Le Journal d'une Femme de Chambre
The Project Gutenberg eBook of Le Journal d'une Femme de Chambre
Title: Le Journal d'une Femme de Chambre
Author: Octave Mirbeau
Release date: October 7, 2005 [eBook #16820]
Most recently updated: December 12, 2020
Language: French
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OCTAVE MIRBEAU
LE JOURNAL
D'UNE
FEMME de CHAMBRE
CENT VINGT-QUATRIÈME MILLE
PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, 111915
A
MONSIEUR JULES HURET
Mon cher ami,
En tête de ces pages, j'ai voulu, pour deux raisons très fortes et très précises, inscrire votre nom. D'abord, pour que vous sachiez combien votre nom m'est cher. Ensuite,—je le dis avec un tranquille orgueil,—parce que vous aimerez ce livre. Et ce livre, malgré tous ses défauts, vous l'aimerez, parce que c'est un livre sans hypocrisie, parce que c'est de la vie, et de la vie comme nous la comprenons, vous et moi... J'ai toujours présentes à l'esprit, mon cher Huret, beaucoup des figures, si étrangement humaines, que vous fîtes défiler dans une longue suite d'études sociales et littéraires. Elles me hantent. C'est que nul mieux que vous, et plus profondément que vous, n'a senti, devant les masques humains, cette tristesse et ce comique d'être un homme... Tristesse qui fait rire, comique qui fait pleurer les âmes hautes, puissiez-vous les retrouver ici...
Octave Mirbeau
Mai 1900.
Ce livre que je publie sous ce titre: Le Journal d'une femme de chambre a été véritablement écrit par Mlle Célestine R..., femme de chambre. Une première fois, je fus prié de revoir le manuscrit, de le corriger, d'en récrire quelques parties. Je refusai d'abord, jugeant non sans raison que, tel quel, dans son débraillé, ce journal avait une originalité, une saveur particulière, et que je ne pouvais que le banaliser en «y mettant du mien». Mais Mlle Célestine R... était fort jolie... Elle insista. Je finis par céder, car je suis homme, après tout...
Je confesse que j'ai eu tort. En faisant ce travail qu'elle me demandait, c'est-à-dire en ajoutant, çà et là, quelques accents à ce livre, j'ai bien peur d'en avoir altéré la grâce un peu corrosive, d'en avoir diminué la force triste, et surtout d'avoir remplacé par de la simple littérature ce qu'il y avait dans ces pages d'émotion et de vie...
Ceci dit, pour répondre d'avance aux objections que ne manqueront pas de faire certains critiques graves et savants... et combien nobles!...
O. M.
I
14 septembre.
Aujourd'hui, 14 septembre, à trois heures de l'après-midi, par un temps doux, gris et pluvieux, je suis entrée dans ma nouvelle place. C'est la douzième en deux ans. Bien entendu, je ne parle pas des places que j'ai faites durant les années précédentes. Il me serait impossible de les compter. Ah! je puis me vanter que j'en ai vu des intérieurs et des visages, et de sales âmes... Et ça n'est pas fini... A la façon, vraiment extraordinaire, vertigineuse, dont j'ai roulé, ici et là, successivement, de maisons en bureaux et de bureaux en maisons, du Bois de Boulogne à la Bastille, de l'Observatoire à Montmartre, des Ternes aux Gobelins, partout, sans pouvoir jamais me fixer nulle part, faut-il que les maîtres soient difficiles à servir maintenant!... C'est à ne pas croire.
L'affaire s'est traitée par l'intermédiaire des Petites Annonces du Figaro et sans que je voie Madame. Nous nous sommes écrit des lettres, ç'a été tout: moyen chanceux où l'on a souvent, de part et d'autre, des surprises. Les lettres de Madame sont bien écrites, ça c'est vrai. Mais elles révèlent un caractère tatillon et méticuleux... Ah! il lui en faut des explications et des commentaires, et des pourquoi, et des parce que... Je ne sais si Madame est avare; en tout cas, elle ne se fend guère pour son papier à lettres... Il est acheté au Louvre... Moi qui ne suis pas riche, j'ai plus de coquetterie... J'écris sur du papier parfumé à la peau d'Espagne, du beau papier, tantôt rose, tantôt bleu pâle, que j'ai collectionné chez mes anciennes maîtresses... Il y en a même sur lequel sont gravées des couronnes de comtesse... Ça a dû lui en boucher un coin.
Enfin, me voilà en Normandie, au Mesnil-Roy. La propriété de Madame, qui n'est pas loin du pays, s'appelle le Prieuré... C'est à peu près tout ce que je sais de l'endroit où, désormais, je vais vivre...
Je ne suis pas sans inquiétudes ni sans regrets d'être venue, à la suite d'un coup de tête, m'ensevelir dans ce fond perdu de province. Ce que j'en ai aperçu m'effraie un peu, et je me demande ce qui va encore m'arriver ici... Rien de bon sans doute et, comme d'habitude, des embêtements... Les embêtements, c'est le plus clair de notre bénéfice. Pour une qui réussit, c'est-à-dire pour une qui épouse un brave garçon ou qui se colle avec un vieux, combien sont destinées aux malchances, emportées dans le grand tourbillon de la misère?... Après tout, je n'avais pas le choix; et cela vaut mieux que rien.
Ce n'est pas la première fois que je suis engagée en province. Il y a quatre ans, j'y ai fait une place... Oh! pas longtemps... et dans des circonstances véritablement exceptionnelles... Je me souviens de cette aventure comme si elle était d'hier... Bien que les détails en soient un peu lestes et même horribles, je veux la conter... D'ailleurs, j'avertis charitablement les personnes qui me liront que mon intention, en écrivant ce journal, est de n'employer aucune réticence, pas plus vis-à-vis de moi-même que vis-à-vis des autres. J'entends y mettre au contraire toute la franchise qui est en moi et, quand il le faudra, toute la brutalité qui est dans la vie. Ce n'est pas de ma faute si les âmes, dont on arrache les voiles et qu'on montre à nu, exhalent une si forte odeur de pourriture.
Voici la chose:
J'avais été arrêtée, dans un bureau de placement, par une sorte de grosse gouvernante, pour être femme de chambre chez un certain M. Rabour, en Touraine. Les conditions acceptées, il fut convenu que je prendrais le train, tel jour, à telle heure, pour telle gare; ce qui fut fait selon le programme.
Dès que j'eus remis mon billet au contrôleur, je trouvai, à la sortie, une espèce de cocher à face rubiconde et bourrue, qui m'interpella:
—C'est-y vous qu'êtes la nouvelle femme de chambre de M. Rabour?
—Oui, c'est moi.
—Vous avez une malle?
—Oui, j'ai une malle.
—Donnez-moi votre bulletin de bagages, et attendez-moi là...
Il pénétra sur le quai. Les employés s'empressèrent. Ils l'appelaient «Monsieur Louis» sur un ton d'amical respect. Louis chercha ma malle parmi les colis entassés et la fit porter dans une charrette anglaise, qui stationnait près de la barrière.
—Eh bien... montez-vous?
Je pris place à côté de lui sur la banquette, et nous partîmes.
Le cocher me regardait du coin de l'oeil. Je l'examinais de même. Je vis tout de suite que j'avais affaire à un rustre, à un paysan mal dégrossi, à un domestique pas stylé et qui n'a jamais servi dans les grandes maisons. Cela m'ennuya. Moi, j'aime les belles livrées. Rien ne m'affole comme une culotte de peau blanche, moulant des cuisses nerveuses. Et ce qu'il manquait de chic, ce Louis, sans gants pour conduire, avec un complet trop large de droguet gris bleu, et une casquette plate, en cuir verni, ornée d'un double galon d'or. Non vrai! ils retardent, dans ce patelin-là. Avec cela, un air renfrogné, brutal, mais pas méchant diable au fond. Je connais ces types. Les premiers jours, avec les nouvelles, ils font les malins, et puis après ça s'arrange. Souvent, ça s'arrange mieux qu'on ne voudrait.
Nous restâmes longtemps sans dire un mot. Lui faisait des manières de grand cocher, tenant les guides hautes et jouant du fouet avec des gestes arrondis... Non, ce qu'il était rigolo!... Moi, je prenais des attitudes dignes pour regarder le paysage, qui n'avait rien de particulier; des champs, des arbres, des maisons, comme partout. Il mit son cheval au pas pour monter une côte et, tout à coup, avec un sourire moqueur, il me demanda:
—Avez-vous au moins apporté une bonne provision de bottines?
—Sans doute! dis-je, étonnée de cette question qui ne rimait à rien, et plus encore du ton singulier sur lequel il me l'adressait... Pourquoi me demandez-vous ça?... C'est un peu bête ce que vous me demandez-là, mon gros père, savez?...
Il me poussa du coude légèrement et, glissant sur moi un regard étrange dont je ne pus m'expliquer la double expression d'ironie aiguë et, ma foi, d'obscénité réjouie, il dit en ricanant:
—Avec ça!... Faites celle qui ne sait rien... Farceuse va... sacrée farceuse!
Puis il claqua de la langue, et le cheval reprit son allure rapide.
J'étais intriguée. Qu'est-ce que cela pouvait bien signifier? Peut-être rien du tout... Je pensai que le bonhomme était un peu nigaud, qu'il ne savait point parler aux femmes et qu'il n'avait pas trouvé autre chose pour amener une conversation que, d'ailleurs, je jugeai à propos de ne pas continuer.
La propriété de M. Rabour était assez belle et grande. Une jolie maison, peinte en vert clair, entourée de vastes pelouses fleuries et d'un bois de pins qui embaumait la térébenthine. J'adore la campagne... mais, c'est drôle, elle me rend triste et elle m'endort. J'étais tout abrutie quand j'entrai dans le vestibule où m'attendait la gouvernante, celle-là même qui m'avait engagée au bureau de placement de Paris, Dieu sait après combien de questions indiscrètes sur mes habitudes intimes, mes goûts; ce qui aurait dû me rendre méfiante... Mais on a beau en voir et en supporter de plus en plus fortes chaque fois, ça ne vous instruit pas... La gouvernante ne m'avait pas plu au bureau; ici, instantanément, elle me dégoûta et je lui trouvai l'air répugnant d'une vieille maquerelle. C'était une grosse femme, grosse et courte, courte et soufflée de graisse jaunâtre, avec des bandeaux plats grisonnants, une poitrine énorme et roulante, des mains molles, humides, transparentes comme de la gélatine. Ses yeux gris indiquaient la méchanceté, une méchanceté froide, réfléchie et vicieuse. A la façon tranquille et cruelle dont elle vous regardait, vous fouillait l'âme et la chair, elle vous faisait presque rougir.
Elle me conduisit dans un petit salon et me quitta aussitôt, disant qu'elle allait prévenir Monsieur, que Monsieur voulait me voir avant que je ne commençasse mon service.
—Car Monsieur ne vous a pas vue, ajouta-t-elle. Je vous ai prise, c'est vrai, mais enfin, il faut que vous plaisiez à Monsieur...
J'inspectai la pièce. Elle était tenue avec une propreté et un ordre extrêmes. Les cuivres, les meubles, le parquet, les portes, astiqués à fond, cirés, vernis, reluisaient ainsi que des glaces. Pas de flafla, de tentures lourdes, de choses brodées, comme on en voit dans de certaines maisons de Paris; mais du confortable sérieux, un air de décence riche, de vie provinciale cossue, régulière et calme. Ce qu'on devait s'ennuyer ferme, là-dedans, par exemple!... Mazette!
Monsieur entra. Ah! le drôle de bonhomme, et qu'il m'amusa!... Figurez-vous un petit vieux, tiré à quatre épingles, rasé de frais et tout rose, ainsi qu'une poupée. Très droit, très vif, très ragoûtant, ma foi! il sautillait, en marchant, comme une petite sauterelle dans les prairies. Il me salua et avec infiniment de politesse:
—Comment vous appelez-vous, mon enfant?
—Célestine, Monsieur.
—Célestine... fit-il... Célestine?... Diable!... Joli nom, je ne prétends pas le contraire... mais trop long, mon enfant, beaucoup trop long... Je vous appellerai Marie, si vous le voulez bien... C'est très gentil aussi, et c'est court... Et puis, toutes mes femmes de chambre, je les ai appelées Marie. C'est une habitude à laquelle je serais désolé de renoncer... Je préférerais renoncer à la personne...
Ils ont tous cette bizarre manie de ne jamais vous appeler par votre nom véritable... Je ne m'étonnai pas trop, moi à qui l'on a donné déjà tous les noms de toutes les saintes du calendrier... Il insista:
—Ainsi, cela ne vous déplaît pas que je vous appelle Marie?... C'est bien entendu?...
—Mais oui, Monsieur...
—Jolie fille... bon caractère... Bien, bien!
Il m'avait dit tout cela d'un air enjoué, extrêmement respectueux, et sans me dévisager, sans fouiller d'un regard déshabilleur mon corsage, mes jupes, comme font, en général, les hommes. A peine s'il m'avait regardée. Depuis le moment où il était entré dans le salon, ses yeux restaient obstinément fixés sur mes bottines.
—Vous en avez d'autres?... me demanda-t-il, après un court silence, pendant lequel il me sembla que son regard était devenu étrangement brillant.
—D'autres noms, Monsieur?
—Non, mon enfant, d'autres bottines...
Et il passa, sur ses lèvres, à petits coups, une langue effilée, à la manière des chattes.
Je ne répondis pas tout de suite. Ce mot de bottines, qui me rappelait l'expression de gouaille polissonne du cocher, m'avait interdite. Cela avait donc un sens?... Sur une interrogation plus pressante, je finis par répondre, mais d'une voix un peu rauque et troublée, comme s'il se fût agi de confesser un péché galant:
—Oui, Monsieur, j'en ai d'autres...
—Des vernies?
—Oui, Monsieur.
—De très... très vernies?
—Mais oui, Monsieur.
—Bien... bien... Et en cuir jaune?
—Je n'en ai pas, Monsieur...
—Il faudra en avoir... je vous en donnerai.
—Merci, Monsieur!
—Bien... bien... Tais-toi!
J'avais peur, car il venait de passer dans ses yeux des lueurs troubles... des nuées rouges de spasme... Et des gouttes de sueur roulaient sur son front... Croyant qu'il allait défaillir, je fus sur le point de crier, d'appeler au secours... mais la crise se calma, et, au bout de quelques minutes, il reprit d'une voix apaisée, tandis qu'un peu de salive moussait encore au coin de ses lèvres:
—Ça n'est rien... c'est fini... Comprenez-moi, mon enfant... Je suis un peu maniaque... A mon âge, cela est permis, n'est-ce pas?... Ainsi, tenez, par exemple je ne trouve pas convenable qu'une femme cire ses bottines, à plus forte raison les miennes... Je respecte beaucoup les femmes, Marie, et ne peux souffrir cela... C'est moi qui les cirerai vos bottines, vos petites bottines, vos chères petites bottines... C'est moi qui les entretiendrai... Écoutez bien... Chaque soir, avant de vous coucher, vous porterez vos bottines dans ma chambre... vous les placerez près du lit, sur une petite table, et, tous les matins, en venant ouvrir mes fenêtres... vous les reprendrez.
Et, comme je manifestais un prodigieux étonnement, il ajouta:
—Voyons!... Ça n'est pas énorme, ce que je vous demande là... c'est une chose très naturelle, après tout... Et si vous êtes bien gentille...
Vivement, il tira de sa poche deux louis qu'il me remit.
—Si vous êtes bien gentille, bien obéissante, je vous donnerai souvent des petits cadeaux. La gouvernante vous paiera, tous les mois, vos gages... Mais, moi, Marie, entre nous, souvent, je vous donnerai des petits cadeaux. Et qu'est-ce que je vous demande?... Voyons, ça n'est pas extraordinaire, là... Est-ce donc si extraordinaire, mon Dieu?
Monsieur s'emballait encore. A mesure qu'il parlait, ses paupières battaient, battaient comme des feuilles sous l'orage.
—Pourquoi ne dis-tu rien, Marie?... Dis quelque chose... Pourquoi ne marches-tu pas?... Marche un peu que je les voie remuer... que je les voie vivre... tes petites bottines...
