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Le Journal d'une Femme de Chambre

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Souvent de vieilles racoleuses de maisons de passe, des maquerelles à l'air respectable et toutes pareilles, en douceur mielleuse, à des bonne soeurs, nous attendaient à la sortie, sur le trottoir... Elles nous suivaient discrètement, et dans un coin plus sombre de la rue, derrière les obscurs massifs des Champs-Elysées, loin de la surveillance des sergents de ville, elles nous abordaient:

—Venez donc chez moi, au lieu de traîner votre pauvre vie d'embêtement en embêtement et de misère en misère. Chez moi, c'est le plaisir, le luxe, l'argent... c'est la liberté...

Éblouies par les promesses merveilleuses, plusieurs de mes petites camarades écoutèrent ces brocanteuses d'amour... Je les vis partir avec tristesse... Où sont-elles maintenant?...

Un soir, une de ces rôdeuses, grasse et molle, que j'avais déjà brutalement éconduite, parvint à m'entraîner dans un café du Rond-Point où elle m'offrit un verre de chartreuse. Je vois encore ses bandeaux grisonnants, sa sévère toilette de bourgeoise veuve, ses mains grassouillettes, visqueuses, chargées de bagues... Avec plus d'entrain, plus de conviction que les autres jours, elle me récita son boniment... Et comme je demeurais indifférente à toutes ses blagues:

—Ah! si vous vouliez, ma petite! s'écria-t-elle... Je n'ai pas besoin de vous regarder à deux fois pour voir combien vous êtes belle, de partout!... Et c'est un vrai crime de laisser en friche et de gaspiller avec des gens de maison une telle beauté!... Belle... et je suis sûre... polissonne comme vous êtes, votre fortune serait vite faite, allez! Ah! vous en auriez un sac, au bout de peu de temps!... C'est que, voyez-vous, j'ai une clientèle admirable... de vieux messieurs... très influents et très... très généreux... Le travail est quelquefois un peu dur... ça, je ne dis pas... Mais on gagne tant, tant d'argent!... Tout ce qu'il y a de mieux à Paris défile chez moi... des généraux illustres, des magistrats puissants... des ambassadeurs étrangers.

Elle se rapprocha de moi, baissant la voix...

—Et si je vous disais que le Président de la République lui-même... Mais oui, ma petite!... Ça vous donne une idée de ce qu'est ma maison... Il n'y en a pas une pareille dans le monde... La Rabineau, ça n'est rien à côté de ma maison... Et tenez, hier, à cinq heures, le Président était si content qu'il m'a promis les palmes académiques... pour mon fils, qui est chef du contentieux dans une maison d'éducation religieuse, à Auteuil. Ainsi...

Elle me regarda longtemps, me fouillant l'âme et la chair, et elle répéta:

—Ah! si vous vouliez!... Quel succès!...

Puis, sur un ton confidentiel:

—Il vient aussi chez moi, souvent, mystérieusement, des dames du plus grand monde... quelquefois seules, quelquefois avec leurs maris ou leurs amants. Ah! dame, vous comprenez, chez moi, il faut se mettre un peu à tout...

J'objectai un tas de choses, l'insuffisance de mon instruction amoureuse, le manque de lingerie de luxe, de toilettes... de bijoux... La vieille me rassura:

—Si ce n'est que ça!... dit-elle, il ne faut pas vous tourmenter... parce que, chez moi, la toilette, vous comprenez, c'est surtout la beauté naturelle... une bonne paire de bas, sans plus!...

—Oui... oui... je sais bien... mais encore...

—Je vous assure qu'il ne faut pas vous tourmenter... insista-t-elle avec bienveillance... Ainsi, j'ai des clients très chic, principalement les ambassadeurs... qui ont des manies... Dame! à leur âge et avec leur argent, n'est-ce pas?... Ce qu'ils préfèrent, ce qu'ils me demandent le plus, c'est des femmes de chambre, des soubrettes... une robe noire très collante... un tablier blanc... un petit bonnet de linge fin... Par exemple, des dessous riches... ça oui... Mais écoutez bien... Signez-moi un engagement de trois mois... et je vous donne un trousseau d'amour, tout ce qu'il y a de mieux, et comme les soubrettes du Théâtre-Français n'en ont jamais eu... ça, je vous en réponds...

Je demandai a réfléchir...

—Eh bien, c'est ça!... réfléchissez... conseilla cette marchande de viande humaine. Je vais toujours vous laisser mon adresse... Quand le coeur vous dira... eh bien, vous n'aurez qu'à venir... Ah! je suis bien tranquille!... Et, dès demain, je vais vous annoncer au Président de la République...

Nous avions fini de boire. La vieille régla les deux verres, tira d'un petit portefeuille noir une carte qu'elle me remit, en cachette, dans la main. Lorsqu'elle fut partie, je regardai la carte et je lus:

Madame Rebecca Ranvet

Modes.

J'assistai chez Mme Paulhat-Durand à des scènes extraordinaires. Ne pouvant malheureusement les conter toutes, j'en choisis une qui peut passer pour un exemple de ce qui arrive, tous les jours, dans cette maison.

J'ai dit que le haut de la cloison, séparant l'antichambre du bureau, s'éclaire en toute sa longueur d'un vitrage garni de transparents rideaux. Au milieu du vitrage s'intercale un vasistas, ordinairement fermé. Une fois je remarquai que, par suite d'une négligence, que je résolus de mettre à profit, il était entr'ouvert... J'escaladai la banquette et, me haussant sur un escabeau de renfort, je parvins à toucher du menton le cadre du vasistas que je poussai tout doucement... Mon regard plongea dans la pièce, et voici ce que je vis.

Une dame était assise dans un fauteuil; une femme de chambre était debout, devant elle; dans un coin, Mme Paulhat-Durand rangeait des fiches, entre les compartiments d'un tiroir... La dame venait de Fontainebleau pour chercher une bonne... Elle pouvait avoir cinquante ans. Apparence de bourgeoise riche et rêche. Toilette sérieuse, austérité provinciale... Malingre et souffreteuse, le teint plombé par les nourritures de hasard et les jeûnes, la bonne avait pourtant une physionomie sympathique qui eût pu être jolie, avec du bonheur. Elle était très propre et svelte dans une jupe noire. Un jersey noir moulait sa taille maigre; un bonnet de linge la coiffait gentiment, en arrière, découvrant le front où des cheveux blonds frisottaient.

Après un examen détaillé, appuyé, froissant, agressif, la dame se décida enfin à parler.

—Alors, dit-elle, vous vous présentez comme... quoi?... comme femme de chambre?

—Oui, Madame.

—Vous n'en avez pas l'air... Comment vous appelez-vous?

—Jeanne Le Godec...

—Qu'est-ce que vous dites?...

—Jeanne Le Godec, Madame...

La dame haussa les épaules.

—Jeanne... fit-elle... Ça n'est pas un nom de domestique... c'est un nom de jeune fille. Si vous entrez à mon service, vous n'avez pas la prétention, j'imagine, de garder ce nom de Jeanne?...

—Comme Madame voudra.

Jeanne avait baissé la tête... Elle appuya davantage ses deux mains sur le manche de son parapluie.

—Levez la tête... ordonna la dame... tenez-vous droite... Vous voyez bien que vous allez percer le tapis avec la pointe de votre parapluie... D'où êtes-vous?

—De Saint-Brieuc...

—De Saint-Brieuc!...

Et elle eut une moue de dédain, qui devint bien vite une affreuse grimace... Les coins de sa bouche, l'angle de ses yeux se plissèrent comme si elle eût avalé un verre de vinaigre.

—De Saint-Brieuc!... répéta-t-elle... Alors vous êtes bretonne?... Oh! je n'aime pas les bretonnes... Elles sont entêtées et malpropres...

—Moi, je suis très propre, Madame, protesta la pauvre Jeanne.

—C'est vous qui le dites... Enfin, nous n'en sommes pas là... Quel âge avez-vous?

—Vingt-six ans.

—Vingt-six ans?... Sans compter les mois de nourrice, sans doute?... Vous paraissez bien plus vieille... Ce n'est pas la peine de me tromper...

—Je ne trompe pas Madame... J'assure bien à Madame que je n'ai que vingt-six ans... Si je parais plus vieille, c'est que j'ai été longtemps malade...

—Ah! vous avez été malade?... répliqua la bourgeoise avec une dureté railleuse... ah! vous avez été longtemps malade?... Je vous préviens, ma fille, que sans être pénible la maison est assez importante, et qu'il me faut une femme de très forte santé..

Jeanne voulut réparer ses imprudentes paroles. Elle déclara:

—Oh! mais, je suis guérie... tout à fait guérie...

—C'est votre affaire... D'ailleurs, nous n'en sommes pas là... Vous êtes fille... mariée?... Quoi?... Qu'est-ce que vous êtes?

—Je suis veuve, Madame.

—Ah!... Vous n'avez pas d'enfant, je suppose?

Et comme Jeanne ne répondait pas tout de suite, la dame, plus vivement, insista:

—Enfin... Avez-vous des enfants, oui ou non?...

—J'ai une petite fille, avoua-t-elle timidement...

Alors, faisant des grimaces et des gestes comme si elle eût chassé loin d'elle un vol de mouches:

—Oh! pas d'enfant dans la maison... cria-t-elle... pas d'enfant dans la maison... Je n'en veux à aucun prix... Où est-elle, votre fille?

—Elle est chez une tante de mon mari...

—Et qu'est-ce que c'est que cette tante?

—Elle tient un débit de boissons, à Rouen...

—C'est un triste métier... L'ivrognerie, la débauche, en voila un joli exemple, pour une petite fille!... Enfin, cela vous regarde... c'est votre affaire... Quel âge a votre fille?

—Dix-huit mois, Madame.

Madame sauta, se retourna violemment dans son fauteuil. Elle était outrée, scandalisée... Une sorte de grognement sortit de ses lèvres:

—Des enfants!... Je vous demande un peu!... Des enfants quand on ne peut pas les élever, les avoir chez soi!... Ces gens-là sont incorrigibles, ils ont le diable au corps!...

De plus en plus agressive, féroce même, elle s'adressa à Jeanne toute tremblante devant son regard.

—Je vous avertis, dit-elle, détachant nettement chaque mot... je vous avertis que, si vous entrez à mon service, je ne tolérerai pas qu'on vous amène, chez moi, dans ma maison, votre fille... Pas d'allées et venues dans la maison... je ne veux pas d'allées et venues dans la maison... Non, non... Pas d'étrangers... pas de vagabonds... pas de gens qu'on ne connaît point... On est bien assez exposée avec le courant... Ah! non... merci!

Malgré cette déclaration peu engageante, la petite bonne osa pourtant demander:

—En ce cas, Madame me permettra bien d'aller voir ma fille, une fois... une seule fois... par an?

—Non...

Telle fut la réponse de l'implacable bourgeoise. Et elle ajouta:

—Chez moi, on ne sort jamais... C'est un principe de la maison... un principe sur lequel je ne saurais transiger... Je ne paie pas des domestiques pour que, sous prétexte de voir leurs filles, ils s'en aillent courir le guilledou. Ce serait trop commode, vraiment. Non... non... Vous avez des certificats?

—Oui, Madame.

Elle tira de sa poche un papier dans lequel étaient enveloppés des certificats jaunis, froissés, salis, et elle les tendit à Madame, silencieusement... d'une pauvre main frissonnante... Celle-ci, du bout des doigts, comme pour ne pas se salir, et avec des grimaces de dégoût, en déplia un qu'elle se mit à lire, à haute voix:

—«Je certifie que la fille J...

S'interrompant brusquement, elle dirigea d'atroces regards vers Jeanne, anxieuse et de plus en plus troublée:

—La fille?... Il y a bien la fille... Ah ça!... vous n'êtes donc pas mariée?... Vous avez un enfant... et vous n'êtes pas mariée?... Qu'est-ce que cela signifie?

La bonne expliqua:

—Je demande bien pardon à Madame... Je suis mariée depuis trois ans. Et ce certificat date de six ans... Madame peut voir...

—Enfin... c'est votre affaire...

Et elle reprit la lecture du certificat:

—«... que la fille Jeanne Le Godec est restée à mon service pendant treize mois, et que je n'ai rien eu à lui reprocher sous le rapport du travail, de la conduite et de la probité...» Oui, c'est toujours la même chose... Des certificats qui ne disent rien... qui ne prouvent rien... Ce ne sont pas des renseignements, ça... Où peut-on écrire à cette dame?

—Elle est morte...

—Elle est morte... Parbleu, c'est évident qu'elle est morte... Ainsi, vous avez un certificat, et précisément la personne qui vous l'a donné est morte... Vous avouerez que c'est assez louche...

Tout cela était dit avec une expression de suspicion très humiliante, et sur un ton d'ironie grossière. Elle prit un autre certificat.

—Et cette personne?... Elle est morte aussi, sans doute?

—Non, Madame... Mme Robert est en Algérie avec son mari, qui est colonel...

—En Algérie! s'exclama la dame... Naturellement... Et comment voulez-vous qu'on écrive en Algérie?... Les unes sont mortes... les autres sont en Algérie. Allez donc chercher des renseignements en Algérie?... Tout cela est bien extraordinaire!...

—Mais, j'en ai d'autres, Madame, supplia l'infortunée Jeanne Le Godec. Madame peut voir... Madame pourra se renseigner...

—Oui! oui! je vois que vous en avez beaucoup d'autres... je vois que vous avez fait beaucoup de places... beaucoup trop de places même... A votre âge, comme c'est engageant!... Enfin, laissez-moi vos certificats... je verrai... Autre chose, maintenant... Que savez-vous faire?

—Je sais faire le ménage... coudre... servir à table...

—Vous faites bien les reprises?

—Oui, Madame...

—Savez-vous engraisser les volailles?

—Non, Madame... Ça n'est pas mon métier...

—Votre métier, ma fille—proféra sévèrement la dame—est de faire ce que vous commandent vos maîtres. Vous devez avoir un détestable caractère...

—Mais non, Madame... Je ne suis pas du tout répondeuse...

—Naturellement... Vous le dites... elles le disent toutes... et elles ne sont pas à prendre avec des pincettes... Enfin... voyons... je vous l'ai déjà dit, je crois... sans être particulièrement dure, la place est assez importante... On se lève à cinq heures...

—En hiver aussi?...

—En hiver aussi... Oui, certainement... Et pourquoi dites-vous: «En hiver aussi?...» Est-ce qu'il y a moins d'ouvrage en hiver?... En voilà une question ridicule!... C'est la femme de chambre qui fait les escaliers, le salon, le bureau de Monsieur.. la chambre, naturellement..., tous les feux... La cuisinière fait l'antichambre, les couloirs, la salle à manger... Par exemple, je tiens à la propreté... Je ne veux pas voir chez moi un grain de poussière... Les boutons des portes bien astiqués, les meubles bien luisants... les glaces bien essuyées... Chez moi, la femme de chambre s'occupe de la basse-cour...

—Mais, je ne sais pas, moi, Madame...

—Vous apprendrez!... C'est la femme de chambre qui savonne, lave, repasse,—excepté les chemises de Monsieur,—qui coud... je ne fais rien coudre au dehors, excepté mes costumes—qui sert à table... qui aide la cuisinière à essuyer la vaisselle... qui frotte... Il faut de l'ordre... beaucoup d'ordre.. Je suis à cheval sur l'ordre... sur la propreté... et surtout sur la probité... D'ailleurs, tout est sous clé... Quand on veut quelque chose, on me le demande... J'ai horreur du gaspillage... Qu'est-ce que vous avez l'habitude de prendre le matin?

—Du café au lait, Madame...

—Du café au lait?... Vous ne vous gênez pas. Oui, elles prennent toutes maintenant du café au lait... Eh bien, ce n'est pas mon habitude, à moi. Vous prendrez de la soupe... ça vaut mieux pour l'estomac... Qu'est-ce que vous dites?...

Jeanne n'avait rien dit... Mais on sentait qu'elle faisait des efforts pour dire quelque chose. Elle se décida:

—Je demande pardon à Madame... qu'est-ce que Madame donne comme boisson?

—Six litres de cidre par semaine...

—Je ne peux pas boire de cidre, Madame... Le médecin me l'a défendu...

