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Le dernier des mohicans: Le roman de Bas-de-cuir

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— Mon père, dit-il, regardez ce blanc; c'est un homme juste, et l'ami des Delawares.

— Est-ce un fils de Miquon[70]?

— Non, c'est un guerrier connu des Yengeese, et redouté des
Maquas.

— Quel nom ses actions lui ont-elles mérité?

— Nous l'appelons OEil-de-Faucon, reprit Uncas, se servant de la phrase delaware; car son coup d'oeil ne le trompe jamais. Les Mingos le connaissent par la mort qu'il donne à leurs guerriers: pour eux il est la Longue-Carabine.

— La Longue-Carabine! s'écria Tamenund en ouvrant les yeux et en regardant fixement le chasseur; mon fils a eu tort de lui donner le nom d'ami.

— Je donne ce nom à qui s'est montré tel, reprit le jeune chef avec calme, mais avec un maintien assuré. Si Uncas est le bienvenu auprès des Delawares, OEil-de-Faucon doit l'être aussi auprès de mes amis.

— Il a immolé mes jeunes guerriers; son nom est célèbre par les coups qu'il a portés aux Lenapes.

— Si un Mingo a insinué une pareille calomnie dans l'oreille d'un Delaware, il a montré seulement qu'il est un imposteur, s'écria le chasseur, qui crut qu'il était temps de repousser des inculpations aussi outrageantes; j'ai immolé des Maquas, je ne le nierai pas, et cela même auprès des feux de leurs conseils; mais que sciemment ma main ait jamais fait le moindre mal à un Delaware, c'est une infâme calomnie, en opposition avec mes sentiments, qui me portent à les aimer, ainsi que tout ce qui appartient à leur nation.

De grandes acclamations se tirent entendre parmi les guerriers, qui se regardèrent les uns les autres comme des hommes qui commençaient à apercevoir leur erreur.

— Où est le Huron? demanda Tamenund; a-t-il fermé mes oreilles?

Magua, dont il est plus facile de se figurer que de décrire les sentiments pendant cette scène dans laquelle Uncas avait triomphé, s'avança hardiment en face du patriarche dès qu'il entendit prononcer son nom.

— Le juste Tamenund, dit-il, ne gardera pas ce qu'un Huron a prêté.

— Dites-moi, fils de mon frère, reprit le sage, évitant la physionomie sinistre du Renard-Subtil et contemplant avec plaisir l'air franc et ouvert d'Uncas, l'étranger a-t-il sur vous les droits d'un vainqueur?

— Il n'en a aucun. La panthère peut tomber dans les pièges qui lui sont dressés; mais sa force sait les franchir.

— Et sur la Longue-Carabine?

— Mon ami se rit des Mingos. Allez, Hurons, demandez à vos pareils la couleur d'un ours.

— Sur l'étranger et la fille blanche qui sont venus ensemble dans mon camp?

— Ils doivent voyager librement.

— Sur la femme que le Huron a confiée à mes guerriers?

Uncas garda le silence.

— Sur la femme que le Mingo a amenée dans mon camp? répéta
Tamenund d'un ton grave.

— Elle est à moi! s'écria Magua en faisant un geste de triomphe et regardant Uncas. Mohican, vous savez qu'elle est à moi.

— Mon fils se tait, dit Tamenund, s'efforçant de lire ses sentiments sur sa figure qu'il tenait détournée.

— Il est vrai, répondit Uncas à voix basse.

Il se fit un moment de silence; il était évident que la multitude n'admettait qu'avec une extrême répugnance la justice des prétentions du Mingo. À la fin le sage, de qui dépendait la décision, dit d'une voix ferme:

— Huron, partez.

— Comme il est venu, juste Tamenund? demanda le rusé Magua, ou les mains pleines de la bonne foi des Delawares? Le wigwam du Renard-Subtil est vide. Rendez-lui son bien.

Le vieillard réfléchit un instant en lui-même, et penchant la tête du côté d'un de ses vénérables compagnons, il lui demanda:

— Mes oreilles sont-elles ouvertes?

— C'est la vérité.

— Ce Mingo est-il un chef?

— Le premier de sa nation!

— Fille, que veux-tu? un grand guerrier te prend pour femme. Va, ta race ne s'éteindra jamais.

— Que plutôt mille fois elle s'éteigne, s'écria Cora glacée d'horreur, que d'en être réduite à ce comble de dégradation.

— Huron, son esprit est dans les tentes de ses pères. Une fille qui n'entre dans un wigwam qu'avec répugnance, en fait le malheur.

— Elle parle avec la langue de son peuple, reprit Magua en jetant sur sa victime un regard plein d'une amère ironie; elle est d'une race de marchands, et elle veut vendre un regard favorable. Que le grand Tamenund prononce.

— Que veux-tu?

— Magua ne veut rien que ce qu'il a lui-même amené ici.

— Eh bien! pars avec ce qui t'appartient. Le grand Manitou défend qu'un Delaware soit injuste.

Magua s'avança, et saisit sa captive par le bras; les Delawares reculèrent en silence, et Cora, comme si elle sentait que de nouvelles instances seraient inutiles, parut résignée à se soumettre à son sort.

— Arrêtez, arrêtez! s'écria Duncan en s'élançant en avant. Huron, écoute la pitié! Sa rançon te rendra plus riche qu'aucun de tes pareils n'a jamais pu l'être.

— Magua est une Peau-Rouge; il n'a pas besoin des colifichets des blancs.

— De l'or, de l'argent, de la poudre, du plomb, tout ce qu'il faut à un guerrier, sera dans ton wigwam; tout ce qui convient au plus grand chef.

— Le Renard-Subtil est bien fort, s'écria Magua en agitant avec violence la main qui avait saisi le bras de Cora, il a pris sa revanche.

— Puissant maître du monde, dit Heyward en serrant ses mains l'une contre l'autre dans i'agonie du désespoir, de pareils attentats seront-ils permis! c'est à vous que j'en appelle, juste Tamenund, ne vous laisserez-vous pas fléchir?

— Le Delaware a parlé, répondit le sage en fermant les yeux et en baissant la tête, comme si le peu de forces qui lui restaient avaient été absorbées par tant d'émotions diverses. Les hommes ne parlent pas deux fois.

— Il est sage, il est raisonnable, dit OEil-de-Faucon en faisant signe à Duncan de ne pas l'interrompre, qu'un chef ne perde pas son temps à revenir sur ce qui a été prononcé; mais là prudence veut aussi qu'un guerrier fasse de mûres réflexions avant de frapper de son tomahawk la tête de son prisonnier. Huron, je ne vous aime pas, et je ne dirai point qu'aucun Mingo ait jamais eu beaucoup à se louer de moi. On peut en conclure sans peine que si cette guerre ne finit pas bientôt, un grand nombre de vos guerriers apprendront ce qu'il en coûte de me rencontrer dans les bois. Réfléchissez donc s'il vaut mieux pour vous emmener captive une femme dans votre camp, ou bien un homme comme moi, que ceux de votre nation ne seront pas fâchés de savoir désarmé.

— La Longue-Carabine offre-t-il sa vie pour racheter ma captive? demanda Magua en revenant sur ses pas d'un air indécis; car déjà il s'éloignait avec sa victime.

— Non, non, je n'ai pas été jusque-là, dit OEil-de-Faucon, montrant d'autant plus de réserve que Magua semblait montrer plus d'empressement à écouter son offre; l'échange ne serait pas égal. La meilleure femme des frontières vaut-elle un guerrier dans toute la force de l'âge, lorsqu'il peut rendre le plus de services à sa nation? Je pourrais consentir à entrer maintenant en quartier d'hiver, du moins pour quelque temps, à condition que vous relâcherez la jeune fille.

Magua branla la tête avec un froid dédain, et d'un air d'impatience il fit signe à la foule de le laisser passer.

— Eh bien! donc, ajouta le chasseur de l'air indécis d'un homme qui n'a pas encore d'idées bien arrêtées, je donnerai le tueur de daims par-dessus le marché; croyez-en un chasseur expérimenté, il n'a pas son pareil dans toutes les provinces.

Magua dédaigna de répondre, et continua à faire des efforts pour disperser la foule.

— Peut-être, ajouta le chasseur, s'animant à mesure que l'autre semblait se refroidir, si je m'engageais à apprendre à vos jeunes guerriers le maniement de cette arme, vous n'auriez plus aucune objection à me faire?

Le Renard-Subtil ordonna fièrement aux Delawares qui formaient toujours une barrière impénétrable autour de lui, dans l'espoir qu'il écouterait ces propositions, de lui laisser le chemin libre, les menaçant par un geste impérieux de faire un nouvel appel à la justice infaillible de leur prophète.

— Ce qui est ordonné doit arriver tôt ou tard, reprit OEil-de- Faucon en regardant Uncas d'un air triste et abattu. Ce méchant connaît ses avantages, il n'en veut rien perdre! Dieu vous protège, mon garçon; vous êtes au milieu de vos amis naturels, j'espère qu'ils vous seront aussi attachés que quelques-uns que vous avez rencontrés dont le sang était sans mélange. Quant à moi, un peu plus tôt, un peu plus tard, il faut que je meure; j'ai d'ailleurs peu d'amis qui pousseront le cri de mort quand j'aurai cessé de vivre. Après tout, il est probable que les forcenés n'auraient pas eu de repos qu'ils ne m'eussent fait sauter la cervelle; ainsi deux ou trois jours ne feront pas beaucoup de différence dans le grand compte de l'éternité. Dieu vous bénisse! ajouta-t-il en regardant de nouveau son jeune ami; je vous ai toujours aimé, Uncas, vous et votre père, quoique nos peaux ne soient pas tout à fait de la même couleur, et que les dons que nous avons reçus du ciel diffèrent entre eux. Dites au Sagamore qu'il a toujours été présent à ma pensée dans mes plus grandes traverses; et vous, pensez quelquefois à moi lorsque vous serez sur une bonne piste, et soyez sûr, mon enfant, soit qu'il n'y ait qu'un ciel ou qu'il y en ait deux, qu'il y a du moins dans l'autre monde un sentier dans lequel les honnêtes gens ne peuvent manquer de se rencontrer. Vous trouverez le fusil dans l'endroit où nous l'avons caché; prenez-le, et gardez-le par amour pour moi, et écoutez, mon garçon, puisque vos dons naturels ne vous défendent pas le plaisir de la vengeance, usez-en, mon ami, usez-en un peu largement à l'égard des Mingos; cela soulagera la douleur que pourra vous causer ma mort, et vous vous en trouverez bien. Huron, j'accepte votre offre; relâchez la jeune fille, je suis votre prisonnier.

À cette offre généreuse un murmure d'approbation se fit entendre, et il n'y eut pas de Delaware dont le coeur fût assez dur pour ne pas être attendri d'un dévouement aussi courageux. Magua s'arrêta, il parut balancer un moment; puis, jetant sur Cora un regard où se peignait à la fois la férocité et l'admiration, sa physionomie changea tout à coup, sa résolution devint invariable.

Il fit entendre par un mouvement de tête méprisant qu'il dédaignait cette offre, et il dit d'une voix ferme et fortement accentuée:

— Le Renard-Subtil est un grand chef; il n'a qu'une volonté: allons, ajouta-t-il en posant familièrement la main sur l'épaule de sa captive pour la faire avancer; un guerrier huron ne perd pas son temps en paroles; partons.

La jeune fille recula d'un air plein de dignité et de réserve; ses yeux étincelèrent, son front se couvrit d'une vive rougeur, en sentant la main odieuse de son persécuteur.

— Je suis votre captive, dit-elle, et quand il en sera temps je serai prête à vous suivre, fût-ce même à la mort. Mais la violence n'est point nécessaire, ajouta-t-elle froidement; et se tournant aussitôt vers OEil-de-Faucon, elle lui dit: Homme généreux, je vous remercie du fond de l'âme. Votre offre est inutile, elle ne pouvait être acceptée; mais, vous pouvez encore m'être utile, bien plus même que s'il vous eût été permis d'accomplir vos nobles résolutions. Regardez cette infortunée que sa douleur accable; ne l'abandonnez pas que vous ne l'ayez conduite dans les habitations d'hommes civilisés. Je ne vous dirai pas, s'écria-t-elle en serrant dans ses mains délicates la main rude du chasseur, je ne vous dirai pas que son père vous récompensera; des hommes tels que vous sont au-dessus de toutes les récompenses; mais il vous remerciera, il vous bénira. Ah! croyez-moi, la bénédiction d'un vieillard est toute puissante auprès du ciel, et plût à Dieu que je pusse la recevoir moi-même de sa bouche, dans ce moment terrible!

Sa voix était entrecoupée, et elle garda un moment le silence: alors, s'approchant de Duncan qui soutenait sa soeur tombée sans connaissance, elle ajouta d'une voix tendre à laquelle les sentiments qui l'agitaient donnaient la plus touchante expression:

— Je n'ai pas besoin de vous dire de veiller sur le trésor que vous possédez. Vous l'aimez, Heyward, et votre amour vous cacherait tous ses défauts si elle en avait. Elle est aussi bonne, aussi douce, aussi aimante qu'une mortelle peut l'être. Ce front éclatant de blancheur n'est qu'une faible image de la pureté de son âme, ajouta-t-elle en séparant avec sa main les cheveux blonds qui couvraient le front d'Alice; et combien de traits ne pourrais- je pas ajouter encore à son éloge! Mais ces adieux sont déchirants; il faut que j'aie pitié de vous et de moi.

Cora se baissa sur sa malheureuse soeur, et la tint serrée quelques instants dans ses bras. Après lui avoir donné un baiser brûlant, elle se leva, et la pâleur de la mort sur le visage, sans qu'aucune larme coulât de ses yeux étincelants, elle se retourna et dit au sauvage avec dignité:

— Maintenant, Monsieur, je suis prête à vous suivre.

— Oui, partez, s'écria Duncan en remettant Alice entre les mains d'une jeune Indienne; partez, Magua, partez: les Delawares ont leurs lois qui les empêchent de vous retenir; mais moi je n'ai pas de semblable motif; allez, monstre, allez; qui vous arrête?

Il serait difficile de dépeindre l'expression que prirent les traits de Magua en écoutant cette menace de le suivre. Ce fut d'abord un mouvement de joie extraordinaire qu'il réprima aussitôt pour prendre un air de froideur qui n'en était que plus perfide.

— Les bois sont ouverts, répondit-il tranquillement; la Main-
Ouverte peut nous suivre.

— Arrêtez, s'écria OEil-de-Faucon en saisissant Duncan par le bras, et en le retenant de force; vous ne connaissez pas le monstre; il vous conduirait dans une embuscade, et votre mort…

— Huron, dit Uncas, qui soumis aux coutumes rigides de sa nation, avait écouté attentivement tout ce qui s'était passé; Huron, la justice des Delawares vient du Manitou. Regardez le soleil. Il est à présent dans les branches de ces arbres. Lorsqu'il en sera sorti, il y aura des guerriers sur vos pas.

— J'entends une corneille! s'écria Magua avec un rire insultant. Place, ajouta-t-il en regardant le peuple qui se rangeait lentement pour lui ouvrir un passage; où sont les femmes des Delawares, qu'elles viennent essayer leurs flèches et leurs fusils contre les Wyandots? Chiens, lapins, voleurs, je vous crache au visage.

Ces adieux insultants furent écoutés dans un morne silence; et Magua, d'un air triomphant, prit le chemin de la forêt, suivi de sa captive affligée, et protégé par les lois inviolables de l'hospitalité américaine.

