Le Journal d'une Femme de Chambre
Ah! cette nuit!... J'ai connu, cette nuit-là, de tortures tout ce qu'en contient l'enfer...
Et celle d'aujourd'hui me la rappelle... La tempête souffle, comme elle soufflait là-bas, la nuit où je commençai sur cette pauvre chair mon oeuvre de destruction... Et le hurlement du vent dans les arbres du jardin, il me semble que c'est le hurlement de la mer, sur la digue de l'à jamais maudite villa d'Houlgate.
De retour à Paris, après les obsèques de M. Georges, je ne voulus pas rester, malgré ses supplications multipliées, au service de la pauvre grand'mère... J'avais hâte de m'en aller... de ne plus revoir ce visage en larmes, de ne plus entendre ces sanglots qui me déchiraient le coeur... j'avais hâte surtout de m'arracher à sa reconnaissance, à ce besoin qu'elle avait, en sa détresse radotante, de me remercier sans cesse de mon dévoûment, de mon héroïsme, de m'appeler sa «fille... sa chère petite fille», de m'embrasser, avec de folles effusions de tendresse... Bien des fois, durant les quinze jours que je consentis, sur sa prière, à passer près d'elle, j'eus l'envie impérieuse de me confesser, de m'accuser, de lui dire tout ce que j'avais de trop pesant à l'âme et qui, souvent, m'étouffait... A quoi bon?... Est-ce qu'elle en eût éprouvé un soulagement quelconque?... C'eût été ajouter une affliction plus poignante à ses autres afflictions, et cette horrible pensée et ce remords inexpiable que, sans moi, son cher enfant ne serait peut-être pas mort... Et puis, il faut que je l'avoue, je ne m'en sentis pas le courage... Je partis de chez elle, avec mon secret, vénérée d'elle comme une sainte, comblée de riches cadeaux et d'amour...
Or, le jour même de mon départ, comme je revenais de chez Mme Paulhat-Durand, la placeuse, je rencontrai dans les Champs-Elysées un ancien camarade, un valet de chambre, avec qui j'avais servi, pendant six mois, dans la même maison. Il y avait bien deux ans que je ne l'avais vu. Les premiers mots échangés, j'appris que, ainsi que moi, il cherchait une place. Seulement, ayant de chouettes extras pour l'instant, il ne se pressait pas d'en trouver.
—Cette sacrée Célestine! fit-il, heureux de me revoir... toujours épatante!...
C'était un bon garçon, gai, farceur, et qui aimait la noce... Il proposa:
—Si on dînait ensemble, hein?...
J'avais besoin de me distraire, de chasser loin de moi un tas d'images trop tristes, un tas de pensées obsédantes. J'acceptai...
—Chic, alors!... fit-il.
Il prit mon bras, et m'emmena chez un marchand de vins de la rue Cambon... Sa gaîté lourde, ses plaisanteries grossières, sa vulgaire obscénité, je les sentis vivement... Elles ne me choquèrent point... Au contraire, j'éprouvai une certaine joie canaille, une sorte de sécurité crapuleuse, comme à la reprise d'une habitude perdue... Pour tout dire, je me reconnus, je reconnus ma vie et mon âme en ces paupières fripées, en ce visage glabre, en ces lèvres rasées qui accusent le même rictus servile, le même pli de mensonge, le même goût de l'ordure passionnelle, chez le comédien, le juge et le valet...
Après le dîner, nous flânâmes quelque temps sur les boulevards... Puis il me paya une tournée de cinématographe. J'étais un peu molle d'avoir bu trop de vin de Saumur. Dans le noir de la salle, pendant que, sur la plaque lumineuse, l'armée française défilait, aux applaudissements de l'assistance, il m'empoigna la taille et me donna, sur la nuque, un baiser qui faillit me décoiffer.
—Tu es épatante... souffla-t-il... Ah! nom d'un chien!... ce que tu sens bon...
Il m'accompagna jusqu'à mon hôtel et nous restâmes là, quelques minutes, sur le trottoir, silencieux, un peu bêtes... Lui, du bout de sa canne, tapait la pointe de ses bottines... Moi, la tête penchée, les coudes au corps, les mains dans mon manchon, j'écrasais, sous mes pieds, une peau d'orange...
—Eh bien, au revoir! lui dis-je...
—Ah! non, fit-il... laisse-moi monter avec toi... Voyons, Célestine?
Je me défendis, vaguement, pour la forme... il insista:
—Voyons!... qu'est-ce que tu as?... Des peines de coeur?... Justement... c'est le moment...
Il me suivit. Dans cet hôtel-là, on ne regardait pas trop à qui rentrait le soir... Avec son escalier étroit et noir, sa rampe gluante, son atmosphère ignoble, ses odeurs fétides, il tenait de la maison de passe et du coupe-gorge... Mon compagnon toussa pour se donner de l'assurance... Et moi, je songeais, l'âme pleine de dégoût:
—Ah!... dame!... ça ne vaut pas les villas d'Houlgate, ni les hôtels chauds et fleuris de la rue Lincoln...
A peine dans ma chambre, et dès que j'eus verrouillé la porte, il se rua sur moi et me jeta brutalement, les jupes levées, sur le lit.
Tout de même, ce qu'on est vache, parfois!... Ah, misère de nous!
Et la vie me reprit, avec ses hauts, ses bas, ses changements de visage, ses liaisons finies aussitôt que commencées... et ses sautes brusques des intérieurs opulents dans la rue... comme toujours...
Chose singulière!... Moi qui, dans mon exaltation amoureuse, dans une soif ardente de sacrifice, sincèrement, passionnément, avais voulu mourir, j'eus durant de longs mois la peur d'avoir gagné la contagion aux baisers de M. Georges... La moindre indisposition, la plus passagère douleur me furent une terreur véritable. Souvent, la nuit, je me réveillais avec des épouvantes folles, des sueurs glacées... Je me tâtais la poitrine, où par suggestion j'éprouvais des douleurs et des déchirements; j'interrogeais mes crachats où je voyais des filaments rouges: à force de compter les pulsations de mes veines, je me donnais la fièvre... Il me semblait, en me regardant dans la glace, que mes yeux se creusaient, que mes pommettes rosissaient, de ce rose mortel qui colorait les joues de M. Georges... A la sortie d'un bal public, une nuit, je pris un rhume et je toussai pendant une semaine... Je crus que c'était fini de moi... Je me couvris le dos d'emplâtres, j'avalai toute sorte de médecines bizarres... j'adressai même un don pieux à saint Antoine de Padoue... Puis, comme en dépit de ma peur, ma santé restait forte, que j'avais la même endurance aux fatigues du métier et du plaisir... cela passa...
L'année dernière, le 6 octobre, de même que tous les ans à cette triste date, j'allai déposer des fleurs sur la tombe de M. Georges. C'était au cimetière Montmartre. Dans la grande allée, je vis, devant moi, à quelques pas devant moi, la pauvre grand'mère. Ah!... qu'elle était vieille... et qu'ils étaient vieux aussi, les deux vieux domestiques qui l'accompagnaient. Voûtée, courbée, chancelante, elle marchait pesamment, soutenue aux aisselles par ses deux vieux serviteurs, aussi voûtés, aussi courbés, aussi chancelants que leur maîtresse... Un commissionnaire suivait, qui portait une grosse gerbe de roses blanches et rouges... Je ralentis mon allure, ne voulant point les dépasser et qu'ils me reconnussent... Cachée derrière le mur d'un haut monument funéraire, j'attendis que la pauvre vieille femme douloureuse eût déposé ses fleurs, égrené ses prières et ses larmes sur la tombe de son petit-fils... Ils revinrent du même pas accablé, par la petite allée, en frôlant le mur du caveau où j'étais... Je me dissimulai davantage pour ne point les voir, car il me semblait que c'étaient mes remords, les fantômes de mes remords qui défilaient devant moi... M'eût-elle reconnue?... Ah! je ne le crois pas... Ils marchaient sans rien regarder... sans rien voir de la terre, autour d'eux... Leurs yeux avaient la fixité des yeux d'aveugles... leurs lèvres allaient, allaient, et aucune parole ne sortait d'elles... On eût dit de trois vieilles âmes mortes, perdues dans le dédale du cimetière, et cherchant leurs tombes... Je revis cette nuit tragique... et ma face toute rouge... et le sang qui coulait par la bouche de Georges. Cela me fit froid au coeur... Elles disparurent enfin...
Où sont-elles aujourd'hui, ces trois ombres lamentables?... Elles sont peut-être mortes un peu plus... elles sont peut-être mortes tout à fait. Après avoir erré encore, des jours et des nuits, peut-être qu'elles ont trouvé le trou de silence et de repos qu'elles cherchaient...
C'est égal!... Une drôle d'idée qu'elle avait eue l'infortunée grand'mère de me choisir comme garde-malade d'un aussi jeune, d'un aussi joli enfant comme était monsieur Georges... Et vraiment, quand j'y repense, qu'elle n'ait jamais rien soupçonné... qu'elle n'ait jamais rien vu... qu'elle n'ait jamais rien compris, c'est ce qui m'épate le plus!... Ah! on peut le dire maintenant... ils n'étaient pas bien malins, tous les trois... Ils en avaient une couche de confiance!...
J'ai revu le capitaine Mauger, par-dessus la haie... Accroupi devant une plate-bande, nouvellement bêchée, il repiquait des plants de pensées et des ravenelles... Dès qu'il m'a aperçue, il a quitté son travail, et il est venu jusqu'à la haie pour causer. Il ne m'en veut plus du tout du meurtre de son furet. Il paraît même très gai. Il me confie, en pouffant de rire, que, ce matin, il a pris au collet le chat blanc des Lanlaire... Probable que le chat venge le furet.
—C'est le dixième que je leur estourbis en douceur, s'écrie-t-il, avec une joie féroce, en se tapant la cuisse et, ensuite, en se frottant les mains, noires de terre... Ah! il ne viendra plus gratter le terreau de mes châssis, le salaud... il ne ravagera plus mes semis, le chameau!... Et si je pouvais aussi prendre au collet votre Lanlaire et sa femelle?... Ah! les cochons!... Ah!... ah!... ah!... Ça, c'est une idée!...
Cette idée le fait se tordre un instant... Et, tout à coup, les yeux pétillants de malice sournoise, il me demande:
—Pourquoi que vous ne leur fourrez pas du poil à gratter, dans leur lit?... Les saligauds!... Ah! nom de Dieu, je vous en donnerais bien un paquet, moi!... Ça, c'est une idée!...
Puis:
—A propos... vous savez?... Kléber?... mon petit furet?
—Oui... Eh bien?
—Eh bien, je l'ai mangé... Heu!... heu!...
—Ça n'est pas très bon, dites?...
—Heu!... c'est comme du mauvais lapin.
Ç'a été toute l'oraison funèbre du pauvre animal.
Le capitaine me raconte aussi que l'autre semaine, sous un tas de fagots, il a capturé un hérisson. Il est en train de l'apprivoiser... Il l'appelle Bourbaki... Ça, c'est une idée!... Une bête intelligente, farceuse, extraordinaire et qui mange de tout!...
—Ma foi oui!... s'exclame-t-il... Dans la même journée, ce sacré hérisson a mangé du beefsteack, du haricot de mouton, du lard salé, du fromage de gruyère, des confitures... Il est épatant... on ne peut pas le rassasier... il est comme moi... il mange de tout!...
A ce moment, le petit domestique passe dans l'allée, charriant dans une brouette des pierres, de vieilles boîtes de sardines, un tas de débris, qu'il va porter au trou à ordures...
—Viens ici!... hèle le capitaine...
Et, comme sur son interrogation, je lui dis que Monsieur est à la chasse, Madame en ville, et Joseph en course, il prend dans la brouette chacune de ces pierres, chacun de ces débris, et, l'un après l'autre, il les lance dans le jardin, en criant très fort:
—Tiens, cochon!... Tiens, misérable!...
Les pierres volent, les débris tombent sur une planche fraîchement travaillée, où, la veille, Joseph avait semé des pois.
—Et allez donc!... Et ça encore!... Et encore, par-dessus le marché!...
La planche est bientôt couverte de débris et saccagée... La joie du capitaine s'exprime par une sorte de ululement et des gestes désordonnés... Puis retroussant sa vieille moustache grise, il me dit, d'un air conquérant et paillard:
—Mademoiselle Célestine... vous êtes une belle fille, sacrebleu!... Faudra venir me voir, quand Rose ne sera pas là... hein?... Ça, c'est une idée!...
Eh bien, vrai!... Il ne doute de rien...
VIII
28 octobre.
Enfin, j'ai reçu une lettre de monsieur Jean. Elle est bien sèche, cette lettre. On dirait à la lire qu'il ne s'est jamais rien passé d'intime entre nous. Pas un mot d'amitié, pas une tendresse, pas un souvenir!... Il ne m'y parle que de lui... S'il faut l'en croire, il paraît que Jean est devenu un personnage d'importance. Cela se voit, cela se sent à cet air protecteur et un peu méprisant que, dès le début de sa lettre, il prend avec moi... En somme, il ne m'écrit que pour m'épater... Je l'ai toujours connu vaniteux—dame, il était si beau garçon!—mais jamais autant qu'aujourd'hui. Les hommes, ça ne sait pas supporter les succès, ni la gloire...
Jean est toujours premier valet de chambre chez Mme la comtesse Fardin et Mme la comtesse est, peut-être, la femme de France dont on parle le plus, en ce moment. A son service de valet de chambre, Jean ajoute le rôle de manifestant politique et de conspirateur royaliste. Il manifeste avec Coppée, Lemaître, Quesnay de Beaurepaire; il conspire avec le général Mercier, tout cela, pour renverser la République. L'autre soir, il a accompagné Coppée à une réunion de la Patrie Française. Il se pavanait sur l'estrade, derrière le grand patriote, et, toute la soirée, il a tenu son pardessus... Du reste, il peut dire qu'il a tenu tous les pardessus de tous les grands patriotes de ce temps... Ça comptera, dans sa vie... Un autre soir, à la sortie d'une réunion dreyfusarde où la comtesse l'avait envoyé, afin de «casser des gueules de cosmopolites», il a été emmené au poste, pour avoir conspué les sans-patrie, et crié à pleine gorge: «Mort aux juifs!... Vive le Roy!... Vive l'armée!» Mme la comtesse a menacé le gouvernement de le faire interpeller, et monsieur Jean a été aussitôt relâché... Il a même été augmenté par sa maîtresse, de vingt francs par mois, pour ce haut fait d'armes... M. Arthur Meyer a mis son nom dans le Gaulois... Son nom figure aussi, en regard d'une somme de cent francs, dans la Libre Parole, parmi les listes d'une souscription pour le colonel Henry... C'est Coppée qui l'a inscrit d'office... Coppée encore, qui l'a nommé membre d'honneur de la Patrie Française... une ligue épatante... Tous les domestiques des grandes maisons en sont... Il y a aussi des comtes, des marquis et des ducs... En venant déjeuner, hier, le général Mercier a dit à Jean: «Eh bien, mon brave Jean?» Mon brave Jean!... Jules Guérin, dans l'Anti-juif, a écrit, sous ce titre: «Encore une victime des Youpins!» ceci: «Notre vaillant camarade antisémite, M. Jean... etc...» Enfin, M. Forain, qui ne quitte plus la maison, a fait poser Jean pour un dessin, qui doit symboliser l'âme de la patrie... M. Forain trouve que Jean a «la gueule de ça!»... C'est étonnant ce qu'il reçoit en ce moment d'accolades illustres, de sérieux pourboires, de distinctions honorifiques, extrêmement flatteuses. Et si, comme tout le fait croire, le général Mercier se décide à faire citer Jean, dans le futur procès Zola pour un faux témoignage... que l'état-major réglera ces jours-ci... rien ne manquerait plus à sa gloire... Le faux témoignage est ce qu'il y a de plus chic, de mieux porté, cette année, dans la haute société... Être choisi comme faux témoin, cela équivaut, en plus d'une gloire certaine et rapide, à gagner le gros lot de la loterie... M. Jean s'aperçoit bien qu'il fait, de plus en plus sensation, dans le quartier des Champs-Élysées... Quand, le soir, au café de la rue François-Ier, il va jouer «à la poule au gibier» ou qu'il mène, sur les trottoirs, pisser les chiens de Mme la comtesse, il est l'objet de la curiosité et du respect universels... les chiens aussi, du reste... C'est pourquoi, en vue d'une célébrité qui ne peut manquer de s'étendre du quartier sur Paris, et de Paris sur la France, il s'est abonné à l'Argus de la Presse, tout comme Mme la comtesse. Il m'enverra ce qu'on écrira sur lui, de mieux tapé. C'est tout ce qu'il peut faire pour moi, car je dois comprendre qu'il n'a pas le temps de s'occuper de ma situation... Il verra, plus tard... «quand nous serons au pouvoir», m'écrit-il, négligemment... Tout ce qui m'arrive, c'est de ma faute... je n'ai jamais eu d'esprit de conduite... je n'ai jamais eu de suite dans les idées... j'ai gaspillé les meilleures places, sans aucun profit... Si je n'avais pas fait la mauvaise tête, moi aussi, peut-être serais-je au mieux avec le général Mercier, Coppée, Déroulède... et, peut-être—bien que je ne sois qu'une femme—verrais-je étinceler mon nom dans les colonnes du Gaulois, qui est si encourageant pour tous les genres de domesticité... Etc., etc...