—Ah! le médecin vous l'a défendu... Eh bien, je vous donnerai six litres de cidre. Si vous voulez du vin, vous l'achèterez... Ça vous regarde... Que voulez-vous gagner?

Elle hésita, regarda le tapis, la pendule, la plafond, roula son parapluie dans ses mains, et timidement:

—Quarante francs, dit-elle.

—Quarante francs!... s'exclama Madame... Et pourquoi pas dix mille francs, tout de suite?... Vous êtes folle, je pense... Quarante francs!... Mais, c'est inouï! Autrefois, l'on donnait quinze francs... et l'on était bien mieux servie... Quarante francs!... Et vous ne savez même pas engraisser les volailles!... vous ne savez rien!... Moi, je donne trente francs... et je trouve que c'est déjà bien trop cher... Vous n'avez rien à dépenser chez moi... Je ne suis pas exigeante pour la toilette... Et vous êtes blanchie, nourrie. Dieu sait comme vous êtes nourrie!... C'est moi qui fais les parts...

Jeanne insista:

—J'avais quarante francs dans toutes les places où j'ai été...

Mais la dame s'était levée... Et, sèchement, méchamment:

—Eh bien... il faut y retourner, fit-elle... Quarante francs!... Cette imprudence!... Voici vos certificats... vos certificats de gens morts... Allez-vous-en!

Soigneusement, Jeanne enveloppa ses certificats les remit dans la poche de sa robe, puis, d'une voix douloureuse et timide:

—Si Madame voulait aller jusqu'à trente-cinq francs... pria-t-elle... on pourrait s'arranger...

—Pas un sou... Allez-vous-en!... Allez en Algérie retrouver votre Mme Robert... Allez où vous voudrez. Il n'en manque pas des vagabondes comme vous... on les a au tas... Allez-vous-en!...

La figure triste, la démarche lente, Jeanne sortit du bureau après avoir fait deux révérences.. A ses yeux, au pincement de ses lèvres, je vis qu'elle était sur le point de pleurer.

Restée seule, la dame, furieuse, s'écria:

—Ah! les domestiques... quelle plaie!... On ne peut plus se faire servir aujourd'hui...

A quoi Mme Paulhat-Durand, qui avait terminé le triage de ses fiches, répondit, majestueuse, accablée et sévère:

—Je vous avais avertie, Madame. Elles sont toutes comme ça... Elles ne veulent rien faire et gagner des mille et des cents... Je n'ai rien d'autre aujourd'hui... je n'ai que du pire. Demain je verrai à vous trouver quelque chose... Ah! c'est bien désolant, je vous assure...

Je redescendis de mon observatoire, au moment où Jeanne Le Godec rentrait dans l'antichambre en rumeur.

—Et bien? lui demanda-t-on...

Elle alla s'asseoir sur la banquette, au fond de la pièce, et la tête basse, les bras croisés, le coeur bien gros, la faim au ventre, elle resta silencieuse, tandis que ses deux petits pieds s'agitaient nerveusement, sous la robe..


Mais je vis des choses plus tristes encore.

Parmi les filles qui, tous les jours, venaient chez Mme Paulhat-Durand, j'en avais remarqué une, d'abord parce qu'elle portait une coiffe bretonne, ensuite parce que rien que de la voir, cela me causait une mélancolie invincible. Une paysanne égarée dans Paris, dans ce Paris effrayant qui sans cesse se bouscule et est emporté dans une fièvre mauvaise, je ne connais rien de plus lamentable. Involontairement, cela m'invite à un retour sur moi-même, cela m'émeut infiniment... Où va-t-elle?... D'où vient-elle?... Pourquoi a-t-elle quitté le sol natal? Quelle folie, quel drame, quel vent de tempête l'ont poussée, l'ont fait échouer sur cette grondante mer humaine, attristante épave?... Ces questions, je me les posais, chaque jour, examinant cette pauvre fille si affreusement isolée, dans un coin, parmi nous...

Elle était laide de cette laideur définitive qui exclut toute idée de pitié et rend les gens féroces, parce que, véritablement, elle est une offense envers eux. Si disgraciée de la nature soit-elle, il est rare qu'une femme atteigne à la laideur totale, absolue, cette déchéance humaine. Généralement, il y a en elle quelque chose, n'importe quoi, des yeux, une bouche, une ondulation du corps, une flexion des hanches, moins que cela, un mouvement du bras, une attache du poignet, une fraîcheur de la peau, où le regard des autres puisse se poser sans en être offusqué. Même chez les très vieilles, une grâce survit presque toujours aux déformations de la carcasse, à la mort du sexe, un souvenir reste dans la chair couturée, de ce qu'elles furent jadis... La bretonne n'avait rien de pareil, et elle était toute jeune. Petite, le buste long, la taille carrée, les hanches plates, les jambes courtes, si courtes qu'on pouvait la prendre pour une cul-de-jatte, elle évoquait réellement l'image de ces vierges barbares, de ces saintes camuses, blocs informes de granit qui se navrent, depuis des siècles, sur les bras gauchis des calvaires armoricains. Et son visage?... Ah! la malheureuse!... Un front surplombant, des prunelles effacées comme par le frottement d'un torchon, un nez horrible, aplati à sa naissance, sabré d'une entaille, au milieu, et, brusquement, à son extrémité, se relevant, s'épanouissant en deux trous noirs, ronds, profonds, énormes, frangés de poils raides... Et sur tout cela, une peau grise, squameuse, une peau de couleuvre morte... une peau qui s'enfarinait, à la lumière... Elle avait, pourtant, l'indicible créature, une beauté que bien des femmes belles eussent enviée: ses cheveux... des cheveux magnifiques, lourds, épais, d'un roux resplendissant à reflets d'or et de pourpre. Mais, loin d'être une atténuation à sa laideur, ces cheveux l'aggravaient encore, la rendaient éclatante, fulgurante, irréparable.

Ce n'est pas tout. Chacun de ses gestes était une maladresse. Elle ne pouvait faire un pas sans se heurter à quelque chose; ses mains laissaient toujours retomber l'objet saisi; ses bras accrochaient les meubles et fauchaient tout ce qu'il y avait dessus... Elle vous marchait sur les pieds, vous enfonçait, en marchant, ses coudes dans la poitrine. Puis, elle s'excusait d'une voix rude, sourde, d'une voix qui vous soufflait au visage une odeur empestée, une odeur de cadavre... Dès qu'elle entrait dans l'antichambre, c'était aussitôt parmi nous, comme une sorte de plainte irritée qui, vite, se changeait en récriminations insultantes et s'achevait en grognements. La misérable créature traversait la pièce sous les huées, roulait sur ses courtes jambes, renvoyée de l'une à l'autre comme une balle, allait s'asseoir dans le fond, sur la banquette. Et chacune affectait de se reculer, avec des gestes de significatif dégoût, et des grimaces qui s'accompagnaient d'une levée de mouchoirs... Alors, dans l'espace vide, instantanément formé, derrière ce cordon sanitaire qui l'isolait de nous, la morne fille s'installait, s'accotait au mur, silencieuse et maudite, sans une plainte, sans une révolte, sans même avoir l'air de comprendre que ce mépris s'adressât à elle.

Bien que je me mêlasse, quelquefois, pour faire comme les autres, à ces jeux féroces, je ne pouvais me défendre, envers la petite bretonne, d'une espèce de pitié. J'avais compris que c'était là un être prédestiné au malheur, un de ces êtres qui, quoi qu'ils fassent, où qu'ils aillent, seront éternellement repoussés des hommes, et aussi des bêtes, car il y a une certaine somme de laideur, une certaine forme d'infirmités que les bêtes elles-mêmes ne tolèrent pas.

Un jour, surmontant mon dégoût, je m'approchai d'elle, et lui demandai:

—Comment vous appelez-vous?...

—Louise Randon...

—Je suis bretonne... d'Audierne... Et vous aussi, vous êtes bretonne?

Étonnée que quelqu'un voulût bien lui parler, et craignant une insulte ou une farce, elle ne répondit pas tout de suite... Elle enfouit son pouce dans les profondes cavernes de son nez. Je réitérai ma question:

—De quelle partie de la Bretagne êtes-vous?

Alors, elle me regarda et, voyant sans doute que mes yeux n'étaient pas méchants, elle se décida à répondre:

—Je suis de Saint-Michel-en-Grève... près de Lannion.

Je ne sus plus que lui dire... Sa voix me repoussait. Ce n'était pas une voix, c'était quelque chose de rauque et de brisé, comme un hoquet... quelque chose aussi de roulant, comme un gargouillement... Ma pitié s'en allait avec cette voix... Pourtant, je poursuivis:

—Vous avez encore vos parents?

—Oui... mon père... ma mère... deux frères... quatre soeurs... Je suis l'aînée...

—Et votre père?... qu'est-ce qu'il fait?...

—Il est maréchal ferrant.

—Vous êtes pauvre?

—Mon père a trois champs, trois maisons, trois batteuses...

—Alors, il est riche?...

—Bien sûr... il est riche... Il cultive ses champs... il loue ses maisons... avec ses batteuses il va, dans la campagne, battre le blé des paysans... et c'est mon frère qui ferre les chevaux...

—Et vos soeurs?

—Elles ont de belles coiffes, avec de la dentelle... et des robes bien brodées.

—Et vous?

—Moi, je n'ai rien...

Je me reculai pour ne pas sentir l'odeur mortelle de cette voix...

—Pourquoi êtes-vous domestique?... repris-je.

—Parce que...

—Pourquoi avez-vous quitté le pays?

—Parce que...

—Vous n'étiez pas heureuse?...

Elle dit très vite d'une voix qui se précipitait et roulait les mots... comme sur des cailloux:

—Mon père me battait... ma mère me battait.. mes soeurs me battaient... tout le monde me battait... on me faisait tout faire... C'est moi qui ai élevé mes soeurs...

—Pourquoi vous battait-on?

—Je ne sais pas... pour me battre... Dans toutes les familles, il y en a toujours une qui est battue... parce que... voilà... on ne sait pas...

Mes questions ne l'ennuyaient plus. Elle prenait confiance...

—Et vous... me dit-elle... est-ce que vos parents ne vous battaient pas?...

—Oh! si...

—Bien sûr... C'est comme ça...

Louise ne fouilla plus son nez... et posa ses deux mains, aux ongles rognés, à plat, sur ses cuisses... On chuchotait, autour de nous. Les rires, les querelles, les plaintes empêchaient les autres d'entendre notre conversation...

—Mais comment êtes-vous venue, à Paris? demandai-je après un silence.

—L'année dernière... conta Louise... il y avait à Saint-Michel-en-Grève une dame de Paris qui prenait les bains de mer avec ses enfants... Je me suis proposée chez elle... parce qu'elle avait renvoyé sa domestique qui la volait. Et puis... elle m'a emmenée à Paris... pour soigner son père... un vieux, infirme, qui était paralysé des jambes...

—Et vous n'êtes pas restée dans votre place?... A Paris, ce n'est plus la même chose...

—Non... fit-elle, avec énergie. Je serais bien restée, ça n'est pas ça... Seulement, on ne s'est pas arrangé...

Ses yeux, si ternes, s'éclairèrent étrangement. Je vis dans son regard briller une lueur d'orgueil. Et son corps se redressait, se transfigurait presque.

—On ne s'est pas arrangé, reprit-elle... Le vieux voulait me faire des saletés...

Un instant, je restai abasourdie par cette révélation. Était-ce possible? Un désir, même le désir d'un ignoble et infâme vieillard, était allé vers elle, vers ce paquet de chair informe, vers cette ironie monstrueuse de la nature... Un baiser avait voulu se poser sur ces dents cariées, se mêler à ce souffle de pourriture... Ah! quelle ordure est-ce donc que les hommes?... Quelle folie effrayante est-ce donc que l'amour.... Je regardai Louise... Mais la flamme de ses yeux s'était éteinte.... Ses prunelles avaient repris leur aspect mort de tache grise.

—Il y a longtemps de ça?... demandai-je...

—Trois mois...

—Et depuis, vous n'avez pas retrouvé de place?

—Personne ne veut plus de moi... Je ne sais pas pourquoi... Quand j'entre dans le bureau, toutes les dames crient, en me voyant: «Non, non... je ne veux pas de celle-là»... Il y a un sort sur moi, pour sûr... Car enfin, je ne suis pas laide... je suis très forte... je connais le service... et j'ai de la bonne volonté. Si je suis trop petite, ce n'est pas de ma faute... Pour sûr, on a jeté un sort sur moi...

—Comment vivez-vous?

—Chez le logeur; je fais toutes les chambres, et je ravaude le linge... On me donne une paillasse dans une soupente et, le matin, un repas...

Il y en avait donc de plus malheureuses que moi!... Cette pensée égoïste ramena dans mon coeur la pitié évanouie.

—Écoutez... ma petite Louise... dis-je d'une voix que j'essayai de rendre attendrie et convaincante... C'est très difficile, les places à Paris... Il faut savoir bien des choses, et les maîtres sont plus exigeants qu'ailleurs. J'ai bien peur pour vous... A votre place, moi, je retournerais au pays...

Mais Louise s'effraya:

—Non... non... fit-elle.... jamais!... Je ne veux pas rentrer au pays... On dirait que je n'ai pas réussi... que personne n'a voulu de moi... on se moquerait trop... Non... non... c'est impossible... j'aimerais mieux mourir!...

A ce moment, la porte de l'antichambre s'ouvrit. La voix aigre de Mme Paulhat-Durand appela:

—Mademoiselle Louise Randon!

—C'est-y moi qu'on appelle?... me demanda Louise, effarée et tremblante...

—Mais oui... c'est vous... Allez vite... et tâchez de réussir, cette fois....

Elle se leva, me donna dans la poitrine, avec ses coudes écartés, un renfoncement, me marcha sur les pieds, heurta la table, et roulant sur ses jambes trop courtes, poursuivie par les huées, elle disparut.

Je montai sur la banquette, et poussai le vasistas, pour voir la scène qui allait se passer là... Jamais le salon de Mme Paulhat-Durand ne me parut plus triste: pourtant Dieu sait s'il me glaçait l'âme, chaque fois que j'y entrais. Oh! ces meubles de reps bleu, jaunis par l'usure; ce grand registre étalé, comme une carcasse de bête fendue, sur la table qu'un tapis de reps, bleu aussi, recouvrait de taches d'encre et de tons pisseux... Et ce pupitre, où les coudes de M. Louis avaient laissé, sur le bois noirci, des places plus claires et luisantes... et le buffet dans le fond, qui montrait des verreries foraines, des vaisselles d'héritage... Et sur la cheminée, entre deux lampes débronzées, entre des photographies pâlies, cette agaçante pendule, qui rendait les heures plus longues, avec son tic-tac énervant... et cette cage, en forme de dôme, où deux serins nostalgiques gonflaient leurs plumes malades... Et ce cartonnier aux cases d'acajou, éraflées par des ongles cupides... Mais je n'étais pas là en observation pour inventorier cette pièce, que je connaissais, hélas! trop bien... cet intérieur lugubre, si tragique, malgré son effacement bourgeois, que, bien des fois, mon imagination affolée le transformait en un funèbre étal de viande humaine... Non... je voulais voir Louise Randon aux prises avec les trafiquants d'esclaves...

Elle était là, près de la fenêtre, à contre-jour, immobile, les bras pendants. Une ombre dure brouillait, comme une opaque voilette, la laideur de son visage et tassait, ramassait davantage la courte, massive difformité de son corps... Une lumière dure allumait les basses mèches de ses cheveux, ourlait les contours gauchis du bras, de la poitrine, se perdait dans les plis noirs de sa jupe déplorable... Une vieille dame l'examinait. Assise sur une chaise, elle me tournait le dos, un dos hostile, une nuque féroce... De cette vieille dame, je ne voyais que son chapeau noir, ridiculement emplumé, sa rotonde noire, dont la doublure se retroussait dans le bas en fourrure grise, sa robe noire, qui faisait des ronds sur le tapis... Je voyais, surtout, posée sur un de ses genoux, sa main gantée de filoselle noire, une main noueuse d'arthritique, qui remuait avec de lents mouvements, et dont les doigts sortaient, rentraient, crispaient l'étoffe, pareils à des serres, sur une proie vivante... Debout, près de la table, très droite, très digne, Mme Paulhat-Durand attendait.