Il s'agenouilla, baisa mes bottines, les pétrit de ses doigts fébriles et caresseurs, les délaça... Et, en les baisant, les pétrissant, les caressant, il disait d'une voix suppliante, d'une voix d'enfant qui pleure:
—Oh! Marie... Marie... tes petites bottines... donne-les moi, tout de suite... tout de suite... tout de suite... Je les veux tout de suite... donne-les moi...
J'étais sans force... La stupéfaction me paralysait... Je ne savais plus si je vivais réellement ou si je rêvais... Des yeux de Monsieur, je ne voyais que deux petits globes blancs, striés de rouge. Et sa bouche était tout entière barbouillée d'une sorte de bave savonneuse...
Enfin, il emporta mes bottines et, durant deux heures, il s'enferma avec elles dans sa chambre...
—Vous plaisez beaucoup à Monsieur, me dit la gouvernante en me montrant la maison... Tâchez que cela continue... La place est bonne...
Quatre jours après, le matin, à l'heure habituelle, en allant ouvrir les fenêtres, je faillis m'évanouir d'horreur, dans la chambre... Monsieur était mort!... Étendu sur le dos, au milieu du lit, le corps presque entièrement nu, on sentait déjà en lui et sur lui la rigidité du cadavre. Il ne s'était point débattu. Sur les couvertures, nul désordre; sur le drap, pas la moindre trace de lutte, de soubresaut, d'agonie, de mains crispées qui cherchent à étrangler la Mort... Et j'aurais cru qu'il dormait, si son visage n'eût été violet, violet affreusement, de ce violet sinistre qu'ont les aubergines. Spectacle terrifiant, qui, plus encore que ce visage, me secoua d'épouvante... Monsieur tenait, serrée dans ses dents, une de mes bottines, si durement serrée dans ses dents, qu'après d'inutiles et horribles efforts je fus obligée d'en couper le cuir, avec un rasoir, pour la leur arracher...
Je ne suis pas une sainte... j'ai connu bien des hommes et je sais, par expérience, toutes les folies, toutes les saletés dont ils sont capables... Mais un homme comme Monsieur?... Ah! vrai!... Est-ce rigolo, tout de même, qu'il existe des types comme ça?... Et où vont-ils chercher toutes leurs imaginations, quand c'est si simple, quand c'est si bon de s'aimer gentiment... comme tout le monde...
Je crois bien qu'ici il ne m'arrivera rien de pareil... C'est, évidemment, un autre genre ici. Mais est-il meilleur?... Est-il pire?... Je n'en sais rien...
Il y a une chose qui me tourmente. J'aurais dû, peut-être, en finir une bonne fois avec toutes ces sales places et sauter le pas, carrément, de la domesticité dans la galanterie, ainsi que tant d'autres que j'ai connues et qui—soit dit sans orgueil—étaient «moins avantageuses» que moi. Si je ne suis pas ce qu'on appelle jolie, je suis mieux; sans fatuité, je puis dire que j'ai du montant, un chic que bien des femmes du monde et bien des cocottes m'ont souvent envié. Un peu grande, peut-être, mais souple, mince et bien faite... de très beaux cheveux blonds, de très beaux yeux bleu foncé, excitants et polissons, une bouche audacieuse... enfin une manière d'être originale et un tour d'esprit, très vif et langoureux, à la fois, qui plaît aux hommes. J'aurais pu réussir. Mais, outre que j'ai manqué par ma faute des occasions «épatantes» et qui ne se retrouveront probablement plus, j'ai eu peur... J'ai eu peur, car on ne sait pas où cela vous mène... J'ai frôlé tant de misères dans cet ordre-là... j'ai reçu tant de navrantes confidences!... Et ces tragiques calvaires du Dépôt à l'Hôpital auxquels on n'échappe pas toujours!... Et pour fond de tableau, l'enfer de Saint-Lazare!... Ça donne à réfléchir et à frissonner... Qui me dit aussi que j'aurais eu, comme femme, le même succès que comme femme de chambre? Le charme, si particulier, que nous exerçons sur les hommes, ne tient pas seulement à nous, si jolies que nous puissions être... Il tient beaucoup, je m'en rends compte, au milieu où nous vivons... au luxe, au vice ambiant, à nos maîtresses elles-mêmes et au désir qu'elles excitent... En nous aimant, c'est un peu d'elles et beaucoup de leur mystère que les hommes aiment en nous...
Mais il y a autre chose. En dépit de mon existence dévergondée, j'ai, par bonheur, gardé en moi, au fond de moi, un sentiment religieux très sincère, qui me préserve des chutes définitives et me retient au bord des pires abîmes... Ah! si l'on n'avait pas la religion, la prière dans les églises, les soirs de morne purée et de détresse morale, si l'on n'avait pas la Sainte-Vierge et saint Antoine de Padoue, et tout le bataclan, on serait bien plus malheureux, ça c'est sûr... Et ce qu'on deviendrait, et jusqu'où l'on irait, le diable seul le sait!...
Enfin—et ceci est plus grave—je n'ai pas la moindre défense contre les hommes... Je serais la constante victime de mon désintéressement et de leur plaisir... Je suis trop amoureuse, oui, j'aime trop l'amour, pour tirer un profit quelconque de l'amour... C'est plus fort que moi, je ne puis pas demander d'argent à qui me donne du bonheur et m'entr'ouvre les rayonnantes portes de l'Extase... Quand ils me parlent, ces monstres-là... et que je sens sur ma nuque le piquant de leur barbe et la chaleur de leur haleine... va te promener!... je ne suis plus qu'une chiffe... et c'est eux, au contraire, qui ont de moi tout ce qu'ils veulent...
Donc, me voilà au Prieuré, en attendant quoi?... Ma foi, je n'en sais rien. Le plus sage serait de n'y point songer et de laisser aller les choses au petit bonheur... C'est peut-être ainsi qu'elles vont le mieux... Pourvu que, demain, sur un mot de Madame, et poursuivie jusqu'ici par cette impitoyable malchance qui ne me quitte jamais, je ne sois pas forcée, une fois de plus, de lâcher la baraque!... Cela m'ennuierait... Depuis quelque temps, j'ai des douleurs aux reins et au ventre, une lassitude dans tout le corps... mon estomac se délabre, ma mémoire s'affaiblit... je deviens, de plus en plus, irritable et nerveuse. Tout à l'heure, me regardant dans la glace, je me suis trouvé le visage vraiment fatigué, et le teint—ce teint ambré dont j'étais si fière—presque couleur de cendre... Est-ce que je vieillirais déjà?... Je ne veux pas vieillir encore. A Paris, il est difficile de se soigner. On n'a le temps de rien. La vie y est trop fiévreuse, trop tumultueuse... on y est, sans cesse, en contact avec trop de gens, trop de choses, trop de plaisirs, trop d'imprévu... Il faut aller quand même... Ici, c'est calme... Et quel silence!... L'air qu'on respire doit être sain et bon... Ah! si, au risque de m'embêter, je pouvais me reposer un peu...
Tout d'abord, je n'ai pas confiance. Certes, Madame est assez gentille avec moi. Elle a bien voulu m'adresser quelques compliments sur ma tenue, et se féliciter des renseignements qu'elle a reçus... Oh! sa tête, si elle savait qu'ils sont faux, du moins que ce sont des renseignements de complaisance... Ce qui l'épate surtout, c'est mon élégance. Et puis, le premier jour, il est rare qu'elles ne soient pas gentilles, ces chameaux-là... Tout nouveau, tout beau... C'est un air connu... Oui, et le lendemain, l'air change, connu, aussi... D'autant que Madame a des yeux très froids, très durs, et qui ne me reviennent pas... des yeux d'avare, pleins de soupçons aigus et d'enquêtes policières... Je n'aime pas non plus ses lèvres trop minces, sèches, et comme recouvertes d'une pellicule blanchâtre... ni sa parole brève, tranchante qui, d'un mot aimable, fait presque une insulte ou une humiliation. Lorsque, en m'interrogeant sur ceci, sur cela, sur mes aptitudes et sur mon passé, elle m'a regardé avec cette impudence tranquille et sournoise de vieux douanier qu'elles ont toutes, je me suis dit:
—Il n'y a pas d'erreur... Encore une qui doit mettre tout sous clé, compter chaque soir les morceaux de sucre et les grains de raisin, et faire des marques aux bouteilles... Allons! allons! C'est toujours la même chose pour changer...
Cependant, il faudra voir et ne pas m'en tenir à cette première impression. Parmi tant de bouches qui m'ont parlé, parmi tant de regards qui m'ont fouillé l'âme, je trouverai, peut-être, un jour—est-ce qu'on sait?—la bouche amie... et le regard pitoyable... Il ne m'en coûte rien d'espérer...
Aussitôt arrivée, encore étourdie par quatre heures de chemin de fer en troisième classe, et sans qu'on ait, à la cuisine, seulement songé à m'offrir une tartine de pain, Madame m'a promenée, dans toute la maison, de la cave au grenier, pour me mettre immédiatement «au courant de la besogne». Oh! elle ne perd pas son temps, ni le mien... Ce que c'est grand cette maison! Ce qu'il y en a, là-dedans, des affaires et des recoins!... Ah bien! merci!... Pour la tenir en état, comme il faudrait, quatre domestiques n'y suffiraient pas... En plus du rez-de-chaussée, très important—car deux petits pavillons, en forme de terrasse s'y surajoutent et le continuent—elle se compose de deux étages que je devrai descendre et monter sans cesse, attendu que Madame, qui se tient dans un petit salon près de la salle à manger, a eu l'ingénieuse idée de placer la lingerie, où je dois travailler, sous les combles, à côté de nos chambres. Et des placards, et des armoires, et des tiroirs et des resserres, et des fouillis de toute sorte, en veux-tu, en voilà... Jamais, je ne me retrouverai dans tout cela...
A chaque minute, en me montrant quelque chose, Madame me disait:
—Il faudra faire bien attention à ça, ma fille. C'est très joli, ça, ma fille... C'est très rare, ma fille... Ça coûte très cher, ma fille.
Elle ne pourrait donc pas m'appeler par mon nom, au lieu de dire, tout le temps: «ma fille» par ci... «ma fille» par là, sur ce ton de domination blessante, qui décourage les meilleures volontés et met aussitôt tant de distance, tant de haines, entre nos maîtresses et nous?... Est-ce que je l'appelle: «la petite mère», moi?... Et puis, Madame n'a dans la bouche que ce mot: «très cher». C'est agaçant... Tout ce qui lui appartient, même de pauvres objets de quatre sous, «c'est très cher». On n'a pas idée où la vanité d'une maîtresse de maison peut se nicher... Si ça ne fait pas pitié..., elle m'a expliqué le fonctionnement d'une lampe à pétrole, pareille d'ailleurs à toutes les autres lampes, et elle m'a recommandé:
—Ma fille, vous savez que cette lampe coûte très cher, et qu'on ne peut la réparer qu'en Angleterre. Ayez-en soin, comme de la prunelle de vos yeux...
J'ai eu envie de lui répondre:
—Hé! dis donc, la petite mère, et ton pot de chambre... est-ce qu'il coûte très cher?... Et l'envoie-t-on à Londres quand il est fêlé?
Non, là, vrai!... Elles en ont du toupet, et elles en font du chichi, pour peu de chose. Et quand je pense que c'est uniquement pour vous humilier, pour vous épater!...
La maison n'est pas si bien que ça... Il n'y a pas de quoi, vraiment, être si fière d'une maison... De l'extérieur, mon Dieu!... avec les grands massifs d'arbres qui l'encadrent somptueusement et les jardins qui descendent jusqu'à la rivière en pentes molles, ornés de vastes pelouses rectangulaires, elle a l'air de quelque chose... Mais à l'intérieur... c'est triste, vieux, branlant, et cela sent le renfermé... Je ne comprends pas qu'on puisse vivre là-dedans... Rien que des nids à rats, des escaliers de bois à vous rompre le col et dont les marches gauchies tremblent et craquent sous les pieds... des couloirs bas et sombres où, en guise de tapis moelleux, ce sont des carreaux mal joints, passés au rouge et vernis, vernis, glissants, glissants... Les cloisons trop minces, faites de planches trop sèches, rendent les chambres sonores, comme des intérieurs de violon... C'est toc et province, quoi!... Elle n'est pas meublée, pour sûr, comme à Paris... Dans toutes les pièces, du vieil acajou, de vieilles étoffes mangées aux vers, de vieilles carpettes usées, décolorées, et des fauteuils et des canapés, ridiculement raides, sans ressorts, vermoulus et boiteux... Ce qu'ils doivent vous moudre les épaules, et vous écorcher les fesses!... Vraiment, moi qui aime tant les tentures claires, les vastes divans élastiques où l'on s'allonge voluptueusement sur des piles de coussins, et tous ces jolis meubles modernes, si luxueux, si riches et si gais, je me sens toute triste de la morne tristesse de ceux-là... Et j'ai peur de ne pouvoir jamais m'habituer à si peu de confortable, à un tel manque d'élégance, à tant de poussières anciennes et de formes mortes...
Madame, non plus, n'est pas habillée comme à Paris. Elle manque de chic et ignore les grandes couturières... Elle est plutôt fagotée, comme on dit. Bien qu'elle affiche une certaine prétention dans ses toilettes, elle retarde d'au moins dix ans sur la mode... Et quelle mode!... Quoique ça elle ne serait pas mal, si elle voulait; du moins, elle ne serait pas trop mal... Son pire défaut est qu'elle n'éveille en vous aucune sympathie, qu'elle n'est femme en rien... Mais elle a des traits réguliers, de jolis cheveux naturellement blonds, et une belle peau... une peau trop fraîche, par exemple, et comme si elle souffrait d'une mauvaise maladie intérieure... Je connais ces types de femmes et je ne me trompe point à l'éclat de leur teint. C'est rose dessus, oui, et dedans, c'est pourri... Ça ne tient debout, ça ne marche, ça ne vit qu'au moyen de ceintures, de bandages hypogastriques, de pessaires, un tas d'horreurs secrètes et de mécanismes compliqués... Ce qui ne les empêche pas de faire leur poire dans le monde... Mais oui! C'est coquet, s'il vous plaît... ça flirte dans les coins, ça étale des chairs peintes, ça joue de la prunelle, ça se trémousse du derrière; et ça n'est bon qu'à mettre dans des bocaux d'esprit de vin... Ah! malheur!... On n'a guères d'agrément avec elles, je vous assure, et ça n'est pas toujours ragoûtant de les servir...
Soit tempérament, soit indisposition organique, je serais bien étonnée que Madame fût portée sur la chose... Aux expressions de son visage, aux gestes durs, aux flexions raides de son corps, on ne sent pas du tout l'amour, et, jamais, le désir, avec ses charmes, ses souplesses et ses abandons, n'a passé par là... Des vieilles filles vierges, elle garde, en toute sa personne, je ne sais quoi d'aigre et de suri, je ne sais quoi de desséché, de momifié, ce qui est rare chez les blondes... Ce n'est pas Madame qu'une belle musique comme Faust—ah! ce Faust!—ferait tomber de langueur et s'évanouir de volupté entre les bras d'un beau mâle... Ah, non, par exemple! Elle n'appartient pas à ce genre de femmes très laides, sur les figures de qui l'ardeur du sexe met parfois tant de vie radieuse, tant de séductions et tant de beauté... Après tout, il ne faut pas se fier à des airs comme celui de Madame... J'en ai connu de plus sévères et de plus grincheuses, qui éloignaient toute idée de désir et d'amour, et qui étaient de fameuses gourgandines, et qui faisaient les quatre cent dix-neuf coups, avec leur valet de chambre ou leur cocher...
Par exemple, bien que Madame se force pour être aimable, elle n'est sûrement pas à la coule, comme des fois j'en ai vu... Je la crois très méchante, très moucharde, très ronchonneuse; un sale caractère et un méchant coeur... Elle doit être, sans cesse, sur le dos des gens, à les asticoter de toutes les manières... Et des «savez-vous faire ceci?»... Et des «savez-vous faire cela?» Ou bien encore: «Êtes-vous casseuse?... Êtes-vous soigneuse?... Avez-vous beaucoup de mémoire? Avez-vous beaucoup d'ordre?» Ça n'en finit pas... Et aussi: «Êtes-vous très propre?... Moi, je suis exigeante sur la propreté... je passe sur bien des choses... mais sur la propreté, je suis intraitable...» Est-ce qu'elle me prend pour une fille de ferme, une paysanne, une bonne de province?... La propreté?... Ah! je la connais, cette rengaine. Elles disent toutes ça... et, souvent, quand on va au fond des choses, quand on retourne leurs jupes et qu'on fouille dans leur linge... ce qu'elles sont sales!... Quelquefois à vous soulever le coeur de dégoût...