J'ai presque pleuré, à la lecture de cette lettre, car j'ai senti que monsieur Jean est tout à fait détaché de moi, et qu'il ne me faut plus compter sur lui... sur lui et sur personne!... Il ne me dit pas un mot de celle qui m'a remplacée... Ah! je la vois d'ici, je les vois d'ici, tous les deux, dans la chambre que je connais si bien, s'embrassant, se caressant... et courant, ensemble, comme nous faisions si gentiment, les bals publics et les théâtres... Je le vois, lui, en pardessus mastic, au retour des courses, ayant perdu son argent, et disant à l'autre, comme il me l'a dit, tant de fois, à moi-même: «Prête-moi tes petits bijoux, et ta montre, pour que je les mette au clou!» A moins que sa nouvelle condition de manifestant politique et de conspirateur royaliste ne lui ait donné des ambitions nouvelles, et qu'il ait quitté les amours de l'office, pour les amours du salon?... Il en reviendra.
Est-ce vraiment de ma faute, ce qui m'arrive?... Peut-être!... Et pourtant, il me semble qu'une fatalité, dont je n'ai jamais été la maîtresse, a pesé sur toute mon existence, et qu'elle a voulu que je ne demeurasse jamais, plus de six mois, dans la même place... Quand on ne me renvoyait pas, c'est moi qui partais, à bout de dégoût. C'est drôle et c'est triste... j'ai toujours eu la hâte d'être «ailleurs», une folie d'espérance dans, «ces chimériques ailleurs», que je parais de la poésie vaine, du mirage illusoire des lointains... surtout depuis mon séjour à Houlgate, auprès du pauvre M. Georges... De ce séjour, il m'est resté je ne sais quelle inquiétude... je ne sais quel angoissant besoin de m'élever, sans pouvoir y atteindre, jusqu'à des idées et des formes inétreignables... Je crois bien que cette trop brusque et trop courte entrevision d'un monde, qu'il eût mieux valu que je ne connusse point, ne pouvant le connaître mieux, m'a été très funeste... Ah! qu'elles sont décevantes ces routes vers l'inconnu!... L'on va, l'on va, et c'est toujours la même chose... Voyez cet horizon poudroyant là-bas... C'est bleu, c'est rose, c'est frais, c'est lumineux et léger comme un rêve... Il doit faire bon vivre, là-bas... Vous approchez... vous arrivez... Il n'y a rien... Du sable, des cailloux, des coteaux tristes comme des murs. Il n'y a rien d'autre... Et, au-dessus de ce sable, de ces cailloux, de ces coteaux, un ciel gris, opaque, pesant, un ciel où le jour se navre, où la lumière pleure de la suie... Il n'y a rien... rien de ce qu'on est venu chercher... D'ailleurs, ce que je cherche, je l'ignore... et j'ignore aussi qui je suis.
Un domestique, ce n'est pas un être normal, un être social... C'est quelqu'un de disparate, fabriqué de pièces et de morceaux qui ne peuvent s'ajuster l'un dans l'autre, se juxtaposer l'un à l'autre... C'est quelque chose de pire: un monstrueux hybride humain... Il n'est plus du peuple, d'où il sort; il n'est pas, non plus, de la bourgeoisie où il vit et où il tend... Du peuple qu'il a renié, il a perdu le sang généreux et la force naïve... De la bourgeoisie, il a gagné les vices honteux, sans avoir pu acquérir les moyens de les satisfaire... et les sentiments vils, les lâches peurs, les criminels appétits, sans le décor, et, par conséquent, sans l'excuse de la richesse... L'âme toute salie, il traverse cet honnête monde bourgeois et rien que d'avoir respiré l'odeur mortelle qui monte de ces putrides cloaques, il perd, à jamais, la sécurité de son esprit, et jusqu'à la forme même de son moi... Au fond de tous ces souvenirs, parmi ce peuple de figures où il erre, fantôme de lui-même, il ne trouve à remuer que de l'ordure, c'est-à-dire de la souffrance... Il rit souvent, mais son rire est forcé. Ce rire ne vient pas de la joie rencontrée, de l'espoir réalisé, et il garde l'amère grimace de la révolte, le pli dur et crispé du sarcasme. Rien n'est plus douloureux et laid que ce rire; il brûle et dessèche... Mieux vaudrait, peut-être, que j'eusse pleuré! Et puis, je ne sais pas... Et puis, zut!... Arrivera ce qui pourra...
Mais il n'arrive rien... jamais rien... Et je ne puis m'habituer à cela. C'est cette monotonie, cette immobilité dans la vie qui me sont le plus pénibles à supporter... Je voudrais partir d'ici... Partir?... Mais où et comment?... Je ne sais pas et je reste!...
Madame est toujours la même; méfiante, méthodique, dure, rapace, sans un élan, sans une fantaisie, sans une spontanéité, sans un rayon de joie sur sa face de marbre... Monsieur a repris ses habitudes, et je m'imagine, à de certains airs sournois, qu'il me garde rancune de mes rigueurs; mais ses rancunes ne sont pas dangereuses... Après le déjeuner, armé, guêtré, il part pour la chasse, rentre à la nuit, ne me demande plus de l'aider à retirer ses bottes, et se couche à neuf heures... Il est toujours pataud, comique et vague... Il engraisse. Comment des gens si riches peuvent-ils se résigner à une aussi morne existence?... Il m'arrive, parfois, de m'interroger sur Monsieur?... Qu'est-ce que j'aurais fait de lui?... Il n'a pas d'argent et ne m'eût pas donné de plaisir. Et puisque Madame n'est pas jalouse!...
Ce qui est terrible dans cette maison, c'est son silence. Je ne peux m'y faire... Pourtant, malgré moi, je m'habitue à glisser mes pas, à «marcher en l'air», comme dit Joseph... Souvent, dans ces couloirs sombres, le long de ces murs froids, je me fais, à moi-même, l'effet d'un spectre, d'un revenant. J'étouffe, là-dedans... Et je reste!...
Ma seule distraction est d'aller, le dimanche, au sortir de la messe, chez Mme Gouin, l'épicière... Le dégoût m'en éloigne, mais l'ennui, plus fort, m'y ramène. Là, du moins, on se retrouve, toutes ensemble... On potine, on rigole, on fait du bruit, en sirotant des petits verres de mêlé-cassis...Il y a là, un peu, l'illusion de la vie... Et le temps passe... L'autre dimanche je n'ai pas vu la petite, aux yeux suintants, au museau de rat... Je m'informe...
—Ce n'est rien... ce n'est rien... me dit l'épicière d'un ton qu'elle veut rendre mystérieux.
—Elle est donc malade?...
—Oui... mais ce n'est rien... Dans deux jours, il n'y paraîtra plus...
Et mam'zelle Rose me regarde, avec des yeux qui confirment, et qui semblent dire:
—Ah! Vous voyez bien!... C'est une femme très adroite...
Aujourd'hui, justement, j'ai appris, chez l'épicière, que des chasseurs avaient trouvé la veille, dans la forêt de Raillon, parmi des ronces et des feuilles mortes, le cadavre d'une petite fille, horriblement violée... Il paraît que c'est la fille d'un cantonnier... On l'appelait dans le pays, la petite Claire... Elle était un peu innocente, mais douce et gentille... et elle n'avait pas douze ans!... Bonne aubaine, vous pensez, pour un endroit comme ici... où l'on est réduit à ressasser, chaque semaine, les mêmes histoires... Aussi, les langues marchent-elles...
D'après Rose, toujours mieux informée que les autres, la petite Claire avait son petit ventre ouvert d'un coup de couteau, et les intestins coulaient par la blessure... La nuque et la gorge gardaient, visibles, les marques de doigts étrangleurs... Ses parties, ses pauvres petites parties, n'étaient qu'une plaie affreusement tuméfiée, comme si elles eussent été forcées—une comparaison de Rose—par le manche trop gros d'une cognée de bûcheron... On voyait encore, dans la bruyère courte, à un endroit piétiné et foulé, la place où le crime s'était accompli... Il devait remonter à huit jours, au moins, car le cadavre était presque entièrement décomposé...
Malgré l'horreur sincère qu'inspire ce meurtre, je sens parfaitement que, pour la plupart de ces créatures, le viol et les images obscènes qu'il évoque, en sont, pas tout à fait une excuse, mais certainement une atténuation... car le viol, c'est encore de l'amour... On raconte un tas de choses... on se rappelle que la petite Claire était toute la journée, dans la forêt... Au printemps, elle y cueillait des jonquilles, des muguets, des anémones, dont elle faisait, pour les dames de la ville, de gentils bouquets; elle y cherchait des morilles qu'elle venait vendre, au marché, le dimanche... L'été, c'étaient des champignons de toute sorte... et d'autres fleurs... Mais, à cette époque, qu'allait-elle faire dans la forêt où il n'y a plus rien à cueillir?...
L'une dit, judicieusement:
—Pourquoi que le père ne s'est pas inquiété de la disparition de la petite?... C'est peut-être lui qui a fait le coup?...
A quoi, l'autre, non moins judicieusement, réplique:
—Mais s'il avait voulu faire le coup... il n'avait pas besoin d'emmener sa fille dans la forêt... voyons!...
Mme Rose intervient:
—Tout cela est bien louche, allez!... Moi...
Avec des airs entendus, des airs de quelqu'un qui connaît de terribles secrets, elle poursuit d'une voix plus basse, d'une voix de confidence dangereuse...
—Moi... je ne sais rien... je ne veux rien affirmer... Mais...
Et comme elle laisse notre curiosité en suspens sur ce «mais...»
—Quoi donc?... quoi donc?... s'écrie-t-on de toutes parts, le col tendu, la bouche ouverte...
—Mais... je ne serais pas étonnée... que ce fût...
Nous sommes haletantes...
—Monsieur Lanlaire... là... si vous voulez mon idée, achève-t-elle, avec une expression de férocité atroce et basse...
Plusieurs protestent... d'autres se réservent... J'affirme que monsieur Lanlaire est incapable d'un tel crime et je m'écrie:
—Lui, seigneur Jésus?... Ah! le pauvre homme... il aurait bien trop peur...
Mais Rose, avec plus de haine encore, insiste:
—Incapable?... Ta... ta... ta... Et la petite Jésureau?... Et la petite à Valentin?... Et la petite Dougère?... Rappelez-vous donc?... Incapable?...
—Ce n'est pas la même chose... Ce n'est pas la même chose...
Dans leur haine contre Monsieur, elles ne veulent pas aller, comme Rose, jusqu'à l'accusation formelle d'assassinat... Qu'il viole les petites filles qui consentent à se laisser violer?... mon Dieu! passe encore... Qu'il les tue?... ça n'est guère croyable... Rageusement, Rose s'obstine... Elle écume... elle frappe sur la table de ses grosses mains molles... elle se démène, clamant:
—Puisque je vous dis que si, moi... Puisque j'en suis sûre, ah!...
Mme Gouin, restée songeuse, finit par déclarer de sa voix blanche:
—Ah! dame, Mesdemoiselles... ces choses-là... on ne sait jamais... Pour la petite Jésureau... c'est une fameuse chance, je vous assure, qu'il ne l'ait pas tuée...
Malgré l'autorité de l'épicière... malgré l'entêtement de Rose, qui n'admet pas qu'on déplace la question, elles passent, l'une après l'autre, la revue de tous les gens du pays qui auraient pu faire le coup... Il se trouve qu'il y en a des tas... tous ceux-là qu'elles détestent, tous ceux-là contre qui elles ont une jalousie, une rancune, un dépit... Enfin, la petite femme pâle au museau de rat propose:
—Vous savez bien qu'il est venu, la semaine dernière, deux capucins qui n'avaient pas bon air, avec leurs sales barbes, et qui mendiaient partout?... Est-ce que ce ne serait pas eux?...
On s'indigne:
—De braves et pieux moines!... De saintes âmes du bon Dieu!... C'est abominable...
Et, tandis que nous nous en allons, ayant soupçonné tout le monde, Rose, acharnée, répète:
—Puisque je vous le dis, moi... Puisque c'est lui.
Avant de rentrer, je m'arrête un instant à la sellerie, où Joseph astique ses harnais... Au-dessus d'un dressoir, où sont symétriquement rangées des bouteilles de vernis et des boîtes de cirage, je vois flamboyer aux lambris de sapin le portrait de Drumont... Pour lui donner plus de majesté, sans doute, Joseph l'a récemment orné d'une couronne de laurier-sauce. En face, le portrait du pape disparaît, presque entièrement caché, sous une couverture de cheval pendue à un clou. Des brochures antijuives, des chansons patriotiques s'empilent sur une planche, et dans un coin la matraque se navre parmi les balais.
Brusquement, je dis à Joseph, sans un autre motif que la curiosité:
—Savez-vous, Joseph, qu'on a trouvé dans la forêt la petite Claire assassinée et violée?
Tout d'abord, Joseph ne peut réprimer un mouvement de surprise—est-ce bien de la surprise?... Si rapide, si furtif qu'ait été ce mouvement, il me semble qu'au nom de la petite Claire il a eu comme une étrange secousse, comme un frisson... Il se remet très vite.
—Oui, dit-il d'une voix ferme... je sais.. On m'a conté ça, au pays, ce matin...
Il est maintenant indifférent et placide. Il frotte ses harnais avec un gros torchon noir, méthodiquement. J'admire la musculature de ses bras nus, l'harmonieuse et puissante souplesse de ses biceps... la blancheur de sa peau. Je ne vois pas ses yeux sous les paupières rabaissées, ses yeux obstinément fixés sur son ouvrage. Mais je vois sa bouche... toute sa bouche large... son énorme mâchoire de bête cruelle et sensuelle... Et j'ai comme une étreinte légère au coeur... Je lui demande encore:
—Sait-on qui a fait le coup?...
Joseph hausse les épaules... Moitié railleur, moitié sérieux, il répond:
—Quelques vagabonds, sans doute... quelques sales youpins...
Puis, après un court silence:
—Puuutt!... Vous verrez qu'on ne les pincera pas... Les magistrats, c'est tous des vendus.
Il replace sur leurs selles les harnais terminés, et désignant le portrait de Drumont, dans son apothéose de laurier-sauce, il ajoute:
—Si on avait celui-là?... Ah! malheur!
Je ne sais pourquoi, par exemple, je l'ai quitté, l'âme envahie par un singulier malaise...
Enfin, avec cette histoire, on va donc avoir de quoi parler et se distraire un peu...
Quelquefois, quand Madame est sortie et que je m'ennuie trop, je vais à la grille sur le chemin où Mlle Rose vient me retrouver... Toujours en observation, rien ne lui échappe de ce qui se passe chez nous, de ce qui y entre ou en sort. Elle est plus rouge, plus grasse, plus molle que jamais. Les lippes de sa bouche pendent davantage, son corsage ne parvient plus à contenir les houles déferlantes de ses seins... Et de plus en plus elle est hantée d'idées obscènes... Elle ne voit que ça, ne pense qu'à ça... ne vit que pour ça... Chaque fois que nous nous rencontrons, son premier regard est pour mon ventre, sa première parole pour me dire sur ce ton gras qu'elle a:
—Rappelez-vous ce que je vous ai recommandé... Dès que vous vous apercevrez de ça, allez tout de suite chez Mme Gouin... tout de suite.
C'est une véritable obsession, une manie... Un peu agacée, je réplique:
—Mais pourquoi voulez-vous que je m'aperçoive de ça?... Je ne connais personne ici.
—Ah! fait-elle... c'est si vite arrivé, un malheur... Un moment d'oubli... bien naturel... et ça y est... Des fois, on ne sait pas comment ça s'arrive... J'en ai bien vu, allez, qui étaient comme vous... sûres de ne rien avoir... et puis ça y était tout de même... Mais avec Mme Gouin on peut être tranquille... C'est une vraie bénédiction pour un pays qu'une femme aussi savante...
Et elle s'anime, hideuse, toute sa grosse chair soulevée de basse volupté.
—Autrefois, ici, ma chère petite, on ne rencontrait que des enfants... La ville était empoisonnée d'enfants... Une abomination!... Ça grouillait dans les rues, comme des poules dans une cour de ferme... ça piaillait sur le pas des portes... ça faisait un tapage!... On ne voyait que ça, quoi!... Eh bien, je ne sais si vous l'avez remarqué... aujourd'hui on n'en voit plus... il n'y en a presque plus...