Chapitre XXXI

FLUELLER. Tuer les traînards et les gens de bagage, c'est expressément contre les lois de la guerre, c'est une lâcheté, voyez-vous bien, une lâcheté sans pareille en ce monde.

Shakespeare, Henry V.

Tant que Magua et sa victime furent en vue, la multitude resta immobile, comme si quelque pouvoir surnaturel, favorable au Huron, la tenait enchaînée à la même place. Mais du moment qu'il disparut, elle s'ébranla, courut en tumulte de côté et d'autre, livrée à une agitation extraordinaire. Uncas resta sur le tertre où il s'était placé, ses yeux fixés sur Cora jusqu'à ce que la couleur de ses vêtements se confondît avec le feuillage de la forêt; alors il en descendit, et traversant en silence la foule qui l'entourait, il rentra dans la cabane d'où il était sorti.

Quelques-uns des chefs les plus graves et les plus prudents, remarquant les éclairs d'indignation qui jaillissaient des yeux du jeune chef, le suivirent dans le lieu qu'il avait choisi pour se livrer à ses méditations. Au bout de quelque temps Tamenund et Alice partirent, et on ordonna aux femmes et aux enfants de se disperser. Bientôt le camp ressembla à une vaste ruche dont les abeilles auraient attendu l'arrivée et l'exemple de leur reine pour commencer une expédition importante et éloignée.

Un jeune guerrier sortit enfin de la cabane où était entré Uncas, et d'un pas grave, mais décidé, il s'approcha d'un arbre nain qui avait poussé dans les crevasses de la terrasse rocailleuse; il en arracha presque toute l'écorce, et retourna sans parler dans la cabane d'où il venait. Un autre guerrier en sortit ensuite, et dépouillant le jeune pin de toutes ses branches, ne laissa plus qu'un tronc nu et désolé[71]. Un troisième vint ensuite peindre l'arbre de larges raies d'un rouge foncé. Tous ces emblèmes indicatifs des desseins hostiles des chefs de la nation, furent reçus par les hommes du dehors avec un sombre et morne silence. Enfin le Mohican lui-même reparut, dépouillé de tous ses vêtements, n'ayant gardé que sa ceinture.

Uncas s'approcha lentement de l'arbre, et il commença sur-le-champ à danser autour, d'un pas mesuré, en élevant de temps en temps la voix pour faire entendre les sons sauvages et irréguliers de son chant de guerre. Tantôt c'étaient des accents tendres et plaintifs d'une mélodie si touchante, qu'on eût dit le chant d'un oiseau; tantôt, par une transition brusque et soudaine, c'étaient des cris si énergiques et si terribles, qu'ils faisaient tressaillir ceux qui les entendaient. Le chant de guerre se composait d'un petit nombre de mots souvent répétés; il commençait par une sorte d'hymne ou d'invocation à la Divinité; il annonçait ensuite les projets du guerrier; et la fin comme le commencement était un hommage rendu au grand Esprit. Dans l'impossibilité de traduire la langue mélodieuse et expressive que parlait Uncas, nous allons donner du moins le sens des paroles:

— Manitou! Manitou! Manitou! tu es bon, tu es grand, tu es sage!
Manitou! Manitou! tu es juste!

«Dans les cieux, dans les nuages, oh! combien je vois de taches, les unes noires, les autres rouges! Oh! combien de taches dans les cieux!

«Dans les bois et dans l'air, j'entends le cri, le long cri de guerre; oh! dans les bois le cri, le long cri de guerre a retenti!

«Manitou! Manitou! Manitou! je suis faible, tu es fort; Manitou!
Manitou! viens à mon secours!

À la fin de ce qu'on pourrait appeler chaque strophe, Uncas prolongeait le dernier son, en donnant à sa voix l'expression qui convenait au sentiment qu'il venait de peindre: après la première strophe, sa voix prit un ton solennel qui exprimait la vénération; après la seconde elle eut quelque chose de plus énergique; la troisième se termina par le terrible cri de guerre, qui, en s'échappant des lèvres du jeune guerrier, sembla reproduire tous les sons effrayants des combats. À la dernière, ses accents furent doux, humbles et touchants comme au commencement de l'invocation. Il répéta trois fois ce chant, et trois fois en dansant il fit le tour de l'arbre.

À la fin du premier tour, un chef des Lenapes, grave et vénérable, suivit son exemple et se mit à danser également en chantant d'autres paroles sur un air à peu près semblable. D'autres guerriers se joignirent successivement à la danse, et bientôt tous ceux qui avaient quelque renom ou quelque autorité furent en mouvement. Le spectacle que présentaient ces guerriers prit alors un caractère plus sauvage et plus terrible, les regards menaçants des chefs devenant plus farouches à mesure qu'ils s'exaltaient en chantant leur fureur d'une voix rauque et gutturale. En ce moment Uncas enfonça sa hache dans le pin dépouillé, et fit une exclamation véhémente qu'on pourrait appeler son cri de guerre, ce qui annonçait qu'il prenait possession de l'autorité pour l'expédition projetée.

Ce fut un signal qui réveilla toutes les passions endormies de la nation. Plus de cent jeunes gens, qui jusque alors avaient été contenus par la timidité de leur âge, s'élancèrent avec fureur vers le tronc qui tenait la place de leur ennemi, et le taillèrent en pièces jusqu'à ce qu'il n'en restât plus que des éclats informes.

Cet enthousiasme fut contagieux, tous les guerriers se précipitèrent vers les fragments de bois qui jonchaient la terre, et les brisèrent avec la même fureur que s'ils eussent dispersé les membres palpitants de leur victime. Tous les couteaux, toutes les haches étincelaient; enfin, en voyant l'exaltation et la joie féroce qui animaient la physionomie sauvage de ces guerriers, on ne pouvait douter que l'expédition commencée sous de tels auspices ne devint une guerre nationale.

Après avoir donné le premier signal, Uncas était sorti du cercle, et ayant jeté les yeux sur le soleil, il vit qu'il venait d'atteindre le point où expirait la trêve faite avec Magua. Un grand cri suivi d'un geste énergique en instruisit bientôt les autres guerriers, et toute la multitude transportée s'empressa d'abandonner un simulacre de guerre pour se disposer à une expédition plus réelle.

En un instant le camp prit une face toute nouvelle. Les guerriers qui déjà étaient peints et armés devinrent aussi calmes que s'ils eussent déjà été incapables de ressentir aucune émotion vive. Les femmes sortirent des cabanes en poussant des cris de joie et de douleur si étrangement mêlés, qu'on n'eût pu dire laquelle de ces deux passions l'emportait sur l'autre. Aucune cependant ne restait oisive: quelques-unes emportaient ce qu'elles avaient de plus précieux; les autres se hâtaient de mettre à l'abri du danger leurs enfants ou leurs parents infirmes, et toutes se dirigeaient vers la forêt qui se déployait comme un riche tapis de verdure sur le flanc de la montagne.

Tamenund s'y retira aussi avec calme et dignité, après une courte et touchante entrevue avec Uncas, dont le sage ne se séparait qu'avec la répugnance d'un père qui vient de retrouver un fils perdu depuis longtemps. Duncan, après avoir placé Alice en lieu de sûreté, revint auprès du chasseur avec des yeux rayonnants qui prouvaient tout l'intérêt qu'il prenait aux événements qui se préparaient.

Mais OEil-de-Faucon était trop accoutumé aux chants de guerre et à l'émotion qu'ils produisaient pour trahir par aucun mouvement celle qu'ils excitaient dans son coeur. Il se contentait de remarquer le nombre et la qualité des guerriers qui témoignaient le désir de suivre Uncas au combat, et il eut bientôt lieu d'être satisfait en voyant que l'enthousiasme du jeune chef avait électrisé tous les hommes en état de combattre. Il résolut alors d'envoyer un jeune garçon chercher le tueur de daims et le fusil d'Uncas sur la lisière du bois où ils avaient déposé leurs armes en approchant du camp des Delawares par une mesure doublement prudente, d'abord pour qu'elles ne partageassent pas leur sort s'ils étaient reconnus captifs, et pour pouvoir se mêler parmi les étrangers sans inspirer de défiance, ayant plutôt l'air de pauvres voyageurs que d'hommes pourvus de moyens de défense. En choisissant un autre que lui pour aller chercher l'arme précieuse à laquelle il attachait un si grand prix, le chasseur avait écouté sa prudence et sa prévoyance ordinaires. Il savait que Magua n'était pas venu dans leur camp sans une suite nombreuse, et il savait aussi que le Huron épiait les mouvements de ses nouveaux ennemis tout le long de la lisière du bois. Il n'aurait donc pu s'y engager sans que sa témérité lui devint fatale; tout autre guerrier l'aurait probablement payée de sa vie; mais un enfant pouvait entrer dans la forêt sans inspirer de soupçons, et peut- être même ne s'apercevrait-on de son dessein que lorsqu'il serait trop tard pour y mettre obstacle. Lorsque Heyward le joignit, OEil-de-Faucon attendait froidement le retour de son messager.

L'enfant, qui était très adroit, et qui avait reçu les instructions nécessaires, partit palpitant d'espérance et de joie, heureux d'avoir su inspirer une telle confiance, et résolu de la justifier. Il suivit d'un air indifférent le bord de la clairière, et il n'entra dans le bois que lorsqu'il fut près de l'endroit où étaient cachés les fusils. Bientôt il disparut derrière le feuillage des buissons, et il se glissa comme un reptile adroit vers le trésor désiré. Il ne tarda pas à le trouver; car il reparut l'instant d'après fuyant avec la vitesse d'une flèche à travers l'étroit passage qui séparait le bois du tertre élevé, sur lequel était le village, et portant un fusil dans chaque main. Il venait d'atteindre le pied des rochers, qu'il gravissait avec une incroyable agilité, lorsqu'un coup de feu parti du bois prouva combien avaient été justes les calculs du chasseur. L'enfant y répondit par un cri de dédain; mais bientôt une seconde balle, venant d'un autre point de la forêt, fut encore lancée contre lui. Au même instant il arriva sur la plate-forme, élevant ses fusils d'un air de triomphe, tandis qu'il se dirigeait avec la fierté d'un conquérant vers le célèbre chasseur qui l'avait honoré d'une si glorieuse mission.

Malgré le vif intérêt qu'OEil-de-Faucon avait pris au sort du jeune messager, le plaisir qu'il eut à revoir le tueur de daims absorba un moment tous les autres souvenirs. Après avoir examiné d'un coup d'oeil vif et intelligent si rien n'était dérangé à son arme chérie, il en fit jouer le ressort dix ou quinze fois, et après s'être assuré qu'elle était en bon état, il se tourna vers l'enfant et lui demanda avec la bonté la plus compatissante s'il n'était pas blessé, Celui-ci le regarda d'un air de fierté, mais ne répondit point.

— Pauvre enfant, les coquins t'ont percé le bras! s'écria le chasseur en apercevant une large blessure qui lui avait été faite par une des balles. Mais quelques feuilles d'aune froissées t'auront bientôt guéri, avec la promptitude d'un charme. Tu as commencé de bonne heure l'apprentissage du guerrier, mon brave enfant, et tu sembles destiné à porter au tombeau d'honorables cicatrices. Je connais de jeunes guerriers qui se sont signalés dans plus d'une rencontre, et qui ne portent pas des marques aussi glorieuses! Allez! ajouta-t-il en finissant le pansement du jeune blessé, un jour vous deviendrez un chef.

L'enfant s'éloigna, plus fier du sang qui sortait de sa blessure que le courtisan le plus vain aurait pu l'être d'une brillante décoration, et il alla rejoindre ses jeunes compagnons, pour qui il était devenu un objet d'admiration et d'envie.

Mais dans un moment où tant de devoirs sérieux et importants absorbaient l'attention des guerriers, ce trait isolé de courage ne fut pas aussi remarqué qu'il n'eût pas manqué de l'être dans un moment plus calme. Il avait néanmoins servi à apprendre aux Delawares la position et les projets de leurs ennemis. En conséquence un détachement de jeunes guerriers partit aussitôt pour déloger les Hurons qui étaient cachés dans le bois; mais déjà ceux-ci s'étaient retirés d'eux-mêmes en voyant qu'ils étaient découverts. Les Delawares les poursuivirent jusqu'à une certaine distance de leur camp, et alors ils s'arrêtèrent pour attendre des ordres, de peur de tomber dans quelque embuscade.

Cependant Uncas, cachant sous une apparence de calme l'impatience qui le dévorait, rassembla ses chefs, et leur partagea son autorité. Il présenta OEil-de-Faucon comme un guerrier éprouvé qu'il avait toujours trouvé digne de toute sa confiance. Voyant que tous s'empressaient de faire à son ami la réception la plus favorable, il lui donna le commandement de vingt hommes, braves, actifs et résolus comme lui. Il expliqua aux Delawares le rang que Heyward occupait dans les troupes des Yengeese, et il voulut lui faire le même honneur; mais Duncan demanda à combattre comme volontaire à côté du chasseur. Après ces premières dispositions, le jeune Mohican désigna différents chefs pour occuper les postes les plus importants; et comme le temps pressait, il donna le signal du départ. Aussitôt plus de deux cents guerriers se mirent en marche avec joie, mais en silence.

Ils entrèrent dans la forêt sans être inquiétés, et ils marchèrent quelque temps sans rencontrer aucun être vivant qui fit mine de leur résister, ou qui pût leur donner les renseignements dont ils avaient besoin. Une halte fut alors ordonnée, et, dans un endroit où des arbres plus touffus les dérobaient entièrement aux regards, les chefs furent assemblés pour tenir conseil entre eux à voix basse. On proposa plusieurs plans d'opération; mais aucun ne répondait à l'impatience de leur chef. Si Uncas n'eût écouté que l'impulsion de son caractère, il aurait mené sa troupe à la charge sans délibérer, et il eût tout fait dépendre des hasards d'un combat; mais c'eût été violer les usagés de ses compatriotes et blesser toutes les opinions reçues: force lui fut donc d'entendre proposer, des mesures de prudence que son caractère bouillant et impétueux lui faisait détester, et d'écouter des conseils qui lui semblaient pusillanimes lorsqu'il se représentait les dangers auxquels Cora était exposée, et l'insolence de Magua.

Après une conférence de quelques minutes qui n'avait encore produit aucun résultat, ils virent paraître un homme dans l'éloignement. Il était seul et venait de l'endroit où devait être l'ennemi. Il marchait d'un pas si rapide qu'on pouvait croire que c'était un messager chargé de faire quelques propositions de paix. Lorsque cet homme fut à deux ou trois cents pas du taillis derrière lequel se tenait le conseil des Delawares, il hésita, paraissant indécis sur le chemin qu'il devait prendre, et il finit par s'arrêter. Tous les yeux se tournèrent alors sur Uncas, comme pour lui demander ce qu'il fallait faire.

— OEil-de-Faucon, dit le jeune chef à voix basse, il ne faut pas qu'il revoie jamais les Hurons.

— Ton heure est venue, dit le chasseur laconique en abaissant la pointe de son fusil à travers le feuillage. Il semblait ajuster son coup lorsqu'au lieu de lâcher la détente on le vit poser tranquillement son arme à terre, et se livrer à ces éclats de rire qui lui étaient ordinaires.

— Foi de misérable pécheur, dit-il, je prenais ce pauvre diable pour un Mingo! Mais lorsque mes yeux ont parcouru son corps pour choisir l'endroit le plus propre à recevoir la balle que je lui destinais, le croiriez-vous jamais, Uncas? j'ai reconnu notre chanteur! Ainsi ce n'est après tout que l'imbécile qu'on appelle La Gamme, dont la mort ne saurait servir à personne, et dont la vie peut nous être utile, s'il est possible d'en tirer autre chose que des chansons. Si l'harmonie de ma voix n'a pas perdu son pouvoir, je vais lui faire entendre des sons qui lui seront plus agréables que celui du tueur de daims.

