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Le Journal d'une Femme de Chambre

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La nuit était sombre, sans lune. Aux fenêtres de la venelle, la dernière lumière s'était depuis longtemps éteinte; les réverbères, obscurs au haut de leur potence, balançaient leurs grinçantes et invisibles carcasses. Tout dormait dans Port-Lançon.

—C'est là... fit soeur Angèle.

Le sacristain appliqua son échelle contre le mur, près d'une large baie, à travers les vitraux de laquelle brillait, très pâle, la courte lueur de la lampe veillant au sanctuaire. Et l'église déchiquetait ses silhouettes tourmentées dans un ciel couleur de violette où, çà et là, tremblaient de clignotantes étoiles. M. le Doyen, armé d'un marteau, d'un ciseau à froid et d'une lanterne sourde, gravit les échelons, suivi de près par la soeur dont la cornette disparaissait sous les plis d'une large mante noire... Il marmottait:

Ab omni peccato.

La soeur répondait:

Libera nos, Domine.

Ab insidiis diaboli.

Libera nos, Domine.

A spiritu fornicationis.

Libera nos, Domine.

Arrivés à hauteur de la frise, ils s'arrêtèrent.

—C'est là... fit soeur Angèle... A votre gauche, monsieur le Doyen.

Et très vite, troublée par l'ombre, par le silence, elle chuchota:

Agnus Dei, qui tollis peccata mundi.

Exaudi nos, Domine, répondit M. le Doyen, qui dirigea sa lanterne dans les entrecroisements de la pierre où grimaçaient, gambadaient d'apocalyptiques figures de démons et de saints.

Tout à coup, il poussa un cri. Il venait d'apercevoir, braquée sur lui, terrible et furieuse, l'impure image du péché...

Mater purissima... Mater castissima... Mater inviolata... bredouillait la soeur, courbée sur l'échelle.

—Ah! le cochon!... le cochon!... vociféra M. le Doyen, en manière d'Ora pro nobis.

Il brandit son marteau, et, tandis que, derrière lui, soeur Angèle continuait de réciter les litanies de la sainte Vierge, et que le sacristain, arc-bouté au pied de l'échelle, soupirait de vagues et dolentes oraisons, il asséna sur l'icône obscène un coup sec. Quelques éclats de pierre le cinglèrent au visage, et l'on entendit un corps dur tomber sur un toit, glisser dans une gouttière, rebondir et retomber dans la venelle.


Le lendemain, sortant de l'église où elle venait d'entendre la messe, Mlle Robineau, une sainte femme, vit à terre, dans la venelle, un objet qui lui parut d'une forme insolite et d'un aspect bizarre, comme en ont, parfois, certaines reliques dans les reliquaires. Elle le ramassa, et l'examinant dans tous les sens:

—C'est probablement une relique... se dit-elle... une sainte, étrange et précieuse relique... une relique pétrifiée dans quelque source miraculeuse... Les voies de Dieu sont tellement mystérieuses!

Elle eut d'abord la pensée de l'offrir à M. le Doyen... Puis elle réfléchit que cette relique serait une protection pour sa maison, qu'elle en éloignerait le malheur et le péché. Elle l'emporta.

Arrivée chez elle, Mlle Robineau s'enferma dans sa chambre. Sur une table, parée d'une nappe blanche, elle disposa un coussin de velours rouge avec des glands d'or; sur le coussin, délicatement, elle coucha la précieuse relique. Ensuite elle couvrit le tout d'un globe de verre aussitôt flanqué de deux vases pleins de fleurs artificielles. Et s'agenouillant devant cet autel improvisé, elle invoqua, avec ardeur, le saint inconnu et admirable à qui avait appartenu, en des temps probablement très anciens, cet objet profane et purifié... Mais, bientôt, elle ne tarda pas à se sentir troublée... Des préoccupations d'une précision trop humaine se mêlèrent à la ferveur de ses prières, à la joie pure de ses extases... Même des doutes terribles et lancinants s'insinuèrent en son âme.

—Est-ce bien, là, une sainte relique?... se dit-elle.

Et tandis qu'elle multipliait sur ses lèvres les Pater et les Ave, elle ne pouvait s'empêcher de penser à d'obscures impuretés et d'écouter une voix plus forte que ses prières, une voix qui venait d'elle, inconnue d'elle, et qui disait:

—Tout de même, ça devait être un bien bel homme!...

Pauvre demoiselle Robineau! On lui apprit ce que représentait ce bout de pierre. Elle faillit en mourir de honte... Et elle ne cessait de répéter:

—Et moi qui l'ai embrassée tant de fois!...


Aujourd'hui, 10 novembre, nous avons passé toute la journée à nettoyer l'argenterie. C'est tout un événement... une époque traditionnelle comme celle des confitures. Les Lanlaire possèdent une magnifique argenterie, des pièces anciennes, rares et de toute beauté. Elle vient du père de Madame qui la prit, les uns disent en dépôt, les autres en garantie d'une somme prêtée à un noble du voisinage. Il n'achetait pas que des jeunes gens pour la conscription, cet olibrius-là!... Tout lui était bon et il n'était pas à une escroquerie près. S'il faut en croire l'épicière, l'histoire de cette argenterie serait des plus louches, ou des plus claires, comme on voudra. Le père de Madame serait rentré dans ses fonds et, grâce à une circonstance que j'ignore, il aurait gardé l'argenterie par-dessus le marché... Un tour de filou épatant!...

Naturellement, les Lanlaire ne s'en servent jamais. Elle reste enfermée, au fond d'un placard de l'office, dans trois grandes caisses doublées de velours rouge et scellées au mur par de solides crampons de fer. Chaque année, le 10 novembre, on la sort des caisses et on la nettoie, sous la surveillance de Madame. Et on ne la revoit plus jusqu'à l'année suivante... Oh! les yeux de Madame devant son argenterie... devant le viol de son argenterie par nos mains!... Jamais je n'ai vu dans des yeux de femme une telle cupidité agressive...

Est-ce curieux, ces gens qui cachent tout, qui enfouissent leur argent, leurs bijoux, toutes leurs richesses, tout leur bonheur, et qui, pouvant vivre dans le luxe et dans la joie, s'acharnent à vivre presque dans la gêne et dans l'ennui?

Le travail fini, l'argenterie verrouillée pour un an dans ses caisses, et Madame enfin partie avec la certitude qu'il ne nous en est rien resté aux doigts, Joseph m'a dit d'un drôle d'air:

—C'est une très belle argenterie, vous savez, Célestine... Il y a surtout «l'huilier de Louis XVI». Ah! sacristi... Et ce que c'est lourd!... Tout cela vaut peut-être vingt-cinq mille francs, Célestine... peut-être plus... On ne sait pas ce que ça vaut...

Et, me regardant fixement, pesamment, jusqu'au fond de l'âme:

—Viendrez-vous avec moi, dans le petit café?


Quel rapport peut-il bien y avoir entre l'argenterie de Madame et le petit café de Cherbourg?... En vérité, je ne sais pas pourquoi... les moindres paroles de Joseph me font trembler...




XII



12 novembre.

J'ai dit que je parlerais de M. Xavier. Le souvenir de ce gamin me poursuit, me trotte par la tête, souvent. Parmi tant de figures, la sienne est une de celles qui me reviennent le plus à l'esprit. J'en ai parfois des regrets et parfois des colères. Il était tout de même joliment drôle et joliment vicieux, M. Xavier, avec sa figure chiffonnée, effrontée et toute blonde... Ah! la petite canaille! Vrai! on peut dire de lui qu'il était de son époque...

Un jour, je fus engagée chez Mme de Tarves, rue de Varennes. Une chouette maison, un train élégant... et de beaux gages... Cent francs par mois, blanchie, et le vin, et tout... Le matin que j'arrivai, bien contente, dans ma place, Madame me fit entrer dans son cabinet de toilette... Un cabinet de toilette épatant, tendu de soie crème, et Madame une grande femme, extrêmement maquillée, trop blanche de peau, trop rouge de lèvres, trop blonde de cheveux, mais jolie encore, froufroutante... et une prestance, et un chic!... Pour ça, il n'y avait rien à dire...

Je possédais déjà un oeil très sûr. Rien que de traverser rapidement un intérieur parisien, je savais en juger les habitudes, les moeurs, et, bien que les meubles mentent autant que les visages, il était rare que je me trompasse... Malgré l'apparence somptueuse et décente de celui-là, je sentis, tout de suite, la désorganisation d'existence, les liens rompus, l'intrigue, la hâte, la fièvre de vivre, la saleté intime et cachée... pas assez cachée, toutefois, pour que je n'en découvrisse point l'odeur... toujours la même!... Il y a aussi, dans les premiers regards échangés entre les domestiques nouveaux et les anciens, une espèce de signe maçonnique—spontané et involontaire le plus souvent—qui vous met aussitôt au courant de l'esprit général d'une maison. Comme dans toutes les autres professions, les domestiques sont très jaloux les uns des autres, et ils se défendent férocement contre les intrusions nouvelles... Moi aussi, qui suis pourtant si facile à vivre, j'ai subi ces jalousies et ces haines, surtout de la part des femmes que ma gentillesse enrageait... Mais pour la raison contraire, les hommes—il faut que je leur rende cette justice—m'ont toujours bien accueillie...

Dans le regard du valet de chambre qui m'avait ouvert la porte chez Mme de Tarves, j'avais lu nettement ceci: «C'est une drôle de boîte... des hauts et des bas... on n'y a guère de sécurité... mais on y rigole tout de même... Tu peux entrer, ma petite.» En pénétrant dans le cabinet de toilette, j'étais donc préparée—dans la mesure de ces impressions vagues et sommaires—à quelque chose de particulier... Mais, je dois en convenir, rien ne m'indiquait ce qui m'attendait réellement, là-dedans.

Madame écrivait des lettres, assise devant un bijou de petit bureau... Une grande peau d'astrakan blanc servait de tapis à la pièce. Sur les murs de soie crème, je fus frappée de voir des gravures du XVIIIe siècle, plus que libertines, presque obscènes, non loin d'émaux très anciens figurant des scènes religieuses... Dans une vitrine, une quantité de bijoux anciens, d'ivoires, de tabatières à miniatures, de petits saxes galants, d'une fragilité délicieuse. Sur une table, des objets de toilette, très riches, or et argent... Un petit chien, havane clair, boule de poils soyeux et luisants, dormait sur la chaise longue, entre deux coussins de soie mauve.

Madame me dit:

—Célestine, n'est-ce pas?... Ah! je n'aime pas du tout ce nom... Je vous appellerai Mary, en anglais... Mary, vous vous souviendrez?... Mary... oui... C'est plus convenable...

C'est dans l'ordre... Nous autres, nous n'avons même pas le droit d'avoir un nom à nous... parce qu'il y a, dans toutes les maisons, des filles, des cousines, des chiennes, des perruches qui portent le même nom que nous.

—Bien, Madame... répondis-je.

—Savez-vous l'anglais, Mary?

—Non, Madame... Je l'ai déjà dit à Madame.

—Ah! c'est vrai... Je le regrette... Tournez-vous un peu, Mary, que je vous voie...

Elle m'examina dans tous les sens, de face, de dos, de profil, murmurant de temps en temps:

—Allons... elle n'est pas mal... elle est assez bien...

Et brusquement:

—Dites-moi, Mary... êtes-vous bien faite... très bien faite?

Cette question me surprit et me troubla. Je ne saisissais pas le lien qu'il y avait entre mon service dans la maison et la forme de mon corps. Mais, sans attendre ma réponse, Madame dit, se parlant à elle-même et promenant de la tête aux pieds, sur toute ma personne, son face-à-main.

—Oui, elle a l'air assez bien faite...

Ensuite, s'adressant directement à moi, avec un sourire satisfait:

—Voyez-vous, Mary, m'expliqua-t-elle, je n'aime avoir auprès de moi que des femmes bien faites... C'est plus convenable...

Je n'étais pas au bout de mes étonnements. Continuant de m'examiner minutieusement, elle s'écria tout à coup:

—Ah! vos cheveux!... Je désire que vous vous coiffiez autrement... Vous n'êtes pas coiffée avec élégance... Vous avez de beaux cheveux... il faut les faire valoir... C'est très important, la chevelure... Tenez, comme ça... dans ce goût-là...

Elle m'ébouriffa un peu les cheveux sur le front, répétant:

—Dans ce goût-là... Elle est charmante... Regardez, Mary... vous êtes charmante... C'est plus convenable...

Et, pendant qu'elle me tapotait les cheveux, je me demandais si Madame n'était point un peu loufoque, ou si elle n'avait point des passions contre nature... Vrai! Il ne m'eût plus manqué que cela.

Quand elle eut fini, contente de mes cheveux, elle m'interrogea:

—Est-ce là votre plus belle robe?...

—Oui, Madame...

—Elle n'est pas bien, votre plus belle robe... Je vous en donnerai des miennes que vous arrangerez... Et vos dessous?

Elle souleva ma jupe et la retroussa légèrement:

—Oui, je vois... fit-elle... Ce n'est pas ça du tout... Et votre linge... est-il convenable?

Agacée par cette inspection violatrice, je répondis d'une voix sèche:

—Je ne sais pas ce que Madame veut dire par convenable...

—Montrez-moi votre linge... allez me chercher votre linge... Et marchez un peu... encore... revenez... retournez... Elle marche bien... elle a du chic...

Dès qu'elle vit mon linge, elle fit une grimace:

—Oh! cette toile... ces bas... ces chemises... quelle horreur!... Et ce corset!... Je ne veux pas voir ça chez moi... Je ne veux pas que vous portiez ça chez moi... Tenez, Mary... aidez-moi...

Elle ouvrit une armoire de laque rose, tira un grand tiroir qui était plein de chiffons odorants, et dont elle vida le contenu, pêle-mêle, sur le tapis.

—Prenez ça, Mary... prenez tout ça... Vous verrez, il y a des points à refaire, des arrangements, de petits raccommodages... Vous les ferez... Prenez tout ça... il y a un peu de tout... il y a de quoi vous monter une jolie garde-robe, un trousseau convenable... Prenez tout ça...

Il y avait de tout, en effet... des corsets de soie, des bas de soie, des chemises de soie et de fine batiste, des amours de pantalons, de délicieuses gorgerettes... des jupons fanfreluches... Une odeur forte, une odeur de peau d'Espagne, de frangipane, de femme soignée, une odeur d'amour enfin se levait de ces chiffons amoncelés dont les couleurs tendres, effacées ou violentes chatoyaient sur le tapis comme une corbeille de fleurs dans un jardin. Je n'en revenais pas... je demeurais toute bête, contente et gênée à la fois, devant ces tas d'étoffes roses, mauves, jaunes, rouges où restaient encore des bouts de ruban aux tons plus vifs, des morceaux de dentelles délicates... Et Madame remuait ces défroques toujours jolies, ces dessous à peine passés, me les montrait, me les choisissait, en me faisant des recommandations, en m'indiquant ses préférences.

—J'aime que les femmes qui me servent soient coquettes, élégantes... qu'elles sentent bon. Vous êtes brune... voici un jupon rouge qui vous ira à merveille... D'ailleurs, tout vous ira très bien. Prenez tout...

J'étais dans un état de stupéfaction profonde... Je ne savais que faire... je ne savais que dire. Machinalement, je répétais:

—Merci, Madame... Que Madame est bonne!... Merci, Madame...

Mais Madame ne laissait pas à mes réflexions le temps de se préciser... Elle parlait, parlait, tour à tour familière, impudique, maternelle, maquerelle, et si étrange!

—C'est comme la propreté, Mary... les soins du corps... les toilettes secrètes. Oh! j'y tiens, par-dessus tout... Sur ce chapitre, je suis exigeante... exigeante... jusqu'à la manie.

Elle entra dans des détails intimes, insistant toujours sur ce mot «convenable», qui revenait sans cesse sur ses lèvres à propos de choses qui ne l'étaient guère... du moins, il me le semblait. Comme nous terminions le tri des chiffons, elle me dit:

—Une femme... n'importe quelle femme, doit être toujours bien tenue... Du reste, Mary, vous ferez comme je fais: c'est un point capital... Vous prendrez un bain, demain... je vous indiquerai...