Ce n'est rien, n'est-ce pas? la rencontre de ces trois êtres vulgaires, en ce vulgaire décor...Il n'y a, semble-t-il, dans ce fait banal, ni de quoi s'arrêter, ni de quoi s'émouvoir... Eh bien, cela me parut, à moi, un drame énorme, ces trois personnes qui étaient là, silencieuses et se regardant... J'eus la sensation que j'assistais à une tragédie sociale, terrible, angoissante, pire qu'un assassinat!... J'avais la gorge sèche. Mon coeur battit violemment.

—Je ne vous vois pas bien, ma petite, dit tout à coup la vieille dame... ne restez pas là... Je ne vous vois pas bien... Allez dans le fond de la pièce, que je vous voie mieux...

Et elle s'écria d'une voix étonnée:

—Mon Dieu!... que vous êtes petite!...

Elle avait, en disant ces mots, déplacé sa chaise, et me montrait, maintenant, son profil. Je m'attendais à voir un nez crochu, de longues dents dépassant la lèvre, un oeil jaune et rond d'épervier. Pas du tout, son visage était calme, plutôt aimable Au vrai, ses yeux n'exprimaient rien, ni méchanceté, ni bonté. Ce devait être une ancienne boutiquière, retirée des affaires... Les commerçants ont ce talent de se composer des physionomies spéciales, où rien ne transparaît de leur nature intérieure. A mesure qu'ils s'endurcissent dans le métier et que l'habitude des gains injustes et rapides développe les instincts bas, les ambitions féroces, l'expression de leur face s'adoucit, ou plutôt se neutralise. Ce qu'il y a de mauvais en eux, ce qui pourrait rendre les clients méfiants, se cache dans les intimités de l'être, ou se réfugie sur des surfaces corporelles, ordinairement dépourvues de tout caractère expressif. Chez cette vieille dame, la dureté de son âme invisible à ses prunelles, à sa bouche, à son front, à tous les muscles détendus de sa molle figure, éclatait réellement à la nuque. Sa nuque était son vrai visage, et ce visage était terrible.

Louise, sur l'ordre de la vieille dame, avait gagné le fond de la pièce. Le désir de plaire la rendait véritablement monstrueuse, lui donnait une attitude décourageante. A peine se fut-elle placée dans la lumière que la dame s'écria:

—Oh! comme vous êtes laide, ma petite!

Et prenant à témoin Mme Paulhat-Durand:

—Se peut-il, vraiment, qu'il y ait sur la terre des créatures aussi laides que cette petite?...

Toujours solennelle et digne, Mme Paulhat-Durand répondit:

—Sans doute, ce n'est pas une beauté... mais Mademoiselle est très honnête...

—C'est possible... répliqua la vieille dame... Mais elle est trop laide... Une telle laideur, c'est tout ce qu'il y a de plus désobligeant... Quoi?... Qu'avez-vous dit?

Louise n'avait pas prononcé une parole. Elle avait seulement un peu rougi, et baissait la tête. Un filet rouge bordait l'orbe de ses yeux ternes. Je crus qu'elle allait pleurer.

—Enfin... nous allons voir ça... reprit la dame dont les doigts, en ce moment, furieusement agités, déchiraient l'étoffe de la robe, avec des mouvements de bête cruelle.

Elle interrogea Louise sur sa famille, les places qu'elle avait faites, ses capacités en cuisine en ménage, en couture... Louise répondait par des «Oui, dame!», ou des: «Non, dame!», saccadés et rauques... L'interrogatoire, méticuleux, méchant, criminel, dura vingt minutes.

—Enfin, ma petite, conclut la vieille, le plus clair de votre histoire c'est que vous ne savez rien faire... Il faudra que je vous apprenne tout... Pendant quatre ou cinq mois, vous ne me serez d'aucune utilité... Et puis, laide comme vous êtes, ça n'est pas engageant... Cette entaille sur le nez?... Vous avez donc reçu un coup?

—Non, Madame... je l'ai toujours eue...

—Ah! ça n'est pas engageant... Qu'est-ce que vous voulez gagner?

—Trente francs!... blanchie... et le vin.. prononça Louise, d'une voix résolue...

La vieille bondit:

—Trente francs!... Mais vous ne vous êtes donc jamais regardée?... C'est insensé!... Comment?... personne ne veut de vous... personne jamais ne voudra de vous?—si je vous prends, moi, c'est parce que suis bonne... c'est parce que, dans le fond, j'ai pitié de vous!—et vous me demandez trente francs!... Eh bien, vous en avez de l'audace, ma petite... C'est, sans doute, vos camarades qui vous conseillent si mal... Vous avez tort de les écouter...

—Bien sûr, approuva Mme Paulhat-Durand. Elles se montent la tête, toutes ensemble..

—Alors!... offrit la vieille, conciliante... je vous donnerai quinze francs... Et vous paierez votre vin... C'est beaucoup trop... Mais je ne veux pas profiter de votre laideur et votre détresse.

Elle s'adoucissait... Sa voix se fit presque caressante:

—Voyez-vous, ma petite... c'est une occasion unique et que vous ne retrouverez plus... Je ne suis pas comme les autres, moi... je suis seule... je n'ai pas de famille... je n'ai personne... Ma famille, c'est ma domestique... Qu'est-ce que je lui demande à ma domestique?... De m'aimer un peu, voilà tout... Ma domestique vit avec moi, mange avec moi... à part le vin... Ah! je la dorlote, allez... Et puis, quand je mourrai—je suis très vieille et souvent malade—quand je mourrai, bien sûr que je n'oublierai pas celle qui m'aura été dévouée, qui m'aura bien servie... bien soignée... Vous êtes laide... très laide... trop laide... Eh! mon Dieu, je m'habituerai à votre laideur, à votre figure... Il y en a de jolies qui sont de bien méchantes femmes et qui vous volent, c'est certain!... La laideur, c'est quelquefois une garantie de moralité, dans une maison... Vous n'amènerez pas d'hommes, chez moi, n'est-ce pas?... Vous voyez que je sais vous rendre justice... Dans ces conditions-là, et bonne comme je suis..., ce que je vous offre, ma petite... mais c'est une fortune... mieux qu'une fortune... une famille!...

Louise était ébranlée. Certainement, les paroles de la vieille faisaient chanter des espoirs inconnus dans sa tête. Sa rapacité de paysanne lui montrait des coffres pleins d'or, des testaments fabuleux... Et la vie en commun, avec cette bonne maîtresse, la table partagée... des sorties fréquentes dans les squares et les bois suburbains, tout cela l'émerveillait... Tout cela lui faisait peur aussi, car des doutes, une invincible et originelle méfiance tachaient d'une ombre l'étincellement de ces promesses... Elle ne savait que dire, que faire... à quoi se résoudre... J'avais envie de lui crier: «Non!... n'accepte pas!» Ah! je la voyais, moi, cette existence de recluse, ces travaux épuisants, ces reproches aigres, la nourriture disputée, les os écharnés et les viandes gâtées jetés à sa faim... et l'éternelle, patiente, torturante exploitation d'un pauvre être sans défense. «Non, n'écoute plus, va-t-en!...» Mais ce cri qui était sur mes lèvres, je le réprimai:

—Approchez-vous un peu, ma petite... commanda la vieille... On dirait que vous avez peur de moi... Allons... n'ayez plus peur de moi... approchez-vous... Comme c'est curieux... il me semble que vous êtes déjà moins laide... Déjà je m'habitue à votre visage...

Louise s'approcha lentement, les membres raidis, diligente à ne heurter aucune chaise, aucun meuble... s'efforçant de marcher avec élégance, la pauvre créature!... Mais, à peine fut-elle près de la vieille que celle-ci la repoussa avec une grimace.

—Mon Dieu! cria-t-elle... mais qu'est-ce que vous avez?... Pourquoi sentez-vous mauvais, comme ça?... vous avez donc de la pourriture dans le corps?... C'est affreux!... c'est à ne pas croire... Jamais quelqu'un n'a senti, comme vous sentez... Vous avez donc un cancer dans le nez... dans l'estomac, peut-être?...

Mme Paulhat-Durand fit un geste noble:

—Je vous avais prévenue, Madame... dit-elle... Voilà son grand défaut... C'est ce qui l'empêche de trouver une place.

La vieille continua de gémir...

—Mon Dieu!... mon Dieu!... Est-ce possible?... Mais vous allez empester toute ma maison... vous ne pourrez pas rester près de moi... Ah! mais!... cela change nos conditions... Et moi qui avais, déjà, de la sympathie pour vous!... Non, non... malgré toute ma bonté, ce n'est pas possible... ce n'est plus possible!...

Elle avait tiré son mouchoir, chassait loin d'elle l'air putride, répétant:

—Non, vraiment, ce n'est plus possible!...

—Allons, Madame, intervint Mme Paulhat-Durand... faites un effort... Je suis sûre que cette malheureuse fille vous en sera toujours reconnaissante...

—Reconnaissante?... c'est fort bien... Mais ce n'est pas la reconnaissance qui la guérira de cette infirmité effroyable... Enfin... soit!... Par exemple, je ne puis plus lui donner que dix francs... Dix francs, seulement!... C'est à prendre ou à laisser...

Louise qui avait, jusque-là, retenu ses larmes, suffoqua:

—Non... je ne veux pas... je ne veux pas... je ne veux pas...

—Écoutez, Mademoiselle... dit sèchement Mme Paulhat-Durand... Vous allez accepter cette place... ou bien je ne me charge plus de vous, jamais... Vous pourrez aller demander des places dans les autres bureaux... J'en ai assez, à la fin... Et vous faites du tort à ma maison...

—C'est évident! insista la vieille... Et ces dix francs, vous devriez m'en remercier... C'est par pitié, par charité que je vous les offre... Comment ne comprenez-vous pas que c'est une bonne oeuvre... dont je me repentirai, sans doute, comme des autres?...

Elle s'adressa à la placeuse:

—Qu'est-ce que vous voulez?... Je suis ainsi... je ne peux pas voir souffrir les gens... je suis bête comme tout devant les infortunes... Et ce n'est point à mon âge que je changerai, n'est-ce pas?... Allons, ma petite, je vous emmène...

Sur ces mots, une crampe me força de descendre de mon observatoire... Je n'ai jamais revu Louise...


Le surlendemain, Mme Paulhat-Durand me fit entrer cérémonieusement dans le bureau, et, après m'avoir examinée d'une façon un peu gênante, elle me dit:

—Mademoiselle Célestine... j'ai une bonne... très bonne place pour vous... Seulement, il faudrait aller en province... oh! pas très loin...

—En province?... Je n'y cours pas, vous savez...

La placeuse insista:

—On ne connaît pas la province... il y a d'excellentes places, en province...

—Oh! d'excellentes places... En voilà une blague! rectifiai-je... D'abord il n'y a pas de bonnes places, nulle part...

Mme Paulhat sourit, aimable et minaudière. Jamais je ne l'avais vue sourire ainsi:

—Je vous demande pardon, mademoiselle Célestine... Il n'y a pas de mauvaises places...

—Parbleu! je le sais bien... il n'y a que de mauvais maîtres...

—Non... que de mauvais domestiques... Voyons... Je vous donne des maisons, tout ce qu'il y a de meilleur, ce n'est pas de ma faute si vous n'y restez point...

Elle me regarda avec presque de l'amitié:

—D'autant que vous êtes très intelligente... Vous représentez... vous avez une jolie figure... une jolie taille... des mains charmantes, pas du tout abîmées par le travail... des yeux qui ne sont pas dans vos poches... Il pourrait vous arriver des choses heureuses... On ne sait pas toutes les choses heureuses qui pourraient vous arriver... avec de la conduite...

—Avec de l'inconduite... voulez-vous dire...

—Ça dépend des façons de voir... Moi, j'appelle ça de la conduite...

Elle s'amollissait... Peu à peu, son masque de dignité tombait... Je n'avais plus devant moi que l'ancienne femme de chambre, experte à toutes les canailleries... En ce moment, elle avait des yeux cochons, des gestes gras et mous, ce lapement en quelque sorte rituel de la bouche, qu'ont toutes les proxénètes et que j'avais observé aux lèvres de «Madame Rebecca Ranvet, Modes»... Elle répéta:

—Moi, j'appelle ça de la conduite.

—Ça, quoi? fis-je.

—Voyons, Mademoiselle... Vous n'êtes pas une débutante et vous connaissez la vie... On peut parler avec vous... Il s'agit d'un monsieur seul, déjà âgé... pas extrêmement loin de Paris... très riche... oui, enfin, assez riche... Vous tiendrez sa maison... quelque chose comme gouvernante... comprenez-vous?... Ce sont des places très délicates... très recherchées... d'un grand profit... Il y a là un avenir certain, pour une femme comme vous, intelligente comme vous, gentille comme vous... et qui aurait, je le répète, de la conduite...

C'était mon ambition... Bien des fois, j'avais bâti de merveilleux avenirs sur la toquade d'un vieux... et ce paradis rêvé était là, devant moi, qui souriait, qui m'appelait!... Par une inexplicable ironie de la vie... par une contradiction imbécile et dont je ne puis comprendre la cause, ce bonheur, tant de fois souhaité et qui s'offrait, enfin... je le refusai net.

—Un vieux polisson... oh non!... je sors d'en prendre... Et ils me dégoûtent trop les hommes, les vieux, les jeunes, et tous...

Mme Paulhat-Durand resta, quelques secondes, interdite... Elle ne s'attendait pas à cette sortie... Retrouvant son air digne, austère, qui mettait tant de distance entre la bourgeoise correcte qu'elle voulait être et la fille bohème que je suis, elle dit:

—Ah! ça, Mademoiselle... que croyez-vous donc?... pour qui me prenez-vous donc?... qu'imaginez-vous donc?

—Je n'imagine rien... Seulement, je vous répète que les hommes, j'en ai plein le dos... voilà!

—Savez-vous bien de qui vous parlez?... Ce monsieur, Mademoiselle, est un homme très respectable... Il est membre de la Société de Saint-Vincent-de-Paul... Il a été député royaliste, Mademoiselle...

J'éclatai de rire:

—Oui... oui... allez toujours!... Je les connais vos Saint-Vincent-de-Paul... et tous les saints du diable... et tous les députés... Non, merci!...

Brusquement, sans transition:

—Qu'est-ce que c'est au juste que votre vieux? demandai-je... Ma foi... un de plus... un de moins... ça n'est pas une affaire, après tout...

Mais Mme Paulhat-Durand ne se dérida pas. Elle déclara d'une voix ferme:

—Inutile, Mademoiselle... Vous n'êtes pas la femme sérieuse, la personne de confiance qu'il faut à ce monsieur. Je vous croyais plus convenable... Avec vous, on ne peut pas avoir de sécurité..

J'insistai longtemps... Elle fut inflexible. Et je rentrai dans l'antichambre, l'âme toute vague... Oh, cette antichambre si triste, si obscure, toujours la même!... Ces filles étalées, écrasées sur les banquettes... ce marché de viande humaine, promise aux voracités bourgeoises... ce flux de saletés et ce reflux de misères qui vous ramènent là, épaves dolentes, débris de naufrages, éternellement ballottés...

—Quel drôle de type, je fais!... pensai-je. Je désire des choses... des choses... des choses... quand je les crois irréalisables, et, sitôt qu'elles doivent se réaliser, qu'elles m'arrivent avec des formes précises... je n'en veux plus...

Dans ce refus, il y avait cela, certes, mais il y avait aussi un désir gamin d'humilier un peu Mme Paulhat-Durand... et une sorte de vengeance de la prendre, elle si méprisante et si hautaine, en flagrant délit de proxénétisme...

Je regrettai ce vieux qui, maintenant, avait, pour moi, toutes les séductions de l'inconnu, toutes les attirances d'un inaccessible idéal... Et je me plus à évoquer son image... un vieillard propret, avec des mains molles, un joli sourire dans sa face rose et rasée, et gai, et généreux, et bon enfant, pas trop passionné, pas aussi maniaque que M. Rabour, se laissant conduire par moi, comme un petit chien...

—Venez ici... Allons, venez ici...

Et il venait, caressant, frétillant, avec un bon regard de soumission.

—Faites le beau, maintenant...

Il faisait le beau, si drôle, tout droit sur son derrière, et les pattes de devant battant l'air...

—Oh! le bon toutou!