En disant ces mots OEil-de-Faucon se glissa à travers les broussailles, jusqu'à ce qu'il fût à portée d'être entendu de David, et il chercha à répéter ce concert harmonieux grâce auquel il avait traversé si heureusement le camp des Hurons. La Gamme avait l'oreille trop fine et trop exercée pour ne pas reconnaître les sons qu'il avait déjà entendus précédemment, et pour ne pas distinguer d'où ils partaient. Et d'ailleurs il aurait été difficile pour tout autre qu'OEil-de-Faucon de produire un bruit semblable. Le pauvre diable parut aussitôt soulagé d'un grand poids, et se mettant à courir dans la direction de la voix, ce qui pour lui était aussi facile que l'est à un guerrier de se porter à l'endroit où retentit le bruit du canon, il découvrit bientôt le chanteur caché qui produisait des sons si harmonieux.

— Je voudrais savoir ce que les Hurons vont penser de cela, dit le chasseur en riant, tandis qu'il prenait son compagnon par le bras pour le conduire aux Delawares. Si les drôles sont à portée de nous entendre, ils diront qu'il y a deux fous au lieu d'un. Mais ici nous sommes en sûreté, ajouta-t-il en lui montrant Uncas et sa troupe. Maintenant racontez-nous toutes les trames des Mingos en bon anglais, et sans faire tous vos roucoulements.

David regarda autour de lui; en voyant l'air sombre et sauvage des chefs qui l'entouraient, son premier mouvement fut l'effroi, mais bientôt, les reconnaissant, il se rassura assez pour pouvoir répondre.

— Les païens sont en campagne, et en bon ordre, dit David; je crains bien qu'ils n'aient de mauvaises intentions. Il y a eu bien des cris, bien du tapage, enfin un tumulte diabolique dans leurs habitations depuis une heure; tellement, en vérité, que je me suis enfui pour venir chercher la paix auprès des Delawares.

— Vos oreilles n'auraient guère gagné au change si vous aviez fait un peu plus de diligence, répondit le chasseur? mais laissons cela, où sont les Hurons?

— Ils sont cachés dans la forêt entre ce lieu et leur village, et ils sont en si grand nombre que la prudence doit vous engager à retourner sur-le-champ sur vos pas.

Uncas jeta un regard noble et fier sur ses compagnons:

— Et Magua? demanda-t-il.

— Il est avec eux. Il a amené la jeune fille qui a séjourné chez les Delawares, et la laissant dans les cavernes, il s'est mis comme le loup furieux à la tête de ses sauvages. Je ne sais ce qui a pu l'agitera ce point.

— Vous dites qu'il l'a laissée dans la caverne? s'écria Heyward; par bonheur nous savons où elle est située. Ne pourrait-on pas trouver quelque moyen de la délivrer sur-le-champ?

Uncas regarda fixement le chasseur avant de dire:

— Qu'en pense OEil-de-Faucon?

— Donnez-moi mes vingt hommes; je prendrai sur la droite, le long de l'eau, et passant à côté des huttes des castors, j'irai joindre le Sagamore et le colonel. Vous entendrez bientôt le cri de guerre retentir de ce côté; le vent vous l'apportera sans peine. Alors, Uncas, chassez-les devant vous; lorsqu'ils seront à portée de nos fusils, je vous promets, foi de digne chasseur, de les faire plier comme un arc de bois de frêne. Après cela, nous entrerons dans le village, et nous irons droit à la caverne pour en tirer la jeune femme. Ce n'est pas un plan bien savant, major; mais avec du courage et de la patience on peut l'exécuter.

— C'est un plan que j'aime, et beaucoup, s'écria Duncan, qui vit que la délivrance de Cora devait en être le résultat. Il faut le tenter à l'instant.

Après une courte conférence le projet fut approuvé; il ne resta plus qu'à l'expliquer aux différents chefs, et aussitôt après, chacun alla prendre le poste qui lui avait été assigné.

Chapitre XXXII

Mais les fléaux se répandront au loin, et les feux des funérailles se multiplieront jusqu'à ce que le grand roi ait renvoyé, sans rançon, la fille aux yeux noirs à Chrysa.

Pope, Traduction d'Homère.

Pendant qu'Uncas disposait ainsi ses forces, les bois étaient aussi paisibles, et à l'exception de ceux qui s'étaient réunis au conseil, aussi dépourvus d'habitants en apparence qu'à l'instant où ils étaient sortis pour la première fois des mains du Créateur. L'oeil pouvait plonger dans toutes les directions à travers les intervalles que laissent entre eux les arbres touffus; mais nulle part il ne découvrait rien qui ne fit partie du site et qui ne fût en harmonie avec le calme qui y régnait.

Si parfois un oiseau agitait le feuillage, si un écureuil, en faisant tomber une noix, attirait un instant l'attention des Delawares sur l'endroit d'où partait le bruit, cette interruption momentanée ne faisait que rendre ensuite le silence plus paisible et plus solennel, et l'on n'entendait plus que le murmure de l'air qui résonnait sur leurs têtes en frisant la cime verdoyante de la forêt, qui s'étendait sur une vaste étendue de pays.

En considérant la solitude profonde de cette partie du bois qui séparait les Delawares du village de leurs ennemis, on eût dit que le pied de l'homme n'y avait jamais passé: tout y portait un caractère d'immobilité et de repos; mais OEil-de-Faucon, qui se trouvait chargé de diriger l'expédition principale, connaissait trop bien le caractère de ceux à qui il allait avoir affaire pour se fier à ces apparences trompeuses.

Lorsque sa petite bande se trouva de nouveau réunie, le chasseur jeta le tueur de daims sous son bras, et faisant signe à ses compagnons de le suivre, il rebroussa chemin jusqu'à ce qu'il fût arrivé sur les bords d'une petite rivière qu'ils avaient traversée en venant. Il s'arrêta alors, attendit que ses guerriers l'eussent rejoint, et lorsqu'il les vit autour de lui, il demanda en delaware:

— Y a-t-il quelqu'un ici qui sache où conduit ce courant d'eau?

Un Delaware étendit une main, ouvrit deux doigts, et montrant la manière dont ils se réunissaient, il répondit:

— Avant que le soleil ait achevé son tour, la petite rivière sera dans la grande.

Puis il ajouta en faisant un nouveau geste expressif:

— Les deux réunies en font une seule pour les castors.

— C'est ce que je pensais d'après le cours qu'il suit et d'après la position des montagnes, reprit le chasseur en dirigeant sa vue perçante à travers les ouvertures qui séparaient le sommet des arbres. Guerriers, nous nous tiendrons à couvert sur ses bords, jusqu'à ce que nous sentions la piste des Hurons.

Ses compagnons exprimèrent, selon leur usage, leur assentiment par une courte acclamation; mais voyant que leur chef se préparait lui-même à leur montrer le chemin, quelques-uns d'entre eux lui firent entendre par des signes que tout n'était pas comme il devait être. OEil-de-Faucon les comprit, et se retournant aussitôt, il aperçut le maître de chant qui les avait suivis.

— Savez-vous, mon ami, dit le chasseur d'un ton grave, et peut- être avec un peu d'orgueil du commandement honorable qui lui avait été confié; savez-vous que cette troupe est composée de guerriers intrépides choisis pour l'entreprise la plus hasardeuse, et commandée par quelqu'un qui, sans savoir faire de belles phrases, ne sera pas d'humeur à les laisser sans besogne? Il ne se passera peut-être pas dix minutes avant que nous marchions sur le corps d'un Huron, vivant ou mort.

— Quoique je n'aie pas été instruit verbalement de vos projets, répondit David dont la physionomie s'était animée, et dont les regards ordinairement calmes et sans expression brillaient d'un feu qui ne leur était pas ordinaire, vos soldats m'ont rappelé les enfants de Jacob allant combattre les Sichemites, parce que leur chef avait voulu s'unir à une femme d'une race qui était favorisée du Seigneur. Or, voyez-vous, j'ai voyagé longtemps avec la jeune fille que vous cherchez; j'ai séjourné longtemps auprès d'elle dans des circonstances bien diverses; et sans être homme de guerre, sans avoir d'épée ni de ceinturon au côté, j'aimerais pourtant à me signaler en sa faveur.

Le chasseur hésita, comme s'il calculait en lui-même les suites que pourrait avoir un enrôlement aussi étrange.

— Vous ne savez manier aucune arme, lui dit-il après un moment de réflexion. Vous n'avez pas de fusil; croyez-moi, laissez-nous faire; les Mingos rendront bientôt ce qu'ils ont pris.

— Si je n'ai pas la jactance et la férocité d'un Goliath, répondit David en tirant une fronde de dessous ses vêtements, je n'ai pas oublié l'exemple de l'enfant juif. Dans mon enfance je me suis souvent exercé à manier cette arme; peut-être n'en ai-je pas encore entièrement perdu l'habitude.

— Ah! dit OEil-de-Faucon en regardant la fronde et le tablier de peau de daim d'un oeil de froideur et de mépris, ce serait bon si nous n'avions à nous défendre que contre des flèches ou même des couteaux; mais ces Mingos ont été pourvus par les Français d'un bon fusil chacun. Cependant comme vous avez le don, à ce qu'il paraît, de passer au milieu du feu sans qu'il vous arrive rien, et puisque jusqu'à présent vous avez eu le bonheur… Major, pourquoi votre fusil n'est-il pas en arrêt? Tirer un seul coup avant le temps, ce serait faire fracasser vingt crânes sans nécessité. Chanteur, vous êtes libre de nous suivre; vous pourrez nous être utile lorsque nous pousserons le cri de guerre.

— Ami, je vous remercie, répondit David, qui, à l'instar du saint roi dont il était fier de porter le nom, remplissait son tablier de cailloux qui se trouvaient au bord de la rivière, sans avoir beaucoup de propension à tuer personne; mon âme aurait été dans l'affliction si vous m'aviez renvoyé.

— N'oubliez pas, ajouta le chasseur en lui lançant un regard expressif, que nous sommes venus ici pour nous battre, et non pour faire de la musique. Songez qu'à l'exception du cri de guerre, lorsque le moment sera venu de le pousser, on ne doit entendre ici d'autre son que celui du fusil.

David exprima par un signe de tête respectueux qu'il acceptait les conditions qui lui étaient prescrites, et OEil-de-Faucon, jetant un nouveau coup d'oeil sur ses compagnons comme pour les passer en revue, donna l'ordre de se remettre en marche.

Ils suivirent pendant un mille le cours de la rivière. Les bords en étaient assez escarpés pour dérober leur marche aux regards qui auraient pu les guetter; l'épaisseur des buissons qui bordaient le courant leur offrit encore de nouveaux motifs de sécurité; néanmoins pendant toute la route ils ne négligèrent aucune des précautions en usage chez les Indiens lorsqu'ils se préparent à une attaque. De chaque côté de la rivière un Delaware placé en avant rampait plutôt qu'il ne marchait, toujours l'oeil fixé sur la forêt, et plongeant la vue au milieu des arbres dès qu'il s'offrait une ouverture. Ce n'était pas encore assez; toutes les cinq minutes la troupe s'arrêtait pour écouter s'ils n'entendaient pas quelque bruit, avec une finesse d'organe qui serait à peine concevable dans des hommes moins rapprochés de l'état de nature. Cependant leur marche ne fut pas inquiétée, et ils atteignirent l'endroit où la petite rivière se perdait dans la plus grande, sans que rien annonçât qu'ils eussent été découverts. Le chasseur ordonna alors de nouveau de faire halte, et il se mit à considérer le ciel.

— Il est probable que nous aurons une bonne journée pour nous battre, dit-il en anglais en s'adressant à Heyward, les yeux fixés sur les nuages qui commençaient à s'amonceler sur le firmament. Soleil ardent, fusil qui brille, empêchent de viser juste. Tout nous favorise; les Hurons ont le vent contre eux, de sorte que la fumée se dirigera sur eux, ce qui n'est pas un médiocre avantage, tandis que nous au contraire nous tirerons librement et sans que rien nuise à la justesse de notre coup d'oeil. Mais ici finit l'ombrage épais qui nous protégeait; le castor est en possession des bords de cette rivière depuis des centaines d'années; aussi voyez combien de troncs consumés! bien peu d'arbres conservent encore quelque apparence de vie.

OEil-de-Faucon dans ce peu de mots avait peint avec assez de vérité la perspective qui s'offrait alors devant eux. La rivière suivait un cours irrégulier; tantôt elle s'échappait par d'étroites ouvertures qu'elle s'était creusées dans les rochers; tantôt se répandant dans des vallées profondes, elle y formait de vastes étangs. Partout sur ses bords on voyait des restes desséchés d'arbres morts, dans tous les périodes du dépérissement, depuis ceux dont il ne restait plus qu'un tronc informe jusqu'à ceux qui avaient été récemment dépouillés de cette écorce préservatrice qui contient le principe mystérieux de leur vie. Un petit nombre de ruines couvertes de mousse semblaient n'avoir été épargnées par le temps que pour attester qu'une génération avait autrefois peuplé cette solitude, et qu'il n'en restait plus d'autres vestiges.

Jamais le chasseur n'avait observé avec autant d'intérêt et de soin toutes les parties du site au milieu duquel il se trouvait. Il savait que les habitations des Hurons n'étaient tout au plus qu'à un demi-mille de distance, et craignant quelque embuscade, il était dans une grande inquiétude de ne pas apercevoir la plus légère trace de ses ennemis.

Une ou deux fois il fut tenté de donner le signal de l'attaque, et de chercher à prendre le village par surprise; mais son expérience lui faisait sentir au même instant le danger d'une tentative aussi incertaine. Alors il écoutait de toutes ses oreilles, dans une pénible attente, s'il n'entendait pas quelque bruit hostile partir de l'endroit où Uncas était resté; mais il n'entendait que les sifflements du vent qui commençait à balayer tout ce qu'il rencontrait dans les cavités de la forêt, et présageait une tempête. À la fin, las de ne prendre conseil que de la prudence, ne consultant plus qu'une impatience qui ne lui était pas naturelle, il résolut d'agir sans tarder davantage.

Le chasseur s'était arrêté derrière un buisson pour faire ses observations, tandis que ses guerriers étaient restés cachés près du lit de la rivière. En entendant le signal que leur chef donna à voix basse, ils remontèrent sur les bords en se glissant furtivement comme autant de spectres lugubres, et ils se groupèrent en silence autour de lui. OEil-de-Faucon leur indiqua du doigt la direction qu'ils devaient suivre, et il s'avança à leur tête. Toute la troupe se forma sur une seule ligne, et marcha si exactement sur ses pas, qu'à l'exception d'Heyward et de David on ne voyait que la trace des pas d'un seul homme.

À peine s'étaient-ils montrés à découvert, qu'une décharge d'une douzaine de fusils se fit entendre derrière eux, et un Delaware, sautant en l'air comme un daim atteint par la balle d'un chasseur, retomba lourdement à terre et y resta dans l'immobilité de la mort.

— Ah! je craignais quelque diablerie de ce genre! s'écria le chasseur en anglais; puis, avec la rapidité de la pensée, il ajouta dans la langue des Delawares: Vite à couvert, et chargez!

À ces mots la troupe se dispersa, et avant qu'Heyward fût revenu de sa surprise, il se trouva seul avec David. Heureusement les Hurons s'étaient déjà repliés en arrière, et pour le moment il n'avait rien à craindre. Mais cette trêve ne devait pas être de longue durée; le chasseur reparut aussitôt, donna l'exemple de les poursuivre en déchargeant son fusil, et courut d'arbre en arbre, chargeant et tirant tour à tour tandis que l'ennemi reculait lentement.