Ensuite, Madame me montra sa chambre, ses armoires, ses penderies, la place de chaque chose, me mit au courant du service, avec des réflexions qui me paraissaient drôles et pas naturelles..

—Maintenant, dit-elle... Allons chez M. Xavier... vous ferez aussi le service de M. Xavier... C'est mon fils, Mary...

—Bien Madame...

La chambre de M. Xavier était située à l'autre bout du vaste appartement; une coquette chambre, tendue de drap bleu relevé de passementeries jaunes. Aux murs, des gravures anglaises en couleur, représentant des sujets de chasse, de courses, des attelages, des châteaux. Un porte-cannes tenait le milieu d'un panneau, véritable panoplie de cannes avec un cor de chasse au milieu, flanqué de deux trompettes de mail entrecroisées... Sur la cheminée, entre beaucoup de bibelots, de boîtes de cigares, de pipes, une photographie de joli garçon, tout jeune, sans barbe encore, physionomie insolente de gommeux précoce, grâce douteuse de fille, et qui me plut.

—C'est M. Xavier... présenta Madame.

Je ne pus m'empêcher de m'écrier avec trop de chaleur, sans doute:

—Oh! qu'il est beau garçon!

—Eh bien, eh bien, Mary! fit Madame.

Je vis que mon exclamation ne l'avait pas fâchée... car elle avait souri.

—M. Xavier est comme tous les jeunes gens... me dit-elle. Il n'a pas beaucoup d'ordre... Il faudra que vous en ayez pour lui... et que sa chambre soit parfaitement tenue... Vous entrerez chez lui, tous les matins, à neuf heures... Vous lui porterez son thé... à neuf heures, vous entendez, Mary?... Quelquefois M. Xavier rentre tard... Il vous recevra peut-être mal... mais, cela ne fait rien... Un jeune homme doit être réveillé à neuf heures.

Elle me montra où l'on mettait le linge de M. Xavier, ses cravates, ses chaussures, accompagnant chaque détail d'un:

—Mon fils est un peu vif... mais c'est un charmant enfant...

Ou bien:

—Savez-vous plier les pantalons?... Oh! M. Xavier tient à ses pantalons, par dessus tout.

Quant aux chapeaux, il fut convenu que je n'avais pas à m'en occuper et que c'était le valet de chambre à qui appartenait la gloire de leur donner le coup de fer quotidien.

Je trouvai extrêmement bizarre que, dans une maison où il y avait un valet de chambre, ce fût moi que Madame chargeât du service de M. Xavier.

—C'est rigolo... mais ce n'est peut-être pas très convenable... me dis-je, parodiant le mot que répétait constamment ma maîtresse, à propos de n'importe quoi.

Il est vrai que tout me paraissait bizarre dans cette bizarre maison.


Le soir, à l'office, j'appris bien des choses.

—Une boîte extraordinaire... me dit-on. Ça étonne d'abord, et puis on s'y fait. Des fois, il n'y a pas un sou, dans toute la maison. Alors Madame va, vient, court, repart et rentre, nerveuse, exténuée, des gros mots plein la bouche. Monsieur, lui, ne quitte pas le téléphone... Il crie, menace, supplie, fait le diable dans l'appareil... Et les huissiers!... Souvent, il est arrivé que le maître d'hôtel fût obligé de donner de sa poche des acomptes à des fournisseurs furieux, qui ne voulaient plus rien livrer. Un jour de réception, on leur coupa l'électricité et le gaz... Et puis, tout d'un coup, c'est la pluie d'or... La maison regorge de richesses. D'où viennent-elles? Ça, par exemple, on ne le sait pas trop... Quant aux domestiques, ils attendent, des mois et des mois, leurs gages... Mais ils finissent toujours par être payés... seulement, au prix de quelles scènes, de quels engueulements, de quelles chamailleries!... C'est à ne pas croire...

Ah! vrai!... J'étais bien tombée... Et telle était ma chance, pour une fois que j'avais de forts gages...

—M. Xavier n'est pas encore rentré cette nuit, dit le valet de chambre.

—Oh! fit la cuisinière, en me regardant avec insistance, il rentrera peut-être, maintenant...

Et le valet de chambre raconta que, le matin même, un créancier de M. Xavier était venu encore faire du potin... Cela devait être bien malpropre, car Monsieur avait filé doux, et il avait dû payer une forte somme, au moins quatre mille francs...

—Monsieur était joliment furieux, ajouta-t-il. Je l'ai entendu qui disait à Madame: «Ça ne peut pas durer... Il nous déshonorera... il nous déshonorera!...»

La cuisinière, qui semblait avoir beaucoup de philosophie, haussa les épaules.

—Les déshonorer? dit-elle en ricanant. Ils s'en fichent un peu... C'est de payer qui les embête...

Cette conversation me mit mal à l'aise. Je compris, vaguement, qu'il pouvait y avoir un rapport entre les chiffons de Madame, les paroles de Madame, et M. Xavier... Mais, lequel, exactement?

—C'est de payer qui les embête...

Je dormis très mal, cette nuit-là, poursuivie par d'étranges rêves, impatiente de voir M. Xavier...

Le valet de chambre n'avait pas menti. Une drôle de boîte, en vérité.

Monsieur était dans les pèlerinages... je ne sais pas quoi, au juste... quelque chose comme président ou directeur... Il racolait des pèlerins où il pouvait, parmi les juifs, les protestants, les vagabonds, même parmi les catholiques, et, une fois l'an, il conduisait ces gens-là à Rome, à Lourdes, à Paray-le-Monial, non sans tapage et sans profit, bien entendu. Le pape n'y voyait que du feu, et la religion triomphait. Monsieur s'occupait aussi d'oeuvres charitables et politiques: Ligue contre l'enseignement laïque... Ligue contre les publications obscènes... Société des bibliothèques amusantes et chrétiennes... Association des biberons congréganistes pour l'allaitement des enfants d'ouvriers... Est-ce que je sais?... Il présidait des orphelinats, des alumnats, des ouvroirs, des cercles, des bureaux de placement... Il présidait de tout... Ah! il en avait des métiers. C'était un petit bonhomme rondelet, très vif, très soigné, très rasé, dont les manières, à la fois doucereuses et cyniques, étaient celles d'un prêtre malin et rigolo. On parlait de lui et de ses oeuvres, dans les journaux, quelquefois... Naturellement, les uns exaltaient ses vertus humanitaires et sa haute sainteté d'apôtre, les autres le traitaient de vieille fripouille et de sale canaille. À l'office, nous nous amusions beaucoup de ces querelles, quoique ce soit assez chic et flatteur de servir chez des maîtres dont on parle dans les journaux.

Toutes les semaines, Monsieur donnait un grand dîner suivi d'une grande réception, où venaient des célébrités de toute sorte, des académiciens, des sénateurs réactionnaires, des députés catholiques, des curés protestataires, des moines intrigants, des archevêques... Il y en avait un, surtout, qu'on soignait d'une façon spéciale, un très vieil assomptionniste, le père je ne sais qui, bonhomme papelard et venimeux qui disait toujours des méchancetés, avec des airs contrits et dévots. Et, partout, dans chaque pièce, il y avait des portraits du pape... Ah! il a dû en voir de raides, dans cette maison, le Saint-Père.

Moi, il ne me revenait pas Monsieur. Il faisait trop de choses, il aimait trop de gens. Encore ignorait-on la moitié des choses qu'il faisait et des gens qu'il aimait. Sûrement, c'était un vieux farceur.

Le lendemain de mon arrivée, comme je l'aidais dans l'antichambre à endosser son pardessus:

—Est-ce que vous êtes de ma Société, me demanda-t-il, la Société des Servantes de Jésus?...

—Non, Monsieur...

—Il faut en être... c'est indispensable... Je vais vous inscrire...

—Merci, Monsieur... Puis-je demander à Monsieur ce que c'est que cette Société?

—Une Société admirable, qui recueille et éduque chrétiennement les filles-mères...

—Mais, Monsieur, je ne suis pas une fille-mère...

—Ça ne fait rien... Il y a aussi les femmes qui sortent de prison... il y a les prostituées repenties... il y a un peu de tout... Je vais vous inscrire...

Il retira de sa poche des journaux soigneusement pliés et me les tendit.

—Cachez ça... lisez ça... quand vous serez seule... C'est très curieux...

Et il me prit le menton, disant avec un léger claquement de langue:

—Hé mais!... elle est drôlette, cette petite, elle est ma foi, très drôlette...

Quand Monsieur fut parti, je regardai les journaux qu'il m'avait laissés. C'était le Fin de siècle... le Rigolo... les Petites femmes de Paris. Des saletés, quoi!


Ah! les bourgeois! Quelle comédie éternelle! J'en ai vu et des plus différents. Ils sont tous pareils... Ainsi, j'ai servi chez un député républicain. Celui-là passait son temps à déblatérer contre les prêtres... Un crâneur, fallait voir!... Il ne voulait pas entendre parler de la religion, du pape, des bonnes soeurs... Si on l'avait écouté, on eût renversé toutes les églises, fait sauter tous les couvents... Eh bien, le dimanche, il allait à la messe, en cachette, dans des paroisses éloignées... Au moindre bobo, il faisait appeler les curés, et tous ses enfants étaient élevés chez les jésuites. Jamais, il ne consentit à revoir son frère qui avait refusé de se marier à l'église. Tous hypocrites, tous lâches, tous dégoûtants, chacun dans leur genre...


Madame de Tarves avait des oeuvres, elle aussi; elle aussi présidait des comités religieux, des sociétés de bienfaisance, organisait des ventes de charité. C'est-à-dire qu'elle n'était jamais chez elle; et la maison allait comme elle pouvait... Très souvent, Madame rentrait en retard, venant le diable sait d'où, par exemple, ses dessous défaits, le corps tout imprégné d'une odeur qui n'était pas la sienne. Ah! je les connaissais, ces rentrées-là; elles m'avaient tout de suite appris le genre d'oeuvres auxquelles se livrait Madame, et qu'il se passait de drôles de mic-macs dans ses comités... Mais elle était gentille avec moi. Jamais un mot brusque, jamais un reproche. Au contraire... Elle se montrait familière, presque camarade, au point que, parfois, oubliant, elle sa dignité, moi mon respect, nous disions ensemble des bêtises et de raides... Elle me donnait des conseils pour l'arrangement de mes petites affaires, encourageait mes goûts de coquetterie, m'inondait de glycérine, de peau d'Espagne, m'enduisait les bras de cold-cream, me saupoudrait de poudre de riz. Et, durant ces opérations, elle répétait:

—Voyez-vous, Mary... il faut qu'une femme soit bien tenue... qu'elle ait la peau blanche et douce. Vous avez une jolie figure, il faut savoir l'entourer... Vous avez un très beau buste... il faut le faire valoir... Vos jambes sont superbes... il faut pouvoir les montrer... C'est plus convenable...

J'étais contente. Pourtant, au fond de moi, une inquiétude, d'obscurs soupçons demeuraient. Je ne pouvais oublier les histoires surprenantes que l'on me racontait à l'office. Quand j'y faisais l'éloge de Madame et que j'énumérais ses bontés pour moi...

—Oui... oui... disait la cuisinière, allez toujours... C'est la fin qu'il faut voir. Ce qu'elle veut, c'est que vous couchiez avec son fils... pour que ça le retienne davantage, à la maison... et que ça leur coûte moins d'argent, à ces grigous... Elle a déjà essayé avec d'autres, allez!... Elle a même attiré des amies chez elle... des femmes mariées... des jeunes filles... oui, des jeunes filles... la salope!... Seulement, M. Xavier n'y coupe pas... il aime mieux les cocottes, cet enfant... vous verrez... vous verrez...

Et, elle ajoutait, avec une sorte de regret haineux:

—Moi, à votre place... ce que je les ferais casquer!... Je me gênerais, peut-être.

Ces paroles me rendaient un peu honteuse vis-à-vis des camarades de l'office. Mais, pour me rassurer, j'aimais mieux croire que la cuisinière fût jalouse de l'évidente préférence que Madame me marquait.


J'allais, tous les matins, à neuf heures, ouvrir les rideaux et porter le thé chez M. Xavier... C'est drôle... j'entrais toujours dans sa chambre, avec un battement au coeur, une forte appréhension. Il fut longtemps, sans faire attention à moi. Je tournais de ci... je tournais de là... préparais ses affaires, sa toilette, m'efforçant à paraître gentille et dans tout mon avantage. Lui ne m'adressait la parole que pour se plaindre, d'une voix grincheuse et mal réveillée, qu'on le dérangeât trop tôt... Je fus dépitée de cette indifférence et je redoublai de coquetteries silencieuses et choisies. Je m'attendais chaque jour à quelque chose qui n'arrivait pas, et ce mutisme de M. Xavier, ce dédain pour ma personne, m'irritaient au plus haut point. Qu'aurais-je fait, si cela que j'attendais fût arrivé?... Je ne me le demandais pas... Ce que je voulais, c'est que cela arrivât...

M. Xavier était réellement un très joli garçon, plus joli encore que ne le montrait sa photographie. Une légère moustache blonde—deux petits arcs d'or—dessinait, mieux que sur son portrait, ses lèvres dont la pulpe rouge et charnue appelait le baiser. Ses yeux d'un bleu clair, pailleté de jaune, avaient une fascination étrange, ses mouvements, une indolence, une grâce lasse et cruelle de fille ou de jeune fauve. Il était grand, élancé, très souple, d'une élégance ultra-moderne, d'une séduction puissante par tout ce qu'on sentait en lui de cynique et de corrompu. Outre qu'il m'avait plu dès le premier jour, et que je le désirais pour lui-même, sa résistance ou plutôt son indifférence fit que ce désir devint, bien vite, plus que du désir, de l'amour.

Un matin, je trouvai M. Xavier réveillé, hors du lit, les jambes nues. Il avait, je me souviens, une chemise de soie blanche à pois bleus... Un de ses talons portant sur le rebord du lit, l'autre posé sur le tapis, il en résultait une attitude, entièrement révélatrice, qui n'était pas des plus décentes. Pudiquement, je voulus me retirer... mais il me rappela:

—Eh bien... quoi?... Entre donc... Est-ce que je te fais peur?... Tu n'as donc jamais vu un homme?

Il ramena, sur son genou levé, un pan de sa chemise, et les deux mains croisées sur sa jambe, le corps balancé, il m'examina longuement, effrontément, pendant que, avec des mouvements harmonieux et lents, et rougissant un peu, je déposais le plateau sur la petite table, près de la cheminée. Et comme s'il me voyait réellement, pour la première fois:

—Mais tu es une très chic fille... me dit-il... Depuis combien de temps es-tu donc ici?

—Depuis trois semaines, Monsieur.

—Ça, c'est épatant!...

—Qu'est-ce qui est épatant, Monsieur?

—Ce qui est épatant, c'est que je n'aie pas encore remarqué que tu fusses une si belle fille...

Il étira ses deux jambes, les allongea vers le tapis... se donna une claque sur les cuisses, qu'il avait blanches et rondes, aussi rondes et aussi blanches que des cuisses de femme...

—Viens ici!... fit-il...

Je m'approchai un peu tremblante. Sans une parole, il me prit par la taille, me renifla, me força à m'asseoir près de lui, sur le rebord du lit...

—Oh! monsieur Xavier!... soupirai-je, en me débattant mollement... Finissez... je vous en prie... Si vos parents vous voyaient?

Mais, il se mit à rire:

—Mes parents... Oh! tu sais... mes parents... j'en ai soupé...

C'était un mot qu'il avait comme ça. Quand on lui demandait quelque chose, il répondait: «J'en ai soupé.» Et il avait soupé de tout...

Afin de retarder un peu le moment de la suprême attaque, car ses mains sur mon corsage devenaient impatientes, envahissantes, je questionnai:

—Il y a une chose qui m'intrigue, monsieur Xavier... Comment se fait-il qu'on ne vous voie jamais aux dîners de Madame?

—Tu ne voudrais pas, mon chou... Ah! non, tu sais... ils me rasent les dîners de Madame.

—Et comment se fait-il, insistai-je, que votre chambre soit la seule pièce de la maison où il n'y ait pas de portrait du pape?

Cette observation le flatta... Il répondit:

—Mais, mon petit bébé, je suis anarchiste, moi... La religion... les jésuites... les curés... Ah! non... je les ai assez vus... J'en ai soupé... Une société composée de gens comme papa et comme maman?... Ah! tu sais... N'en faut plus!...