Je lui donnais du sucre... je caressais son échine soyeuse. Il ne me dégoûtait plus... et je songeais encore:

—Suis-je bête, tout de même!... Un bon chien-chien... un beau jardin... une belle maison... de l'argent, de la tranquillité, mon avenir assuré, avoir refusé tout cela!... et sans savoir pourquoi!... Et ne jamais savoir ce que je veux... et ne jamais vouloir ce que je désire!... Je me suis donnée à bien des hommes et, au fond, j'ai l'épouvante—pire que cela—le dégoût de l'homme, quand l'homme est loin de moi. Quand il est près de moi, je me laisse prendre aussi facilement qu'une poule malade... et je suis capable de toutes les folies. Je n'ai de résistance que contre les choses qui ne doivent pas arriver et les hommes que je ne connaîtrai jamais... Je crois bien que je ne serai jamais heureuse...

L'antichambre m'accablait... Il me venait de cette obscurité, de ce jour blafard, de ces créatures étalées, des idées de plus en plus lugubres... Quelque chose de lourd et d'irrémédiable planait au-dessus de moi... Sans attendre la fermeture du bureau, je partis le coeur gros, la gorge serrée... Dans l'escalier, je croisai M. Louis. S'accrochant à la rampe, il montait lentement, péniblement les marches... Nous nous regardâmes une seconde. Il ne me dit rien... moi non plus, je ne trouvai aucune parole... mais nos regards avaient tout dit... Ah! lui, aussi, n'était pas heureux... Je l'écoutai, un instant, monter les marches... puis je dégringolai l'escalier... Pauvre petit bougre!


Dans la rue je restai un moment étourdie... Je cherchai des yeux les recruteuses d'amour... le dos rond, la toilette noire de Mme Rebecca Ranvet, Modes... Ah! si je l'avais vue, je serais allée à elle, je me serais livrée à elle... Aucune n'était là... Des gens passaient, affairés, indifférents, qui ne faisaient point attention à ma détresse... Alors, je m'arrêtai chez un mastroquet, où j'achetai une bouteille d'eau-de-vie, et, après avoir flâné, toujours hébétée, la tête lourde, je rentrai à mon hôtel...

Vers le soir, tard, j'entendis qu'on frappait à ma porte. Je m'étais allongée, sur le lit, à moitié nue, stupéfiée par la boisson.

—Qui est là? criai-je.

—C'est moi...

—Qui toi?

—Le garçon...

Je me levai, les seins hors la chemise, les cheveux défaits et tombant sur mon épaule, et j'ouvris la porte:

—Que veux-tu?...

Le garçon sourit... C'était un grand gaillard, à cheveux roux, que j'avais plusieurs fois rencontré dans les escaliers... et qui me regardait toujours, avec d'étranges regards.

—Que veux-tu? répétai-je...

Le garçon sourit encore, embarrassé, et, roulant entre ses gros doigts le bas de son tablier bleu, taché de plaques d'huile, il bégaya:

—Mam'zelle... je...

Il considérait d'un air de morne désir, mes seins, mon ventre presque nu, ma chemise que la courbe des hanches arrêtait...

—Allons, entre... espèce de brute... criai-je tout à coup.

Et, le poussant dans ma chambre, je refermai la porte, violemment, sur nous deux...

Oh! misère de moi... On nous retrouva, le lendemain, ivres et vautrés sur le lit... dans quel état, mon Dieu!...

Le garçon fut renvoyé... Je n'ai jamais su son nom!


Je ne voudrais pas quitter le bureau de placement de Mme Paulhat-Durand sans donner un souvenir à un pauvre diable que j'y rencontrai. C'était un jardinier veuf depuis quatre mois et qui venait chercher une place. Parmi tant de figures lamentables qui passèrent là, je n'en vis pas une aussi triste que la sienne et qui semblât plus accablée par la vie. Sa femme était morte d'une fausse couche—d'une fausse couche?—la veille du jour où, après deux mois de misère, ils devaient, enfin, entré dans une propriété, elle comme basse-courière, lui comme jardinier. Soit malchance, soit lassitude et dégoût de vivre, il n'avait rien trouvé, depuis ce grand malheur; il n'avait même rien cherché... Et ce qui lui restait de petites économies avait vite fondu dans ce chômage. Quoiqu'il fût très défiant, j'étais parvenue à l'apprivoiser un peu... Je mets sous forme de récit impersonnel le drame si simple, si poignant qu'il me conta, un jour que, très émue par son infortune, je lui avais marqué plus d'intérêt et plus de pitié. Le voici.


Quand ils eurent visité les jardins, les terrasses, les serres et, à l'entrée du parc, la maison du jardinier, somptueusement vêtue de lierres, de bignones et de vignes vierges, ils revinrent l'âme en attente, l'âme en angoisse; lentement, sans se parler, vers la pelouse où la comtesse suivait, d'un regard d'amour, ses trois enfants qui, chevelures blondes, claires fanfreluches, chairs roses et heureuses, jouaient dans l'herbe, sous la surveillance de la gouvernante. A vingt pas, ils s'arrêtèrent respectueusement, l'homme la tête découverte, sa casquette à la main, la femme, timide sous son chapeau de paille noire, gênée dans son caraco de laine sombre, tortillant, pour se donner une contenance, la chaînette d'un petit sac de cuir. Très loin, le parc déroulait, entre d'épais massifs d'arbres, ses pelouses onduleuses.

—Voyons... approchez... dit la comtesse avec une encourageante bonté.

L'homme avait la figure brunie, la peau hâlée de soleil, de grosses mains noueuses, couleur de terre, le bout des doigts déformé et luisant par le frottement continu des outils. La femme était un peu pâle, d'une pâleur grise sous les taches de rousseur qui lui éclaboussaient le visage... un peu gauche aussi et très propre. Elle n'osait pas lever les yeux sur cette belle dame qui, tout à l'heure, allait l'examiner indiscrètement, l'accabler de questions torturantes, lui retourner l'âme et la chair, comme les autres... Et elle s'acharnait à regarder ce joli tableau des trois babies jouant dans l'herbe, avec des manières contenues et des grâces étudiées déjà...

Ils avancèrent, lentement, de quelques pas et tous les deux, d'un geste mécanique et simultané, ils se croisèrent les mains, sur le ventre.

—Eh bien?... demanda la comtesse... vous avez tout visité?

—Madame la comtesse est bien bonne... répondit l'homme... C'est très grand... c'est très beau... Oh! c'est une superbe propriété... Par exemple, il y a du travail...

—Et je suis très exigeante, je vous préviens, très juste... mais très exigeante. J'aime que tout soit tenu dans la perfection... Et des fleurs... des fleurs... des fleurs... toujours... partout... D'ailleurs, vous avez deux aides, l'été; un seul, l'hiver... C'est suffisant...

—Oh! répliqua l'homme... le travail ne me gêne pas. Tant plus il y en a, tant plus je suis content. J'aime mon métier... et je le connais... arbres... primeurs... mosaïques et tout... Pour ce qui est des fleurs... avec de bons bras... du goût, de l'eau... un bon paillis... et, sauf votre respect, madame la comtesse... beaucoup de fumier et d'engrais, on a ce qu'on veut...

Après une pause, il continua:

—Ma femme aussi est bien active... bien adroite... et elle a de l'administration... Elle n'a pas l'air fort, à la voir... mais elle est courageuse, jamais malade, et elle s'entend aux bêtes comme personne... Là, d'où nous venons, il y avait trois vaches... et deux cents poules... Ainsi!

La comtesse fit un signe de tête approbateur.

—Le logement vous plaît?

—Le logement aussi est très beau... C'est quasiment trop grand pour de petites gens comme nous... et nous n'avons pas assez de meubles pour le meubler... Mais on n'habite que ce qu'on habite, bien sûr... Et puis, c'est loin du château... Faut ça... Les maîtres n'aiment pas quand les jardiniers sont trop près... Et nous, on craint de gêner... De cette façon on est chacun chez soi... Ça vaut mieux pour tout le monde... Seulement...

L'homme hésita pris d'une timidité soudaine, devant ce qu'il avait à dire...

—Seulement... quoi?... interrogea la comtesse, après un silence qui augmenta la gêne de l'homme.

Celui-ci serra plus fort sa casquette, la tourna entre ses gros doigts, pesa davantage sur le sol, et, s'enhardissant:

—Eh bien, voilà! fit-il... Je voulais dire à madame la comtesse que les gages n'étaient pas assez forts pour la place. C'est trop court... Avec la meilleure volonté du monde, on ne pourra pas arriver... Madame la comtesse devrait donner un peu plus...

—Vous oubliez, mon ami, que vous êtes logé, chauffé, éclairé... que vous avez les légumes et les fruits... que je donne une douzaine d'oeufs par semaine et un litre de lait par jour... C'est énorme...

—Ah! madame la comtesse donne le lait et les oeufs?... Et elle éclaire?

Et, comme pour lui demander conseil, il regardait sa femme, tout en murmurant:

—Dame!... c'est quelque chose... On ne peut pas dire le contraire... ça n'est pas mauvais...

La femme balbutia:

—Pour sûr... ça aide un peu...

Puis, tremblante et embarrassée:

—Madame la comtesse donne aussi, sans doute, des étrennes au mois de janvier et à la Saint-Fiacre?

—Non, rien...

—C'est l'habitude, pourtant...

—Ça n'est pas la mienne...

A son tour, l'homme s'enquit:

—Et pour les belettes..., les fouines..., les putois?

—Rien, non plus... je vous laisse la peau!...

Cela fut dit d'un ton sec, net, après quoi il n'y avait plus à insister... Et, tout à coup:

—Ah! je vous préviens, une fois pour toutes, que je défends au jardinier de vendre ou de donner à quiconque des légumes. Je sais bien qu'il faut en faire trop pour en avoir assez... et que les trois quarts se perdent. Tant pis!... J'entends qu'en les laisse se perdre...

—Bien sûr... comme partout, quoi!...

—Ainsi, c'est entendu?... Depuis quand êtes-vous mariés?

—Depuis six ans... répondit la femme.

—Vous n'avez pas d'enfants?

—Nous avions une petite fille... Elle est morte!

—Ah! c'est bien... c'est très bien... approuva négligemment la comtesse... Mais vous êtes jeunes tous les deux... vous pouvez en avoir encore?

—On ne le souhaite guère, allez, madame la comtesse... Mais dame! on attrape ça plus facilement que cent écus de rente...

Les yeux de la comtesse étaient devenus sévères:

—Je dois encore vous prévenir que je ne veux pas, absolument pas d'enfants chez moi. S'il vous survenait un enfant, je me verrais forcée de vous renvoyer... tout de suite... Oh! pas d'enfants!... Cela crie, cela est partout, cela dévaste tout... cela fait peur aux chevaux et donne des épidémies... Non, non... pour rien au monde, je ne tolérerais un enfant chez moi... Ainsi, vous voilà prévenus... Arrangez-vous... prenez vos précautions...

A ce moment, l'un des enfants, qui était tombé, vint se réfugier en criant et se cacher dans la robe de sa mère... Celle-ci le prit dans ses bras, le berça avec des paroles gentilles, le câlina, l'embrassa tendrement, et le renvoya apaisé, souriant, avec les deux autres... La femme se sentit subitement le coeur bien gros... Elle crut qu'elle n'aurait pas la force de retenir ses larmes... Il n'y avait donc de joie, de tendresse, d'amour, de maternité que pour les riches?... Les enfants s'étaient remis à jouer sur la pelouse... Elle les détesta d'une haine sauvage, elle eût voulu les injurier, les battre, les tuer... injurier et battre aussi cette femme insolente et cruelle, cette mère égoïste qui venait de prononcer des paroles abominables, des paroles qui condamnaient à ne pas naître tout ce qui dormait d'humanité future, dans son ventre de pauvresse... Mais elle se contint, et elle dit simplement, sur un nouvel avertissement, plus autoritaire que les autres:

—On fera attention, madame la comtesse... on tâchera...

—C'est cela... car je ne saurais trop vous le répéter... C'est un principe chez moi... un principe avec lequel je ne transigerai jamais...

Et elle ajouta, avec une inflexion presque caressante dans la voix:

—D'ailleurs, croyez-moi... Quand on n'est pas riche... mieux vaut ne pas avoir d'enfants...

L'homme, pour plaire à sa future maîtresse, conclut:

—Bien sûr... bien sûr... Madame la comtesse parle bien...

Mais une haine était en lui. La lueur sombre et farouche, qui passa comme un éclair dans ses yeux, démentait la servilité forcée de ces dernières paroles... La comtesse ne vit point briller cette lueur de meurtre, car, instinctivement, elle avait le regard fixé sur le ventre de la femme, qu'elle venait de condamner à la stérilité ou à l'infanticide.

Le marché fut vite conclu. Elle fit ses recommandations, détailla minutieusement les services qu'elle attendait de ses nouveaux jardiniers, et, comme elle les congédiait d'un hautain sourire, elle dit sur un ton qui n'admettait pas de réplique:

—Je pense que vous avez des sentiments religieux... Ici, tout le monde va, le dimanche, à la messe et fait ses Pâques... J'y tiens absolument....

Ils s'en revinrent, sans se parler, très graves, très sombres. La route était poudreuse, la chaleur lourde et la pauvre femme marchait péniblement, tirait la jambe. Comme elle étouffait un peu, elle s'arrêta, posa son sac à terre et délaça son corset.

—Ouf!... fit-elle en aspirant de larges bouffées d'air...

Et son ventre, longtemps comprimé, se tendit, s'enfla, accusa la rondeur caractéristique, la tare de la maternité, le crime... Ils continuèrent leur chemin.

A quelques pas de là, sur la route, ils entrèrent dans une auberge et se firent servir un litre de vin.

—Pourquoi que tu n'a pas dit que j'étais enceinte? demanda la femme.

L'homme répondit:

—Tiens! pour qu'elle nous fiche à la porte, comme les trois autres...

—Aujourd'hui ou demain, va!...

Alors l'homme murmura entre ses dents:

—Si t'étais une femme... eh bien, tu irais, dès ce soir, chez la mère Hurlot... elle a des herbes!

Mais la femme se mit à pleurer... Et elle gémissait, dans ses larmes:

—Ne dis pas ça... ne dis pas ça... Ça porte malheur!

L'homme tapa sur la table, et il cria:

—Faut donc crever... nom de Dieu!...

Le malheur vint. Quatre jours après, la femme eut une fausse couche—une fausse couche?—et mourut en d'affreuses douleurs d'une péritonite.

Et quand l'homme eut terminé son récit, il me dit:

—Ainsi, me voilà tout seul, maintenant. Je n'ai plus de femme, plus d'enfant, plus rien. J'ai bien songé à me venger... oui, j'ai songé longtemps à tuer ces trois enfants qui jouaient sur la pelouse... Je ne suis pas méchant pourtant, je vous assure, et pourtant, les trois enfants de cette femme, je vous le jure, je les aurais étranglés avec une joie..., une joie!... Ah! oui... Et puis, je n'ai pas osé... Qu'est-ce que vous voulez? On a peur... on est lâche... on n'a de courage que pour souffrir!




XVI



24 novembre.

Aucune lettre de Joseph. Sachant combien il est prudent, je ne suis pas trop étonnée de son silence, mais j'en souffre un peu. Certes, Joseph n'ignore point qu'avant de nous être distribuées les lettres passent par Madame, et, sans doute, il ne veut pas s'exposer et m'exposer à ce qu'elles soient lues ou seulement que le fait qu'il m'écrive soit méchamment commenté par Madame. Pourtant, lui qui a tant de ressources dans l'esprit, j'aurais cru qu'il eût trouvé le moyen de me donner de ses nouvelles... Il doit rentrer demain matin. Rentrera-t-il?... Je ne suis pas sans inquiétudes... et mon cerveau marche, marche... Pourquoi aussi n'a-t-il pas voulu que je connusse son adresse à Cherbourg?... Mais je ne veux pas penser à tout cela qui me brise la tête et me donne la fièvre.