Aussi, je me méfie de la propreté de Madame... Lorsqu'elle m'a montré son cabinet de toilette, je n'y ai remarqué ni petit meuble, ni baignoire, ni rien de ce qu'il faut à une femme soignée et qui la pratique dans les coins... Et ce que c'est sommaire, là-dedans, en fait de bibelots, de flacons, de tous ces objets intimes et parfumés que j'aime tant à tripoter... Il me tarde de voir Madame, toute nue, pour m'amuser un peu... Ça doit être du joli...
Le soir, comme je mettais le couvert, Monsieur est entré dans la salle à manger... Il revenait de la chasse... C'est un homme très grand, avec une large carrure d'épaules, de fortes moustaches noires, et un teint mat... Ses manières sont un peu lourdes, un peu gauches, mais il paraît bon enfant... Évidemment, ce n'est pas un génie comme M. Jules Lemaître, que j'ai tant de fois servi, rue Christophe-Colomb, ni un élégant comme M. de Janzé.—ah, celui-là! Pourtant, il est sympathique... Ses cheveux drus et frisés, son cou de taureau, ses mollets de lutteur, ses lèvres charnues, très rouges et souriantes, attestent la force et la bonne humeur... Je parie qu'il est porté sur la chose, lui... J'ai vu cela, tout de suite, à son nez mobile, flaireur, sensuel, à ses yeux extrêmement brillants, doux en même temps que rigolos... Jamais, je crois, je n'ai rencontré, chez un être humain, de tels sourcils, épais jusqu'à en être obscènes, et des mains si velues... Ce qu'il doit en avoir un dessus de malle, le gros père!... Comme la plupart des hommes peu intelligents et de muscles développés, il est d'une grande timidité.
Il m'a examinée d'un air tout drôle, d'un air où il y avait de la bienveillance, de la surprise, du contentement... quelque chose aussi de polisson sans effronterie, de déshabilleur, sans brutalité. Il est évident que Monsieur n'est pas habitué à des femmes de chambre comme moi, que je l'épate, que j'ai fait, sur lui, du premier coup, une grande impression... Il m'a dit, avec un peu d'embarras:
—Ah!... ah!... c'est vous, la nouvelle femme de chambre?...
J'ai tendu mon buste en avant, j'ai baissé légèrement les yeux, puis, modeste et mutine, à la fois, de ma voix la plus douce, j'ai répondu simplement:
—Mais oui, Monsieur, c'est moi...
Alors, il a balbutié:
—Ainsi, vous êtes arrivée?... C'est très bien... c'est très bien...
Il aurait voulu parler, encore... cherchait quelque chose à dire, mais, n'étant pas éloquent ni débrouillard, il ne trouvait rien... Je m'amusais vivement de sa gêne... Après un court silence:
—Comme ça, a-t-il fait, vous venez de Paris?
—Oui, Monsieur...
—C'est très bien... c'est très bien.
Et s'enhardissant:
—Comment vous appelez-vous?
—Célestine... Monsieur...
Par manière de contenance, il s'est frotté les mains, et il a repris:
—Célestine!... Ah! ah!... C'est très bien... Un nom pas commun... un joli nom, ma foi!... Pourvu que Madame ne vous oblige pas à le changer... elle a cette manie...
J'ai répondu, digne et soumise:
—Je suis à la disposition de Madame...
—Sans doute... sans doute... Mais c'est un joli nom...
J'ai manqué éclater de rire... Monsieur s'est mis à marcher dans la salle, puis, tout d'un coup, il s'est assis sur une chaise, il a allongé ses jambes et, mettant dans son regard comme une excuse, dans sa voix, comme une prière, il m'a demandé:
—Eh bien, Célestine... car moi, je vous appellerai toujours Célestine... voulez-vous m'aider à retirer mes bottes?... Ça ne vous ennuie pas, au moins?
—Certainement, non, Monsieur...
—Parce que, voyez-vous... ces sacrées bottes... elles sont très difficiles... elles glissent mal...
Dans un mouvement que j'essayai de rendre harmonieux et souple, et même provocant, je me suis agenouillée en face de lui. Et pendant que je l'aidais à retirer ses bottes, qui étaient mouillées et couvertes de boue, j'ai parfaitement senti que son nez s'excitait aux parfums de ma nuque, que ses yeux suivaient, avec un intérêt grandissant, les contours de mon corsage et tout ce qui se révélait de moi, à travers la robe... Tout à coup, il murmure:
—Sapristi! Célestine... Vous sentez rudement bon... fumet de fauve, pénétrant et chaud... qui ne m'est pas désagréable.
Quand ses bottes eurent été retirées, et pour le laisser sur une bonne impression de moi, je lui ai demandé, à mon tour:
—Je vois que Monsieur est chasseur... Monsieur a fait une bonne chasse, aujourd'hui?
—Je ne fais jamais de bonnes chasses, Célestine, a-t-il répliqué, en hochant la tête... C'est pour marcher... pour me promener... pour n'être pas ici, où je m'ennuie...
—Ah! Monsieur s'ennuie ici?...
Après une pause, il a rectifié galamment:
—C'est-à-dire... je m'ennuyais... Car maintenant... enfin... voilà!...
Puis, avec un sourire bête et touchant:
—Célestine?...
—Monsieur!
—Voulez-vous me donner mes pantoufles?... Je vous demande pardon...
—Mais, Monsieur, c'est mon métier...
—Oui... enfin... Elles sont sous l'escalier... dans un petit cabinet noir... à gauche...
Je crois que j'en aurai tout ce que je voudrai de ce type-là... Il n'est pas malin, il se livre du premier coup... Ah! on pourrait le mener loin...
Le dîner, peu luxueux, composé des restes de la veille, s'est passé, sans incidents, presque silencieusement... Monsieur dévore, et Madame pignoche dans les plats avec des gestes maussades et des moues dédaigneuses... Ce qu'elle absorbe, ce sont des cachets, des sirops, des gouttes, des pilules, toute une pharmacie qu'il faut avoir bien soin de mettre sur la table, à chaque repas, devant son assiette... Ils ont très peu parlé, et, encore, sur des choses et des gens de l'endroit qui sont pour moi d'un intérêt médiocre... Ce que j'ai compris, c'est qu'ils reçoivent très peu. D'ailleurs, il était visible que leur pensée n'était point à ce qu'ils disaient... Ils m'observaient, chacun, selon les idées qui les mènent, conduits, chacun, par une curiosité différente; Madame, sévère et raide, méprisante même, de plus en plus hostile, et songeant, déjà, à tous les sales tours qu'elle me jouera; Monsieur en dessous, avec des clignements d'yeux très significatifs et, quoiqu'il s'efforçât de les dissimuler, d'étranges regards sur mes mains... En vérité, je ne sais pas ce qu'ont les hommes à s'exciter ainsi sur mes mains?... Moi, j'avais l'air de ne rien remarquer à leur manège... J'allais, venais digne, réservée, adroite et... lointaine... Ah! s'ils avaient pu voir mon âme, s'ils avaient pu écouter mon âme, comme je voyais et comme j'entendais la leur!...
J'adore servir à table. C'est là qu'on surprend ses maîtres dans toute la saleté, dans toute la bassesse de leur nature intime. Prudents, d'abord, et se surveillant l'un l'autre, ils en arrivent, peu à peu, à se révéler, à s'étaler tels qu'ils sont, sans fard et sans voiles, oubliant qu'il y a autour d'eux quelqu'un qui rôde et qui écoute et qui note leurs tares, leurs bosses morales, les plaies secrètes de leur existence, tout ce que peut contenir d'infamies et de rêves ignobles le cerveau respectable des honnêtes gens. Ramasser ces aveux, les classer, les étiqueter dans notre mémoire, en attendant de s'en faire une arme terrible, au jour des comptes à rendre, c'est une des grandes et fortes joies du métier, et c'est la revanche la plus précieuse de nos humiliations...
De ce premier contact avec mes nouveaux maîtres je n'ai pu recueillir des indications précises et formelles... Mais j'ai senti que le ménage ne va pas, que Monsieur n'est rien dans la maison, que c'est Madame qui est tout, que Monsieur tremble devant Madame, comme un petit enfant... Ah! il ne doit pas rire tous les jours, le pauvre homme!... Sûrement, il en voit, en entend, en subit de toutes les sortes... J'imagine que j'aurai, parfois, du bon temps à être là...
Au dessert, Madame, qui durant le repas n'avait cessé de renifler mes mains, mes bras, mon corsage, a dit d'une voix nette et tranchante:
—Je n'aime pas qu'on se mette des parfums...
Comme je ne répondais pas, faisant semblant d'ignorer que cette phrase s'adressât à moi.
—Vous entendez, Célestine?
—Bien, Madame.
Alors, j'ai regardé, à la dérobée, le pauvre Monsieur qui les aime, lui, les parfums, ou du moins, qui aime mon parfum. Les deux coudes sur la table, indifférent en apparence, mais, dans le fond, humilié et navré, il suivait le vol d'une guêpe attardée au-dessus d'une assiette de fruits... Et c'était maintenant un silence morne dans cette salle à manger que le crépuscule venait d'envahir, et quelque chose d'inexprimablement triste, quelque chose d'indiciblement pesant tombait du plafond sur ces deux êtres, dont je me demande vraiment à quoi ils servent et ce qu'ils font sur la terre.
—La lampe, Célestine!
C'était la voix de Madame, plus aigre dans ce silence et dans cette ombre. Elle me fit sursauter...
—Vous voyez bien qu'il fait nuit... Je ne devrais pas avoir à vous demander la lampe... Que ce soit la dernière fois, n'est-ce pas?
En allumant la lampe, cette lampe qui ne peut se réparer qu'en Angleterre, j'avais envie de crier au pauvre Monsieur:
—Attends un peu, mon gros, et ne crains rien... et ne te désole pas. Je t'en donnerai à boire et à manger des parfums que tu aimes et dont tu es si privé... Tu les respireras, je te le promets, tu les respireras à mes cheveux, à ma bouche, à ma gorge, à toute ma chair... Tous les deux, nous lui en ferons voir de joyeuses, à cette pécore... je t'en réponds!...
Et, pour matérialiser cette muette invocation, en déposant la lampe sur la table, je pris soin de frôler légèrement le bras de Monsieur, et je me retirai...
L'office n'est pas gai. En plus de moi, il n'y a que deux domestiques, une cuisinière qui grinche tout le temps, un jardinier-cocher qui ne dit jamais un mot. La cuisinière s'appelle Marianne, le jardinier-cocher, Joseph... Des paysans abrutis... Et ce qu'ils ont des têtes!... Elle, grasse, molle, flasque, étalée, le cou sortant en triple bourrelet d'un fichu sale avec quoi l'on dirait qu'elle essuie ses chaudrons, les deux seins énormes et difformes roulant sous une sorte de camisole en cotonnade bleue plaquée de graisse, sa robe trop courte découvrant d'épaisses chevilles et de larges pieds chaussés de laine grise; lui, en manches de chemise, tablier de travail et sabots, rasé, sec, nerveux, avec un mauvais rictus sur les lèvres qui lui fendent le visage d'une oreille à l'autre, et une allure tortueuse, des mouvements sournois de sacristain... Tels sont mes deux compagnons...
Pas de salle à manger pour les domestiques. Nous prenons nos repas dans la cuisine, sur la même table où, durant la journée, la cuisinière fait ses saletés, découpe ses viandes, vide ses poissons, taille ses légumes, avec ses doigts gras et ronds comme des boudins... Vrai!... Ça n'est guère convenable... Le fourneau allumé rend l'atmosphère de la pièce étouffante. Il y circule des odeurs de vieille graisse, de sauces rances, de persistantes fritures. Pendant que nous mangeons, une marmite où bout la soupe des chiens exhale une vapeur fétide qui vous prend à la gorge et vous fait tousser... C'est à vomir!... On respecte davantage les prisonniers dans les prisons et les chiens dans les chenils...
On nous a servi du lard aux choux, et du fromage puant;... pour boisson, du cidre aigre... Rien d'autre. Des assiettes de terre, dont l'émail est fendu et qui sentent le graillon, des fourchettes en fer-blanc complètent ce joli service.
Étant trop nouvelle dans la maison, je n'ai pas voulu me plaindre. Mais je n'ai pas voulu manger, non plus. Pour m'abîmer l'estomac davantage, merci!
—Pourquoi ne mangez-vous pas? m'a dit la cuisinière.
—Je n'ai pas faim.
J'ai articulé cela d'un ton très digne... Alors, Marianne a grogné:
—Il faudrait peut-être des truffes à Mademoiselle?
Sans me fâcher, mais pincée et hautaine, j'ai répliqué:
—Mais, vous savez, j'en ai mangé des truffes... Tout le monde ne pourrait pas en dire autant ici...
Cela l'a fait taire.
Pendant ce temps, le jardinier-cocher s'emplissait la bouche de gros morceaux de lard, et me regardait en dessous. Je ne saurais dire pourquoi, cet homme a un regard gênant... et son silence me trouble. Bien qu'il ne soit plus jeune, je suis étonnée de la souplesse, de l'élasticité de ses mouvements;... ses reins ont des ondulations de reptile... J'en arrive à le détailler davantage... Ses durs cheveux grisonnants, son front bas, ses yeux obliques, ses pommettes proéminentes, sa large et forte mâchoire, et ce menton long, charnu, relevé, tout cela lui donne un caractère étrange que je ne puis définir... Est-il godiche?... Est-il canaille?... Je n'en sais rien. Pourtant, il est curieux que cet homme me retienne de la sorte... A la longue, cette obsession s'atténue et s'efface. Et je me rends compte que c'est là encore un des mille et mille tours de mon imagination excessive, grossissante et romanesque, qui me fait voir les choses et les gens en trop beau ou en trop laid, et qui, de ce misérable Joseph, veut à toute force créer quelqu'un de supérieur au rustre stupide, au lourd paysan qu'il est réellement.
Vers la fin du dîner, Joseph, sans toujours dire un mot, a tiré de la poche de son tablier la Libre Parole, qu'il s'est mis à lire avec attention, et Marianne, qui avait bu deux pleines carafes de cidre, s'est amollie, est devenue plus aimable. Vautrée sur sa chaise, ses manches retroussées et découvrant le bras nu, son bonnet un peu de travers sur des cheveux dépeignés, elle m'a demandé d'où j'étais, où j'avais été, si j'avais fait de bonnes places, si j'étais contre les Juifs?... Et nous avons causé, quelque temps, presque amicalement... A mon tour, j'ai demandé des renseignements sur la maison, s'il venait souvent du monde et quel genre de monde, si Monsieur faisait attention aux femmes de chambre, si Madame avait un amant?...
Ah! non, il fallait voir sa tête et celle de Joseph que mes questions interrompaient, par à-coups, dans sa lecture... Ce qu'ils étaient scandalisés et ridicules!... On n'a pas idée de ce qu'ils sont en retard, en province... Ça ne sait rien... ça ne voit rien... ça ne comprend rien... ça s'esbrouffe de la chose la plus naturelle... Et, cependant, lui, avec son air pataud et respectable, elle, avec ses manières vertueuses et débraillées, on ne m'ôtera pas de l'esprit qu'ils couchent ensemble... Ah! non!... il faut être vraiment privée pour se payer un type comme ça...
—On voit bien que vous venez de Paris, de je ne sais d'où?... m'a reproché aigrement la cuisinière.
A quoi Joseph, dodelinant de la tête, a brièvement ajouté:
—Pour sûr!...
Il s'est remis à lire la Libre Parole... Marianne s'est levée pesamment et a retiré la marmite du feu... Nous n'avons plus causé...