Maintenant, je me sentais à l'aise avec M. Xavier... en qui je retrouvais, avec les mêmes vices, l'accent traînant des voyous de Paris... Il me semblait que je le connaissais depuis des années et des années. À son tour, il m'interrogea:

—Dis-moi?... Est-ce que tu marches avec papa...?

—Votre père... m'écriai-je... simulant d'être scandalisée... Ah! monsieur Xavier... un si saint homme!

Son rire redoubla, éclata tout à fait:

—Papa!... ah! papa!... Mais il couche avec toutes les bonnes, ici, papa... C'est sa toquade, les bonnes. Il n'y a plus que les bonnes qui l'excitent. Alors, tu n'as pas encore marché avec papa?... Tu m'épates...

—Ah! non, répliquai-je... riant, moi aussi... Seulement, il m'apporte le Fin de Siècle... le Rigolo... les Petites Femmes de Paris...

Cela le mit en délire de joie, et pouffant davantage:

—Papa... s'écria-t-il... non... il est épatant, papa!...

Et, lancé, désormais, il débita sur un ton comique:

—C'est comme maman... Hier, elle m'a encore fait une scène... Je la déshonore, elle et papa... Ainsi, tu crois?... Et la religion, et la société... et tout!... C'est tordant... Alors je lui ai déclaré: «Ma petite mère chérie, c'est entendu... je me rangerai... le jour où tu auras renoncé à avoir des amants...» Tapé, hein?... Ça l'a fait taire... Ah! non, tu sais... ils m'assomment, mes auteurs... J'en ai soupé de leurs histoires... À propos... tu connais bien Fumeau?

—Non, monsieur Xavier.

—Mais si... mais si... Anthime Fumeau?

—Je vous assure.

—Un gros... tout jeune... très rouge de figure... ultra-chic... les plus beaux attelages de Paris?... Fumeau... voyons trois millions de rente... Tartelette Cabri?... Mais si, tu le connais...

—Puisque je ne le connais pas.

—Tu m'épates!... Tout le monde le connaît, voyons... Le biscuit Fumeau, ah?... Celui qui a eu son conseil judiciaire, il y a deux mois? Y es-tu?

—Pas du tout, je vous jure, monsieur Xavier.

—N'importe, petite dinde!... Eh bien, j'en ai fait une bonne avec Fumeau, l'année dernière... une très bonne... Devine quoi?... Tu ne devines pas?

—Comment voulez-vous que je devine, puisque je ne le connais pas?...

—Eh bien, voilà, mon petit bébé... Fumeau, je l'ai mis avec ma mère... Parole!... C'était trouvé, hein?... Et le plus drôle, c'est que maman, en deux mois, a fait casquer Fumeau de trois cent mille balles... Et papa donc, pour ses oeuvres!... Ah! ils ont le truc!... Ils la connaissent!... Sans ça, la maison sautait. On était à bout de dettes... Les curés eux-mêmes ne voulaient plus rien savoir... Qu'est-ce que tu dis de ça, toi?

—Je dis, monsieur Xavier, que vous avez une drôle de façon de traiter la famille.

—Que veux-tu? mon chou... je suis anarchiste, moi... La famille, j'en ai soupé...

—Pendant ce temps-là, il avait dégrafé mon corsage, un ancien corsage de Madame qui me seyait à ravir...

—Oh! monsieur Xavier... monsieur Xavier... vous êtes une petite canaille... C'est très mal.

J'essayais, pour la forme, de me défendre. Tout à coup, il mit, doucement, sa main sur ma bouche:

—Tais-toi! fit-il.

Et me renversant sur le lit:

—Oh! comme tu sens bon! chuchota-t-il Petite putain, tu sens maman...

Ce matin-là, Madame fut particulièrement gentille avec moi...

—Je suis très contente de votre service, me dit-elle... Mary, je vous augmente de dix francs.

—Si, chaque fois, elle m'augmente de dix francs?... songeai-je... Alors, ça va bien... C'est plus convenable...

Ah! quand je pense à tout cela... Moi aussi, j'en ai soupé...

La passion ou plutôt la toquade de M. Xavier ne dura pas longtemps. Il eut vite «soupé de moi». Pas une minute, du reste, je n'avais eu le pouvoir de le retenir à la maison. Plusieurs fois, en entrant dans sa chambre, le matin, je trouvai la couverture intacte et le lit vide. M. Xavier n'était pas rentré de la nuit. La cuisinière le connaissait bien et elle avait dit vrai: «Il aime mieux les cocottes, cet enfant...» Il allait à ses habitudes, à ses plaisirs coutumiers, à ses noces, comme auparavant... Ces matins-là, j'éprouvais au coeur un serrement douloureux, et, toute la journée, j'étais triste, triste!...

Le malheur, en tout cela, est que M. Xavier n'avait point de sentiment... Il n'était pas poétique comme M. Georges. En dehors de «la chose», je n'existais pas pour lui, et «la chose» faite... va te promener.... il ne m'accordait plus la moindre attention. Jamais il ne m'adressa une parole émue, gentille, comme en ont les amoureux dans les livres et dans les drames. D'ailleurs il n'aimait rien de ce que j'aimais... il n'aimait pas les fleurs, à l'exception des gros oeillets dont il parait la boutonnière de son habit... C'est si bon, pourtant, de ne pas toujours penser à la bagatelle, de se murmurer des choses qui caressent le coeur, d'échanger des baisers désintéressés, de se regarder, durant des éternités, dans les yeux... Mais les hommes sont des êtres trop grossiers... ils ne sentent pas ces joies-là... ces joies si pures et si bleues... Et c'est grand dommage... M. Xavier, lui, ne connaissait que le vice, ne trouvait de plaisir que dans la débauche... En amour, tout ce qui n'était pas vice et débauche le rasait.

—Ah! non... tu sais... c'est rasant... J'en ai soupé de la poésie... La petite fleur bleue... faut laisser ça à papa...

Quand il s'était assouvi, je redevenais instantanément la créature impersonnelle, la domestique à qui il donnait des ordres et qu'il rudoyait de son autorité de maître, de sa blague cynique de gamin. Je passais sans transition de l'état de bête d'amour à l'état de bête de servage... Et il me disait souvent, avec un rire du coin de la bouche, un affreux rire en scie qui me froissait, m'humiliait:

—Et papa?... Vrai?... tu n'as pas encore couché avec papa?... Tu m'étonnes...

Une fois, je n'eus pas la force de dissimuler mes larmes... elles m'étouffaient. M. Xavier se fâcha:

—Ah! non... tu sais... Ça, c'est le comble du rasoir... Des larmes, des scènes?... Faut rentrer ça, mon chou... ou sinon, bonsoir... J'en ai soupé de ces bêtises-là...

Moi, quand je suis encore sous le frisson du bonheur, j'aime à retenir dans mes bras longtemps, longtemps, le petit homme qui me l'a donné... Après les secousses de la volupté, j'ai besoin—un besoin immense, impérieux—de cette détente chaste, de cette pure étreinte, de ce baiser qui n'est plus la morsure sauvage de la chair, mais la caresse idéale de l'âme... J'ai besoin de monter de l'enfer de l'amour, de la frénésie du spasme, dans le paradis de l'extase... dans la plénitude, dans le silence délicieux et candide de l'extase... M. Xavier, lui, avait soupé de l'extase... Tout de suite, il s'arrachait à mes bras, à cette étreinte, à ce baiser qui lui devenait physiquement intolérable. Il semblait vraiment que nous n'eussions rien mêlé de nous en nous... que nos sexes, que nos bouches, que nos âmes n'eussent pas été un instant confondus dans le même cri, dans le même oubli, dans la même mort merveilleuse. Et, voulant le retenir sur ma poitrine, entre mes jambes nerveusement nouées aux siennes, il se dégageait, me repoussait brutalement, sautait du lit:

—Ah! non... tu sais... Elle est mauvaise...

Et il allumait une cigarette...

Rien ne m'était pénible comme de voir que je n'eusse pas laissé la moindre trace d'affection, pas la plus petite tendresse dans son coeur, bien que je me pliasse à tous les caprices de sa luxure, que j'acceptasse à l'avance, que je devançasse même toutes ses fantaisies... Et Dieu sait, s'il en avait d'extraordinaires, Dieu sait s'il en avait d'effrayantes!... Ce qu'il était corrompu, ce morveux!... Pire qu'un vieux... plus inventif et plus féroce dans la débauche qu'un sénile impuissant ou un prêtre satanique.

Cependant, je crois que je l'aurais aimé, la petite canaille, que je me serais dévouée à lui, malgré tout, comme une bête... Aujourd'hui, encore, je songe avec des regrets à sa frimousse effrontée, cruelle et jolie... à sa peau parfumée... à tout ce que sa luxure avait d'atroce et d'exaltant, tour à tour... Et j'ai souvent sur mes lèvres, où tant de lèvres depuis auraient dû l'effacer, le goût acide, la brûlure de son baiser... Ah! monsieur Xavier... monsieur Xavier!


Un soir, avant le dîner, comme il rentrait pour s'habiller—Dieu qu'il était gentil en habit!—et que je disposais avec soin ses affaires dans le cabinet de toilette, il me demanda sans un embarras, sans une hésitation, presque sur un ton impératif, de même qu'il m'eût demandé de l'eau chaude:

—Est-ce que tu as cinq louis?... J'ai absolument besoin de cinq louis, ce soir. Je te les rendrai demain...

Précisément, Madame m'avait payé mes gages le matin... Le savait-il?

—Je n'ai que quatre-vingt-dix francs, répondis-je, un peu honteuse, honteuse de sa demande, peut-être... honteuse surtout, je crois, de ne pas posséder toute la somme qu'il me demandait:

—Ça ne fait rien... dit-il... va me chercher ces quatre-vingt-dix francs... Je te les rendrai demain...

Il prit l'argent, me remercia par un: «C'est bon!» sec et bref, qui me glaça le coeur. Puis, me tendant son pied, d'un mouvement brutal...

—Noue les cordons de mes souliers... ordonna-t-il, insolemment... Vite, je suis pressé...

Je le regardai tristement, implorant:

—Alors, vous ne dînez pas ici, ce soir, monsieur Xavier?

—Non... je dîne en ville... Dépêche-toi...

En nouant ses cordons, je gémis:

—Alors, vous allez encore faire la noce avec de sales femmes?... Et vous ne rentrerez pas de la nuit?... Et moi, toute la nuit, je vais pleurer... Ça n'est pas gentil, monsieur Xavier...

Sa voix devint dure et tout à fait méchante.

—Si c'est pour me dire ça, que tu m'as prêté tes quatre-vingt-dix francs... tu peux les reprendre... Reprends-les...

—Non... non... soupirai-je... Vous savez bien que ce n'est pas pour ça...

—Eh bien... fiche-moi la paix!...

Il eut vite fini d'être habillé... et il partit sans m'embrasser, sans me dire un mot...

Le lendemain, il ne fut pas question de me rendre l'argent, et je ne voulus pas le réclamer. Ça me faisait plaisir qu'il eût quelque chose de moi... Et je comprends qu'il y ait des femmes qui se tuent de travail, des femmes qui se vendent aux passants, la nuit, sur les trottoirs, des femmes qui volent, des femmes qui tuent... afin de rapporter un peu d'argent et de procurer des gâteries au petit homme qu'elles aiment. Voilà qui m'est passé par exemple... Est-ce que, vraiment, cela m'est passé autant que je l'affirme? Hélas, je n'en sais rien... Il y a des moments où devant un homme, je me sens si molle... si molle... sans volonté, sans courage, et si vache... ah! oui... si vache!...


Madame ne tarda pas à changer d'allures vis-à-vis de moi. De gentille qu'elle avait été jusqu'ici, elle devint dure, exigeante, tracassière... Je n'étais qu'une sotte... je ne faisais jamais rien de bien... j'étais maladroite, malpropre, mal élevée, oublieuse, voleuse... Et sa voix si douce, au début, si camarade, prenait maintenant un mordant de vinaigre. Elle me donnait des ordres sur un ton cassant... rabaissant... Finies les séances de chiffonnage, de cold-cream, de poudre de riz, et les confidences secrètes, et les recommandations intimes, gênantes au point que les premiers jours je m'étais demandé, et que je me demande encore, si Madame n'était point pour femme?... Finie cette camaraderie louche que je sentais bien, au fond, n'être point de la bonté, et par où s'en était allé mon respect pour cette maîtresse qui me haussait jusqu'à son vice... Je la rabrouai d'importance, forte de toutes les infamies apparentes ou voilées de cette maison. Nous en arrivâmes à nous quereller, ainsi que des harangères, nous jetant nos huit jours à la tête comme de vieux torchons sales...

—Pour quoi prenez-vous donc ma maison? criait-elle... Êtes-vous donc chez une fille, ici?...

Non, mais ce toupet!... Je répondais:

—Ah! elle est propre, votre maison... vous pouvez vous en vanter... Et vous?... parlons-en... ah! parlons-en!... vous êtes propre aussi... Et Monsieur donc?... Oh! là là!... Avec ça qu'on ne vous connaît pas dans le quartier... et dans Paris... Mais ça n'est qu'un cri, partout... Votre maison?... Un bordel... Et, encore, il y a des bordels qui sont moins sales que votre maison...

C'est ainsi que ces querelles allaient jusqu'aux pires insultes, jusqu'aux plus ignobles menaces; elles descendaient jusqu'au vocabulaire des filles publiques et des maisons centrales... Et puis, tout à coup cela s'apaisait... Il suffisait que M. Xavier fût repris pour moi d'un goût passager, hélas!... Alors recommençaient les familiarités louches, les complicités honteuses, les cadeaux de chiffons, les promesses de gages doublés, les lavages à la crème Simon—c'est plus convenable—les initiations aux mystères des parfumeries raffinées... Madame réglait thermométriquement sa conduite envers moi sur celle de M. Xavier... Les bontés de l'une suivaient immédiatement les caresses de l'autre; l'abandon du fils s'accompagnait des insolences de la mère... J'étais la victime, sans cesse ballottée, des fluctuations énervantes par où passait l'intermittent amour de ce gamin capricieux et sans coeur... C'est à croire que Madame dût nous espionner, écouter à la porte, se rendre compte par elle-même des phases différentes que nos relations traversaient... Mais non... Elle avait l'instinct du vice, voilà tout... Elle le flairait à travers les murs, à travers les âmes, ainsi qu'une chienne hume dans le vent l'odeur lointaine du gibier.


Quant à Monsieur, il continuait de sautiller parmi tous ces événements, parmi tous les drames cachés de cette maison, alerte, affairé, cynique et comique. Le matin, il disparaissait, avec sa figure de petit faune rose et rasé, ses dossiers, ses serviettes bourrées de brochures pieuses et d'obscènes journaux. Le soir, il réapparaissait, cravaté de respectabilité, bardé de socialisme chrétien, la démarche un peu plus lente, le geste un peu plus onctueux, le dos légèrement voûté, sans doute sous le poids des bonnes oeuvres accomplies dans la journée... Régulièrement, le vendredi, c'était toujours, presque sans variantes, la même scène burlesque.

—Qu'est-ce qu'il y a là-dedans? faisait-il, en me montrant sa serviette.

—Des cochonneries... répondais-je, en riant.

—Mais non... des gaudrioles...

Et il me les distribuait, attendant pour se déclarer, que je fusse à point, et se contentant de me sourire d'un air complice, de me caresser le menton, de me dire, en passant sa langue sur ses lèvres:

—Hé!... hé!... Elle est très drôlette, cette petite...

Sans décourager Monsieur, je m'amusais de son manège et je me promettais bien de saisir l'occasion éclatante et prochaine de le remettre vivement à sa place.

Un après-midi, je fus très surprise de le voir entrer dans la lingerie où j'étais seule à rêvasser tristement sur mon ouvrage. Le matin, j'avais eu avec M. Xavier une scène pénible et l'impression n'en était pas encore effacée... Monsieur referma la porte doucement, déposa sa serviette sur la grande table, près d'une pile de draps, et, venant à moi, il me prit les mains, les tapota. Sous la paupière battante, son oeil virait, comme celui d'une vieille poule, accouflée dans le soleil. Il était à mourir de rire.

