Le Journal d'une Femme de Chambre
Pauvre Monsieur!... il a dû recevoir sa semonce... Et quant au père Pantois, si jamais il touche ses trente francs... eh bien, il aura de la chance...
Je ne veux pas donner raison à Madame... mais je trouve que Monsieur a tort de causer familièrement avec des gens trop au-dessous de lui... Ça n'est pas digne...
Je sais bien qu'il n'a pas la vie drôle, non plus... et qu'il s'en tire comme il peut... Ça n'est pas toujours commode... Quand il rentre tard de la chasse, crotté, mouillé, et chantant pour se donner du courage, Madame le reçoit très mal.
—Ah! c'est gentil de me laisser seule, toute une journée...
—Mais, tu sais bien, mignonne...
—Tais-toi...
Elle le boude des heures et des heures, le front dur... la bouche mauvaise... Lui, la suit partout, tremble, balbutie des excuses...
—Mais, mignonne, tu sais bien...
—Fiche-moi la paix... Tu m'embêtes...
Le lendemain, Monsieur ne sort pas, naturellement, et Madame crie:
—Qu'est-ce que tu fais à tourner ainsi dans la maison, comme une âme en peine?
—Mais, mignonne...
—Tu ferais bien mieux de sortir, d'aller à la chasse... le diable sait où!... Tu m'agaces... tu m'énerves... Va-t-en!...
De telle sorte qu'il ne sait jamais ce qu'il doit faire, s'il doit s'en aller ou rester, être ici ou ailleurs! Problème difficile... Mais, comme dans les deux cas Madame crie, Monsieur a pris le parti de s'en aller le plus souvent possible. De cette façon, il ne l'entend pas crier...
Ah! il fait vraiment pitié!
L'autre matinée, comme j'allais étendre un peu de linge sur la haie, je l'aperçus dans le jardin. Monsieur jardinait... Le vent, ayant pendant la nuit couché par terre quelques dahlias, il les rattachait à leurs tuteurs...
Très souvent, quand il ne sort pas avant le déjeuner, Monsieur jardine; du moins, il fait semblant de s'occuper à n'importe quoi, dans ses plates-bandes... C'est toujours du temps de gagné sur les ennuis de l'intérieur... Pendant ces moments-là, on ne lui fait pas de scènes... Loin de Madame, il n'est plus le même. Sa figure s'éclaire, son oeil luit... Son caractère, naturellement gai, reprend le dessus... Vraiment, il n'est pas désagréable... A la maison, par exemple, il ne me parle presque plus et, tout en suivant son idée, semble ne pas faire attention à moi... Mais, dehors, il ne manque jamais de m'adresser un petit mot gentil, après s'être bien assuré, toutefois, que Madame ne peut l'épier... Lorsqu'il n'ose pas me parler, il me regarde... et son regard est plus éloquent que ses paroles... D'ailleurs, je m'amuse à l'exciter de toutes les manières... et, bien que je n'aie pris à son égard aucune résolution, à lui monter la tête sérieusement...
En passant près de lui, dans l'allée où il travaillait, penché sur ses dahlias, des brins de raphia aux dents, je lui dis, sans ralentir le pas:
—Oh! comme Monsieur travaille, ce matin!
—Hé oui! répondit-il... ces sacrés dahlias!... Vous voyez bien...
Il m'invita à m'arrêter un instant.
—Eh bien, Célestine?... J'espère que vous vous habituez ici, maintenant?
Toujours sa manie!... Toujours sa même difficulté d'engager la conversation!... Pour lui faire plaisir, je répliquai en souriant:
—Mais oui, Monsieur... certainement... je m'habitue.
—A la bonne heure... Ça n'est pas malheureux enfin... ça n'est pas malheureux.
Il s'était redressé tout à fait, m'enveloppait d'un regard très tendre, répétait: «Ça n'est pas malheureux» se donnant ainsi le temps de trouver à me dire quelque chose d'ingénieux...
Il retira de ses dents les brins de raphia, les noua au haut du tuteur, et, les jambes écartées, les deux paumes plaquées sur ses hanches, les paupières bridées, les yeux franchement obscènes, il s'écria:
—Je parie, Célestine, que vous avez dû en faire des farces à Paris?... Hein, en avez-vous fait, de ces farces!...
Je ne m'attendais pas à celle-là... Et j'eus une grande envie de rire... Mais je baissai les yeux pudiquement, l'air fâché, et tâchant à rougir, comme il convenait en la circonstance:
—Ah! Monsieur!... fis-je sur un ton de reproche.
—Eh bien quoi?... insista-t-il... Une belle fille comme vous... avec des yeux pareils!... Ah! oui, vous avez dû faire de ces farces!... Et tant mieux... Moi, je suis pour qu'on s'amuse, sapristi!... Moi, je suis pour l'amour, nom d'un chien!...
Monsieur s'animait étrangement. Et sur sa personne robuste, fortement musclée, je reconnaissais les signes les plus évidents de l'exaltation amoureuse. Il s'embrasait... le désir flambait dans ses prunelles... Je crus devoir verser sur tout ce feu une bonne douche d'eau glacée. Je dis, d'un ton très sec, et, en même temps, très noble:
—Monsieur se trompe... Monsieur croit parler à ses autres femmes de chambre... Monsieur doit savoir pourtant que je suis une honnête fille..
Très digne, pour bien marquer à quel point j'avais été offensée de cet outrage, j'ajoutai:
—Monsieur mériterait que j'aille tout de suite me plaindre à Madame...
Et je fis mine de partir... Vivement, Monsieur m'empoigna le bras...
—Non... non!... balbutia-t-il...
Comment ai-je pu dire tout cela, sans pouffer?... Comment ai-je pu renfoncer dans ma gorge le rire qui y sonnait, à pleins grelots?... En vérité, je n'en sais rien...
Monsieur était prodigieusement ridicule... Livide, maintenant, la bouche grande ouverte, une double expression d'embêtement et de peur sur toute sa personne, il demeurait silencieux et se grattait la nuque à petits coups d'ongle.
Près de nous, un vieux poirier tordait sa pyramide de branches, mangées de lichens et de mousses... quelques poires y pendaient à portée de la main... Une pie jacassait, ironiquement, au haut d'un châtaigner voisin... Tapi derrière la bordure de buis, le chat giflait un bourdon... Le silence devenait de plus en plus pénible, pour Monsieur... Enfin, après des efforts presque douloureux, des efforts qui amenaient sur ses lèvres de grotesques grimaces, Monsieur me demanda:
—Aimez-vous les poires, Célestine?
—Oui, Monsieur...
Je ne désarmais pas... je répondais sur un ton d'indifférence hautaine.
Dans la crainte d'être surpris par sa femme, il hésita quelques secondes... Et soudain, comme un enfant maraudeur, il détacha une poire de l'arbre et me la donna... ah! si piteusement!... Ses genoux fléchissaient... sa main tremblait...
—Tenez, Célestine... cachez cela dans votre tablier... On ne vous en donne jamais à la cuisine, n'est-ce pas?...
—Non, Monsieur...
—Eh bien... je vous en donnerai encore... quelquefois... parce que... parce que... je veux que vous soyez heureuse...
La sincérité et l'ardeur de son désir, sa gaucherie, ses gestes maladroits, ses paroles effarées, et aussi sa force de mâle, tout cela m'avait attendrie... J'adoucis un peu mon visage, voilai d'une sorte de sourire la dureté de mon regard, et moitié ironique, moitié câline, je lui dis:
—Oh! Monsieur!... Si Madame vous voyait?...
Il se troubla encore, mais comme nous étions séparés de la maison par un épais rideau de châtaigners, il se remit vite, et crâneur maintenant que je devenais moins sévère, il clama, avec des gestes dégagés:
—Eh bien quoi... Madame?... Eh bien quoi?... Je me moque bien de Madame, moi!... Il ne faudrait pas qu'elle m'embête, après tout... J'en ai assez... j'en ai par-dessus la tête, de Madame...
Je prononçai gravement:
—Monsieur a tort... Monsieur n'est pas juste... Madame est une femme très aimable.
Il sursauta:
—Très aimable?... Elle?... Ah, grand Dieu!... Mais vous ne savez donc pas ce qu'elle a fait?... Elle a gâché ma vie... Je ne suis plus un homme... je ne suis plus rien... On se fout de moi, partout dans le pays... Et c'est à cause de ma femme... Ma femme?... c'est... c'est... une vache... oui, Célestine... une vache... une vache... une vache!...
Je lui fis de la morale... je lui parlai doucement, vantant hypocritement l'énergie, l'ordre, toutes les vertus domestiques de Madame... A chacune de mes phrases, il s'exaspérait davantage...
—Non, non!... Une vache... une vache!...
Pourtant, je parvins à le calmer un peu. Pauvre Monsieur!... Je jouais de lui avec une aisance merveilleuse... D'un simple regard, je le faisais passer de la colère à l'attendrissement. Alors il bégayait:
—Oh! vous êtes si douce, vous... vous êtes si gentille!... Vous devez être si bonne!... Tandis que cette vache...
—Allons, Monsieur... allons!...
Il reprenait:
—Vous êtes si douce!... Et cependant... quoi?... vous n'êtes qu'une femme de chambre...
Un moment, il se rapprocha de moi, et très bas:
—Si vous vouliez, Célestine?...
—Si je voulais... quoi?...
—Si vous vouliez... vous savez bien... enfin... vous savez bien?...
—Monsieur voudrait peut-être que je trompe Madame avec Monsieur? Que je fasse avec Monsieur des cochonneries?...
Il se méprit à l'expression de mon visage... et les yeux hors de la tête, les veines du cou gonflées, les lèvres humides et baveuses, il répondit d'une voix sourde:
—Oui là!... Eh bien, oui, là!...
—Monsieur n'y pense pas?
—Je ne pense qu'à ça, Célestine...
Il était très rouge, congestionné:
—Ah! Monsieur va encore recommencer...
Il essaya de me saisir les mains, de m'attirer à lui...
—Eh bien, oui, là... bredouilla-t-il... je vais recommencer... Je... vais... recommencer... parce que... parce que... je suis fou de vous... de toi... Célestine... parce que je ne pense qu'à ça... que je ne dors plus... que je me sens... tout malade... Et ne craignez rien de moi... N'aie pas peur de moi... Je ne suis pas une brute, moi... je... je... ne vous ferai pas d'enfant... Diable non!... Ça... je le jure!... Je... je... nous... nous...
—Un mot de plus, Monsieur, et, cette fois, je dis tout à Madame... Et si quelqu'un vous voyait, en cet état, dans le jardin?
Il s'arrêta net... Navré, honteux, tout bête, il ne savait plus que faire de ses mains, de ses yeux, de toute sa personne... Et il regardait, sans les voir, le sol à ses pieds, le vieux poirier, le jardin... Vaincu enfin, il dénoua, au haut du tuteur, les brins de raphia, se pencha à nouveau sur les dahlias écroulés... et triste, infiniment, et suppliant, il gémit:
—Tout à l'heure, Célestine... je vous ai dit... je vous ai dit cela... comme je vous aurais dit autre chose... comme je vous aurais dit... n'importe quoi... Je suis une vieille bête... Il ne faut pas m'en vouloir... il ne faut pas surtout en parler à Madame... C'est vrai, pourtant, si quelqu'un nous avait vus, dans le jardin?...
Je me sauvai pour ne pas rire.
Oui, j'avais envie de rire... Et, cependant, une émotion chantait dans mon coeur... quelque chose—comment exprimer cela?...—de maternel... Bien sûr que Monsieur ne me plairait pas pour coucher avec... Mais, un de plus ou de moins, au fond qu'est-ce que cela ferait?... Je pourrais lui donner du bonheur au pauvre gros père qui en est si privé, et j'en aurais de la joie aussi, car, en amour, donner du bonheur aux autres, c'est peut-être meilleur que d'en recevoir, des autres... Même lorsque notre chair reste insensible à ses caresses, quelle sensation délicieuse et pure de voir un pauvre bougre dont les yeux se tournent, et qui se pâme dans nos bras?... Et puis, ce serait rigolo... à cause de Madame... Nous verrons, plus tard.
Monsieur n'est pas sorti de toute la journée... Il a relevé ses dahlias et, l'après-midi, il n'a pas quitté le bûcher où, pendant plus de quatre heures, il a cassé du bois, avec acharnement... De la lingerie, j'écoutais avec une sorte de fierté les coups de maillet, sur les coins de fer...
Hier, Monsieur et Madame ont passé toute l'après-midi à Louviers... Monsieur avait rendez-vous avec son avoué, Madame avec sa couturière... Sa couturière!...
J'ai profité de ce moment de répit pour rendre visite à Rose, que je n'avais pas revue depuis ce fameux dimanche... Je n'étais pas fâchée non plus de connaître le capitaine Mauger...
Un vrai type de loufoque, celui-là, et comme on en voit peu, je vous assure... Figurez-vous une tête de carpe, avec des moustaches et une longue barbiche grises... Très sec, très nerveux, très agité, il ne tient pas en place, travaille toujours, soit au jardin, soit dans une petite pièce où il fait de la menuiserie, en chantant des airs militaires, en imitant la trompette du régiment...
Le jardin est fort joli, un vieux jardin divisé en planches carrées, où sont cultivées les fleurs d'autrefois, de très vieilles fleurs qu'on ne rencontre plus que dans de très vieilles campagnes et chez de très vieux curés...
Quand je suis arrivée, Rose, confortablement assise à l'ombre d'un acacia, devant une table rustique sur laquelle était posée sa corbeille à ouvrage, reprisait des bas, et le capitaine accroupi sur une pelouse, le chef coiffé d'un ancien bonnet de police, bouchait les fuites d'un tuyau d'arrosage qui s'était crevé la veille...
On m'accueillit avec empressement... et Rose ordonna au petit domestique, qui sarclait une planche de reines-marguerites, d'aller chercher la bouteille de noyau et des verres.
Les premières politesses échangées:
—Eh bien, me demanda le capitaine... il n'est donc pas encore claqué, votre Lanlaire?... Ah! vous pouvez vous vanter de servir chez une fameuse crapule... Je vous plains bien, allez, ma chère demoiselle.
Il m'expliqua que jadis Monsieur et lui vivaient en bons voisins, en inséparables amis... Une discussion à propos de Rose les avait brouillés à mort... Monsieur reprochait au capitaine de ne pas tenir son rang avec sa servante, de l'admettre à sa table...
Interrompant son récit, le capitaine força en quelque sorte mon témoignage.
—À ma table!... Et si je veux l'admettre dans mon lit?... Voyons... est-ce que je n'en ai pas le droit?... Est-ce que cela le regarde?...
—Bien sûr que non, monsieur le capitaine...
Rose, d'une voix pudique, soupira:
—Un homme tout seul, n'est-ce pas?... c'est bien naturel.