Avec un sourire plus gluant, elle poursuit:
—Ce n'est pas que les filles s'amusent moins. Ah! bon Dieu, non... Au contraire... Vous ne sortez jamais le soir... mais si vous alliez vous promener, à neuf heures, sous les marronniers... vous verriez ça... Partout, sur les bancs, il y a des couples... qui s'embrassent, se caressent... C'est bien gentil... Ah! moi, vous savez, l'amour je trouve ça si mignon... Je comprends qu'on ne puisse pas vivre sans l'amour... Oui, mais c'est embêtant aussi d'avoir à ses trousses des chiées d'enfants... Eh bien, elles n'en ont pas... elles n'en ont plus... Et c'est à Mme Gouin qu'elles doivent ça... Un petit moment désagréable à passer... ce n'est pas, après tout, la mer à boire. A votre place, je n'hésiterais pas... Une jolie fille comme vous, si distinguée, et qui doit être si bien faite... un enfant, ce serait un meurtre...
—Rassurez-vous... Je n'ai pas envie d'en avoir...
—Oui... oui... personne n'a envie d'en avoir. Seulement... Dites donc?... Votre monsieur ne vous a jamais proposé la chose?...
—Mais non...
—C'est étonnant... car il est connu pour ça... Même, la matinée où il vous serrait de si près, dans le jardin?...
—Je vous assure...
Mamz'elle Rose hoche la tête.
—Vous ne voulez rien dire... vous vous méfiez de moi... c'est votre affaire. Seulement, on sait ce qu'on sait...
Elle m'impatiente, à la fin... Je lui crie:
—Ah! ça! Est-ce que vous vous imaginez que je couche avec tout le monde... avec des vieux dégoûtants?...
D'un ton froid, elle me répond:
—Hé! ma petite, ne prenez pas la mouche. Il y a des vieux qui valent des jeunes... C'est vrai que vos affaires ne me regardent point... Ce que j'en dis, moi, n'est-ce pas?...
Et elle conclut, d'une voix mauvaise, où le vinaigre a remplacé le miel:
—Après tout.... ça se peut bien... Sans doute que votre M. Lanlaire aime mieux les fruits plus verts. Chacun son idée, ma petite...
Des paysans passent dans le chemin, et saluent mam'zelle Rose avec respect.
—Bonjour, mam'zelle Rose... Et le capitaine, il va toujours bien?...
—Il va bien, merci... Il tire du vin, tenez...
Des bourgeois passent dans le chemin, et saluent mam'zelle Rose avec respect.
—Bonjour, mam'zelle Rose... Et le capitaine?
—Toujours vaillant... Merci... Vous êtes bien honnêtes.
Le curé passe dans le chemin, d'un pas lent, dodelinant de la tête. A la vue de mam'zelle Rose, il salue, sourit, referme son bréviaire et s'arrête:
—Ah! c'est vous, ma chère enfant?... Et le capitaine?...
—Merci, monsieur le curé... ça va tout doucement... Le capitaine s'occupe à la cave.
—Tant mieux... tant mieux... J'espère qu'il a semé de belles fleurs... et que, l'année prochaine, à la Fête-Dieu, nous aurons encore un superbe reposoir?...
—Bien sûr... monsieur le curé...
—Toutes mes amitiés au capitaine, mon enfant...
—Et vous de même, monsieur le curé...
Et, en s'en allant, son bréviaire ouvert à nouveau:
—Au revoir... au revoir... Il ne faudrait dans une paroisse que des paroissiennes comme vous.
Et je rentre, un peu triste, un peu découragée, un peu haineuse, laissant cette abominable Rose jouir de son triomphe, saluée par tous, respectée de tous, grasse, heureuse, hideusement heureuse. Bientôt, je suis sûre que le curé la mettra dans une niche de son église, entre deux cierges, et nimbée d'or, comme une sainte...
IX
25 octobre.
Un qui m'intrigue, c'est Joseph. Il a des allures vraiment mystérieuses et j'ignore ce qui se passe au fond de cette âme silencieuse et forcenée. Mais sûrement, il s'y passe quelque chose d'extraordinaire. Son regard, parfois, est lourd à supporter, tellement lourd que le mien se dérobe sous son intimidante fixité. Il a des façons de marcher lentes et glissées, qui me font peur. On dirait qu'il traîne rivé à ses chevilles un boulet, ou plutôt le souvenir d'un boulet... Est-ce le bagne qu'il rappelle ou le couvent?... Les deux, peut-être. Son dos aussi me fait peur et aussi son cou large, puissant, bruni par le hâle comme un vieux cuir, raidi de tendons qui se bandent comme des grelins. J'ai remarqué sur sa nuque un paquet de muscles durs, exagérément bombés, comme en ont les loups et les bêtes sauvages qui doivent, porter, dans leurs gueules, des proies pesantes.
Hormis sa folie antisémite, qui dénote, chez Joseph, une grande violence et le goût du sang, il est plutôt réservé sur toutes les autres choses de la vie. Il est même impossible de savoir ce qu'il pense. Il n'a aucune des vantardises, ni aucune des humilités professionnelles, par où se reconnaissent les vrais domestiques; jamais non plus un mot de plainte, jamais un débinage contre ses maîtres. Ses maîtres, il les respecte sans servilité, semble leur être dévoué sans ostentation. Il ne boude pas sur la besogne, la plus rebutante des besognes. Il est ingénieux; il sait tout faire, même les choses les plus difficiles et les plus différentes, qui ne sont point de son service. Il traite le Prieuré, comme s'il était à lui, le surveille, le garde jalousement, le défend. Il en chasse les pauvres, les vagabonds et les importuns, flaireur et menaçant comme un dogue. C'est le type du serviteur de l'ancien temps, le domestique d'avant la Révolution... De Joseph, on dit, dans le pays: «Il n'y en a plus comme lui... Une perle!». Je sais qu'on cherche à l'arracher aux Lanlaire. De Louviers, d'Elbeuf, de Rouen, on lui fait les propositions les plus avantageuses. Il les refuse et ne se vante pas de les avoir refusées... Ah! ma foi non... Il est ici, depuis quinze ans, il considère cette maison comme la sienne. Tant qu'on voudra de lui, il restera... Madame si soupçonneuse et qui voit le mal partout lui montre une confiance aveugle. Elle qui ne croit à personne, elle croit à Joseph, à l'honnêteté de Joseph, au dévouement de Joseph.
—Une perle!... Il se jetterait au feu pour nous, dit-elle.
Et, malgré son avarice, elle l'accable de menues générosités et de petits cadeaux.
Pourtant, je me méfie de cet homme. Cet homme m'inquiète et, en même temps, il m'intéresse prodigieusement. Souvent, j'ai vu des choses effrayantes passer dans l'eau trouble, dans l'eau morte de ses yeux... Depuis que je m'occupe de lui, il ne m'apparaît plus tel que je l'avais jugé tout d'abord à mon entrée dans cette maison, un paysan grossier, stupide et pataud. J'aurais dû l'examiner plus attentivement. Maintenant, je le crois singulièrement fin et retors, et même mieux que fin, pire que retors... je ne sais comment m'exprimer sur lui... Et puis, est-ce l'habitude de le voir, tous les jours?... Je ne le trouve plus si laid, ni si vieux... L'habitude agit comme une atténuation, comme une brume, sur les objets et sur les êtres. Elle finit, peu à peu, par effacer les traits d'un visage, par estomper les déformations; elle fait qu'un bossu avec qui l'on vit quotidiennement n'est plus, au bout d'un certain temps, bossu... Mais il y a autre chose; il y a tout ce que je découvre en Joseph de nouveau et de profond... et qui me bouleverse. Ce n'est pas l'harmonie des traits, ni la pureté des lignes qui crée pour une femme, la beauté d'un homme. C'est quelque chose de moins apparent, de moins défini... une sorte d'affinité et, si j'osais... une sorte d'atmosphère sexuelle, âcre, terrible ou grisante, dont certaines femmes subissent, même malgré elles, la forte hantise... Eh bien, Joseph dégage autour de lui cette atmosphère-là... L'autre jour, je l'ai admiré qui soulevait une barrique de vin... Il jouait avec elle ainsi qu'un enfant avec sa balle de caoutchouc. Sa force exceptionnelle, son adresse souple, le levier formidable de ses reins, l'athlétique poussée de ses épaules, tout cela m'a rendue rêveuse. L'étrange et maladive curiosité, faite de peur autant que d'attirance, qu'excite en moi l'énigme de ces louches allures, de cette bouche close, de ce regard impressionnant, se double encore de cette puissance musculaire, de cette carrure de taureau. Sans pouvoir me l'expliquer davantage, je sens qu'il y a entre Joseph et moi une correspondance secrète... un lien physique et moral qui se resserre un peu plus tous les jours...
De la fenêtre de la lingerie où je travaille, je le suis des yeux, quelquefois, dans le jardin... Il est là, courbé sur son ouvrage, la face presque à fleur de terre, ou bien agenouillé contre le mur où s'alignent des espaliers... Et soudain il disparaît... il s'évanouit... Le temps de pencher la tête... et il n'y a plus personne... S'enfonce-t-il dans le sol?... Passe-t-il à travers les murs?... Il m'arrive, de temps en temps d'aller au jardin, pour lui transmettre un ordre de Madame... Je ne le vois nulle part, et je l'appelle.
—Joseph!... Joseph!... Où êtes-vous?
Aucune réponse... J'appelle encore:
—Joseph!... Joseph!... Où êtes-vous?
Tout à coup, sans bruit, Joseph surgit de derrière un arbre, de derrière une planche de légumes, devant moi. Il surgit, devant moi, dans le soleil, avec son masque sévère et fermé, ses cheveux aplatis sur le crâne, la chemise ouverte sur sa poitrine velue.... D'où vient-il?... D'où sort-il?... D'où est-il tombé?...
—Ah! Joseph, que vous m'avez fait peur...
Et sur les lèvres et dans les yeux de Joseph erre un sourire effrayant qui, véritablement, a des lueurs courtes, rapides de couteau. Je crois que cet homme est le diable...
Le viol de la petite Claire défraie toujours les conversations et surexcite les curiosités de la ville. On s'arrache les journaux de la région et de Paris qui le racontent. La Libre Parole dénonce nettement et en bloc les juifs, et elle affirme que c'est un «meurtre rituel...» Les magistrats sont venus sur les lieux... on a fait des enquêtes, des instructions; on a interrogé beaucoup de gens. Personne ne sait rien... L'accusation de Rose, qui a circulé, n'a rencontré partout que de l'incrédulité; tout le monde a haussé les épaules... Hier, les gendarmes ont arrêté un pauvre colporteur qui a pu prouver facilement qu'il n'était pas dans le pays, au moment du crime. Le père, désigné par la rumeur publique, s'est disculpé... Du reste, on n'a sur lui que les meilleurs renseignements... Donc, nulle part, nul indice qui puisse mettre la justice sur les traces du coupable. Il paraît que ce crime fait l'admiration des magistrats et qu'il a été commis avec une habileté surprenante, sans doute par des professionnels... par des Parisiens... Il paraît aussi que le procureur de la République mène l'affaire mollement et pour la forme. L'assassinat d'une petite fille pauvre, ça n'est pas très passionnant... Il y a donc tout lieu de croire qu'on ne trouvera jamais rien et que l'affaire sera bientôt classée comme tant d'autres qui n'ont pas dit leur secret...
Je ne serais pas étonnée que Madame crût son mari coupable... Ça, c'est comique, et elle devrait le mieux connaître. Elle est toute drôle, depuis la nouvelle. Elle a des façons de regarder Monsieur qui ne sont pas naturelles. J'ai remarqué que, durant le repas, chaque fois qu'on sonnait, elle avait un petit sursaut...
Après le déjeuner, aujourd'hui, comme Monsieur manifestait l'intention de sortir, elle l'en a empêché...
—Vraiment, tu peux bien rester ici... Qu'est-ce que tu as besoin d'être toujours dehors?
Elle s'est même promenée avec Monsieur, une grande heure, dans le jardin. Naturellement, Monsieur ne s'aperçoit de rien; il n'en perd pas une bouchée de viande, ni une bouffée de tabac... Quel gros lourdaud!
J'aurais bien voulu savoir ce qu'ils peuvent se dire, quand ils sont seuls, tous les deux... Hier soir, pendant plus de vingt minutes, j'ai écouté derrière la porte du salon... J'ai entendu Monsieur qui froissait un journal... Assise devant son petit bureau, Madame écrivait ses comptes:
—Qu'est-ce que je t'ai donné hier?... a demandé Madame.
—Deux francs... a répondu Monsieur...
—Tu es sûr?...
—Mais oui, mignonne...
—Eh bien, il me manque trente-huit sous..
—Ce n'est pas moi qui les ai pris...
—Non... c'est le chat...
Ils ne se sont rien dit d'autre...
A la cuisine, Joseph n'aime pas qu'on parle de la petite Claire. Quand Marianne ou moi nous mettons la conversation sur ce sujet, il la change aussitôt, ou bien il n'y prend pas part. Ça l'ennuie... Je ne sais pas pourquoi, cette idée m'est venue—et elle s'enfonce, de plus en plus dans mon esprit—que c'est Joseph qui a fait le coup. Je n'ai pas de preuves, pas d'indices qui puissent me permettre de le soupçonner... pas d'autres indices que ses yeux, pas d'autres preuves que ce léger mouvement de surprise qui lui échappa, lorsque, de retour de chez l'épicière, brusquement, dans la sellerie, je lui jetai pour la première fois au visage le nom de la petite Claire, assassinée et violée... Et cependant, ce soupçon purement intuitif a grandi, est devenu une possibilité, puis une certitude. Je me trompe, sans doute. Je tâche à me convaincre que Joseph est une «perle...» Je me répète que mon imagination s'exalte à de simples folies, qu'elle obéit aux influences de cette perversité romanesque, qui est en moi... Mais j'ai beau faire, cette impression subsiste en dépit de moi-même, ne me quitte pas un instant, prend la forme harcelante et grimaçante de l'idée fixe... Et j'ai une irrésistible envie de demander à Joseph:
—Voyons, Joseph, est-ce vous qui avez violé la petite Claire dans le bois?... Est-ce vous, vieux cochon?
Le crime a été commis un samedi... Je me souviens que Joseph, à peu près à la même date, est allé chercher de la terre de bruyère, dans le bois de Raillon... Il a été absent, toute la journée, et il n'est rentré au Prieuré avec son chargement que le soir, tard... De cela, je suis sûre... Et,—coïncidence extraordinaire,—je me souviens de certains gestes agités, de certains regards plus troubles, qu'il avait, ce soir-là, en rentrant... Je n'y avais pas pris garde, alors... Pourquoi l'eussé-je fait?... Aujourd'hui, ces détails de physionomie me reviennent avec force... Mais, est-ce bien le samedi du crime que Joseph est allé dans la forêt de Raillon?... Je cherche en vain à préciser la date de son absence... Et puis, avait-il réellement ces gestes inquiets, ces regards accusateurs que je lui prête et qui me le dénoncent?... N'est-ce pas moi qui m'acharne à me suggestionner l'étrangeté inhabituelle de ces gestes et de ces regards, à vouloir, sans raison, contre toute vraisemblance, que ce soit Joseph—une perle—qui ait fait le coup?... Cela m'irrite et, en même temps, cela me confirme dans mes appréhensions, de ne pouvoir reconstituer le drame de la forêt... Si encore l'enquête judiciaire avait signalé les traces fraîches d'une voiture sur les feuilles mortes et sur la bruyère, aux alentours?... Mais non... L'enquête ne signale rien de tel... elle signale le viol et le meurtre d'une petite fille, voilà tout... Eh bien, c'est justement cela qui me surexcite... Cette habileté de l'assassin à ne pas laisser derrière soi la moindre preuve de son crime, cette invisibilité diabolique, j'y sens, j'y vois la présence de Joseph... Énervée, j'ose, tout d'un coup, après un silence, lui poser cette question:
—Joseph, quel jour avez-vous été chercher de la terre de bruyère, dans la forêt de Raillon?... Est-ce que vous vous le rappelez?...
Sans hâte, sans sursaut, Joseph lâche le journal qu'il lisait... Son âme est bronzée désormais contre les surprises...
—Pourquoi ça?... fait-il.
—Pour savoir...
Joseph dirige sur moi un regard lourd et profond... Ensuite il prend, sans affectation, l'air de quelqu'un qui fouillerait dans sa mémoire pour y retrouver des souvenirs déjà anciens. Et il répond:
—Ma foi!... je ne sais plus trop... je crois bien que c'était samedi...
—Le samedi où l'on a trouvé le cadavre de la petite Claire dans le bois?... poursuis-je, en donnant à cette interrogation, trop vivement débitée, un ton agressif.