Ici, rien, sinon moins d'événements toujours et plus de silence encore. C'est le sacristain qui, par amitié, remplace Joseph. Chaque jour, ponctuellement, il vient faire le pansage des chevaux et surveiller les châssis. Impossible de lui tirer une seule parole. Il est plus muet, plus méfiant, plus louche d'allures que Joseph. Il est plus vulgaire aussi, et il n'a pas sa grandeur et sa force... Je le vois très peu et seulement quand j'ai un ordre à lui transmettre... Un drôle de type aussi, celui-là!... L'épicière m'a raconté qu'il avait, étant jeune, étudié pour être prêtre et qu'on l'avait chassé du séminaire à cause de son indélicatesse et de son immoralité.—Ne serait-ce pas lui qui a violé la petite Claire dans le bois?... Depuis, il a essayé un peu de tous les métiers. Tantôt pâtissier, tantôt chantre au lutrin, tantôt mercier ambulant, clerc de notaire, domestique, tambour de ville, adjudicataire du marché, employé chez l'huissier, il est depuis quatre ans sacristain. Sacristain, c'est être encore un peu curé. Il a, du reste, toutes les manières visqueuses et rampantes des cloportes ecclésiastiques... Bien sûr qu'il ne doit pas reculer devant les plus sales besognes... Joseph a le tort d'en faire son ami... Mais est-il son ami?... N'est-il pas plutôt son complice?

Madame a la migraine... Il paraît que cela lui arrive régulièrement tous les trois mois. Durant deux jours, elle reste enfermée, rideaux tirés, sans lumière, dans sa chambre où seule Marianne a le droit de pénétrer... Elle ne veut pas de moi... La maladie de Madame, c'est du bon temps pour Monsieur... Monsieur en profite... Il ne quitte plus la cuisine... Tantôt, je l'ai surpris qui en sortait, la face très rouge, la culotte encore toute déboutonnée. Ah! je voudrais bien les voir, Marianne et lui... Cela doit vous dégoûter de l'amour pour jamais...

Le capitaine Mauger qui ne me parle plus et me lance, derrière la haie, des regards furieux, s'est remis avec sa famille, du moins avec l'une de ses nièces, qui est venue s'installer chez lui... Elle n'est pas mal: une grande blonde, avec un nez trop long, mais fraîche et bien faite... Au dire des gens, c'est elle qui tiendra la maison et qui remplacera Rose dans le lit du capitaine. De cette façon, les saletés ne sortiront plus de la famille.

Quant à Mme Gouin, la mort de Rose aurait pu être un coup pour ses matinées du dimanche. Elle a compris qu'elle ne pouvait pas rester sans un grand premier rôle. Maintenant, c'est cette peste de mercière qui mène le branle des potins et qui se charge d'entretenir les filles du Mesnil-Roy dans l'admiration et dans la propagande des talents clandestins de cette infâme épicière. Hier dimanche, je suis allée chez elle. C'était fort brillant... toutes étaient là. On y a très peu parlé de Rose, et quand j'ai raconté l'histoire des testaments, ç'a été un éclat de rire général. Ah! le capitaine avait raison quand il me disait: «Tout se remplace.»... Mais la mercière n'a pas l'autorité de Rose, car c'est une femme sur qui, au point de vue des moeurs, il n'y a malheureusement rien à dire.

Avec quelle hâte j'attends Joseph!... Avec quelle impatience nerveuse j'attends le moment de savoir ce que je dois espérer ou craindre de la destinée!... Je ne puis plus vivre ainsi. Jamais je n'ai été autant écoeurée de cette existence médiocre que je mène, de ces gens que je sers, de tout ce milieu de mornes fantoches où, de jour en jour, je m'abêtis davantage. Si je n'avais, pour me soutenir, l'étrange sentiment, qui donne à ma vie actuelle un intérêt nouveau et puissant, je crois que je ne tarderais pas à sombrer, moi aussi, dans cet abîme de sottises et de vilenies que je vois s'élargir de plus en plus autour de moi... Ah! que Joseph réussisse ou non, qu'il change ou ne change pas d'idée sur moi, ma résolution est prise; je ne veux plus rester ici... Encore quelques heures, encore toute une nuit d'anxiété... et je serai enfin fixée sur mon avenir.

Cette nuit, je vais la passer à remuer encore d'anciens souvenirs, pour la dernière fois peut-être. C'est le seul moyen que j'aie de ne pas trop penser aux inquiétudes du présent, de ne pas trop me casser la tête aux chimères de demain. Au fond, ces souvenirs m'amusent, et ils renforcent mon mépris. Quelles singulières et monotones figures, tout de même, j'ai rencontrées sur ma route de servage!... Quand je les revois, par la pensée, elles ne me font pas l'effet d'être réellement vivantes. Elles ne vivent, du moins, elles ne donnent l'illusion de vivre, que par leurs vices... Enlevez-leur ces vices qui les soutiennent comme les bandelettes soutiennent les momies... et ce ne sont même plus des fantômes, ce n'est plus que de la poussière, de la cendre... de la mort..


Ah! par exemple, c'était une fameuse maison celle où, quelques jours après avoir refusé d'aller chez le vieux monsieur de province, je fus adressée, avec toutes sortes de références admirables, par Mme Paulhat-Durand. Des maîtres tout jeunes, sans bêtes ni enfants, un intérieur mal tenu, sous le chic apparent des meubles et la lourde somptuosité des décors... Du luxe et plus encore de coulage... Un simple coup d'oeil en entrant et j'avais vu tout cela... j'avais vu, parfaitement vu, à qui j'avais affaire. C'était le rêve, quoi! J'allais donc oublier là toutes mes misères, et M. Xavier que j'avais souvent encore dans la peau, la petite canaille... et les bonnes soeurs de Neuilly... et les stations crevantes dans l'antichambre du bureau de placement, et les longs jours d'angoisse et les longues nuits de solitude ou de crapule...

J'allais donc m'arranger une existence douce, de travail facile et de profits certains. Tout heureuse de ce changement, je me promis de corriger les fantaisies trop vives de mon caractère, de réprimer les élans fougueux de ma franchise, afin de rester longtemps, longtemps, dans cette place. En un clin d'oeil, mes idées noires disparurent et ma haine des bourgeois, comme par enchantement, s'envola. Je redevins d'une gaieté folle et trépidante, et, reprise d'un violent amour de la vie, je trouvai que les maîtres ont du bon, quelquefois... Le personnel n'était pas nombreux, mais de choix: une cuisinière, un valet de chambre, un vieux maître d'hôtel et moi... Il n'y avait pas de cocher, les maîtres ayant, depuis peu, supprimé l'écurie et se servant de voitures de grande remise... Nous fûmes amis tout de suite. Le soir même, ils arrosèrent ma bienvenue d'une bouteille de vin de Champagne.

—Mazette!... fis-je en battant des mains... on se met bien, ici.

Le valet de chambre sourit, agita en l'air musicalement un trousseau de clés. Il avait les clés de la cave; il avait les clés de tout. C'était l'homme de confiance de la maison...

—Vous me les prêterez, dites? demandai-je, en manière de rigolade.

Il répondit, en me décochant un regard tendre:

—Oui, si vous êtes chouette avec Bibi... Il faudra être chouette avec Bibi...

Ah! c'était un chic homme et qui savait parler aux femmes... Il s'appelait William... Quel joli nom!...

Durant le repas qui se prolongea, le vieux maître d'hôtel ne dit pas un mot, but beaucoup, mangea beaucoup. On ne faisait pas attention à lui, et il semblait un peu gâteux. Quant à William, il se montra charmant, galant, empressé, me fit sous la table des agaceries délicates, m'offrit, au café, des cigarettes russes dont il avait ses poches pleines... Puis m'attirant vers lui—j'étais un peu étourdie par le tabac, un peu grise aussi et toute défrisée—il m'assit sur ses genoux, et me souffla dans l'oreille des choses d'un raide... Ah! ce qu'il était effronté!

Eugénie, la cuisinière, ne paraissait pas scandalisée de ces propos et de ces jeux. Inquiète, rêveuse, elle tendait sans cesse le cou vers la porte, dressait l'oreille au moindre bruit comme si elle eût attendu quelqu'un et, l'oeil tout vague, elle lampait, coup sur coup, de pleins verres de vin... C'était une femme d'environ quarante-cinq ans, avec une forte poitrine, une bouche large aux lèvres charnues, sensuelles, des yeux langoureux et passionnés, un air de grande bonté triste. Enfin, du dehors, on frappa quelques coups discrets à la porte de service. Le visage d'Eugénie s'illumina; elle se leva d'un bond, alla ouvrir... Je voulus reprendre une position plus convenable, n'étant pas au fait des habitudes de l'office, mais William m'enlaça plus fort, et me retint contre lui, d'une solide étreinte...

—Ce n'est rien, fit-il, calmement... c'est le petit.

Pendant ce temps, un jeune homme entrait, presque un enfant. Très mince, très blond, très blanc de peau, sous une ombre de barbe—dix-huit ans à peine—, il était joli comme un amour. Il portait un veston tout neuf, élégant, qui dessinait son buste svelte et gracile, une cravate rose... C'était le fils des concierges de la maison voisine. Il venait, paraît-il, tous les soirs... Eugénie l'adorait, en était folle. Chaque jour, elle mettait de côté, dans un grand panier, des soupières pleines de bouillon, de belles tranches de viande, des bouteilles de vin, de gros fruits et des gâteaux que le petit emportait à ses parents.

—Pourquoi viens-tu si tard, ce soir? demanda Eugénie.

Le petit s'excusa d'une voix traînante:

—A fallu que j'garde la loge... maman faisait une course...

—Ta mère... ta mère... Ah! mauvais sujet, est-ce vrai au moins?...

Elle soupira et, ses yeux dans les yeux de l'enfant, les deux mains appuyées à ses épaules, elle débita d'un ton dolent:

—Quand tu tardes à venir, j'ai toujours peur de quelque chose. Je ne veux pas que tu te mettes en retard, mon chéri... Tu diras à ta mère que si cela continue... eh bien, je ne te donnerai plus rien... pour elle...

Puis, les narines frémissantes, le corps tout entier secoué d'un frisson:

—Que tu es joli, mon amour!... Oh! ta petite frimousse... ta petite frimousse... Je ne veux pas que les autres en aient... Pourquoi n'as-tu pas mis tes beaux souliers jaunes?... Je veux que tu sois joli de partout, quand tu viens... Et ces yeux-là... ces grands yeux polissons, petit brigand?... Ah! je parie qu'ils ont encore regardé une autre femme! Et ta bouche... ta bouche!... qu'est-ce qu'elle a fait cette bouche-là!...

Il la rassura, souriant, se dandinant sur ses hanches frêles...

—Dieu non!... ça, je t'assure, Nini... c'est pas une blague... maman faisait une course... là... vrai!

Eugénie répéta, à plusieurs reprises:

—Ah! mauvais sujet... mauvais sujet... je ne veux pas que tu regardes les autres femmes... Ta petite frimousse pour moi, ta petite bouche, pour moi... tes grands yeux pour moi!... Tu m'aimes bien, dis?...

—Oh! oui... Pour sûr...

—Dis le encore...

—Ah! pour sûr!...

Elle lui sauta au cou, et, la gorge haletante, bégayant des mots d'amour, elle l'entraîna dans la pièce voisine.

William me dit:

—Ce qu'elle en pince!... Et ce qu'il lui coûte gros, ce gamin... La semaine dernière, elle l'a encore habillé tout à neuf. C'est pas vous qui m'aimeriez comme ça!...

Cette scène m'avait profondément émue, et tout de suite je vouai à la pauvre Eugénie une amitié de soeur... Ce gamin ressemblait à M. Xavier... Du moins, entre ces deux jolis êtres de pourriture, il y avait une similitude morale. Et ce rapprochement me rendit triste, oh! triste, infiniment. Je me revis dans la chambre de M. Xavier, le soir où je lui donnai les quatre-vingt-dix francs... Oh! ta petite frimousse, ta petite bouche, tes grands yeux!... C'étaient les mêmes yeux froids et cruels, la même ondulation du corps... c'était le même vice qui brillait à ses prunelles et donnait au baiser de ses lèvres quelque chose d'engourdissant, comme un poison...

Je me dégageai des bras de William, devenu de plus en plus entreprenant:

—Non... lui dis-je, un peu sèchement... pas ce soir...

—Mais tu avais promis d'être chouette avec Bibi?...

—Pas ce soir...

Et, m'arrachant à son étreinte, j'arrangeai un peu le désordre de mes cheveux, le chiffonnement de mes jupes, et je dis:

—Ah! bien, tout de même!... ça ne traîne pas avec vous...

Naturellement, je ne voulus rien changer aux habitudes de la maison, dans le service. William faisait le ménage, à la va comme je te pousse. Un coup de balai par-ci, de plumeau par-là... ça y était. Le reste du temps, il bavardait, fouillait les tiroirs, les armoires, lisait les lettres qui, d'ailleurs, traînaient de tous les côtés et dans tous les coins. Je fis comme lui. Je laissai s'accumuler la poussière sur et sous les meubles, et je me gardai bien de rien toucher au désordre des salons et des chambres. A la place des maîtres, moi, j'aurais eu honte de vivre dans un intérieur pareillement torchonné. Mais ils ne savaient pas commander, et, timides, redoutant les scènes, ils n'osaient jamais rien dire. Si, parfois, à la suite d'un manquement trop visible ou trop gênant, ils se hasardaient jusqu'à balbutier: «Il me semble que vous n'avez pas fait ceci ou cela», nous n'avions qu'à répondre sur un ton où la fermeté n'excluait pas l'insolence: «Je demande bien pardon à Madame... Madame se trompe... Et si Madame n'est pas contente...» Alors, ils n'insistaient plus et tout était dit... Jamais je n'ai rencontré, dans ma vie, des maîtres ayant moins d'autorité sur leurs domestiques, et plus godiches!... Vrai, on n'est pas serins, comme ils l'étaient...

Il faut rendre à William cette justice qu'il avait su mettre les choses sur un bon pied dans la boîte. William avait une passion, commune a beaucoup de gens de service: les courses. Il connaissait tous les jockeys, tous les entraîneurs, tous les bookmakers, et aussi quelques gentilshommes très galbeux, des barons, des vicomtes, qui lui montraient une certaine amitié, sachant qu'il possédait, de temps à autre, des tuyaux épatants... Cette passion qui, pour être entretenue et satisfaite, demande des sorties nombreuses et des déplacements suburbains, ne s'accorde pas avec un métier peu libre et sédentaire, comme est celui de valet de chambre. Or, William avait réglé sa vie ainsi: après le déjeuner, il s'habillait et sortait... Ce qu'il était chic avec son pantalon à carreaux noirs et blancs, ses bottines vernies, son pardessus mastic et ses chapeaux... Oh! les chapeaux de William, des chapeaux couleur d'eau profonde, où les ciels, les arbres, les rues, les fleuves, les foules, les hippodromes se succédaient en prodigieux reflets!... Il ne rentrait qu'à l'heure d'habiller son maître, et, le soir, après le dîner, souvent, il repartait ayant, disait-il, d'importants rendez-vous, avec des Anglais. Je ne le revoyais que la nuit, très tard, un peu ivre de cocktail, toujours... Toutes les semaines, il invitait des amis à dîner, des cochers, des valets de chambre, des gens de courses, ceux-ci, comiques et macabres avec leurs jambes torses, leurs genoux difformes, leur aspect de crapuleux cynisme et de sexe ambigu. Ils parlaient chevaux, turf, femmes, racontaient sur leurs maîtres des histoires sinistres—à les entendre, ils étaient tous pédérastes—puis, quand le vin exaltait les cerveaux, ils s'attaquaient à la politique... William y était d'une intransigeance superbe et d'une terrible violence réactionnaire.

—Moi, mon homme, criait-il... c'est Cassagnac... Un rude gars, Cassagnac... un luron... un lapin!... Ils en ont peur... Ce qu'il écrit, celui-là... c'est tapé!... Oui, qu'ils se frottent à ce lapin-là, les sales canailles!...

Et, tout à coup, au plus fort du bruit, Eugénie se levait, plus pâle et les yeux brillants, bondissait vers la porte. Le petit entrait, sa jolie figure étonnée de ces gens inaccoutumés, de ces bouteilles vidées, du pillage effréné de la table. Eugénie avait réservé pour lui un verre de champagne et une assiette de friandises... Puis, tous les deux, ils disparaissaient dans la pièce voisine...

—Oh! ta petite frimousse... ta petite bouche... tes grands yeux!...