Il paraîtrait que cette attaque soudaine avait été faite par un très petit détachement de Hurons; mais à mesure qu'ils se retiraient leur nombre augmentait sensiblement, et bientôt ils se trouvèrent en état de soutenir le feu des Delawares, et même de le repousser sans trop de désavantage. Heyward se jeta au milieu des combattants, et imitant la prudence de ses compagnons, il tira coup sur coup, se cachant et se montrant tour à tour. Ce fut alors que le combat devint animé; les Hurons ne reculaient plus; les deux troupes restaient en place. Peu de guerriers étaient blessés, parce que chacun avait soin de se tenir autant que possible à l'abri derrière un arbre, et ne découvrait jamais une partie de son corps qu'au moment d'ajuster.

Cependant les chances du combat devenaient de plus en plus défavorables pour OEil-de-Faucon et pour ses guerriers. Le chasseur était trop clairvoyant pour ne pas apercevoir tout le danger de sa position, mais sans savoir comment y remédier. Il voyait qu'il était plus dangereux de battre en retraite que de se maintenir où il était; mais, d'un autre côté, l'ennemi, qui recevait à chaque instant de nouveaux renforts, commençait à s'étendre sur les flancs de sa petite troupe, de sorte que les Delawares, ne pouvant presque plus se mettre à couvert, ralentissaient leur feu. Dans cette conjoncture critique, lorsqu'ils commençaient à croire que bientôt ils allaient être enveloppés par toute la peuplade des Hurons, ils entendirent tout à coup des cris de guerre et un bruit d'armes à feu retentir sous les voûtes épaisses de la forêt, vers l'endroit où Uncas était posté, dans une vallée profonde, beaucoup au-dessus du terrain sur lequel OEil-de-Faucon se battait avec acharnement.

Les effets de cette attaque inattendue furent instantanés, et elle fit une diversion bien utile pour le chasseur et ses amis. Il parait que l'ennemi avait prévu le coup de main qu'ils avaient tenté, ce qui l'avait fait échouer; mais s'étant trompé sur leur nombre, il avait laissé un détachement trop faible pour résister à l'attaque impétueuse du jeune Mohican. Ce qui rendait ces conjectures plus que probables, c'est que le bruit du combat qui s'était engagé dans la forêt approchait de plus en plus, et que d'un autre côté ils virent diminuer tout à coup le nombre de leurs agresseurs, qui volèrent au secours de leurs compagnons repoussés, et se hâtèrent de se porter sur leur principal point de défense.

Animant les guerriers de la voix et par son exemple, OEil-de- Faucon donna ordre aussitôt de fondre sur l'ennemi. Dans leur manière de se battre, la charge ne consistait qu'à s'avancer d'arbre en arbre en restant à couvert, mais en s'approchant toujours davantage. Cette manoeuvre fut exécutée à l'instant; elle eut d'abord tout le succès désirable. Les Hurons furent forcés de se retirer, et ils ne s'arrêtèrent que lorsqu'ils trouvèrent à se retrancher derrière un taillis épais. Ils se retournèrent alors, et le combat prit une nouvelle face; le feu était également bien nourri des deux côtés; la vigueur de la résistance répondait à l'ardeur de l'attaque, et il était impossible de prévoir pour qui se déciderait le sort des armes. Les Delawares n'avaient encore perdu aucun guerrier; mais leur sang commençait à couler en abondance, par suite de la position désavantageuse qu'ils occupaient.

Dans cette nouvelle crise OEil-de-Faucon trouva moyen de se glisser derrière le même arbre qui servait déjà d'abri à Heyward; la plupart de ses guerriers étaient un peu sur sa droite, à portée de sa voix, et ils continuaient à faire des décharges rapides mais inutiles sur leurs ennemis que le taillis protégeait.

— Vous êtes jeune, major, dit le chasseur en posant à terre le tueur de daims et en s'appuyant sur son arme favorite, un peu fatigué de l'activité qu'il venait de déployer; vous êtes jeune, et peut-être aurez-vous occasion quelque jour de mener des troupes contre ces diables de Mingos. Vous pouvez voir ici toute la tactique d'un combat indien. Elle consiste principalement à avoir la main leste, le coup d'oeil rapide et un abri tout prêt. Je suppose que vous ayez ici une compagnie des troupes royales d'Amérique, voyons un peu comment vous vous y prendriez.

— Je ferais charger ces misérables la baïonnette en avant.

— Oui, c'est ainsi que raisonnent les blancs. Mais dans ces déserts, un chef doit se demander combien il peut épargner de vies. Hélas! ajouta-t-il en secouant la tête comme quelqu'un qui fait de tristes réflexions, je rougis de le dire, mais il viendra un temps où le cheval décidera tout dans ces escarmouches[72]. Les bêtes valent mieux que l'homme, et il faudra qu'à la fin nous en venions aux chevaux. Mettez un cheval aux trousses d'une Peau- Rouge, et que son fusil soit une fois vide, le naturel ne s'arrêtera jamais pour le recharger.

— C'est un sujet qu'il serait mieux de discuter dans un autre moment, répondit Heyward; irons-nous à la charge?

— Je ne vois pas pourquoi, lorsqu'on est obligé de respirer un moment, on n'emploierait pas ce temps en réflexions utiles, reprit le chasseur d'un ton de douceur. Brusquer la charge, c'est une mesure qui ne me plaît pas trop, parce qu'il faut toujours sacrifier quelques têtes dans ces sortes d'attaques. Et cependant, ajouta-t-il en penchant la tête pour entendre le bruit du combat qui se livrait dans l'éloignement, si Uncas a besoin de notre secours, il faut que nous chassions ces drôles qui nous barrent le passage.

Aussitôt, se détournant d'un air prompt et décidé, il appela à grands cris ses Indiens. Ceux-ci lui répondirent par des acclamations prolongées; et à un signal donné, chaque guerrier fit un mouvement rapide autour de son arbre. À la vue de tant de corps qui se montrent en même temps à leurs yeux, les Hurons s'empressent d'envoyer une décharge qui, faite précipitamment, ne produit aucun résultat. Alors les Delawares, sans se donner le temps de respirer, s'élancent par bonds impétueux vers le taillis comme autant de panthères qui se jettent sur leur proie. Quelques vieux Hurons plus fins que les autres, et qui ne s'étaient pas laissé prendre à l'artifice employé pour leur faire décharger leurs fusils, attendirent qu'ils fussent tout près d'eux, et firent alors une décharge terrible. Les craintes du chasseur se trouvèrent malheureusement justifiées, et il vit tomber trois de ses compagnons. Mais cette résistance n'était pas suffisante pour arrêter les autres; les Delawares pénétrèrent dans le taillis, et dans leur fureur de l'attaque, avec la férocité de leur caractère, ils balayèrent tout ce qui s'opposait à leur passage.

Le combat corps à corps ne dura qu'un instant, et les Hurons lâchèrent pied jusqu'à ce qu'ils eussent atteint l'autre extrémité du petit bois sur lequel ils s'étaient appuyés. Alors ils firent face, et parurent de nouveau décidés à se défendre avec cette sorte d'acharnement que montrent les bêtes féroces lorsqu'elles se trouvent relancées dans leur tanière. Dans ce moment critique, lorsque la victoire allait redevenir douteuse, un coup de fusil se fit entendre derrière les Hurons; une balle partit en sifflant du milieu de quelques habitations de castors qui étaient situées dans la clairière, et aussitôt après retentit l'effroyable cri de guerre.

— C'est le Sagamore! s'écria OEil-de-Faucon en répétant le cri de sa voix de stentor; nous les tenons maintenant en face et par derrière: ils ne sauraient nous échapper.

L'effet que cette attaque soudaine produisit sur les Hurons ne saurait se décrire. N'ayant plus de moyens de se mettre à l'abri, ils poussèrent tous ensemble un cri de désespoir, et sans penser à opposer la moindre résistance, ils ne cherchèrent plus leur salut que dans la fuite. Beaucoup, en voulant se sauver, tombèrent sous les balles des Delawares.

Nous ne nous arrêterons pas pour décrire l'entrevue du chasseur et de Chingachgook, ou, plus touchante encore, celle que Duncan eut avec le père de son Alice. Quelques mots dits rapidement et à la hâte leur suffirent pour s'expliquer mutuellement l'état des choses; ensuite OEil-de-Faucon, montrant le Sagamore à sa troupe, remit l'autorité entre les mains du chef mohican. Chingachgook prit le commandement auquel sa naissance et son expérience lui donnaient des droits incontestables, avec cette gravité qui ajoute du poids aux ordres d'un chef américain. Suivant les pas du chasseur, il traversa le taillis qui venait d'être le théâtre d'un combat si acharné. Lorsque les Delawares trouvaient le cadavre d'un de leurs compagnons, ils le cachaient avec soin; mais si c'était celui d'un ennemi, ils lui enlevaient sa chevelure. Arrivé sur une hauteur, le Sagamore fit faire halte à sa troupe.

Après une expédition aussi active, les vainqueurs avaient besoin de reprendre haleine. La colline sur laquelle ils s'étaient arrêtés était entourée d'arbres assez épais, pour les cacher. Devant eux s'étendait, pendant l'espace de plusieurs milles, une vallée sombre, étroite et boisée. C'était au milieu de ce défilé qu'Uncas se battait encore contre le principal corps des Hurons.

Le Mohican et ses amis s'avancèrent sur la pente de la colline, et ils prêtèrent une oreille attentive. Le bruit du combat semblait moins éloigné; quelques oiseaux voltigeaient au-dessus de la vallée, comme si la frayeur leur avait fait abandonner leurs nids, et une fumée assez épaisse, qui semblait déjà se mêler à l'atmosphère, s'élevait au-dessus des arbres, et désignait la place où l'engagement, devait avoir été plus vif et plus animé.

— Ils approchent de ce côté, dit Duncan au moment où une nouvelle explosion d'armes à feu venait de se faire entendre; nous sommes trop au centre de leur ligne pour pouvoir agir efficacement.

— Ils vont se diriger vers ce bas-fond où les arbres sont plus épais, dit le chasseur, et nous pourrons alors les prendre en flanc. Allons, Sagamore, il sera bientôt temps de pousser le cri de guerre et de nous mettre à leurs trousses. Je me battrai cette fois avec des guerriers de ma couleur: vous me connaissez, Mohican; tenez pour certain que pas un Huron ne traversera la rivière qui est derrière nous, sans que le tueur de daims ait retenti à ses oreilles.

Le chef indien s'arrêta encore un moment pour contempler le lieu du combat, qui semblait se rapprocher de plus en plus, preuve évidente que les Delawares triomphaient; et il ne quitta la place que lorsque les balles qui tombèrent à quelques pas d'eux comme des grains de grêle qui annoncent l'approche de la tempête, lui firent reconnaître que leurs amis ainsi que leurs ennemis étaient encore plus près qu'il ne l'avait soupçonné. OEil-de-Faucon et ses amis se retirèrent derrière un buisson assez épais pour leur servir de rempart, et ils attendirent la suite des événements avec ce calme parfait qu'une grande habitude peut seule donner dans un moment semblable.

Bientôt le bruit des armes cessa d'être répété par les échos des bois, et résonna comme si les coups étaient portés en plein air. Ils virent alors quelques Hurons paraître l'un après l'autre, repoussés hors de la forêt jusque dans la clairière; ils se ralliaient derrière les derniers arbres comme à l'endroit où il fallait faire les derniers efforts. Un grand nombre de leurs compagnons les rejoignirent successivement, et abrités par les arbres, ils paraissaient déterminés à ne prendre conseil que de leur désespoir. Heyward commença à montrer de l'impatience; il ne tenait plus en place, et ses regards étincelants cherchaient sans cesse ceux de Chingachgook comme pour lui demander s'il n'était pas temps d'agir. Le chef était assis sur un roc, le visage plein de calme et de dignité, regardant le combat d'un oeil aussi tranquille que s'il n'était placé là que pour en être spectateur.

— Le moment est venu pour le Delaware de frapper! s'écria Duncan.

— Non, non, pas encore, répondit le chasseur; lorsque ses amis approcheront, il leur fera connaître qu'il est ici. Voyez! les drôles se groupent derrière ce bouquet de pins, comme des mouches qui se rassemblent autour de leur reine. Sur mon âme, un enfant serait sûr de placer une balle au milieu de cet essaim de corps amoncelés.

Dans ce moment Chingachgook donna le signal; sa troupe fit feu, et une douzaine de Hurons tombèrent morts. Au cri de guerre qu'il avait poussé répondirent des acclamations parties de la forêt; et alors un cri si perçant retentit dans les airs, qu'on eût dit que mille bouches s'étaient réunies pour le faire entendre. Les Hurons consternés abandonnèrent le centre de leur ligne, et Uncas sortit de la forêt par le passage qu'ils laissaient libre, à la tête de plus de cent guerriers.

Agitant ses mains à droite et à gauche, le jeune chef montra l'ennemi à ses compagnons, qui se mirent aussitôt à sa poursuite. Le combat se trouva alors divisé. Les deux ailes des Hurons qui se trouvaient rompues rentrèrent dans les bois pour y chercher un abri, et elles furent suivies de près par les enfants victorieux des Lenapes. À peine une minute s'était écoulée que déjà le bruit s'éloignait dans différentes directions, et devenait moins distinct à mesure que les combattants s'enfonçaient dans la forêt. Cependant un petit noyau de Hurons s'était formé, qui, dédaignant de prendre ouvertement la fuite, se retiraient lentement comme des lions aux abois, et montaient la colline que Chingachgook et sa troupe venaient d'abandonner pour prendre part de plus près au combat. Magua se faisait remarquer au milieu d'eux par son maintien fier et sauvage, et par l'air impérieux qu'il conservait encore.

Dans son empressement à mettre tous ses compagnons à la poursuite des fuyards, Uncas était resté presque seul; mais du moment que ses yeux eurent aperçu le Renard-Subtil, il oublia toute autre considération. Poussant son cri de guerre, qui ramena autour de lui cinq ou six de ses guerriers, et sans faire attention à l'inégalité du nombre, il se précipita sur son ennemi. Magua, qui épiait tous ses mouvements, s'arrêta pour l'attendre, et déjà son âme féroce tressaillait de joie de voir le jeune héros, dans son impétuosité téméraire, venir se livrer à ses coups, lorsque de nouveaux cris retentirent, et la Longue-Carabine parut tout à coup à la tête d'une troupe de blancs. Le Huron tourna le dos et se mit à battre en retraite sur la colline.

Uncas s'aperçut à peine de la présence de ses amis, tant il était animé à la poursuite des Hurons; il continua à les harceler sans relâche. En vain OEil-de-Faucon lui criait de ne point s'exposer témérairement; le jeune Mohican n'écoutait rien, bravait le feu des ennemis, et il les força bientôt à fuir avec la même rapidité qu'il mettait à les poursuivre. Heureusement cette course forcée ne dura pas longtemps, et les blancs que le chasseur conduisait se trouvaient par leur position avoir un espace moins grand à parcourir, autrement le Delaware eût bientôt devancé tous ses compagnons, et eût été victime de sa témérité. Mais avant qu'un pareil malheur pût arriver, les fuyards et les vainqueurs entrèrent presque en même temps dans le village des Wyandots.