Alors, j'ai pensé à ma dernière place, à monsieur Jean, le valet de chambre, si distingué avec ses favoris noirs et sa peau blanche soignée comme une peau de femme. Ah! il était si beau garçon, monsieur Jean, si gai, si gentil, si délicat, si adroit, lorsque, le soir, il nous lisait Fin de siècle, qu'il nous racontait des histoires polissonnes et touchantes, qu'il nous mettait au courant des lettres de Monsieur... Il y a du changement, aujourd'hui... Comment cela est-il possible que j'en sois arrivée à m'échouer ici, parmi de telles gens, et loin de tout ce que j'aime?
J'ai presque envie de pleurer.
Et j'écris ces lignes dans ma chambre, une sale petite chambre, sous les combles, ouverte à tous les vents, aux froids de l'hiver, aux brûlantes chaleurs de l'été. Pas d'autres meubles qu'un méchant lit de fer et qu'une méchante armoire de bois blanc, qui ne ferme point et où je n'ai pas la place de ranger mes affaires... Pas d'autre lumière qu'une chandelle qui fume et coule dans un chandelier de cuivre... Ça fait pitié!... Si je veux continuer à écrire ce journal, ou seulement lire les romans que j'ai apportés et me tirer les cartes, il faudra que je m'achète de mon propre argent, des bougies... car, pour ce qui est des bougies de Madame... la peau!... comme disait monsieur Jean... Elles sont sous clé.
Demain, je tâcherai de m'arranger un peu... Au-dessus de mon lit, je clouerai mon petit crucifix de cuivre doré, et je mettrai sur la cheminée ma bonne vierge de porcelaine peinte, avec mes petites boîtes, mes petits bibelots et les photographies de monsieur Jean, de façon à introduire dans ce galetas un rayon d'intimité et de joie.
La chambre de Marianne est voisine de la mienne. Une mince cloison la sépare et l'on entend tout ce qui s'y fait... J'ai pensé que Joseph, qui couche dans les communs, viendrait peut-être chez Marianne... Mais non... Marianne a longtemps tourné dans la chambre... Elle a toussé, craché, traîné des chaises, remué un tas de choses... Maintenant elle ronfle... C'est sans doute dans la journée qu'ils font ça!...
Un chien aboie, très loin, dans la campagne... Il est près de deux heures, et ma lumière va s'éteindre... Moi aussi, je vais être obligée de me coucher... Mais je sens que je ne pourrai pas dormir...
Ah! ce que je vais me faire vieille, dans cette baraque!... Non, là, vrai!
II
15 septembre.
Je n'ai pas encore écrit une seule fois le nom de mes maîtres. Ils s'appellent d'un nom ridicule et comique: Lanlaire... Monsieur et madame Lanlaire... Monsieur et madame va-t'faire Lanlaire!... Vous voyez d'ici toutes les bonnes plaisanteries qu'un tel nom comporte et qu'il doit forcément susciter. Quant à leurs prénoms, ils sont peut-être plus ridicules que leur nom et, si j'ose dire, ils le complètent. Celui de Monsieur est Isidore; Euphrasie, celui de Madame... Euphrasie!... Je vous demande un peu.
La mercière, chez qui je suis allée tantôt pour un rassortissement de soie, m'a donné des renseignements sur la maison. Ça n'est pas du joli. Mais, pour être juste, je dois dire que je n'ai jamais rencontré une femme si rosse et si bavarde... Si ceux qui fournissent mes maîtres en parlent ainsi, comment doivent en parler ceux qui ne les fournissent pas?... Ah! ils ont de bonnes langues, en province!... Mazette!
Le père de Monsieur était fabricant de draps et banquier à Louviers. Il fit une faillite frauduleuse qui vida toutes les petites bourses de la région, et il fut condamné à dix ans de réclusion, ce qui, en comparaison des faux, abus de confiance, vols, crimes de toute sorte qu'il avait commis, fut jugé très doux. Durant qu'il accomplissait sa peine à Gaillon, il mourut. Mais il avait eu soin de mettre de côté et en sûreté, paraît-il, quatre cent cinquante mille francs, lesquels, habilement soustraits aux créanciers ruinés, constituent toute la fortune personnelle de Monsieur... Et allez donc!... Ça n'est pas plus malin que ça, d'être riche.
Le père de Madame, lui, c'est bien pire, quoiqu'il n'ait point été condamné à de la prison et qu'il ait quitté cette vie, respecté de tous les honnêtes gens. Il était marchand d'hommes. La mercière m'a expliqué que, sous Napoléon III, tout le monde n'étant pas soldat comme aujourd'hui, les jeunes gens riches «tombés au sort» avaient le droit de «se racheter du service». Ils s'adressaient à une agence ou à un monsieur qui, moyennant une prime variant de mille à deux mille francs, selon les risques du moment, leur trouvait un pauvre diable, lequel consentait à les remplacer au régiment pendant sept années et, en cas de guerre, à mourir pour eux. Ainsi, on faisait, en France, la traite des blancs, comme en Afrique, la traite des noirs?... Il y avait des marchés d'hommes, comme des marchés de bestiaux pour une plus horrible boucherie? Cela ne m'étonne pas trop... Est-ce qu'il n'y en a plus aujourd'hui? Et que sont donc les bureaux de placement et les maisons publiques, sinon des foires d'esclaves, des étals de viande humaine?
D'après la mercière, c'était un commerce fort lucratif, et le père de Madame, qui l'avait accaparé pour tout le département, s'y montrait d'une grande habileté, c'est-à-dire qu'il gardait pour lui et mettait dans sa poche la majeure partie de la prime... Voici dix ans qu'il est mort, maire du Mesnil-Roy, suppléant du juge de paix, conseiller général, président de la fabrique, trésorier du bureau de bienfaisance, décoré, et, en plus du Prieuré qu'il avait acheté pour rien, laissant douze cent mille francs, dont six cent mille sont allés à Madame, car Madame a un frère qui a mal tourné, et on ne sait pas ce qu'il est devenu... Eh bien... on dira ce qu'on voudra... Voilà de l'argent qui n'est guère propre, si tant est qu'il y en ait qui le soit... Pour moi, c'est bien simple, je n'ai vu que du sale argent et que de mauvais riches.
Les Lanlaire—est-ce pas à vous dégoûter?—ont donc plus d'un million. Ils ne font rien que d'économiser... et c'est à peine s'ils dépensent le tiers de leurs rentes. Rognant sur tout, sur les autres et sur eux-mêmes, chipotant âprement sur les notes, reniant leur parole, ne reconnaissant des conventions acceptées que ce qui est écrit et signé, il faut avoir l'oeil avec eux, et, dans les rapports d'affaires, ne jamais ouvrir la porte à une contestation quelconque. Ils en profitent aussitôt pour ne pas payer, surtout les petits fournisseurs qui ne peuvent supporter les frais d'un procès, et les pauvres diables qui n'ont point de défense... Naturellement, ils ne donnent jamais rien, si ce n'est, de temps en temps, à l'église, car ils sont fort dévots. Quant aux pauvres, ils peuvent crever de faim devant la porte du Prieuré, implorer et gémir. La porte reste toujours fermée...
—Je crois même, disait la mercière, que s'ils pouvaient prendre quelque chose dans la besace des mendiants, ils le feraient sans remords, avec une joie sauvage...
Et elle ajoutait, à titre d'exemple monstrueux:
—Ainsi, nous tous ici qui gagnons notre vie péniblement, quand nous rendons le pain bénit, nous achetons de la brioche. C'est une question de convenance et d'amour-propre... Eux, les sales pingres, ils distribuent, quoi?... Du pain, ma chère demoiselle. Et pas même du pain blanc, du pain de première qualité... Non... du pain d'ouvrier... Est-ce pas honteux... des personnes si riches?... Même que la Paumier, la femme du tonnelier, a entendu un jour Mme Lanlaire dire au curé qui lui reprochait doucement cette crasserie: «Monsieur le curé, c'est toujours assez bon pour ces gens-là!»
Il faut être juste, même avec ses maîtres. S'il n'y a qu'une voix sur le compte de Madame, on n'en veut pas à Monsieur... On ne déteste pas Monsieur... Chacun est d'accord pour déclarer que Monsieur n'est pas fier, qu'il serait généreux envers le monde, et ferait beaucoup de bien, s'il le pouvait. Le malheur est qu'il ne le peut pas... Monsieur n'est rien chez lui... moins que les domestiques, pourtant durement traités, moins que le chat à qui on permet tout... Peu à peu, et pour être tranquille, il a abdiqué toute autorité de maître de maison, toute dignité d'homme aux mains de sa femme. C'est Madame qui dirige, règle, organise, administre tout... Madame s'occupe de l'écurie, de la basse-cour, du jardin, de la cave, du bûcher et elle trouve à redire sur tout. Jamais les choses ne vont comme elle voudrait, et elle prétend sans cesse qu'on la vole... Ce qu'elle a un oeil!... C'est inimaginable. On ne lui pose pas de blagues, bien sûr, car elle les connaît toutes... C'est elle qui paie les notes, touche les rentes et les fermages, conclut les marchés... Elle a des roueries de vieux comptable, des indélicatesses d'huissier véreux, des combinaisons géniales d'usurier... C'est à ne pas croire... Naturellement, elle tient la bourse, férocement, et elle n'en dénoue les cordons que pour y faire entrer plus d'argent, toujours... Elle laisse Monsieur sans un sou, c'est à peine s'il a de quoi s'acheter du tabac, le pauvre. Au milieu de sa richesse, il est encore plus dénué que tout le monde d'ici... Pourtant, il ne bronche pas, il ne bronche jamais... Il obéit comme les camarades. Ah! ce qu'il est drôle, des fois, avec son air de chien embêté et soumis... Quand, Madame étant sortie, arrive un fournisseur avec une facture, un pauvre avec sa misère, un commissionnaire qui réclame un pourboire, il faut voir Monsieur... Monsieur est vraiment d'un comique!... Il fouille dans ses poches, se tâte, rougit, s'excuse, et il dit, l'oeil piteux:
—Tiens!... Je n'ai pas de monnaie sur moi... Je n'ai que des billets de mille francs... Avez-vous de la monnaie de mille francs?... Non?... Alors, il faudra repasser...
Des billets de mille francs, lui, qui n'a jamais cent sous sur lui!... Jusqu'à son papier à lettre que Madame renferme dans une armoire, dont elle a, seule, la clef, et qu'elle ne lui donne que feuille par feuille, en grognant:
—Merci!... Tu en uses du papier... A qui donc peux-tu écrire pour en user autant?...
Ce qu'on lui reproche seulement, ce que l'on ne comprend pas, c'est son indigne faiblesse et qu'il se laisse mener de la sorte par une pareille mégère... Car, enfin, personne ne l'ignore, et Madame le crie assez par-dessus les toits... Monsieur et Madame ne sont plus rien l'un pour l'autre... Madame, qui est malade du ventre et ne peut avoir d'enfants, ne veut plus entendre parler de la chose. Il paraît que ça lui fait mal à crier... A ce propos, il circule, dans le pays, une bonne histoire...
Un jour, à la confession, Madame expliquait son cas au curé et lui demandait si elle pouvait tricher avec son mari...
—Qu'est-ce que vous entendez par tricher, mon enfant?... fit le curé.
—Je ne sais pas au juste, mon père, répondit Madame, embarrassée... De certaines caresses...
—De certaines caresses!... Mais, mon enfant, vous n'ignorez pas que... de certaines caresses.. c'est un péché mortel...
—C'est bien pour cela, mon père, que je sollicite l'autorisation de l'Eglise...
—Oui!... oui!... mais enfin... voyons... de certaines caresses... souvent?...
—Mon mari est un homme robuste... de forte santé... Deux fois par semaine, peut-être...
—Deux fois par semaine?... C'est beaucoup... c'est trop... c'est de la débauche... Si robuste que soit un homme, il n'a pas besoin, deux fois par semaine, de... de... de certaines caresses...
Il demeura, quelques secondes, perplexe, puis finalement:
—Eh bien, soit... Je vous autorise... à de certaines caresses... deux fois par semaine... à condition toutefois... primo... que vous n'y prendrez, vous, aucun plaisir coupable...
—Ah! je vous le jure, mon père!...
—Secundo... que vous donnerez tous les ans une somme de deux cents francs... pour l'autel de la Très-Sainte-Vierge...
—Deux cents francs?... sursauta Madame... Pour ça?... Ah non!...
Et elle envoya promener le curé en douceur...
—Alors, terminait la mercière, qui me faisait ce récit... Pourquoi Monsieur est-il si bon, est-il si lâche envers une femme qui lui refuse non seulement de l'argent, mais du plaisir? C'est moi qui la mettrais à la raison et rudement, encore...
Et voici ce qui arrive... Quand Monsieur, qui est un homme vigoureux, extrêmement porté sur la chose, et qui est aussi un brave homme, veut se payer—dame, écoutez donc?—une petite joie d'amour, ou une petite charité envers un pauvre, il en est réduit à des expédients ridicules, des carottages grossiers, des emprunts pas très dignes, dont la découverte par Madame amène des scènes terribles, des brouilles qui, souvent, durent des mois entiers... On voit alors Monsieur s'en aller par la campagne et marcher, marcher comme un fou, faisant des gestes furieux et menaçants, écrasant des mottes de terre, parlant tout seul, dans le vent, dans la pluie, dans la neige... puis, rentrer le soir chez lui, plus timide, plus courbé, plus tremblant, plus vaincu que jamais...
Le curieux et le mélancolique aussi de cette histoire, c'est que, au milieu des pires récriminations de la mercière, parmi ces infamies dévoilées, ces saletés honteuses qui se colportent de bouche en bouche, de boutique en boutique, de maison en maison, je sens que, dans la ville, on jalouse les Lanlaire, plus encore qu'on les mésestime. En dépit de leur inutilité criminelle, de leur malfaisance sociale, malgré tout ce qu'ils écrasent sous le poids de leur hideux million, c'est ce million qui leur donne, quand même, une auréole de respectabilité et presque de gloire. On les salue plus bas que les autres, on les accueille avec plus d'empressement que les autres... On appelle... avec quelle complaisance servile!... la sale bicoque où ils vivent dans la crasse de leur âme, le château... A des étrangers qui viendraient s'enquérir des curiosités du pays, je suis sûre que la mercière elle-même, si haineuse, répondrait:
—Nous avons une belle église... une belle fontaine... nous avons surtout quelque chose de très beau... les Lanlaire... les Lanlaire qui possèdent un million et habitent un château... Ce sont d'affreuses gens, et nous en sommes très fiers...
L'adoration du million!... C'est un sentiment bas, commun non seulement aux bourgeois, mais à la plupart d'entre nous, les petits, les humbles, les sans le sou de ce monde. Et moi-même, avec mes allures en dehors, mes menaces de tout casser, je n'y échappe point... Moi que la richesse opprime, moi qui lui dois mes douleurs, mes vices, mes haines, les plus amères d'entre mes humiliations, et mes rêves impossibles et le tourment à jamais de ma vie, eh bien, dès que je me trouve en présence d'un riche, je ne puis m'empêcher de le regarder comme un être exceptionnel et beau, comme une espèce de divinité merveilleuse, et, malgré moi, par delà ma volonté et ma raison, je sens monter, du plus profond de moi-même, vers ce riche très souvent imbécile et quelquefois meurtrier, comme un encens d'admiration... Est-ce bête?... Et pourquoi?... pourquoi?
En quittant cette sale mercière et cette étrange boutique où, d'ailleurs, il me fut impossible de rassortir ma soie, je songeais avec découragement à tout ce que cette femme m'avait raconté sur mes maîtres... Il bruinait... Le ciel était crasseux comme l'âme de cette marchande de potins... Je glissais sur le pavé gluant de la rue, et, furieuse contre la mercière et contre mes maîtres, et contre moi-même, furieuse contre ce ciel de province, contre cette boue, dans laquelle pataugeaient mon coeur et mes pieds, contre la tristesse incurable de la petite ville, je ne cessais de me répéter:
—Eh bien!... me voilà propre... Il ne me manquait plus que cela... Et je suis bien tombée!...
Ah oui! je suis bien tombée... Et voici du nouveau.
Madame s'habille toute seule et se coiffe elle-même. Elle s'enferme à double tour dans son cabinet de toilette, et c'est à peine si j'ai le droit d'y entrer... Dieu sait ce qu'elle fait là-dedans des heures et des heures!... Ce soir, n'y tenant plus, j'ai frappé à la porte, carrément. Et telle est la petite conversation qui s'est engagée entre Madame et moi.