Depuis cette discussion fameuse qui avait failli se terminer en coups de poing, les deux anciens amis passaient leur temps à se faire des procès et des niches... Ils se haïssaient sauvagement.
—Moi... déclara le capitaine... toutes les pierres de mon jardin, je les lance par-dessus la haie, dans celui de Lanlaire... Tant pis si elles tombent sur ses cloches et sur ses châssis... ou plutôt, tant mieux... Ah! le cochon!... Du reste, vous allez voir...
Ayant aperçu une pierre dans l'allée, il se précipita pour la ramasser, atteignit la haie avec des prudences, des rampements de trappeur, et il lança la pierre dans notre jardin de toute ses forces. On entendit un bruit de verre cassé. Triomphant, il revint ensuite vers nous, et secoué, étouffé, tordu par le rire, il chantonna:
—Encore un carreau d'cassé... v'là le vitrier qui passe...
Rose le couvait d'un regard maternel. Elle me dit, avec admiration:
—Est-il drôle!... est-il enfant!... Comme il est jeune pour son âge!...
Après que nous eûmes siroté un petit verre de noyau, le capitaine Mauger voulut me faire les honneurs du jardin... Rose s'excusa de ne pouvoir nous accompagner, à cause de son asthme, et nous recommanda de ne pas nous attarder trop longtemps...
—D'ailleurs, fit-elle, en plaisantant... je vous surveille...
Le capitaine m'emmena à travers des allées, des carrés bordés de buis, des plates-bandes remplies de fleurs. Il me nommait les plus belles, remarquant chaque fois qu'il n'y en avait pas de pareilles, chez ce cochon de Lanlaire... Tout à coup, il cueillit une petite fleur orangée, bizarre et charmante, en fit tourner la tige doucement dans ses doigts, et il me demanda:
—En avez-vous mangé?...
Je fus tellement surprise par cette question saugrenue, que je restai bouche close. Le capitaine affirma:
—Moi, j'en ai mangé... C'est parfait de goût... J'ai mangé de toutes les fleurs qui sont ici... Il y en a de bonnes... il y en a de moins bonnes... il y en a qui ne valent pas grand'chose... D'abord, moi, je mange de tout...
Il cligna de l'oeil, claqua de la langue, se tapa sur le ventre, et répéta d'une voix plus forte, où dominait l'accent d'un défi:
—Je mange de tout, moi!..
La façon dont le capitaine venait de proclamer cette étrange profession de foi me révéla que sa grande vanité, dans la vie, était de manger de tout... Je m'amusai à flatter sa manie...
—Et vous avez raison, monsieur le capitaine.
—Pour sûr... répondit-il, non sans orgueil... Et ce n'est pas seulement des plantes que je mange... c'est des bêtes aussi... des bêtes que personne n'a mangées... des bêtes qu'on ne connaît pas... Moi, je mange de tout...
Nous continuâmes notre promenade autour des planches fleuries, dans les allées étroites où se balançaient de jolies corolles, bleues, jaunes, rouges... Et, en regardant les fleurs, il me semblait que le capitaine avait au ventre de petits sursauts de joie... Sa langue passait sur ses lèvres gercées, avec un bruit menu et mouillé...
Il me dit encore.
—Et je vais vous avouer... Il n'y a pas d'insectes, pas d'oiseaux, pas de vers de terre que je n'aie mangés. J'ai mangé des putois et des couleuvres, des rats et des grillons, des chenilles... J'ai mangé de tout... On connaît ça dans le pays, allez!... Quand on trouve une bête, morte ou vivante, une bête que personne ne sait ce que c'est, on se dit: «Faut l'apporter au capitaine Mauger.»... On me l'apporte... et je la mange... L'hiver surtout, par les grands froids, il passe des oiseaux inconnus... qui viennent d'Amérique... de plus loin, peut-être... On me les apporte... et je les mange... Je parie qu'il n'y a pas, dans le monde, un homme qui ait mangé autant de choses que moi... Je mange de tout...
La promenade terminée, nous revînmes nous asseoir sous l'acacia. Et je me disposais à prendre congé, quand le capitaine s'écria:
—Ah!... il faut que je vous montre quelque chose de curieux et que vous n'avez, bien sûr, jamais vu...
Et il appela d'une voix retentissante:
—Kléber!... Kléber!...
Entre deux appels, il m'expliqua:
—Kléber... c'est mon furet... Un phénomène...
Et il appela encore:
—Kléber!... Kléber!...
Alors, sur une branche, au-dessus de nous, entre des feuilles vertes et dorées, apparurent un museau rose et deux petits yeux noirs, très vifs, joliment éveillés.
—Ah!... je savais bien qu'il n'était pas loin... Allons, viens ici, Kléber!... Psstt!...
L'animal rampa sur la branche, s'aventura sur le tronc, descendit avec prudence, en enfonçant ses griffes dans l'écorce. Son corps, tout en fourrure blanche, marqué de taches fauves, avait des mouvements souples, des ondulations gracieuses de serpent... Il toucha terre, et, en deux bonds, il fut sur les genoux du capitaine qui se mit à le caresser, tout joyeux.
—Ah!... le bon Kléber!... Ah!... le charmant petit Kléber!...
Il se tourna vers moi:
—Avez-vous jamais vu un furet aussi bien apprivoisé?... Il me suit dans le jardin, partout, comme un petit chien... Je n'ai qu'à l'appeler... et il est là, tout de suite, la queue frétillante, la tête levée... Il mange avec nous... couche avec nous... C'est une petite bête que j'aime, ma foi, autant qu'une personne.... Tenez, mademoiselle Célestine, j'en ai refusé trois cents francs... Je ne le donnerais pas pour mille francs... pour deux mille francs... Ici, Kléber...
L'animal leva la tête vers son maître; puis, il grimpa sur lui, escalada ses épaules et, après mille caresses et mille gentillesses, se roula autour du cou du capitaine, comme un foulard... Rose ne disait rien... Elle semblait agacée.
Alors, une idée infernale me traversa le cerveau.
—Je parie, dis-je tout à coup..., je parie, monsieur le capitaine, que vous ne mangez pas votre furet?...
Le capitaine me regarda avec un étonnement profond, puis avec une tristesse infinie... Ses yeux devinrent tout ronds, ses lèvres tremblèrent.
—Kléber?... balbutia-t-il... manger Kléber?...
Évidemment, cette question ne s'était jamais posée devant lui, qui avait mangé de tout... C'était comme un monde nouveau, étrangement comestible, qui se révélait à lui...
—Je parie, répétai-je férocement, que vous ne mangez pas votre furet?...
Effaré, angoissé, mû par une mystérieuse et invincible secousse, le vieux capitaine s'était levé de son banc... Une agitation extraordinaire était en lui...
—Répétez voir un peu!... bégaya-t-il.
Pour la troisième fois, violemment, en détachant chaque mot, je dis:
—Je parie que vous ne mangez pas votre furet?...
—Je ne mange pas mon furet?... Qu'est-ce que vous dites?... Vous dites que je ne le mange pas?... Oui, vous dites cela?... Eh bien, vous allez voir... Moi, je mange de tout...
Il empoigna le furet. Comme on rompt un pain, d'un coup sec il cassa les reins de la petite bête, et la jeta, morte sans une secousse, sans un spasme, sur le sable de l'allée, en criant à Rose:
—Tu m'en feras une gibelotte, ce soir!...
Et il courut, avec des gesticulations folles, s'enfermer dans sa maison...
Je connus là quelques minutes d'une véritable, indicible horreur. Toute étourdie encore par l'action abominable que je venais de commettre, je me levai pour partir. J'étais très pâle... Rose m'accompagna... Elle souriait:
—Je ne suis pas fâchée de ce qui vient d'arriver, me confia-t-elle... Il aimait trop son furet... Moi, je ne veux pas qu'il aime quelque chose... Je trouve déjà qu'il aime trop ses fleurs...
Elle ajouta, après un court silence:
—Par exemple, il ne vous pardonnera jamais ça... C'est un homme qu'il ne faut pas défier... Dame... un ancien militaire!...
Puis, quelques pas plus loin:
—Faites attention, ma petite... On commence à jaser sur vous dans le pays. Il paraît qu'on vous a vue, l'autre jour, dans le jardin, avec M. Lanlaire... C'est bien imprudent, croyez-moi... Il vous enguirlandera, si ce n'est déjà fait... Enfin, faites attention. Avec cet homme-là, rappelez-vous... Du premier coup... pan!... un enfant...
Et comme elle refermait sur moi la barrière:
—Allons... au revoir!... Il faut, maintenant, que j'aille faire ma gibelotte...
Toute la journée, j'ai revu le cadavre du pauvre petit furet, là-bas, sur le sable de l'allée...
Ce soir, au dîner, en servant le dessert, Madame m'a dit très sévèrement:
—Si vous aimez les pruneaux, vous n'avez qu'à m'en demander... je verrai si je dois vous en donner... mais je vous défends d'en prendre...
J'ai répondu:
—Je ne suis pas une voleuse, Madame, et je n'aime pas les pruneaux...
Madame a insisté:
—Je vous dis que vous avez pris des pruneaux...
J'ai répliqué:
—Si Madame me croit une voleuse, Madame n'a que me donner mon compte.
Madame m'a arraché des mains l'assiette de pruneaux.
—Monsieur en a mangé cinq ce matin... il y en avait trente-deux... il n'y en a plus que vingt-cinq... vous en avez donc dérobé deux... Que cela ne vous arrive plus!...
C'était vrai... J'en avais mangé deux... Elle les avait comptés!...
Non!... De ma vie!...
V
28 septembre.
Ma mère est morte. J'en ai reçu la nouvelle, ce matin, par une lettre du pays. Quoique je n'aie jamais eu d'elle que des coups, cela m'a fait de la peine, et j'ai pleuré, pleuré, pleuré... En me voyant pleurer, Madame m'a dit:
—Qu'est-ce encore que ces manières-là?...
J'ai répondu:
—Ma mère, ma pauvre mère est morte!...
Alors, Madame, de sa voix ordinaire:
—C'est un malheur... et je n'y peux rien... En tout cas, il ne faut pas que l'ouvrage en souffre...
Ç'a été tout... Ah! vrai!... La bonté n'étouffe pas Madame...
Ce qui m'a rendue le plus malheureuse, c'est que j'ai vu une coïncidence entre la mort de ma mère... et le meurtre du petit furet. J'ai pensé que c'était là une punition du ciel, et que ma mère ne serait peut-être pas morte si je n'avais pas obligé le capitaine à tuer le pauvre Kléber... J'ai eu beau me répéter que ma mère était morte avant le furet... Rien n'y a fait... et cette idée m'a poursuivie, toute la journée, comme un remords...
J'aurais bien voulu partir... Mais Audierne, c'est si loin... au bout du monde, quoi!... Et je n'ai pas d'argent... Quand je toucherai les gages de mon premier mois, il faudra que je paie le bureau; je ne pourrai même pas rembourser les quelques petites dettes contractées durant les jours où j'ai été sur le pavé...
Et puis, à quoi bon partir?... Mon frère est au service sur un bateau de l'État, en Chine, je crois, car voilà bien longtemps qu'on n'a reçu de ses nouvelles... Et ma soeur Louise?... Où est-elle maintenant?... Je ne sais pas... Depuis qu'elle nous quitta, pour suivre Jean le Duff à Concarneau, on n'a plus entendu parler d'elle... Elle a dû rouler, par ci, par là, le diable sait où!... Elle est peut-être en maison; elle est peut-être morte, elle aussi. Et peut-être aussi que mon frère est mort...
Oui, pourquoi irais-je là-bas?... A quoi cela m'avancerait-il?... Je n'y ai plus personne, et ma mère n'a rien laissé, pour sûr... Les frusques et les quelques meubles qu'elle possédait ne paieront pas certainement l'eau-de-vie qu'elle doit...
C'est drôle, tout de même... Tant qu'elle vivait, je ne pensais presque jamais à elle... je n'éprouvais pas le désir de la revoir... Je ne lui écrivais qu'à mes changements de place, et seulement pour lui donner mon adresse... Elle m'a tant battue... j'ai été si malheureuse avec elle, qui était toujours ivre!... Et d'apprendre, tout d'un coup, qu'elle est morte, voilà que j'ai l'âme en deuil, et que je me sens plus seule que jamais...
Et je me rappelle mon enfance avec une netteté singulière... Je revois tout des êtres et des choses parmi lesquels j'ai commencé le dur apprentissage de la vie... Il y a vraiment trop de malheur d'un côté, trop de bonheur de l'autre... Le monde n'est pas juste.
Une nuit, je me souviens—j'étais bien petite, pourtant—je me souviens que nous fûmes réveillés en sursaut par la corne du bateau de sauvetage. Oh! ces appels dans la tourmente et dans la nuit, qu'ils sont lugubres!... Depuis la veille, le vent soufflait en tempête; la barre du port était toute blanche et furieuse; quelques chaloupes seulement avaient pu rentrer... Les autres, les pauvres autres se trouvaient sûrement en péril...
Sachant que le père pêchait dans les parages de l'île de Sein, ma mère ne s'inquiétait pas trop... Elle espérait qu'il avait relâché au port de l'île, comme cela était arrivé, tant de fois... Cependant, en entendant la corne du bateau de sauvetage, elle se leva toute tremblante et très pâle... m'enveloppa à la hâte d'un gros châle de laine et se dirigea vers le môle... Ma soeur Louise, qui était déjà grande, et mon frère plus petit la suivaient, criant:
—Ah! sainte Vierge!... Ah! nostre Jésus!...
Et elle aussi criait:
—Ah! sainte Vierge!... Ah! nostre Jésus!...
Les ruelles étaient pleines de monde: des femmes, des vieux, des gamins. Sur le quai, où l'on entendait gémir les bateaux, se hâtaient une foule d'ombres effarées. Mais, on ne pouvait tenir sur le môle à cause du vent trop fort, surtout à cause des lames qui, s'abattant sur la chaussée de pierre, la balayaient de bout en bout, avec des fracas de canonnade.... Ma mère prit la sente... «Ah! sainte Vierge!... Ah! nostre Jésus!»... prit la sente qui contourne l'estuaire jusqu'au phare... Tout était noir sur la terre, et sur la mer, noire aussi, de temps en temps, au loin, dans le rayonnement de la lumière du phare, d'énormes brisants, des soulèvements de vagues blanchissaient... Malgré les secousses... «Ah! sainte Vierge!... ah! nostre Jésus!»... malgré les secousses et en quelque sorte bercée par elles, malgré le vent et en quelque sorte étourdie par lui, je m'endormis dans les bras de ma mère... Je me réveillai dans une salle basse, et je vis, entre des dos sombres, entre des visages mornes, entre des bras agités, je vis, sur un lit de camp, éclairé par deux chandelles, un grand cadavre... «Ah! sainte Vierge!... Ah! nostre Jésus!»... un cadavre effrayant, long et nu, tout rigide, la face broyée, les membres rayés de balafres saignantes, meurtris de taches bleues... C'était mon père...
