous retinssent leur haleine, de peur de perdre un seul mot de ce qu'il aurait pu ajouter. Mais Uncas, le regardant avec le respect et la tendresse d'un fils chéri, prit la parole; sa voix était touchante, comme s'il eût cherché à adoucir la triste vérité qu'il allait rappeler au vieillard.
— Quatre guerriers de sa race ont vécu et sont morts, dit-il, depuis le temps où l'ami de Tamenund guidait ses peuples au combat; le sang de la tortue a coulé dans les veines de plusieurs chefs, mais tous sont retournés dans le sein de la terre d'où ils avaient été tirés, excepté Chingachgook et son fils.
— Cela est vrai, cela est vrai, répondit le sage accablé sous le poids des tristes souvenirs qui venaient détruire de séduisantes illusions, et lui rappeler la véritable histoire de son peuple; nos sages ont souvent répété que deux guerriers de la race sans mélange étaient dans les montagnes des Yengeese; pourquoi leurs places au feu du conseil des Delawares ont-elles été si longtemps vacantes?
À ces mots, Uncas releva la tête que jusque alors il avait tenue inclinée par respect, et parlant de manière à être entendu de toute la multitude, il résolut d'expliquer une fois pour toutes la politique de sa famille, et dit à haute voix:
— Il fut un temps où nous dormions dans un lieu où nous pouvions entendre les eaux du lac salé mugir avec fureur. Alors nous étions les maîtres et les Sagamores du pays. Mais lorsqu'on vit les blancs aux bords de chaque ruisseau, nous suivîmes le daim qui fuyait avec vitesse vers la rivière de notre nation. Les Delawares étaient partis! bien peu de leurs guerriers étaient restés pour se désaltérer à la source qu'ils aimaient. Alors mes pères me dirent: «C'est ici que nous chasserons. Les eaux de la rivière vont se perdre dans le lac salé. Si nous allions vers le soleil couchant, nous trouverions des sources qui roulent leurs eaux dans les grands lacs d'eau douce. Là un Mohican mourrait bientôt comme les poissons de la mer s'ils se trouvaient dans une eau limpide. Lorsque le Manitou sera prêt et dira: «Venez», nous descendrons la rivière jusqu'à la mer, et nous reprendrons notre bien. Telle est, Delawares, la croyance des enfants de la tortue, nos yeux sont toujours fixés sur le soleil levant, et non sur le soleil couchant! Nous savons d'où il vient, mais nous ignorons où il va.
«J'ai dit.
Les enfants des Lenapes écoutaient avec tout le respect que peut donner la superstition, trouvant un charme secret dans le langage énigmatique et figuré du jeune Sagamore. Uncas lui-même épiait d'un oeil intelligent l'effet qu'avait produit sa courte explication, et à mesure qu'il voyait que ses auditeurs étaient contents, il adoucissait l'air d'autorité qu'il avait pris d'abord. Ayant promené ses regards sur la foule silencieuse qui entourait le siège élevé de Tamenund, il aperçut OEil-de-Faucon qui était encore garrotté. Descendant aussitôt de l'élévation sur laquelle il était monté, il fendit la foule, s'élança vers son ami, et tirant un couteau, il coupa ses liens. Il fit alors signe à la multitude de se diviser; les Indiens, graves et attentifs, obéirent en silence, et se formèrent de nouveau en cercle, dans le même ordre où ils se trouvaient lorsqu'il avait paru au milieu d'eux. Uncas, prenant le chasseur par la main, le conduisit aux pieds du patriarche.