—Célestine... dit-il... moi, j'aime mieux vous appeler Célestine... cela ne vous froisse pas?

J'avais beaucoup de peine à ne pas éclater...

—Mais non, Monsieur... répondis-je, en me tenant sur la défensive.

—Eh bien, Célestine... je vous trouve charmante... voilà!

—Vrai, Monsieur?

—Adorable, même... adorable... adorable!

—Oh! Monsieur...

Ses doigts avaient quitté ma main... ils remontaient le long de mon corsage, chargés de désirs, et de là, ils me caressaient le cou, le menton, la nuque, de petits attouchements gras, mous et pianoteurs.

—Adorable... adorable!... soufflait-il.

Il voulut m'embrasser. Je me reculai un peu, pour éviter ce baiser:

—Restez, Célestine... je vous en prie... Je t'en prie!... Cela ne t'ennuie pas que je te tutoie?

—Non, Monsieur... cela m'étonne.

—Cela t'étonne... petite coquine... cela t'étonne?... Ah! tu ne me connais pas!...

Il n'avait plus la voix sèche. Une bave menue moussait à ses lèvres.

—Écoute-moi, Célestine. La semaine prochaine je vais à Lourdes... oui, j'emmène à Lourdes un pèlerinage... Veux-tu venir à Lourdes?... J'ai un moyen de t'emmener à Lourdes... Veux-tu venir?... On ne s'apercevra de rien... Tu resteras à l'hôtel... tu te promèneras, tu feras ce que tu voudras... Moi, le soir, j'irai te retrouver dans ta chambre... dans ta chambre... dans ton lit, petite coquine! Ah! ah! tu ne me connais pas... tu ne sais pas tout ce que je suis capable de faire. Avec l'expérience d'un vieillard, j'ai les ardeurs d'un jeune homme... Tu verras... tu verras... Oh! tes grands yeux polissons!...

Ce qui me stupéfiait, ce n'était pas la proposition en elle-même,—je l'attendais depuis longtemps,—c'était la forme imprévue que Monsieur lui donnait. Pourtant, je gardai tout mon sang-froid. Et désireuse d'humilier ce vieux paillard, de lui montrer que je n'avais pas été la dupe des sales calculs de Madame et des siens, je lui cinglai, en pleine figure, ces mots:

—Et M. Xavier?... Dites-donc, il me semble que vous oubliez M. Xavier?... Qu'est-ce qu'il fera, lui, pendant que nous rigolerons à Lourdes, aux frais de la chrétienté?

Une lueur trouble... oblique... un regard de fauve surpris, s'alluma dans les ténèbres de ses yeux... Il balbutia:

—M. Xavier?

—Hé oui!...

—Pourquoi me parlez-vous de M. Xavier?... Il ne s'agit pas de M. Xavier... M. Xavier n'a rien à faire ici...

Je redoublai d'insolence...»

—Votre parole?... Non, mais ne faites donc pas le malin... Suis-je gagée, oui ou non, pour coucher avec M. Xavier?... Oui, n'est-ce pas?... Eh bien, je couche avec lui... Mais vous?... Ah! non... ça n'est pas dans les conventions... Et puis... vous savez, mon petit père... vous n'êtes pas mon type.

Et je lui éclatai de rire au visage.

Il devint pourpre, ses yeux flambèrent de colère. Mais il ne crut pas prudent d'engager une discussion, pour laquelle j'étais terriblement armée. Il ramassa avec précipitation sa serviette et s'esquiva poursuivi par mes rires...

Le lendemain, à propos de rien, Monsieur m'adressa une observation grossière. Je m'emportai... Madame survint... Je devins folle de colère. La scène qui se passa entre nous trois fut tellement effrayante, tellement ignoble, que je renonce à la décrire. Je leur reprochai, en termes intraduisibles, toutes leurs saletés, toutes leurs infamies, je leur réclamai l'argent, prêté à M. Xavier. Ils écumaient. Je saisis un coussin et le lançai violemment à la tête de Monsieur.

—Allez-vous-en!... Sortez d'ici, tout de suite... tout de suite, hurlait Madame, qui menaçait de me déchirer le visage avec ses ongles...

—Je vous raye de ma société... vous ne faites plus partie de ma société... fille perdue... prostituée!... vociférait Monsieur, en bourrant, de coups de poing, sa serviette...

Finalement, Madame me retint mes huit jours, refusa de payer les quatre-vingt-dix francs de M. Xavier, m'obligea à lui rendre toutes les frusques qu'elle m'avait données...

—Vous êtes tous des voleurs... criai-je... vous êtes tous des maquereaux!...

Et je m'en allai, en les menaçant du commissaire de police et du juge de paix...

—Ah! c'est du potin que vous voulez.—Eh bien, allons-y, tas de fripouilles!

Hélas, le commissaire de police prétendit que cela ne le regardait pas. Le juge de paix m'engagea à étouffer l'affaire. Il expliqua:

—D'abord, Mademoiselle, on ne vous croira pas... Et c'est juste, remarquez bien... Que deviendrait la société si un domestique pouvait avoir raison d'un maître?... Il n'y aurait plus de société, Mademoiselle... ce serait l'anarchie...

Je consultai un avoué: il me demanda deux cents francs. J'écrivis à M. Xavier: il ne me répondit pas... Alors je fis le compte de mes ressources... Il me restait trois francs cinquante... et le pavé de la rue.




XIII



13 novembre.

Et je me revois à Neuilly, chez les soeurs de Notre-Dame des Trente-six-Douleurs, espèce de maison de refuge, en même temps que bureau de placement, pour les bonnes. C'est un bel établissement—matiche—à façade blanche, au fond d'un grand jardin. Dans le jardin orné, tous les cinquante pas, de statues de la Vierge, s'élève une petite chapelle toute neuve et somptueuse, bâtie avec l'argent des quêtes. De grands arbres l'entourent. Et, toutes les heures, on entend tinter les cloches... C'est si gentil d'entendre tinter les cloches... ça remue dans le coeur des choses oubliées et si anciennes!... Quand les cloches tintent, je ferme les yeux, j'écoute, et je revois des paysages que je n'ai jamais vus peut-être et que je reconnais tout de même, des paysages très doux, imprégnés de tous les souvenirs transformés de l'enfance et de la jeunesse... et des binious... et, sur la lande, au bord des grèves, des déroulées lentes de foules en fête... Ding... din... dong!... Ça n'est pas très gai... ça n'est pas la même chose que la gaîté, c'est même triste au fond, triste comme de l'amour... Mais j'aime ça... A Paris, on n'entend jamais que la corne du fontainier et l'assourdissante trompette des tramways.

Chez les soeurs de Notre-Dame des Trente-six-Douleurs, on est logée dans des galetas de dortoirs, sous les combles; on est nourrie maigrement de viandes de rebut, de légumes gâtés, et l'on paie vingt-cinq sous par jour à l'Institution. C'est-à-dire qu'elles retiennent, quand elles vous ont placée, ces vingt-cinq sous sur vos gages... Elles appellent ça vous placer pour rien. En outre, il faut travailler, depuis six heures du matin jusqu'à neuf heures du soir, comme les détenues des maisons centrales... Jamais de sorties... Les repas et les exercices religieux remplacent les récréations... Ah! elles ne s'embêtent pas, les bonnes soeurs, comme dirait M. Xavier... et leur charité est un fameux truc... Elles vous posent un lapin, quoi!... Mais voilà... je serai bête toute ma vie... Les dures leçons de choses, les malheurs ne m'apprennent jamais rien, ne me servent de rien... J'ai l'air comme ça de crier, de faire le diable et, finalement, je suis toujours roulée par tout le monde.

Plusieurs fois, des camarades m'avaient parlé des soeurs de Notre-Dame des Trente-six-Douleurs:

—Oui, ma chère, paraît qu'il ne vient que de chics types dans la boîte... des comtesses... des marquises... On peut tomber sur des places épatantes.

Je le croyais... Et puis, dans ma détresse, je m'étais souvenue avec attendrissement, nigaude que je suis, des années heureuses, passées chez les petites soeurs de Pont-Croix... Du reste, il fallait bien aller quelque part... Quand on n'a pas le sou, on ne fait pas la fière...

Lorsque j'arrivai là, il y avait une quarantaine de bonnes... Beaucoup venaient de très loin, de Bretagne, d'Alsace, du Midi, n'ayant encore servi nulle part, et gauches, empotées, le teint plombé, avec des mines sournoises et des yeux singuliers qui, par-dessus les murs du couvent, s'ouvraient sur le mirage de Paris, là-bas... Les autres, plus à la coule, sortaient de place, comme moi.

Les soeurs me demandèrent d'où je venais, ce que je savais faire, si j'avais de bons certificats, s'il me restait de l'argent. Je leur contai des blagues et elles m'accueillirent, sans plus de renseignements, en disant:

—Cette chère enfant!... nous lui trouverons une bonne place.

Toutes, nous étions leurs «chères enfants». En attendant cette bonne place promise, chacune de ces chères enfants était occupée à quelque ouvrage, selon ses aptitudes. Celles-ci faisaient la cuisine et le ménage; celles-là travaillaient au jardin, bêchaient la terre, comme des terrassiers... Moi, je fus mise tout de suite à la couture, ayant, disait la soeur Boniface, les doigts souples et l'air distingué... Je commençai par ravauder les culottes de l'aumônier et les caleçons d'une espèce de capucin qui, dans le moment, prêchait une retraite à la chapelle... Ah! ces culottes!... Ah! ces caleçons!... Pour sûr qu'ils ne ressemblaient pas à ceux de M. Xavier... Ensuite, l'on me confia des besognes moins ecclésiastiques, tout à fait profanes, des ouvrages de fine et délicate lingerie, par quoi je me retrouvai dans mon élément... Je participai à la confection d'élégants trousseaux de mariage, de riches layettes, commandés aux bonnes soeurs par des dames charitables et riches qui s'intéressaient à l'établissement.

Tout d'abord, après tant de secousses, malgré la mauvaise nourriture, les culottes de l'aumônier, le peu de liberté, malgré tout ce que je pouvais deviner d'exploitation âpre, je goûtai une réelle douceur dans ce calme, dans ce silence... Je ne raisonnais pas trop... Un besoin de prier était en moi. Le remords, ou plutôt la lassitude de ma conduite passée m'incitait aux fervents repentirs... Plusieurs fois de suite, je me confessai à l'aumônier, celui-là même dont j'avais raccommodé les sales culottes, ce qui faisait naître en moi, tout de même, en dépit de ma sincère piété, des pensées irrévérencieuses et folâtres... C'était un drôle de bonhomme que cet aumônier, tout rond, tout rouge, un peu rude de manières et de langage, et qui sentait le vieux mouton. Il m'adressait des questions étranges, insistait de préférence sur mes lectures.

—De l'Armand Silvestre?... Oui... Ah!... Eh, mon Dieu! c'est cochon sans doute... Je ne vous donne pas ça pour l'Imitation... non... Mais ça n'est pas dangereux... Ce qu'il ne faut pas lire, ce sont les livres impies... les livres contre la religion... tenez, par exemple Voltaire... Ça, jamais... Ne lisez jamais du Voltaire... c'est un péché mortel... ni du Renan... ni de l'Anatole France... Voilà qui est dangereux...

—Et Paul Bourget, mon père?...

—Paul Bourget!... Il entre dans la bonne voie... je ne dis pas non... je ne dis pas non... Mais son catholicisme n'est pas sincère... pas encore; du moins il est très mêlé... Ça me fait l'effet, votre Paul Bourget, d'une cuvette... oui, là... d'une cuvette où l'on s'est lavé n'importe quoi... et où nagent, parmi du poil et de la mousse de savon... les olives du Calvaire... Il faut attendre, encore... Huysmans, tenez... c'est raide... ah! sapristi, c'est très raide... mais orthodoxe...

Et il me disait encore:

—Oui... Ah!... Vous faisiez des folies de votre corps?... Ça n'est pas bien. Mon Dieu!... c'est toujours mal... Mais, pécher pour pécher, encore faut-il mieux pécher avec ses maîtres... quand ce sont des personnes pieuses... que toute seule, ou bien avec des gens de même condition que soi... C'est moins grave... ça irrite moins le bon Dieu... Et peut-être que ces personnes ont des dispenses... Beaucoup ont des dispenses...

Comme je lui nommais M. Xavier et son père:

—Pas de noms... s'écriait-il... je ne vous demande pas de noms... ne me dites jamais de noms... Je ne suis point de la police... D'ailleurs, ce sont des personnes riches et respectables que vous me nommez-là... des personnes extrêmement religieuses... Par conséquent, c'est vous qui avez tort... vous qui vous insurgez contre la morale et contre la société....

Ces conversations ridicules et surtout ces culottes dont je ne parvenais pas à effacer, dans mon esprit, l'importune et trop humaine image, refroidirent considérablement mon zèle religieux, mes ardeurs de repentie. Le travail aussi m'agaça. Il me donnait la nostalgie de mon métier. J'avais des désirs impatients de m'évader de cette prison, de retourner aux intimités des cabinets de toilette. Je soupirais après les armoires, pleines de lingeries odorantes, les garde-robes où bouffent les taffetas, où craquent les satins et les velours si doux à manier... et les bains où, sur les chairs blondes, moussent les savons onctueux. Et les histoires de l'office, et les aventures imprévues, le soir dans l'escalier et dans les chambres!... C'est curieux, vraiment... Quand je suis en place, ces choses-là me dégoûtent; quand je suis sans place, elles me manquent... J'étais lasse aussi, lasse à l'excès, écoeurée de ne manger depuis huit jours que des confitures faites avec des groseilles tournées, dont les bonnes soeurs avaient acheté un lot au marché de Levallois. Tout ce que les saintes femmes pouvaient arracher au tombereau d'ordures, c'était bon pour nous...

Ce qui acheva de m'irriter ce fut l'évidente, la persistante effronterie avec laquelle nous étions exploitées. Leur truc était simple et c'est à peine si elles le dissimulaient. Elles ne plaçaient que les filles incapables de leur être utiles. Celles dont elles pouvaient tirer un profit quelconque, elles les gardaient prisonnières, abusant de leurs talents, de leur force, de leur naïveté. Comble de la charité chrétienne, elles avaient trouvé le moyen d'avoir des domestiques, des ouvrières qui les payassent et qu'elles dépouillaient, sans un remords, avec un inconcevable cynisme, de leurs modestes ressources, de leurs toutes petites économies, après avoir gagné sur leur travail... Et les frais couraient toujours.

Je me plaignis d'abord faiblement, ensuite plus rudement qu'elles ne m'eussent pas appelée, une seule fois, au parloir. Mais à toutes mes plaintes elles répondaient, les saintes-nitouches:

—Un peu de patience, ma chère enfant... Nous pensons à vous, ma chère enfant... pour une place excellente... nous cherchons, pour vous, une place exceptionnelle... Nous savons ce qui vous convient... Il ne s'en est pas encore présenté une seule, comme nous la voulons pour vous, comme vous la méritez...

Les jours, les semaines s'écoulaient; les places n'étaient jamais assez bonnes, assez exceptionnelles pour moi... Et les frais couraient toujours.

Bien qu'il y eût une surveillante au dortoir, il s'y passait, chaque nuit, des choses à faire frémir. Dès que la surveillante avait terminé sa ronde et que tout semblait dormir, alors on voyait des ombres blanches se lever, glisser, entrer dans des lits, sous les rideaux refermés... Et l'on entendait de petits bruits de baisers étouffés, de petits cris, de petits rires, de petits chuchotements... Elles ne se gênaient guères, les camarades... A la lueur trouble et tremblante de la lampe qui pendait du plafond au milieu du dortoir, bien des fois, j'ai assisté à des scènes d'une indécence farouche et triste... Les bonnes soeurs, saintes femmes, fermaient les yeux pour ne rien voir, se bouchaient les oreilles pour ne rien entendre... Ne voulant point de scandale chez elles—car elles eussent été obligées de renvoyer les coupables—elles toléraient ces horreurs, en feignant de les ignorer... Et les frais couraient toujours.