Je le vois encore... Il avait les cheveux collés au crâne, et, dans les cheveux, des goémons emmêlés qui lui faisaient comme une couronne... Des hommes étaient penchés sur lui, frottaient sa peau avec des flanelles chaudes, lui insufflaient de l'air par la bouche... Il y avait le maire... il y avait M. le recteur... il y avait le capitaine des douanes... il y avait le gendarme maritime... J'eus peur, je me dégageai de mon châle, et, courant entre les jambes de ces hommes, sur les dalles mouillées, je me mis à crier, à appeler papa... à appeler maman... Une voisine m'emporta...
C'est à partir de ce moment que ma mère s'adonna, avec rage, à la boisson. Elle essaya bien, les premiers temps, de travailler dans les sardineries, mais, comme elle était toujours ivre, aucun de ses patrons ne voulut la garder. Alors, elle resta chez elle à s'enivrer, querelleuse et morne; et quand elle était pleine d'eau-de-vie, elle nous battait... Comment se fait-il qu'elle ne m'ait pas tuée?...
Moi, je fuyais la maison, tant que je le pouvais. Je passais mes journées à gaminer sur le quai, à marauder dans les jardins, à barboter dans les flaques, aux heures de la marée basse... Ou bien, sur la route de Plogoff, au fond d'un dévalement herbu, abrité du vent de mer et garni d'arbustes épais, je polissonnais avec les petits garçons, parmi les épines blanches... Quand je rentrais le soir, il m'arrivait de trouver ma mère étendue sur le carreau en travers du seuil, inerte, la bouche salie de vomissements, une bouteille brisée dans la main... Souvent, je dus enjamber son corps... Ses réveils étaient terribles... Une folie de destruction l'agitait... Sans écouter mes prières et mes cris, elle m'arrachait du lit, me poursuivait, me piétinait, me cognait aux meubles, criant:
—Faut que j'aie ta peau!... Faut que j'aie ta peau!...
Bien des fois, j'ai cru mourir...
Et puis elle se débaucha, pour gagner de quoi boire. La nuit, toutes les nuits, on entendit des coups sourds, frappés à la porte de notre maison... Un matelot entrait, emplissant la chambre d'une forte odeur de salure marine et de poisson... Il se couchait, restait une heure et repartait... Et un autre venait après, se couchait aussi, restait une heure encore et repartait... Il y eut des luttes, de grandes clameurs effrayantes dans le noir de ces abominables nuits, et, plusieurs fois, les gendarmes intervinrent...
Des années s'écoulèrent pareilles... On ne voulait de moi nulle part, ni de ma soeur, ni de mon frère... On s'écartait de nous dans les ruelles. Les honnêtes gens nous chassaient, à coups de pierre, des maisons où nous allions, tantôt marauder, tantôt mendier... Un jour, ma soeur Louise, qui faisait, elle aussi, une sale noce avec les matelots, s'enfuit... Et ce fut ensuite mon frère qui s'engagea mousse... Je restai seule avec ma mère...
A dix ans, je n'étais plus chaste. Initiée par le triste exemple de maman à ce que c'est que l'amour, pervertie par toutes les polissonneries auxquelles je me livrais avec les petits garçons, je m'étais développée physiquement très vite... Malgré les privations et les coups, mais sans cesse au grand air de la mer, libre et forte, j'avais tellement poussé, qu'à onze ans je connaissais les premières secousses de la puberté... Sous mon apparence de gamine, j'étais presque femme...
A douze ans, j'étais femme, tout à fait... et plus vierge... Violée? Non, pas absolument... Consentante? Oui, à peu près... du moins dans la mesure où le permettaient l'ingénuité de mon vice et la candeur de ma dépravation... Un dimanche, après la grand'messe, le contre-maître d'une sardinerie, un vieux, aussi velu, aussi mal odorant qu'un bouc, et dont le visage n'était qu'une broussaille sordide de barbe et de cheveux, m'entraîna sur la grève, du côté de Saint-Jean. Et là, dans une cachette de la falaise, dans un trou sombre du rocher où les mouettes venaient faire leur nid... où les matelots cachaient quelquefois les épaves trouvées en mer... là sur un lit de goémon fermenté, sans que je me sois refusée ni débattue... il me posséda... pour une orange!... Il s'appelait d'un drôle de nom: M. Cléophas Biscouille...
Et voilà une chose incompréhensible, dont je n'ai trouvé l'explication dans aucun roman. M. Biscouille était laid, brutal, repoussant... Et outre, les quatre ou cinq fois qu'il m'attira dans le trou noir du rocher, je puis dire qu'il ne me donna aucun plaisir; au contraire. Alors, quand je repense à lui—et j'y pense souvent—comment se fait-il que ce ne soit jamais pour le détester et pour le maudire? A ce souvenir, que j'évoque avec complaisance, j'éprouve comme une grande reconnaissance... comme une grande tendresse et aussi, comme un regret véritable de me dire que, plus jamais, je ne reverrai ce dégoûtant personnage, tel qu'il était sur le lit de goémon...
A ce propos, qu'on me permette d'apporter ici, si humble que je sois, ma contribution personnelle à la biographie des grands hommes....
M. Paul Bourget était l'intime ami et le guide spirituel de la comtesse Fardin, chez qui, l'année dernière, je servais comme femme de chambre. J'entendais dire toujours que lui seul connaissait, jusque dans le tréfonds, l'âme si compliquée des femmes... Et bien des fois, j'avais eu l'idée de lui écrire, afin de lui soumettre ce cas de psychologie passionnelle... Je n'avais pas osé... Ne vous étonnez pas trop de la gravité de telles préoccupations. Elles ne sont point coutumières aux domestiques, j'en conviens. Mais, dans les salons de la comtesse, on ne parlait jamais que de psychologie... C'est un fait reconnu que notre esprit se modèle sur celui de nos maîtres, et ce qui se dit au salon se dit également à l'office. Le malheur était que nous n'eussions pas à l'office un Paul Bourget, capable d'élucider et de résoudre les cas de féminisme que nous y discutions... Les explications de monsieur Jean lui-même ne me satisfaisaient pas...
Un jour, ma maîtresse m'envoya porter une lettre «urgente», à l'illustre maître. Ce fut lui qui me remit la réponse... Alors je m'enhardis à lui poser la question qui me tourmentait, en mettant, toutefois, sur le compte d'une amie, cette scabreuse et obscure histoire... M. Paul Bourget me demanda:
—Qu'est-ce que c'est que votre amie? Une femme du peuple?... Une pauvresse, sans doute?...
—Une femme de chambre, comme moi, illustre maître.
M. Bourget eut une grimace supérieure, une moue de dédain. Ah sapristi! il n'aime pas les pauvres.
—Je ne m'occupe pas de ces âmes-là, dit-il... Ce sont de trop petites âmes... Ce ne sont même pas des âmes... Elles ne sont pas du ressort de ma psychologie...
Je compris que, dans ce milieu, on ne commence à être une âme qu'à partir de cent mille francs de rentes...
Ce n'est pas comme M. Jules Lemaître, un familier de la maison, lui aussi, qui, sur la même interrogation, répondit, en me pinçant la taille, gentiment:
—Eh bien, charmante Célestine, votre amie est une bonne fille, voilà tout. Et si elle vous ressemble, je lui dirais bien deux mots, vous savez... hé!... hé!... hé!...
Lui, du moins, avec sa figure de petit faune bossu et farceur, il ne faisait pas de manières... et il était bon enfant... Quel dommage qu'il soit tombé dans les curés!...
Avec tout cela, je ne sais ce que je serais devenue dans cet enfer d'Audierne, si les Petites Soeurs de Pontcroix, me trouvant intelligente et gentille, ne m'avaient recueillie par pitié. Elles n'abusèrent pas de mon âge, de mon ignorance, de ma situation difficile et honnie pour se servir, de moi, pour me séquestrer, à leur profit, comme il arrive souvent dans ces sortes de maisons, qui poussent l'exploitation humaine jusqu'au crime... C'étaient de pauvres petits êtres candides, timides, charitables, et qui n'étaient pas riches, et qui n'osaient même pas tendre la main aux passants, ni mendier dans les maisons... Il y avait, quelquefois, chez elles, bien de la misère, mais on s'arrangeait comme on pouvait... Et au milieu de toutes les difficultés de vivre, elles n'en continuaient pas moins d'être gaies et de chanter sans cesse, comme des pinsons... Leur ignorance de la vie avait quelque chose d'émouvant, et qui me tire les larmes, aujourd'hui, que je puis mieux comprendre leur bonté infinie, et si pure...
Elles m'apprirent à lire, à écrire, à coudre, à faire le ménage, et, quand je fus à peu près instruite de ces choses nécessaires, elles me placèrent, comme petite bonne, chez un colonel en retraite qui venait, tous les étés, avec sa femme et ses deux filles, dans une espèce de petit château délabré, près de Comfort... De braves gens, certes, mais si tristes, si tristes!... Et maniaques!... Jamais sur leur visage un sourire, ni une joie sur leurs vêtements, qui restaient obstinément noirs... Le colonel avait fait installer un tour sous les combles, et là, toute la journée, seul, il tournait des coquetiers de buis, ou bien, ces billes ovales, qu'on appelle des «oeufs», et qui servent aux ménagères à ravauder leurs bas. Madame rédigeait placets sur placets, pétitions sur pétitions, afin d'obtenir un bureau de tabac. Et les deux filles, ne disant rien, ne faisant rien, l'une, avec un bec de canard, l'autre avec une face de lapin, jaunes et maigres, anguleuses et fanées, se desséchaient sur place, ainsi que deux plantes à qui tout manque, le sol, l'eau, le soleil... Ils m'ennuyèrent énormément... Au bout de huit mois, je les envoyai promener, par un coup de tête que j'ai regretté...
Mais quoi!... J'entendais Paris respirer et vivre autour de moi... Son haleine m'emplissait le coeur de désirs nouveaux. Bien que je ne sortisse pas souvent, j'avais admiré avec un prodigieux étonnement, les rues, les étalages, les foules, les palais, les voitures éclatantes, les femmes parées... Et quand, le soir, j'allais me coucher au sixième étage, j'enviais les autres domestiques de la maison... et leurs farces que je trouvais charmantes... et leurs histoires qui me laissaient dans des surprises merveilleuses... Si peu de temps que je sois restée dans cette maison, j'ai vu là, le soir, au sixième, toutes les débauches, et j'en ai pris ma part, avec l'emportement, avec l'émulation d'une novice... Ah! que j'en ai nourri alors des espoirs vagues et des ambitions incertaines, dans cet idéal fallacieux du plaisir et du vice...
Hé oui!... On est jeune... on ne connaît rien de la vie... on se fait des imaginations et des rêves... Ah, les rêves! Des bêtises... J'en ai soupé, comme disait M. Xavier, un gamin joliment perverti, dont j'aurai à parler bientôt...
Et j'ai roulé... Ah! ce que j'ai roulé... C'est effrayant quand j'y songe...
Je ne suis pas vieille, pourtant, mais j'en ai vu des choses, de près... j'en ai vu des gens tout nus... Et j'ai reniflé l'odeur de leur linge, de leur peau, de leur âme... Malgré les parfums, ça ne sent pas bon... Tout ce qu'un intérieur respecté, tout ce qu'une famille honnête peuvent cacher de saletés, de vices honteux, de crimes bas, sous les apparences de la vertu... ah! je connais ça!.. Ils ont beau être riches, avoir des frusques de soie et de velours, des meubles dorés; ils ont beau se laver dans des machins d'argent et faire de la piaffe... je les connais!... Ça n'est pas propre... Et leur coeur est plus dégoûtant que ne l'était le lit de ma mère...
Ah! qu'une pauvre domestique est à plaindre, et comme elle est seule!... Elle peut habiter des maisons nombreuses, joyeuses, bruyantes, comme elle est seule, toujours!... La solitude, ce n'est pas de vivre seule, c'est de vivre chez les autres, chez des gens qui ne s'intéressent pas à vous, pour qui vous comptez moins qu'un chien, gavé de pâtée, ou qu'une fleur, soignée comme un enfant de riche... des gens dont vous n'avez que les défroques inutiles ou les restes gâtés:
—Vous pouvez manger cette poire, elle est pourrie... Finissez ce poulet à la cuisine, il sent mauvais...
Chaque mot vous méprise, chaque geste vous ravale plus bas qu'une bête... Et il ne faut rien dire; il faut sourire et remercier, sous peine de passer pour une ingrate ou un mauvais coeur... Quelquefois, en coiffant mes maîtresses, j'ai eu l'envie folle de leur déchirer la nuque, de leur fouiller les seins avec mes ongles...
Heureusement qu'on n'a pas toujours de ces idées noires... On s'étourdit et on s'arrange pour rigoler de son mieux, entre soi.
Ce soir, après le dîner, me voyant toute triste, Marianne s'est attendrie, a voulu me consoler. Elle est allée chercher, au fond du buffet, dans un amas de vieux papiers et de torchons sales, une bouteille d'eau-de-vie...
—Il ne faut pas vous affliger comme ça, m'a-t-elle dit... il faut vous secouer un peu, ma pauvre petite... vous réconforter.
Et m'ayant versé à boire, durant une heure, les coudes sur la table, d'une voix traînante et gémissante, elle m'a raconté des histoires sinistres de maladies, des accouchements, la mort de sa mère, de son père, de sa soeur... Sa voix devenait, à chaque minute, plus pâteuse... ses yeux s'humectaient, et elle répétait, en léchant son verre:
—Il ne faut pas s'affliger comme ça... La mort de votre maman... ah! c'est un grand malheur... Mais qu'est-ce que vous voulez?... nous sommes toutes mortelles... Ah! mon Dieu! Ah! pauvre petite!...
Puis, elle s'est mise tout à coup à pleurer, à pleurer et tandis qu'elle pleurait, pleurait, elle ne cessait de gémir:
—Il ne faut pas s'affliger... il ne faut pas s'affliger...
C'était d'abord une plainte... cela devint bientôt une sorte d'affreux braiement, qui alla grandissant... Et son gros ventre, et sa grosse poitrine, et son triple menton, secoués par les sanglots, se soulevaient en houles énormes...
—Taisez-vous donc, Marianne, lui ai-je dit... Madame n'aurait qu'à vous entendre et venir...
Mais elle ne m'a pas écoutée, et pleurant plus fort:
—Ah! quel malheur!... quel grand malheur!...
Si bien que, moi aussi, l'estomac affadi par la boisson et le coeur ému par les larmes de Marianne, je me suis mise à sangloter comme une Madeleine... Tout de même... ce n'est point une mauvaise fille...
Mais je m'ennuie ici... je m'ennuie... je m'ennuie!... Je voudrais servir chez une cocotte, ou bien en Amérique...
VI
1er octobre.