Joseph ne lève pas ses yeux de sur les miens. Son regard est devenu quelque chose de si aigu, de si terrible, que, malgré mon effronterie coutumière, je suis obligée de détourner la tête.
—C'est possible... fait-il encore... Ma foi!... je crois bien que c'était ce samedi-là...
Et il ajoute:
—Ah! les sacrées femmes!... vous feriez bien mieux de penser à autre chose. Si vous lisiez le journal... vous verriez qu'on a encore tué des juifs en Alger... Ça, au moins, ça vaut la peine...
A part son regard, il est calme, naturel, presque bonhomme... Ses gestes sont aisés, sa voix ne tremble plus... Je me tais... et Joseph, reprenant le journal qu'il avait posé sur la table, se remet à lire le plus tranquillement du monde...
Moi, je me suis remise à songer... Je voudrais retrouver dans la vie de Joseph, depuis que je suis ici, un trait de férocité active... Sa haine des juifs, la menace que sans cesse il exprime de les supplicier, de les tuer, de les brûler, tout cela n'est peut-être que de la hâblerie... c'est surtout de la politique... Je cherche quelque chose de plus précis, de plus formel, à quoi je ne puisse pas me tromper sur le tempérament criminel de Joseph. Et je ne trouve toujours que des impressions vagues et morales, des hypothèses auxquelles mon désir ou ma crainte qu'elles soient d'irrécusables réalités donne une importance et une signification que, sans doute, elles n'ont pas... Mon désir ou ma crainte?... De ces deux sentiments, j'ignore lequel me pousse...
Si, pourtant... Voici un fait... un fait réel... un fait horrible... un fait révélateur... Celui-là, je ne l'invente pas... je ne l'exagère pas... je ne l'ai pas rêvé... il est bien tel qu'il est... Joseph est chargé de tuer les poulets, les lapins, les canards. Il tue les canards, selon une antique méthode normande, en leur enfonçant une épingle dans la tête... Il pourrait les tuer, d'un coup, sans les faire souffrir. Mais il aime à prolonger leur supplice par de savants raffinements de torture; il aime à sentir leur chair frissonner, leur coeur battre dans ses mains; il aime à suivre, à compter, à recueillir dans ses mains leur souffrance, leurs frissons d'agonie, leur mort... Une fois, j'ai assisté à la mort d'un canard tué par Joseph... Il le tenait entre ses genoux. D'une main il lui serrait le col, de l'autre il lui enfonçait une épingle dans le crâne, puis tournait, tournait l'épingle dans le crâne, d'un mouvement lent et régulier... Il semblait moudre du café... Et en tournant l'épingle, Joseph disait avec une joie sauvage:
—Faut qu'il souffre... tant plus qu'il souffre, tant plus que le sang est bon au goût...
L'animal avait dégagé des genoux de Joseph ses ailes qui battaient, battaient... Son col se tordait, même maintenu par Joseph, en affreuse spirale... et, sous le matelas des plumes, sa chair soubresautait... Alors Joseph jeta l'animal sur les dalles de la cuisine et, les coudes aux genoux, le menton dans ses paumes réunies, il se mit à suivre, d'un oeil hideusement satisfait, ses bonds, ses convulsions, le grattement fou de ses pattes jaunes sur le sol...
—Finissez donc, Joseph, criai-je. Tuez-le donc tout de suite... c'est horrible de faire souffrir les bêtes.
Et Joseph répondit:
—Ça m'amuse... J'aime ça...
Je me rappelle ce souvenir, j'évoque tous les détails sinistres de ce souvenir, j'entends toutes les paroles de ce souvenir... Et j'ai envie... une envie encore plus violente, de crier à Joseph:
—C'est vous qui avez violé la petite Claire, dans le bois... Oui... oui... j'en suis sûre, maintenant... c'est vous, vous, vous, vieux cochon...
Il n'y a plus à douter. Joseph doit être une immense canaille. Et cette opinion que j'ai de sa personne morale, au lieu de m'éloigner de lui, loin de mettre entre nous de l'horreur, fait, non pas que je l'aime peut-être, mais qu'il m'intéresse énormément. C'est drôle, j'ai toujours eu un faible pour les canailles... Ils ont un imprévu qui fouette le sang... une odeur particulière qui vous grise, quelque chose de fort et d'âpre qui vous prend par le sexe. Si infâmes que soient les canailles, ils ne le sont jamais autant que les honnêtes gens. Ce qui m'ennuie de Joseph, c'est qu'il a la réputation et, pour celui qui ne connaît pas ses yeux, les allures d'un honnête homme. Je l'aimerais mieux franchement, effrontément canaille. Il est vrai qu'il n'aurait plus cette auréole de mystère, ce prestige de l'inconnu qui m'émeut et me trouble et qui m'attire—oui là—qui m'attire vers ce vieux monstre.
Maintenant je suis plus calme, parce que j'ai la certitude, parce que rien ne peut m'enlever désormais la certitude que c'est lui qui a violé la petite Claire, dans le bois.
Depuis quelque temps, je m'aperçois que j'ai fait sur le coeur de Joseph une impression considérable. Son mauvais accueil est fini; son silence ne m'est plus hostile ou méprisant, et il y a presque de la tendresse dans ses bourrades. Ses regards n'ont plus de haine—en ont-ils jamais eu d'ailleurs?—et s'ils sont encore si terribles, parfois, c'est qu'il cherche à me connaître mieux, toujours mieux, et qu'il veut m'éprouver. Comme la plupart des paysans, il est extrêmement méfiant, il évite de se livrer aux autres, car il croit qu'on veut le «mettre dedans». Il doit posséder de nombreux secrets, mais il les cache jalousement, sous un masque sévère, renfrogné et brutal, comme on renferme des trésors dans un coffre de fer, armé de barres solides et de mystérieux verroux. Pourtant, vis-à-vis de moi, sa méfiance s'atténue... Il est charmant pour moi, dans son genre... Il fait tout ce qu'il peut pour me marquer son amitié et me plaire. Il se charge des corvées trop pénibles, prend à son compte les gros ouvrages qui me sont attribués, et cela, sans mièvrerie, sans arrière-pensée galante, sans chercher à provoquer ma reconnaissance, sans vouloir en tirer un profit quelconque. De mon côté, je remets de l'ordre dans ses affaires, je raccommode ses chaussettes, ses pantalons, rapièce ses chemises, range son armoire, avec bien plus de soin et de coquetterie que celle de Madame. Et il me dit avec des yeux de contentement:
—C'est bien, ça, Célestine... Vous êtes une bonne femme... une femme d'ordre. L'ordre, voyez-vous, c'est la fortune. Et quand on est gentille, avec ça... quand on est une belle femme, il n'y a pas mieux...
Jusque-là, nous n'avons causé ensemble que par à-coups. Le soir, à la cuisine, avec Marianne, la conversation ne peut être que générale... Aucune intimité n'est permise entre nous deux. Et, quand je le vois seul, rien n'est plus difficile que de le faire parler... Il refuse tous les longs entretiens, craignant sans doute de se compromettre. Deux mots par ci... deux mots par là... aimables ou bourrus... et c'est tout... Mais ses yeux parlent, à défaut de sa bouche... Et ils rôdent autour de moi, et ils m'enveloppent, et ils descendent en moi, au plus profond de moi, afin de me retourner l'âme et de voir ce qu'il y a dessous.
Pour la première fois, nous nous sommes entretenus longuement, hier. C'était le soir. Les maîtres étaient couchés; Marianne était montée dans sa chambre, plus tôt que de coutume. Ne me sentant pas disposée à lire ou à écrire, je m'ennuyais d'être seule. Toujours obsédée par l'image de la petite Claire, j'allai retrouver Joseph dans la sellerie où, à la lueur d'une lanterne sourde, il épluchait des graines, assis devant une petite table de bois blanc. Son ami, le sacristain, était là, près de lui, debout, portant sous ses deux bras des paquets de petites brochures, rouges, vertes, bleues, tricolores... Gros yeux ronds dépassant l'arcade des sourcils, crâne aplati, peau fripée, jaunâtre et grenue, il ressemblait à un crapaud... Du crapaud, il avait aussi la lourdeur sautillante. Sous la table, les deux chiens, roulés en boule, dormaient, la tête enfouie dans leurs poils.
—Ah! c'est vous, Célestine? fit Joseph.
Le sacristain voulut cacher ses brochures... Joseph le rassura.
—On peut parler devant Mademoiselle... C'est une femme d'ordre...
Et il recommanda:
—Ainsi, mon vieux, c'est compris, hein?... A Bazoches... à Courtain... à Fleur-sur-Tille... Et que ce soit distribué demain, dans la journée... Et tâche de rapporter des abonnements... Et, que je te le dise encore... va partout... entre dans toutes les maisons... même chez les républicains... Ils te foutront peut-être à la porte?... Ça ne fait rien... Entête-toi... Si tu gagnes un de ces sales cochons... c'est toujours ça... Et puis rappelle-toi que tu as cent sous par républicain...
Le sacristain approuvait en hochant la tête. Ayant recalé les brochures sous ses bras, il partit, accompagné jusqu'à la grille par Joseph.
Quand celui-ci revint, il vit ma figure curieuse, mes yeux interrogateurs:
—Oui... fit-il négligemment, quelques chansons... quelques images... et des brochures contre les juifs, qu'on distribue pour la propagande... Je me suis arrangé avec les messieurs prêtres... je travaille pour eux, quoi! C'est dans mes idées, pour sûr... faut dire aussi que c'est bien payé...
Il se remit devant la petite table où il épluchait ses graines. Les deux chiens réveillés tournèrent dans la pièce et allèrent se recoucher plus loin.
—Oui... oui... répéta-t-il... c'est pas mal payé... Ah! ils en ont de l'argent, allez, les messieurs prêtres...
Et comme s'il eût craint d'avoir trop parlé, il ajouta:
—Je vous dis ça... Célestine... parce que vous êtes une bonne femme... une femme d'ordre... et que j'ai confiance en vous... C'est entre nous, dites?...
Après un silence:
—Quelle bonne idée que vous soyez venue ici, ce soir... remercia-t-il... C'est gentil... ça me flatte...
Jamais je ne l'avais vu aussi aimable, aussi causant... Je me penchai sur la petite table, tout près de lui, et, remuant les graines triées dans une assiette, je répondis avec coquetterie:
—C'est vrai aussi... vous êtes parti, tout de suite, après le dîner. On n'a pas eu le temps de tailler une bavette... Voulez-vous que je vous aide à éplucher vos graines?
—Merci, Célestine... C'est fini...
Il se gratta la tête:
—Sacristi!... fit-il, ennuyé... je devrais aller voir aux châssis... Les mulots ne me laissent pas une salade, ces vermines-là... Et puis, ma foi, non... faut que je vous cause, Célestine...
Joseph se leva, referma la porte qui était restée entr'ouverte, m'entraîna au fond de la sellerie. J'eus peur, une minute... La petite Claire, que j'avais oubliée, m'apparut sur la bruyère de la forêt, affreusement pâle et sanglante... Mais les regards de Joseph n'étaient pas méchants; ils semblaient plutôt timides... On se voyait à peine dans cette pièce sombre qu'éclairait, d'une clarté trouble et sinistre, la lueur sourde de la lanterne... Jusque-là, la voix de Joseph avait tremblé. Elle prit soudain de l'assurance, presque de la gravité.
—Il y a déjà quelques jours que je voulais vous confier ça, Célestine... commença-t-il... Eh bien, voilà... J'ai de l'amitié pour vous... Vous êtes une bonne femme... une femme d'ordre... Maintenant, je vous connais bien, allez!...
Je crus devoir sourire d'un malicieux et gentil sourire, et je répliquai:
—Vous y avez mis le temps, avouez-le... Et pourquoi étiez-vous si désagréable avec moi?... Vous ne me parliez jamais... vous me bousculiez toujours... Vous rappelez-vous les scènes que vous me faisiez, quand je traversais les allées que vous veniez de ratisser?... O le vilain bourru!
Joseph se mit à rire et haussa les épaules:
—Ben oui... Ah! dame, on ne connaît pas les gens du premier coup... Les femmes, surtout, c'est le diable à connaître... et vous arriviez de Paris!... Maintenant, je vous connais bien...
—Puisque vous me connaissez si bien, Joseph, dites-moi donc ce que je suis...
La bouche serrée, l'oeil grave, il prononça:
—Ce que vous êtes, Célestine?... Vous êtes comme moi...
—Je suis comme vous, moi?...
—Oh! pas de visage, bien sûr... Mais, vous et moi, dans le fin fond de l'âme, c'est la même chose... Oui, oui, je sais ce que je dis...
Il y eut encore un moment de silence. Il reprit d'une voix moins dure:
—J'ai de l'amitié pour vous, Célestine... Et puis...
—Et puis?...
—J'ai aussi de l'argent... un peu d'argent...
—Ah?...
—Oui, un peu d'argent... Dame! on n'a pas servi, pendant quarante ans, dans de bonnes maisons, sans faire quelques petites économies... Pas vrai?
—Bien sûr... répondis-je, étonnée de plus en plus par les paroles et par les allures de Joseph... Et vous avez beaucoup d'argent?
—Oh! un peu... seulement...
—Combien?... Faites voir!...
Joseph eut un léger ricanement:
—Vous pensez bien qu'il n'est pas ici... Il est dans un endroit où il fait des petits.
—Oui, mais combien?...
Alors, d'une voix basse, chuchotée:
—Peut-être quinze mille francs... peut-être plus...
—Mazette!... vous êtes calé, vous!...
—Oh! peut-être moins aussi... On ne sait pas...
Tout à coup, les deux chiens, simultanément, dressèrent la tête, bondirent vers la porte et se mirent à aboyer. Je fis un geste d'effroi...
—Ça n'est rien... rassura Joseph, en leur envoyant à chacun un coup de pied dans les flancs... c'est des gens qui passent dans le chemin... Et, tenez, c'est la Rose qui rentre chez elle... Je reconnais son pas.
En effet, quelques secondes après, j'entendis un bruit de pas traînant sur le chemin, puis un bruit plus lointain de barrière refermée... Les chiens se turent.
Je m'étais assise sur un escabeau, dans un coin de la sellerie. Joseph, les mains dans ses poches, se promenait dans l'étroite pièce où son coude heurtait aux lambris de sapin des lanières de cuir... Nous ne parlions plus, moi horriblement gênée, et regrettant d'être venue. Joseph visiblement tourmenté de ce qu'il avait encore à me dire. Au bout de quelques minutes, il se décida:
—Faut que je vous confie encore une chose, Célestine... Je suis de Cherbourg... Et Cherbourg, c'est une rude ville, allez... pleine de marins, de soldats... de sacrés lascars qui ne boudent pas sur le plaisir; le commerce y est bon... Eh bien, je sais qu'il y a à Cherbourg, à cette heure, une bonne occasion... S'agirait d'un petit café, près du port, d'un petit café, placé on ne peut pas mieux... L'armée boit beaucoup, en ce moment... tous les patriotes sont dans la rue... ils crient, ils gueulent, ils s'assoiffent... Ce serait l'instant de l'avoir... On gagnerait des mille et des cents, je vous en réponds... Seulement, voilà!... faudrait une femme là dedans... une femme d'ordre... une femme gentille... bien nippée... et qui ne craindrait pas la gaudriole. Les marins, les militaires, c'est rieur, c'est farceur, c'est bon enfant... ça se saoule pour un rien... ça aime le sexe... ça dépense beaucoup pour le sexe... Votre idée là-dessus, Célestine?...
—Moi?... fis-je, hébétée.
—Oui, enfin, une supposition?... Ça vous plairait-il?...
—Moi?...
Je ne savais pas où il voulait en venir... je tombais de surprise en surprise. Bouleversée, je n'avais pas trouvé autre chose à répondre... Il insista:
—Ben sûr, vous... Et qui donc voulez-vous qui vienne dans le petit café?... Vous êtes une bonne femme... vous avez de l'ordre... vous n'êtes point de ces mijaurées qui ne savent seulement point entendre une plaisanterie... vous êtes patriote, nom de nom!... Et puis vous êtes gentille, mignonne tout plein... vous avez des yeux à rendre folle toute la garnison de Cherbourg... Ça serait ça, quoi!... Depuis que je vous connais bien... depuis que je sais tout ce que vous pouvez faire... cette idée-là ne cesse de me trotter par la tête...
—Eh bien? Et vous?...
—Moi aussi, tiens!... On se marierait de bonne amitié...
—Alors, criai-je, subitement indignée... vous voulez que je fasse la putain pour vous gagner de l'argent?...
Joseph haussa les épaules, et, tranquille, il dit:
—En tout bien, tout honneur, Célestine... Ça se comprend, voyons...
Ensuite, il vint à moi, me prit les mains, les serra à me faire hurler de douleur, et il balbutia:
—Je rêve de vous, Célestine, de vous dans le petit café... J'ai les sangs tournés de vous...