Excités par la présence de leurs habitations, les Hurons s'arrêtèrent, et ils se battirent en désespérés autour du feu du conseil. Le commencement et la fin du combat se touchèrent de si près, que le passage d'un tourbillon est moins rapide, et ses ravages moins effrayants. La hache d'Uncas, le fusil d'OEil-de- Faucon, et même le bras encore nerveux de Munro, firent de tels prodiges, qu'en un instant la terre fut jonchée de cadavres. Cependant Magua, malgré son audace, et quoiqu'il s'exposât sans cesse, échappa à tous les efforts que faisaient ses ennemis pour lui arracher la vie. On eût dit que, comme ces héros favorisés dont d'anciennes légendes nous conservent la fabuleuse histoire, il avait un charme secret pour protéger ses jours. Poussant un cri dans lequel se peignait l'excès de sa fureur et de son désespoir, le Renard-Subtil, après avoir vu tomber ses compagnons autour de lui, s'élança hors du champ de bataille, suivi de deux amis, qui seuls avaient survécu, et laissant les Delawares occupés à recueillir les trophées sanglants de leur victoire.

Mais Uncas, qui l'avait vainement cherché dans la mêlée, se précipita à sa poursuite; OEil-de-Faucon, Heyward et David se pressèrent de voler sur ses pas. Tout ce que le chasseur pouvait faire avec les plus grands efforts, c'était de le suivre de manière à être toujours à portée de le défendre. Une fois Magua parut vouloir se retourner pour essayer s'il ne pourrait pas enfin assouvir sa vengeance; mais ce projet fut abandonné presque aussitôt qu'il avait été conçu; et se jetant au milieu d'un buisson épais à travers lequel il fut suivi par ses ennemis, il entra tout à coup dans la caverne qui est déjà connue du lecteur. OEil-de-Faucon poussa un cri de joie en voyant que maintenant leur proie ne pouvait plus leur échapper. Il se précipita avec son compagnon dans la caverne dont l'entrée était longue et étroite, assez à temps pour apercevoir les Hurons qui se retiraient. Au moment où ils pénétraient dans les galeries naturelles et dans les passages souterrains de la caverne, des centaines de femmes et d'enfants s'enfuirent en poussant des cris horribles. À la clarté sombre et sépulcrale qui régnait dans ce lieu, on eût pu les prendre dans l'éloignement pour des ombres et des fantômes qui fuyaient l'approche des mortels.

Cependant Uncas ne voyait toujours que Magua; ses yeux ne cherchaient que lui, ne s'attachaient que sur lui; ses pas pressaient les siens. Heyward et le chasseur continuaient à le suivre, animés par le même sentiment, quoique porté peut-être à un moindre degré d'exaltation. Mais plus ils avançaient, plus la clarté diminuait, et plus ils avaient de peine à distinguer leurs ennemis qui, connaissant les chemins, leur échappaient lorsqu'ils se croyaient le plus près de les atteindre; ils crurent même un instant avoir perdu la trace de leurs pas lorsqu'ils aperçurent une robe blanche flotter à l'extrémité d'un passage étroit qui semblait conduire sur la montagne.

— C'est Cora! s'écria Heyward d'une voix tremblante d'émotion.

— Cora! Cora! répéta Uncas en s'élançant en avant comme le daim des forêts.

— C'est elle-même, répéta le chasseur. Courage, jeune fille; nous voici! nous voici!

Cette vue les enflamma d'une nouvelle ardeur, et sembla leur donner des ailes. Mais le chemin était alors inégal, rempli d'aspérités, et dans quelques endroits presque impraticable. Uncas jeta son fusil qui retardait sa course, et s'élança avec une ardente impétuosité. Heyward en fit autant; mais l'instant d'après ils reconnurent leur imprudence en entendant un coup de fusil que les Hurons trouvèrent le temps de tirer tout en gravissant le passage pratiqué dans le roc; la balle fit même une légère blessure au jeune Mohican.

— Il faut les atteindre! s'écria le chasseur devançant ses amis par un élan de désespoir; les coquins ne nous manqueraient pas à cette distance; et, voyez! ils tiennent la jeune fille de manière qu'elle leur serve de rempart.

Sans faire attention à ces paroles, ou plutôt sans les entendre, ses compagnons suivirent du moins son exemple, et par des efforts incroyables ils s'approchèrent assez des fugitifs pour voir que Cora était entraînée par les deux Hurons tandis que Magua leur montrait le chemin qu'ils devaient suivre. Dans ce moment une clarté soudaine pénétra la caverne; les formes de la jeune fille et de ses persécuteurs se dessinèrent un instant contre le mur, et ils disparurent tous quatre. Livrés à une sorte de frénésie causée par le désespoir, Uncas et Heyward redoublèrent des efforts qui semblaient déjà plus qu'humains, et voyant une ouverture, ils s'élancèrent hors de la caverne, et se trouvèrent en face de la montagne, à temps pour apercevoir la route que les fugitifs avaient prise.

Il fallait gravir un chemin escarpé et rocailleux. Gêné par son fusil, et peut-être n'étant pas soutenu par un intérêt aussi vif pour la captive que ses compagnons, le chasseur se laissa devancer un peu; et Heyward à son tour fut devancé par Uncas. Ils franchirent de cette manière en un instant des rocs, des précipices, qui dans d'autres circonstances auraient paru inaccessibles. Mais enfin ils se trouvèrent récompensés de leurs fatigues en voyant qu'ils gagnaient rapidement du terrain sur les Hurons, dont Cora retardait la marche.

— Arrête, chien des Wyandots! s'écria Uncas du haut d'un roc en agitant son tomahawk; arrête! c'est une fille[73] delaware qui te crie de t'arrêter!

— Je n'irai pas plus loin! s'écria Cora, s'arrêtant tout à coup sur le bord d'un précipice profond, à peu de distance du sommet de la montagne. Tu peux me tuer, détestable Huron; je n'irai pas plus loin!

Les deux Hurons qui l'entouraient levèrent aussitôt sur elle leurs tomahawks avec cette joie cruelle que les démons gardent, dit-on, en accomplissant l'oeuvre du mal; mais Magua arrêta leurs bras. Il leur arracha leurs armes, les jeta loin de lui, et tirant son couteau, il se tourna vers sa captive, et tandis que les passions les plus violences et les plus opposées se peignaient sur sa figure:

— Femme, dit-il, choisis ou le wigwam ou le couteau du Renard-
Subtil!

Cora, sans le regarder, se jeta à genoux; tous ses traits étaient animés d'une expression extraordinaire; elle leva les yeux et étendit les bras vers le ciel en disant d'une voix douce, mais pleine de confiance:

— Mon Dieu, je suis à toi; fais de moi ce qu'il te plaira!

— Femme, répéta Magua d'une voix rauque, choisis!

Mais Cora, dont la figure annonçait la sérénité d'un ange, n'entendit point sa demande, et n'y fit point de réponse. Le Huron tremblait de tous ses membres; il leva le bras tout à coup, puis il le laissa retomber comme s'il ne savait à quoi se résoudre. Il semblait se passer un combat violent dans son âme; il leva de nouveau l'arme menaçante; mais dans cet instant un cri perçant se fit entendre au-dessus de sa tête; Uncas ne se possédant plus s'élança d'une hauteur prodigieuse sur le bord dangereux où se trouvait son ennemi; mais au moment où Magua levait les yeux en entendant le cri terrible, un de ses compagnons, profitant de ce mouvement, plongea son couteau dans le sein de la jeune fille.

Le Huron se précipita comme un tigre sur l'ami qui l'offensait et qui déjà s'était retiré; mais Uncas dans sa chute terrible les sépara et roula aux pieds de Magua. Ce monstre, oubliant alors ses premières idées de vengeance, et rendu plus féroce encore par le meurtre dont il venait d'être témoin, enfonça son arme entre les deux épaules d'Uncas renversé, et il poussa un cri infernal en commettant ce lâche attentat. Mais Uncas trouva encore la force de se relever; et comme la panthère blessée qui s'élance sur son ennemi, par un dernier effort dans lequel il épuisa tout ce qui lui restait de vigueur, il étendit à ses pieds le meurtrier de Cora, et retomba lui-même sur la terre. Dans cette position, il se retourna vers le Renard-Subtil, lui adressant un regard fier et intrépide, et semblant lui faire entendre ce qu'il ferait si ses forces ne l'avaient pas abandonné. Le féroce Magua saisit par le bras le jeune Mohican incapable d'opposer aucune résistance, et il lui enfonça un couteau dans le sein à trois reprises différentes avant que sa victime, l'oeil toujours fixé sur son ennemi avec l'expression du plus profond mépris, tombât morte à ses pieds.

— Grâce! grâce! Huron, s'écria Heyward du haut du roc avec une expression déchirante; aie pitié des autres si tu veux qu'on ait pitié de toi.

Magua vainqueur regarda le jeune guerrier, et lui montrant l'arme fatale toute teinte du sang de ses victimes, il poussa un cri si féroce, si sauvage, et qui en même temps peignait si bien son barbare triomphe, que, ceux qui se battaient dans la vallée à plus de mille pieds au-dessous d'eux l'entendirent, et ne purent en méconnaître la cause. Il fut suivi d'une exclamation terrible qui s'échappa des lèvres du chasseur qui, franchissant les rocs et les ravins, s'avançait vers lui d'un pas aussi rapide, aussi délibéré que si quelque pouvoir invisible le soutenait au milieu de l'air; mais lorsqu'il arriva sur le théâtre même du massacre, il n'y trouva plus que les cadavres des victimes.

OEil-de-Faucon jeta sur eux un seul regard, et aussitôt son oeil perçant se porta sur la montagne qui s'élevait presque perpendiculairement devant lui. Un homme en occupait le sommet; il avait les bras levés; son attitude était menaçante. Sans s'arrêter à le considérer, OEil-de-Faucon leva son fusil; mais un fragment de rocher qui roula sur la tête de l'un des fugitifs qu'il n'avait pas aperçu laissa voir à découvert la personne de l'honnête La Gamme, dont les traits étincelaient d'indignation. Magua sortit alors d'une cavité dans laquelle il s'était enfoncé, et marchant avec une froide indifférence sur le cadavre du dernier de ses compagnons, il franchit d'un saut une large ouverture, et gravit les rochers dans un endroit où le bras de David ne pouvait l'atteindre. Il n'avait plus qu'un élan à prendre pour se trouver de l'autre côté du précipice, et à l'abri de tout danger. Avant de s'élancer, le Huron s'arrêta un instant, et jetant un regard ironique sur le chasseur, il s'écria:

— Les blancs sont des chiens! les Delawares sont des femmes! Magua les laisse sur les rocs pour qu'ils servent de pâture aux corbeaux!

À ces mots il poussa un éclat de rire effrayant, et prit un élan terrible; mais il n'atteignit pas le roc sur lequel il voulait sauter, il retomba, et ses mains s'attachèrent à des broussailles sur le flanc du rocher. OEil-de-Faucon suivait tous ses mouvements, et ses membres étaient agités d'un tel tremblement, que le bout de son fusil à demi levé flottait en l'air comme la feuille agitée par le vent. Sans s'épuiser en efforts inutiles, le Renard-Subtil laissa retomber son corps de toute la longueur de ses bras, et il trouva un fragment de rocher pour poser le pied un instant. Alors, rassemblant toutes ses forces, il renouvela sa tentative, et réussit à amener ses genoux sur le bord de la montagne. Ce fut dans ce moment, lorsque le corps de son ennemi était comme replié sur lui-même, que le chasseur le coucha en joue. Au moment où le ressort fut lâché, l'arme était aussi immobile que les rochers environnants. Les bras du Huron se détendirent, et son corps retomba un peu en arrière, tandis que ses genoux conservaient toujours leur position. Jetant un regard éteint sur son ennemi, il fit un geste pour le braver encore. Mais dans ce moment ses genoux fléchirent, et le monstre, tombant la tête la première, alla rouler au fond du précipice qui devait lui servir de tombeau.

Chapitre XXXIII

Ils combattirent comme des braves, longtemps et avec vigueur: ils amoncelèrent des cadavres musulmans sur ce rivage; ils furent victorieux, mais Botzaris tomba; il tomba baigné dans son sang. Ses compagnons, ceux qui lui survécurent en petit nombre, le virent sourire quand leur cri de triomphe retentit et que le champ de bataille fut à eux: ils virent la mort clore ses paupières, et il s'endormit paisiblement de son dernier sommeil, comme une fleur qui se penche au déclin du jour.

Hallege.

La tribu des Lenapes, au lever du soleil, ne présentait plus qu'une scène de désolation et de douleur. Le bruit du combat avait cessé, et ils avaient plus que vengé leur ancienne inimitié et leur nouvelle querelle avec les Mingos, en détruisant toute la peuplade. Le silence et l'obscurité qui couvraient la place où les Hurons avaient campé n'annonçaient que trop le sort de cette tribu errante, tandis que des nuées de corbeaux, se disputant leur proie sur le sommet des montagnes, ou se précipitant en tourbillons bruyants dans les larges sentiers des bois, étaient autant de guides affreux qui indiquaient où avait été la vie et où régnait à présent la mort. Enfin l'oeil le moins habitué à remarquer le spectacle que n'offrent que trop souvent les frontières de deux peuplades ennemies, n'aurait pu méconnaître les effrayants résultats d'une vengeance indienne.

Cependant le soleil levant trouva les Lenapes dans les larmes. Aucun cri de victoire, aucun chant de triomphe ne se faisait entendre. Le dernier guerrier avait quitté le champ de bataille après avoir enlevé toutes les chevelures de ses ennemis, et à peine s'était-il donné le temps de faire disparaître les traces de sa mission sanglante, pour se joindre plus tôt aux lamentations de ses concitoyens. L'orgueil et l'enthousiasme avaient fait place à l'humanité, et les plus vives démonstrations de douleur avaient succédé aux acclamations de la vengeance.

Les cabanes étaient désertes; mais tous ceux que la mort avait épargnés s'étaient rassemblés dans un champ voisin, où ils formaient un cercle immense dans un silence morne et solennel. Quoique d'âge, de rang et de sexe différents, ils éprouvaient tous la même émotion. Tous les yeux étaient fixés sur le centre du cercle, où se trouvaient les objets d'une douleur si vive et si universelle.

Six filles delawares, dont les longues tresses noires flottaient sur leurs épaules, paraissaient à peine avoir le courage de jeter de temps en temps quelques herbes odoriférantes ou des fleurs des forêts sur une litière de plantes aromatiques, où reposait sous un poêle formé à la hâte avec des robes indiennes tout ce qui restait de la noble, de l'ardente et généreuse Cora. Sa taille élégante était cachée sous plusieurs voiles de la même simplicité, et ses traits naguère si charmants étaient dérobés pour toujours aux regards des mortels. À ses pieds était assis le désolé Munro. Sa tête vénérable était courbée jusqu'à terre, en témoignage de la soumission avec laquelle il recevait le coup dont la Providence l'avait frappé; mais l'expression de la douleur la plus déchirante se lisait sur son front. La Gamme était près de lui; sa tête était exposée aux rayons du soleil, tandis que ses yeux expressifs se portaient sans cesse de l'ami qu'il lui était si pénible et si difficile de consoler, sur le livre saint qui pouvait seul lui en donner la force et les moyens. Heyward, appuyé contre un arbre à quelques pas de là, s'efforçait de réprimer les élans d'une douleur contre laquelle venait échouer toute sa force de caractère.

Mais quelque triste et quelque mélancolique que fût le groupe que nous venons de représenter, il l'était encore moins que celui qui occupait le côté opposé du cercle. Uncas, assis comme si la vie l'eût encore animé, était paré des ornements les plus magnifiques que la richesse de sa tribu eût pu rassembler. De superbes plumes flottaient sur sa tête, des armes menaçantes étaient encore dans sa main glacée, ses bras et son col étaient ornés d'une profusion de bracelets et de médailles de toute espèce, quoique son oeil éteint et ses traits immobiles fissent un affreux contraste avec la pompe dont l'orgueil l'avait entouré.