Pauvre Monsieur!... Je crois que j'ai été trop raide, l'autre jour, avec lui, dans le jardin... Peut-être ai-je dépassé la mesure?... Il s'imagine, tant il est godiche, qu'il m'a offensée gravement et que je suis une imprenable vertu... Ah! ses regards humiliés, implorants, et qui ne cessent de me demander pardon!...
Quoique je sois redevenue plus aguichante et gentille, il ne me dit plus rien de la chose, et il ne se décide pas davantage à tenter une nouvelle attaque directe, pas même le coup classique du bouton de culotte à recoudre... Un coup grossier, mais qui ne rate pas souvent son effet... En ai-je recousu, mon Dieu, de ces boutons-là!...
Et pourtant, il est visible qu'il en a envie, qu'il en meurt d'envie, de plus en plus... Dans la moindre de ses paroles éclate l'aveu... l'aveu détourné de son désir... et quel aveu!... Mais il est aussi de plus en plus timide. Une résolution à prendre lui fait peur... Il craint d'amener une rupture définitive, et il ne se fie plus à mes regards encourageants...
Une fois, en m'abordant avec une expression étrange, avec quelque chose d'égaré dans les yeux, il m'a dit:
—Célestine... vous... vous... cirez... très bien... mes chaussures... très... très... bien... Jamais... elles n'ont été... cirées... comme ça... mes chaussures...
C'est là que j'attendais le coup du bouton... Mais non... Monsieur haletait, bavait, comme s'il eût mangé une poire trop grosse et trop juteuse...
Puis il a sifflé son chien... et il est parti...
Mais voici ce qui est plus fort...
Hier, Madame était allée au marché, car elle fait son marché elle-même; Monsieur était sorti depuis l'aube, avec son fusil et son chien... Il rentra de bonne heure, ayant tué trois grives, et aussitôt monta dans son cabinet de toilette, pour prendre un tub et s'habiller, comme il avait coutume... Pour ça!... Monsieur est très propre, lui... et il ne craint pas l'eau... Je pensai que le moment était favorable d'essayer quelque chose qui le mît enfin à l'aise avec moi... Quittant mon ouvrage, je me dirigeai vers le cabinet de toilette... et, quelques secondes, je restai l'oreille collée à la porte, écoutant... Monsieur tournait et retournait dans la pièce... Il sifflotait, chantonnait:
Et allez donc, Mamz'elle Suzon!...
Et ron, ronron... petit patapon...
Une habitude qu'il a de mêler, en chantant, un tas de refrains...
J'entendis des chaises remuer, des placards s'ouvrir et se refermer, puis, l'eau ruisseler dans le tub des «Ah!», des «Oh!», des «Fuuii!», des «Brrr!» que la surprise de l'eau froide arrachait à Monsieur... Alors, brusquement, j'ouvris la porte...
Monsieur était devant moi, de face, la peau toute mouillée, grelottante, et l'éponge, en ses mains, coulait comme une fontaine... Ah!... sa tête, ses yeux, son immobilité!... Jamais, je ne vis, je crois, un homme aussi ahuri... N'ayant point de manteau pour recouvrir la nudité de son corps, par un geste, instinctivement pudique et comique, il s'était servi de l'éponge comme d'une feuille de vigne. Il me fallut une forte volonté pour réprimer, devant ce spectacle, le rire qui se déchaînait en moi. Je remarquai que Monsieur avait sur les épaules une grosse touffe de poils, et la poitrine, telle un ours... Tout de même, c'est un bel homme... Mazette!...
Naturellement, je poussai un cri de pudeur alarmée, ainsi qu'il convenait, et je refermai la porte avec violence... Mais derrière la porte, je me disais: «Il va me rappeler, bien sûr... Et que va-t-il arriver?... Ma foi!...» J'attendis quelques minutes... Plus un bruit,... sinon le bruit cristallin d'une goutte d'eau qui, de temps en temps, tombait dans le tub... «Il réfléchit, pensais-je... il n'ose pas se décider... mais il va me rappeler»... En vain... Bientôt l'eau ruissela de nouveau... ensuite j'entendis que Monsieur s'essuyait, se frottait, s'ébrouait... et des glissements de savate traînèrent sur le parquet... des chaises remuèrent... des placards s'ouvrirent et se refermèrent... Enfin Monsieur recommença de chantonner:
Et allez donc, Mamz'elle Suzon!...
Et ron, ronron... petit patapon.
—Non, vraiment, il est trop bête!... murmurai-je, tout bas, dépitée et furieuse.
Et je me retirai, dans la lingerie, bien résolue à ne plus lui accorder jamais rien du bonheur que ma pitié, à défaut de mon désir, avait parfois rêvé de lui donner...
L'après-midi, Monsieur, très préoccupé, ne cessa de tourner autour de moi. Il me rejoignit à la basse-cour, au moment où j'allais porter au fumier les ordures des chats... Et comme, pour rire un peu de son embarras, je m'excusais de ce qui était arrivé le matin:
—Ça ne fait rien... souffla-t-il... ça ne fait rien... Au contraire...
Il voulut me retenir, bredouilla je ne sais quoi... Mais je le plantai, là... au milieu de sa phrase dans laquelle il s'empêtrait... et je lui dis, d'une voix cinglante, ces mots:
—Je demande pardon à Monsieur... Je n'ai pas le temps de parler à Monsieur... Madame m'attend...
—Sapristi, Célestine, écoutez-moi une seconde...
—Non, Monsieur...
Quand je pris l'angle de l'allée qui conduit à la maison, j'aperçus Monsieur... Il n'avait pas changé de place... Tête basse, jambes molles, il regardait toujours le fumier, en se grattant la nuque.
Après le dîner, au salon, Monsieur et Madame eurent une forte pique.
Madame disait:
—Je te dis que tu fais attention à cette fille...
Monsieur répondait:
—Moi?... Ah! par exemple!... En voilà une idée!... Voyons, mignonne... Une roulure pareille... une sale fille qui a peut-être de mauvaises maladies... Ah! celle-là est trop forte!...
Madame reprenait:
—Avec ça que je ne connais pas ta conduite... et tes goûts.
—Permets... ah! permets!...
—Et tous les sales torchons... et tous les derrières crottés que tu trousses dans la campagne!...
J'entendais le parquet crier sous les pas de Monsieur qui marchait, dans le salon, avec une animation fébrile.
—Moi?... Ah! par exemple!... En voilà des idées!... Où vas-tu chercher tout cela, mignonne?...
Madame s'obstinait:
—Et la petite Jézureau?... Quinze ans, misérable!... Et pour laquelle il a fallu que je paie cinq cents francs!... Sans quoi, aujourd'hui, tu serais peut-être en prison, comme ton voleur de père...
Monsieur ne marchait plus... Il s'était effondré dans un fauteuil... Il se taisait...
La discussion finit sur ces mots de Madame:
—Et puis, ça m'est égal!... Je ne suis pas jalouse... Tu peux bien coucher avec cette Célestine... Ce que je ne veux pas, c'est que cela me coûte de l'argent...
Ah! non!... Je les retiens, tous les deux...
Je ne sais pas si, comme le prétend Madame, Monsieur trousse les petites filles dans la campagne... Quand cela serait, il n'aurait pas tort, si tel est son plaisir... C'est un fort homme, et qui mange beaucoup... Il lui en faut... Et Madame ne lui en donne jamais... Du moins, depuis que je suis ici, Monsieur peut se fouiller... Ça, j'en suis certaine... Et c'est d'autant plus extraordinaire qu'ils n'ont qu'un lit... Mais une femme de chambre, à la coule, et qui a de l'oeil, sait parfaitement ce qui se passe chez ses maîtres... Elle n'a même pas besoin d'écouter aux portes... Le cabinet de toilette, la chambre à coucher, le linge, et tant d'autres choses, lui en racontent assez... Il est même inconcevable, quand on veut donner des leçons de morale aux autres et qu'on exige la continence de ses domestiques, qu'on ne dissimule pas mieux les traces de ses manies amoureuses... Il y a, au contraire, des gens qui éprouvent, par une sorte de défi, ou par une sorte d'inconscience, ou par une sorte de corruption étrange, le besoin de les étaler... Je ne me pose pas en bégueule, et j'aime à rire, comme tout le monde... Mais vrai!... j'ai vu des ménages... et des plus respectables... qui dépassaient tout de même la mesure du dégoût...
Autrefois, dans les commencements, cela me faisait un drôle d'effet de revoir mes maîtres... après... le lendemain... J'étais toute troublée... En servant le déjeuner, je ne pouvais m'empêcher de les regarder, de regarder leurs yeux, leurs bouches, leurs mains, avec une telle insistance que Monsieur ou Madame, souvent, me disait:
—Qu'avez-vous?... Est-ce qu'on regarde ses maîtres de cette façon-là? Faites donc attention à votre service...
Oui, de les voir, cela éveillait en moi des idées, des images... comment exprimer cela?... des désirs qui me persécutaient le reste de la journée et, faute de les pouvoir satisfaire comme j'eusse voulu, me livraient avec une frénésie sauvage à l'abêtissante, à la morne obsession de mes propres caresses...
Aujourd'hui, l'habitude qui remet toute chose en sa place, m'a appris un autre geste, plus conforme, je crois, à la réalité... Devant ces visages, sur qui les pâtes, les eaux de toilette, les poudres n'ont pu effacer les meurtrissures de la nuit, je hausse les épaules... Et ce qu'ils me font suer, le lendemain, ces honnêtes gens, avec leurs airs dignes, leurs manières vertueuses, leur mépris pour les filles qui fautent, et leurs recommandations sur la conduite et sur la morale:
—Célestine, vous regardez trop les hommes... Célestine, ça n'est pas convenable de causer, dans les coins, avec le valet de chambre... Célestine, ma maison n'est pas un mauvais lieu... Tant que vous serez à mon service et dans ma maison, je ne souffrirai pas...
Et patati... et patata!...
Ce qui n'empêche pas Monsieur, en dépit de sa morale, de vous jeter sur des divans, de vous pousser sur des lits... et de ne vous laisser, généralement, en échange d'une complaisance brusque et éphémère, autre chose qu'un enfant... Arrange-toi, après comme tu peux et si tu peux... Et si tu ne peux pas, eh bien, crève avec ton enfant... Cela ne le regarde pas...
Leur maison!... Ah! vrai!...
Rue Lincoln, par exemple, ça se passait le vendredi, régulièrement. Il ne pouvait pas y avoir d'erreur là-dessus.
Le vendredi était le jour de Madame. Il venait beaucoup de monde, des femmes et des femmes, jacasses, évaporées, effrontées, maquillées, Dieu sait!... Du monde très chouette, enfin... Probable qu'elles devaient dire, entre elles, pas mal de saletés et que cela excitait Madame... Et puis, le soir, c'était l'Opéra et ce qui s'en suit... Que ce fût ceci, ou cela ou bien autre chose, le certain c'est que, tous les vendredis... allez-y donc!...
Si c'était le jour de Madame, on peut dire que c'était la nuit de Monsieur, la nuit de Coco... Et quelle nuit!... Il fallait voir, le lendemain, le cabinet de toilette, la chambre, le désordre des meubles, des linges partout, l'eau des cuvettes répandue sur les tapis... Et l'odeur violente de tout cela, une odeur de peau humaine, mêlée à des parfums... à des parfums qui sentaient bon, quoique ça!... Dans le cabinet de toilette de Madame, une grande glace tenait toute la hauteur du mur jusqu'au plafond... Souvent, devant la glace, il y avait des piles de coussins effondrés, foulés, écrasés, et, de chaque côté, de hauts candélabres, dont les bougies disparues avaient coulé et pendaient, en longues larmes figées, aux branches d'argent... Ah! il leur en fallait des mic-macs à ceux-là! Et je me demande ce qu'ils auraient bien pu inventer, s'ils n'avaient pas été mariés!...
Et ceci me rappelle notre fameux voyage en Belgique, l'année où nous allâmes passer quelques semaines à Ostende... A la station de Feignies, visite de la douane. C'était la nuit... et Monsieur très endormi... était resté dans son compartiment... Ce fut Madame qui se rendit, avec moi, dans la salle où l'on inspectait les bagages...
—Avez-vous quelque chose à déclarer? nous demanda un gros douanier qui, à la vue de Madame, élégante et jolie, se douta bien qu'il aurait plaisir à manipuler d'agréables choses... Car il existe des douaniers, pour qui c'est une sorte de plaisir physique et presque un acte de possession, que de fourrer leurs gros doigts dans les pantalons et dans les chemises des belles dames.
—Non... répondit Madame... Je n'ai rien.
—Alors... ouvrez cette malle...
Parmi les six malles que nous emportions, il avait choisi la plus grande, la plus lourde, une malle en peau de truie, recouverte de son enveloppe de toile grise.
—Puisqu'il n'y a rien! insista Madame irritée.
—Ouvrez tout de même... commanda ce malotru, que la résistance de ma maîtresse incitait visiblement à un plus complet, à un plus tyrannique examen...
Madame—ah! je la vois encore—prit, dans son petit sac, le trousseau de clefs et ouvrit la malle... Le douanier, avec une joie haineuse, renifla l'odeur exquise qui s'en échappait, et, aussitôt, il se mit à fouiller, de ses pattes noires et maladroites, parmi les lingeries fines et les robes... Madame était furieuse, poussait des cris, d'autant que l'animal bousculait, froissait avec une malveillance évidente tout ce que nous avions rangé si précieusement...
La visite allait se terminer sans plus d'encombres, quand le gabelou, exhibant du fond de la malle un long écrin de velours rouge, questionna:
—Et ça?... Qu'est-ce que c'est que ça?
—Des bijoux... répondit Madame avec assurance, sans le moindre trouble.
—Ouvrez-le...
—Je vous dis que ce sont des bijoux. A quoi bon?
—Ouvrez-le...
—Non... Je ne l'ouvrirai pas... C'est un abus de pouvoir... Je vous dis que je ne l'ouvrirai pas... D'ailleurs, je n'ai pas la clé...
Madame était dans un état d'extraordinaire agitation. Elle voulut arracher l'écrin litigieux des mains du douanier qui, se reculant, menaça:
—Si vous ne voulez pas ouvrir cet écrin, je vais aller chercher l'inspecteur...
—C'est une indignité... une honte.
—Et si vous n'avez pas la clé de cet écrin, eh bien, on le forcera.
Exaspérée, Madame cria:
—Vous n'avez pas le droit... Je me plaindrai à l'ambassade... aux ministres... je me plaindrai au Roi, qui est de nos amis... Je vous ferai révoquer, entendez-vous... condamner, mettre en prison...
Mais ces paroles de colère ne produisaient aucun effet sur l'impassible douanier, qui répéta avec plus d'autorité:
—Ouvrez l'écrin...
Madame était devenue toute pâle et se tordait les mains.
—Non! fit-elle, je ne l'ouvrirai pas... Je ne veux pas... je ne peux pas l'ouvrir...