Ce soir-là, le panier des parents contenait des parts plus larges et meilleures. Il fallait bien qu'ils profitassent de la fête, ces braves gens...

Un jour, comme le petit tardait, un gros cocher, cynique et voleur, qui était de toutes ces fêtes, voyant Eugénie inquiète... lui dit:

—Vous tarabustez-donc pas... Elle va venir tout à l'heure, votre tapette.

Eugénie se leva, frémissante et grondante:

—Qu'est-ce que vous avez dit, vous?... Une tapette... ce chérubin?... Répétez-voir un peu?... Et quand même... si ça lui fait plaisir à cet enfant... Il est assez joli pour ça... il est assez joli pour tout... vous savez?

—Bien sûr, une tapette... répliqua le cocher, dans un rire gras... allez-donc demander ça au comte Hurot, là, à deux pas, dans la rue Marb...

Il n'eut pas le temps d'achever... Un soufflet retentissant lui coupa la parole...

A ce moment, le petit apparut derrière la porte... Eugénie courut à lui...

—Ah! mon chéri... mon amour... viens vite... ne reste pas avec ces voyous-là...

Je crois tout de même que le gros cocher avait raison.


William me parlait souvent d'Edgar, le célèbre piqueur du baron de Borgsheim. Il était fier de le connaître, l'admirait presque autant que Cassagnac. Edgar et Cassagnac, tels étaient les deux grands enthousiasmes de sa vie... Je crois qu'il eût été dangereux d'en plaisanter et même d'en discuter avec lui... Quand il rentrait, la nuit, tard, William s'excusait en me disant: «J'étais avec Edgar.» Il semblait que d'être avec Edgar, cela vous constituât non seulement une excuse, mais une gloire.

—Pourquoi ne l'amènes-tu pas dîner, que je le voie, ton fameux Edgar?... demandai-je un jour.

William fut scandalisé de cette idée... et il affirma, avec hauteur:

—Ah! ça!... est-ce que tu t'imagines qu'Edgar voudrait dîner avec de simples domestiques?

C'est d'Edgar que William tenait cette méthode incomparable de lustrer ses chapeaux... Une fois, aux courses d'Auteuil, Edgar fut abordé par le jeune marquis de Plérin.

—Voyons, Edgar, supplia le marquis... comment obtenez-vous vos chapeaux?...

—Mes chapeaux, monsieur le marquis?... répondit Edgar, flatté, car le jeune Plérin, voleur aux courses et tricheur au jeu, était alors une des personnalités les plus fameuses du monde parisien... C'est très simple... seulement, c'est comme le gagnant, il faut le savoir... Eh bien, voici... Tous les matins, je fais courir mon valet de chambre pendant un quart d'heure... Il sue, n'est-ce pas?... Et la sueur, ça contient de l'huile... Alors, avec un foulard de soie très fine, il recueille la sueur de son front, et il lustre mes chapeaux avec... Ensuite, le coup de fer... Mais il faut un homme propre et sain... de préférence un châtain... car les blonds sentent fort quelquefois... et toutes les sueurs ne conviennent pas... L'année dernière, j'ai donné la recette au prince de Galles...

Et, comme le jeune marquis de Plérin remerciait Edgar, lui serrait la main à la dérobée, celui-ci ajouta confidentiellement:

—Prenez Baladeur à 7/1... C'est le gagnant, monsieur le marquis...

J'avais fini—c'est rigolo, vraiment, quand j'y pense—par me sentir flattée, moi aussi, d'une telle relation pour William... Pour moi aussi, Edgar, c'était alors quelque chose d'admirable et d'inaccessible, comme l'Empereur d'Allemagne... Victor Hugo... Paul Bourget... est-ce que je sais?... C'est pourquoi je crois bien faire en fixant, d'après tout ce que me raconta William, cette physionomie plus qu'illustre: historique.


Edgar est né à Londres, dans l'effroi d'un bouge, entre deux hoquets de whisky. Tout gamin, il a vagabondé, mendié, volé, connu la prison. Plus tard, comme il avait les difformités physiques requises et les plus crapuleux instincts, on l'a racolé pour en faire un groom... D'antichambre en écurie, frotté à toutes les roublardises, à toutes les rapacités, à tous les vices des domesticités de grande maison, il est passé lad, au haras d'Eaton. Et il s'est pavané avec la toque écossaise, le gilet à rayures jaunes et noires, et la culotte claire, bouffante aux cuisses, collante aux mollets, et qui fait aux genoux des plis en forme de vis. A peine adulte, il ressemble à un vieux petit homme, grêle de membres, la face plissée, rouge aux pommettes, jaune aux tempes, la bouche usée et grimaçante, les cheveux rares, ramenés au-dessus de l'oreille, en volute graisseuse. Dans une société qui se pâme aux odeurs du crottin, Edgar est déjà quelqu'un de moins anonyme qu'un ouvrier ou un paysan; presque un gentleman.

A Eaton, il apprend à fond son métier. Il sait comment il faut panser un cheval de luxe, comment il faut le soigner, quand il est malade, quelles toilettes minutieuses et compliquées, différentes selon la couleur de la robe, lui conviennent; il sait le secret des lavages intimes, les polissages raffinés, les pédicurages savants, les maquillages ingénieux, par quoi valent et s'embellissent les bêtes de course, comme les bêtes d'amour... Dans les bars, il connaît des jockeys considérables, de célèbres entraîneurs et des baronnets ventrus, des ducs filous et voyous qui sont la crème de ce fumier et la fleur de ce crottin... Edgar eût souhaité devenir jockey, car il suppute déjà tout ce qu'il y a de tours à jouer et d'affaires à faire. Mais il a grandi. Si ses jambes sont restées maigres et arquées, son estomac s'est développé et son ventre bedonne... Il a trop de poids. Ne pouvant endosser la casaque du jockey, il se décide à revêtir la livrée du cocher...

Aujourd'hui, Edgar a quarante-trois ans. Il est des cinq ou six piqueurs anglais, italiens et français dont on parle dans le monde élégant avec émerveillement... Son nom triomphe dans les journaux de sport, même dans les échos des gazettes mondaines et littéraires. Le baron de Borgsheim, son maître actuel, est fier de lui, plus fier de lui que d'une opération financière qui aurait coûté la ruine de cent mille concierges. Il dit: «Mon piqueur!», en se rengorgeant sur un ton de supériorité définitive, comme un collectionneur de tableaux, dirait: «Mes Rubens!» Et, de fait, il a raison d'être fier, l'heureux baron, car, depuis qu'il possède Edgar, il a beaucoup gagné en illustration et en respectabilité... Edgar lui a valu l'entrée de salons intransigeants, longtemps convoités... Par Edgar, il a enfin vaincu toutes les résistances mondaines contre sa race... Au club, il est question de la fameuse «victoire du baron sur l'Angleterre». Les Anglais nous, ont pris l'Égypte... mais le baron a pris Edgar aux Anglais... et cela rétablit l'équilibre... Il eût conquis les Indes qu'il n'eût pas été davantage acclamé... Cette admiration ne va pas, cependant, sans une forte jalousie. On voudrait lui ravir Edgar, et ce sont, autour de ce dernier, des intrigues, des machinations corruptrices, des flirts, comme autour d'une belle femme. Quant aux journaux, en leur enthousiasme respectueux, ils en sont arrivés à ne plus savoir exactement lequel, d'Edgar ou du baron, est l'admirable piqueur ou l'admirable financier... Tous les deux, ils les confondent dans les mutuelles gloires d'une même apothéose.

Pour peu que vous ayez été curieux de traverser les foules aristocratiques, vous avez certainement rencontré Edgar, qui en est une des ordinaires et plus précieuses parures. C'est un homme de taille moyenne, très laid, d'une laideur comique d'Anglais, et dont le nez démesurément long a des courbes doublement royales et qui oscillent entre la courbe sémitique et la courbe bourbonienne... Les lèvres, très courtes et retroussées, montrent, entre les dents gâtées, des trous noirs. Son teint s'est éclairci dans la gamme des jaunes, relevé aux pommettes de quelques hachures de laque vive. Sans être obèse, comme les majestueux cochers de l'ancien jeu, il est maintenant doué d'un embonpoint confortable et régulier, qui rembourre de graisse les exostoses canailles de son ossature. Et il marche, le buste légèrement penché en avant, l'échine sautillante, les coudes écartés à l'angle réglementaire. Dédaigneux de suivre la mode, jaloux plutôt de l'imposer, il est vêtu richement et fantaisistement. Il a des redingotes bleues, à revers de moire, ultra-collantes, trop neuves; des pantalons de coupe anglaise, trop clairs; des cravates trop blanches, des bijoux trop gros, des mouchoirs trop parfumés, des bottines trop vernies, des chapeaux trop luisants... Combien longtemps les jeunes gommeux envièrent-ils à Edgar l'insolite et fulgurant éclat de ses couvre-chefs!

A huit heures le matin, en petit chapeau rond, en pardessus mastic aussi court qu'un veston, une énorme rose jaune à sa boutonnière, Edgar descend de son automobile, devant l'hôtel du baron. Le pansage vient de finir. Après avoir jeté sur la cour un regard de mauvaise humeur, il entre dans l'écurie et commence son inspection, suivi des palefreniers, inquiets et respectueux... Rien n'échappe à son oeil soupçonneux et oblique: un seau pas à sa place, une tache aux chaînes d'acier, une éraillure sur les argents et les cuivres... Et il grogne, s'emporte, menace, la voix pituitaire, les bronches encore graillonnantes du Champagne mal cuvé de la veille. Il pénètre dans chaque box, et passe sa main, gantée de gants blancs, à travers la crinière des chevaux, sur l'encolure, le ventre, les jambes. A la moindre trace de salissure sur les gants, il bourre les palefreniers; c'est un flot de mots orduriers, de jurons outrageants, une tempête de gestes furibonds. Ensuite, il examine minutieusement le sabot des chevaux, flaire l'avoine dans le marbre des mangeoires, éprouve la litière, étudie longuement la forme, la couleur et la densité du crottin, qu'il ne trouve jamais à son goût.

—Est-ce du crottin, ça, nom de Dieu?... Du crottin de cheval de fiacre, oui... Que j'en revoie demain de semblable, et je vous le ferai avaler, bougres de saligauds!...

Parfois, le baron, heureux de causer avec son piqueur, apparaît. A peine si Edgar s'aperçoit de la présence de son maître. Aux interrogations, d'ailleurs timides, il répond par des mots brefs, hargneux. Jamais il ne dit: «Monsieur le baron». C'est le baron, au contraire, qui serait tenté de dire: «Monsieur le cocher!» Dans la crainte d'irriter Edgar, il ne reste pas longtemps, et se retire discrètement.

La revue des écuries, des remises, des selleries terminée, ses ordres donnés sur un ton de commandement militaire, Edgar remonte en son automobile et file rapidement vers les Champs-Élysées où il fait d'abord une courte station, en un petit bar, parmi des gens de courses, des tipsters au museau de fouine, qui lui coulent dans l'oreille des mots mystérieux et lui montrent des dépêches confidentielles. Le reste de la matinée est consacré en visites chez les fournisseurs, pour les commandes à renouveler, les commissions à toucher, et chez les marchands de chevaux où s'engagent des colloques dans le genre de celui-ci:

—Eh bien, master Edgar?

—Eh bien, master Poolny?

—J'ai acheteur pour l'attelage bai du baron.

—Il n'est pas à vendre...

—Cinquante livres pour vous...

—Non.

—Cent livres, master Edgar.

—On verra, master Poolny...

—Ce n'est pas tout, master Edgar.

—Quoi encore, master Poolny?

—J'ai deux magnifiques alezans, pour le baron...

—Nous n'en avons pas besoin.

—Cinquante livres pour vous.

—Non.

—Cent livres, master Edgar.

—On verra, master Poolny!

Huit jours après, Edgar a détraqué comme il convient, ni trop, ni trop peu, l'attelage bai du baron, puis ayant démontré à celui-ci qu'il est urgent de s'en débarrasser, vend l'attelage bai à Poolny lequel vend à Edgar les deux magnifiques alezans. Poolny en sera quitte pour mettre, pendant trois mois, à l'herbage, l'attelage bai qu'il revendra, peut-être, deux ans après, au baron.

A midi, le service d'Edgar est fini. Il rentre, pour déjeuner, dans son appartement de la rue Euler, car il n'habite pas chez le baron, et ne le conduit jamais. Rue Euler, c'est un rez-de-chaussée écrasé de peluches brodées, aux tons fracassants, orné sur les murs de lithographies anglaises: chasses, steeples, cracks célèbres, portraits variés du prince de Galles, dont un avec une dédicace. Et ce sont des cannes, des whips, des fouets de chasse, des étriers, des mors, des trompes de mail, arrangés en panoplie, au centre de laquelle, entre deux frontons dorés, se dresse le buste énorme de la reine Victoria, en terre cuite polychrome et loyaliste. Libre de soucis, étranglé dans ses redingotes bleues, le chef couvert de son phare irradiant, Edgar vaque, alors, toute la journée, à ses affaires et à ses plaisirs. Ses affaires sont nombreuses, car il commandite un caissier de cercle, un bookmaker, un photographe hippique, et il possède trois chevaux, à l'entraînement, près de Chantilly. Ses plaisirs, non plus, ne chôment pas, et les petites dames les plus célèbres connaissent le chemin de la rue Euler, où elles savent que, dans les moments de dèche, il y aura toujours, pour elles, un thé servi et cinq louis prêts.

Le soir, après s'être montré aux Ambassadeurs, au Cirque, à l'Olympia, très correct sous son frac à revers de soie, Edgar se rend chez l'Ancien, et il se soûle longuement, en compagnie de cochers qui se donnent des airs de gentlemen, et de gentlemen qui se donnent des airs de cochers...

Et chaque fois que William me racontait une de ces histoires, il concluait, émerveillé:

—Ah! cet Edgar, on peut dire vraiment que c'est un homme, celui-là!...

Mes maîtres appartenaient à ce qu'on est convenu d'appeler le grand monde parisien; c'est-à-dire que Monsieur était noble et sans le sou, et qu'on ne savait pas exactement d'où sortait Madame. Bien des histoires, toutes plus pénibles les unes que les autres, couraient sur ses origines. William, très au courant des potins de la haute société, prétendait que Madame était la fille d'un ancien cocher et d'une ancienne femme de chambre, lesquels, à force de grattes et de mauvaise conduite, réunirent un petit capital, s'établirent usuriers en un quartier perdu de Paris, et gagnèrent rapidement, en prêtant de l'argent, principalement aux cocottes et aux gens de maison, une grosse fortune. Des veinards, quoi!...

Au vrai, Madame, malgré son apparente élégance et sa très jolie figure, avait de drôles de manières, des habitudes canailles qui me désobligeaient fort. Elle aimait le boeuf bouilli et le lard aux choux, la sale... et, comme les cochers de fiacre, son régal était de verser du vin rouge dans son potage. J'en avais honte pour elle... Souvent, dans ses querelles avec Monsieur, elle s'oubliait jusqu'à crier: «Merde!» En ces moments-là, la colère remuait, au fond de son être mal nettoyé par un trop récent luxe, les persistantes boues familiales, et faisait monter à ses lèvres, ainsi qu'une malpropre écume, des mots... ah! des mots que moi, qui ne suis pas une dame, je regrette souvent d'avoir prononcés... Mais voilà... on ne s'imagine pas combien il y a de femmes, avec des bouches d'anges, des yeux d'étoiles et des robes de trois mille francs, qui, chez elles, sont grossières de langage, ordurières de gestes, et dégoûtantes à force de vulgarité... de vraies pierreuses!...

—Les grandes dames, disait William, c'est comme les sauces des meilleures cuisines, il ne faut pas voir comment ça se fabrique... Ça vous empêcherait de coucher avec...

William avait de ces aphorismes désenchantés. Et comme c'était, tout de même, un homme très galant, il ajoutait en me prenant la taille:

—Un petit trognon comme toi, ça flatte moins la vanité d'un amant... Mais c'est plus sérieux, tout de même.

Je dois dire que ses colères et ses gros mots, Madame les passait toujours sur Monsieur... Avec nous, elle était, je le répète, plutôt timide...