Chingachgook était vis-à-vis de son malheureux fils, sans armes ni ornements d'aucune espèce; toute peinture avait été effacée de son corps, excepté la brillante tortue de sa race, qu'une marqué indélébile avait imprimée sur sa poitrine. Depuis que la tribu s'était rassemblée, le guerrier mohican n'avait pas détourné un instant ses yeux désespérés des traits glacés et insensibles de son fils. Son regard était tellement fixe, et son attitude si immobile, qu'un étranger n'eût pu reconnaître quel était celui des deux que la mort avait frappé, que par les mouvements convulsifs que le délire de la douleur arrachait au père, et le calme de la mort qui était empreint pour toujours sur la physionomie du fils.

Le chasseur, penché près de lui dans une attitude pensive, s'appuyait sur cette arme qui n'avait pu défendre son ami, tandis que Tamenund, soutenu par les anciens de la tribu, occupait un petit tertre d'où il pouvait embrasser d'un coup d'oeil la scène muette et triste que formait son peuple.

Dans le cercle, mais assez près du bord, se trouvait un militaire revêtu d'un uniforme étranger, et hors de l'enceinte son cheval de bataille était entouré de quelques domestiques à cheval qui semblaient prêts à commencer quelque long voyage. L'uniforme du militaire annonçait qu'il était attaché au service du commandant du Canada; venu comme un ambassadeur de paix, l'impétuosité farouche de ses alliés avait rendu sa mission inutile, et il était réduit à être spectateur silencieux des tristes résultats d'une contestation qu'il était arrivé trop tard pour prévenir.

Le soleil avait déjà parcouru le quart de sa course, et depuis l'aube du jour la tribu désolée était restée dans ce calme silencieux, emblème de la mort qu'elle déplorait. Aucun son ne se faisait entendre, excepté quelques sanglots étouffés; aucun mouvement ne se faisait remarquer au milieu de la multitude, si ce n'est les touchantes offrandes faites à Cora par ses jeunes compagnes. On eût dit que chaque acteur de cette scène extraordinaire venait d'être changé en statue de pierre.

Enfin le sage étendant les bras et s'appuyant sur les épaules de ceux qui le soutenaient, se leva d'un air si faible et si languissant, qu'on eût dit qu'un siècle entier s'était appesanti sur celui qui la veille encore présidait le conseil de sa nation avec l'énergie de la jeunesse.

— Hommes des Lenapes! dit-il d'une voix sombre et prophétique, la face du Manitou est derrière un nuage, ses yeux se sont détournés de vous, ses oreilles sont fermées, ses lèvres ne vous adressent aucune réponse. Vous ne le voyez point, et cependant ses jugements vous frappent. Ouvrez vos coeurs et ne vous laissez point aller au mensonge. Hommes des Lenapes! la face du Manitou est derrière un nuage.

Un silence profond et solennel suivit ces paroles simples et terribles, comme si l'Esprit vénéré qu'adorait la tribu se fût fait entendre, et Uncas paraissait le seul être doué de vie au milieu de cette multitude prosternée et immobile.

Après quelques minutes un doux murmure de voix commença une espèce de chant en l'honneur des victimes de la guerre. Ces voix étaient celles des femmes, et leur son pénétrant et lamentable allait jusqu'à l'âme. Les paroles de ce chant triste n'avaient point été préparées; mais dès que l'une cessait, une autre reprenait ce qu'on pourrait appeler l'oraison funèbre, et disait tout ce que son émotion et ses sentiments lui inspiraient.

Par intervalle les chants étaient interrompus par des explosions de sanglots et de gémissements, pendant lesquels les jeunes filles qui entouraient le cercueil de Cora se précipitaient sur les fleurs qui la couvraient et les en arrachaient dans l'égarement de la douleur. Mais lorsque cet élan de chagrin en avait un peu diminué l'amertume, elles se hâtaient de replacer ces emblèmes de la pureté et de la douceur de celle qu'elles pleuraient. Quoique souvent interrompus, ces chants n'en offraient pas moins des idées suivies qui toutes se rapportaient à l'éloge d'Uncas et de Cora.

Une jeune fille distinguée entre ses compagnes, par son rang et ses qualités, avait été choisie pour faire l'éloge du guerrier mort; elle commença par de modestes allusions à ses vertus, embellissant son discours de ces images orientales que les Indiens ont probablement rapportées des extrémités de l'autre continent, et qui forment en quelque sorte la chaîne qui lie l'histoire des deux mondes. Elle l'appela la panthère de sa tribu; elle le montra parcourant les montagnes d'un pas si léger que son pied ne laissait aucune trace sur le sable; sautant de roc en roc avec là grâce et la souplesse du jeûne daim. Elle compara son oeil à une étoile brillante à travers une nuit obscure, et sa voix au milieu d'une bataille au tonnerre du Manitou. Elle lui rappela la mère qui l'avait conçu, et s'étendit sur le bonheur qu'elle devait éprouver d'avoir un tel fils; elle le chargea de lui dire, lorsqu'il la rencontrerait dans le monde des Esprits, que les filles delawares avaient versé des larmes sur le tombeau de son fils, et l'avaient appelée bienheureuse[74].

D'autres lui succédèrent alors, et donnant au son de leur voix encore plus de douceur, avec ce sentiment de délicatesse propre à leur sexe, elles firent allusion à la jeune étrangère ravie à la terre en même temps que le jeune héros, le grand Esprit montrant par là que sa volonté était qu'ils fussent à jamais réunis. Ils l'invitèrent à se montrer doux et bienveillant pour elle, et de l'excuser si elle ignorait ces notions essentielles que personne n'avait pris soin de lui inculquer, si elle n'était pas au fait de ces services qu'un guerrier tel que lui était en droit d'attendre d'elle. Elles s'étendirent sur sa beauté incomparable, et sur son noble courage, sans qu'aucun sentiment d'envie se glissât dans leurs chants; et elles ajoutèrent que ses hautes qualités suppléaient suffisamment à ce qui avait pu manquer à son éducation.

Après elles, d'autres tour à tour s'adressèrent directement à la jeune étrangère; leurs accents étaient ceux de la tendresse et de l'amour. Elles l'exhortaient à se rassurer, et à ne rien craindre pour son bonheur à venir. Un chasseur serait son compagnon, qui saurait pourvoir à ses moindres besoins; un guerrier veillerait auprès d'elle, qui était en état de la garantir de tous les dangers. Elles lui promirent que son voyage serait paisible et son fardeau léger; elles l'avertirent de ne pas s'abandonner à des regrets inutiles pour les amis de son enfance et pour les lieux où ses pères avaient demeuré, l'assurant que les bois bienheureux où les Lenapes chassaient après leur mort contenaient des vallées aussi riantes, des sources aussi limpides, des fleurs aussi belles que le ciel des blancs. Elles lui recommandèrent d'être attentive aux besoins de son compagnon, et de ne jamais oublier la distinction que le Manitou avait si sagement établie entre eux.

Alors s'animant tout à coup, elles se réunirent pour chanter les qualités du Mohican. Il était noble, brave et généreux, tout ce qui convenait à un guerrier, tout ce qu'une jeune fille pouvait aimer. Revêtant leurs idées des images les plus subtiles et les plus éloignées, elles firent entendre que, dans les courts instants qu'il avait passés auprès d'elle, elles avaient découvert avec l'instinct de leur sexe la pente naturelle de ses inclinations. Les filles delawares étaient sans attraits pour lui. Il était d'une race qui avait autrefois été Sagamore, sur les bords du lac salé, et ses affections s'étaient reportées sur un peuple qui demeurait au milieu des tombeaux de ses ancêtres. Cette prédilection d'ailleurs ne s'expliquait-elle pas assez? Tous les yeux pouvaient voir que la jeune fille blanche était d'un sang plus pur que le reste de sa nation. Sa conduite avait prouvé qu'elle était capable de braver les fatigues et les dangers d'une vie passée au milieu des bois; et maintenant, ajoutèrent-elles, le grand Esprit l'a transportée dans un lieu où elle sera éternellement heureuse.

Changeant alors de voix et de sujet, elles firent allusion à la compagne de Cora, qui se lamentait dans l'habitation voisine. Elles comparèrent son caractère doux et sensible aux flocons de neige purs et sans tache qui se fondent aussi facilement aux rayons du soleil qu'ils se sont gelés pendant le froid hiver. Elles ne doutaient pas qu'Alice ne possédât toutes les affections du jeune chef blanc, dont la douleur sympathisait si bien avec la sienne; mais quoiqu'elles se gardassent bien de l'exprimer, on voyait qu'elles ne la croyaient pas douée des grandes qualités qui distinguaient Cora. Elles comparaient les boucles de cheveux d'Alice aux tendrons de la vigne, son oeil à la voûte azurée, et son teint à un nuage éclatant de blancheur embelli des rayons du soleil levant.

Pendant ces chants tristes et doux, le silence le plus profond régnait dans l'assemblée, et il n'était interrompu de temps en temps que lorsque les assistants ne pouvaient plus résister à la violence de leur douleur. Les Delawares écoutaient avec la même attention que s'ils eussent été sous l'influence d'un charme, et on lisait sur leurs physionomies expressives les émotions vives et sympathiques qu'ils ressentaient. David lui-même trouvait une sorte de soulagement en entendant ces voix si douces; et longtemps après que les chants eurent cessé, ses regards vifs et brillants attestaient l'impression qu'ils avaient faite sur son âme.

Le chasseur, qui seul de tous les blancs comprenait la langue des Delawares, releva un peu la tête pour ne rien perdre des chants des jeunes filles; mais quand elles vinrent à parler de la vie qu'Uncas et Cora mèneraient dans les bois bienheureux, il secoua la tête comme un homme qui connaissait l'erreur de leur simple croyance, et il la laissa retomber jusqu'à ce que la lugubre cérémonie fût terminée. Heureusement pour Heyward et Munro ils ne comprenaient pas le sens des paroles sauvages qui frappaient leurs oreilles et qui auraient renouvelé leur douleur.

Chingachgook seul faisait exception au vif intérêt témoigné par les Delawares; son regard fixe ne s'était point détourné une seule fois, et même dans les moments les plus pathétiques des lamentations, aucun muscle de ses traits n'avait trahi la moindre émotion. Les restes froids et insensibles de son fils étaient tout pour lui, et hors celui de la vue, tous ses sens paraissaient glacés; il ne semblait plus vivre que pour contempler ces traits qu'il avait tant aimés, et qui bientôt lui seraient enlevés pour toujours.

En ce moment des obsèques funéraires, un homme d'une contenance grave et sévère, guerrier renommé pour ses faits d'armes, et particulièrement pour les services qu'il avait rendus dans le dernier combat, s'avança lentement du milieu de la foule, et se plaça près des restes d'Uncas.

— Pourquoi nous as-tu quittés, orgueil du Wapanachki? dit-il en s'adressant au jeune guerrier, comme si ses restes inanimés pouvaient l'entendre encore; ta vie n'a duré qu'un instant, mais ta gloire a été plus brillante que les feux du soleil; tu es parti, jeune vainqueur; mais cent Wyandots t'ont devancé dans le sentier qui mène au monde des Esprits, et t'ont frayé le passage au milieu des ronces. Quel est celui qui, t'ayant vu au milieu d'une bataille, aurait pu croire que tu pouvais mourir? Qui, avant toi, avait jamais montré à Utsawa le chemin du combat? Tes pieds ressemblaient aux ailes de l'aigle, ton bras était plus pesant que les hautes branches qui tombent du sommet du pin, et ta voix était comme celle du Manitou lorsqu'il parle du sein des nuages. Les paroles d'Utsawa sont bien faibles, ajouta-t-il tristement, et son coeur est percé de douleur; orgueil du Wapanachki, pourquoi nous as-tu quittés?

À Utsawa succédèrent plusieurs autres guerriers, jusqu'à ce que tous les premiers chefs de la nation eussent payé leur tribut de louanges à la mémoire de leur frère d'armes; ensuite le plus profond silence recommença à régner.

En ce moment on entendit un murmure sourd et léger comme celui d'une musique éloignée. Les sons en étaient si incertains qu'à peine on les saisissait et qu'il était difficile de dire précisément d'où ils sortaient. Cependant ils devenaient de moment en moment plus élevés et plus sonores; on distingua bientôt des plaintes, des exclamations de douleur, et enfin quelques phrases entrecoupées. Les lèvres tremblantes de Chingachgook annonçaient que c'était lui qui avait voulu joindre les accents de sa voix aux honneurs qu'on rendait à son fils. Tous les regards s'étaient baissés par respect pour la douleur paternelle qui cherchait en vain à s'exhaler; aucun signe ne trahissait l'émotion qu'éprouvaient les Delawares, mais on lisait sur toutes les physionomies et jusque dans leur attitude qu'ils écoutaient avec une avidité et une force d'attention que jusqu'alors Tamenund avait seul commandées.

Mais ils écoutaient en vain: les sons s'affaiblirent, devinrent tremblants, inintelligibles, et s'éteignirent enfin tout à fait, comme les accords fugitifs d'une musique qui s'éloigne et dont le vent emporte les derniers sons. Les lèvres du Sagamore se refermèrent, ses yeux se fixèrent de nouveau sur Uncas. Ses muscles contractés ne faisaient aucun mouvement, et on eût dit une créature échappée des mains du Tout-Puissant avant d'en avoir reçu une âme. Les Delawares, voyant que leur ami n'était pas encore suffisamment préparé à soutenir un effort si pénible, résolurent d'accorder encore quelques moments à ce malheureux père, et avec un instinct de délicatesse qui leur était naturel, ils parurent prêter toute leur attention aux obsèques de la jeune étrangère.

Un des chefs les plus anciens de la tribu donna le signal aux femmes qui étaient groupées le plus près de l'endroit où reposait le corps de Cora. À l'instant les jeunes filles élevèrent la litière, et marchèrent d'un pas lent et régulier en chantant d'un ton doux et bas les louanges de leur compagne. La Gamme, qui avait suivi d'un oeil attentif des cérémonies qu'il trouvait si païennes, se pencha alors sur l'épaule de son ami, et lui dit à voix basse:

— Ils emportent les restes de votre enfant, ne les suivrons-nous pas? ne prononcerons-nous pas au moins sur sa tombe quelques paroles chrétiennes?

Munro tressaillit comme si le son de la trompette dernière eût retenti à son oreille, et jetant autour de lui un regard inquiet et désolé, il se leva, et suivit le simple cortège avec le maintien d'un soldat, mais le coeur d'un père accablé sous le poids du malheur. Ses amis l'entourèrent, pénétrés aussi de douleur, et le jeune officier français lui-même paraissait profondément touché de la mort violente et prématurée d'une femme si aimable. Mais lorsque les dernières femmes de la tribu eurent pris les places qui leur étaient assignées dans le cortège funèbre, les hommes des Lenapes rétrécirent leur cercle, et se groupèrent de nouveau autour d'Uncas, aussi immobiles, aussi silencieux qu'auparavant.

L'endroit fixé pour la sépulture de Cora était une petite colline, où un bouquet de pins jeunes et vigoureux avait pris racine et formait une ombre lugubre et convenable pour un tombeau. En y arrivant, les jeunes filles déposèrent leur fardeau, et avec la patience caractéristique des Indiennes, et la timidité de leur âge, elles attendirent qu'un des amis de Cora leur donnât l'encouragement d'usage. Enfin le chasseur, qui seul était au fait de leurs cérémonies, leur dit en langue delaware:

— Ce que mes filles ont fait est bien, et les hommes blancs les en remercient.