Et, pour la dixième fois au moins, l'entêté douanier commanda:
—Ouvrez l'écrin!
Cette discussion avait interrompu les opérations de la douane et groupé, autour de nous, quelques voyageurs curieux... Moi-même, j'étais prodigieusement intéressée par les péripéties de ce petit drame et, surtout, par le mystère de cet écrin que je ne connaissais pas, que je n'avais jamais vu chez Madame, et qui, certainement, avait été introduit dans la malle, à mon insu.
Brusquement, Madame changea de tactique, se fit plus douce, presque caressante avec l'incorruptible douanier, et, s'approchant de lui de façon à l'hypnotiser de son haleine et de ses parfums, elle supplia tout bas:
—Éloignez ces gens, je vous en prie... Et j'ouvrirai l'écrin...
Le gabelou crut, sans doute, que Madame lui tendait un piège. Il hocha sa vieille tête obstinée et méfiante:
—En voilà assez, des manières... Tout ça, c'est de la frime... Ouvrez l'écrin...
Alors, confuse, rougissante, mais résignée, Madame prit dans son porte-monnaie une toute petite, une toute mignonne clé d'or, et, tâchant à ce que le contenu en demeurât invisible à la foule, elle ouvrit l'écrin de velours rouge, que le douanier lui présentait, solidement tenu dans ses mains. Au même instant, le douanier fit un bond en arrière, effaré, comme s'il avait eu peur d'être mordu par une bête venimeuse.
—Nom de Dieu!... jura-t-il.
Puis, le premier moment de stupéfaction passé, il cria avec un mouvement du nez, rigolo:
—Fallait le dire que vous étiez veuve!
Et il referma l'écrin, pas assez vite toutefois, pour que les rires, les chuchotements, les paroles désobligeantes, et même les indignations qui éclatèrent dans la foule, ne vinssent démontrer à Madame que «ses bijoux» n'avaient été parfaitement aperçus des voyageurs...
Madame fut gênée. Pourtant, je dois reconnaître qu'elle montra une certaine crânerie, en cette circonstance plutôt difficile... Ah! vrai! elle ne manquait pas d'effronterie... Elle m'aida à remettre de l'ordre dans la malle bouleversée. Et nous quittâmes la salle, sous les sifflets, sous les rires insultants de l'assistance.
Je l'accompagnai jusqu'à son wagon, portant le sac où elle avait remisé l'écrin fameux... Un moment, sur le quai, elle s'arrêta, et avec une impudence tranquille, elle me dit:
—Dieu que j'ai été bête!... J'aurais dû déclarer que l'écrin vous appartenait.
Avec la même impudence, je répondis:
—Je remercie beaucoup Madame. Madame est très bonne pour moi... Mais moi, je préfère me servir de ces «bijoux-là»... au naturel.
—Taisez-vous!... fit Madame, sans fâcherie... Vous êtes une petite sotte...
Et elle alla retrouver, dans le wagon, Coco qui ne se doutait de rien...
Du reste, Madame n'avait pas de chance. Soit effronterie, soit manque d'ordre, il lui arrivait souvent des histoires pareilles ou analogues. J'en aurais quelques-unes à raconter qui, sous ce rapport, sont des plus édifiantes... Mais il y a un moment où le dégoût l'emporte, où la fatigue vous vient de patauger sans cesse dans de la saleté... Et puis, je crois que j'en ai dit assez sur cette maison, qui fut pour moi le plus complet exemple de ce que j'appellerai le débraillement moral. Je me bornerai à quelques indications.
Madame cachait dans un des tiroirs de son armoire une dizaine de petits livres, en peau jaune, avec des fermoirs dorés... des amours de livres, semblables à des paroissiens de jeune fille. Quelquefois, le samedi matin, elle en oubliait un sur la table, près de son lit... ou bien dans le cabinet de toilette, parmi les coussins... C'était plein d'images extraordinaires... Je ne joue pas les saintes-nitouches, mais je dis qu'il faut être rudement putain pour garder chez soi de pareilles horreurs, et pour s'amuser avec. Rien que d'y penser, j'en ai chaud... Des femmes avec des femmes, des hommes avec des hommes... sexes mêlés, confondus dans des embrassements fous, dans des ruts exaspérés... Des nudités dressées, arquées, bandées, vautrées, en tas, en grappes, en processions de croupes soudées l'une à l'autre par des étreintes compliquées et d'impossibles caresses... Des bouches en ventouse comme des tentacules de pieuvre, vidant les seins, épuisant les ventres, tout un paysage de cuisses et de jambes, nouées, tordues comme des branches d'arbres dans la jungle!... Ah! non!...
Mathilde, la première femme de chambre, chipa un de ces livres.. Elle supposait que Madame n'aurait pas le toupet de le lui réclamer... Madame le lui réclama pourtant... Après avoir fouillé ses tiroirs, cherché partout, en vain, elle dit à Mathilde:
—Vous n'avez pas vu un livre dans la chambre?
—Quel livre, Madame?
—Un livre jaune...
—Un livre de messe, sans doute?
Elle regarda bien en face Madame, qui ne se déconcerta pas, et elle ajouta:
—Il me semble en effet que j'ai vu un livre jaune avec un fermoir doré sur la table, près du lit, dans la chambre de Madame...
—Eh bien?
—Eh bien, je ne sais pas ce que Madame en a fait...
—L'avez-vous pris?...
—Moi, Madame?...
Et avec une insolence magnifique:
—Ah! non... alors! cria-t-elle... Madame ne voudrait pas que je lise de pareils livres!
Cette Mathilde, elle était épatante!... Et Madame n'insista plus.
Et tous les jours, à la lingerie, Mathilde disait:
—Attention!... Nous allons dire la messe...
Elle tirait de sa poche le petit livre jaune et nous en faisait la lecture, malgré les protestations de la gouvernante anglaise qui bêlait: «Taisez-vous... vous êtes de malhonnêtes filles» et qui, durant des minutes, l'oeil agrandi sous les lunettes, s'écrasait le nez contre les images qu'elle avait l'air de renifler... Ce qu'on s'est amusé avec ça!
Ah! cette gouvernante anglaise! Jamais je n'ai rencontré dans ma vie une telle pocharde, et si drôle. Elle avait l'ivresse tendre, amoureuse, passionnée, surtout avec les femmes. Les vices qu'elle cachait à jeun sous un masque d'austérité comique se révélaient alors en toute leur beauté grotesque. Mais ils étaient plus cérébraux qu'actifs, et je n'ai pas entendu dire qu'elle les eût jamais réalisés. Selon l'expression de Madame, Miss se contentait de se «réaliser» elle-même... Vraiment, elle eût manqué à la collection d'humanité loufoque et déréglée qui illustrait cette maison bien moderne...
Une nuit, j'étais de service, attendant Madame. Tout le monde dormait dans l'hôtel, et je restais, seule, à sommeiller pesamment dans la lingerie... Vers deux heures du matin, Madame rentra. Au coup de sonnette, je me levai et trouvai Madame dans sa chambre. Les yeux sur le tapis, et se dégantant, elle riait à se tordre:
—Voilà, une fois encore, Miss complètement ivre... me dit-elle...
Et elle me montra la gouvernante, vautrée, les bras allongés, une jambe en l'air, et qui, geignant, soupirant, bredouillait des paroles inintelligibles...
—Allons, fit Madame, relevez-la et allez la coucher...
Comme elle était fort lourde et molle, Madame voulut bien m'aider et c'est à grand'peine que nous parvînmes à la remettre debout.
Miss s'était accrochée des deux mains au manteau de Madame, et elle disait à Madame:
—Je ne veux pas te quitter... je ne veux plus jamais te quitter. Je t'aime bien... Tu es mon bébé. Tu es belle...
—Miss, répliquait Madame en riant, vous êtes une vieille pocharde... Allez vous coucher.
—Non, non... je veux coucher avec toi... tu es belle... je t'aime bien... Je veux t'embrasser.
Se retenant d'une main au manteau, de l'autre main elle cherchait à caresser les seins de Madame, et sa bouche, sa vieille bouche s'avançait en baisers humides et bruyants...
—Cochonne, cochonne... tu es une petite cochonne... Je veux t'embrasser... Pou!... pou!... pou!...
Je pus enfin dégager Madame des étreintes de Miss, que j'entraînai hors de la chambre... Et ce fut sur moi que se tourna sa tendresse passionnée. Bien que chancelant sur ses jambes, elle voulait m'enlacer la taille, et sa main s'égarait sur moi plus hardiment que sur Madame, et à des endroits de mon corps plus précis... Il n'y avait pas d'erreur.
—Finissez donc, vieille sale!...
—Non! non... toi aussi... tu es belle... je t'aime bien... viens avec moi... Pou!... pou!... pou!...
Je ne sais comment je me serais débarrassée d'elle si, dès qu'elle fut entrée dans sa chambre, les hoquets n'eussent noyé, dans un flot ignoble et fétide, ses ardeurs obstinées.
Ces scènes-là amusaient beaucoup Madame. Madame n'avait de réelle joie qu'un spectacle du vice, même le plus dégoûtant...
Un autre jour, je surpris Madame en train de raconter à une amie, dans son cabinet de toilette, les impressions d'une visite qu'elle avait faite, la veille, avec son mari, dans une maison spéciale où elle avait vu deux petits bossus faire l'amour...
—Il faut voir ça, ma chère... Rien n'est plus passionnant...
Ah! ceux qui ne perçoivent, des êtres humains, que l'apparence et que, seules, les formes extérieures éblouissent, ne peuvent pas se douter de ce que le beau monde, de ce que «la haute société» est sale et pourrie... On peut dire d'elle, sans la calomnier, qu'elle ne vit que pour la basse rigolade et pour l'ordure... J'ai traversé bien des milieux bourgeois et nobles, et il ne m'a été donné que très rarement de voir que l'amour s'y accompagnât d'un sentiment élevé, d'une tendresse profonde, d'un idéal de souffrance, de sacrifice ou de pitié, qui en font une chose grande et sainte.
Encore un mot sur Madame... Hormis les jours de réception et des dîners de gala, Madame et Coco recevaient très intimement un jeune ménage très chic, avec qui ils couraient les théâtres, les petits concerts, les cabinets de restaurant, et même, dit-on, de plus mauvais lieux: l'homme très joli, efféminé, le visage presque imberbe; la femme, une belle rousse, avec des yeux étrangement ardents, et une bouche comme je n'en ai jamais vu de plus sensuelle. On ne savait pas exactement ce que c'était que ces deux êtres-là... Quand ils dînaient, tous les quatre, il paraît que leur conversation prenait une allure si effrayante, si abominable que, bien des fois, le maître d'hôtel, qui n'était pas bégueule pourtant, eut l'envie de leur jeter les plats à la figure... Il ne doutait point du reste qu'il y eût, entre eux, des relations antinaturelles, et qu'ils fissent des fêtes pareilles à celles reproduites dans les petits livres jaunes de Madame. La chose est, sinon fréquente, du moins connue. Et les gens qui ne pratiquent point ce vice par passion, s'y adonnent par snobisme... C'est ultra-chic.
Qui donc aurait pu penser de telles horreurs de Madame, qui recevait des archevêques et des nonces du pape, et dont le Gaulois, chaque semaine, célébrait les vertus, l'élégance, la charité, les dîners smart et la fidélité aux pures traditions catholiques de la France?...
Tout de même, ils avaient beau avoir du vice, avoir tous les vices dans cette maison-là, on y était libre, heureuse, et Madame ne s'occupait jamais de la conduite du personnel...
Ce soir, nous sommes restés plus longtemps que de coutume à la cuisine. J'ai aidé Marianne à faire ses comptes... Elle ne parvenait pas à s'en tirer... J'ai constaté que, ainsi que toutes les personnes de confiance, elle grappille de-ci, vole de-là, autant qu'elle peut... Elle a même des roueries qui m'étonnent... mais il faut les mettre au point... Il lui arrive de ne pas se retrouver dans ses chiffres, ce qui la gêne beaucoup avec Madame, qui s'y retrouve, elle, et tout de suite... Joseph s'humanise un peu, avec moi. Maintenant, il daigne me parler, de temps à autre... Ainsi, ce soir il n'est pas allé comme d'ordinaire chez le sacristain, son intime ami... Et, pendant que Marianne et moi, nous travaillions, il a lu la Libre Parole... C'est son journal... Il n'admet pas qu'on puisse en lire un autre... J'ai remarqué que, tout en lisant, plusieurs fois, il m'a observée avec des expressions nouvelles dans les yeux...
La lecture terminée, Joseph a bien voulu m'exposer ses opinions politiques... Il est las de la République qui le ruine et qui le déshonore... Il veut un sabre...
—Tant que nous n'aurons pas un sabre—et bien rouge—il n'y a rien de fait... dit-il.
Il est pour la religion... parce que... enfin... voilà... il est pour la religion...
—Tant que la religion n'aura pas été restaurée en France comme autrefois... tant qu'on n'obligera pas tout le monde, à aller à la messe et à confesse... il n'y a rien de fait, nom de Dieu!...
Il a accroché dans sa sellerie, les portraits du pape et de Drumont; dans sa chambre, celui de Déroulède; dans la petite pièce aux graines, ceux de Guérin et du général Mercier... de rudes lapins... des patriotes... des Français, quoi!... Précieusement, il collectionne toutes les chansons antijuives, tous les portraits en couleur des généraux, toutes les caricatures de «bouts coupés». Car Joseph est violemment antisémite... Il fait partie de toutes les associations religieuses, militaristes et patriotiques du département. Il est membre de la Jeunesse antisémite de Rouen, membre de la vieillesse antijuive de Louviers, membre encore d'une infinité de groupes et de sous-groupes, comme Le Gourdin national, le Tocsin normand, les Bayados du Vexin... etc... Quand il parle des juifs, ses yeux ont des lueurs sinistres, ses gestes, des férocités sanguinaires... Et il ne va jamais en ville sans une matraque:
—Tant qu'il restera un juif en France... il n'y a rien de fait...
Et il ajoute:
—Ah, si j'étais à Paris, bon Dieu!... J'en tuerais... j'en brûlerais... j'en étriperais de ces maudits youpins!... Il n'y a pas de danger, les traîtres, qu'ils soient venus s'établir au Mesnil-Roy... Ils savent bien ce qu'ils font, allez, les vendus!...
Il englobe, dans une même haine, protestants, francs-maçons, libres-penseurs, tous les brigands qui ne mettent jamais le pied à l'église, et qui ne sont, d'ailleurs, que des juifs déguisés... Mais il n'est pas clérical, il est pour la religion, voilà tout...