Et, comme je restais interdite, un peu épouvantée de cet aveu, et sans un geste et sans une parole, il continua:
—Et puis... il y a peut-être plus de quinze mille francs... peut-être plus de dix-huit mille francs... On ne sait pas ce que ça fait de petits... cet argent-là... Et puis, des choses... des choses.. des bijoux... Vous seriez rudement heureuse, allez, dans le petit café...
Il me tenait la taille serrée dans l'étau puissant de ses bras... Et je sentais tout son corps qui tremblait de désirs contre moi... S'il avait voulu, il m'eût prise, il m'eût étouffée, sans que je tentasse la moindre résistance. Et il continuait de me décrire son rêve:
—Un petit café bien joli... bien propre... bien reluisant... Et puis, au comptoir, derrière une grande glace, une belle femme, habillée en Alsace-Lorraine, avec un beau corsage de soie... et de larges rubans de velours... Hein, Célestine?... Pensez à ça... J'en recauserons un de ces jours... j'en recauserons...
Je ne trouvais rien à dire... rien, rien, rien!... J'étais stupéfiée par cette chose, à laquelle je n'avais jamais songé... mais j'étais aussi, sans haine, sans horreur contre le cynisme de cet homme... Joseph répéta, de cette même bouche qui avait baisé les plaies sanglantes de la petite Claire, en me serrant avec ces mêmes mains qui avaient serré, étouffé, étranglé, assassiné la petite Claire dans le bois:
—J'en recauserons... je suis vieux... je suis laid... possible... Mais pour arranger une femme, Célestine... retenez bien ceci... il n'y en a pas un comme moi... J'en recauserons...
Pour arranger une femme!... Il en a, vraiment, de sinistres!... Est-ce une menace?... Est-ce une promesse?...
Aujourd'hui, Joseph a repris ses habitudes de silence... On dirait que rien ne s'est passé, hier soir, entre nous... Il va, il vient, il travaille... il mange... il lit son journal... comme tous les jours... Je le regarde, et je voudrais le détester... je voudrais que sa laideur m'apparût telle, qu'un immense dégoût me séparât de lui à jamais... Eh bien, non... Ah! comme c'est drôle!... Cet homme me donne des frissons... et je n'ai pas de dégoût.. Et c'est une chose effrayante que je n'aie pas de dégoût, puisque c'est lui qui a tué, qui a violé la petite Claire dans le bois!...
X
3 novembre.
Rien ne me fait plaisir comme de retrouver dans les journaux le nom d'une personne chez qui j'ai servi. Ce plaisir, je l'ai éprouvé, ce matin, plus vif que jamais, en apprenant par le Petit Journal que Victor Charrigaud venait de publier un nouveau livre qui a beaucoup de succès et dont tout le monde parle avec admiration... Ce livre s'intitule: De cinq à sept, et il fait scandale, dans le bon sens. C'est, dit l'article, une suite d'études mondaines, brillantes et cinglantes qui, sous leur légèreté, cachent une philosophie profonde... Oui, compte là-dessus!... En même temps que de son talent, on loue fort Victor Charrigaud de son élégance, de ses relations distinguées, de son salon... Ah! parlons-en de son salon... Durant huit mois, j'ai été femme de chambre chez les Charrigaud, et je crois bien que je n'ai jamais rencontré de pareils mufles... Dieu sait pourtant!
Tout le monde connaît de nom Victor Charrigaud. Il a déjà publié une suite de livres à tapage. Leurs Jarretelles, Comment elles dorment, Les Bigoudis sentimentaux, Colibris et Perroquets, sont parmi les plus célèbres. C'est un homme d'infiniment d'esprit, un écrivain d'infiniment de talent et dont le malheur a été que le succès lui arrivât trop vite, avec la fortune. Ses débuts donnèrent les plus grandes espérances. Chacun était frappé de ses fortes qualités d'observation, de ses dons puissants de satire, de son implacable et juste ironie qui pénétrait si avant dans le ridicule humain. Un esprit averti et libre, pour qui les conventions mondaines n'étaient que mensonge et servilité, une âme généreuse et clairvoyante qui, au lieu de se courber sous l'humiliant niveau du préjugé, dirigeait bravement ses impulsions vers un idéal social, élevé et pur. Du moins, c'est ainsi que me parla de Victor Charrigaud un peintre de ses amis qui était toqué de moi, que j'allais voir quelquefois, et de qui je tiens les jugements qui précèdent et les détails qui vont suivre sur la littérature et la vie de cet homme illustre.
Parmi les ridicules si durement flagellés par lui, Charrigaud avait surtout choisi le ridicule du snobisme. En sa conversation verveuse et nourrie de faits, plus encore que dans ses livres, il en notait le caractère de lâcheté morale, de dessèchement intellectuel, avec une âpre précision dans le pittoresque, une large et rude philosophie et des mots aigus, profonds, terribles qui recueillis par les uns, colportés par les autres, se répétaient aux quatre coins de Paris et devenaient, en quelque sorte, classiques tout de suite... On pourrait faire toute une étonnante psychologie du snobisme avec les impressions, les traits, les profils serrés, les silhouettes étrangement dessinées et vivantes que son originalité renouvelait et prodiguait, sans jamais se lasser... Il semble donc que si quelqu'un devait échapper à cette sorte d'influenza morale qui sévit si fort dans les salons, ce fût Victor Charrigaud, mieux que tout autre préservé de la contagion par cet admirable antiseptique: l'ironie... Mais l'homme n'est que surprise, contradiction, incohérence et folie...
A peine eut-il senti passer les premières caresses du succès, que le snob qui était en lui—et c'est pour cela qu'il le peignait avec une telle force d'expression—se révéla, explosa, pourrait-on dire, comme un engin qui vient de recevoir la secousse électrique... Il commença par lâcher ses amis devenus encombrants ou compromettants, ne gardant que ceux qui, les uns par leur talent accepté, les autres, par leur situation dans la presse, pouvaient lui être utiles et entretenir de leurs persistantes réclames sa jeune renommée. En même temps, il fit de la toilette et de la mode une de ses préoccupations les plus acharnées.
On le vit avec des redingotes d'un philippisme audacieux, des cols et des cravates d'un 1830 exagéré, des gilets de velours d'un galbe irrésistible, des bijoux affichants, et il sortit d'étuis en métal, incrustés de pierres trop précieuses, des cigarettes somptueusement roulées dans des papiers d'or... Mais, lourd de membres, gauche de gestes, avec des emmanchements épais et des articulations canailles, il conservait, malgré tout, l'allure massive des paysans d'Auvergne, ses compatriotes. Trop neuf dans une trop soudaine élégance où il se sentait dépaysé, il avait beau s'étudier et étudier les plus parfaits modèles du chic parisien, il ne parvenait pas à acquérir cette aisance, cette ligne souple, fine et droite qu'il enviait—avec quelle violente haine—aux jeunes élégants des clubs, des courses, des théâtres et des restaurants. Il s'étonna, car, après tout, il n'avait que des fournisseurs de choix, les plus illustres tailleurs, de mémorables chemisiers, et quels bottiers... quels bottiers!... En s'examinant dans la glace, il s'injuriait avec désespoir.
—J'ai beau sur mes habits multiplier velours, moires et satins, j'ai toujours l'air d'un mufle. Il y a là quelque chose qui n'est pas naturel.
Quant à Mme Charrigaud, jusque-là simple et mise avec un goût discret, elle arbora, elle aussi, des toilettes éclatantes, fracassantes, des cheveux trop rouges, des bijoux trop gros, des soies trop riches, des airs de reine de lavoir, des majestés d'impératrice de mardi-gras... On s'en moquait beaucoup, et parfois cruellement. Les camarades, à la fois humiliés et réjouis de tant de luxe et de mauvais goût, se vengeaient en disant plaisamment de ce pauvre Victor Charrigaud:
—Vraiment, il n'a pas de chance pour un ironiste...
Grâce à d'heureuses démarches, d'incessantes diplomaties et de plus incessantes platitudes, ils furent reçus dans ce qu'ils appelaient, eux aussi, le vrai monde, chez des banquiers israélites, des ducs du Vénézuéla, des archiducs en état de vagabondage, et chez de très vieilles dames, folles de littérature, de proxénétisme et d'académie... Ils ne pensèrent plus qu'à cultiver et à développer ces relations nouvelles, à en conquérir d'autres plus enviables et plus difficiles, d'autres, d'autres et toujours d'autres...
Un jour, pour se dégager d'une invitation qu'il avait maladroitement acceptée chez un ami sans éclat, mais qu'il tenait encore à ménager, Charrigaud lui écrivit la lettre suivante:
«Mon cher vieux, nous sommes désolés. Excuse-nous de te manquer de parole, pour lundi. Mais nous venons de recevoir, précisément pour ce jour-là, une invitation à dîner chez les Rothschild... C'est la première... Tu comprends que nous ne pouvons pas la refuser. Ce serait un désastre... Heureusement, je connais ton coeur. Loin de nous en vouloir, je suis sûr que tu partageras notre joie et notre fierté.»
Un autre jour, il racontait l'achat qu'il venait de faire d'une villa à Deauville:
—Je ne sais, en vérité, pour qui ils nous prenaient ces gens-là... Ils nous prenaient sans doute pour des journalistes, pour des bohèmes... Mais je leur ai fait voir que j'avais un notaire...
Peu à peu, il élimina tout ce qui lui restait des amis de sa jeunesse, ces amis dont la seule présence chez lui était un constant et désobligeant rappel au passé, et l'aveu de cette tare, de cette infériorité sociale: la littérature et le travail. Et il s'ingénia aussi à éteindre les flammes qui, parfois, s'allumaient en son cerveau, à étouffer définitivement dans le respect ce maudit esprit dont il s'effrayait de sentir, à de certains jours, les brusques reviviscences et qu'il croyait mort à jamais. Puis il ne lui suffit plus d'être reçu chez les autres, il voulut à son tour recevoir les autres chez lui... L'inauguration d'un petit hôtel qu'il venait d'acheter, dans Auteuil, pouvait être le prétexte d'un dîner.
J'arrivai dans la maison au moment où les Charrigaud avaient résolu qu'ils donneraient, enfin, ce dîner... Non pas un de ces dîners intimes, gais et sans pose, comme ils en avaient l'habitude et qui, durant quelques années, avaient fait leur maison si charmante, mais un dîner vraiment élégant, vraiment solennel, un dîner guindé et glacé, un dîner select où seraient cérémonieusement priées, avec quelques correctes célébrités de la littérature et de l'art, quelques personnalités mondaines, pas trop difficiles, pas trop régulières non plus, mais suffisamment décoratives pour qu'un peu de leur éclat rejaillît sur eux...
—Car le difficile, disait Victor Charrigaud, ce n'est pas de dîner en ville, c'est de donner à dîner, chez soi...
Après avoir longuement réfléchi à ce projet, Victor Charrigaud proposa:
—Eh bien, voilà!... Je crois que nous ne pouvons avoir tout d'abord que des femmes divorcées... avec leurs amants. Il faut bien commencer par quelque chose. Il y en a de fort sortables et que les journaux les plus catholiques citent avec admiration... Plus tard, quand nos relations seront devenues plus choisies et plus étendues, eh bien, nous les sèmerons les divorcées...
—C'est juste... approuva Mme Charrigaud. Pour le moment, l'important est d'avoir ce qu'il y a de mieux dans le divorce. Enfin, on a beau dire, le divorce, c'est une situation.
—Il a au moins ce mérite qu'il supprime l'adultère, ricana Charrigaud... L'adultère, c'est si vieux jeu... Il n'y a plus que l'ami Bourget pour croire à l'adultère—l'adultère chrétien—et aux meubles anglais...
A quoi Mme Charrigaud répliqua sur un ton d'agacement nerveux:
—Que tu es assommant, avec tes mots d'esprit et tes méchancetés... Tu verras... tu verras que nous ne pourrons jamais, à cause de cela, nous faire un salon comme il faut.
Et elle ajouta:
—Si tu veux devenir vraiment un homme du monde, apprends d'abord à être un imbécile ou à te taire...
On fit, défit et refit une liste d'invités qui, après de laborieuses combinaisons, se trouva arrêtée comme suit:
La comtesse Fergus, divorcée, et son ami, l'économiste et député, Joseph Brigard.
La baronne Henri Gogsthein, divorcée, et son ami, le poète Théo Crampp...
La baronne Otto Butzinghen et son ami, le vicomte Lahyrais, clubman, sportsman, joueur et tricheur.
Mme de Rambure, divorcée, et son amie, Mme Tiercelet, en instance de divorce.
Sir Harry Kimberly, musicien symboliste, fervent pédéraste, et son jeune ami, Lucien Sartorys, beau comme une femme, souple comme un gant de peau de Suède, mince et blond comme un cigare.
Les deux académiciens Joseph Dupont de la Brie, numismate obscène, et Isidore Durand de la Marne, mémorialiste galant dans l'intimité et sinologue sévère à l'Institut...
Le portraitiste Jacques Rigaud.
Le romancier psychologue Maurice Fernancourt.
Le chroniqueur mondain Poult d'Essoy.
Les invitations furent lancées et, grâce à d'actives entremises, acceptées, toutes...
Seule, la comtesse Fergus hésita:
—Les Charrigaud? dit-elle. Est-ce vraiment une maison convenable?... Lui, n'a-t-il pas fait tous les métiers à Montmartre, autrefois?... Ne raconte-t-on pas qu'il vendait des photographies obscènes, pour lesquelles il avait posé, avec des avantages en plâtre?... Et elle, ne courait-il pas de fâcheuses histoires sur son compte?... N'a-t-elle pas eu des aventures assez vulgaires avant son mariage? Ne dit-on point qu'elle a été modèle... qu'elle a posé l'ensemble? Quelle horreur! Une femme qui se mettait toute nue devant des hommes... qui n'étaient même pas ses amants?...
Finalement, elle accepta l'invitation quand on lui eut affirmé que Mme Charrigaud n'avait posé que la tête, que Charrigaud, très vindicatif, serait bien capable de la déshonorer dans un de ses livres, et que Kimberly viendrait à ce dîner... Oh! du moment que Kimberly avait promis de venir... Kimberly, un si parfait gentleman, et si délicat, et si charmant, tellement charmant!...
Les Charrigaud furent mis au courant de ces négociations et de ces scrupules. Loin de s'en formaliser, ils se félicitèrent qu'on eût mené à bien les unes et vaincu les autres. Il ne s'agissait plus maintenant que de se surveiller et, comme disait Mme Charrigaud, de se comporter en véritables gens du monde... Ce dîner, si merveilleusement préparé et combiné, si habilement négocié, c'était vraiment leur première manifestation dans le nouvel avatar de leur destinée élégante, de leurs ambitions mondaines... Il fallait donc que ce fût épatant...
Huit jours avant, tout était sens dessus dessous dans la maison. Il fallut, en quelque sorte, remettre à neuf l'appartement et que rien n'y «clochât». On essaya des combinaisons de lumière et des décorations de table, afin de ne pas être embarrassé au dernier moment. A ce propos, M. et Mme Charrigaud se querellèrent comme des portefaix, car ils n'avaient pas les mêmes idées, et leur esthétique différait sur tous les points... elle inclinant à des arrangements sentimentaux, lui voulant que ce fût sévère et «artiste»...
—C'est idiot... criait Charrigaud... Ils croiront être chez une grisette... Ah! ce qu'ils vont se payer nos têtes!...
—Je te conseille de parler, répliquait Mme Charrigaud, arrivée au paroxysme de la nervosité... Tu es bien resté le même qu'autrefois, un sale voyou de brasserie... Et puis, j'en ai assez... j'en ai plein le dos...
—Eh bien, c'est ça... divorçons, mon petit loup, divorçons... Au moins, de cette façon, nous compléterons la série et nous ne ferons pas tache parmi nos invités.
On s'aperçut aussi que l'argenterie manquerait, qu'il manquerait de la vaisselle et des cristaux. Ils durent en louer, et louer des chaises également, car ils n'en avaient que quinze; encore étaient-elles dépareillées... Enfin, le menu fut commandé à l'un des grands restaurateurs du boulevard.
—Que ce soit ultra-chic, recommanda Mme Charrigaud, et qu'on ne reconnaisse rien de ce que l'on servira. Des émincés de crevettes, des côtelettes de foie gras, des gibiers comme des jambons, des jambons comme des gâteaux, des truffes en mousses, et des purées en branches... des cerises carrées et des pêches en spirale... Enfin tout ce qu'il y a de plus chic...
—Soyez tranquille, affirma le restaurateur. Je sais si bien déguiser les choses que je mets au défi quiconque de savoir ce qu'il mange... C'est une spécialité de la maison...
Enfin, le grand jour arriva.