Satisfaites de ce témoignage d'approbation, les jeunes filles déposèrent le corps de Cora dans une espèce de bière faite d'écorce de bouleau avec beaucoup d'adresse, et même avec une certaine élégance, et elles la descendirent ensuite dans son obscure et dernière demeure. La cérémonie ordinaire de couvrir la terre fraîchement remuée avec des feuilles et des branchages fut accomplie avec les mêmes formes simples et silencieuses. Lorsqu'elles eurent rempli ce dernier et triste devoir, les jeunes filles s'arrêtèrent, ne sachant si elles devaient continuer à procéder suivant les rites de leur tribu; alors le chasseur prit de nouveau la parole:

— Mes jeunes femmes en ont fait assez, dit-il; l'esprit d'un blanc n'a besoin ni de vêtements ni de nourriture. Mais, ajouta-t- il en jetant les yeux sur David qui venait d'ouvrir son livre et se disposait à entonner un chant sacré, je vais laisser parler celui qui connaît mieux que moi les usages des chrétiens.

Les femmes se retirèrent modestement de côté, et après avoir joué le premier rôle dans cette triste scène, elles en devinrent les simples et attentives spectatrices. Pendant tout le temps que durèrent les pieuses prières de David, il ne leur échappa ni un regard de surprise ni un signe d'impatience. Elles écoutaient comme si elles avaient compris les mots qu'il prononçait, et paraissaient aussi émues que si elles eussent ressenti la douleur, l'espérance et la résignation qu'ils étaient faits pour inspirer.

Excité par le spectacle dont il venait d'être témoin, et peut-être aussi par l'émotion secrète qu'il éprouvait, le maître de chant se surpassa lui-même. Sa voix pleine et sonore, retentissant après les accents plaintifs des jeunes filles, ne perdait rien à la comparaison; et ses chants, plus régulièrement cadencés, avaient de plus le mérite d'être intelligibles pour ceux auxquels il s'adressait particulièrement. Il finit le psaume comme il l'avait commencé, au milieu d'un silence grave et solennel.

Lorsqu'il eut fini le dernier verset, les regards inquiets et craintifs de l'assemblée, la contrainte encore plus grande que chacun s'imposait pour ne pas faire le plus léger bruit, annoncèrent qu'on s'attendait que le père de la jeune victime allait prendre la parole. Munro parut s'apercevoir en effet que le moment était venu pour lui de faire ce qui peut être regardé comme le plus grand effort dont la nature humaine soit capable. Il découvrit ses cheveux blancs, et prenant un maintien ferme et composé, il regarda la foule immobile dont il était entouré. Alors faisant signe au chasseur d'écouter, il s'exprima ainsi:

— Dites à ces jeunes filles qui montrent tant de douceur et de bonté, qu'un vieillard défaillant dont le coeur est brisé les remercie du fond du coeur. Dites-leur que l'Être que nous adorons tous leur tiendra compte de leur charité, et qu'il viendra un jour où nous pourrons nous trouver réunis autour de son trône, sans distinction de sexe, de rang ni de couleur.

Le chasseur écouta attentivement le vieillard, qui prononça ces mots d'une voix tremblante. Lorsqu'il eut fini, il branla la tête comme pour faire entendre qu'il doutait de leur efficacité.

— Leur tenir ce langage, répondit-il, ce serait leur dire que la neige ne tombe point dans l'hiver, ou que le soleil ne brille jamais avec plus de force que lorsque les arbres sont dépouillés de leurs feuilles.

Alors, se tournant du côté des hommes, il leur exprima la reconnaissance de Munro dans les termes qu'il crut le mieux appropriés à l'intelligence de ses auditeurs. La tête du vieillard était déjà retombée sur sa poitrine, et il se livrait de nouveau à sa morne douleur, lorsque le jeune Français dont nous avons déjà parlé, se hasarda à lui toucher légèrement l'épaule. Dès qu'il eut attiré l'attention du père infortuné, il lui fit remarquer un groupe de jeunes Indiens qui s'approchaient, portant une litière entièrement fermée; et ensuite, par un geste expressif, il lui montra le soleil.

— Je vous comprends, Monsieur, répondit Munro en s'efforçant de parler d'une voix ferme, je vous comprends. C'est la volonté du ciel, et je m'y soumets. Cora, mon enfant, si la bénédiction d'un père au désespoir peut parvenir encore jusqu'à toi, reçois-la avec mes ferventes prières! Allons, Messieurs, ajouta-t-il en regardant autour de lui d'un air calme en apparence, quoique la douleur dont il était navré fût trop violente pour pouvoir être cachée entièrement, nous n'avons plus rien à faire ici; partons.

Heyward obéit sans peine à un ordre qui lui faisait quitter un lieu où à chaque instant il sentait son courage prêt à l'abandonner. Cependant, tandis que ses compagnons montaient à cheval, il trouva le temps de serrer la main du chasseur, et de lui rappeler la promesse qu'il lui avait faite de venir le rejoindre dans les rangs de l'armée anglaise. Alors se mettant en selle, il alla se mettre à côté de la litière; les sanglots étouffés qui en sortaient annonçaient seuls la présence d'Alice. Tous les blancs, Munro à leur tête, suivi d'Heyward et de David, plongés dans un morne abattement, s'éloignèrent de ce lieu de douleur, à l'exception d'OEil-de-Faucon, et ils disparurent bientôt dans les profondeurs de la forêt.

La sympathie que les mêmes infortunes avaient établie entre les simples habitants de ces bois et les étrangers qui les avaient visités ne s'éteignit pas si aisément. Pendant bien des années, l'histoire de la jeune fille blanche et du jeune guerrier des Mohicans charma les longues soirées, et entretint dans le coeur des jeunes Delawares la soif de la vengeance contre leurs ennemis naturels.

Les acteurs qui avaient joué un rôle secondaire dans ces événements ne furent pas non plus oubliés. Par l'intermédiaire du chasseur, qui pendant longtemps encore servit en quelque sorte de point de communication entre la civilisation et la vie sauvage, les Delawares apprirent que le vieillard aux cheveux blancs n'avait pas tardé à aller rejoindre ses pères, succombant, à ce qu'on croyait généralement, aux fatigues prolongées de l'état militaire, mais plus probablement à l'excès de sa douleur, et que la Main-Ouverte avait emmené la seconde fille du bon vieillard bien loin dans les habitations des blancs, où ses larmes, après avoir coulé bien longtemps, avaient enfin fait place au sourire du bonheur, beaucoup plus en harmonie avec son caractère. Mais ces événements sont postérieurs à l'époque qu'embrasse notre histoire. Après avoir vu partir tous ceux de sa couleur, OEil-de-Faucon revint vers le lieu qui lui rappelait de si tristes souvenirs. Les Delawares commençaient déjà à revêtir Uncas de ses derniers vêtements de peaux. Ils s'arrêtèrent un moment pour permettre au chasseur de jeter un long regard sur son jeune ami, et de lui dire un dernier adieu. Le corps fut ensuite enveloppé pour ne plus jamais être découvert. Alors commença une procession solennelle comme pour Cora, et toute la nation se réunit autour du tombeau provisoire du jeune chef, provisoire, car il était convenable qu'un jour ses ossements reposassent au milieu de ceux de son peuple.

Le mouvement de la foule avait été simultané et général. Elle montra autour de la tombe la même douleur, la même gravité, le même silence que nous avons déjà eu l'occasion de décrire. Le corps fut déposé dans l'attitude du repos, le visage tourné vers le soleil levant; ses instruments de guerre, ses armes pour la chasse étaient à ses côtés; tout était préparé pour le grand voyage. Une ouverture avait été pratiquée dans l'espèce de bière qui renfermait le corps, pour que l'esprit pût communiquer avec ces dépouilles terrestres, lorsqu'il en serait temps; et les Delawares, avec cette industrie qui leur est propre, prirent les précautions d'usage pour le mettre à l'abri des ravages des oiseaux de proie.

Ces arrangements étant terminés, l'attention générale se porta de nouveau sur Chingachgook. Il n'avait pas encore parlé, et l'on attendait quelques paroles de consolation, quelques avis salutaires de la bouche d'un chef aussi renommée, dans une circonstance aussi solennelle. Devinant les désirs du peuple, le malheureux père leva la tête qu'il avait laissé retomber sur la poitrine, et promena un regard calme et tranquille sur l'assemblée. Ses lèvres s'ouvrirent alors, et pour la première fois, depuis le commencement de cette longue cérémonie, il prononça des paroles distinctement articulées:

— Pourquoi mes frères sont-ils dans la tristesse? dit-il en regardant l'air abattu des guerriers qui l'entouraient; pourquoi mes filles pleurent-elles? Parce qu'un jeune guerrier est allé chasser dans les bois bienheureux! parce qu'un chef a fourni sa carrière avec honneur! Il était bon; il était soumis; il était brave. Le Manitou avait besoin d'un pareil guerrier, et il l'a appelé à lui. Pour moi, je ne suis plus qu'un tronc desséché que les blancs ont dépouillé de ses racines et de ses rameaux. Ma race a disparu des bords du lac salé et du milieu des rochers des Delawares; mais qui peut dire quel serpent de sa tribu a oublié sa sagesse! Je suis seul…

— Non, non, s'écria OEil-de-Faucon qui jusque-là s'était contenu en tenant les yeux fixés sur les traits rigides de son ami, mais dont la philosophie ne put durer plus longtemps; non, Sagamore, vous n'êtes pas seul. Notre couleur peut être différente, mais Dieu nous a placés dans la même route pour que nous fissions ensemble le voyage. Je n'ai pas de parents, et je puis aussi dire, comme vous, pas de peuple. Uncas était votre fils, c'était une Peau-Rouge; le même sang coulait dans vos veines; mais si jamais j'oublie le jeune homme qui a si souvent combattu à mes côtés en temps de guerre, et reposé auprès de moi en temps de paix, puisse celui qui nous a tous créés, quelle que soit notre couleur, m'oublier aussi au dernier jour! L'enfant nous a quittés pour quelque temps; mais, Sagamore, vous n'êtes pas seul!

Chingachgook saisit la main que dans l'excès de son émotion OEil- de-Faucon lui avait tendue au-dessus de la terre fraîchement remuée, et ces deux fiers et intrépides chasseurs inclinèrent en même temps la tête sur la tombe, tandis que de grosses larmes s'échappant de leurs yeux arrosaient la terre où reposaient les restes d'Uncas.

Au milieu du silence imposant qui s'était établi à la vue de cette scène attendrissante, Tamenund éleva la voix pour disperser la multitude:

— C'est assez, dit-il. Allez, enfants des Lenapes; la colère du Manitou n'est pas apaisée. Pourquoi Tamenund attendrait-il encore? Les blancs sont maîtres de la terre, et l'heure des Peaux-Rouges n'est pas encore arrivée. Le jour de ma vie a trop duré. Le matin j'ai vu les fils d'Unamis forts et heureux; et cependant, avant que la nuit soit venue, j'ai vécu pour voir le dernier guerrier de l'antique race des MOHICANS!