Quant à l'ignoble Dreyfus, il ne faudrait pas qu'il s'avisât de rentrer de l'île du Diable, en France... Ah! non... Et pour ce qui est de l'immonde Zola, Joseph l'engage fort à ne point venir à Louviers, comme le bruit en court, pour y donner une conférence... Son affaire serait claire, et c'est Joseph qui s'en charge... Ce misérable traître de Zola qui, pour six cent mille francs, a livré toute l'armée française et aussi toute l'armée russe, aux Allemands et aux Anglais!... Et ça n'est pas une blague... un potin... une parole en l'air: non, Joseph en est sûr... Joseph le tient du sacristain, qui le tient du curé, qui le tient de l'évêque, qui le tient du pape... qui le tient de Drumont... Ah! les juifs peuvent visiter le Prieuré... Ils trouveront, écrits par Joseph, à la cave, au grenier, à l'écurie, à la remise, sous la doublure des harnais, jusque sur les manches des balais, partout, ces mots: «Vive l'armée!... Mort aux juifs!»
Marianne approuve, de temps en temps, par des mouvements de tête, des gestes silencieux, ces discours violents... Elle aussi, sans doute, la République la ruine et la déshonore... Elle aussi est pour le sabre, pour les curés et contre les juifs... dont elle ne sait rien d'ailleurs, sinon qu'il leur manque quelque chose, quelque part.
Et moi aussi, bien sûr, je suis pour l'armée, pour la patrie, pour la religion et contre les juifs... Qui donc, parmi nous, les gens de maison, du plus petit au plus grand, ne professe pas ces chouettes doctrines?... On peut dire tout ce qu'on voudra des domestiques... ils ont bien des défauts, c'est possible... mais ce qu'on ne peut pas leur refuser, c'est d'être patriotes... Ainsi, moi, la politique, ce n'est pas mon genre et elle m'assomme... Eh bien, huit jours avant de partir pour ici, j'ai carrément refusé de servir, comme femme de chambre, chez Labori... Et toutes les camarades qui, ce jour-là, étaient au bureau, ont refusé aussi:
—Chez ce salaud-là?... Ah! non alors! Ça, jamais!...
Pourtant, lorsque je m'interroge sérieusement, je ne sais pas pourquoi je suis contre les juifs, car j'ai servi chez eux, autrefois, du temps où on pouvait le faire encore avec dignité... Au fond, je trouve que les juives et les catholiques, c'est tout un... Elles sont aussi vicieuses, ont d'aussi sales caractères, d'aussi vilaines âmes les unes que les autres... Tout cela, voyez-vous, c'est le même monde, et la différence de religion n'y est pour rien... Peut-être, les juives font-elles plus de piaffe, plus d'esbrouffe... peut-être font-elles valoir davantage, l'argent qu'elles dépensent?... Malgré ce qu'on raconte de leur esprit d'administration et de leur avarice, je prétends qu'il n'est pas mauvais d'être dans ces maisons-là, où il y a encore plus de coulage que dans les maisons catholiques.
Mais Joseph ne veut rien entendre... Il m'a reproché d'être une patriote à la manque, une mauvaise Française, et, sur des prophéties de massacres, sur une sanglante évocation de crânes fracassés et de tripes à l'air, il est parti se coucher.
Aussitôt, Marianne a retiré du buffet la bouteille d'eau-de-vie. Nous avions besoin de nous remettre, et nous avons parlé d'autre chose... Marianne, de jour en jour plus confiante, m'a raconté son enfance, sa jeunesse difficile, et, comme quoi, étant petite bonne chez une marchande de tabac, à Caen, elle fut débauchée par un interne... un garçon tout fluet, tout mince, tout blond, et qui avait des yeux bleus et une barbe en pointe, courte et soyeuse... ah! si soyeuse!... Elle devint enceinte, et la marchande de tabac qui couchait avec un tas de gens, avec tous les sous-officiers de la garnison, la chassa de chez elle... Si jeune, sur le pavé d'une grande ville, avec un gosse dans le ventre!... Ah! elle en connut de la misère, son ami n'ayant pas d'argent... Et elle serait morte de faim, bien sûr, si l'interne ne lui avait enfin trouvé, à l'école de médecine, une drôle de place...
—Mon Dieu, oui... dit-elle... au Boratoire, je tuais les lapins... et j'achevais les petits cochons d'Inde... C'était bien gentil...
Et ce souvenir amène sur les grosses lippes de Marianne un sourire qui m'a paru étrangement mélancolique...
Après un silence, je lui demande:
—Et le gosse?... qu'est-ce qu'il est devenu?
Marianne fait un geste vague et lointain, un geste qui semble écarter les lourds voiles de ces limbes où dort son enfant... Elle répond d'une voix qu'éraille l'alcool:
—Ah! bien... vous pensez... Qu'est-ce que j'en aurais fait, mon Dieu?...
—Comme les petits cochons d'Inde, alors?...
—C'est ça...
Et, elle s'est reversé à boire...
Nous sommes montées, dans nos chambres, un peu grises...
VII
6 octobre.
Décidément, voici l'automne. Des gelées, qu'on n'attendait pas si tôt, ont roussi les dernières fleurs du jardin. Les dahlias, les pauvres dahlias, témoins de la timidité amoureuse de Monsieur sont brûlés; brûlés aussi les grands tournesols qui montaient la faction à la porte de la cuisine. Il ne reste plus rien dans les plates-bandes désolées, plus rien que quelques maigres géraniums, ici et là, et cinq ou six touffes d'asters qui avant de mourir, elles aussi, penchent sur le sol leurs bouquets d'un bleu triste de pourriture. Dans les parterres du capitaine Mauger, que j'ai vus, tantôt, par-dessus la haie, c'est un véritable désastre, et tout y est couleur de tabac.
Les arbres, à travers la campagne, commencent de jaunir et de se dépouiller, et le ciel est funèbre. Durant quatre jours, nous avons vécu dans un brouillard épais, un brouillard brun qui sentait la suie et qui ne se dissipait même pas l'après-midi... Maintenant, il pleut, une pluie glacée, fouettante, qu'active, en rafales, une mauvaise bise de nord-ouest...
Ah! je ne suis pas à la noce... Dans ma chambre, il fait un froid de loup. Le vent y souffle, l'eau y pénètre par les fentes du toit, principalement autour des deux châssis qui distribuent une lumière avare, dans ce sombre galetas... Et le bruit des ardoises soulevées, des secousses qui ébranlent la toiture, des charpentes qui craquent, des charnières qui grincent, y est assourdissant... Malgré l'urgence des réparations, j'ai eu toutes les peines du monde à obtenir de Madame qu'elle fît venir le plombier, demain matin... Et je n'ose pas encore réclamer un poêle, bien que je sente, moi qui suis très frileuse, que je ne pourrai continuer d'habiter cette mortelle chambre l'hiver... Ce soir, pour arrêter le vent et la pluie, j'ai dû calfeutrer les châssis avec de vieux jupons... Et cette girouette, au-dessus de ma tête, qui ne cesse de tourner sur son pivot rouillé et qui, par instants, glapit dans la nuit si aigrement, qu'on dirait la voix de Madame, après une scène, dans les corridors...
Les premières révoltes calmées, la vie s'établit monotone, engourdissante et je finis par m'y habituer peu à peu, sans trop en souffrir moralement. Jamais il ne vient personne ici; on dirait d'une maison maudite. Et, en dehors des menus incidents domestiques que j'ai contés, jamais il ne se passe rien... Tous les jours sont pareils, et toutes les besognes, et tous les visages... C'est l'ennui dans la mort... Mais, je commence à être tellement abrutie, que je m'accommode de cet ennui, comme si c'était une chose naturelle. Même, d'être privée d'amour, cela ne me gêne pas trop, et je supporte sans trop de douloureux combats cette chasteté à laquelle je suis condamnée, à laquelle, plus tôt, je me suis condamnée, car j'ai renoncé à Monsieur, j'ai plaqué Monsieur définitivement. Monsieur m'embête, et je lui en veux de m'avoir, par lâcheté, débinée si grossièrement devant Madame... Ce n'est point qu'il se résigne ou qu'il me lâche. Au contraire... il s'obstine à tourner autour de moi, avec des yeux de plus en plus ronds, une bouche de plus en plus baveuse. Suivant une expression que j'ai lue dans je ne sais plus quel livre, c'est toujours vers mon auge qu'il mène s'abreuver les cochons de son désir...
Maintenant que les jours raccourcissent, Monsieur se tient, avant le dîner, dans son bureau, où il fait le diable sait quoi, par exemple... où il occupe son temps à remuer sans raison de vieux papiers, à pointer des catalogues de graines et des réclames de pharmacie, à feuilleter, d'un air distrait, de vieux livres de chasse... Il faut le voir, quand j'entre, à la nuit, pour fermer ses persiennes ou surveiller son feu. Alors, il se lève, tousse, éternue, s'ébroue, se cogne aux meubles, renverse des objets, tâche d'attirer, d'une façon stupide, mon attention... C'est à se tordre... Je fais semblant de ne rien entendre, de ne rien comprendre à ses singeries puériles, et je m'en vais, silencieuse, hautaine, sans plus le regarder que s'il n'était pas là...
Hier soir, cependant, nous avons échangé les courtes paroles que voici:
—Célestine!...
—Monsieur désire quelque chose?...
—Célestine!... Vous êtes méchante avec moi... Pourquoi êtes-vous méchante avec moi?
—Mais, Monsieur sait bien que je suis une roulure...
—Voyons...
—Une sale fille...
—Voyons... voyons...
—Que j'ai de mauvaises maladies...
—Mais, nom d'un chien, Célestine!... Voyons, Célestine... Écoutez-moi...
—Merde!...
Ma foi, oui!... j'ai lâché cela, carrément... J'en ai assez... Ça ne m'amuse plus de lui mettre, par mes coquetteries, la tête et le coeur à l'envers...
Rien ne m'amuse ici... Et le pire, c'est que rien, non plus, ne m'y embête... Est-ce l'air de ce sale pays, le silence de la campagne, la nourriture trop lourde et grossière?... Une torpeur m'envahit, qui n'est pas d'ailleurs sans charme... En tout cas, elle émousse ma sensibilité, engourdit mes rêves, m'aide à mieux endurer les insolences et les criailleries de Madame... Grâce à elle aussi, j'éprouve un certain contentement à bavarder, le soir, des heures, avec Marianne et Joseph, cet étrange Joseph qui, décidément, ne sort plus et semble prendre plaisir à rester avec nous... L'idée que Joseph est, peut-être, amoureux de moi, eh bien cela me flatte... Mon Dieu, oui... j'en suis là... Et puis, je lis, je lis... des romans, des romans et encore des romans... J'ai relu du Paul Bourget... Ses livres ne me passionnent plus comme autrefois, même ils m'assomment, et je juge qu'ils sont faux et en toc... Ils sont conçus dans cet état d'âme que je connais bien pour l'avoir éprouvé quand, éblouie, fascinée, je pris contact avec la richesse et avec le luxe... J'en suis revenue, aujourd'hui... et ils ne m'épatent plus... Ils épatent toujours Paul Bourget... Ah! je ne serais plus assez niaise pour lui demander des explications psychologiques, car, mieux que lui, je sais ce qu'il y a derrière une portière de salon et sous une robe de dentelles...
Ce à quoi je ne puis m'habituer, c'est de ne point recevoir de lettres de Paris. Tous les matins, lorsque vient le facteur, j'ai au coeur, comme un petit déchirement, à me savoir si abandonnée de tout le monde; et c'est par là que je mesure le mieux l'étendue de ma solitude... En vain, j'ai écrit à mes anciennes camarades, à monsieur Jean surtout, des lettres pressantes et désolées; en vain, je les ai suppliés de s'occuper de moi, de m'arracher de mon enfer, de me trouver, à Paris, une place quelconque, si humble soit-elle... Aucun, aucune ne me répond... Je n'aurais jamais cru à tant d'indifférence, à tant d'ingratitude...
Et cela me force à me raccrocher plus fortement à ce qui me reste; le souvenir et le passé. Souvenirs où, malgré tout, la joie domine la souffrance... passé qui me redonne l'espoir que tout n'est pas fini de moi, et qu'il n'est point vrai qu'une chute accidentelle soit la dégringolade irrémédiable... C'est pourquoi, seule dans ma chambre, tandis que, de l'autre côté de la cloison, les ronflements de Marianne me représentent les écoeurements du présent, je tâche à couvrir ce bruit ridicule du bruit de mes bonheurs anciens, et je ressasse passionnément ce passé, afin de reconstituer avec ses morceaux épars l'illusion d'un avenir, encore.
Justement, aujourd'hui, 6 octobre, voici une date pleine de souvenirs... Depuis cinq années que s'est accompli le drame que je veux conter, tous les détails en sont demeurés vivaces en moi. Il y a un mort dans ce drame, un pauvre petit mort, doux et joli, et que j'ai tué pour lui avoir donné trop de caresses et trop de joies, pour lui avoir donné trop de vie... Et, depuis cinq années qu'il est mort—mort de moi—ce sera la première fois que, le 6 octobre, je n'irai point porter sur sa tombe les fleurs coutumières... Mais ces fleurs, que je n'irai point porter sur sa tombe, j'en ferai un bouquet plus durable et qui ornera, et qui parfumera sa mémoire chérie mieux que les fleurs de cimetière, le coin de terre où il dort... Car les fleurs dont sera composé le bouquet que je lui ferai, j'irai les cueillir, une à une, dans le jardin de mon coeur... dans le jardin de mon coeur où ne poussent pas que les fleurs mortelles de la débauche, où éclosent aussi les grands lys blancs de l'amour...
C'était un samedi, je me souviens... Au bureau de placement de la rue du Colisée où, depuis huit jours, je venais régulièrement, chaque matinée, chercher une place, on me présenta à une vieille dame en deuil. Jamais, jusqu'ici, je n'avais rencontré visage plus avenant, regards plus doux, manières plus simples, jamais je n'avais entendu plus entraînantes paroles... Elle m'accueillit avec une grande politesse qui me fit chaud au coeur.
—Mon enfant, me dit-elle, Mme Paulhat-Durand (c'était la placeuse) m'a fait de vous le meilleur éloge... Je crois que vous le méritez, car vous avez une figure intelligente, franche et gaie, qui me plaît beaucoup. J'ai besoin d'une personne de confiance et de dévouement... De dévouement!... Ah! je sais que je demande là une chose bien difficile... car, enfin, vous ne me connaissez pas et vous n'avez aucune raison de m'être dévouée... Je vais vous expliquer dans quelles conditions je me trouve... Mais ne restez pas debout, mon enfant... venez vous asseoir près de moi...
Il suffit qu'on me parle doucement, il suffit qu'on ne me considère point comme un être en dehors des autres et en marge de la vie, comme quelque chose d'intermédiaire entre un chien et un perroquet, pour que je sois, tout de suite, émue,... et, tout de suite, je sens revivre en moi une âme d'enfant... Toutes mes rancunes, toutes mes haines, toutes mes révoltes, je les oublie comme par miracle, et je n'éprouve plus, envers les personnes qui me parlent humainement, que des sentiments d'abnégation et d'amour... Je sais aussi, par expérience, qu'il n'y a que les gens malheureux, pour mettre la souffrance des humbles de plain-pied avec la leur... Il y a toujours de l'insolence et de la distance dans la bonté des heureux!...