—Toc, toc!
—Qui est là?
Ah! cette voix aigre, glapissante, qu'on aimerait à faire rentrer, dans la bouche, d'un coup de poing...
—C'est moi, Madame...
—Qu'est-ce que vous voulez?
—Je viens faire le cabinet de toilette...
—Il est fait... allez-vous-en... Et ne venez que quand je vous sonne...
C'est-à-dire que je ne suis même pas une femme de chambre, ici... Je ne sais pas ce que je suis ici... et quelles sont mes attributions... Et, pourtant, habiller, déshabiller, coiffer, il n'y a que cela qui me plaise dans le métier... J'aime à jouer avec les chemises de nuit, les chiffons et les rubans, tripoter les lingeries, les chapeaux, les dentelles, les fourrures, frotter mes maîtresses après le bain, les poudrer, poncer leurs pieds, parfumer leurs poitrines, oxygéner leurs chevelures, les connaître, enfin, du bout de leurs mules à la pointe de leur chignon, les voir toutes nues... De cette façon, elles deviennent pour vous autre chose qu'une maîtresse, presque une amie ou une complice, souvent une esclave... On est forcément la confidente d'un tas de choses, de leurs peines, de leurs vices, de leurs déceptions d'amour, des secrets les plus intimes du ménage, de leurs maladies... Sans compter que lorsqu'on est adroite, on les tient par une foule de détails qu'elles ne soupçonnent même pas... On en tire beaucoup plus... C'est, à la fois, profitable et amusant... Voilà comment je comprends le métier de femme de chambre...
On ne s'imagine pas combien il y en a—comment dire cela?—combien il y en a qui sont indécentes et loufoques dans l'intimité, même parmi celles qui, dans le monde, passent pour les plus retenues, les plus sévères, pour des vertus inaccessibles... Ah, dans les cabinets de toilette, comme les masques tombent!... Comme s'effritent et se lézardent les façades les plus orgueilleuses!...
J'en ai eu une qui avait un drôle de truc... Tous les matins, avant de passer sa chemise, tous les soirs, après l'avoir retirée, elle restait nue, à s'examiner des quarts d'heure, minutieusement, devant la psyché... Puis, elle tendait sa poitrine en avant, se renversait la nuque en arrière, levait d'un mouvement brusque ses bras en l'air, de façon que ses seins qui pendaient, pauvres loques de chair, remontassent un peu... Et elle me disait:
—Célestine... regardez donc!... N'est-ce pas qu'ils sont encore fermes?
C'était à pouffer... D'autant que le corps de Madame... oh! quelle ruine lamentable!... Quand, de la chemise tombée, il sortait débarrassé de ses blindages et de ses soutiens, on eût dit qu'il allait se répandre sur le tapis en liquide visqueux... Le ventre, la croupe, les seins, des outres dégonflées, des poches qui se vidaient et dont il ne restait plus que des plis gras et flottants... Ses fesses avaient l'inconsistance molle, la surface trouée des vieilles éponges... Et pourtant, dans cet écroulement des formes, une grâce survivait... douloureuse... ou plutôt le souvenir d'une grâce... la grâce d'une femme qui avait pu être belle autrefois et dont toute la vie avait été une vie d'amour... Par un aveuglement providentiel qui atteint la plupart des créatures vieillissantes, elle ne se voyait pas dans son irréparable flétrissure... Elle multipliait les soins savants, les coquetteries raffinées, pour appeler l'amour, encore... Et l'amour accourait à ce dernier appel... Mais d'où?... Ah! que c'était mélancolique!...
Quelquefois, juste avant le dîner, essoufflée, un peu honteuse, Madame rentrait...
—Vite... vite... Je suis en retard... Déshabillez-moi...
D'où revenait-elle, avec ce visage fatigué, ces yeux cernés, épuisée jusqu'à tomber, comme une masse, sur le divan du cabinet de toilette?... Et le désordre de ses dessous!... La chemise saccagée et salie, les jupons rattachés à la hâte, le corset de travers et délacé, les jarretelles libres, les bas tirebouchonnés... Et les cheveux désondulés, à la pointe desquels frissonnaient encore la raclure légère d'un drap, le duvet d'un oreiller!... Et la croûte de fard tombée, sous les baisers, de sa bouche, de ses joues, mettait à vif les meurtrissures et les plis de son visage, si cruellement, comme des plaies...
Pour essayer de détourner mes soupçons, elle gémissait:
—Je ne sais ce que j'ai eu... Cela m'a pris, tout d'un coup, chez la couturière... une syncope... On a été obligé de me déshabiller... Je suis encore toute malade...
Et, souvent, prise de pitié, je faisais semblant d'être la dupe de ces stupides explications...
Une matinée, tandis que j'étais auprès de Madame, on sonna. Le valet de chambre étant sorti, j'allai ouvrir... Un jeune homme entra... Aspect louche, sombre et vicieux... mi-ouvrier, mi-rôdeur... Un de ces êtres ambigus, comme on en rencontre, parfois, au bal Dourlans, et qui vivent du meurtre ou de l'amour... Il avait une figure très pâle, de petites moustaches noires, une cravate rouge. Ses épaules s'engonçaient dans un veston trop large et il se dandinait, selon les rites les plus classiques. Il commença par inspecter, avec des regards surpris et troubles, la richesse de l'antichambre, le tapis, les glaces, les tableaux, les tentures... Puis il me tendit une lettre pour Madame, en me disant d'une voix traînante, grasseyante, mais impérieuse:
—Y a une réponse...
Venait-il pour son compte?... N'était-ce qu'un commissionnaire?... J'écartai cette seconde hypothèse. Les gens qui viennent pour les autres ne mettent pas tant d'autorité dans leur façon d'être et de parler...
—Je vais voir si Madame y est... fis-je prudemment, en tournant la lettre dans mes mains.
Il répliqua:
—Elle y est... Je le sais... Et pas de blagues!... C'est urgent...
Madame lut la lettre... Elle devint presque livide, et, dans cet effroi subit, elle s'oublia jusqu'à balbutier:
—Il est là, chez moi?... Vous l'avez laissé seul, dans l'antichambre?... Comment a-t-il su mon adresse?
Mais, se remettant très vite, et d'un air détaché:
—Ce n'est rien... Je ne le connais pas... C'est un pauvre... un pauvre très intéressant... Sa mère va mourir...
Elle ouvrit en hâte son secrétaire d'une main tremblante, en retira un billet de cent francs:
—Portez-lui ça... vite... vite... le pauvre garçon!...
—Mâtiche!... ne pus-je m'empêcher de grincer, entre mes dents. Madame est bien généreuse, aujourd'hui... Et ses pauvres ont de la chance.
Et j'appuyai sur ce mot de «pauvre», avec une intention féroce...
—Mais, allez donc!... ordonna Madame, qui ne tenait plus en place...
Quand je rentrai, Madame, qui n'avait pas beaucoup d'ordre et qui, souvent, laissait traîner ses affaires sur les meubles, avait déchiré la lettre, dont les derniers menus morceaux achevaient de se consumer dans la cheminée...
Je n'ai donc jamais su au juste ce que c'était que ce garçon... Et je ne l'ai pas revu... Mais ce que je sais, ce que j'ai vu, c'est que Madame, cette matinée-là, avant de passer sa chemise, ne se regarda pas nue dans la psyché... et elle ne me demanda point, en remontant ses déplorables seins: «N'est-ce pas qu'ils sont encore bien fermes?» Toute la journée, elle resta chez elle, inquiète et nerveuse, sous l'impression d'une grande peur...
A partir de ce moment, quand Madame était en retard, le soir, je tremblais toujours qu'elle n'eût été assassinée, au fond de quel bouge!... Et, comme nous parlions à l'office de mes terreurs, quelquefois, le maître d'hôtel, un petit vieux très laid, cynique, et qui avait sur le front une tache de vin, maugréait:
—Eh bien... quoi?... Sûr que ça lui arrivera un jour ou l'autre... Qu'est-ce que vous voulez?... Au lieu d'aller courir les souteneurs, cette vieille salope, pourquoi qu'elle ne s'adresse pas, dans sa maison, à un homme de confiance, de tout repos?
—A vous, peut-être?... ricanais-je...
Et le maître d'hôtel, se rengorgeant, parmi tous les pouffements de l'assistance, répliquait:
—Tiens!... Je l'arrangerais bien, moi, pour un peu de galette...
C'était une perle que cet homme-là...
Mon avant-dernière maîtresse, elle, c'était une autre histoire... Et ce que nous nous en faisions aussi une pinte de bon sang, le soir, autour de la table, le repas fini!... Aujourd'hui, je m'aperçois que nous avions tort, car Madame n'était pas une méchante femme. Elle était très douce, très généreuse, très malheureuse... Et elle me comblait de cadeaux... Des fois, on est vraiment trop rosse, ça il faut le dire... Et ça ne tombe jamais que sur celles qui se montrèrent gentilles pour nous...
Son mari, à celle-là... une espèce de savant, un membre de je ne sais plus quelle Académie, la négligeait beaucoup... Non qu'elle fût laide, elle était, au contraire, fort jolie; non qu'il courût après les autres femmes; il était d'une sagesse exemplaire... Plus très jeune et, sans doute, peu porté sur la chose, ça ne lui disait rien, quoi!... Il restait des mois et des mois sans venir la nuit, chez Madame... Et Madame se désespérait... Tous les soirs, je faisais à Madame une belle toilette d'amour... des chemises transparentes... des parfums à se pâmer... et de tout... Elle me disait:
—Il viendra, peut-être, ce soir, Célestine?... Savez-vous ce qu'il fait, en ce moment?
—Monsieur est dans sa bibliothèque... Il travaille...
Elle avait un geste d'accablement.
—Toujours, dans sa bibliothèque!... Mon Dieu!...
Et elle soupirait:
—Il viendra peut-être, tout de même, ce soir...
J'achevais de la pomponner et, fière de cette beauté, de cette volupté, qui étaient un peu mon oeuvre, je considérais Madame avec admiration. Je m'enthousiasmais:
—Monsieur aurait joliment tort de ne pas venir, ce soir, car, rien qu'à voir Madame, sûr que Monsieur ne s'embêterait pas... ce soir!
—Ah! taisez-vous... taisez-vous!... frissonnait-elle.
Naturellement, le lendemain, c'étaient des tristesses, des plaintes, des pleurs...
—Ah! Célestine!... Monsieur n'est pas venu, cette nuit... Toute la nuit, je l'ai attendu... et il n'est pas venu... Et il ne viendra jamais plus!
Je la consolais de mon mieux:
—C'est que Monsieur est sans doute trop fatigué avec ses travaux... Les savants, ça n'a pas toujours la tête à ça... Ça pense à on ne sait quoi... Si Madame essayait des gravures, avec Monsieur?... Il paraît qu'il y a de belles gravures, auxquelles les hommes les plus froids ne résistent pas...
—Non... non... à quoi bon?...
—Et si Madame faisait, tous les soirs, servir à Monsieur... des choses très épicées... des écrevisses?...
—Non! non!...
Elle secouait tristement la tête:
—Il ne n'aime plus, voilà mon malheur... Il ne m'aime plus...
Alors, timidement, sans haine, d'un regard plutôt implorant, elle m'interrogeait:
—Célestine, soyez franche avec moi... Monsieur ne vous a jamais poussée dans un coin?... Il ne vous a jamais embrassée?... Il ne vous a jamais...?
Non... cette idée!
—Dites-le moi, Célestine?...
Je m'écriais:
—Bien sûr que non, Madame... Ah! Monsieur se moque bien de ça!... Et puis, est-ce que Madame s'imagine que je voudrais faire de la peine à Madame?...
—Il faudrait me le dire... suppliait-elle... Vous êtes une belle fille... Vos yeux sont si amoureux... vous devez avoir un si beau corps!...
Elle m'obligeait à lui tâter les mollets, la poitrine, les bras, les hanches. Elle comparait les parties de son corps aux parties correspondantes du mien, avec un tel oubli de toute pudeur que, gênée, rougissante, je me demandais si cela n'était pas un truc de la part de Madame et si, sous cette affliction de femme délaissée, elle ne cachait point l'arrière-pensée d'un désir pour moi... Et elle ne cessait de gémir.
—Mon Dieu! mon Dieu!... Pourtant... voyons... je ne suis pas une vieille femme... Et je ne suis pas laide... N'est-ce pas que je n'ai point un gros ventre?... N'est-ce pas que mes chairs sont fermes et douces?... Et j'ai tant d'amour... si vous saviez... tant d'amour au coeur!...
Souvent, elle éclatait en sanglots, se jetait sur le divan et la tête enfouie dans un coussin, pour étouffer ses larmes, elle bégayait:
—Ah! n'aimez jamais, Célestine... n'aimez jamais... On est trop... trop... trop malheureuse!
Une fois qu'elle pleurait plus fort qu'à l'ordinaire, j'affirmai brusquement:
—Moi, à la place de Madame, je prendrais un amant... Madame est une trop belle femme pour rester comme ça...
Elle fut comme effrayée de mes paroles:
—Taisez-vous... oh! taisez-vous... s'écria-t-elle.
J'insistai:
—Mais toutes les amies de Madame en ont, des amants...
—Taisez-vous... Ne me parlez jamais de cela...
—Mais puisque Madame est si amoureuse!...
Avec une impudence tranquille, je lui citai le nom d'un petit jeune homme très chic qui venait souvent à la maison... Et j'ajoutai:
—Un amour d'homme!... Et comme il doit être adroit, délicat avec les femmes!...
—Non... non... Taisez-vous... Vous ne savez pas ce que vous dites...
—Comme Madame voudra... Moi, ce que j'en fais, c'est pour le bien de Madame...
Et obstinée dans son rêve, pendant que Monsieur, sous la lampe de la bibliothèque, alignait des chiffres et traçait des ronds avec des compas, elle répétait:
—Il viendra, peut-être, cette nuit?...
Tous les jours à l'office, durant le petit déjeuner, c'était l'unique sujet de notre conversation... On s'informait auprès de moi...
—Eh bien?... Quoi?... Est-ce que Monsieur a marché enfin?
—Rien, toujours...
Vous pensez si c'était là un thème admirable pour les grasses plaisanteries, les allusions obscènes, les rires insultants... On faisait même des paris sur le jour où Monsieur se déciderait enfin à «marcher».
A la suite d'une discussion futile où j'avais tous les torts, j'ai quitté Madame. Je l'ai quittée salement, en lui jetant à la figure, à sa pauvre figure étonnée, toutes ses lamentables histoires, tous ses petits malheurs intimes, toutes ses confidences par quoi elle m'avait livré son âme, sa petite âme plaintive, bébête et charmante, assoiffée de désirs... Oui, tout cela, je le lui ai jeté à la figure, comme des paquets de boue... Et j'ai fait pire... Je l'ai accusée des plus sales débauches... des passions les plus ignobles... Ce fut quelque chose de hideux...
Il y a des moments où c'est en moi comme un besoin, comme une folie d'outrage... une perversité qui me pousse à rendre irréparables des riens... Je n'y résiste pas, même quand j'ai conscience que j'agis contre mes intérêts, et que j'accomplis mon propre malheur...
Cette fois-là, j'allai beaucoup plus loin dans l'injustice et dans l'insulte ignominieuse. Voici ce que je trouvai... Quelques jours après être sortie de chez Madame, je pris une carte postale et, de façon à ce que tout le monde pût la lire dans la maison, j'écrivis cette jolie missive... oui, j'eus l'aplomb d'écrire ceci:
«Je vous préviens, Madame, que je vous renvoie, en port payé, tous les soi-disant cadeaux que vous m'avez faits... Je suis une fille pauvre, mais j'ai trop de dignité—et j'aime trop la propreté—pour conserver les sales nippes dont vous vous êtes débarrassée, en me les donnant, au lieu de les jeter—comme elles le méritaient—aux ordures de la rue. Il ne faut pas que vous vous imaginiez, parce que je n'ai pas un sou, que je consente à porter sur moi, vos dégoûtants jupons, par exemple, dont l'étoffe est mangée et toute jaune, à force que vous y avez pissé dedans... J'ai l'honneur de vous saluer.»