Madame montrait aussi, au milieu du désordre de sa maison, parmi tout ce coulage effréné qu'elle tolérait, des avarices très bizarres et tout à fait inattendues... Elle chipotait la cuisinière pour deux sous de salade, économisait sur le blanchissage de l'office, renâclait sur une note de trois francs, n'avait de cesse qu'elle eût obtenu, après des plaintes, des correspondances sans fin, d'interminables démarches, la remise de quinze centimes, indûment perçus par le factage du chemin de fer, pour le transport d'un paquet. Chaque fois qu'elle prenait un fiacre, c'étaient des engueulements avec le cocher à qui, non seulement elle ne donnait pas de pourboire, mais qu'elle trouvait encore le moyen de carotter... Ce qui n'empêche pas que son argent traînât partout avec ses bijoux et ses clés sur les tables de cheminées et les meubles. Elle gâchait à plaisir ses plus riches toilettes, ses plus fines lingeries; elle se laissait impudemment gruger par les fournisseurs d'objets de luxe, acceptait, sans sourciller, les livres du vieux maître d'hôtel, comme Monsieur, du reste, ceux de William. Et, cependant, Dieu sait s'il y en avait de la gabegie, là-dedans!... Je disais à William, quelquefois:

—Non, vrai! tu chipes trop... Ça te jouera... un mauvais tour...

A quoi William, très calme, répliquait:

—Laisse donc... je sais ce que je fais... et jusqu'où je peux aller. Quand on a des maîtres aussi bêtes que ceux-là, ce serait un crime de ne pas en profiter.

Mais il ne profitait guère, le pauvre, de ces continuels larcins qui, continuellement, en dépit des tuyaux épatants qu'il avait, allaient aux courses grossir l'argent des bookmakers.


Monsieur et Madame étaient mariés depuis cinq ans... D'abord, ils allèrent beaucoup dans le monde et reçurent à dîner. Puis, peu à peu, ils restreignirent leurs sorties et leurs réceptions, pour vivre à peu près seuls, car ils se disaient jaloux l'un de l'autre. Madame reprochait à Monsieur de flirter avec les femmes; Monsieur accusait Madame de trop regarder les hommes. Ils s'aimaient beaucoup, c'est-à-dire qu'ils se disputaient toute la journée, comme un ménage de petits bourgeois. La vérité est que Madame n'avait pas réussi dans le monde, et que ses manières lui avaient valu pas mal d'avanies. Elle en voulait à Monsieur de n'avoir pas su l'imposer, et Monsieur en voulait à Madame de l'avoir rendu ridicule devant ses amis. Ils ne s'avouaient pas l'amertume de leurs sentiments, et trouvaient plus simple de mettre leurs zizanies sur le compte de l'amour.

Chaque année, au milieu de juin, on partait pour la campagne, en Touraine, où Madame possédait, paraît-il, un magnifique château. Le personnel s'y renforçait d'un cocher, de deux jardiniers, d'une seconde femme de chambre, de femmes de basse-cour. Il y avait des vaches, des paons, des poules, des lapins... Quel bonheur! William me contait les détails de leur existence, là-bas, avec une mauvaise humeur acre et bougonnante. Il n'aimait point la campagne; il s'ennuyait au milieu des prairies, des arbres et des fleurs... La nature ne lui était supportable qu'avec des bars, des champs de courses, des bookmakers et des jockeys. Il était exclusivement Parisien.

—Connais-tu rien de plus bête qu'un marronnier? me disait-il souvent. Voyons... Edgar, qui est un homme chic, un homme supérieur, est-ce qu'il aime la campagne, lui?...

Je m'exaltais:

—Ah, les fleurs, pourtant, dans les grandes pelouses... Et les petits oiseaux!...

William ricanait:

—Les fleurs?... Ça n'est joli que sur les chapeaux et chez les modistes... Et les petits oiseaux? Ah! parlons-en... Ça vous empêche de dormir le matin. On dirait des enfants qui braillent!... Ah! non... ah! non... J'en ai plein le dos, de la campagne... La campagne, ça n'est bon que pour les paysans...

Et se redressant, d'un geste noble, avec une voix fière, il concluait:

—Moi, il me faut du sport... Je ne suis pas un paysan, moi... je suis un sportsman...

J'étais heureuse, pourtant, et j'attendais le mois de juin avec impatience. Ah! les marguerites dans les prés, les petits sentiers, sous les feuilles qui tremblent... les nids cachés dans les touffes de lierre, aux flancs des vieux murs... Et les rossignols dans les nuits de lune... et les causeries douces, la main dans la main, sur les margelles des puits, garnis de chèvrefeuilles, tapissés de capillaires et de mousses!... Et les jattes de lait fumant... et les grands chapeaux de paille... et les petits poussins... et les messes entendues dans les églises de village, au clocher branlant, et tout cela, qui vous émeut et vous charme et vous prend le coeur, comme une de ces jolies romances qu'on chante au café-concert!...

Quoique j'aime à rigoler, je suis une nature poétique. Les vieux bergers, les foins qu'on fane, les oiseaux qui se poursuivent de branche en branche, les coucous dont on fait des pelotes jaunes, et les ruisseaux qui chantent sur les cailloux blonds, et les beaux gars au teint pourpré par le soleil, comme les raisins des très anciennes vignes, les beaux gars aux membres robustes, aux poitrines puissantes, tout cela me fait rêver des rêves gentils... En pensant à ces choses, je redeviens presque petite fille, avec des innocences, des candeurs qui m'inondent l'âme, qui me rafraîchissent le coeur, comme une petite pluie la petite fleur trop brûlée par le soleil, trop desséchée par le vent... Et le soir, en attendant William dans mon lit, exaltée par tout cet avenir de joies pures, je composais des vers:

Petite fleur,

O toi, ma soeur,

Dont la senteur

Fait mon bonheur...

Et toi, ruisseau,

Lointain coteau,

Frêle arbrisseau,

Au bord de l'eau,

Que puis-je dire,

Dans mon délire?

Je vous admire...

Et je soupire...

Amour, amour...

Amour d'un jour,

Et de toujours!...

Amour, amour!...

Sitôt William rentré, la poésie s'envolait. Il m'apportait l'odeur lourde du bar, et ses baisers qui sentaient le gin avaient vite fait de casser les ailes à mon rêve... Je n'ai jamais voulu lui montrer mes vers. A quoi bon? Il se fût moqué de moi, et du sentiment qui me les inspirait. Et sans doute qu'il m'eût dit:

—Edgar, qui est un homme épatant... est-ce qu'il fait des vers, lui?...

Ma nature poétique n'était pas la seule cause de l'impatience où j'étais de partir pour la campagne. J'avais l'estomac détraqué par la longue misère que je venais de traverser... et, peut-être aussi, par la nourriture trop abondante, trop excitante de maintenant, par le Champagne et les vins d'Espagne, que William me forçait à boire. Je souffrais réellement. Souvent, des vertiges me prenaient, le matin, au sortir du lit... Dans la journée, mes jambes se brisaient; je ressentais, à la tête, des douleurs comme des coups de marteau... J'avais réellement besoin d'une existence plus calme, pour me remettre un peu...

Hélas!... il était dit que tout ce rêve de bonheur et de santé, allait encore s'écrouler...

Ah! merde! comme disait Madame...


Les scènes entre Monsieur et Madame commençaient toujours dans le cabinet de toilette de Madame et, toujours, elles naissaient de prétextes futiles... de rien. Plus le prétexte était futile et plus les scènes éclataient violentes... Après quoi, ayant vomi tout ce que leur coeur contenait d'amertumes et de colères longtemps amassées, ils se boudaient des semaines entières... Monsieur se retirait dans son cabinet où il faisait des patiences et remaniait l'harmonie de sa collection de pipes. Madame ne quittait plus sa chambre où, sur une chaise longue, longuement étendue, elle lisait des romans d'amour... et s'interrompait de lire, pour ranger ses armoires, sa garde-robe, avec rage, avec frénésie: tel un pillage... Ils ne se retrouvaient qu'aux repas... Dans les premiers temps, je crus, n'étant point au courant de leurs manies, qu'ils allaient se jeter à la tête assiettes, couteaux et bouteilles... Nullement, hélas!... C'est dans ces moments-là qu'ils étaient le mieux élevés, et que Madame s'ingéniait à paraître une femme du monde. Ils causaient de leurs petites affaires, comme si rien ne se fût passé, avec un peu plus de cérémonie que de coutume, un peu plus de politesse froide et guindée, voilà tout... On eût dit qu'ils dînaient en ville... Puis, les repas terminés, l'air grave, l'oeil triste, très dignes, ils remontaient chacun chez soi... Madame se remettait à ses romans, à ses tiroirs... Monsieur à ses patiences et à ses pipes... Quelquefois, Monsieur allait passer une heure ou deux à son club, mais rarement... Et ils s'adressaient une correspondance acharnée, des poulets en forme de coeur ou de cocotte, que j'étais chargée de transmettre de l'un à l'autre... Toute la journée, je faisais le facteur, de la chambre de Madame au cabinet de Monsieur, porteuse d'ultimatums terribles, de menaces... de supplications... de pardons et de larmes... C'était à mourir de rire...

Au bout de quelques jours, ils se réconciliaient, comme ils s'étaient fâchés, sans raison apparente... Et c'étaient des sanglots, des «oh!... méchant!... oh! méchante!»... des: «c'est fini... puisque je te dis que c'est fini»... Ils s'en allaient faire une petite fête au restaurant, et, le lendemain, se levaient très tard, fatigués d'amour...

J'avais tout de suite compris la comédie qu'ils se jouaient à eux-mêmes, les deux pauvres cabots... et quand ils menaçaient de se quitter, je savais très bien qu'ils n'étaient pas sincères. Ils étaient rivés l'un à l'autre, celui-ci par son intérêt, celle-là par sa vanité. Monsieur tenait à Madame qui avait l'argent, Madame se cramponnait à Monsieur qui avait le nom et le titre. Mais, comme, dans le fond, ils se détestaient, en raison même de ce marché de dupe qui les liait, ils éprouvaient le besoin de se le dire, de temps à autre, et de donner une forme ignoble, comme leur âme, à leurs déceptions, à leurs rancunes, à leurs mépris.

—A quoi peuvent bien servir de telles existences?... disais-je à William.

—A Bibi!... répondait celui-ci qui, en toutes circonstances, avait le mot juste et définitif. Pour en donner l'immédiate et matérielle preuve, il tirait de sa poche un magnifique impérialès, dérobé le matin même, en coupait le bout, soigneusement, l'allumait avec satisfaction et tranquillité, déclarant, entre deux bouffées odorantes:

—Il ne faut jamais se plaindre de la bêtise de ses maîtres, ma petite Célestine... C'est la seule garantie de bonheur que nous ayons, nous autres... Plus les maîtres sont bêtes, plus les domestiques sont heureux... Va me chercher la fine champagne...

A demi couché dans un fauteuil à bascule, les jambes très hautes et croisées, le cigare au bec, une bouteille de vieux Martell à portée de la main, lentement, méthodiquement, il dépliait l'Autorité, et il disait avec une bonhomie admirable:

—Vois-tu, ma petite Célestine... il faut être plus fort que les gens qu'on sert... Tout est là... Dieu sait si Cassagnac est un rude homme... Dieu sait s'il est en plein dans mes idées, et si je l'admire, ce grand bougre-là... Eh bien, comprends-tu?... je ne voudrais pas servir chez lui... pour rien au monde... Et ce que je dis de Cassagnac, je le dis aussi d'Edgar, parbleu!... Retiens-bien ceci, et tâche d'en profiter. Servir chez des gens intelligents et qui «la connaissent»... c'est de la duperie, mon petit loup...

Et, savourant son cigare, il ajoutait après un silence:

—Quand je pense qu'il est des domestiques qui passent leur vie à débiner leurs maîtres, à les embêter, à les menacer... Quelles brutes!... Quand je pense qu'il en est qui voudraient les tuer... Les tuer!... Et puis après?... Est-ce qu'on tue la vache qui nous donne du lait, et le mouton de la laine... On trait la vache... on tond le mouton... adroitement... en douceur...

Et il se plongeait, silencieusement, dans les mystères de la politique conservatrice.

Pendant ce temps-là, Eugénie rôdait dans la cuisine, amoureuse et molle. Elle faisait son ouvrage machinalement, somnambuliquement, loin d'eux, là-haut, loin de nous, loin d'elle-même, le regard absent de leurs folies et des nôtres, les lèvres toujours en train de quelques muettes paroles de douloureuse adoration:

—Ta petite bouche... tes petites mains... tes grands yeux!...

Tout cela souvent m'attristait, je ne sais pas pourquoi, m'attristait jusqu'aux larmes... Oui, parfois une mélancolie, indicible et pesante, me venait de cette maison si étrange où tous les êtres, le vieux maître d'hôtel silencieux, William et moi-même, me semblaient inquiétants, vides et mornes, comme des fantômes...

La dernière scène à laquelle j'assistai fut particulièrement drôle...

Un matin, Monsieur entra dans le cabinet de toilette au moment où Madame essayait devant moi un corset neuf, un affreux corset de satin mauve avec des fleurettes jaunes et des lacets de soie jaune. Le goût, ce n'est pas ce qui étouffait Madame.

—Comment? dit Madame, d'un ton de gai reproche. C'est ainsi qu'on entre chez les femmes, sans frapper?

—Oh! les femmes? gazouilla Monsieur... D'abord tu n'es pas les femmes.

—Je ne suis pas les femmes?... qu'est-ce que je suis alors?

Monsieur arrondit la bouche—Dieu, qu'il avait l'air bête—et, très tendre, ou, plutôt, simulant la tendresse, il susurra:

—Mais tu es ma femme... ma petite femme... ma jolie petite femme. Il n'y a pas de mal à entrer chez sa petite femme, je pense...

Quand Monsieur faisait l'amoureux imbécile, c'est qu'il voulait carotter de l'argent à Madame... Celle-ci, encore méfiante, répliqua:

—Si, il y a du mal...

Et elle minauda:

—Ta petite femme?... ta petite femme? Ça n'est pas si sûr que cela, que je sois ta petite femme...

—Comment... ça n'est pas si sûr que cela...

—Dame! est-ce qu'on sait?... Les hommes, c'est si drôle...

—Je te dis que tu es ma petite femme... ma chère... ma seule petite femme... ah!

—Et toi... mon bébé... mon gros bébé... le seul gros bébé à sa petite femme... na!...

Je laçais Madame qui, se regardant dans la glace, les bras nus et levés, caressait alternativement les touffes de poil de ses aisselles... Et j'avais grande envie de rire. Ce qu'ils me faisaient suer avec «leur petite femme, et leur gros bébé!» Ce qu'ils avaient l'air stupide tous les deux!...

Après avoir pénétré dans le cabinet, soulevé des jupons, des bas, des serviettes, dérangé des brosses, des pots, des fioles, Monsieur prit un journal de modes, qui traînait sur la toilette, et s'assit sur une espèce de tabouret de peluche. Il demanda:

—Est-ce qu'il y a un rébus, cette fois?

—Oui... je crois, il y a un rébus...

—L'as-tu deviné, ce rébus?

—Non, je ne l'ai pas deviné...

—Ah! ah! voyons ce rébus...

Pendant que Monsieur, le front plissé, s'absorbait dans l'étude du rébus, Madame dit, un peu sèchement:

—Robert?

—Ma chérie...

—Alors, tu ne remarques rien?

—Non... quoi?... dans ce rébus?...

Elle haussa les épaules et se pinça les lèvres:

—Il s'agit bien du rébus!... Alors, tu ne remarques rien?... D'abord, toi, tu ne remarques jamais rien...

Monsieur promenait dans la pièce, du tapis au plafond, de la toilette à la porte, un regard embêté, tout rond... excessivement comique...

—Ma foi, non!... qu'est-ce qu'il y a?... Il y a donc, ici, quelque chose de nouveau, que je n'aie pas remarqué... Je ne vois rien, ma parole d'honneur!...

Madame devint toute triste, et elle gémit:

—Robert, tu ne m'aimes plus...

—Comment, je ne t'aime plus!... Ça, c'est un peu fort, par exemple!...

Il se leva, brandissant le journal de modes...

—Comment... je ne t'aime plus... répéta-t-il... En voilà une idée!... Pourquoi dis-tu cela?...