Monsieur se leva de bonne heure, inquiet, nerveux, agité. Madame qui n'avait pu dormir de toute la nuit, fatiguée par les courses de la veille, par les préparatifs de toute sorte, ne tint pas en place. Cinq ou six fois, le front plissé, haletante, trépidante et si lasse qu'elle avait, disait-elle, le ventre dans les talons, elle passa la dernière revue de l'hôtel, dérangea et remit sans raison des bibelots et des meubles, alla d'une pièce dans l'autre, sans savoir pourquoi et comme si elle eût été folle. Elle tremblait que les cuisiniers ne vinssent pas, que le fleuriste manquât de parole et que les invités ne fussent point placés à table selon la stricte étiquette. Monsieur la suivait partout, vêtu seulement d'un caleçon de soie rose, approuvant ci, critiquant là.
—J'y repense... disait-il... Quelle drôle d'idée tu as eue de commander des centaurées pour la décoration de la table... Je t'assure que le bleu en devient noir à la lumière. Et puis, les centaurées, après tout, ça n'est que de simples bleuets... Nous aurons l'air d'aller cueillir des bleuets dans les blés...
—Oh! des bleuets!... Que tu es agaçant!
—Mais oui, des bleuets... Et les bleuets... Kimberly l'a fort bien dit l'autre soir, chez les Rothschild... ça n'est pas une fleur du monde... Pourquoi pas aussi des coquelicots?...
—Laisse-moi tranquille... répondait Madame... Tu me fais perdre la tête, avec toutes tes observations stupides. C'est bien le moment, vrai!
Et Monsieur s'obstinait:
—Bon... bon... tu verras... tu verras... Pourvu, mon Dieu! que tout se passe à peu près bien, sans trop d'accidents... sans trop d'accrocs... Je ne savais pas que d'être des gens du monde, cela fût une chose si difficile, si fatigante et si compliquée... Peut-être aurions-nous dû rester de simples voyous?...
Et Madame grinçait:
—Parbleu! je vois bien que cela ne te changera pas... Tu ne fais guère honneur à une femme...
Comme ils me trouvaient jolie et fort élégante à voir, mes maîtres m'avaient distribué aussi un rôle important dans cette comédie... Je devais d'abord présider le vestiaire et, ensuite, aider ou plutôt surveiller les quatre maîtres d'hôtel, quatre grands lascars, à favoris immenses, choisis dans plusieurs bureaux de placement, pour servir cet extraordinaire dîner.
D'abord, tout alla bien... Il y eut cependant une alerte. A neuf heures moins un quart, la comtesse Fergus n'était pas encore arrivée. Si elle avait changé d'idée et résolu, au dernier moment, de ne pas venir? Quelle humiliation!... Quel désastre!... Les Charrigaud faisaient des têtes consternées. Joseph Brigard les rassura. C'était le jour où la comtesse présidait son oeuvre admirable des «Bouts de cigares pour les armées de terre et de mer». Les séances, parfois, finissaient très tard...
—Quelle femme charmante!... s'extasiait Mme Charrigaud, comme si cet éloge eût le pouvoir magique d'accélérer la venue de «cette sale comtesse» que, dans le fond de son âme, elle maudissait.
—Et quel cerveau!... surenchérissait Charrigaud, en proie au même sentiment... L'autre jour, chez les Rothschild, j'ai eu cette sensation qu'il fallait remonter au siècle dernier pour retrouver une si parfaite grâce, et une telle supériorité...
—Et encore! surabondait Joseph Brigard... Voyez-vous, mon cher monsieur Charrigaud, dans les sociétés égalitaires et démocratiques...
Il allait débiter un de ces discours mi-galants, mi-sociologiques qu'il aimait à colporter de salon en salon, lorsque la comtesse Fergus entra, imposante, majestueuse, dans une toilette noire brodée de jais et d'acier qui faisait valoir la blancheur grasse et la molle beauté de ses épaules. Et ce fut dans un murmure, dans un chuchotement d'admiration que l'on gagna cérémonieusement la salle à manger...
Le commencement du dîner fut assez froid. Malgré son succès, peut-être même à cause de son succès, la comtesse Fergus se montra un peu hautaine, du moins trop réservée. Il semblait qu'elle affectât d'avoir condescendu jusqu'à honorer de sa présence l'humble maison de «ces petites gens». Charrigaud crut remarquer qu'elle examinait avec une moue discrètement, mais visiblement méprisante, l'argenterie louée, la décoration de la table, la toilette verte de Mme Charrigaud, les quatre maîtres d'hôtel, dont les favoris trop longs trempaient dans les plats. Il en conçut de vagues terreurs et des doutes angoissants sur la bonne tenue de sa table et de sa femme. Ce fut une minute horrible!...
Après quelques répliques banales et pénibles, échangées à propos de futiles actualités, la conversation se généralisa, peu à peu, et, finalement, s'établit sur ce que doit être la correction dans la vie mondaine.
Tous ces pauvres diables et diablesses, tous ces pauvres bougres et bougresses, oubliant leurs propres irrégularités sociales, se montrèrent d'une sévérité étrangement implacable envers les personnes chez qui il était permis de soupçonner, non pas même des tares ou des taches, mais seulement un manquement ancien à la soumission, au respect des lois mondaines, les seules qui doivent être obéies. Vivant, en quelque sorte, hors leur idéal social, rejetés, pour ainsi dire, en marge de cette existence dont ils honoraient, comme une religion, la correction et la régularité perdues, ils s'imaginaient, sans doute y rentrer en en chassant les autres. Le comique de cela était vraiment intense et savoureux. De l'univers ils firent deux grandes parts: d'un côté, ce qui est régulier; de l'autre, ce qui ne l'est pas; ici, les gens que l'on peut recevoir; là, les gens que l'on ne peut pas recevoir... Et ces deux grandes parts devinrent bientôt des morceaux et les morceaux de menues tranches, lesquelles se subdivisèrent à l'infini. Il y avait ceux chez qui l'on peut dîner, et aussi chez qui l'on peut aller, seulement, en soirée... Ceux chez qui l'on ne peut dîner et où l'on peut aller en soirée. Ceux que l'on peut recevoir à sa table et ceux à qui l'on ne permet—et encore dans de certaines circonstances, parfaitement déterminées—que l'entrée de son salon... Il y avait aussi ceux chez qui l'on ne peut dîner et qu'on ne doit pas recevoir chez soi, et ceux que l'on peut recevoir chez soi et chez qui l'on ne peut dîner... ceux que l'on peut recevoir à déjeuner et jamais à dîner; et ceux chez qui l'on peut dîner à la campagne, et jamais à Paris, etc. Tout cela appuyé d'exemples démonstratifs et péremptoires, illustré de noms connus...
—La nuance... disait le vicomte Lahyrais, sportsman, clubman, joueur et tricheur... Tout est là... C'est par la stricte observance de la nuance qu'un homme est vraiment du monde ou qu'il n'en est pas...
Jamais, je crois, je n'ai entendu des choses si tristes. En les écoutant, j'avais véritablement pitié de ces malheureux.
Charrigaud ne mangeait point, ne buvait point, ne disait rien. Bien qu'il ne fût guère à la conversation, il en sentait, tout de même, comme un poids sur son crâne, la sottise énorme et sinistre. Impatient, fiévreux, très pâle, il surveillait le service, cherchait à surprendre, sur le visage de ses invités, des impressions favorables ou ironiques, et, machinalement, avec des mouvements de plus en plus accélérés, il roulait, malgré les avertissements de sa femme, de grosses boulettes de mie de pain entre ses doigts. Aux questions qu'on lui adressait, il répondait d'une voix effarée, distraite, lointaine:
—Certainement... certainement... certainement...
En face de lui, très raide dans sa robe verte, où rutilaient des perles d'acier vert, d'un éclat phosphorique, une aigrette de plumes rouges dans les cheveux, Mme Charrigaud se penchait à droite, se penchait à gauche, et souriait, sans jamais une parole, d'un sourire si éternellement immobile qu'il semblait peint sur ses lèvres.
—Quelle grue! se disait Charrigaud... quelle femme stupide et ridicule!... Et quelle toilette de chienlit! A cause d'elle, demain, nous serons la risée de tout Paris...
Et, de son côté, Mme Charrigaud, sous l'immobilité de son sourire, songeait:
—Quel idiot, ce Victor!... En a-t-il une mauvaise tenue!... Et on nous arrangera, demain, avec ses boulettes...
La discussion mondaine épuisée, on en vint, après une courte digression sur l'amour, à parler bibelots anciens. C'est là où triomphait toujours le jeune Lucien Sartorys, qui en possédait d'admirables. Il avait la réputation d'être un collectionneur très habile, très heureux. Ses vitrines étaient célèbres.
—Mais où trouvez-vous toutes ces merveilles?... demanda Mme de Rambure...
—A Versailles... répondit Sartorys, chez de poétiques douairières et de sentimentales chanoinesses. On n'imagine pas ce qu'il y a de trésors cachés chez ces vieilles dames.
Mme de Rambure insista:
—Pour les décider à vous les vendre, que leur faites-vous donc?
Cynique et joli, cambrant son buste mince, il répliqua, avec le visible désir d'étonner:
—Je leur fais la cour... et, ensuite, je me livre sur elles à des pratiques anti-naturelles.
On se récria sur l'audace du propos, mais comme on pardonnait tout à Sartorys, chacun prit le parti d'en rire.
—Qu'appelez-vous des pratiques anti-naturelles?... interrogea, sur un ton dont l'ironie s'aggravait d'une intention polissonne, un peu lourde, la baronne Gogsthein, qui se plaisait aux situations scabreuses.
Mais, sur un regard de Kimberly, Lucien Sartorys s'était tu... Ce fut Maurice Fernancourt qui, se penchant sur la baronne, dit gravement:
—Cela dépend de quel côté Sartorys place la nature...
Toutes les figures s'éclairèrent d'une gaieté nouvelle... Enhardie par ce succès, Mme Charrigaud, interpellant directement Sartorys qui protestait avec des gestes charmants, s'écria d'une voix forte:
—Alors, c'est vrai?... Vous en êtes donc?
Ces paroles firent l'effet d'une douche glacée. La comtesse Fergus agita vivement son éventail... Chacun se regarda avec des airs gênés, scandalisés où perçaient, néanmoins, d'irrésistibles envies de rire. Les deux poings sur la table, les lèvres serrées, plus pâle avec une sueur au front, Charrigaud roulait avec fureur des boulettes de mie de pain et des yeux comiquement hagards... Je ne sais ce qui fût arrivé, si Kimberly, profitant de ce moment difficile et de ce dangereux silence, n'avait raconté son dernier voyage à Londres...
—Oui, dit-il, j'ai passé à Londres huit jours enivrants, et j'ai assisté, mesdames, à une chose unique... un dîner rituel que le grand poète John-Giotto Farfadetti offrait à quelques amis, pour célébrer ses fiançailles avec la femme de son cher Frédéric-Ossian Pinggleton.
—Que ce dut être exquis!... minauda la comtesse Fergus.
—Vous n'imaginez pas... répondit Kimberly, dont le regard, les gestes, et même l'orchidée qui fleurissait la boutonnière de son habit, exprimèrent la plus ardente extase.
Et il continua:
—Figurez-vous, ma chère amie, dans une grande salle que décorent sur les murs bleus, à peine bleus, des paons blancs et des paons d'or... figurez-vous une table de jade, d'un ovale inconcevable et délicieux... Sur la table, quelques coupes où s'harmonisent des bonbons jaunes et des bonbons mauves, et au milieu une vasque de cristal rose, remplie de confitures canaques... et rien de plus... A tour de rôle, drapés en de longues robes blanches, nous passions lentement devant la table, et nous prenions, à la pointe de nos couteaux d'or, un peu de ces confitures mystérieuses, que nous portions ensuite à nos lèvres... et rien de plus...
—Oh! je trouve cela émouvant, soupira la comtesse... tellement émouvant!
—Vous n'imaginez pas... Mais le plus émouvant... ce qui, véritablement, transforma cette émotion en un déchirement douloureux de nos âmes, ce fut lorsque Frédéric-Ossian Pinggleton chanta le poème des fiançailles de sa femme et de son ami... Je ne sais rien de plus tragiquement, de plus surhumainement beau...
—Oh! je vous en prie... supplia la comtesse Fergus... redites-nous ce prodigieux poème, Kimberly.
—Le poème, hélas! je ne le puis... Je ne saurais que vous en donner l'essence...
—C'est cela... c'est cela... l'essence.
Malgré ses moeurs où elles n'avaient rien à voir et rien à faire, Kimberly enthousiasmait follement les femmes, car il avait la spécialité des subtils récits de péché et des sensations extraordinaires... Tout à coup, un frémissement courut autour de la table, et les fleurs elles-mêmes, et les bijoux sur les chairs, et les cristaux sur la nappe prirent des attitudes en harmonie avec l'état des âmes. Charrigaud sentait sa raison fuir. Il crut qu'il était tombé subitement dans une maison de fous. Pourtant, à force de volonté, il put encore sourire et dire:
—Mais certainement... certainement...
Les maîtres d'hôtel achevaient de passer quelque chose qui ressemblait à un jambon et d'où s'échappaient, dans un flot de crème jaune, des cerises, pareilles à des larves rouges... Quant à la comtesse Fergus, à demi pâmée, elle était déjà partie pour les régions extra-terrestres...
Kimberly commença:
—Frédéric-Ossian Pinggleton et son ami John-Giotto Farfadetti achevaient dans l'atelier commun la tâche quotidienne. L'un était le grand peintre, l'autre le grand poète; le premier court et replet; le second maigre et long; tous les deux également vêtus de robes de bure, également coiffés de bonnets florentins, tous les deux également neurasthéniques, car ils avaient, dans des corps différents, des âmes pareilles et des esprits lilialement jumeaux. John-Giotto Farfadetti chantait en ses vers les merveilleux symboles que son ami Frédéric-Ossian Pinggleton peignait sur ses toiles, si bien que la gloire du poète était inséparable de celle du peintre et qu'on avait fini par confondre leurs deux oeuvres et leurs deux immortels génies dans une même adoration.
Kimberly prit un temps... Le silence était religieux... quelque chose de sacré planait au-dessus de la table. Il poursuivit:
—Le jour baissait. Un crépuscule très doux enveloppait l'atelier d'une pâleur d'ombre fluide et lunaire... A peine si l'on distinguait encore, sur les murs mauves, les longues, les souples, les ondulantes algues d'or qui semblaient remuer, sous la vibration d'on ne savait quelle eau magique et profonde... John-Giotto Farfadetti referma l'espèce d'antiphonaire sur le vélin duquel, avec un roseau de Perse, il écrivait, il burinait plutôt ses éternels poèmes; Frédéric-Ossian Pinggleton retourna contre une draperie son chevalet en forme de lyre, posa sur un meuble fragile sa palette en forme de harpe, et, tous les deux, en face l'un de l'autre, ils s'étendirent, avec des poses augustes et fatiguées, sur une triple rangée de coussins, couleur de fucus, au fond de la mer...
—Hum!... fit Mme Tiercelet dans une petite toux avertisseuse.
—Non, pas du tout... rassura Kimberly... ce n'est pas ce que vous pensez...
Et il continua:
—Au centre de l'atelier, d'un bassin de marbre où baignaient des pétales de rose, un parfum violent montait. Et sur une petite table, des narcisses à très longues tiges mouraient, comme des âmes, dans un vase étroit dont le col s'ouvrait en calice de lys étrangement verts et pervers...
—Inoubliable!... frissonna la comtesse d'une voix si basse qu'on l'entendit à peine.
Et Kimberly, sans s'arrêter, narrait toujours:
—Au dehors, la rue se faisait plus silencieuse, parce que déserte. De la Tamise venaient, assourdies par la distance, les voies éperdues des sirènes, les voix haletantes des chaudières marines. C'était l'heure où les deux amis, en proie au songe, se taisaient ineffablement...
—Oh! je les vois si bien!... admira Mme Tiercelet...
—Et cet «ineffablement», comme il est évocateur... applaudit la comtesse Fergus... et tellement pur!
Kimberly profita de ces interruptions flatteuses pour avaler une gorgée de champagne... puis, sentant autour de lui plus d'attention passionnée, il répéta:
—Se taisaient ineffablement... Mais ce soir-là John-Giotto Farfadetti murmura: «J'ai dans le coeur une fleur empoisonnée...» A quoi Frédéric-Ossian Pinggleton répondit: «Ce soir, un oiseau triste a chanté dans mon coeur»... L'atelier parut s'émouvoir de cet insolite colloque. Sur le mur mauve qui, de plus en plus, se décolorait, les algues d'or s'éployèrent, on eût dit, se rétrécirent, s'éployèrent, se rétrécirent encore, selon des rythmes nouveaux d'une ondulation inhabituelle, car il est certain que l'âme des hommes communique à l'âme des choses ses troubles, ses passions, ses ferveurs, ses péchés, sa vie...