C'était tapé, soit!... Mais c'était bête aussi, d'autant plus bête que, comme je l'ai déjà dit, Madame s'était toujours montrée généreuse envers moi, au point que ces affaires—que je me gardai bien de lui renvoyer d'ailleurs,—je les vendis le lendemain quatre cents francs à une marchande à la toilette...
N'était-ce point seulement la forme irritée du dépit où je me trouvais d'avoir quitté une place exceptionnellement agréable, comme on n'en rencontre pas beaucoup dans une existence de femme de chambre, une maison où il y avait tant de coulage... où l'on nous donnait tout à gogo... comme des princes?...
Et puis, zut!... on n'a pas le temps d'être juste avec ses maîtres... Et tant pis, ma foi! Il faut que les bons paient pour les mauvais...
Avec tout cela, que vais-je faire ici?... Dans ce trou de province, avec une pimbêche comme est ma nouvelle maîtresse, je n'ai pas à rêver de pareilles aubaines, ni espérer de semblables distractions... Je ferai du ménage embêtant... de la couture qui m'assomme... rien d'autre... Ah! quand je me rappelle les places où j'ai servi, cela rend ma situation encore plus triste, plus insupportablement triste... Et j'ai bien envie de m'en aller, de tirer ma révérence une bonne fois, à ce pays de sauvages...
Tantôt, j'ai croisé Monsieur dans l'escalier. Il partait pour la chasse... Monsieur m'a regardée d'un air polisson... Il m'a encore demandé:
—Eh bien, Célestine... est-ce que vous vous habituez ici?...
Décidément, c'est une manie... J'ai répondu:
—Je ne sais pas encore, Monsieur...
Puis, effrontément:
—Et Monsieur... est-ce qu'il s'habitue, lui?...
Monsieur a pouffé... Monsieur prend bien la plaisanterie... Monsieur est vraiment bon enfant...
—Il faut vous habituer, Célestine... Il faut vous habituer... sapristi!...
J'étais en veine de hardiesse... J'ai encore répondu:
—Je tâcherai, Monsieur... avec l'aide de Monsieur...
Je crois que Monsieur voulait me dire quelque chose de très raide. Ses yeux brillaient comme deux braises... Mais Madame est apparue en haut de l'escalier... Monsieur a filé de son côté, moi du mien... C'est dommage...
Ce soir, à travers la porte du salon, j'ai entendu Madame qui disait à Monsieur, sur ce ton aimable que vous pouvez soupçonner:
—Je ne veux pas qu'on soit familier avec mes domestiques...
Ses domestiques!... Est-ce que les domestiques de Madame ne sont pas les domestiques de Monsieur?... Ah bien!... vrai!...
III
18 septembre.
Ce matin, dimanche, je suis allée à la messe.
J'ai déjà déclaré que, sans être dévote, j'avais tout de même de la religion... On aura beau dire et beau faire, la religion c'est toujours la religion. Les riches peuvent peut-être s'en passer, mais elle est nécessaire aux gens comme nous... Je sais bien qu'il y a des particuliers qui s'en servent d'une drôle de façon, que beaucoup de curés et de bonnes soeurs ne lui font pas honneur... Il n'importe. Quand on est malheureuse—et, dans le métier, on l'est beaucoup plus qu'à son tour—il n'y a encore que ça pour endormir vos peines... que ça... et l'amour... Oui, mais l'amour, c'est un autre genre de consolation... Aussi, même dans les maisons impies, je ne manquais jamais la messe. D'abord, la messe, c'est une sortie, une distraction, du temps gagné sur les ennuis quotidiens de la baraque... C'est surtout des camarades qu'on rencontre, des histoires qu'on apprend, des occasions de faire connaissance... Ah! si j'avais voulu, à la sortie de la chapelle des Assomptionnistes, écouter de vieux messieurs très bien qui m'en chuchotaient, à l'oreille, de drôles de psaumes, je ne serais peut-être pas ici, aujourd'hui!...
Aujourd'hui, le temps s'est remis. Il fait un beau soleil, un de ces soleils brumeux qui rendent la marche agréable, et moins lourdes, les tristesses... Je ne sais pourquoi, sous l'influence de cette matinée bleu et or, j'ai dans le coeur presque de la gaieté...
Nous sommes à quinze cents mètres de l'église. Le chemin est gentil qui y conduit... une petite sente, ondulant entre des haies... Au printemps, il doit y avoir tout plein de fleurs, des cerisiers sauvages et des épines blanches qui sentent si bon... Moi, j'aime les épines blanches... Elles me rappellent des choses, quand j'étais petite fille... A part ça, la campagne est comme toutes les campagnes... elle n'a rien d'épatant. C'est une vallée très large, et puis, là-bas, au bout de la vallée, des coteaux. Dans la vallée, il y a une rivière; sur les coteaux, il y a une forêt... tout cela couvert d'un voile de brume, transparente et dorée, qui cache trop à mon gré le paysage.
C'est drôle, je garde ma fidélité à la nature bretonne... Je l'ai dans le sang. Aucune ne me paraît aussi belle, aucune ne me parle mieux à l'âme. Même au milieu des plus riches, des plus grasses campagnes normandes, j'ai la nostalgie de la lande, et de cette mer tragique et splendide où je suis née... Et ce souvenir brusquement évoqué met un nuage de mélancolie dans la gaîté de ce joli matin.
En chemin, je rencontre des femmes et des femmes... Un paroissien sous le bras, elles vont aussi, comme moi, à la messe: cuisinières, femmes de chambre et de basse-cour, épaisses, lourdaudes et marchant avec des lenteurs, des dandinements de bêtes. Ce qu'elles sont drôlement torchées, dans leurs costumes de fêtes... des paquets!... Elles sentent le pays à plein nez, et l'on voit bien qu'elles n'ont point servi à Paris... Elles me regardent avec curiosité, une curiosité défiante et sympathique, à la fois... Elles détaillent, en les enviant, mon chapeau, ma robe collante, ma petite jaquette beige et mon parapluie roulé dans son fourreau de soie verte. Ma toilette de dame les étonne, et surtout, je crois, la façon coquette et pimpante que j'ai de la porter. Elles se poussent du coude, ont des yeux énormes, des bouches démesurément ouvertes, pour se montrer mon luxe et mon chic. Et je vais, me trémoussant, leste et légère, la bottine pointue, et relevant d'un geste hardi ma robe qui, sur les jupons de dessous, fait un bruit de soie froissée... Qu'est-ce que vous voulez?... Moi je suis contente qu'on m'admire.
En passant près de moi, j'entends qu'elles se disent, dans un chuchotement:
—C'est la nouvelle du Prieuré...
L'une d'elles, courte, grosse, rougeaude, asthmatique et qui semble porter péniblement un immense ventre sur des jambes écartées en tréteau, sans doute pour le mieux caler, m'aborde en souriant, d'un sourire épais, visqueux, sur des lèvres de vieille licheuse.
—C'est vous, la nouvelle femme de chambre du Prieuré?... Vous vous appelez Célestine?... Vous êtes arrivée de Paris, il y a quatre jours?...
Elle sait tout déjà... elle est au courant de tout, aussi bien que moi-même. Et rien ne m'amuse, sur ce corps pansu, sur cette outre ambulante, comme ce chapeau mousquetaire, un large chapeau de feutre noir, dont les plumes se balancent dans la brise.
Elle continue:
—Moi, je m'appelle Rose... mam'zelle Rose... Je suis chez M. Mauger... à côté de chez vous... un ancien capitaine... Vous l'avez peut-être déjà vu?
—Non, Mademoiselle...
—Vous auriez pu le voir, par-dessus la haie qui sépare les deux propriétés... Il est toujours dans le jardin, en train de jardiner. C'est encore un bel homme, vous savez!...
Nous marchons plus lentement, car mam'zelle Rose manque d'étouffer. Elle siffle de la gorge comme une bête fourbue... A chaque respiration, sa poitrine s'enfle et retombe, pour s'enfler encore... Elle dit, en hachant ses mots:
—J'ai ma crise... Oh, ce que le monde souffre aujourd'hui... c'est incroyable!
Puis, entre des sifflements et des hoquets, elle m'encourage:
—Il faudra venir me voir, ma petite... Si vous avez besoin de quelque chose... d'un bon conseil, de n'importe quoi... ne vous gênez pas... J'aime les jeunesses, moi... On prendra un petit verre de noyau, en causant... Beaucoup de ces demoiselles viennent chez nous...
Elle s'arrête un instant, reprend haleine, et d'une voix plus basse, sur un ton confidentiel:
—Et tenez, mademoiselle Célestine... si vous voulez vous faire adresser votre correspondance chez nous?... Ce serait plus prudent... Un bon conseil que je vous donne... Mme Lanlaire lit les lettres... toutes les lettres... Même qu'une fois, elle a bien failli être condamnée par le juge de paix... Je vous le répète... Ne vous gênez pas.
Je la remercie et nous continuons de marcher... Bien que son corps tangue et roule, comme un vieux bateau sur une forte mer, Mlle Rose semble, maintenant, respirer avec plus de facilité... Et nous allons, potinant.
—Ah! vous en trouverez du changement ici, bien sûr... D'abord, ma petite, au Prieuré, on ne garde pas une seule femme de chambre... c'est réglé... Quand ce n'est pas Madame qui les renvoie, c'est Monsieur qui les engrosse... Un homme terrible, M. Lanlaire... Les jolies, les laides, les jeunes, les vieilles... et, à chaque coup, un enfant!... Ah! on la connaît, la maison, allez... Et tout le monde vous dira ce que je vous dis... On est mal nourri... on n'a pas de liberté... on est accablé de besogne... Et des reproches, tout le temps, des criailleries... Un vrai enfer, quoi!... Rien que de vous voir, gentille et bien élevée comme vous êtes, il n'y a point de doute que vous n'êtes pas faite pour rester chez de pareils grigous...
Tout ce que la mercière m'a raconté, Mlle Rose me le raconte à nouveau, avec des variantes plus pénibles. Si violent est le besoin qu'a cette femme de bavarder, qu'elle finit par oublier sa souffrance. La méchanceté a raison de son asthme... Et le débinage de la maison va son train, mêlé aux affaires intimes du pays. Bien que je sache déjà tout cela, les histoires de Rose sont si noires et si désespérantes ses paroles, que me revoilà toute triste. Je me demande si je ne ferais pas mieux de partir... Pourquoi tenter une expérience où je suis vaincue d'avance?
Quelques femmes se sont jointes à nous, curieuses, frôleuses, accompagnant d'un: «Pour sûr!» énergique, chacune des révélations de Rose qui, de moins en moins essoufflée, continue de jaboter:
—Un bien bon homme que M. Mauger... et, tout seul, ma petite... Autant dire que je suis la maîtresse... Dame!... un ancien capitaine... c'est naturel, n'est-ce pas?... Ça n'a pas d'administration... ça n'entend rien aux affaires de ménage... ça aime à être soigné, dorloté... son linge bien tenu... ses manies respectées... de bons petits plats... S'il n'avait pas, près de lui, une personne de confiance, il se laisserait gruger par les uns, par les autres... Ce n'est pas ça qui manque ici, mon Dieu, les voleurs!
L'intonation de ses petites phrases coupées, le clignement de ses yeux achèvent de me révéler sa situation exacte dans la maison du capitaine Mauger...
—Dame!... N'est-ce pas?... Un homme tout seul, et qui a encore des idées... Et puis, il y a tout de même de l'ouvrage.... Et nous allons prendre un petit garçon, pour aider...
Elle a de la chance, cette Rose... Moi aussi, souvent, j'ai rêvé de servir chez un vieux... C'est dégoûtant... Mais on est tranquille, au moins, et on a de l'avenir... N'empêche qu'il n'est pas difficile, pour un capitaine qui a encore des idées... Et ce que ça doit être rigolo, tous les deux, sous l'édredon!...
Nous traversons tout le pays... Ah vrai!... Il n'est pas joli... Il ne ressemble en rien au boulevard Malesherbes... Des rues sales, étroites, tortueuses, et des places où les maisons sont de guingois, des maisons qui ne tiennent pas debout, des maisons noires, en vieux bois pourri, avec de hauts pignons branlants et des étages ventrus qui avancent les uns sur les autres, comme dans l'ancien temps... Les gens qui passent sont vilains, vilains, et je n'ai pas aperçu un seul beau garçon... L'industrie du pays est le chausson de lisière. La plupart des chaussonniers, qui n'ont pu livrer aux usines le travail de la semaine, travaillent encore... Et je vois, derrière des vitres, de pauvres faces chétives, des dos courbés, des mains noires qui tapotent sur des semelles de cuir...
Cela ajoute encore à la tristesse morne du lieu... On dirait d'une prison.
Mais voici la mercière qui, sur le pas de sa porte, nous sourit et nous salue...
—Vous allez à la messe de huit heures?... Moi, je suis allée à la messe de sept heures... Vous n'êtes pas en retard... Vous ne voudriez pas entrer, un instant?
Rose remercie... Elle me met en garde contre la mercière, qui est une méchante femme et dit du mal de tout le monde... une vraie peste, quoi!... Puis elle recommence, à me vanter les vertus de son maître et les douceurs de sa place... Je lui demande:
—Alors, le capitaine n'a pas de famille?
—Pas de famille?... s'écrie-t-elle, scandalisée... Eh bien, ma petite, vous n'y êtes pas... Ah! si, il en a une famille, et une propre!... Des tas de nièces et de cousines... des fainéants, des sans le sou, des traîne-misère... et qui le grugeaient... et qui le volaient... fallait voir ça!... C'était une abomination... Aussi, vous pensez si j'y ai mis bon ordre... si j'ai nettoyé la maison de toute cette vermine... Mais, ma chère demoiselle, sans moi, le capitaine serait sur la paille, aujourd'hui... Ah! le pauvre homme!... Il est bien content de ça, allez, maintenant...
J'insiste avec une intention ironique que, d'ailleurs, elle ne comprend pas:
—Et, sans doute, mademoiselle Rose, qu'il vous mettra sur son testament?...
Prudemment, elle réplique:
—Monsieur fera ce qu'il voudra... il est libre... Bien sûr que ce n'est pas moi qui l'influence... Je ne lui demande rien... je ne lui demande même pas de me payer des gages... Aussi, je suis chez lui par dévouement... Mais il connaît la vie... il sait ceux qui l'aiment, qui le soignent avec désintéressement, qui le dorlotent... Il ne faudrait pas croire qu'il est aussi bête que certaines personnes le prétendent, Mme Lanlaire en tête... qui en dit des choses sur nous!... C'est un malin au contraire, mademoiselle Célestine... et qui a une volonté à lui... Pour ça!...
Sur cette éloquente apologie du capitaine, nous arrivons à l'église.
La grosse Rose ne me quitte pas... Elle m'oblige à prendre une chaise près de la sienne, et se met à marmotter des prières, à faire des génuflexions et des signes de croix... Ah, cette église! Avec ses grossières charpentes qui la traversent et qui soutiennent la voûte chancelante, elle ressemble à une grange; avec son public, toussant, crachant, heurtant les bancs, traînant les chaises, on dirait aussi d'un cabaret de village. Je ne vois que des faces abruties par l'ignorance, des bouches fielleuses crispées par la haine... Il n'y a là que de pauvres êtres qui viennent demander à Dieu quelque chose contre quelqu'un... Il m'est impossible de me recueillir et je sens descendre en moi et sur moi comme un grand froid... C'est peut-être qu'il n'y a même pas un orgue dans cette église?... Est-ce drôle? Je ne puis pas prier sans orgue... Un chant d'orgue, ça m'emplit la poitrine, puis l'estomac... ça me rend toute chose... comme en amour. Si j'entendais toujours des voix d'orgue, je crois bien que je ne pécherais jamais... Ici, à la place de l'orgue, c'est une vieille dame, dans le choeur, avec des lunettes bleues et un pauvre petit châle noir sur les épaules, qui, péniblement, tapote sur une espèce de piano, pulmonique et désaccordé... Et c'est toujours des gens qui toussotent et crachotent, un bruit de catarrhe qui couvre les psalmodies du prêtre et les réponses des enfants de choeur. Et ce que cela sent mauvais!... odeurs mêlées de fumier, d'étable, de terre, de paille aigre, de cuir mouillé... d'encens avarié... Vraiment, ils sont bien mal élevés en province!