Heureusement, au plus fort de mes ennuis, j'eus la joie de voir entrer dans l'établissement une petite amie, Clémence, que j'appelais Cléclé... et que j'avais connue dans une place, rue de l'Université... Cléclé était charmante, toute blonde, toute rose et délurée... et d'une vivacité, d'une gaîté!... Elle riait de tout, acceptait tout, se trouvait bien partout. Dévouée et fidèle, elle n'avait qu'un plaisir: rendre service. Vicieuse jusque dans les moelles, son vice n'avait rien de répugnant, à force d'être gai, ingénu, naturel. Elle portait le vice comme une plante des fleurs, comme un cerisier des cerises... Son bavardage de gentil oiseau me fit oublier quelques jours mes embêtements, endormit mes révoltes... Comme nos deux lits étaient l'un près de l'autre, nous nous mîmes ensemble, dès la seconde nuit... Qu'est-ce que vous voulez?... L'exemple, peut-être... et, peut-être aussi le besoin de satisfaire une curiosité qui me trottait par la tête, depuis longtemps... C'était, du reste, la passion de Cléclé... depuis qu'elle avait été débauchée, il y a plus de quatre ans, par une de ses maîtresses, la femme d'un général...

Une nuit que nous étions couchées ensemble elle me raconta à voix basse, avec de drôles de chuchotements, qu'elle sortait de chez un magistrat, à Versailles:

—Figure-toi qu'il n'y avait que des bêtes dans la turne... des chats, trois perroquets... un singe... deux chiens... Et il fallait soigner tout ça... Rien n'était assez bon pour eux... Nous, tu penses, on nous collait de vieux rogatons, kif-kif à la boîte... Eux, c'étaient des restes de volaille, des crèmes, des gâteaux, de l'eau d'Évian, ma chère!... Oui, elles ne buvaient que de l'eau d'Évian, les sales bêtes, à cause de la typhoïde dont il y avait une épidémie, à Versailles... Cet hiver, Madame eut le toupet d'enlever le poêle de ma chambre pour l'installer dans la pièce où couchaient le singe et les chats. Ainsi, tu crois?... Je les détestais, surtout un des chiens... une horreur de vieux carlin qui était toujours fourré sous mes jupons... bien que je le bourrasse de coups de pied... L'autre matin, Madame me surprit à le battre... Tu vois la scène... Elle me mit à la porte en cinq-secs... Et si tu savais, ma chère, ce chien...

Dans un éclat de rire qu'elle étouffa sur ma poitrine, entre mes seins:

—Eh bien... ce chien... acheva-t-elle... il avait des passions comme un homme...

Non! cette Cléclé!... ce qu'elle était rigolote et gentille!...


On ne se doute pas de tous les embêtements dont sont poursuivis les domestiques, ni de l'exploitation acharnée, éternelle qui pèse sur eux. Tantôt les maîtres, tantôt les placiers, tantôt les institutions charitables, sans compter les camarades, car il y en a de rudement salauds. Et personne ne s'intéresse à personne. Chacun vit, s'engraisse, s'amuse de la misère d'un plus pauvre que soi. Les scènes changent; les décors se transforment; vous traversez des milieux sociaux différents et ennemis; et les passions restent les mêmes, les mêmes appétits demeurent. Dans l'appartement étriqué du bourgeois, ainsi que dans le fastueux hôtel du banquier, vous retrouvez des saletés pareilles, et vous vous heurtez à de l'inexorable. En fin de compte, pour une fille comme je suis, le résultat est qu'elle soit vaincue d'avance, où qu'elle aille et quoi qu'elle fasse. Les pauvres sont l'engrais humain où poussent les moissons de vie, les moissons de joie que récoltent les riches, et dont ils mésusent si cruellement, contre nous...

On prétend qu'il n'y a plus d'esclavage... Ah! voilà une bonne blague, par exemple... Et les domestiques, que sont-ils donc, eux, sinon des esclaves?... Esclaves de fait, avec tout ce que l'esclavage comporte de vileté morale, d'inévitable corruption, de révolte engendreuse de haines... Les domestiques apprennent le vice chez leurs maîtres... Entrés purs et naïfs—il y en a—dans le métier, ils sont vite pourris, au contact des habitudes dépravantes. Le vice, on ne voit que lui, on ne respire que lui, on ne touche que lui... Aussi, ils s'y façonnent de jour en jour, de minute en minute, n'ayant contre lui aucune défense, étant obligés au contraire de le servir, de le choyer, de le respecter. Et la révolte vient de ce qu'ils sont impuissants à le satisfaire et à briser toutes les entraves mises à son expansion naturelle. Ah! c'est extraordinaire... On exige de nous toutes les vertus, toutes les résignations, tous les sacrifices, tous les héroïsmes, et seulement les vices qui flattent la vanité des maîtres et ceux qui profitent à leur intérêt: tout cela pour du mépris et pour des gages variant entre trente-cinq et quatre-vingt-dix francs par mois... Non, c'est trop fort!... Ajoutez que nous vivons dans une lutte perpétuelle, dans une perpétuelle angoisse, entre le demi-luxe éphémère des places et la détresse des lendemains de chômage; que nous avons la conscience des suspicions blessantes qui nous accompagnent partout, qui, partout, devant nous, verrouillent les portes, cadenassent les tiroirs, ferment à triple tour les serrures, marquent les bouteilles, numérotent les petits fours et les pruneaux, et, sans cesse, glissent sur nos mains, dans nos poches, dans nos malles, la honte des regards policiers. Car il n'y a pas une porte, pas une armoire, pas un tiroir, pas une bouteille, pas un objet qui ne nous crie: «Voleuse!... voleuse!... voleuse!» Ajoutez encore la vexation continue de cette inégalité terrible, de cette disproportion effrayante dans la destinée, qui, malgré les familiarités, les sourires, les cadeaux, met entre nos maîtresses et nous un intraversable espace, un abîme, tout un monde de haines sourdes, d'envies rentrées, de vengeances futures... disproportion rendue à chaque minute plus sensible, plus humiliante, plus ravalante par les caprices et même par les bontés de ces êtres sans justice, sans amour, que sont les riches... Avez-vous réfléchi, un instant, à ce que nous pouvons ressentir de haines mortelles et légitimes, de désirs de meurtre, oui, de meurtre, lorsque pour exprimer quelque chose de bas, d'ignoble, nous entendons nos maîtres s'écrier devant nous, avec un dégoût qui nous rejette si violemment hors l'humanité: «Il a une âme de domestique... C'est un sentiment de domestique...»? Alors que voulez-vous que nous devenions dans ces enfers?... Est-ce qu'elles s'imaginent vraiment que je n'aimerais pas porter de belles robes, rouler dans de belles voitures, faire la fête avec des amoureux, avoir, moi aussi, des domestiques?... Elles nous parlent de dévouement, de probité, de fidélité... Non, mais vous vous en feriez mourir, mes petites vaches!...


Une fois—c'était rue Cambon... en ai-je fait, mon Dieu! de ces places—les maîtres mariaient leur fille. Il y eut une grande soirée, où l'on exposa les cadeaux, des cadeaux à remplir une voiture de déménagement. Je demandai à Baptiste, le valet de chambre, en manière de rigolade...

—Eh bien, Baptiste... et vous?... Votre cadeau?

—Mon cadeau? fit Baptiste en haussant les épaules.

—Allons... dites-le!

—Un bidon de pétrole allumé sous leur lit.. Le v'là, mon cadeau...

C'était chouettement répondre. Du reste, ce Baptiste était un homme épatant dans la politique.

—Et le vôtre, Célestine?... me demanda-t-il à son tour.

—Moi?

Je crispai mes deux mains en forme de serres, et faisant le geste de griffer, férocement, un visage.

—Mes ongles... dans ses yeux! répondis-je.

Le maître d'hôtel à qui on ne demandait rien et qui, de ses doigts méticuleux, arrangeait des fleurs et des fruits dans une coupe de cristal, dit sur un ton tranquille:

—Moi, je me contenterais de leur asperger la gueule, à l'église, avec un flacon de bon vitriol...

Et il piqua une rose entre deux poires.

Ah oui! les aimer!... Ce qui est extraordinaire, c'est que ces vengeances-là n'arrivent pas plus souvent. Quand je pense qu'une cuisinière, par exemple, tient, chaque jour, dans ses mains, la vie de ses maîtres... une pincée d'arsenic à la place de sel... un petit filet de strychnine au lieu de vinaigre... et ça y est!... Eh bien, non... Faut-il que nous ayons tout de même, la servitude dans le sang!...

Je n'ai pas d'instruction et j'écris ce que je pense et ce que j'ai vu... Eh bien, je dis que tout cela n'est pas beau... Je dis que, du moment où quelqu'un installe, sous son toit, fût-ce le dernier des pauvres diables, fût-ce la dernière des filles, je dis qu'il leur doit de la protection, qu'il leur doit du bonheur... Je dis aussi que si le maître ne nous le donne pas, nous avons le droit de le prendre, à même son coffre, à même son sang...

Et puis, en voilà assez... J'ai tort de songer à ces choses qui me font mal à la tête et me retournent l'estomac... Je reviens à mes petites histoires.


J'eus beaucoup de peine à quitter les soeurs de Notre-Dame-des-Trente-six-Douleurs... Malgré l'amour de Cléclé, et ce qu'il me donnait de sensations nouvelles et gentilles, je me faisais vieille dans la boîte, et j'avais des fringales de liberté. Lorsqu'elles eurent compris que j'étais bien décidée à partir, alors les braves soeurs m'offrirent des places et des places... Il n'y en avait que pour moi... Mais, plus souvent—je ne suis pas toujours une bête, et j'ai l'oeil aux canailleries... Toutes ces places, je les refusai; à toutes, je trouvai quelque chose qui ne me convenait pas... Il fallait voir leurs têtes, aux saintes femmes... C'était risible... Elles avaient compté qu'en me plaçant chez de vieilles bigotes, elles pourraient se rembourser, usurairement, sur mes gages, des frais de la pension... Et je jouissais de leur poser un lapin, à mon tour.

Un jour, j'avertis la soeur Boniface que j'avais l'intention de partir, le soir même. Elle eut le toupet de me répondre, en levant les bras au ciel:

—Mais, ma chère enfant, c'est impossible...

—Comment, c'est impossible?...

—Mais, ma chère enfant, vous ne pouvez pas quitter la maison, comme ça... Vous nous devez plus de soixante-dix francs. Il faudra nous payer d'abord ces soixante-dix francs...

—Et avec quoi?... répliquai-je. Je n'ai pas un sou... Vous pouvez vous fouiller...

La soeur Boniface me jeta un coup d'oeil haineux, et, dignement, sévèrement, elle prononça:

—Mais, Mademoiselle... savez-vous bien que c'est un vol?... Et voler de pauvres femmes comme nous, c'est plus qu'un vol.... un sacrilège dont le bon Dieu vous punira... Réfléchissez...

Alors, la colère me prit:

—Dites donc?... m'écriai-je... Qui vole ici de vous ou de moi?... Non, mais vous êtes épatantes, mes petites mères...

—Mademoiselle, je vous défends de parler ainsi...

—Ah! fichez-moi la paix, à la fin... Comment?... On fait votre ouvrage... on travaille comme des bêtes pour vous du matin au soir... on vous gagne des argents énormes... vous nous donnez une nourriture dont les chiens ne voudraient pas... Et il faudrait vous payer par-dessus le marché!... Ah! vous ne doutez de rien...

La soeur Boniface était devenue toute pâle... Je sentais qu'elle avait sur les lèvres des mots grossiers, orduriers, furieux, prêts à sortir... Elle n'osa pas les lâcher... et elle bégaya:

—Taisez-vous!... vous êtes une fille sans pudeur, sans religion... Dieu vous punira... Partez, si vous le voulez... nous retenons votre malle...

Je me campai toute droite devant elle, dans une attitude de défi, et la regardant bien en face:

—Ah! je voudrais voir ça!... Essayez un peu de retenir ma malle... et vous allez voir rappliquer, tout de suite, le commissaire de police... Et si la religion, c'est de rapetasser les sales culottes de vos aumôniers, de voler le pain des pauvres filles, de spéculer sur les horreurs qui se passent toutes les nuits dans le dortoir...

La bonne soeur blêmit. Elle essaya de couvrir ma voix de sa voix:

—Mademoiselle... mademoiselle...

—Avec ça que vous ne savez rien des cochonneries qui se passent toutes les nuits, dans le dortoir!... Osez donc me dire, en face, les yeux dans les yeux, que vous les ignorez?... Vous les encouragez, parce qu'elles vous rapportent... oui, parce qu'elles vous rapportent!...

Et trépidante, haletante, la gorge sèche, j'achevai mon réquisitoire.

—Si la religion, c'est tout cela... si c'est d'être une prison et un bordel?... eh bien, oui, j'en ai plein le dos de la religion... Ma malle, entendez-vous!... je veux ma malle... vous allez me donner ma malle tout de suite.

La soeur Boniface eut peur.

—Je ne veux pas discuter avec une fille perdue, dit-elle d'une voix digne... C'est bien... vous partirez...

—Avec ma malle?

—Avec votre malle...

—C'est bon... Ah! il en faut des manières ici, pour avoir ses affaires... C'est pire qu'à la douane...

Je partis, en effet, le soir même... Cléclé, qui fut très gentille, et qui avait des économies, me prêta vingt francs... J'allai retenir une chambre chez un logeur de la rue de la Sourdière... Et je me payai un paradis à la Porte-Saint-Martin. On y jouait les Deux Orphelines... Comme c'est ça!... C'est presque mon histoire...

Je passai là une soirée délicieuse, à pleurer, pleurer, pleurer...




XIV



18 novembre.

Rose est morte. Décidément le malheur est sur la maison du capitaine. Pauvre capitaine!... Son furet mort... Bourbaki mort... et voilà le tour de Rose!... Malade depuis quelques jours, elle a été emportée avant-hier soir par une soudaine attaque de congestion pulmonaire... On l'a enterrée ce matin... Des fenêtres de la lingerie j'ai vu passer, dans le chemin, le cortège... Porté à bras par six hommes, le lourd cercueil était tout couvert de couronnes et de gerbes de fleurs blanches comme celui d'une jeune vierge. Une foule considérable,—le Mesnil-Roy tout entier—suivait, en longues files noires et bavardes, le capitaine Mauger qui, très raide, sanglé dans une redingote noire, toute militaire, conduisait le deuil. Et les cloches de l'église, au loin tintant, répondaient au bruit des tintenelles que le bedeau agitait... Madame m'avait avertie que je ne devais pas aller aux obsèques. Je n'en avais, d'ailleurs, nulle envie. Je n'aimais pas cette grosse femme si méchante; sa mort me laisse indifférente et très calme. Pourtant, Rose me manquera peut-être, et, peut-être, regretterai-je sa présence dans le chemin, quelquefois?... Mais quel potin cela doit faire chez l'épicière!...


J'étais curieuse de connaître les impressions du capitaine sur cette mort si brusque. Et, comme mes maîtres étaient en visite, je me suis promenée, l'après-midi, le long de la haie. Le jardin du capitaine est triste et désert... Une bêche plantée dans la terre indique le travail abandonné. «Le capitaine ne viendra pas dans le jardin, me disais-je. Il pleure, sans doute, affaissé dans sa chambre, parmi des souvenirs»... Et, tout à coup, je l'aperçois. Il n'a plus sa belle redingote de cérémonie, il a réendossé ses habits de travail, et, coiffé de son antique bonnet de police, il charrie du fumier sur les pelouses avec acharnement... Je l'entends même qui trompette à voix basse un air de marche. Il abandonne sa brouette et vient à moi, sa fourche sur l'épaule.

—Je suis content de vous voir, mademoiselle Célestine... me dit-il.

Je voudrais le consoler ou le plaindre... Je cherche des mots, des phrases... Mais allez donc trouver une parole émue devant un aussi drôle de visage... Je me contente de répéter:

—Un grand malheur, monsieur le capitaine... un grand malheur pour vous... Pauvre Rose!

—Oui... oui... fait-il mollement.

Sa physionomie est sans expression. Ses gestes sont vagues... Il ajoute, en piquant sa fourche dans une partie molle de la terre, près de la haie:

—D'autant que je ne puis pas rester, sans personne...

J'insiste sur les vertus domestiques de Rose:

—Vous ne la remplacerez pas facilement, capitaine.