—Comme c'est vrai!...
Ce cri sorti de plusieurs bouches n'empêcha point Kimberly de poursuivre un récit qui, désormais, allait se dérouler dans l'émotion silencieuse des auditeurs. Sa voix devint, seulement, plus mystérieuse.
—Cette minute de silence fut poignante et tragique: «O mon ami, supplia John-Giotto Farfadetti, toi qui m'as tout donné... toi de qui l'âme est si merveilleusement jumelle de la mienne, il faut que tu me donnes quelque chose de toi que je n'ai pas eu encore et dont je meurs de ne l'avoir point...»—«Est-ce donc ma vie que tu demandes? interrogea le peintre... Elle est à toi... tu peux la prendre...»—«Non, ce n'est pas ta vie... c'est plus que ta vie... ta femme!»—«Botticellina!... cria le poète.»—«Oui, Botticellina... Botticellinetta... la chair de ta chair... l'âme de ton âme... le rêve de ton rêve... le sommeil magique de tes douleurs!...»—«Botticellina!... Hélas!... hélas!... Cela devait arriver... Tu t'es noyé en elle... elle s'est noyée en toi, comme dans un lac sans fond, sous la lune... Hélas! hélas!... Cela devait arriver...» Deux larmes, phosphorescentes dans la pénombre, coulèrent des yeux du peintre... Le poète répondit:
«Écoute-moi, ô mon ami!... J'aime Botticellina... et Botticellina m'aime... et nous mourons tous les deux de nous aimer et de ne pas oser nous le dire, et de ne pas oser nous joindre... Nous sommes, elle et moi, deux tronçons anciennement séparés d'un même être vivant qui, depuis deux mille ans peut-être, se cherchent, s'appellent et se retrouvent enfin, aujourd'hui... O mon cher Pinggleton, la vie inconnue a de ces fatalités étranges, terribles, et délicieuses... Fut-il jamais un plus splendide poème que celui que nous vivons ce soir?» Mais le peintre répétait toujours, d'une voix de plus en plus douloureuse, ce cri: «Botticellina!... Botticellina!...» Il se leva de la triple rangée de coussins sur laquelle il était étendu, et marcha dans l'atelier, fiévreusement... Après quelques minutes d'anxieuse agitation, il dit: «Botticellina était Mienne... Faudra-t-il donc qu'elle soit, désormais, Tienne?»—Elle sera Nôtre! répliqua le poète, impérieusement... Car Dieu t'a élu pour être le point de suture de cette âme étronçonnée qui est Elle et qui est moi!... Sinon, Botticellina possède la perle magique qui dissipe les songes... moi, le poignard qui délivre des chaînes corporelles... Si tu refuses, nous nous aimerons dans la mort»... Et il ajouta d'un ton profond qui résonna dans l'atelier comme une voix de l'abîme: «Ce serait plus beau encore, peut-être.»—«Non, s'écria le peintre, vous vivrez... Botticellina sera Tienne, comme elle fut Mienne... Je me déchirerai la chair par lambeaux, je m'arracherai le coeur de la poitrine... je briserai contre les murs mon crâne... Mais mon ami sera heureux... Je puis souffrir... La souffrance est une volupté aussi!»—«Et la plus puissante, la plus amère, la plus farouche de toutes les voluptés! s'extasia John-Giotto Farfadetti... J'envie ton sort, va!... Quant à moi, je crois bien que je mourrai ou de la joie de mon amour, ou de la douleur de mon ami... L'heure est venue... Adieu!»... Il se dressa, tel un archange... A ce moment, la draperie s'agita, s'ouvrit et se referma sur une illuminante apparition... C'était Botticellina, drapée dans une robe flottante, couleur de lune... Ses cheveux épars brillaient tout autour d'elle comme des gerbes de feu... Elle tenait à la main une clé d'or... Et l'extase était sur ses lèvres, et le ciel de la nuit dans ses yeux... John-Giotto se précipita et disparut derrière la draperie... Alors, Frédéric-Ossian Pinggleton se recoucha sur la triple rangée de coussins, couleur de fucus, au fond de la mer... Et, tandis qu'il s'enfonçait les ongles dans la chair, que le sang ruisselait de lui comme d'une fontaine, les algues d'or frémirent doucement, à peine visibles, sur le mur qui, peu à peu, s'enduisait de ténèbres... Et la palette en forme de harpe, et le chevalet en forme de lyre résonnèrent longtemps, en chants nuptiaux...
Kimberly se tut quelques instants... puis, durant que l'émotion, autour de la table, étranglait les gorges et serrait les coeurs:
—Voici pourquoi, acheva-t-il, j'ai trempé la pointe de mon couteau d'or dans les confitures que préparèrent les vierges canaques, en l'honneur de fiançailles telles que notre siècle, ignorant de la beauté, n'en connut jamais de si magnifiques.
Le dîner était terminé... On se leva de table dans un silence religieux, mais tout plein de frémissements... Au salon, Kimberly fut très entouré, très félicité... Tous les regards des femmes convergeaient, rayonnaient vers sa face peinte, et lui faisaient comme un halo d'extases...
—Ah! je voudrais tellement avoir mon portrait par Frédéric-Ossian Pinggleton... s'écria fervemment Mme de Rambure... Je donnerais tout pour un tel bonheur...
—Hélas! Madame, répondit Kimberly... depuis cet événement douloureux et sublime que j'ai conté, il est arrivé que Frédéric-Ossian Pinggleton ne veut plus, si charmants qu'ils soient—peindre des visages humains... il ne peint que des âmes...
—Comme il a raison!... J'aimerais tellement être peinte, en âme!...
—De quel sexe? demanda, sur un ton légèrement sarcastique, Maurice Fernancourt, visiblement jaloux du succès de Kimberly.
Celui-ci dit simplement:
—Les âmes n'ont pas de sexe, mon cher Maurice... Elles ont...
—Du poil... aux pattes... chuchota Victor Charrigaud, très bas, de façon à n'être entendu que du romancier psychologue à qui il offrait, en ce moment, un cigare...
Et l'entraînant dans le fumoir:
—Ah! mon vieux! souffla-t-il... je voudrais pouvoir crier des ordures... à pleins poumons, devant tous ces gens-là... J'en ai assez de leurs âmes, de leurs amours verts et pervers, de leurs confitures magiques... Oui, oui... dire des grossièretés, se barbouiller de bonne boue bien fétide et bien noire, pendant un quart d'heure, ah! comme ce serait exquis... et reposant... Et comme, cela me soulagerait de tous ces lys nauséeux qu'ils m'ont mis dans le coeur!... Et toi?...
Mais la secousse avait été trop forte et l'impression restait du récit de Kimberly... On ne pouvait plus s'intéresser aux choses vulgaires, terrestres... aux discussions mondaines, esthétiques, passionnelles... Le vicomte Lahyrais lui-même, clubman, sportsman, joueur et tricheur, sentait qu'il lui poussait partout des ailes. Chacun avait besoin de recueillement, de solitude, de prolonger le rêve ou de le réaliser... En dépit des efforts de Kimberly qui allait de l'une à l'autre, demandant: «Avez-vous bu du lait de martre zibeline?... ah! buvez du lait de martre zibeline... c'est tellement ravissant!» la conversation ne put être reprise... si bien que l'un après l'autre, les invités s'excusèrent, s'esquivèrent. A onze heures, tout le monde était parti.
Quand ils se retrouvèrent, en face l'un de l'autre, seuls, Monsieur et Madame se regardèrent longtemps, fixement, hostilement, avant d'échanger leurs impressions.
—Pour un joli ratage, tu sais... c'est un joli ratage... exprima Monsieur.
—C'est de ta faute... reprocha aigrement Madame...
—Ah! elle est bonne celle-là...
—Oui, de ta faute... Tu ne t'es occupé de rien... tu n'as fait que rouler de sales boulettes de pain, entre tes gros doigts. On ne pouvait pas te tirer une parole... Ce que tu étais ridicule!... C'est honteux...
—Eh bien, je te conseille de parler... riposta Monsieur... Et ta toilette verte... et tes sourires... et tes gaffes avec Sartorys... C'est moi, peut-être?... Moi aussi, sans doute qui racontes la douleur de Pinggleton... moi qui manges des confitures canaques, moi qui peins des âmes... moi qui suis pédéraste et lilial?...
—Tu n'es même pas capable de l'être!... cria Madame, au comble de l'exaspération...
Ils s'injurièrent longtemps. Et Madame, après avoir rangé l'argenterie et les bouteilles entamées, dans le buffet, prit le parti de se retirer en sa chambre, où elle s'enferma.
Monsieur continua de rôder à travers l'hôtel dans un état d'agitation extrême... Tout d'un coup, m'ayant aperçue dans la salle à manger où je remettais un peu d'ordre, il vint à moi... et me prenant par la taille:
—Célestine, me dit-il... veux-tu être bien gentille avec moi?... Veux-tu me faire un grand, grand plaisir?
—Oui, Monsieur...
—Eh bien, mon enfant, crie-moi, en pleine figure, dix fois, vingt fois, cent fois: «Merde!»
—Ah! Monsieur!... quelle drôle d'idée!... Je n'oserai jamais...
—Ose, Célestine... ose, je t'en supplie!...
Et quand j'eus fait, au milieu de nos rires, ce qu'il me demandait:
—Ah! Célestine, tu ne sais pas le bien, tu ne sais pas la joie immense que tu me procures... Et puis, voir une femme qui ne soit pas une âme... toucher une femme qui ne soit pas un lys!... Embrasse-moi...
Si je m'attendais à celle-là, par exemple!...
Mais, le lendemain, lorsqu'ils lurent dans le Figaro un article où l'on célébrait pompeusement leur dîner, leur élégance, leur goût, leur esprit, leurs relations, ils oublièrent tout, et ne parlèrent plus que de leur grand succès. Et leur âme appareilla vers de plus illustres conquêtes et de plus somptueux snobismes.
—Quelle femme charmante que la comtesse Fergus!... dit Madame, au déjeuner, en finissant les restes.
—Et quelle âme!... appuya Monsieur...
—Et Kimberly... Crois-tu?... en voilà un causeur épatant... et si exquis de manières!...
—On a tort de le blaguer... Après tout, son vice ne regarde personne... nous n'avons rien à y voir...
—Bien sûr...
Indulgente, elle ajouta:
—Ah! s'il fallait éplucher tout le monde!
Et, toute la journée, dans la lingerie, je me suis amusée à évoquer les histoires drôles de cette maison... et la fureur de réclame qui, depuis ce jour-là, prit Madame jusqu'à se prostituer à tous les sales journalistes qui lui promettaient un article sur les livres de son mari, ou un mot sur ses toilettes et sur son salon... et la complaisance de Monsieur qui n'ignorait rien de ces turpitudes et laissait faire. Avec un cynisme admirable, il disait: «C'est toujours moins cher qu'au bureau.» Monsieur, de son côté, était tombé au plus bas degré de l'inconscience et de la vileté. Il appelait cela de la politique de salon, et de la diplomatie mondaine.
Je vais écrire à Paris pour qu'on m'envoie le nouveau volume de mon ancien maître. Mais ce qu'il doit être mouche dans le fond!
XI
10 novembre.
Maintenant, il n'est plus question de la petite Claire. Ainsi qu'on l'avait prévu, l'affaire est abandonnée. La forêt de Raillon et Joseph garderont donc leur secret, éternellement. De celle qui fut une pauvre petite créature humaine, il ne sera pas plus parlé désormais que du cadavre d'un merle, mort, sous le fourré, dans le bois. Comme si rien ne s'était passé, le père continue de casser ses cailloux sur la route, et la ville, un instant remuée, émoustillée par ce crime, reprend son aspect coutumier... un aspect plus morne encore, à cause de l'hiver. Le froid très vif claquemure davantage les gens dans leurs maisons. C'est à peine si, derrière les vitres gelées, on entrevoit leurs faces pâles et sommeillantes, et dans les rues on ne rencontre guère que des vagabonds en loques et des chiens frileux.
Madame m'a envoyée en course, chez le boucher, et j'ai pris les chiens avec moi... Pendant que je suis là, une vieille entre timidement dans la boutique et demande de la viande, «un peu de viande, pour faire un peu de bouillon, au fils qui est malade». Le boucher choisit, parmi des débris entassés dans une large bassine de cuivre, un sale morceau, moitié os, moitié graisse, et l'ayant pesé vivement:—Quinze sous... annonce-t-il.
—Quinze sous! s'exclame la vieille. Ça n'est pas Dieu possible!... Et comment voulez-vous que je fasse du bouillon avec ça?...
—A votre aise... dit le boucher, en rejetant le morceau dans la bassine... Seulement, vous savez, je vais vous envoyer votre note aujourd'hui... Si demain, elle n'est pas payée... l'huissier!...
—Donnez... se résigne alors la vieille.
Quand elle est partie:
—C'est vrai, aussi... m'explique le boucher... Si on n'avait pas les pauvres pour les bas morceaux... on ne gagnerait vraiment pas assez sur une bête... Mais ils sont exigeants maintenant, ces bougres-là!...
Et, taillant deux longues tranches de bonne viande bien rouge, il les lance aux chiens:
Les chiens de riches, parbleu!... c'est pas des pauvres...
Au Prieuré, les événements se succèdent. Du tragique ils passent au comique, car on ne peut pas toujours frissonner... Fatigué des tracasseries du capitaine et sur les conseils de Madame, Monsieur a fini par «l'appeler au juge de paix». Il lui réclame des dommages et intérêts pour le bris de ses cloches, de ses châssis, et pour la dévastation du jardin. Il paraît que la rencontre des deux ennemis dans le cabinet du juge a été quelque chose d'épique. Ils se sont engueulés comme des chiffonniers. Naturellement, le capitaine nie, avec force serments, avoir jamais lancé des pierres ou quoi que ce soit dans le jardin de Lanlaire; c'est Lanlaire qui lance des pierres dans le sien...
—Avez-vous des témoins?... Où sont vos témoins? Osez produire des témoins... hurle le capitaine.
—Les témoins? riposte Monsieur... c'est les pierres... c'est toutes les cochonneries dont vous ne cessez de couvrir ma propriété... c'est les vieux chapeaux... les vieilles pantoufles que j'y ramasse chaque jour, et que tout le monde reconnaît pour vous avoir appartenu...
—Vous mentez...
—C'est vous qui êtes une canaille... une crapule...
Mais, dans l'impossibilité où est Monsieur d'apporter des témoignages recevables et probants, le juge de paix, qui est d'ailleurs l'ami du capitaine, engage Monsieur à retirer sa plainte.
—Et du reste... permettez-moi de vous le dire... conclut le magistrat... il est bien improbable... il est tout à fait inadmissible qu'un vaillant soldat... un officier intrépide qui a gagné tous ses grades sur les champs de bataille, s'amuse à lancer des pierres et de vieux chapeaux dans votre propriété, comme un gamin...
—Parbleu!... vocifère le capitaine... Cet homme est un infâme dreyfusard... Il insulte l'armée...
—Moi?
—Oui, vous!... Ce que vous cherchez, sale juif, c'est de déshonorer l'armée... Vive l'armée!...
Ils ont failli se prendre aux cheveux et le juge a eu beaucoup de peine à les séparer... Depuis, Monsieur a installé en permanence, dans le jardin, deux témoins invisibles derrière une sorte d'abri en planches où sont percés, à hauteur d'homme, quatre trous ronds, pour les yeux. Mais le capitaine averti s'est tenu tranquille et Monsieur en est pour ses frais...
J'ai vu le capitaine deux ou trois fois, par-dessus la haie... Malgré la gelée, il ne quitte pas de la journée son jardin où il travaille à toute sorte de choses, avec acharnement. Pour l'instant, il encapuchonne ses rosiers de gros bonnets de papier huilé... Il me conte ses malheurs.... Rose souffre d'une attaque d'influenza, et dame... avec son asthme!... Bourbaki est mort... Il est mort d'une congestion pulmonaire, pour avoir bu trop de cognac... Vraiment, il n'a pas de chance... Et c'est sûrement ce bandit de Lanlaire qui lui jette un sort... Il veut en avoir raison, en débarrasser le pays, et il me soumet un plan de combat épatant...
—Voilà ce que vous devriez faire, mademoiselle Célestine... Vous devriez déposer contre Lanlaire... au parquet de Louviers... une plainte tapée pour outrages aux moeurs et attentat à la pudeur... Ça, c'est une idée...
—Mais, capitaine, jamais Monsieur n'a outragé à mes moeurs, ni attenté à ma pudeur...
—Eh bien?... qu'est-ce que ça fait?...
—Je ne peux pas...