La messe tire en longueur et je m'ennuie... Je suis surtout vexée de me trouver au milieu d'un monde si ordinaire, si laid, et qui fait si peu attention à moi. Pas un joli spectacle, pas une jolie toilette où reposer ma pensée... où égayer mes yeux... Jamais je n'ai mieux compris que je suis faite pour la joie de l'élégance et du chic... Au lieu de s'exalter, comme aux messes de Paris, tous mes sens offensés protestent à la fois... Pour me distraire, je suis attentivement les mouvements du prêtre qui officie. Ah bien, merci! C'est une espèce de grand gaillard, tout jeune, de physionomie vulgaire, couleur de brique rose. Avec ses cheveux ébouriffés, sa mâchoire de proie, ses lèvres goulues, ses petits yeux obscènes, ses paupières cernées de noir, je l'ai bien vite jugé... Ce qu'il doit s'en payer, à table, de la nourriture, celui-là!... Et au confessionnal, donc... ce qu'il doit en dire des saletés et en trousser des jupons!... Rose, s'apercevant que je le regarde, se penche vers moi, et, tout bas, elle me dit:
—C'est le nouveau vicaire... Je vous le recommande. Il n'y en a pas comme lui pour confesser les femmes... M. le curé est un saint homme, bien sûr... mais on le trouve trop sévère... Tandis que le nouveau vicaire...
Elle claque de la langue et se remet en prière, la tête courbée sur le prie-Dieu.
Eh bien, il ne me plairait pas, le nouveau vicaire. Il a l'air sale et brutal... Il ressemble plus à un charretier qu'à un prêtre... Moi, il me faut de la délicatesse, de la poésie... de l'au-delà... et des mains blanches. J'aime que les hommes soient doux et chic, comme était monsieur Jean...
Après la messe, Rose m'entraîne chez l'épicière... En quelques mots mystérieux, elle m'explique qu'il faut être bien avec elle, et que toutes les domestiques lui font une cour empressée...
Encore une petite boulotte—décidément, c'est le pays des grosses femmes... Son visage est criblé de taches de rousseur, ses cheveux, blond filasse, rares et ternes, laissent voir des parties de crâne, au sommet duquel se hérisse drôlement, et pareil à un petit balai, un chignon. Au moindre mouvement, sa poitrine, sous le corsage de drap brun, remue comme un liquide dans une bouteille... Ses yeux, bordés d'un cercle rouge, s'éraillent, et sa bouche ignoble transforme en grimaces le sourire... Rose me présente:
—Madame Gouin, je vous amène la nouvelle femme de chambre du Prieuré...
L'épicière m'observe avec attention et je remarque que son regard s'attache à ma taille, à mon ventre, avec une obstination gênante... Elle dit d'une voix blanche:
—Mademoiselle est chez elle, ici... Mademoiselle est une belle fille... Mademoiselle est parisienne, sans doute?...
—En effet, madame Gouin, j'arrive de Paris...
—Ça se voit... ça se voit, tout de suite... il n'y a pas besoin de vous regarder à deux fois... J'aime beaucoup les Parisiennes... elles savent ce que c'est que de vivre... Moi aussi j'ai servi à Paris, quand j'étais jeune... j'ai servi chez une sage-femme de la rue Guénégaud, Mme Tripier... Vous la connaissez peut-être?...
—Non...
—Ça ne fait rien... Ah! dame, il y a longtemps... Mais entrez donc, mademoiselle Célestine...
Elle nous fait passer, cérémonieusement, dans l'arrière-boutique où se trouvent déjà réunies, autour d'une table ronde, quatre domestiques...
—Ah! vous en aurez du tintouin, ma pauvre demoiselle... gémit l'épicière en m'offrant un siège... Ce n'est pas parce que l'on ne me prend plus rien, au château... mais je puis bien dire que c'est une maison infernale... infernale... N'est-ce pas, Mesdemoiselles?...
—Pour sûr!... répondent, unanimement, avec des gestes pareils et de pareilles grimaces, les quatre domestiques interpellées...
Mme Gouin poursuit:
—Merci!... je ne voudrais pas fournir des gens qui marchandent tout le temps et crient, comme des putois, qu'on les vole, qu'on leur fait du tort... Ils peuvent bien aller où ils veulent...
Le choeur des domestiques reprend:
—Bien sûr qu'ils peuvent aller où ils veulent.
A quoi Mme Gouin, s'adressant plus particulièrement à Rose, ajoute d'un ton ferme:
—On ne court pas après, dites, mam'zelle Rose?... Dieu merci, on n'a pas besoin d'eux, n'est-ce pas?
Rose se contente de hausser les épaules et de mettre dans ce geste tout ce qu'il y a en elle de fiel concentré, de rancunes et de mépris... Et l'énorme chapeau mousquetaire, par le mouvement désordonné des plumes noires, accentue l'énergie de ces sentiments violents.
Puis, après un silence:
—Tenez!... Parlons point de ces gens-là... Chaque fois que j'en parle, j'ai mal au ventre...
Une petite noiraude, maigre, avec un museau de rat, un front fleuri de boutons et des yeux qui suintent, s'écrie au milieu des rires:
—Pour sûr, qu'on les a quelque part...
Là-dessus, les histoires, les potins recommencent... C'est un flot ininterrompu d'ordures vomies par ces tristes bouches, comme d'un égout... Il semble que l'arrière-boutique en est empestée... Je ressens une impression d'autant plus pénible que la pièce où nous sommes est sombre et que les figures y prennent des déformations fantastiques... Elle n'est éclairée, cette pièce, que par une étroite fenêtre qui s'ouvre sur une cour crasseuse, humide, une sorte de puits formé par des murs que ronge la lèpre des mousses... Une odeur de saumure, de légumes fermentés, de harengs saurs, persiste autour de nous, imprègne nos vêtements... C'est intolérable... Alors, chacune de ces créatures, tassées sur leur chaise comme des paquets de linge sale, s'acharne à raconter une vilenie, un scandale, un crime... Lâchement, j'essaie de sourire avec elles, d'applaudir avec elles, mais j'éprouve quelque chose d'insurmontable, quelque chose comme un affreux dégoût... Une nausée me retourne le coeur, me monte à la gorge impérieusement, m'affadit la bouche, me serre les tempes... Je voudrais m'en aller... Je ne le puis, et je reste là, idiote, tassée comme elles sur ma chaise, ayant les mêmes gestes qu'elles, je reste là à écouter stupidement ces voix aigres qui me font l'effet d'eaux de vaisselle; glougoutant et s'égouttant par les éviers et par les plombs...
Je sais bien qu'il faut se défendre contre ses maîtres... et je ne suis pas la dernière à le faire, je vous assure... Mais non... là... tout de même, cela passe l'imagination... Ces femmes me sont odieuses; je les déteste, et je me dis tout bas que je n'ai rien de commun avec elles... L'éducation, le frottement avec les gens chics, l'habitude des belles choses, la lecture des romans de Paul Bourget m'ont sauvée de ces turpitudes... Ah! les jolies et amusantes rosseries des offices parisiens, elles sont loin!...
C'est Rose qui décidément obtient le plus grand succès... Elle raconte avec des yeux papillotants et des lèvres mouillées de plaisir:
—Tout cela n'est rien auprès de Mme Rodeau... la femme du notaire... Ah! il s'en passe des choses chez elle...
—Je m'en doutais... dit l'une.
Une autre énonce, en même temps:
—Elle a beau être dans les curés... je l'ai toujours pensé que c'est une rude cochonne...
Tous les regards sont émérillonnés, tous les cous tendus vers Rose, qui commence son récit:
—Avant hier, M. Rodeau était parti, soi-disant à la campagne, pour toute la journée...
Afin de m'édifier sur le compte de M. Rodeau, elle ouvre, en mon honneur, cette parenthèse:
—Un homme louche... un notaire guères catholique, que ce M. Rodeau... Ah! il y en a des mic-macs dans son étude... à preuve que j'ai fait retirer par le capitaine des fonds qu'il y avait déposés... Oui, dame!... Mais ce n'est pas de M. Rodeau qu'il s'agit pour l'instant...
La parenthèse fermée, elle redonne à son récit un tour plus général:
—M. Rodeau était donc à la campagne... Qu'est-ce qu'il va faire si souvent à la campagne?... Ça, par exemple... on ne le sait pas... Il était donc parti à la campagne... Mme Rodeau fait aussitôt monter le petit clerc... le petit gars Justin... dans sa chambre... sous prétexte de la balayer... Un drôle de balayage, mes enfants!... Elle était quasiment toute nue, avec des yeux drôles, comme une chienne en chasse. Elle le fait venir près d'elle... l'embrasse... le caresse... et, disant qu'elle va lui chercher ses puces, voilà qu'elle le déshabille... Et alors, savez-vous ce qu'elle a fait?... Eh bien, tout à coup, elle s'est jetée dessus, cette goule-là, et elle l'a pris de force... de force, oui, Mesdemoiselles... Et si vous saviez de quelle manière elle l'a pris?...
—Comment qu'elle l'a pris?... interroge vivement la petite noiraude, dont le museau de rat s'allonge et remue...
Toutes sont anxieuses... Mais, devenant sévère, pudique, Rose déclare:
—Ça ne peut pas se dire à des demoiselles!...
Des «ah!» de désappointement suivent cette réponse. Rose continue, tour à tour indignée et émue:
—Un enfant de quinze ans... si c'est possible!... Et joli... joli comme un amour... et innocent, le pauvre petit martyr!... Ne pas respecter l'enfance... faut-il en avoir du vice dans le sang!... Paraît qu'en rentrant chez lui... il tremblait... tremblait... pleurait... pleurait... le chérubin... que c'était à vous fendre l'âme... Qu'est-ce que vous dites de ça?...
C'est une explosion d'indignations, une avalanche de mots orduriers... Rose attend que le calme soit revenu... Elle poursuit:
—La mère est venue me conter la chose... Moi, je lui ai conseillé, vous pensez bien, d'actionner le notaire et sa femme.
—Pour sûr... ah! pour sûr...
—Eh bien, la Justine hésite... parce que et parce qu'est-ce... Finalement, elle ne veut pas... J'ai idée que M. le curé, qui dîne toutes les semaines chez les Rodeau, est intervenu... Enfin, elle a peur... quoi!... Ah! si c'était moi... Certes, j'ai de la religion... mais il n'y a pas de curé qui tienne... Je leur en ferais cracher de l'argent... des cents et des mille... et des dix mille francs...
—Pour sûr... ah! pour sûr...
—Manquer une occasion comme ça?... Malheur!
Et le chapeau mousquetaire claque comme une tente sous l'orage...
L'épicière ne dit rien... Elle a l'air gêné... Sans doute qu'elle fournit le notaire... Adroitement elle interrompt les imprécations de Rose.
—J'espère que mademoiselle Célestine voudra bien accepter un petit verre de cassis avec ces demoiselles?... Et vous, mam'zelle Rose?...
Cette invitation calme toutes les colères, et, tandis que d'un placard elle retire une bouteille et des verres que Rose dispose sur la table, les yeux s'allument et les langues passent, effilées, sur les lèvres gourmandes...
En partant, l'épicière me dit, aimable et souriante:
—Ne faites pas attention, parce que vos maîtres ne prennent rien chez moi... Il faudra revenir me voir...
Je rentre avec Rose qui achève de me mettre au courant de la chronique du pays... J'aurais cru que son stock d'infamies dût être épuisé... Nullement... Elle en trouve, elle en invente de nouvelles et de plus épouvantables... Ses ressources dans la calomnie sont infinies... Et sa langue va toujours, sans un arrêt... Tous et toutes y passent ou y reviennent. C'est étonnant ce qu'en quelques minutes on peut déshonorer de gens, en province... Elle me reconduit ainsi jusqu'à la grille du Prieuré... Là, elle ne peut pas se décider à me quitter... parle encore... parle sans cesse, cherche à m'envelopper, à m'étourdir de son amitié et de son dévoûment... Moi, j'ai la tête cassée par tout ce que j'ai entendu, et la vue du Prieuré me donne au coeur comme un découragement... Ah! ces grandes pelouses sans fleurs!... Et cette immense bâtisse qui a l'air d'une caserne ou d'une prison et où il me semble que, derrière chaque fenêtre, un regard vous espionne!...
Le soleil est plus chaud, la brume a disparu, et le paysage, là bas, se fait plus net... Au delà de la plaine, sur les coteaux, j'aperçois de petits villages qui se dorent dans la lumière, égayés de toits rouges; la rivière à travers la plaine, jaune et verte, luit çà et là en courbes argentées... Et quelques nuages décorent le ciel de leurs fresques légères et charmantes... Mais je n'éprouve aucun plaisir à contempler tout cela... Je n'ai plus qu'un désir, une volonté, une obsession, fuir ce soleil, cette plaine, ces coteaux, cette maison et cette grosse femme, dont la voix méchante m'affole et me torture.
Enfin, elle se dispose à me laisser... me prend la main et la serre, affectueusement, dans ses gros doigts gantés de mitaines. Elle me dit:
—Et puis, ma petite, vous savez, madame Gouin, c'est une femme bien aimable... et bien droite... Il faudra la voir souvent...
Elle s'attarde encore... et avec plus de mystère:
—Elle en a soulagé, allez, des jeunes filles!... Dès qu'on s'aperçoit de quelque chose... on va la trouver... Ni vu, ni connu... On peut se fier à elle... ça, je vous le dis... C'est une femme très... très savante...
Les yeux plus brillants, son regard attaché sur moi, avec une ténacité étrange, elle répète:
—Très savante... et adroite... et discrète!... C'est la Providence du pays... Allons, ma petite, n'oubliez pas de venir chez nous, quand vous pourrez... Et allez, souvent, chez madame Gouin... Vous ne vous en repentirez pas... A bientôt... à bientôt!...
Elle est partie... Je la vois qui, de son pas en roulis, s'éloigne, longe, énorme, le mur puis la haie... et brusquement s'enfonce dans un chemin où elle disparaît...
Je passe devant Joseph, le jardinier-cocher, qui ratisse les allées... Je crois qu'il va me parler; il ne me parle pas... Il me regarde seulement d'un air oblique, avec une expression singulière qui me fait presque peur...
—Un beau temps, ce matin, monsieur Joseph...
Joseph grogne je ne sais quoi entre ses dents...
Il est furieux que je me sois permis de marcher dans l'allée qu'il ratisse...
Quel drôle de bonhomme, et comme il est mal appris... Et pourquoi ne m'adresse-t-il jamais la parole?... Et pourquoi ne répond-il jamais, non plus, quand je lui parle?
A la maison, Madame n'est pas contente... Elle me reçoit très mal, me bouscule:
—A l'avenir, je vous prie de ne pas rester si longtemps dehors...
J'ai envie de répliquer, car je suis agacée, irritée, énervée... mais, heureusement, je me contiens... Je me borne à bougonner un peu.
—Qu'est-ce que vous dites?...
—Je ne dis rien...
—C'est heureux... Et puis, je vous défends de vous promener avec la bonne de M. Mauger... C'est une très mauvaise connaissance pour vous... Voyez... tout est en retard, ce matin, à cause de vous...
Je m'écrie, en dedans:
—Zut!... zut!... et zut!... Tu m'embêtes... Je parlerai à qui je veux... je verrai qui me plaît... Tu ne me feras pas la loi, chameau...
Il a suffi que j'entende sa voix aigre, que je retrouve ses yeux méchants et ses ordres tyranniques, pour que fût effacée instantanément l'impression mauvaise, l'impression de dégoût que je rapportais de la messe, de l'épicière et de Rose... Rose et l'épicière ont raison; la mercière aussi a raison... elles ont toutes raison... Et je me promets de voir Rose, de la voir souvent, de retourner chez l'épicière.... de faire de cette sale mercière ma meilleure amie... puisque Madame me le défend... Et je répète intérieurement, avec une énergie sauvage:
—Chameau!... chameau!... chameau!...
Mais j'eusse été bien mieux soulagée si j'avais eu le courage de lui jeter, de lui crier, en pleine face, cette injure...
Dans la journée, après le déjeuner, Monsieur et Madame sont sortis en voiture. Le cabinet de toilette, les chambres, le bureau de Monsieur, toutes les armoires, tous les placards, tous les buffets sont fermés à clé... Qu'est-ce que je disais?... Ah bien... merci!... Pas moyen de lire une lettre, et de se faire des petits paquets...