[1] Scout. [2] Hunter (Voyez Les Pionniers.) [3] Trapper (Voyez La Prairie.) [4] Bien que cette préface soit supprimée dans la dernière édition, nous avons cru qu'elle valait la peine d'être conservée, comme renfermant des éclaircissements qui ne se rencontrent pas dans l'Introduction nouvelle. [5] Le révérend Heckewelder pourrait être appelé le Las Casas de l'Amérique du Nord. Ses écrits sur les Indiens, auxquels nous emprunterons plus d'une note, ont été consignés dans les Transactions philosophiques américaines, année 1819. [6] Comme chaque tribu indienne a son langage ou son dialecte, elles donnent ordinairement différents noms aux mêmes lieux, quoique presque tous leurs termes soient descriptifs. Ainsi la traduction littérale du nom de cette belle pièce d'eau adopté par la tribu qui habite ces rivages, est « La Queue du Lac ». Le lac Georges, comme on l'appelait vulgairement, et comme il est maintenant légalement appelé, forme une espèce de queue au lac Champlain, lorsqu'on le regarde sur la carte. De là vient le nom. [7] Ce jeune Virginien était Washington lui-même, alors colonel d'un régiment de troupes provinciales ; le général dont il est ici question est le malheureux Braddock, qui fut tué et perdit par sa présomption la moitié de son armée. La réputation militaire de Washington date de cette époque : il conduisit habilement la retraite et sauva le reste des troupes. Cet événement eut lieu en 1755. Washington était né en 1732 ; il n'avait donc que vingt-trois ans. Suivant une tradition populaire, un chef sauvage prédit que le jeune Virginien ne serait jamais tué dans une bataille ; il avait même vainement tiré sur lui plusieurs fois, et son adresse était cependant remarquable ; mais Washington fut le seul officier à cheval de l'armée américaine qui ne fut pas blessé ou tué dans cette déroute. [8] Washington, qui avertit plus tard, mais inutilement, le général européen de la position dangereuse dans laquelle il se plaçait sans nécessité, sauva le reste de l'armée anglaise, dans cette occasion, par sa décision et son courage. La réputation que s'acquit Washington dans cette bataille fut la principale cause du choix que l'on fit de lui plus tard pour commander les armées américaines. Une circonstance digne de remarque, c'est que, tandis que toute l'Amérique retentissait de la gloire dont il venait de se couvrir, son nom ne fut inscrit dans aucun bulletin d'Europe sur cette bataille. C'est de cette manière que la mère patrie cachait même la gloire des Américains, pour obéir à son système d'oppression. [9] Les nouvelles levées. [10] Un tomahawk est une petite hache. Avant l'arrivée des colons européens, les tomahawks étaient faits avec des pierres ; aujourd'hui les blancs les fabriquent eux- mêmes avec du fer, et les vendent aux sauvages. Il y a deux espèces de tomahawks, le tomahawk à pipe et le tomahawk sans pipe. Le premier ne peut être lancé, la tête de la hache formant un fourneau de pipe, et le manche un tuyau : c'est le second que les sauvages manient et jettent avec une adresse remarquable comme le dgerid des Maures. [11] Il exista pendant longtemps une confédération parmi les tribus indiennes occupant le nord-ouest de la colonie de New-York, qui fut d'abord désignée sous le nom des Cinq Nations. Plus tard, elle admit une autre tribu, et prit le titre des Six Nations. La confédération première était composée des Mohawks, des Oncidas, des Sénécas, des Cayugas, et des Onondagas. La sixième tribu s'appelait Tuscaroras. Il y a des restes de tous ces peuples encore existants sur des territoires qui leur sont assignés par le gouvernement, mais ils disparaissent tous les jours, soit par la mort, soit parce qu'ils se transportent au milieu de scènes plus en rapport avec leurs habitudes. Sous peu, il ne restera plus rien, que leur nom, de ces peuples extraordinaires, dans les régions où leurs pères ont vécu pendant des siècles. L'État de New-York a des comtés qui portent leurs noms, excepté celui des Mohawks et celui des Tuscaroras ; mais une des rivières principales de cet État s'appelle La Mohawk. [12] Narrangaset. Dans l'État de Rhode-lsland il y a une baie appelée Narrangaset, portant le nom d'une puissante tribu qui habitait autrefois ces rivages. Ce pays abondait autrefois en chevaux bien connus en Amérique sous le nom de Narrangaset. Ils étaient petits et d'une couleur appelée ordinairement sorrel (alezan, saure) en Amérique. Ils se distinguaient par leur pas. Les chevaux de cette race étaient et sont encore recherchés comme chevaux de selle, à cause de leur sobriété et de l'aisance de leur allure. Comme ils ont aussi le pied très sûr, les narrangasets étaient généralement recherchés pour servir de monture aux femmes qui étaient obligées de voyager parmi les racines et les trous des nouveaux-pays. [13] Le personnage de David n'a pas été, selon l'auteur, bien compris en Europe. C'est le type d'une classe d'hommes particulière aux États-Unis. M. Fenimore Cooper se rappelle avoir vu lui-même le temps où le chant des psaumes était une des récréations favorites de la société américaine ; aussi n'a-t-il prétendu jeter sur ce personnage qu'une teinte très légère d'ironie. [14] Les guerriers de l'Amérique du Nord se rasaient les cheveux et ne conservaient qu'une petite touffe sur le sommet de la tête, afin que leurs ennemis pussent s'en servir en arrachant le scalp au moment de leur chute. Le scalp était le seul trophée admissible de la victoire ; aussi il était plus important d'obtenir le scalp d'un guerrier que de le tuer. Quelques tribus attachaient une grande importance à l'honneur de frapper un corps mort. Ces pratiques ont presque entièrement disparu parmi les Indiens des États de l'Atlantique. [15] Le lecteur doit excuser l'introduction du mot scalper. Il se présentera trop souvent pour y suppléer par une périphrase. [16] Hunting-shirt, espèce de blouse de chasse. C'est un vêtement pittoresque, court et orné de franges et de glands. Les couleurs ont la prétention d'imiter les nuances du feuillage, afin de cacher le chasseur aux yeux de sa proie. Plusieurs corps des milices américaines ont été habillés ainsi, et cet uniforme est un des plus remarquables des temps modernes. La blouse de chasse est souvent blanche. [17] Ou mocassine, espèce de chaussure. [18] Le fusil de l'armée est toujours court, celui du chasseur est long. [19] Mississipi. Le chasseur fait allusion à une tradition qui est très populaire parmi les États de l'Atlantique ; on déduit de cette circonstance une nouvelle preuve de leur origine asiatique, quoiqu'une grande incertitude règne dans l'histoire des Indiens. [20] Les Indiens enterraient un tomahawk pour exprimer que la guerre était finie. [21] L'eau-de-vie. [22] Le wampum est la monnaie des sauvages de l'Amérique septentrionale : ils composent le wampum arec des coquillages d'une certaine espèce qu'ils unissent eu forme de chapelets, de ceintures, etc. ; cette monnaie se mesure au lieu de se compter. Des présents de wampum précèdent tous les traités de paix et d'amitié. [23] Cette scène se passait au 42° degré de latitude, où le crépuscule ne dure jamais longtemps. [24] Le wigwam est la tente des sauvages, et signifie aussi le camp ou le village d'une tribu, etc. [25] Le lecteur se rappellera que New-York était originairement une colonie hollandaise. [26] Castles. Les principaux villages des Indiens sont encore appelés châteaux (castles) par les blancs de New- York. Oneida-Castle n'est plus qu'un hameau a moitié ruiné ; cependant ce nom lui est encore conservé. [27] Relish. Dans le langage vulgaire, l'assaisonnement d'un plat est appelé par les Américains relish, et l'on semble attacher plus d'importance à l'assaisonnement qu'au met principal. Ces termes provinciaux sont souvent placés dans la bouche des acteurs, suivant leur condition. La plupart de ces termes sont d'un usage local, et d'autres sont tout à fait particuliers à la classe d'hommes à laquelle le personnage appartient. Dans le cas présent le chasseur se sert de ce mot sans faire positivement allusion au sel dont la société était abondamment pourvue. [28] Il y a ici un jeu de mots qu'il faut désespérer de traduire. L'acajou se dit en anglais mahogany : OEil-de- Faucon le prononce my hog-Guinca, ce qui veut dire mon cochon de Guinée, et il ajoute que le sassafras a une odeur bien supérieure à celle du cochon de Guinée et de tous les cochons du monde. C'est un calembour sauvage qui ne ferait peut-être pas fortune à Paris ; mais il est intraduisible. [29] Les chutes du Glenn sont sur l'Hudson, à environ quarante ou cinquante milles au-dessus de la tête de la marée, c'est-à-dire au lieu où la rivière devient navigable pour des sloops. La description de cette pittoresque et remarquable petite cataracte est suffisamment correcte, quoique l'application de l'eau aux usages de la vie civilisée ait matériellement altéré ses beautés. L'île rocheuse et les deux cavernes sont bien connues des voyageurs, et la première supporte maintenant la pile d'un pont qui est jeté sur la rivière, immédiatement au-dessus de la chute. Pour expliquer le goût d'OEil-de-Faucon, on doit se rappeler que les hommes prisent le plus ce dont ils jouissent le moins. Ainsi, dans un nouveau pays, les bois et autres beautés naturelles, que dans l'ancien monde on conserverait à tout prix, sont détruits simplement dans la vue d'améliorer (improving), comme on dit aujourd'hui. [30] Le sens des mots indiens se détermine principalement par le ton avec lequel ils sont prononcés. [31] On connaît l'aptitude de ces oiseaux à imiter la voix et le chant des autres. [32] Il faut observer qu'OEil-de-Faucon donne différents noms à ses ennemis. Mingo et Maqua sont des termes de mépris, et Iroquois est un nom donné par les Français. Les Indiens font rarement usage du même nom lorsque différentes tribus parlent les unes des autres. [33] C'est une particularité de la psalmodie américaine, que les airs sont distingués les uns des autres par des noms de villes ou de provinces, etc., comme Danemark, Lorraine, île de Wight, et ces trois derniers sont les plus estimés. [34] Le français. [35] Il a longtemps été d'usage parmi les blancs qui voulaient se concilier les Indiens les plus importants, de leur donner des médailles pour porter à la place de leurs grossiers ornements. Celles qui sont données par les Anglais ont pour émpreinte l'image du roi régnant, et celles qui sont données par les Américains, l'image du président. [36] Nom que les Indiens donnent à leurs femmes. [37] Les tentes. [38] Plusieurs des animaux des forêts de l'Amérique s'arrêtent dans les lieux où se trouvent des sources d'eau salée. On les appelle licks ou salt-licks ; dans le langage du pays cela signifie que le quadrupède est suvent obligé de lécher (to licks) la terre afin d'en obtenir les particules salées. Ces licks sont d'un grand secours aux chasseurs, parce qu'elles mettent sur la piste du gibier, qui se tient souvent dans les environs. [39] Cette scène se passe dans le lieu où l'on a bâti depuis le village de Balliston, une des principales eaux thermales de l'Amérique. [40] Il y a quelques années, l'auteur chassait dans les environs des ruines du fort Oswego, élevé sur le territoire du lac Ontario. Il faisait la chasse aux daims dans une forêt qui s'étendait presque sans interruption l'espace de cinquante milles ; il aperçut tout d'un coup six ou huit échelles étendues dans le bois à peu de distance les unes des autres ; elles étaient grossièrement faites et en très mauvais état ; surpris de voir de tels objets dans un pareil lieu, il eut recours, pour en avoir l'explication, à un vieillard qui demeurait dans les environs.

» - Pendant la guerre de 1776, le fort Oswego était occupé par les Anglais ; une expédition fut envoyée à travers deux cents milles de la forêt pour surprendre le fort. Il paraît qu'en arrivant au lieu où les échelles étaient déposées, les Américains apprirent qu'ils étaient attendus et en grand danger d'être coupés. Ils jetèrent leurs échelles et firent une rapide retraite. Ces échelles étaient restées pendant cinquante ans dans le lieu où elles avaient été ainsi déposées. » [41] On donne encore le titre de Patron au général Van Nenpelen, qui est propriétaire d'un immense domaine dans le voisinage d'Albany. À New-York, ce propriétaire est généralement connu comme le Patron par excellence. [42] Le baron Dieskau, Allemand au service de France. Quelques années avant l'époque de cette histoire, cet officier fut défait par sir William Johnson, de Johnstown (État de New-York), sur les terres du lac George. [43] L'auteur a mis en français les interpellations des sentinelles françaises et les réponses de Duncan, lorsqu'elles sont faites en français. Nous avons conservé les phrases telles qu'elles ont été écrites par l'auteur. [44] On a creusé plus de trois cents lieues de canaux dans les États-Unis depuis dix ans, et ils sont dus à la première entreprise d'un administrateur, M. Clinton, gouverneur de l'État de New-York en 1828. [45] Le plan de M. Clinton ne pouvait en effet être justifié que par le succès ; il l'a été : il s'agissait de joindre par un canal les grands lacs à l'Océan atlantique. Cette entreprise gi-gantesque a été exécutée en huit ans, et n'a coûté que 50, 000, 000 fr. [46] Mot équivalent de celui de - Français - dans la bouche d'un Anglais. [47] Ordre de chevalerie écossais. [48] Devise de cet ordre : Personne impunément n'oserait m'attaquer. [49] Petite embarcation légère à voiles ou à rames, longue de 6 à 7 m, relevée à chaque extrémité. [50] Finale de prières (psaumes, hymnes, collectes, canon de la messe, etc.) à la louange de la Trinité. [51] Le nombre des combattants qui périrent dans cette malheureuse affaire varie depuis cinq jusqu'à quinze cents. [52] Ligne de défense matérialisée par une tranchée avec palissades ou parapets, établie par l'assiégeant d'une place pour se protéger contre les attaques extérieures et couper à la place assiégée toute communication. [53] Vent du nord, et plus généralement, tout vent violent, froid et orageux. [54] Homme de rien, sot, importun. [55] Petit objet de peu de valeur. [56] Les talents de l'oiseau-moqueur d'Amérique sont généralement connus ; mais le véritable oiseau-moqueur ne se trouve pas aussi loin vers le nord que l'État de New- York, où il a cependant deux substituts de mérite inférieur : le cat-bird (oiseau-chat, ainsi nommé parce qu'il imite le miaulement d'un petit chat), souvent cité par le chasseur, et l'oiseau vulgairement nommé groum-thresher. Ces deux derniers oiseaux sont supérieurs au rossignol et à l'alouette, quoique en général les oiseaux d'Amérique ne soient pas aussi harmonieux que les oiseaux d'Europe. [57] Les beautés du lac George sont bien connues de tout voyageur américain ; relativement à la hauteur des montagnes qui l'entourent et à ses accessoires, il est inférieur aux plus beaux lacs de la Suisse et de l'Italie. Dans ses contours et la pureté de son eau, il est leur égal ; dans le nombre et la disposition de ses îles et de ses îlots, il est de beaucoup au-dessus d'eux tous. On assure qu'il y a quelques centaines de ces îles sur une pièce d'eau qui a moins de trente milles de longueur. Les canaux naturels qui unissent ce qu'on peut appeler en effet deux lacs, sont couverts d'îles qui n'ont quelquefois entre elles que quelques pieds de distance. Le lac lui-même varie, dans sa largeur, de un a trois milles. L'État de New-York est remarquable par le nombre et la beauté de ses lacs ; une de ses frontières repose sur la vaste étendue du lac Ontario, tandis que le lac Champlain s'étend presque pendant cent milles le long d'un autre. Onéida, Cayuga, Canandaigua, Seneca et George sont des lacs de trente milles de longueur ; ceux d'une plus petite proportion sont innombrables. Sur la plupart de ces lacs il y a maintenant de superbes villages, et on y voyage très souvent sur des bateaux a vapeur. [58] Nom d'un lac dans l'État de New-York. [59] Ce nom est moins connu en France que celui de mammouth : il est employé par les naturalistes du nord de l'Europe et de l'Amérique, pour désigner un animal marin monstrueux par la grandeur et par la forme. [60] Les totems forment une espèce de blason. Chaque famille sauvage se supposant descendue de quelque animal, adopte pour ses armoiries la représentation de cette origine bizarre qui peut-être n'est qu'une allégorie. Le tombeau est orné du totem qui a distingué le sauvage pendant sa vie et joué un rôle dans toutes les solennités de son existence aventureuse. [61] C'est le nom local d'une espèce d'émérillon (petit rapace diurne du genre des faucons, que l'on dressait autrefois pour la chasse ) particulière à l'Amérique. [62] Les Yenguis, les Anglais. [63] Balaam, devin que la Bible décrit comme un faux prophète de Péthor en Mésopotamie, fut mandé par Balac, roi des Moabites, pour maudire les Israélites, qui, après avoir traversé le désert venaient envahir ses États. Pendant qu'il se rendait près de ce prince, un ange armé d'une épée nue s'offrit aux yeux de l'Ânesse qui le portait ; celle-ci s'arrêta tout à coup, et, comme Balaam la frappait, l'animal, miraculeusement doué de la parole, lui reprocha sa cruauté ; en même temps, le devin aperçut un ange qui lui défendit, au nom du Seigneur, de maudire les israélites. Balaam, en effet n'osa proférer des imprécations ; tout au contraire il bénit le peuple de Dieu, malgré les instances et la colère de Balac. [64] Ces harangues adressées à des animaux sont fréquentes chez les Indiens ; ils en font aussi souvent à leurs victimes, leur reprochant leur poltronnerie ou louant leur courage, selon qu'elles montrent de la force ou de la faiblesse dans les souffrances. [65] Le suc-ca-tush est un mets composé de maïs et d'autres ingrédients mêlés : ordinairement il n'y entre que du maïs et des fèves. Ce mets est très connu et très estimé des blancs des États-Unis, qui le désignent par le même nom. [66] Les Américains appellent quelquefois leur saint tutélaire Tameny, corruption du nom du célèbre chef que nous introduisons ici. Il y a beaucoup de traditions qui parlent de la réputation et de la puissance de Tamenund. [67] William-Penn était appelé Miquon par les Delawares, et comme il n'usa jamais ni d'injustices ni de violences dans ses relations avec eux, sa réputation de probité est passée en proverbe. L'Américain est justement fier de l'origine de sa nation parce qu'elle est peut-être unique dans l'histoire du monde, mais les Pensylvaniens et les habitants de Jersey ont encore plus de raisons de se glorifier de leurs ancêtres que les habitants d'aucun autre État, puisque aucune injustice n'a été commise par eux envers les premiers propriétaires du sol natal. [68] Allusion à l'opinion de quelques nations sauvages que la terre est placée sur le dos d'une grande tortue. [69] De la Grande Tortue. [70] Guillaume Penn. [71] Un tronc nu et blazed. On dit, dans le langage du pays, d'un arbre qui a été partiellement ou entièrement dépouillé de son écorce, qu'il a été blazed. Ce terme est tout à fait anglais, car on dit, en Angleterre, d'un cheval qui a une marque blanche qu'il est blazed. [72] Les forêts américaines permettent le passage du cheval, parce qu'il y a peu de buissons et de branches pendantes. Le plan d'OEil-de-Faucon est un de ceux qui ont réussi le plus souvent dans les combats entre les blancs et les Indiens. Wayne, dans sa célèbre campagne sur le Miami, reçut le feu de ses ennemis en ligne, et alors ordonnant a ses dragons de tourner autour de ses flancs, les Indiens furent chasses de leur couvert sans avoir le temps de charger leurs armes. Un des principaux chefs qui se trouvait au combat de Miami, assura à l'auteur que les Peaux-Rouges ne pouvaient pas vaincre les guerriers qui portaient « de longs couteaux et des bas de peau » faisant allusion aux dragons avec leurs sabres et leurs bottes. [73] Cette phrase est une expression de mépris adressée à l'ennemi en fuite, et qui n'a aucune liaison avec les paroles qui suivent immédiatement. [74] Il est curieux de comparer ce chant de mort avec le coronach du jeune Duncan dans la Dame du Lac.

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