Quand je fus assise auprès de cette vénérable dame en deuil, je l'aimais déjà... je l'aimais véritablement.
Elle soupira:
—Ce n'est pas une place bien gaie que je vous offre, mon enfant...
Avec une sincérité d'enthousiasme qui ne lui échappa point, je protestai vivement:
—Il n'importe, Madame... Tout ce que Madame me demandera, je le ferai...
Et c'était vrai... J'étais prête à tout...
Elle me remercia d'un bon regard tendre, et elle reprit:
—Eh bien, voici... J'ai été très éprouvée dans la vie... De tous les miens que j'ai perdus... il ne me reste plus qu'un petit-fils... menacé, lui aussi, de mourir du mal terrible dont les autres sont morts...
Craignant de prononcer le nom de ce terrible mal, elle me l'indiqua, en posant sur sa poitrine sa vieille main gantée de noir... et, avec une expression plus douloureuse:
—Pauvre petit!... C'est un enfant charmant, un être adorable... en qui j'ai mis mes dernières espérances. Car, après lui, je serai toute seule... Et qu'est-ce que je ferai sur la terre, mon Dieu?...
Ses prunelles se couvrirent d'un voile de larmes... A petits coups de son mouchoir, elle les essuya et continua:
—Les médecins assurent qu'on peut le sauver... qu'il n'est pas profondément atteint... Ils ont prescrit un régime dont ils attendent beaucoup de bien... Tous les après-midi, Georges devra prendre un bain de mer, ou plutôt, il devra se tremper une seconde dans la mer... Ensuite, il faudra qu'on le frotte énergiquement, sur tout le corps, avec un gant de crin, pour activer la circulation... ensuite, il faudra l'obliger à boire un verre de vieux Porto... ensuite qu'il reste étendu, au moins une heure, dans un lit bien chaud... Ce que je voudrais de vous, mon enfant, c'est cela, d'abord... Mais comprenez-moi bien, c'est surtout de la jeunesse, de la gentillesse, de la gaîté, de la vie... Chez moi, c'est ce qui lui manque le plus... J'ai deux serviteurs très dévoués... mais ils sont vieux, tristes et maniaques... Georges ne peut les souffrir... Moi-même, avec ma vieille tête blanchie et mes constants habits de deuil, je sens que je l'afflige... Et ce qu'il y a de pire, je sens bien aussi que, souvent, je ne puis lui cacher mes appréhensions... Ah! je sais que ce n'est peut-être pas le rôle d'une jeune fille, telle que vous, auprès d'un aussi jeune enfant, comme est Georges... car il n'a que dix-neuf ans, mon Dieu!... Le monde trouvera, sans doute, à y redire... Je ne m'occupe pas du monde... je ne m'occupe que de mon petit malade... et j'ai confiance en vous... Vous êtes une honnête femme, je suppose...
—Oh!... oui... Madame... m'écriai-je, certaine à l'avance d'être l'espèce de sainte que venait chercher la grand'mère désolée, pour le salut de son enfant.
—Et lui... le pauvre petit, grand Dieu!... Dans son état!... Dans son état, voyez-vous, plus que des bains de mer, peut-être, il a besoin de ne rester jamais seul, d'avoir, sans cesse, auprès de lui, un joli visage, un rire frais et jeune... quelque chose qui éloigne de son esprit l'idée de la mort, quelqu'un qui lui donne confiance en la vie... Voulez-vous?...
—J'accepte, Madame, répondis-je, émue jusqu'aux entrailles... Et que Madame soit sûre que je soignerai bien M. Georges...
Il fut convenu que j'entrerais, le soir même, dans la place, et que nous partirions, le surlendemain, pour Houlgate où la dame en deuil avait loué une belle villa sur la plage.
La grand'mère n'avait pas menti... M. Georges était un enfant charmant, adorable. Son visage imberbe avait la grâce d'un beau visage de femme; d'une femme aussi, ses gestes indolents, et ses mains longues, très blanches, très souples, où transparaissait le réticule des veines... Mais quels yeux ardents!... Quelles prunelles dévorées d'un feu sombre, dans des paupières cernées de bleu et qu'on eût dites brûlées par les flammes du regard!... Quel intense foyer de pensée, de passion, de sensibilité, d'intelligence, de vie intérieure!... Et comme déjà les fleurs rouges de la mort envahissaient ses pommettes!... Il semblait que ce ne fût pas de la maladie, que ce ne fût pas de la mort qu'il mourait, mais de l'excès de vie, de la fièvre de vie qui était en lui et qui rongeait ses organes, desséchait sa chair... Ah! qu'il était joli et douloureux à contempler!... Quand la grand'mère me mena près de lui, il était étendu sur une chaise longue et il tenait, dans sa longue main blanche, une rose sans parfum... Il me reçut, non comme une domestique, presque comme une amie qu'il attendait... Et moi, dès ce premier moment, je m'attachai à lui, de toutes les forces de mon âme.
L'installation à Houlgate se fit sans incidents, comme s'était fait le voyage. Tout était prêt lorsque nous arrivâmes... Nous n'avions plus qu'à prendre possession de la villa, une villa spacieuse, élégante, pleine de lumière et de gaîté, qu'une large terrasse, avec ses fauteuils d'osier et ses tentes bigarrées, séparait de la plage. On descendait à la mer par un escalier de pierre, pratiqué dans la digue, et les vagues venaient chanter sur les premières marches, aux heures de la marée montante. Au rez-de-chaussée, la chambre de M. Georges s'ouvrait par de larges baies, sur un admirable paysage de mer... La mienne,—une chambre de maître, tendue de claire cretonne,—en face de celle de M. Georges, de l'autre côté d'un couloir, donnait sur un petit jardin où poussaient quelques maigres fusains et de plus maigres rosiers. Exprimer par des mots ma joie, ma fierté, mon émotion, tout ce que j'éprouvai d'orgueil pur et nouveau à être ainsi traitée, choyée, admise comme une dame, au bien-être, au luxe, au partage de cette chose si vainement convoitée, qu'est la famille... expliquer comment, par un simple coup de baguette de cette miraculeuse fée: la bonté, il arriva, instantanément que c'en fut fini du souvenir de mes humiliations passées, et que je conçus tous les devoirs auxquels m'astreignait cette dignité d'être humain, enfin conférée, je ne le puis... Ce que je puis dire, c'est que, véritablement, je connus la magie de la transfiguration... Non seulement le miroir attesta que j'étais devenue subitement plus belle, mais mon coeur me cria que j'étais réellement meilleure... Je découvris en moi des sources, des sources, des sources... des sources intarissables, des sources sans cesse jaillissantes de dévouement, de sacrifice... d'héroïsme... et je n'eus plus qu'une pensée: sauver à force de soins intelligents, de fidélités attentives, d'ingéniosités merveilleuses, sauver M. Georges de la mort...
Avec une foi robuste dans ma puissance de guérison, je disais, je criais à la pauvre grand'mère, qui ne cessait de se désespérer et souvent, dans le salon voisin, passait ses journées à pleurer:
—Ne pleurez plus, Madame... Nous le sauverons... Je vous jure que nous le sauverons...
De fait, au bout de quinze jours, M. Georges se trouva beaucoup mieux. Un grand changement s'opérait dans son état... Les crises de toux diminuaient, s'espaçaient; le sommeil et l'appétit se régularisaient... Il n'avait plus, la nuit, ces sueurs abondantes et terribles, qui le laissaient, au matin, haletant et brisé... Ses forces revenaient au point que nous pouvions faire de longues courses en voiture, et de petites promenades à pied, sans trop de fatigue... C'était, en quelque sorte, une résurrection... Comme le temps était très beau, l'air très chaud, mais tempéré par la brise de mer, les jours que nous ne sortions pas, nous en passions la plus grande partie, à l'abri des tentes, sur la terrasse de la villa, attendant l'heure du bain, «de la trempette dans la mer», ainsi que le disait, gaîment, M. Georges... Car il était gai, toujours gai, et jamais il ne parlait de son mal... jamais il ne parlait de la mort. Je crois bien que, durant ces jours-là, jamais il ne prononça ce mot terrible de mort... En revanche, il s'amusait beaucoup de mon bavardage, le provoquait, au besoin, et moi, confiante en ses yeux, rassurée par son coeur, entraînée par son indulgence et sa gentillesse, je lui disais tout ce qui me traversait l'esprit, farces, folies et chansons... Ma petite enfance, mes petits désirs, mes petits malheurs, et mes rêves, et mes révoltes, et mes diverses stations chez des maîtres cocasses ou infâmes, je lui racontais tout sans trop masquer la vérité car, si jeune qu'il fût, si séparé du monde, si enfermé qu'il eût toujours été, par une prescience, par une divination merveilleuse qu'ont les malades, il comprenait tout, de la vie... Une vraie amitié, que facilita sûrement son caractère et que souhaita sa solitude, et, surtout, que les soins intimes et constants dont je réjouissais sa pauvre chair moribonde amenèrent pour ainsi dire automatiquement, s'était établie entre nous... J'en fus heureuse au delà de ce que je puis exprimer, et j'y gagnai de dégrossir mon esprit au contact incessant du sien.
M. Georges adorait les vers... Des heures entières, sur la terrasse, au chant de la mer, ou bien, le soir, dans sa chambre, il me demandait de lui lire des poèmes de Victor Hugo, de Baudelaire, de Verlaine, de Maeterlinck. Souvent, il fermait les yeux, restait immobile, les mains croisées sur sa poitrine, et croyant qu'il s'était endormi, je me taisais... Mais il souriait et il me disait:
—Continue, petite... Je ne dors pas... J'entends mieux ainsi ces vers... j'entends mieux ainsi ta voix... Et ta voix est charmante...
Parfois, c'est lui qui m'interrompait. Après s'être recueilli, il récitait lentement, en prolongeant les rythmes, les vers qui l'avaient le plus enthousiasmé, et il cherchait—ah! que je l'aimais de cela!—à m'en faire comprendre, à m'en faire sentir la beauté...
Un jour il me dit... et j'ai gardé ces paroles comme une relique:
—Ce qu'il y a de sublime, vois-tu, dans les vers, c'est qu'il n'est point besoin d'être un savant pour les comprendre et pour les aimer... au contraire... Les savants ne les comprennent pas et, la plupart du temps, ils les méprisent, parce qu'ils ont trop d'orgueil... Pour aimer les vers, il suffit d'avoir une âme... une petite âme toute nue, comme une fleur... Les poètes parlent aux âmes, des simples, des tristes, des malades... Et c'est en cela qu'ils sont éternels... Sais-tu bien que, lorsqu'on a de la sensibilité, on est toujours un peu poète?... Et toi-même, petite Célestine, souvent tu m'as dit des choses qui sont belles comme des vers...
—Oh!... monsieur Georges... vous vous moquez de moi...
—Mais non!... Et tu n'en sais rien que tu m'as dit ces choses belles... Et c'est ce qui est délicieux...
Ce furent pour moi des heures uniques; quoi qu'il arrive de la destinée, elles chanteront dans mon coeur, tant que je vivrai... J'éprouvai cette sensation, indiciblement douce, de redevenir un être nouveau, d'assister, pour ainsi dire, de minute en minute, à la révélation de quelque chose d'inconnu de moi et qui, pourtant, était moi... Et, aujourd'hui, malgré de pires déchéances, toute reconquise que je sois par ce qu'il y a en moi de mauvais et d'exaspéré, si j'ai conservé ce goût passionné pour la lecture, et, parfois, cet élan vers des choses supérieures à mon milieu social et à moi-même, si, tâchant à reprendre confiance en la spontanéité de ma nature, j'ai osé, moi, ignorante de tout, écrire ce journal, c'est à M. Georges que je le dois...
Ah oui!... je fus heureuse... heureuse surtout de voir le gentil malade renaître peu à peu... ses chairs se regonfler et refleurir son visage, sous la poussée d'une sève neuve... heureuse de la joie, et des espérances, et des certitudes que la rapidité de cette résurrection donnait à toute la maison, dont j'étais, maintenant, la reine et la fée... On m'attribuait, on attribuait à l'intelligence de mes soins, à la vigilance de mon dévouement et, plus encore peut-être, à ma constante gaieté, à ma jeunesse pleine d'enchantements, à ma surprenante influence sur M. Georges, ce miracle incomparable... Et la pauvre grand'mère me remerciait, me comblait de reconnaissance et de bénédictions, et de cadeaux... comme une nourrice à qui l'on a confié un baby presque mort et qui, de son lait pur et sain, lui refait des organes... un sourire... une vie.
Quelquefois, oublieuse de son rang, elle me prenait les mains, les caressait, les embrassait, et, avec des larmes de bonheur, elle me disait:
—Je savais bien... moi... quand je vous ai vue... je savais bien!...
Et déjà des projets... des voyages au soleil... des campagnes pleines de roses!
—Vous ne nous quitterez plus jamais... plus jamais, mon enfant.
Son enthousiasme me gênait souvent... mais j'avais fini par croire que je le méritais... Si, comme bien d'autres l'eussent fait à ma place, j'avais voulu abuser de sa générosité... Ah! malheur!...
Et ce qui devait arriver arriva.
Cette journée-là, le temps avait été très chaud, très lourd, très orageux. Au-dessus de la mer plombée et toute plate, le ciel roulait des nuages étouffants, de gros nuages roux, où la tempête ne pouvait éclater. M. Georges n'était pas sorti, même sur la terrasse, et nous étions restés dans sa chambre. Plus nerveux que d'habitude, d'une nervosité due sans doute aux influences électriques de l'atmosphère, il avait même refusé que je lui lise des vers.
—Cela me fatiguerait... disait-il... Et, d'ailleurs, je sens que tu les lirais très mal, aujourd'hui.
Il était allé dans le salon, où il avait essayé de jouer un peu de piano. Le piano l'ayant agacé, tout de suite il était revenu dans la chambre où il avait cru se distraire, un instant, en crayonnant d'après moi, quelques silhouettes de femmes... Mais il n'avait pas tardé à abandonner papier et crayons, en maugréant avec un peu d'impatience.
—Je ne peux pas... je ne suis pas en train... Ma main tremble... Je ne sais ce que j'ai... Et toi aussi, tu as je ne sais quoi... Tu ne tiens pas en place...
Finalement, il s'était étendu sur sa chaise longue, près de la grande baie par où l'on découvrait un immense espace de mer... Des barques de pêche, au loin, fuyant l'orage toujours menaçant, rentraient au port de Trouville... D'un regard distrait, il suivait leurs manoeuvres et leurs voilures grises...
Comme l'avait dit M. Georges, c'est vrai, je ne tenais pas en place... et je m'agitais, je m'agitais... afin d'inventer quelque chose qui occupât son esprit... Naturellement, je ne trouvais rien... et mon agitation ne calmait pas celle du malade...