Alors, je suis restée dans ma chambre... J'ai écrit à ma mère, à monsieur Jean, et j'ai lu: En famille... Quel joli livre!... Et qu'il est bien écrit!... C'est drôle, tout de même... j'aime bien entendre des choses cochonnes... mais je n'aime pas en lire... Je n'aime que les livres qui font pleurer...
Au dîner, on a servi le pot-au-feu... Il m'a semblé que Monsieur et Madame étaient en froid. Monsieur a lu le Petit Journal avec une ostentation provocante... Il froissait le papier, en roulant de bons yeux, comiques et doux... Même quand il est en colère, les yeux de Monsieur restent doux et timides. A la fin, sans doute pour engager la conversation, Monsieur, toujours le nez sur son journal, s'est écrié:
—Tiens!... Encore une femme coupée en morceaux...
Madame n'a rien répondu... Très raide, très droite, austère dans sa robe de soie noire, le front plissé, le regard dur, elle n'a pas cessé de songer... A quoi?...
C'est peut-être à cause de moi que Madame boude Monsieur...
IV
26 septembre.
Depuis une semaine, je ne puis plus écrire une seule ligne de mon journal... Quand vient le soir, je suis éreintée, fourbue, à cran... Je ne pense plus qu'à me coucher et dormir... Dormir!... Si je pouvais toujours dormir!...
Ah! quelle baraque, mon Dieu! Rien n'en peut donner l'idée.
Pour un oui, pour un non, Madame vous fait monter et descendre les deux maudits étages... On n'a même pas le temps de s'asseoir dans la lingerie, et de souffler un peu que... drinn!... drinn!... drinn!... il faut se lever et repartir... Cela ne fait rien qu'on soit indisposée... drinn!... drinn!... drinn!... Moi, dans ces moments-là, j'ai aux reins des douleurs qui me plient en deux, qui me tordent le ventre, et me feraient presque crier... drinn!... drinn!... drinn!... Ça ne compte pas.. On n'a point le temps d'être malade, on n'a pas le droit de souffrir... La souffrance, c'est un luxe de maître... Nous, nous devons marcher, et vite, et toujours... marcher, au risque de tomber... Drinn!... drinn!... drinn!... Et si, au coup de sonnette, l'on tarde un peu à venir, alors, ce sont des reproches, des colères, des scènes.
—Eh bien?... Que faites-vous donc?... Vous n'entendez donc pas?... Êtes-vous sourde?... Voilà trois heures que je sonne... C'est agaçant, à la fin...
Et, le plus souvent, ce qui se passe, le voici...
—Drinn!... drinn!... drinn!...
Allons bon!... Cela vous jette de votre chaise, comme sous la poussée d'un ressort...
—Apportez-moi une aiguille.
Je vais chercher l'aiguille.
—Bien!... apportez-moi du fil.
Je vais chercher le fil.
—Bon!... apportez-moi un bouton...
Je vais chercher le bouton.
—Qu'est-ce que c'est que ce bouton?... Je ne vous ai pas demandé ce bouton... Vous ne comprenez rien... Un bouton blanc, numéro 4... Et dépêchez-vous!
Et je vais chercher le bouton blanc, numéro 4... Vous pensez si je maugrée, si je rage, si j'invective Madame dans le fond de moi-même?... Durant ces allées et venues, ces montées et ces descentes, Madame a changé d'idée... Il lui faut autre chose, ou il ne lui faut plus rien:
—Non... remportez l'aiguille et le bouton... Je n'ai pas le temps...
J'ai les reins rompus, les genoux presque ankylosés, je n'en puis plus... Cela suffit à Madame... elle est contente... Et dire qu'il existe une société pour la protection des animaux...
Le soir, en passant sa revue, dans la lingerie, elle tempête:
—Comment?... Vous n'avez rien fait?... A quoi employez-vous donc vos journées?... Je ne vous paie pas pour que vous flâniez du matin au soir...
Je réplique d'un ton un peu bref, car cette injustice me révolte:
—Mais, Madame m'a dérangée, tout le temps.
—Je vous ai dérangée, moi?... D'abord, je vous défends de me répondre... Je ne veux pas d'observation, entendez-vous?... Je sais ce que je dis.
Et des claquements de porte, des ronchonnements qui n'en finissent pas... Dans les corridors, à la cuisine, au jardin, des heures entières, on entend sa voix qui glapit... Ah! qu'elle est tannante!
En vérité, on ne sait par quel bout la prendre... Que peut-elle donc avoir, dans le corps, pour être toujours dans un tel état d'irritation? Et comme je la planterais là, si j'étais sûre de trouver une place, tout de suite...
Tantôt je souffrais plus encore que de coutume... Je ressentais une douleur si aiguë que c'était à croire qu'une bête me déchirait, avec ses dents, avec ses griffes, l'intérieur du corps... Déjà, le matin, en me levant, à force d'avoir perdu du sang, je m'étais évanouie... Comment ai-je eu le courage de me tenir debout, de me traîner, de faire mon service? Je n'en sais rien... Parfois, dans l'escalier, j'étais obligée de m'arrêter, de me cramponner à la rampe afin de reprendre haleine et de ne pas tomber... J'étais verte, avec des sueurs froides qui me mouillaient les cheveux... C'était à hurler... Mais je suis dure au mal, et j'ai cette fierté de ne jamais me plaindre devant mes maîtres... Madame me surprit, à un moment où je pensais défaillir. Tout tournait autour de moi, la rampe, les marches et les murs.
—Qu'avez-vous? me dit-elle, rudement.
—Je n'ai rien.
Et j'essayai de me redresser.
—Si vous n'avez rien, reprit Madame, pourquoi ces manières-là?... Je n'aime pas qu'on me fasse des figures d'enterrement... Vous avez un service très désagréable...
Malgré ma douleur, je l'aurais giflée...
Au milieu de ces épreuves, je repense toujours à mes places anciennes... Aujourd'hui, c'est celle de la rue Lincoln que je regrette le plus... J'y étais seconde femme de chambre et je n'avais, pour ainsi dire, rien à faire. La journée, nous la passions dans la lingerie, une lingerie magnifique, avec un tapis de feutre rouge, et garnie du haut en bas de grandes armoires d'acajou, à serrures dorées. Et l'on riait, et l'on s'amusait à dire des bêtises, à faire la lecture, à singer les réceptions de Madame, tout cela sous la surveillance d'une gouvernante anglaise, qui nous préparait du thé, du bon thé que Madame achetait en Angleterre, pour ses petits déjeuners du matin... Quelquefois, de l'office, le maître d'hôtel—un qui était à la coule—nous apportait des gâteaux, des toasts au caviar, des tranches de jambon, un tas de bonnes choses...
Je me souviens qu'un après-midi on m'obligea à revêtir un costume très chic de Monsieur, de Coco, comme nous l'appelions entre nous... Naturellement, on joua à toutes sortes de jeux risqués; on alla même très loin dans la plaisanterie. Et j'étais si drôle en homme, et je ris tellement fort de me voir ainsi que, n'y tenant plus, je laissai des traces humides dans le pantalon de Coco...
Ça c'était une place!...
Je commence à bien connaître Monsieur... On a raison de dire que c'est un homme excellent et généreux, car, s'il n'était point tel, il n'y aurait pas dans le monde de pire canaille, de plus parfait filou... Le besoin, la rage qu'il a d'être charitable le poussent à commettre des actions qui ne sont pas très bien. Si l'intention est louable, chez lui, il n'en va pas de même, chez les autres, du résultat qui est souvent désastreux... Il faut le dire, sa bonté fut la cause de petites vilenies, dans le genre de celle-ci...
Mardi dernier, un très vieux bonhomme, le père Pantois, apportait des églantiers que Monsieur avait commandés, en cachette de Madame, naturellement... C'était à la tombée du jour... J'étais descendue chercher de l'eau chaude pour un savonnage en retard... Madame, sortie en ville, n'était pas encore rentrée... Et je bavardais à la cuisine, avec Marianne, quand Monsieur, cordial, joyeux, expansif et bruyant, amena le père Pantois... Il lui fait aussitôt servir du pain, du fromage et du cidre... Et le voilà qui cause avec lui.
Le bonhomme me faisait pitié, tant il était exténué, maigre, salement vêtu... Son pantalon, une loque; sa casquette, un bouchon d'ordures... Et sa chemise ouverte laissait voir un coin de sa poitrine nue, gercée, gaufrée, culottée comme du vieux cuir... Il mangea avec avidité.
—Eh bien, père Pantois... s'écria Monsieur... en se frottant les mains... ça va mieux, hein?...
Le vieillard, la bouche pleine, remercia:
—Vous êtes ben honnête, monsieur Lanlaire... Parce que, voyez-vous, depuis ce matin, quatre heures, que je suis parti de chez nous... j'avais rien dans le corps... rien...
—Eh bien, mangez, mon père Pantois... régalez-vous, nom d'un chien!...
—Vous êtes ben honnête, monsieur Lanlaire... Faites excuse...
Le vieux se taillait d'énormes morceaux de pain, qu'il était longtemps à mâcher, car il n'avait plus de dents... Quand il fut un peu rassasié:
—Et les églantiers, père Pantois? interrogea Monsieur... Ils sont beaux, hein?
—Y en a de beaux... y en a de moins beaux... y en a quasiment de toutes les sortes, monsieur Lanlaire... Dame!... on ne peut guère choisir... et c'est dur à arracher, allez... Et puis, monsieur Porcellet ne veut plus qu'on les prenne dans son bois... Faut aller loin, maintenant, pour en trouver... ben loin... Si je vous disais que je viens de la forêt de Raillon, à plus de trois lieues d'ici?... Ma foi, oui, monsieur Lanlaire...
Pendant que le bonhomme parlait, Monsieur s'était attablé auprès de lui... Gai, presque farceur, il lui tapa sur les épaules, et il s'exclama:
—Cinq lieues!... sacré père Pantois, va!... Toujours fort... toujours jeune...
—Point tant qu'ça, monsieur Lanlaire... point tant qu'ça...
—Allons donc!... insista Monsieur... fort comme un vieux Turc... et de bonne humeur, sapristi!... On n'en fait plus comme vous, aujourd'hui, mon père Pantois... Vous êtes de la vieille roche, vous...
Le vieillard hocha la tête, sa tête décharnée, couleur de bois ancien, et il répéta:
—Point tant qu'çà... Les jambes faiblissent, monsieur Lanlaire... les bras mollissent... Et les reins donc...—Ah, les sacrés reins!... Je n'ai quasiment plus de force... Et puis, la femme qu'est malade, qui ne quitte plus son lit... et qui coûte gros de médicaments!... On n'est guère heureux... on n'est guère heureux... Si, au moins, on vieillissait pas?... C'est ça, voyez-vous, monsieur Lanlaire... c'est ça qu'est le pire... de l'affaire...
Monsieur soupira, fit un geste vague, puis résumant philosophiquement la question:
—Hé oui!... Mais qu'est-ce que vous voulez, père Pantois?... C'est la vie... On ne peut pas être et avoir été... C'est comme ça...
—Ben sûr!... Faut se faire une raison...
—Voilà!...
—Au bout le bout, quoi!... C'est-il pas vrai, dites, monsieur Lanlaire?
—Ah! dame!
Et, après une pause, il ajouta d'une voix devenue mélancolique:
—Tout le monde a ses tristesses, allez, mon père Pantois...
—Ben oui...
Il y eut un silence. Marianne hachait des fines herbes... La nuit tombait sur le jardin... Les deux grands tournesols, qu'on apercevait dans la perspective de la porte ouverte, se décoloraient, se noyaient d'ombre... Et le père Pantois mangeait toujours... Son verre était resté vide... Monsieur le remplit... et, brusquement, abandonnant les hauteurs métaphysiques, il demanda:
—Et qu'est-ce qu'ils valent, les églantiers, cette année?
—Les églantiers, monsieur Lanlaire?... Eh bien, cette année, l'un dans l'autre, les églantiers valent vingt-deux francs le cent... C'est un peu cher, je le sais ben... Mais j'peux pas à moins... En vérité du bon Dieu!... Ainsi... tenez...
En homme généreux et qui méprise les questions d'argent, Monsieur interrompit le vieillard, qui se disposait à se lancer dans des explications justificatives.
—C'est bon, père Pantois... Entendu... Est-ce que je marchande jamais avec vous, moi?... Et même, ce n'est pas vingt-deux francs que je vous les paierai, vos églantiers... c'est vingt-cinq francs... Ah!...
—Ah! monsieur Lanlaire... vous êtes trop bon...
—Non, non... Je suis juste... je suis pour le peuple, moi, pour le travail... sacrebleu!
Et, tapant sur la table, il surenchérit...
—Et ce n'est pas vingt-cinq francs... c'est trente francs, nom d'un chien!... Trente francs, vous entendez, mon père Pantois?...
Le bonhomme leva vers Monsieur ses pauvres yeux étonnés et reconnaissants, et il bégaya:
—J'entends ben... C'est un plaisir que de travailler pour vous, monsieur Lanlaire... Vous savez ce que c'est que le travail, vous...
Monsieur arrêta ces effusions...
—Et j'irai vous payer ça... voyons... nous sommes mardi... j'irai vous payer ça... dimanche?... Ça vous va-t-il?... Et, par la même occasion, ma foi, je prendrai mon fusil... C'est entendu?...
Les lueurs de reconnaissance qui brillaient dans les yeux du père Pantois s'éteignirent... Il était gêné, troublé, ne mangeait plus...
—C'est que... fit-il timidement... enfin, si vous pouviez vous acquitter à'nuit?... Ça m'obligerait ben, monsieur Lanlaire... Vingt-deux francs, seulement... Faites excuse...
—Vous plaisantez, père Pantois!... répliqua Monsieur, avec une superbe assurance... Certainement, je vais vous payer ça, tout de suite... Ah, nom de Dieu!... Ce que j'en disais, moi... c'était pour aller faire un petit tour, par chez vous...
Il fouilla dans les poches de son pantalon, tâta celles de son veston et de son gilet, et simulant la surprise, il s'écria:
—Allons, bon!... Voilà encore que je n'ai pas de monnaie... Je n'ai que des sacrés billets de mille francs...
Dans un rire forcé et vraiment sinistre, il demanda:
—Je parie que vous n'avez pas de monnaie de mille francs, mon père Pantois?
Voyant Monsieur rire, le père Pantois crut qu'il était convenable à lui de rire aussi... et il répondit, gaillard:
—Ha!... ha!... ha!... J'en ai même jamais vu de ces sacrés billets-là!...
—Eh bien alors... à dimanche!... conclut Monsieur.
Monsieur s'était versé un verre de cidre et il trinquait avec le père Pantois, lorsque Madame, qu'on n'avait pas entendu venir, entra brusquement, en coup de vent, dans la cuisine... Ah! son oeil en voyant ça... en voyant Monsieur attablé auprès du vieux pauvre, et trinquant avec lui!...
—Qu'est-ce que c'est?... fit-elle, les lèvres toutes blanches.
Monsieur balbutia, ânonna:
—C'est des églantiers... tu sais bien, mignonne... des églantiers... Le père Pantois m'apportait des églantiers... Tous les rosiers ont été gelés, cet hiver...
—Je n'ai pas commandé d'églantiers... Il n'y a pas besoin d'églantiers ici...
Cela fut dit d'un ton coupant... Puis elle fit demi-tour, s'en alla en claquant la porte et proférant des paroles injurieuses... Dans sa colère, elle ne m'avait pas aperçue...
Monsieur et le pauvre vieux arracheur d'églantiers s'étaient levés... Gênés, ils regardaient la porte par où Madame venait de disparaître... puis ils se regardaient, l'un l'autre, sans oser se dire un mot. Ce fut Monsieur, qui, le premier, rompit ce silence pénible...
—Eh bien... à dimanche, père Pantois.
—A dimanche, monsieur Lanlaire...
—Et portez-vous bien, père Pantois...
—Vous, de même, monsieur Lanlaire...
—Et trente francs... Je ne m'en dédis pas...
—Vous êtes ben honnête...
Et le vieux, tremblant sur ses jambes, le dos courbé, s'en alla et se fondit dans la nuit du jardin...