—Comment... vous ne pouvez pas?... Rien n'est plus simple, pourtant... Déposez votre plainte et faites-nous citer, Rose et moi... Nous viendrons affirmer... certifier en justice que nous avons vu tout... tout... tout... La parole d'un soldat, en ce moment surtout, c'est quelque chose, tonnerre de Dieu!... Ce n'est pas de la... chose de chien... Et notez qu'après cela il nous sera facile de faire revivre l'affaire du viol et d'englober Lanlaire dedans... Ça c'est une idée... Pensez-y, mademoiselle Célestine... pensez-y...
Ah! j'ai beaucoup de choses, beaucoup trop de choses à quoi penser en ce moment... Joseph me presse de me décider... on ne peut pas attendre plus longtemps... Il a reçu de Cherbourg la nouvelle que la semaine prochaine doit avoir lieu la vente du petit café... Mais je suis inquiète, troublée... Je voudrais et je ne voudrais pas... Un jour cela me plaît, et, le lendemain, cela ne me plaît plus... Je crois surtout que j'ai peur... que Joseph ne veuille m'entraîner à des choses trop terribles... Je ne puis me résoudre à prendre un parti... Il ne me brutalise pas, me donne des arguments, me tente par des promesses de liberté, de belles toilettes, de vie assurée, heureuse, triomphante.
—Faut pourtant que je l'achète, le petit café... me dit-il... Je ne peux pas laisser échapper une occasion pareille... Et si la révolution vient?... Pensez donc, Célestine... c'est la fortune, tout de suite... et qui sait?... La révolution, ah! mettez-vous ça dans la tête... il n'y a pas mieux pour les cafés...
—Achetez-le toujours. Si ce n'est pas moi... ce sera une autre...
—Non... non, faut que ce soit vous... Il n'y en a pas d'autre que vous... J'ai les sangs tournés de vous... Mais vous vous méfiez de moi...
—Non, Joseph... je vous assure...
—Si... si... vous avez de mauvaises idées sur moi...
A ce moment, je ne sais, non en vérité je ne sais où j'ai pu trouver le courage de lui demander:
—Eh bien, Joseph... dites-moi que c'est vous qui avez violé la petite Claire, dans le bois...
Joseph a reçu le choc, avec une extraordinaire tranquillité. Il a seulement haussé les épaules, s'est dandiné quelques secondes et, remontant son pantalon qui avait un peu glissé, il a répondu simplement:
—Vous voyez bien... quand je vous le disais!... Je connais vos pensées, allez... je connais tout ce qui se passe dans vos pensées...
Il a adouci sa voix, mais son regard est devenu si effrayant qu'il m'a été impossible d'articuler une parole...
—S'agit pas de la petite Claire... s'agit de vous...
Comme l'autre soir, il m'a prise dans ses bras...
—Viendrez-vous avec moi, dans le petit café?
Toute frissonnante, toute balbutiante, j'ai trouvé la force de répondre:
—J'ai peur... j'ai peur de vous... Joseph... Pourquoi ai-je peur de vous?
Il m'a tenue bercée, dans ses bras. Et, dédaigneux de se justifier, heureux peut-être d'augmenter mes terreurs, il m'a dit d'un ton paternel:
—Eh ben... eh ben... puisque c'est ça, j'en recauserons... demain...
Il circule en ville un journal de Rouen où il y a un article qui fait scandale, parmi les dévotes. C'est une histoire vraie, très drôle et pas mal raide qui s'est passée tout dernièrement à Port-Lançon, un joli endroit, situé à trois lieues d'ici. Le piquant, c'est que tout le monde en connaît les personnages. Voilà encore de quoi occuper les gens, pendant quelques jours... On a apporté le journal à Marianne, hier, et le soir, après le dîner, j'ai fait la lecture du fameux article à haute voix... Dès les premières phrases, Joseph s'est levé très digne, sévère, et même un peu fâché. Il déclare qu'il n'aime pas les cochonneries, et qu'il ne peut supporter qu'on attaque la religion, devant lui...
—C'est pas bien, ce que vous faites là, Célestine... c'est pas bien...
Et il est parti se coucher...
Je transcris ici, cette histoire. Elle m'a paru propre à être conservée... et puis j'ai pensé que je pouvais bien égayer d'un franc éclat de rire ces pages si tristes...
La voici.
M. le doyen de la paroisse de Port-Lançon était un prêtre sanguin, actif, sectaire, et son éloquence avait grande réputation dans les pays avoisinants. Mécréants et libres-penseurs se rendaient à l'église, le dimanche, rien que pour l'entendre prêcher... Ils s'excusaient de cette pratique en invoquant des raisons oratoires:
—On n'est pas de son avis, bien sûr, mais c'est tout de même flatteur d'entendre un homme comme ça...
Et ils enviaient, pour leur député qui ne soufflait jamais un mot, la «sacrée platine» qu'avait M. le Doyen. Son intervention dans les affaires communales, brouillonne et bruyante, gênait parfois le maire, irritait souvent les autres autorités, mais M. le Doyen avait toujours le dernier mot, à cause de cette «sacrée platine», qui rivait son clou à tout le monde. Une de ses manies était qu'on n'instruisît pas assez les enfants.
—Qu'est-ce qu'on leur apprend à l'école?... On ne leur apprend rien... Quand on les interroge sur des questions capitales... c'est une vraie pitié... ils ne savent jamais quoi répondre...
De ce fâcheux état d'ignorance, il s'en prenait à Voltaire, à la Révolution française... au gouvernement, aux dreyfusards, non point au prône ni en public, mais seulement devant des amis sûrs, car, tout sectaire et intransigeant qu'il fût, M. le Doyen tenait à son traitement. Aussi, le mardi et le jeudi, avait-il accoutumé de réunir dans la cour de son presbytère le plus d'enfants qu'il pouvait, et là, durant deux heures, il les initiait à des connaissances extraordinaires et comblait de surprenantes pédagogies les lacunes de l'éducation laïque.
—Voyons... mes enfants... quelqu'un de vous sait-il, seulement où se trouvait jadis, le Paradis terrestre?... Que celui qui le sait lève la main!... Allons...
Aucune main ne se levait... Il y avait, dans tous les yeux, d'ardents points d'interrogation, et M. le Doyen, haussant les épaules, s'écriait:
—C'est scandaleux... Que vous enseigne-t-il donc, votre instituteur?... Ah! elle est jolie, l'éducation laïque, gratuite et obligatoire... elle est jolie!... Eh bien, je vais vous le dire, moi, où se trouvait le Paradis terrestre... Attention!
Et, catégorique non moins que grimaçant, il débitait:
—Le Paradis terrestre, mes enfants, ne se trouvait pas à Port-Lançon, quoi qu'on dise, ni dans le département de la Seine-Inférieure... ni en Normandie... ni à Paris... ni en France... Il ne se trouvait pas non plus en Europe, pas même en Afrique ou en Amérique... en Océanie pas davantage... Est-ce clair?... Il y a des gens qui prétendent que le Paradis terrestre était en Italie, d'autres en Espagne, parce que dans ces pays-là il pousse des oranges, petits gourmands!... C'est faux, archi-faux. D'abord, dans le Paradis terrestre, il n'y avait pas d'oranges... il n'y avait que des pommes... pour notre malheur... Voyons, que l'un de vous réponde... Répondez...
Et comme aucun ne répondait:
—Il était en Asie... clamait M. le Doyen d'une voix retentissante et colère... en Asie où, jadis, il ne tombait ni pluie, ni grêle, ni neige... ni foudre... en Asie où tout était verdoyant et parfumé... où les fleurs étaient hautes comme des arbres, et les arbres comme des montagnes... Maintenant, il n'y a rien de tout cela en Asie... A cause des péchés que nous avons commis, il n'y a plus, en Asie, que des Chinois, des Cochinchinois, des Turcs, des hérétiques noirs, des païens jaunes, qui tuent les saints missionnaires et qui vont en enfer... C'est moi qui vous le dis... Autre chose!... Savez-vous ce que c'est que la Foi?... la Foi?...
Un des enfants, balbutiait, très sérieux, sur le ton d'une leçon récitée:
—La Foi... l'Espérance... et la Charité... C'est une des trois vertus théologales...
—Ce n'est pas ce que je vous demande, récriminait M. le Doyen. Je vous demande en quoi consiste la Foi?... Ah!... vous ne le savez pas non plus?... Eh bien, la Foi consiste à croire ce que vous dit votre bon curé... et à ne pas croire un mot de tout ce que vous dit votre instituteur... Car il ne sait rien, votre instituteur... et ce qu'il vous raconte, ce n'est jamais arrivé...
L'Église de Port-Lançon est connue des archéologues et des touristes. C'est un des édifices religieux les plus intéressants de cette partie de la Normandie, où il en existe tant d'admirables... Sur la façade occidentale, au-dessus d'une porte centrale, en ogive, une rose s'épanouit délicatement portée sur une arcature trilobée, à jour, d'une grâce et d'une légèreté infinies. L'extrémité du bas-côté septentrional, que longe une obscure venelle, est décorée d'ornementations plus touffues et moins sévères. On y remarque beaucoup de personnages singuliers, à face de démon, des animaux symboliques et des saints pareils à des truands, qui, dans les dentelles ajourées des frises, se livrent à d'étranges mimiques...Malheureusement, la plupart sont décapités et mutilés. Le temps et la pudeur vandalique des desservants ont successivement endommagé ces sculptures satiriques, joyeuses et paillardes comme un chapitre de Rabelais... La mousse pousse, morne et décente, sur ces corps de pierre effritée où, bientôt, l'oeil ne saura plus distinguer que d'irrémédiables ruines. L'édifice est partagé en deux parties par de hardies et minces arcades, et ses fenêtres, rayonnantes dans la face sud, sont flamboyantes dans le collatéral nord. La maîtresse vitre du chevet, en rosace immense et rouge, flamboie et fulgure, elle aussi comme un soleil couchant d'automne.
M. le Doyen communiquait directement de sa cour, plantée de vieux marronniers, dans l'église, par une petite porte basse, récente, qui s'ouvrait sur un des collatéraux, et dont il partageait la clé unique avec la supérieure de l'hospice, soeur Angèle. Aigre, maigre, jeune encore, d'une jeunesse revêche et fanée... austère et cancanière, entreprenante et fureteuse, soeur Angèle était la grande amie de M. le Doyen et sa conseillère intime. Ils se voyaient chaque jour, mystérieusement, préparant sans cesse des combinaisons électorales et municipales, se confiant les secrets dérobés des ménages port-lançonnais, s'ingéniant à éluder, par d'habiles manoeuvres, les arrêtés préfectoraux et les règlements administratifs, au profit des intérêts ecclésiastiques. Toutes les vilaines histoires qui circulaient dans le pays venaient de là... Chacun s'en doutait, mais on n'osait rien dire, craignant l'intarissable esprit de M. le Doyen, ainsi que la méchanceté notoire de soeur Angèle qui dirigeait l'hospice à sa fantaisie de femme intolérante et rancunière.
Jeudi dernier, M. le Doyen, dans la cour du presbytère, inculquait aux enfants d'étonnantes notions météorologiques... Il expliquait le tonnerre, la grêle, le vent, les éclairs.
—Et la pluie?... Savez-vous bien ce que c'est que la pluie... d'où elle vient... et qui la fabrique? Les savants d'aujourd'hui vous diront que la pluie est une condensation de vapeur... Ils vous diront ceci et cela... Ils mentent... Ce sont d'affreux hérétiques... des suppôts du diable... La pluie, mes enfants, c'est la colère de Dieu... Dieu n'est pas content de vos parents qui, depuis des années, s'abstiennent de suivre les Rogations... Alors, il s'est dit: «Ah! vous laissez le bon curé se morfondre tout seul avec son bedeau et ses chantres sur les routes et dans les sentes. Bon... bon!... Gare à vos récoltes, sacripants!...» Et il ordonne à la pluie de tomber... Voilà ce que c'est que la pluie... Si vos parents étaient de fidèles chrétiens, s'ils observaient leurs devoirs religieux... il ne pleuvrait jamais...
A ce moment, soeur Angèle apparut au seuil de la petite porte basse de l'église... Elle était plus pâle encore que de coutume et toute bouleversée. Sur le serre-tête blanc, défait, sa cornette avait légèrement glissé, et les deux grandes ailes battaient, effrayées et désunies. En apercevant les élèves, rangés en cercle autour de M. le Doyen, son premier mouvement fut de rétrograder et de fermer la porte... Mais M. le Doyen, surpris de cette brusque entrée, de cette cornette de travers, de cette pâleur, s'avançait déjà à sa rencontre, les lèvres tordues et les yeux inquiets.
—Renvoyez ces enfants, tout de suite... supplia soeur Angèle... tout de suite... J'ai à vous parler...
—Oh... mon Dieu!... Que se passe-t-il donc?... Hein?... Quoi?... vous êtes tout émue...
—Renvoyez ces enfants... répéta soeur Angèle... Il se passe des choses graves... très graves... trop graves.
Les élèves partis, soeur Angèle se laissa tomber sur un banc et, durant quelques secondes, d'un mouvement nerveux, elle mania sa croix de cuivre et ses médailles bénites qui sonnèrent sur la bavette empesée, dont était bardée sa poitrine plate d'inféconde femelle. M. le Doyen était anxieux... Il demanda d'une voix saccadée:
—Vite... ma soeur... parlez... Vous m'effrayez... Qu'est-ce qu'il y a?
Alors, très brève, soeur Angèle dit:
—Il y a que, tout à l'heure, passant dans la venelle... j'ai vu, sur votre église... un homme tout nu!...
M. le Doyen ouvrit, en grimace, sa bouche qui demeura, béante et toute convulsée... Puis, il bégaya:
—Un homme tout nu?... Vous avez, ma soeur, vu... sur mon église... un homme... tout nu?... Sur mon église?... Vous êtes sûre?...
—Je l'ai vu...
—Il s'est trouvé, dans ma paroisse, un paroissien assez éhonté... assez charnel... pour se promener, tout nu, sur mon église?... Mais, c'est incroyable!... Ah! ah! ah!...
Son visage s'empourprait de colère; sa gorge contractée râpait les mots.
—Tout nu, sur mon église?... Oh!... Mais, dans quel siècle vivons-nous?... Et que faisait-il, tout nu, sur mon église?... Il forniquait, peut-être?... Il...
—Vous ne me comprenez pas... interrompit soeur Angèle... Je n'ai pas dit que cet homme tout nu fût un paroissien... puisqu'il est en pierre...
—Comment?... Il est en pierre?... Mais, alors, ce n'est plus la même chose, ma soeur...
Et, soulagé par cette rectification, M. le Doyen respira bruyamment...
—Ah! quelle peur j'ai eue!
Soeur Angèle se fit agressive... Sa voix siffla entre ses lèvres plus minces et plus pâles.
—Alors... tout est bien... Et vous le trouvez moins nu, sans doute, parce qu'il est en pierre?
—Je ne dis pas cela... Mais enfin, ce n'est plus la même chose...
—Et si je vous affirmais que cet homme en pierre est plus nu que vous le croyez... qu'il montre une... un... un instrument d'impureté... une chose horrible... énorme... une chose monstrueuse qui pointe?... Ah! tenez, monsieur le Curé, ne me faites pas dire de saletés...
Elle se leva, en proie à une agitation violente... M. le Doyen était atterré. Cette révélation le frappait de stupeur... Ses idées se brouillaient, sa raison s'égarait en un rêve d'atroce luxure et d'abominable enfer... Il balbutia, enfantin...
—Oh, vraiment?... Une chose énorme... qui pointe... Oui! oui!... C'est inconcevable... Mais, c'est très vilain, ça, ma soeur... Et vous êtes certaine... bien certaine... d'avoir vu... cette chose, énorme... pointer?... Vous ne vous trompez pas?... Ce n'est pas une plaisanterie?... Oh! c'est inconcevable...
Soeur Angèle frappa le sol du pied.
—Et, depuis des siècles qu'elle est là... souillant votre église... vous ne vous êtes aperçu de rien?... Et il faut que ce soit moi, une femme... moi, une religieuse... moi qui ai fait voeu de chasteté... il faut que ce soit moi qui dénonce ce... cette abomination... et qui vienne vous crier: «Monsieur le Doyen, le diable est dans votre église!»
Mais M. le Doyen, aux paroles ardentes de soeur Angèle, avait vite reconquis ses esprits... Il prononça d'un ton résolu:
—Nous ne pouvons tolérer un tel scandale... Il faut terrasser le diable... Et je m'en charge... Revenez à minuit... quand tout le monde dormira à Port-Lançon... Vous me guiderez... Je vais prévenir le sacristain, afin qu'il se procure une échelle... Est-ce très haut?...
—C'est très haut...
—Et vous saurez bien retrouver la place, ma soeur?
—Je la retrouverais, les yeux fermés... A minuit donc, monsieur le Doyen!
—Et que Dieu soit avec vous, ma soeur!...
Soeur Angèle se signa, regagna la porte basse et disparut...