Décidément, il n'est pas ému du tout. On dirait même à ses yeux subitement devenus plus vifs, à ses mouvements plus alertes, qu'il est débarrassé d'un grand poids.

—Bah! dit-il, après un petit silence... tout se remplace..

Cette philosophie résignée m'étonne et même me scandalise un peu. J'essaie, pour m'amuser, de lui faire comprendre tout ce qu'il a perdu en perdant Rose...

—Elle connaissait si bien vos habitudes, vos goûts... vos manies!... Elle vous était si dévouée!

—Eh bien! il n'aurait plus manqué que ça... grince-t-il.

Et faisant un geste, par quoi il semble écarter toute sorte d'objections:

—D'ailleurs, m'était-elle si dévouée?... Tenez, j'aime mieux vous le dire; j'en avais assez de Rose... Ma foi, oui!... Depuis que nous avions pris un petit garçon pour aider... elle ne fichait plus rien dans la maison... et tout y allait très mal... très mal... Je ne pouvais même plus manger un oeuf à la coque cuit à mon goût... Et les scènes du matin au soir, à propos de rien!... Dès que je dépensais dix sous, c'étaient des cris... des reproches... Et lorsque je causais avec vous, comme aujourd'hui... eh bien, c'en étaient des histoires... car elle était jalouse, jalouse... Ah! non... Elle vous traitait, fallait entendre ça!... Ah! non, non... Enfin, je n'étais plus chez moi, foutre!

Il respire largement, bruyamment, et, comme un voyageur revenu d'un long voyage, il contemple avec une joie profonde et nouvelle le ciel, les pelouses nues du jardin, les entrelacs violacés que font les branches d'arbres sur la lumière, sa petite maison.

Cette joie, désobligeante pour la mémoire de Rose, me paraît maintenant très comique. J'excite le capitaine aux confidences... Et je lui dis, sur un ton de reproche:

—Capitaine... je crois que vous n'êtes pas juste pour Rose.

—Tiens... parbleu!... riposte-t-il vivement... Vous ne savez pas, vous... vous ne savez rien... Elle n'allait pas vous raconter toutes les scènes qu'elle me faisait... sa tyrannie... sa jalousie... son égoïsme. Rien ne m'appartenait plus ici... tout était à elle, chez moi... Ainsi, vous ne le croiriez pas?... Mon fauteuil Voltaire... je ne l'avais plus... plus jamais. C'est elle qui le prenait tout le temps... Elle prenait tout, du reste, c'est bien simple... Quand je pense que je ne pouvais plus manger d'asperges à l'huile... parce qu'elle ne les aimait pas!... Ah! elle a bien fait de mourir... C'est ce qui pouvait lui arriver de mieux... car, d'une manière comme de l'autre... je ne l'aurais pas gardée... non, non, foutre!... je ne l'aurais pas gardée. Elle m'excédait, là!... J'en avais plein le dos... Et je vais vous dire... si j'étais mort avant elle, Rose eût été joliment attrapée, allez!... Je lui en réservais une qu'elle eût trouvée amère... Je vous en réponds!...

Sa lèvre se plisse dans un sourire qui finit en atroce grimace... Il continue, en coupant chacun de ses mots de petits pouffements humides:

—Vous savez que j'avais rédigé un testament où je lui donnais tout... maison... argent... rentes... tout? Elle a dû vous le dire... elle le disait à tout le monde... Oui, mais ce qu'elle ne vous a pas dit, parce qu'elle l'ignorait, c'est que, deux mois après, j'avais fait un second testament qui annulait le premier... et où je ne lui donnais plus rien... foutre!... pas çà...

N'y tenant plus, il éclate de rire... d'un rire strident qui s'éparpille dans le jardin, comme un vol de moineaux piaillants... Et il s'écrie:

—Ça, c'est une idée hein?... Oh! sa tête—la voyez-vous d'ici—en apprenant que ma petite fortune... pan... je la léguais à l'Académie française... Car, ma chère demoiselle Célestine... c'est vrai... ma fortune, je la léguais à l'Académie française... Ça, c'est une idée...

Je laisse son rire se calmer, et, gravement, je lui demande:

—Et maintenant, capitaine, qu'allez-vous faire?

Le capitaine me regarde longuement, me regarde malicieusement, me regarde amoureusement... et il dit:

—Eh bien, voilà?... Ça dépend de vous...

—De moi?...

—Oui, de vous, de vous seule.

—Et comment ça?...

Un petit silence encore, durant lequel, le mollet tendu, la taille redressée, la barbiche tordue et pointante, il cherche à m'envelopper d'un fluide séducteur.

—Allons... fait-il, tout d'un coup... allons droit au but... Parlons carrément... en soldat... Voulez-vous prendre la place de Rose?... Elle est à vous...

J'attendais l'attaque. Je l'avais vue venir du plus lointain de ses yeux... Elle ne me surprend pas... Je lui oppose un visage sérieux, impassible.

—Et les testaments, capitaine?

—Je les déchire, nom de Dieu!

J'objecte:

—Mais, je ne sais pas faire la cuisine...

—Je la ferai, moi... je ferai mon lit... le vôtre, foutre!... je ferai tout...

Il devient galant, égrillard; son oeil s'émerillonne... Il est heureux pour ma vertu que la haie me sépare de lui; sans quoi, je suis sûre qu'il se jetterait sur moi...

—Il y a cuisine et cuisine... crie-t-il d'une voix rauque et pétaradante à la fois... Celle que je vous demande... ah! Célestine, je parie que vous savez la faire... que vous savez y mettre des épices, foutre!... Ah! nom d'un chien...

Je souris ironiquement et, le menaçant du doigt, comme on fait d'un enfant:

—Capitaine... capitaine... vous êtes un petit cochon!

—Non pas un petit!... réclame-t-il orgueilleusement... un gros... un très gros... foutre!... Et puis... il y a autre chose... Il faut que je vous le dise...

Il se penche vers la haie, tend le col... Ses yeux s'injectent de sang. Et d'une voix plus basse il dit:

—Si vous veniez, chez moi, Célestine... eh bien...

—Eh bien, quoi?...

—Eh bien, les Lanlaire crèveraient de fureur, ah!... Ça, c'est une idée!

Je me tais et fais semblant de rêver à des choses profondes... Le capitaine s'impatiente... s'énerve... Il creuse le sable de l'allée, sous le talon de ses chaussures:

—Voyons, Célestine... Trente-cinq francs par mois... la table du maître... la chambre du maître, foutre!... un testament... Ça vous va-t-il?... Répondez-moi...

—Nous verrons plus tard... Mais prenez en une autre, en attendant, foutre!...

Et je me sauve pour ne pas lui souffler dans la figure la tempête de rires qui gronde en ma gorge.


Je n'ai donc que l'embarras du choix... Le capitaine ou Joseph?... Vivre à l'état de servante maîtresse avec tous les aléas qu'un tel état comporte, c'est-à-dire rester encore à la merci d'un homme stupide, grossier, changeant, et sous la dépendance de mille circonstances fâcheuses et de mille préjugés?... Ou bien me marier et acquérir ainsi une sorte de liberté régulière et respectée, dans une situation exempte du contrôle des autres, libérée du caprice des événements?... Voilà enfin une partie de mon rêve qui se réalise...

Il est bien évident que cette réalisation, j'aurais pu la souhaiter plus grandiose... Mais, à voir combien peu de chances s'offrent, en général, dans l'existence d'une femme comme moi, je dois me féliciter qu'il m'arrive enfin quelque chose d'autre que cet éternel et monotone ballottement d'une maison à une autre, d'un lit à un autre, d'un visage à un autre visage...

Naturellement, j'écarte tout de suite la combinaison du capitaine... Je n'avais d'ailleurs pas besoin de cette dernière conversation avec lui, pour savoir quelle espèce de grotesque et sinistre fantoche, quel exemplaire d'humanité baroque il représente... Outre que sa laideur physique est totale, car rien ne la relève et ne la corrige, il ne donne aucune prise sur son âme... Rose croyait fermement sa domination assurée sur cet homme, et cet homme la roulait!... On ne domine pas le néant, on n'a pas d'action sur le vide... Je ne puis non plus, sans suffoquer de rire, songer un seul instant à l'idée que ce personnage ridicule me tienne dans ses bras, et que je le caresse... Ce n'est même pas du dégoût que j'éprouve, car le dégoût suppose la possibilité d'un accomplissement. Or, j'ai la certitude que cet accomplissement ne peut pas être... Si par un prodige, par un miracle, il se trouvait que je tombasse dans son lit, je suis sûre que ma bouche serait toujours séparée de la sienne par un inextinguible rire. Amour ou plaisir, veulerie ou pitié, vanité ou intérêt, j'ai couché avec bien des hommes... Cela me paraît, du reste, un acte normal, naturel, nécessaire... Je n'en ai nul remords, et il est bien rare que je n'y aie pas goûté une joie quelconque... Mais un homme d'un ridicule aussi incomparable que le capitaine, je suis sûre que cela ne peut pas arriver, ne peut pas physiquement arriver... Il me semble que ce serait quelque chose contre nature... quelque chose de pire que le chien de Cléclé... Eh bien, malgré cela, je suis contente... et j'en éprouve presque de l'orgueil... De si bas qu'il vienne, c'est tout de même un hommage, et cet hommage me donne davantage confiance en moi-même et en ma beauté...

A l'égard de Joseph, mes sentiments sont tout autres. Joseph a pris possession de ma pensée. Il la retient, il la captive, il l'obsède... Il me trouble, m'enchante et me fait peur, tour à tour. Certes, il est laid, brulalement, horriblement laid, mais, quand on décompose cette laideur, elle a quelque chose de formidable qui est presque de la beauté, qui est plus que la beauté, qui est au-dessus de la beauté, comme un élément. Je ne me dissimule pas la difficulté, le danger de vivre, mariée ou non, avec un tel homme dont il m'est permis de tout soupçonner et dont, en réalité, je ne connais rien... Et c'est ce qui m'attire vers lui avec la violence d'un vertige... Au moins, celui-là est capable de beaucoup de choses dans le crime, peut-être, et peut-être aussi dans le bien... Je ne sais pas... Que veut-il de moi?... que fera-t-il de moi?... Serais-je l'instrument inconscient de combinaisons que j'ignore... le jouet de ses passions féroces?... M'aime-t-il seulement... et pourquoi m'aime-t-il?... Pour ma gentillesse... pour mes vices... pour mon intelligence... pour ma haine des préjugés, lui qui les affiche tous?... Je ne sais pas... Outre cet attrait de l'inconnu et du mystère, il exerce sur moi ce charme âpre, puissant, dominateur, de la force. Et ce charme—oui ce charme—agit de plus en plus sur mes nerfs, conquiert ma chair passive et soumise. Près de Joseph, mes sens bouillonnent, s'exaltent, comme ils ne se sont jamais exaltés au contact d'un autre mâle. C'est en moi un désir plus violent, plus sombre, plus terrible même que le désir qui, pourtant, m'emporta jusqu'au meurtre, dans mes baisers avec M. Georges... C'est autre chose que je ne puis définir exactement, qui me prend tout entière, par l'esprit et par le sexe, qui me révèle des instincts que je ne me connaissais pas, instincts qui dormaient en moi, à mon insu, et qu'aucun amour, aucun ébranlement de volupté n'avait encore réveillés... Et je frémis de la tête aux pieds quand je me rappelle les paroles de Joseph, me disant:

—Vous êtes comme moi, Célestine... Ah! pas de visage, bien sûr!... Mais nos deux âmes sont pareilles... nos deux âmes se ressemblent...

Nos deux âmes!... Est-ce que c'est possible?

Ces sensations que j'éprouve sont si nouvelles, si impérieuses, si fortement tenaces, qu'elles ne me laissent pas une minute de répit... et que je reste toujours sous l'influence de leur engourdissante fascination... En vain, je cherche à m'occuper l'esprit par d'autres pensées... J'essaie de lire, de marcher dans le jardin, quand mes maîtres sont sortis, de travailler avec acharnement dans la lingerie à mes raccommodages, quand ils sont là... Impossible!... C'est Joseph qui possède toutes mes pensées... Et, non seulement, ils les possède dans le présent, mais il les possède aussi dans le passé... Joseph s'interpose tellement entre tout mon passé et moi, que je ne vois pour ainsi dire que lui... et que ce passé, avec toutes ses figures vilaines ou charmantes, se recule de plus en plus, se décolore, s'efface... Cléophas Biscouille, M. Jean... M. Xavier... William, dont je n'ai pas encore parlé... M. Georges lui-même, dont je me croyais l'âme marquée à jamais, comme est marquée par le fer rouge l'épaule des forçats... et tous ceux-là, à qui volontairement, joyeusement, passionnément, j'ai donné un peu ou beaucoup de moi-même... de ma chair vibrante et de mon coeur douloureux... des ombres, déjà!... Des ombres indécises et falotes qui s'enfoncent, souvenirs à peine, et bientôt rêves confus... réalités intangibles, oublis... fumées... rien... dans le néant!... Quelquefois, à la cuisine, après le dîner, en regardant Joseph et sa bouche de crime, et ses yeux de crime, et ses lourdes pommettes, et son crâne bas, raboteux, bosselé où la lumière de la lampe accumule les ombres dures, je me dis:

—Non... non... ce n'est pas possible... je suis sous le coup d'une folie... je ne veux pas... je ne peux pas aimer cet homme... Non, non!... ce n'est pas possible...

Et cela est possible, pourtant... et cela est vrai... Et il faut bien, enfin, que je me l'avoue à moi-même... que je me le crie à moi-même... J'aime Joseph!...

Ah! je comprends maintenant pourquoi il ne faut jamais se moquer de l'amour... pourquoi il y a des femmes qui se ruent, avec toute l'inconscience du meurtre, avec toute la force invincible de la nature, aux baisers des brutes, aux étreintes des monstres, et qui râlent de volupté sur des faces ricanantes de démons et de boucs...


Joseph a obtenu de Madame six jours de congé, et demain, sous prétexte d'affaires de famille, il va partir pour Cherbourg... C'est décidé; il achètera le petit café... Seulement, pendant quelques mois, il ne l'exploitera pas lui-même. Il a quelqu'un là-bas, un ami sûr, qui s'en charge...

—Comprenez? me dit-il... Il faut d'abord le repeindre... le remettre à neuf... qu'il soit très beau, avec sa nouvelle enseigne, en lettres dorées: «A l'Armée Française!»... Et puis, je ne peux pas quitter ma place, encore... Ça, je ne peux pas...

—Pourquoi ça, Joseph?...

—Parce que ça ne se peut pas, maintenant...

—Mais, quand partirez-vous, pour tout à fait?...

Joseph se gratte la nuque, glisse vers moi un regards sournois... et il dit:

—Ça... je n'en sais rien... Peut-être pas avant six mois d'ici... peut-être plutôt... peut-être plus tard aussi... On ne peut pas savoir... Ça dépend...

Je sens qu'il ne veut pas parler... Néanmoins, j'insiste:

—Ça dépend de quoi?...

Il hésite à me répondre, puis sur un ton mystérieux et, en même temps un peu excité:

—D'une affaire... fait-il... d'une affaire très importante...

—Mais quelle affaire?...

—D'une affaire... voilà!

Cela est prononcé d'une voix brusque, d'une voix où il y a, non pas de la colère... mais de l'énervement. Il refuse de s'expliquer davantage...

Il ne me parle pas de moi... Cela m'étonne et me cause un désappointement pénible... Aurait-il changé d'idée?... Mes curiosités, mes hésitations l'auraient-elles lassé?... Il est bien naturel, cependant, que je m'intéresse à un événement, dont je dois partager le succès ou le désastre... Est-ce que les soupçons que je n'ai pu cacher, du viol, par lui, de la petite Claire, n'auraient point amené, à la réflexion, une rupture entre Joseph et moi?... Au serrement de coeur que j'éprouve je sens que ma résolution—différée par coquetterie, par taquinerie—était bien prise, pourtant... Être libre... trôner dans un comptoir, commander aux autres, se savoir regardée, désirée, adorée par tant d'hommes!... Et cela ne serait plus?... Et ce rêve m'échapperait, comme tous les autres rêves?... Je ne veux pas avoir l'air de me jeter à la tête de Joseph... mais je veux savoir ce qu'il a dans l'esprit... Je prends une physionomie triste... et je soupire:

—Quand vous serez parti, Joseph, la maison ne sera plus tenable pour moi... J'étais si bien habituée à vous maintenant... à nos causeries...