—Non, tu ne m'aimes plus... parce que, si tu m'aimais encore... tu aurais remarqué une chose...

—Mais quelle chose?...

—Eh bien!... tu aurais remarqué mon corset...

—Quel corset?... Ah! oui... ce corset... Tiens! je ne l'avais pas remarqué, en effet... Faut-il que je sois bête!... Ah! mais, il est très joli, tu sais... ravissant...

—Oui, tu dis cela, maintenant... et tu t'en fiches pas mal... Je suis trop stupide, aussi... Je m'éreinte à me faire belle... à trouver des choses qui te plaisent... Et tu t'en fiches pas mal... Du reste, que suis-je pour toi?... Rien... moins que rien!... Tu entres ici... et qu'est-ce que tu vois?... Ce sale journal... A quoi t'intéresses-tu?... A un rébus!... Ah! elle est jolie la vie que tu me fais... Nous ne voyons personne... nous n'allons nulle part... nous vivons comme des loups... comme des pauvres...

—Voyons... voyons... je t'en prie!... ne te mets pas en colère... Voyons!... D'abord, comme des pauvres...

Il voulut s'approcher de Madame, la prendre par la taille... l'embrasser. Celle-ci s'énervait. Elle le repoussa durement:

—Non, laisse-moi... Tu m'agaces...

—Ma chérie... voyons!... ma petite femme...

—Tu m'agaces, entends-tu?... Laisse-moi... ne m'approche pas... Tu es un gros égoïste... un gros pataud... tu ne sais rien faire pour moi... tu es un sale type, tiens!...

—Pourquoi dis-tu cela?... C'est de la folie. Voyons... ne t'emporte pas ainsi... Eh bien, oui... j'ai eu tort... J'aurais dû le voir tout de suite, ce corset... ce très joli corset... Comment ne l'ai-je pas vu, tout de suite?... Je n'y comprends rien!... Regarde-moi... souris-moi... Dieu, qu'il est joli!... et comme il te va!...

Monsieur appuyait trop... il m'horripilait, moi qui étais pourtant si désintéressée dans la querelle. Madame trépigna le tapis et, de plus en plus nerveuse, la bouche pâle, les mains crispées, elle débita très vite:

—Tu m'agaces... tu m'agaces... tu m'agaces... Est-ce clair?... Va-t'en!

Monsieur continuait de balbutier, tout en montrant maintenant des signes d'exaspération:

—Ma chérie!... Ça n'est pas raisonnable... Pour un corset!... Ça n'a aucun rapport... Voyons, ma chérie... regarde-moi... souris-moi... C'est bête de se faire tant de mal pour un corset...

—Ah! tu m'emmerdes, à la fin!... vomit Madame d'une voix de lavoir... tu m'emmerdes!... Va-t'en...

J'avais fini de lacer ma maîtresse... Je me levai sur ce mot... ravie de surprendre à nu leurs deux belles âmes... et de les forcer à s'humilier, plus tard, devant moi... Ils semblaient avoir oublié que je fusse là... Désireuse de connaître la fin de cette scène, je me faisais toute petite, toute silencieuse...

A son tour, Monsieur qui s'était longtemps contenu, s'encoléra... Il fit du journal de modes un gros bouchon qu'il lança de toutes ses forces contre la toilette... et il s'écria:

—Zut!... Flûte!... C'est trop embêtant aussi!... C'est toujours la même chose... On ne peut rien dire, rien faire sans être reçu comme un chien... Et toujours des brutalités, des grossièretés... J'en ai assez de cette vie-là... j'en ai plein le dos de ces manières de poissarde... Et veux-tu que je te dise?... Ton corset... eh bien, il est ignoble, ton corset... C'est un corset de fille publique...

—Misérable!...

L'oeil injecté de sang, la bouche écumante, les poings fermés, menaçants, elle s'avança vers Monsieur... Et telle était sa fureur que les mots ne sortaient de sa bouche qu'en éructations rauques...

—Misérable!... rugit-elle, enfin... Et c'est toi qui oses me parler ainsi... toi?... Non, mais c'est une chose inouïe... Quand je l'ai ramassé dans la boue, ce beau monsieur panné, couvert de sales dettes... affiché à son cercle... quand je l'ai sauvé de la crotte... ah! il ne faisait pas le fier!... Ton nom, n'est-ce pas?... Ton titre?... Ah! ils étaient propres ce nom et ce titre, sur lesquels les usuriers ne voulaient plus t'avancer même cent sous... Tu peux les reprendre et te laver le derrière avec... Et ça parle de sa noblesse... de ses aïeux... ce monsieur que j'ai acheté et que j'entretiens!... Eh bien... elle n'aura plus rien de moi, la noblesse... plus ça!... Et quant à tes aïeux, fripouille, tu peux les porter au clou, pour voir si on te prêtera seulement dix sous sur leurs gueules de soudards et de valets!... Plus ça, tu entends!... jamais... jamais!... Retourne à tes tripots, tricheur... à tes putains, maquereau!...

Elle était effrayante... Timide, tremblant, le dos lâche, l'oeil humilié, Monsieur reculait devant ce flot d'ordures... Il gagna la porte, m'aperçut... s'enfuit, et Madame lui cria, encore, dans le couloir, d'une voix devenue encore plus rauque, horrible...

—Maquereau... sale maquereau!...

Et elle s'affaissa sur sa chaise longue, vaincue par une terrible attaque de nerfs, que je finis par calmer en lui faisant respirer tout un flacon d'éther...

Alors, Madame reprit la lecture de ses romans d'amour, rangea à nouveau ses tiroirs. Monsieur s'absorba plus que jamais dans des patiences compliquées et dans la révision de sa collection de pipes... Et la correspondance recommença... D'abord timide, espacée, elle se fit bientôt acharnée et nombreuse... J'étais sur les dents, à force de courir, porteuse de menaces en forme de coeur ou de cocotte, de la chambre de l'une au cabinet de l'autre... Ce que je rigolais!...

Trois jours après cette scène, en lisant une missive de Monsieur, sur papier rose, à ses armes, Madame pâlit, et, tout à coup, elle me demanda, haletante:

—Célestine?... Croyez-vous vraiment que Monsieur veuille se tuer?... Lui avez-vous vu des armes dans la main? Mon Dieu!... s'il allait se tuer?...

J'éclatai de rire, au nez de Madame... Et ce rire, qui était parti, malgré moi, grandit, se déchaîna, se précipita... Je crus que j'allais mourir, étouffée par ce rire, étranglée par ce maudit rire qui se soulevait, en tempête, dans ma poitrine... et m'emplissait la gorge d'inextinguibles hoquets.

Madame resta un moment interdite devant ce rire.

—Qu'y a-t-il?... Qu'avez-vous?... Pourquoi riez-vous ainsi?... Taisez-vous donc... Voulez-vous bien vous taire, vilaine fille...

Mais le rire me tenait... Il ne voulait plus me lâcher... Enfin, entre deux halètements, je criai:

—Ah! non... c'est trop rigolo aussi, vos histoires... c'est trop bête... Oh! la la!... Oh! la la!... Que c'est bête!...

Naturellement, le soir, je quittais la maison et je me trouvais, une fois de plus, sur le pavé...

Chien de métier!... Chienne de vie!...


Le coup fut rude et je me dis—mais trop tard—que jamais je ne retrouverais une place comme celle-là... J'y avais tout: bons gages, profits de toutes sortes, besogne facile, liberté, plaisirs. Il n'y avait qu'à me laisser vivre. Quelqu'une d'autre, moins folle que moi, eût pu mettre beaucoup d'argent de côté, se monter peu à peu un joli trousseau de corps, une belle garde-robe, tout un ménage complet et très chic. Cinq ou six années seulement, et qui sait?... on pouvait se marier, prendre un petit commerce, être chez soi, à l'abri du besoin et des mauvaises chances, heureuse, presque une dame... Maintenant, il fallait recommencer la série des misères, subir à nouveau l'offense des hasards... J'étais dépitée de cet accident, et furieuse; furieuse contre moi-même, contre William, contre Eugénie, contre Madame, contre tout le monde. Chose curieuse, inexplicable, au lieu de me raccrocher, de me cramponner à ma place, ce qui était facile avec un type comme Madame, je m'étais enfoncée davantage dans ma sottise et, payant d'effronterie, j'avais rendu irréparable ce qui pouvait être réparé. Est-ce étrange, ce qui se passe en vous, à de certains moments?... C'est à n'y rien comprendre!... C'est comme une folie qui s'abat, on ne sait d'où, on ne sait pourquoi, qui vous saisit, vous secoue, vous exalte, vous force à crier, à insulter... Sous l'empire de cette folie, j'avais couvert Madame d'outrages. Je lui avais reproché son père, sa mère, le mensonge imbécile de sa vie; je l'avais traitée comme on ne traite pas une fille publique, j'avais craché sur son mari.... Et cela me fait peur, quand j'y songe... cela me fait honte aussi, ces subites descentes dans l'ignoble, ces ivresses de boue, où si souvent ma raison chancelle, et qui me poussent au déchirement, au meurtre... Comment ne l'ai-je pas tuée, ce jour-là?... Comment ne l'ai-je pas étranglée?... Je n'en sais rien... Dieu sait pourtant que je ne suis pas méchante. Aujourd'hui, je la revois, cette pauvre femme et je revois sa vie si déréglée, si triste, avec ce mari si lâche, si mornement lâche... Et j'ai une immense pitié d'elle... et je voudrais qu'ayant eu la force de le quitter, elle fût heureuse, maintenant...

Après la terrible scène, vite, je redescendis à l'office. William frottait mollement son argenterie, en fumant une cigarette russe.

—Qu'est-ce que tu as? me dit-il, le plus tranquillement du monde.

—J'ai que je pars... que je quitte la boîte ce soir, haletai-je.

Je pouvais à peine parler...

—Comment, tu pars? fit William, sans aucune émotion... Et pourquoi?

En phrases courtes, sifflantes, en mimiques bouleversées, je racontai toute la scène avec Madame. William, très calme, indifférent, haussa les épaules...

—C'est trop bête, aussi! dit-il... on n'est pas bête comme ça!

—Et c'est tout ce que tu trouves à me dire?

—Qu'est-ce que tu veux que je te dise de plus? Je dis que c'est bête. Il n'y a pas autre chose à dire...

—Et toi?... que vas-tu faire?

Il me regarda d'un regard oblique... Sa bouche eut un ricanement. Ah! qu'il fut laid, son regard, à cette minute de détresse, qu'elle fut lâche et hideuse, sa bouche!...

—Moi? dit-il... en feignant de ne pas comprendre ce que, dans cette interrogation, il y avait de prières pour lui.

—Oui, toi...... Je te demande ce que tu vas faire...

—Rien... je n'ai rien à faire... Je vais continuer... Mais, tu es folle, ma fille... Tu ne voudrais pas!...

J'éclatai:

—Tu vas avoir le courage de rester dans une maison d'où l'on me chasse?

Il se leva, ralluma sa cigarette éteinte, et, glacial:

—Oh! pas de scènes, n'est-ce pas?... Je ne suis point ton mari... Il t'a plu de commettre une bêtise... Je n'en suis pas responsable... Qu'est-ce que tu veux?... Il faut en supporter les conséquences... La vie est la vie...

Je m'indignai:

—Alors, tu me lâches?... Tu es un misérable, une canaille, comme les autres, sais-tu? Le sais-tu?

William sourit... C'était vraiment un homme supérieur...

—Ne dis donc pas de choses inutiles... Quand nous nous sommes mis ensemble, je ne t'ai rien promis... Tu ne m'as rien promis non plus... On se rencontre... on se colle, c'est bien... On se quitte... on se décolle... c'est bien aussi. La vie est la vie...

Et, sentencieux, il ajouta:

—Vois-tu, dans la vie, Célestine, il faut de la conduite... il faut ce que j'appelle de l'administration. Toi, tu n'as pas de conduite... tu n'as pas d'administration... Tu te laisses emporter par tes nerfs... Les nerfs, dans notre métier, c'est très mauvais... Rappelle-toi bien ceci: «La vie est la vie!».

Je crois que je me serais jetée sur lui et que je lui aurais déchiré le visage—son impassible et lâche visage de larbin—à coups d'ongles furieux, si, brusquement, les larmes n'étaient venues amollir et détendre mes nerfs surbandés... Ma colère tomba, et je suppliai:

—Ah! William!... William!... mon petit William!... mon cher petit William!... que je suis malheureuse!...

William essaya de remonter un peu mon moral abattu... Je dois dire qu'il y employa toute sa force de persuasion et toute sa philosophie... Durant la journée, il m'accabla généreusement de hautes pensées, de graves et consolateurs aphorismes... où ces mots revenaient sans cesse, agaçants et berceurs:

—La vie... est la vie...

Il faut pourtant que je lui rende justice... Ce dernier jour, il fut charmant, quoique un peu trop solennel, et il fit bien les choses. Le soir, après dîner, il chargea mes malles sur un fiacre et me conduisit chez un logeur qu'il connaissait et à qui il paya de sa poche une huitaine, recommandant qu'on me soignât bien... J'aurais voulu qu'il restât cette nuit-là avec moi... Mais il avait rendez-vous avec Edgar!...

—Edgar, tu comprends, je ne puis le manquer... Et justement, peut-être aurait-il une place pour toi?... Une place indiquée par Edgar... ah! ce serait épatant.

En me quittant, il me dit:

—Je viendrai te voir demain. Sois sage... ne fais plus de bêtises... Ça ne mène à rien... Et pénètre-toi bien de cette vérité, que la vie, Célestine... c'est la vie...

Le lendemain, je l'attendis vainement... Il ne vint pas...

—C'est la vie... me dis-je...

Mais le jour suivant, comme j'étais impatiente de le voir, j'allai à la maison. Je ne trouvai dans la cuisine qu'une grande fille blonde, effrontée et jolie... plus jolie que moi...

—Eugénie n'est pas là?... demandai-je.

—Non, elle n'est pas là... répondit sèchement la grande fille.

—Et William?...

—William non plus...

—Où est-il?

—Est-ce que je sais, moi?

—Je veux le voir... Allez le prévenir que je veux le voir...

La grande fille me regarda d'un air dédaigneux:

—Dites-donc?... Est-ce que je suis votre domestique?

Je compris tout... Et comme j'étais lasse de lutter, je m'éloignai.

—C'est la vie...

Cette phrase me poursuivait, m'obsédait comme un refrain de café-concert...

Et, en m'éloignant, je ne pus m'empêcher de me représenter—non sans une douloureuse mélancolie—la joie qui m'avait accueillie dans cette maison... La même scène avait dû se passer... On avait débouché la bouteille de champagne obligatoire... William avait pris sur ses genoux la fille blonde, et il lui avait soufflé dans l'oreille:

—Il faudra être chouette avec Bibi...

Les mêmes mots... les mêmes gestes... les mêmes caresses... pendant qu'Eugénie, dévorant des yeux le fils du concierge, l'entraînait dans la pièce voisine:

—Ta petite frimousse!... tes petites mains!... tes grands yeux!

Je marchais toute vague, hébétée... répétant intérieurement avec une obstination stupide:

—Allons... C'est la vie... c'est la vie...

Durant plus d'une heure, devant la porte, sur le trottoir, je fis les cent pas, espérant que William entrerait ou sortirait. Je vis entrer l'épicier... une petite modiste avec deux grands cartons... le livreur du Louvre... je vis sortir les plombiers... je ne sais plus qui... je ne sais plus quoi... des ombres, des ombres... des ombres... Je n'osai pas entrer chez la concierge voisine... Elle m'eût sans doute mal reçue... Et que m'eûtelle dit?... Alors, je m'en allai définitivement, poursuivie toujours par cet irritant refrain:

—C'est la vie...

Les rues me semblèrent insupportablement tristes... Les passants me firent l'effet de spectres. Quand je voyais, de loin, briller sur la tête d'un monsieur, comme un phare dans la nuit, comme une coupole dorée sous le soleil, un chapeau... mon coeur tressautait... Mais ce n'était jamais William... Dans le ciel bas, couleur d'étain, aucun espoir ne luisait...

Je rentrai dans ma chambre, dégoûtée de tout...

Ah! oui! les hommes!... Qu'ils soient cochers, valets de chambre, gommeux, curés ou poètes, ils sont tous les mêmes... Des crapules!...

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