—Ah dame!...

—Moi aussi, je partirai.

Joseph ne dit rien... Il va, vient, dans la sellerie... le front soucieux... l'esprit préoccupé... les mains tournant un peu nerveusement, dans la poche de son tablier bleu, un sécateur... L'expression de sa figure est mauvaise... Je répète, en le regardant aller et venir...

—Oui, je partirai... Je retournerai à Paris...

Il n'a pas un mot de protestation... pas un cri... pas un regard suppliant vers moi... Il remet un morceau de bois dans le poêle qui s'éteint... puis, il recommence de marcher silencieusement dans la petite pièce... Pourquoi est-il ainsi?... Il accepte donc cette séparation?... Il la veut donc?... Cette confiance en moi, cet amour pour moi qu'il avait, il les a donc perdus?... Ou, simplement, redoute-t-il mes imprudences, mes éternelles questions?... Je lui demande, un peu tremblante:

—Est-ce que cela ne vous fera pas de la peine, à vous aussi, Joseph... de ne plus nous voir?...

Sans s'arrêter de marcher, sans me regarder même de ce regard oblique et de coin qu'il a souvent:

—Bien sûr... dit-il... Qu'est-ce que vous voulez?... On ne peut pas obliger les gens à faire ce qu'ils refusent de faire... Ça plaît, ou ça ne plaît pas...

—Qu'est-ce que j'ai refusé de faire, Joseph?...

—Et puis, vous avez toujours de mauvaises idées sur moi... continue-t-il, sans répondre à ma question.

—Moi?... Pourquoi me dites-vous cela?...

—Parce que...

—Non, non, Joseph... c'est vous qui ne m'aimez plus... c'est vous qui avez autre chose dans la tête, maintenant... Je n'ai rien refusé, moi... j'ai réfléchi, voilà tout... C'est assez naturel, voyons... On ne s'engage pas pour la vie, sans réfléchir... Vous devriez me savoir gré, au contraire, de mes hésitations... Elles prouvent que je ne suis pas une évaporée... que je suis une femme sérieuse...

—Vous êtes une bonne femme, Célestine... une femme d'ordre...

—Eh bien, alors?...

Joseph s'arrête enfin de marcher et, fixant sur moi des yeux profonds... et encore méfiants... et pourtant plus tendres:

—Ça n'est pas ça, Célestine... dit-il lentement... ne s'agit pas de ça... Je ne vous empêche pas de réfléchir, moi... Parbleu!... réfléchissez... Nous avons le temps... et j'en recauserons, à mon retour... Mais ce que je n'aime pas, voyez-vous... c'est qu'on soit trop curieuse... Il y a des choses qui ne regardent pas les femmes... il y a des choses...

Et il achève sa phrase dans un hochement de tête...

Après un moment de silence:

—Je n'ai pas autre chose dans la tête, Célestine... Je rêve de vous... j'ai les sangs tournés de vous... Aussi vrai que le bon Dieu existe, ce que j'ai dit une fois... je le dis toujours... J'en recauserons... Mais ne faut pas être curieuse... Vous, vous faites ce que vous faites... moi, je fais ce que je fais... Comme ça, il n'y a pas d'erreur, ni de surprise...

S'approchant de moi, il me saisit les mains:

—J'ai la tête dure, Célestine... ça, oui!... Mais ce qui est dedans, y est bien... On ne peut plus l'en retirer, après... Je rêve de vous, Célestine... de vous... dans le petit café...

Les manches de sa chemise sont retroussées, en bourrelets, jusqu'à la saignée: les muscles de ses bras, énormes, souples, huilés comme des bielles, faits pour toutes les étreintes, fonctionnent puissamment, allègrement, sous la peau blanche.. Sur les avant-bras et de chaque côté des biceps, je vois des tatouages, coeurs enflammés, poignards croisés, au dessus d'un pot de fleurs... Une odeur forte de mâle, presque de fauve, monte de sa poitrine large et bombée comme une cuirasse... Alors, grisée par cette force et par cette odeur, je m'accote au chevalet où tout à l'heure, quand je suis venue, il frottait les cuivres des harnais... Ni M. Xavier, ni M. Jean, ni tous les autres, qui étaient, pourtant, jolis et parfumés, ne m'ont produit jamais une impression aussi violente que celle qui me vient de ce presque vieillard, à crâne étroit, à face de bête cruelle... Et, l'étreignant à mon tour, tâchant de faire fléchir, sous ma main, ses muscles durs et bandés comme de l'acier:

—Joseph... lui dis-je d'une voix défaillante... il faut se mettre ensemble, tout de suite... mon petit Joseph... Moi aussi, je rêve de vous... moi aussi, j'ai les sangs tournés de vous...

Mais Joseph, grave, paternel, répond:

—Ça ne se peut pas, maintenant, Célestine...

—Ah! tout de suite, Joseph, mon cher petit Joseph!...

Il se dégage de mon étreinte avec des mouvements doux.

—Si c'était, seulement pour s'amuser, Célestine... bien sûr... Oui mais... c'est sérieux... c'est pour toujours... Il faut être sage... On ne peut pas faire ça... avant que le prêtre y passe...

Et nous restons, l'un devant l'autre, lui, les yeux brillants, la respiration courte... moi, les bras rompus, la tête bourdonnante... le feu au corps...




XV



20 novembre.

Joseph, ainsi qu'il était convenu, est parti hier matin pour Cherbourg. Quand je suis descendue, il n'est déjà plus là. Marianne, mal réveillée, les yeux bouffis, la gorge graillonnante, tire de l'eau à la pompe. Il y a encore, sur la table de la cuisine, l'assiette où Joseph vient de manger sa soupe, et le pichet de cidre vide... Je suis inquiète et, en même temps, je suis contente, car je sens bien que c'est seulement d'aujourd'hui que se prépare, enfin, pour moi, une vie nouvelle. Le jour se lève à peine, l'air est froid. Au delà du jardin, la campagne dort encore sous d'épais rideaux de brume. Et j'entends, au loin, venant de la vallée invisible, le bruit très faible d'un sifflet de locomotive. C'est le train qui emporte Joseph et ma destinée... Je renonce à déjeuner... il me semble que j'ai quelque chose de trop gros, de trop lourd, qui m'emplit l'estomac... Je n'entends plus le sifflet... La brume s'épaissit, gagne le jardin...

Et si Joseph n'allait plus jamais revenir?...

Toute la journée, j'ai été distraite, nerveuse, extrêmement agitée. Jamais la maison ne m'a été plus pesante, jamais les longs corridors ne m'ont paru plus mornes, d'un silence plus glacé; jamais je n'ai autant détesté le visage hargneux et la voix glapissante de Madame. Impossible de travailler... J'ai eu avec Madame une scène très violente, à la suite de laquelle j'ai bien cru que je serais obligée de partir... Et je me demande ce que je vais faire durant ces six jours, sans Joseph... Je redoute l'ennui d'être seule, aux repas, avec Marianne. J'aurais vraiment besoin d'avoir quelqu'un avec qui parler...

En général, dès que le soir arrive, Marianne, sous l'influence de la boisson, tombe dans un complet abrutissement... Son cerveau s'engourdit, sa langue s'empâte, ses lèvres pendent et luisent comme la margelle usée d'un vieux puits... et elle est triste, triste à pleurer... Je ne puis tirer d'elle que de petites plaintes, de petits cris, de petits vagissements d'enfant... Cependant, hier soir, moins ivre qu'à l'ordinaire, elle me confie, au milieu de gémissements qui n'en finissent pas, qu'elle a peur d'être enceinte... Marianne enceinte!... Ça, par exemple, c'est le comble... Mon premier mouvement est de rire... Mais j'éprouve, bientôt, une douleur vive, quelque chose comme un coup de fouet au creux de l'estomac... Si c'était de Joseph que Marianne fût enceinte?... Je me rappelle que, le jour de mon entrée ici, j'ai tout de suite soupçonné qu'ils pussent coucher ensemble... Mais ce soupçon stupide, rien depuis ne l'a justifié; au contraire... Non, non, c'est impossible... Si Joseph avait eu des relations d'amour avec Marianne, je l'aurais su... je l'aurais flairé... Non, cela n'est pas... cela ne peut pas être... Et puis, Joseph est bien trop artiste dans son genre... Je demande:

—Vous êtes sûre d'être enceinte, Marianne?

Marianne se tâte le ventre... ses gros doigts s'enfoncent, disparaissent dans les plis du ventre, comme dans un coussin de caoutchouc mal gonflé:

—Sûre?... Non... fait-elle... J'ai peur seulement.

—Et de qui pourriez-vous être enceinte, Marianne?

Elle hésite à répondre... puis, brusquement, avec une sorte de fierté, elle proclame:

—De Monsieur, donc!

Cette fois, j'ai failli étouffer de rire. Il ne manquait plus que ça à Monsieur... Ah! il est complet, Monsieur!... Marianne, qui croit que mon rire est de l'admiration, se met à rire, elle aussi...

—Oui... oui, de Monsieur!... répète-t-elle...

Mais comment se fait-il que je ne me sois aperçue de rien?... Comment!... Une telle chose, si comique, s'est passée, pour ainsi dire, sous mes yeux, et je n'en ai rien vu... rien soupçonné?... J'interroge Marianne, je la presse de questions... Et Marianne raconte avec complaisance, en se rengorgeant un peu:

—Il y a deux mois, Monsieur est entré dans la laverie où j'étais en train de laver la vaisselle du déjeuner. Il n'y avait pas longtemps que vous étiez arrivée ici... Et tenez, justement, Monsieur venait de causer avec vous, sur l'escalier. Quand il est entré dans la laverie, Monsieur faisait de grands gestes... soufflait très fort... avait les yeux rouges et hors la tête. J'ai cru qu'il allait tomber d'un coup de sang... Sans rien me dire, il s'est jeté sur moi, et j'ai bien vu de quoi il s'agissait... Monsieur, vous comprenez... je n'ai pas osé me défendre... Et puis, on a si peu d'occasions ici!... Ça m'a étonnée... mais ça m'a fait plaisir... Alors il est revenu, souvent... C'est un homme bien mignon... bien caressant...

—Bien cochon, hein, Marianne?

—Oh oui!... soupire-t-elle, les yeux pleins d'extase... Et bel homme!... Et tout!...

Sa grosse face molle continue de sourire bestialement... Et sous la camisole bleue débraillée, tachée de graisse et de charbon, ses deux seins se soulèvent, énormes, et roulent. Je lui demande encore:

—Êtes-vous contente au moins?

—Oui... je suis bien contente... réplique-t-elle. C'est-à-dire... je serais bien contente.. si j'étais certaine de ne pas être enceinte... A mon âge... ce serait trop triste!

Je la rassure de mon mieux... et elle accompagne chacune de mes paroles d'un hochement de tête... Puis elle ajoute:

—C'est égal... pour être plus tranquille... j'irai voir madame Gouin, demain...

J'éprouve une vraie pitié pour cette pauvre femme dont le cerveau est si noir, dont les idées sont si obscures... Ah! qu'elle est mélancolique et lamentable!... Et que va-t-il lui arriver aussi, à celle-là?... Chose extraordinaire, l'amour ne lui a pas donné un rayonnement... une grâce... Elle n'a pas ce halo de lumière que la volupté met autour des visages les plus laids... Elle est restée la même... lourde, molle et tassée... Et pourtant je suis presque heureuse que ce bonheur, qui a dû ranimer un peu sa grosse chair depuis si longtemps privée des caresses d'un homme, lui vienne de moi... Car, c'est après avoir excité ses désirs sur moi, que Monsieur est allé les assouvir, salement, sur cette triste créature... Je lui dis affectueusement.

—Il faut faire bien attention, Marianne... Si Madame vous surprenait, ce serait terrible...

—Oh il n'y a pas de danger!... s'écrie-t-elle... Monsieur ne vient que quand Madame est sortie... Il ne reste jamais bien longtemps... et lorsqu'il est content... il s'en va... Et puis, il y a la porte de la laverie qui donne sur la petite cour... et la porte de la petite cour... qui donne sur la venelle. Au moindre bruit, Monsieur peut s'enfuir, sans qu'on le voie... Et puis... qu'est-ce que vous voulez?... Si Madame nous surprenait... eh bien... voilà!

—Madame vous chasserait d'ici... ma pauvre Marianne...

—Eh bien, voilà!... répète-t-elle, en balançant sa tête à la manière d'une vieille ourse...

Après un silence cruel, durant lequel je viens d'évoquer ces deux êtres, ces deux pauvres êtres en amour, dans la laverie:

—Est-ce que Monsieur est tendre avec vous?...

—Bien sûr qu'il est tendre...

—Vous dit-il parfois des paroles gentilles?... Qu'est-ce qu'il vous dit?...

Et Marianne répond:

—Monsieur arrive... Il se jette sur moi, tout de suite... et puis il dit: «Ah! bougre!... Ah! bougre!» Et puis, il souffle... il souffle... Ah! il est bien mignon...

Je l'ai quittée le coeur un peu gros... Maintenant, je ne ris plus, je ne veux plus jamais rire de Marianne, et la pitié que j'ai d'elle devient un véritable et presque douloureux attendrissement.

Mais, c'est surtout sur moi que je m'attendris, je le sens bien. En rentrant dans ma chambre, je suis prise d'une sorte de honte et d'un grand découragement... Il ne faudrait jamais réfléchir sur l'amour. Comme l'amour est triste, au fond! Et qu'en reste-t-il? Du ridicule, de l'amertume, ou rien du tout... Que me reste-t-il, maintenant, de monsieur Jean dont la photographie se pavane, dans son cadre de peluche rouge, sur la cheminée? Rien, sinon cette déception que j'ai aimé un sans-coeur, un vaniteux, un imbécile... Est-ce que, vraiment, j'ai pu aimer ce bellâtre, avec sa face blanche et malsaine, ses côtelettes noires d'ordonnance, sa raie au milieu du front?... Cette photographie m'irrite... Je ne peux plus avoir devant moi, toujours, ces deux yeux si bêtes qui me regardent avec le même regard de larbin insolent et servile. Ah! non... Qu'elle aille retrouver les autres, au fond de ma malle, en attendant que je fasse de ce passé, de plus en plus détesté, un feu de joie et des cendres!...

Et je pense à Joseph... Où est-il à cette heure? Que fait-il? Songe-t-il seulement à moi? Il est, sans doute, dans le petit café. Il regarde, il discute, il prend des mesures, il se rend compte de l'effet que je produirai au comptoir derrière la glace, parmi l'éblouissement des verres et des bouteilles multicolores. Je voudrais connaître Cherbourg, ses rues, ses places, le port, afin de me représenter Joseph, allant, venant, conquérant la ville comme il m'a conquise. Je me tourne et me retourne dans mon lit, un peu fiévreuse. Ma pensée va de la forêt de Raillon à Cherbourg... du cadavre de Claire au petit café. Et, après une insomnie pénible, je finis par m'endormir avec l'image rude et sévère de Joseph dans les yeux, l'image immobile de Joseph qui se détache, là-bas, au loin, sur un fond noir, clapoteux, que traversent des mâtures blanches et des vergues rouges.

Aujourd'hui, dimanche, je suis allée, l'après-midi, dans la chambre de Joseph. Les deux chiens me suivent, empressés; ils ont l'air de me demander où est Joseph... Un petit lit de fer, une grande armoire, une sorte de commode basse, une table, deux chaises, tout cela en bois blanc; un porte-manteau qu'un rideau de lustrine verte, courant sur une tringle, préserve de la poussière, tel en est le mobilier. Si la chambre n'est pas luxueuse, elle est tenue avec un ordre, une propreté extrêmes. Elle a quelque chose de la rigidité, de l'austérité d'une cellule de moine dans un couvent. Aux murs peints à la chaux, entre les portraits de Déroulède et du général Mercier, des images saintes, non encadrées, des Vierges... une Adoration des Mages, un massacre des Innocents... une vue du Paradis... Au-dessus du lit, un grand crucifix de bois noir, servant de bénitier, et que barre un rameau de buis bénit...

Ça n'est pas très délicat, sans doute... je n'ai pu résister au désir violent de fouiller partout, dans l'espoir, vague d'ailleurs, de découvrir une partie des secrets de Joseph. Rien n'est mystérieux, dans cette chambre, rien ne s'y cache. C'est la chambre nue d'un homme qui n'a pas de secrets, dont la vie est pure, exempte de complications et d'événements... Les clés sont sur les meubles et sur les placards; pas un tiroir n'est fermé. Sur la table, des paquets de graines et un livre: Le Bon Jardinier... sur la cheminée, un paroissien dont les pages sont jaunies, et un petit carnet où sont copiées différentes recettes pour préparer l'encaustique, la bouillie bordelaise, et des dosages de nicotine, de sulfate de fer... Pas une lettre nulle part; pas même un livre de comptes. Nulle part, la moindre trace d'une correspondance d'affaires, de politique, de famille ou d'amour... Dans la commode, à côté de chaussures hors d'usage et de vieux becs d'arrosage, des tas de brochures, de nombreux numéros de La Libre Parole. Sous le lit, des pièges à loirs et à rats... J'ai tout palpé, tout retourné, tout vidé, habits, matelas, linge et tiroirs. Il n'y a rien d'autre!... Dans l'armoire, rien n'est changé... elle est telle que je la laissai lorsque, voici huit jours, je la rangeai, en présence de Joseph. Est-il possible que Joseph n'ait rien?... Est-il possible qu'il lui manque, à ce point, ces mille petites choses intimes et familières, par où un homme révèle ses goûts, ses passions, ses pensées... un peu de ce qui domine sa vie?... Ah! si pourtant... Du fond du tiroir de la table je retire une boîte à cigares, enveloppée de papier, ficelée par un quadruple tour de cordes fortement nouées... A grand'peine, je dénoue les cordes, j'ouvre la boîte et je vois sur un lit d'ouate cinq médailles bénites, un petit crucifix d'argent, un chapelet à grains rouges... Toujours la religion!...

Ma perquisition finie, je sors de la chambre, avec l'irritation nerveuse de n'avoir rien trouvé de ce que je cherchais, rien appris de ce que je voulais connaître. Décidément, Joseph communique à tout ce qu'il touche son impénétrabilité... Les objets qu'il possède sont muets, comme sa bouche, intraversables comme ses yeux et comme son front... Le reste de la journée, j'ai eu devant moi, réellement devant moi, la figure de Joseph, énigmatique, ricanante et bourrue, tour à tour. Et il m'a semblé que je l'entendais me dire:

—Tu es bien avancée, petite maladroite, d'avoir été si curieuse... Ah!... tu peux regarder encore, tu peux fouiller dans mon linge, dans mes malles et dans mon âme... tu ne sauras jamais rien!...

Je ne veux plus penser à tout cela, je ne veux plus penser à Joseph... J'ai trop mal à la tête, et je crois que j'en deviendrais folle... Retournons à mes souvenirs...


A peine sortie de chez les bonnes soeurs de Neuilly, je retombai dans l'enfer des bureaux de placement. Je m'étais pourtant bien promis de n'avoir plus jamais recours à eux... Mais, le moyen, quand on est sur le pavé, sans seulement de quoi s'acheter un morceau de pain?... Les amies, les anciens camarades? Ah ouitch!... Ils ne vous répondent même pas... Les annonces dans les journaux?... Ce sont des frais très lourds, des correspondances qui n'en finissent pas... des dérangements pour le roi de Prusse... Et puis, c'est aussi bien chanceux... En tout cas, il faut avoir des avances, et les vingt francs de Cléclé avaient vite fondu dans mes mains... La prostitution?... La promenade sur les trottoirs?... Ramener des hommes, souvent plus gueux que soi?... Ah! ma foi, non... Pour le plaisir, tant qu'on voudra... Pour l'argent? Je ne peux pas... je ne sais pas... je suis toujours roulée... Je fus même obligée de mettre au clou quelques petits bijoux qui me restaient, afin de payer mon logement et ma nourriture... Fatalement, la mistoufle vous ramène aux agences d'usure et d'exploitation humaine.

Ah! les bureaux de placement, en voilà un sale truc... D'abord, il faut donner dix sous pour se faire inscrire; ensuite au petit bonheur des mauvaises places... Dans ces affreuses baraques, ce ne sont pas les mauvaises places qui manquent, et, vrai! l'on n'y a que l'embarras du choix entre des vaches borgnes et des vaches aveugles... Aujourd'hui, des femmes de rien, des petites épicières de quat'sous... se mêlent d'avoir des domestiques, et de jouer à la comtesse... Quelle pitié! Si, après des discussions, des enquêtes humiliantes et de plus humiliants marchandages, vous parvenez à vous arranger avec une de ces bourgeoises rapaces, vous devez à la placeuse trois pour cent sur toute une année de gages... Tant pis, par exemple, si vous ne restez que dix jours dans la place qu'elle vous a procurée. Cela ne la regarde pas... son compte est bon, et la commission entière exigée. Ah! elles connaissent le truc; elles savent où elles vous envoient et que vous leur reviendrez bientôt... Ainsi, moi, j'ai fait sept places, en quatre mois et demi... Une série à la noire... des maisons impossibles, pires que des bagnes. Eh bien, j'ai dû payer au bureau trois pour cent, sur sept années, c'est-à-dire, en comprenant les dix sous renouvelés de l'inscription, plus de quatre-vingt-dix francs... Et il n'y avait rien de fait, et tout était à recommencer!... Est-ce juste, cela?... N'est-ce pas un abominable vol?...

Le vol?... De quelque côté que l'on se retourne, on n'aperçoit partout que du vol... Naturellement, ce sont toujours ceux qui n'ont rien qui sont le plus volés et volés par ceux qui ont tout... Mais comment faire? On rage, on se révolte, et, finalement, on se dit que mieux vaut encore être volée que de crever, comme des chiens, dans la rue... Le monde est joliment mal fichu, voilà qui est sûr... Quel dommage que le général Boulanger n'ait pas réussi, autrefois!... Au moins, celui-là, paraît qu'il aimait les domestiques...


Le bureau, où j'avais eu la bêtise de m'inscrire, est situé, rue du Colisée, dans le fond d'une cour, au troisième étage d'une maison noire et très vieille, presque une maison d'ouvriers. Dès l'entrée, l'escalier étroit et raide, avec ses marches malpropres qui collent aux semelles et sa rampe humide qui poisse aux mains, vous souffle un air empesté au visage, une odeur de plombs et de cabinets, et vous met, dans le coeur, un découragement... Je ne veux pas faire la sucrée, mais rien que de voir cet escalier, cela m'affadit l'estomac, me coupe les jambes, et je suis prise d'un désir fou de me sauver... L'espoir qui, le long du chemin, vous chante dans la tête, se tait aussitôt, étouffé par cette atmosphère épaisse, gluante, par ces marches ignobles et ces murs suintants qu'on dirait hantés de larves visqueuses et de froids crapauds. Vrai! je ne comprends pas que de belles dames osent s'aventurer dans ce taudis malsain... Franchement, elles ne sont pas dégoûtées... Mais qu'est-ce qui les dégoûte, aujourd'hui, les belles dames?... Elles n'iraient pas dans une pareille maison, pour secourir un pauvre... mais pour embêter une domestique, elles iraient le diable sait où!...

Ce bureau était exploité par Mme Paulhat-Durand, une grande femme de quarante-cinq ans, à peu près, qui, sous des bandeaux de cheveux légèrement ondulés et très noirs, malgré des chairs amollies, comprimées dans un terrible corset, gardait encore des restes de beauté, une prestance majestueuse... et un oeil!... Mazette! ce qu'elle a dû s'en payer, celle-là!... D'une élégance austère, toujours en robe de taffetas noir, une longue chaîne d'or rayant sa forte poitrine, une cravate de velours brun autour du cou, des mains très pâles, elle semblait d'une dignité parfaite et même un peu hautaine. Elle vivait collée avec un petit employé à la Ville, M. Louis—nous ne le connaissions que sous son prénom... C'était un drôle de type, extrêmement myope, à gestes menus, toujours silencieux, et très gauche dans un veston gris, râpé et trop court... Triste, peureux, voûté quoique jeune, il ne paraissait pas heureux, mais résigné... Il n'osait jamais nous parler, pas même nous regarder, car la patronne en était fort jalouse... Quand il entrait, sa serviette sous le bras, il se contentait de nous envoyer un petit coup de chapeau, sans tourner la tête vers nous, et, traînant un peu la jambe, il glissait dans le couloir comme une ombre... Et ce qu'il était éreinté, le pauvre garçon!... M. Louis, le soir, mettait au net la correspondance, tenait les livres... et le reste...

Mme Paulhat-Durand ne s'appelait ni Paulhat, ni Durand; ces deux noms, qui faisaient si bien accolés l'un à l'autre, elle les tenait, paraît-il, de deux messieurs, morts aujourd'hui, avec qui elle avait vécu et qui lui avaient donné les fonds pour ouvrir son bureau. Son vrai nom était Joséphine Carp. Comme beaucoup de placeuses, c'était une ancienne femme de chambre. Cela se voyait d'ailleurs à toutes ses allures prétentieuses, à des manières parodiques de grande dame acquises dans le service et sous lesquelles, malgré la chaîne d'or et la robe de soie noire, transparaissait la crasse des origines inférieures. Elle se montrait insolente, c'est le cas de le dire, comme une ancienne domestique, mais cette insolence elle la réservait exclusivement pour nous seules, étant, au contraire, envers ses clientes, d'une obséquiosité servile, proportionnée à leur rang social et à leur fortune.

—Ah! quel monde, Madame la comtesse, disait-elle, en minaudant... Des femmes de chambre de luxe, c'est-à-dire des donzelles qui ne veulent rien faire... qui ne travaillent pas, et dont je ne garantis pas l'honnêteté et la moralité... tant que vous voudrez!... Mais des femmes qui travaillent, qui cousent, qui connaissent leur métier, il n'y en a plus... je n'en ai plus... personne n'en a plus... C'est comme ça...

Son bureau était pourtant achalandé... Elle avait surtout la clientèle du quartier des Champs-Élysées, composée, en grande partie, d'étrangères et de juives... Ah! j'en ai connu là des histoires!...

La porte s'ouvre sur un couloir qui conduit au salon où Mme Paulhat-Durand trône dans sa perpétuelle robe de soie noire. A gauche du couloir, c'est une sorte de trou sombre, une vaste antichambre avec des banquettes circulaires et, au milieu, une table recouverte d'une serge rouge décolorée. Rien d'autre. L'antichambre ne s'éclaire que par un vitrage étroit, pratiqué en haut et dans toute la longueur de la cloison, qui la sépare du bureau. Un jour faux, un jour plus triste que de l'ombre tombe de ce vitrage, enduit les objets et les figures d'une lueur crépusculaire, à peine.

Nous venions là, chaque matinée et chaque après-midi, en tas, cuisinières et femmes de chambre, jardiniers et valets, cochers et maîtres d'hôtel, et nous passions notre temps à nous raconter nos malheurs, à débiner les maîtres, à souhaiter des places extraordinaires, féeriques, libératrices. Quelques-unes apportaient des livres, des journaux, qu'elles lisaient passionnément; d'autres écrivaient des lettres... Tantôt gaies tantôt tristes, nos conversations bourdonnantes étaient souvent interrompues par l'irruption soudaine, en coup de vent, de Mme Paulhat-Durand:

—Taisez-vous donc, Mesdemoiselles... criait-elle... On ne s'entend plus au salon...

Ou bien:

—Mademoiselle Jeanne!... appelait-elle d'une voix brève et glapissante.

Mlle Jeanne se levait, s'arrangeait un peu les cheveux, suivait la placeuse dans le bureau d'où elle revenait quelques minutes après, une grimace de dédain aux lèvres. On n'avait pas trouvé ses certificats suffisants... Qu'est-ce qu'il leur fallait?... Le prix Monthyon alors?... Un diplôme de rosière?...

Ou bien on ne s'était pas entendu sur le prix des gages:

—Ah!... non... des chipies!... Un sale bastringue... rien à gratter... Elle fait son marché elle-même... Oh! là! là!... quatre enfants dans la maison... Plus souvent!

Tout cela ponctué par des gestes furieux ou obscènes.

Nous y passions toutes, à tour de rôle, dans le bureau, appelées par la voix de plus en plus glapissante de Mme Paulhat-Durand, dont les chairs cireuses, à la fin, verdissaient de colère... Moi, je voyais tout de suite à qui j'avais à faire et que la place ne pourrait pas me convenir... Alors, pour m'amuser, au lieu de subir leurs stupides interrogatoires, c'est moi qui les interrogeais les belles dames... Je me payais leur tête...

—Madame est mariée?

—Sans doute...

—Ah!... Et madame a des enfants?

—Certainement...

—Des chiens?

—Oui...

—Madame fait veiller la femme de chambre?

—Quand je sors le soir... évidemment...

—Et madame sort souvent le soir?

Ses lèvres se pinçaient... Elle allait répondre. Alors, la dévisageant avec un regard qui méprisait son chapeau, son costume, toute sa personne, je disais d'un ton bref et dédaigneux:

—Je le regrette... mais la place de Madame ne me plaît pas... Je ne vais pas dans des maisons, comme chez Madame...

Et je sortais triomphalement...

Un jour, une petite femme, les cheveux outrageusement teints, les lèvres passées au minium, les joues émaillées, insolente comme une pintade et parfumée comme un bidet, me demanda après trente six questions:

—Avez-vous de la conduite?... Recevez-vous des amants?

—Et Madame? répondis-je, sans m'étonner et très calme.

Quelques-unes, moins difficiles, ou plus lasses, ou plus timides, acceptaient des places infectes. On les huait.

—Bon voyage... Et à bientôt!...

A nous voir ainsi affalés sur les banquettes, veules, le corps tassé, les jambes écartées, songeuses, stupides ou bavardes... à entendre les successifs appels de la patronne. «Mademoiselle Victoire!... Mademoiselle Irène!... Mademoiselle Zulma!...» il me semblait, parfois, que nous étions en maison et que nous attendions le miché. Cela me parut drôle, ou triste, je ne sais pas bien, et j'en fis, un jour, la remarque tout haut... Ce fut un éclat de rire général. Chacune, immédiatement, conta ce qu'elle savait de précis et de merveilleux sur ces sortes d'établissements... Une grosse bouffie, qui épluchait une orange, exprima:

—Bien sûr que cela vaudrait mieux... On boulotte tout le temps, là dedans... Et du champagne, vous savez, Mesdemoiselles... et des chemises avec des étoiles d'argent... et pas de corset!

Une grande sèche, très noire de cheveux, les lèvres velues, et qui semblait très sale, dit:

—Et puis... ça doit être moins fatigant... Parce que, moi, dans la même journée, quand j'ai couché avec Monsieur, avec le fils de Monsieur... avec le concierge... avec le valet de chambre du premier... avec le garçon boucher... avec le garçon épicier... avec le facteur du chemin de fer... avec le gaz... avec l'électricité... et puis avec d'autres encore... eh bien, vous savez... j'en ai mon lot!...

—Oh! la sale! s'écria-t-on, de toutes parts.

—Avec ça!... Et vous autres, mes petits anges... Ah! malheur!... répliqua la grande noire, en haussant ses épaules pointues.

Et elle s'administra, sur la cuisse, une claque...

Je me rappelle que, ce jour-là, je pensai à ma soeur Louise enfermée sans doute dans une de ces maisons. J'évoquai sa vie heureuse peut-être, tranquille au moins, en tout cas sauvée de la misère et de la faim. Et, dégoûtée plus que jamais de ma jeunesse morne et battue, de mon existence errante, de ma terreur des lendemains, moi aussi, je songeai:

—Oui, peut-être que cela vaudrait mieux!...

Et le soir arrivait... puis la nuit... une nuit, à peine plus noire que le jour... Nous nous taisions, fatiguées d'avoir trop parlé, trop attendu... Un bec de gaz s'allumait dans le couloir... et, régulièrement, à cinq heures, par la vitre de la porte, on apercevait la silhouette un peu voûtée de M. Louis qui passait, très vite, en s'effaçant... C'était le signal du départ.

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