—Pourquoi t'agiter ainsi?... Pourquoi t'énerver ainsi?... Reste auprès de moi...
Je lui avais demandé:
—Est-ce que vous n'aimeriez pas être sur ces petites barques, là-bas?... Moi, si!...
—Ne parle donc pas pour parler... A quoi bon dire des choses inutiles... Reste auprès de moi.
A peine assise près de lui, et la vue de la mer lui devenant tout à coup insupportable, il m'avait demandé de baisser le store de la baie...
—Ce faux jour m'exaspère... cette mer est horrible... Je ne veux pas la voir... Tout est horrible, aujourd'hui. Je ne veux rien voir, je ne veux voir que toi...
Doucement, je l'avais grondé.
—Ah! monsieur Georges, vous n'êtes pas sage... Ça n'est pas bien... Et si votre grand'mère venait, et qu'elle vous vît en cet état... vous la feriez encore pleurer!...
S'étant soulevé un peu sur les coussins:
—D'abord, pourquoi m'appelles-tu «monsieur Georges»?... Tu sais que cela me déplaît..
—Je ne peux pourtant pas vous appeler «monsieur Gaston»!
—Appelle-moi «Georges» tout court... méchante...
—Ça, je ne pourrais pas... je ne pourrais jamais!
Alors il avait soupiré.
—Est-ce curieux!... Tu es donc toujours une pauvre petite esclave?
Puis il s'était tu... Et le reste de la journée s'était écoulé, moitié dans l'énervement, moitié dans le silence, qui était aussi un énervement, et plus pénible...
Après le dîner, le soir, l'orage enfin éclata. Le vent se mit à souffler avec violence, la mer à battre la digue avec un grand bruit sourd... M. Georges ne voulut pas se coucher... Il sentait qu'il lui serait impossible de dormir, et c'est si long, dans un lit, les nuits sans sommeil!... Lui, sur la chaise longue, moi, assise près d'une petite table sur laquelle brûlait, voilée d'un abat-jour, une lampe qui répandait autour de nous une clarté rose et très douce, nous ne disions rien... Quoique ses yeux fussent plus brillants que de coutume, M. Georges semblait plus calme... et le reflet rose de la lampe avivait son teint, dessinait, dans de la lumière, les traits de sa figure fine et charmante... Moi, je travaillais à un ouvrage de couture.
Tout à coup, il me dit:
—Laisse un peu ton ouvrage, Célestine.. et viens près de moi...
J'obéissais toujours à ses désirs, à ses caprices... Il avait des effusions, des enthousiasmes d'amitié que j'attribuais à la reconnaissance... J'obéis comme les autres fois.
—Plus près de moi... encore plus près... fit-il.
Puis:
—Donne-moi ta main, maintenant...
Sans la moindre défiance, je lui laissai prendre ma main qu'il caressa:
—Comme ta main est jolie!... Et comme tes yeux sont jolis!... Et comme tu es jolie, toute... toute... toute!...
Souvent, il m'avait parlé de ma bonté... jamais il ne m'avait dit que j'étais jolie—du moins, jamais il ne me l'avait dit avec cet air-là... Surprise et, dans le fond, charmée de ces paroles qu'il débitait d'une voix un peu haletante et grave, instinctivement je me reculai:
—Non... non... ne t'en va pas... Reste près de moi... tout près... Tu ne peux pas savoir comme cela me fait du bien que tu sois près de moi... comme cela me réchauffe... Tu vois... je ne suis plus nerveux, agité... je ne suis plus malade... je suis content... je suis heureux... très... très heureux...
Et m'ayant enlacé la taille, chastement, il m'obligea de m'asseoir près de lui, sur la chaise longue... Et il me demanda:
—Est-ce que tu es mal ainsi?
Je n'étais point rassurée. Il y avait dans ses yeux un feu plus ardent... Sa voix tremblait davantage... de ce tremblement que je connais—ah oui! que je connais!—ce tremblement que donne aux voix de tous les hommes, le désir violent d'aimer... J'étais très émue, très lâche... et la tête me tournait un peu... Mais, bien résolue à me défendre de lui, et surtout à le défendre énergiquement contre lui-même, je répondis d'un air gamin:
—Oui, monsieur Georges; je suis très mal.. Laissez-moi me relever...
Son bras ne quittait pas ma taille.
—Non... non... je t'en prie!... Sois gentille...
Et sur un ton, dont je ne saurais rendre la douceur câline, il ajouta:
—Tu es toute craintive... Et de quoi donc as-tu peur?
En même temps, il approcha son visage du mien... et je sentis son haleine chaude... qui m'apportait une odeur fade... quelque chose comme un encens de la mort...
Le coeur saisi par une inexprimable angoisse, je criai:
—Monsieur Georges! Ah! monsieur Georges!... Laissez-moi... Vous allez vous rendre malade... Je vous en supplie!... laissez-moi...
Je n'osais pas me débattre à cause de sa faiblesse, par respect pour la fragilité de ses membres... J'essayai seulement—avec quelles précautions!—d'éloigner sa main qui, gauche, timide, frissonnante, cherchait à dégrafer mon corsage, à palper mes seins... Et je répétais:
—Laissez-moi!... C'est très mal ce que vous faites-là, monsieur Georges... Laissez-moi...
Son effort pour me maintenir contre lui l'avait fatigué... L'étreinte de ses bras ne tarda pas à faiblir. Durant quelques secondes, il respira plus difficilement... puis une toux sèche lui secoua la poitrine...
—Ah! vous voyez bien, monsieur Georges... lui dis-je, avec toute la douceur d'un reproche maternel... Vous vous rendez malade à plaisir... vous ne voulez rien écouter... et il va falloir tout recommencer... Vous serez bien avancé, après... Soyez sage, je vous en prie! Et si vous étiez bien gentil, savez-vous ce que vous feriez?... Vous vous coucheriez tout de suite...
Il retira sa main qui m'enlaçait, s'allongea sur la chaise longue, et, tandis que je replaçais sous sa tête les coussins qui avaient glissé, très triste, il soupira:
—Après tout... c'est juste... Je te demande pardon...
—Vous n'avez pas à me demander pardon, monsieur Georges... vous avez à être calme...
—Oui... oui!... fit-il, en regardant le point du plafond où la lampe faisait un rond de mouvante lumière... J'étais un peu fou... d'avoir songé, un instant, que tu pouvais m'aimer... moi qui n'ai jamais eu d'amour... moi qui n'ai jamais eu rien... que de la souffrance... Pourquoi m'aimerais-tu?... Cela me guérissait de t'aimer... Depuis que tu es là, près de moi et que je te désire... depuis que tu es là, avec ta jeunesse... ta fraîcheur... et tes yeux... et tes mains... tes petites mains tout en soie, dont les soins sont des caresses si douces... et que je ne rêve que de toi... je sens en moi, dans mon âme et dans mon corps, des vigueurs nouvelles... toute une vie inconnue bouillonner... C'est-à-dire, je sentais cela... car, maintenant... Enfin, qu'est-ce que tu veux?... J'étais fou!... Et toi... toi... c'est juste...
J'étais très embarrassée. Je ne savais que dire; je ne savais que faire... Des sentiments puissants et contraires me tiraillaient dans tous les sens... Un élan me précipitait vers lui... un devoir sacré m'en éloignait... Et niaisement, parce que je n'étais pas sincère, parce que je ne pouvais pas être sincère dans une lutte où combattaient avec une égale force ces désirs et ce devoir, je balbutiais:
—Monsieur Georges, soyez sage... Ne pensez pas à ces vilaines choses-là... Cela vous fait du mal. Voyons, monsieur Georges... soyez bien gentil...
Mais, il répétait:
—Pourquoi, m'aimerais-tu?... C'est vrai... tu as raison de ne pas m'aimer... Tu me crois malade... Tu crains d'empoisonner ta bouche aux poisons de la mienne... et de gagner mon mal—le mal dont je meurs, n'est-ce pas?—dans un baiser de moi!... C'est juste...
La cruelle injustice de ces paroles me frappa en plein coeur.
—Ne dites pas cela, monsieur Georges... m'écriai-je, éperdue... C'est horrible et méchant, ce que vous dites-là... Et vous me faites trop de peine... trop de peine...
Je saisis ses mains... elles étaient moites et brûlantes. Je me penchai sur lui... son haleine avait l'ardeur rauque d'une forge:
—C'est horrible... horrible!
Il continua:
—Un baiser de toi... mais c'était cela ma résurrection... mon rappel complet à la vie... Ah! tu as cru sérieusement à tes bains... à ton Porto... à ton gant de crin?... Pauvre petite!... C'est en ton amour que je me suis baigné... c'est le vin de ton amour que j'ai bu... c'est la révulsion de ton amour qui m'a fait courir, sous la peau, un sang neuf... C'est parce que ton baiser, je l'ai tant espéré, tant voulu, tant attendu, que je me suis repris à vivre, à être fort... car je suis fort, maintenant... Mais, je ne t'en veux pas de me le refuser... tu as raison de me le refuser... Je comprends... je comprends... Tu es une petite âme timide et sans courage... un petit oiseau qui chante sur une branche... puis sur une autre... et s'en va, au moindre bruit... frroutt!
—C'est affreux ce que vous dites là, monsieur Georges.
Il continua encore, tandis que je me tordais les mains:
—Pourquoi est-ce affreux?... Mais non, ce n'est pas affreux... c'est juste. Tu me crois malade... Tu crois qu'on est malade, quand on a de l'amour... Tu ne sais pas que l'amour, c'est de la vie... de la vie éternelle... Oui, oui, je comprends... puisque ton baiser qui est la vie pour moi... tu t'imagines que ce serait peut-être, pour toi, la mort... N'en parlons plus...
Je ne pus en entendre davantage. Était-ce la pitié?... était-ce ce que contenaient de sanglants reproches, d'amers défis, ces paroles atroces et sacrilèges?... était-ce simplement l'amour impulsif et barbare qui, tout à coup, me posséda?... Je n'en sais rien... C'était peut-être cela, tout ensemble... Ce que je sais, c'est que je me laissai tomber, comme une masse, sur la chaise longue, et, soulevant dans mes mains la tête adorable de l'enfant, éperdument, je criai:
—Tiens! méchant... regarde comme j'ai peur... regarde donc comme j'ai peur!...
Je collai ma bouche à sa bouche, je heurtai mes dents aux siennes, avec une telle rage frémissante, qu'il me semblait que ma langue pénétrât dans les plaies profondes de sa poitrine, pour y lécher, pour y boire, pour en ramener tout le sang empoisonné et tout le pus mortel. Ses bras s'ouvrirent et se refermèrent, dans une étreinte, sur moi...
Et ce qui devait arriver, arriva...
Eh bien, non. Plus je réfléchis à cela, et plus je suis sûre que ce qui me jeta dans les bras de Georges, ce qui souda mes lèvres aux siennes, ce fut, d'abord et seulement, un mouvement impérieux, spontané de protestation contre les sentiments bas que Georges attribuait—par ruse, peut-être—à mon refus... Ce fut surtout un acte de piété fervente, désintéressée et très pure, qui voulait dire:
—Non, je ne crois pas que tu sois malade... non, tu n'es pas malade... Et la preuve, c'est que je n'hésite pas à mêler mon haleine à la tienne, à la respirer, cette haleine, à la boire, à m'en imprégner la poitrine, à m'en saturer toute la chair... Et quand même tu serais réellement malade?... quand même ton mal serait contagieux et mortel à qui l'approche, je ne veux pas que tu aies de moi cette idée monstrueuse que je redoute de le gagner, d'en souffrir et d'en mourir...
Je n'avais pas non plus prévu et calculé ce qui, fatalement, devait résulter de ce baiser, et que je n'aurais point la force, une fois dans les bras de mon ami, une fois mes lèvres sur les siennes, de m'arracher à cette étreinte, et de repousser ce baiser... Mais voilà!... Lorsqu'un homme me tient, aussitôt la peau me brûle et la tête me tourne... me tourne... Je deviens ivre... je deviens folle... je deviens sauvage... Je n'ai plus d'autre volonté que celle de mon désir... Je ne vois plus que lui... je ne pense plus qu'à lui... et je me laisse mener par lui, docile et terrible... jusqu'au crime!...
Ah! ce premier baiser de M. Georges!... Ses caresses maladroites et délicieuses... l'ingénuité passionnée de tous ses gestes... et l'émerveillement de ses yeux devant le mystère, enfin dévoilé, de la femme et de l'amour!... Dans ce premier baiser, je m'étais donnée, toute, avec cet emportement qui ne ménage rien, cette fièvre, cette volupté inventive, dure et brisante, qui dompte, assomme les mâles les plus forts et leur fait demander grâce... Mais, l'ivresse passée, lorsque je vis le pauvre et fragile enfant, haletant, presque pâmé dans mes bras, j'eus un remords affreux... du moins la sensation, et, pour ainsi dire, l'épouvante que je venais de commettre un meurtre...
—Monsieur Georges... monsieur Georges!... Je vous ai fait du mal... Ah! pauvre petit!
Mais lui, avec quelle grâce féline, tendre et confiante, avec quelle reconnaissance éblouie, il se pelotonna contre moi, comme pour y chercher une protection... Et il me dit, ses yeux pleins d'extase:
—Je suis heureux... Maintenant, je puis mourir...
Et comme je me désespérais, comme je maudissais ma faiblesse:
—Je suis heureux... répéta-t-il... Oh! reste avec moi... ne me quitte pas de toute la nuit. Seul, vois-tu, il me semble que je ne pourrais pas supporter la violence, pourtant si douce, de mon bonheur...
Pendant que je l'aidais à se coucher, il eut une crise de toux... Elle fut courte heureusement... Mais si courte qu'elle fût, j'en eus l'âme déchirée... Est-ce qu'après l'avoir soulagé et guéri, j'allais le tuer, désormais?... Je crus que je ne pourrais pas retenir mes larmes... Et je me détestai...
—Ce n'est rien... ce n'est rien... fit-il, en souriant... Il ne faut pas te désoler, puisque je suis si heureux... Et puis, je ne suis pas malade... je ne suis pas malade... Tu vas voir comme je vais bien dormir contre toi... Car, je veux dormir, comme si j'étais ton petit enfant, entre tes seins... ma tête entre tes seins...
—Et si votre grand'mère me sonnait, cette nuit, monsieur Georges?...
—Mais non... mais non... grand'mère ne sonnera pas... Je veux dormir contre toi...
Certains malades ont une puissance amoureuse que n'ont point les autres hommes, même les plus forts. C'est que je crois réellement que l'idée de la mort, que la présence de la mort aux lits de luxure, est une terrible, une mystérieuse excitation à la volupté... Durant les quinze jours qui suivirent cette mémorable nuit—nuit délicieuse et tragique—ce fut comme une sorte de furie qui s'empara de nous, qui mêla nos baisers, nos corps, nos âmes, dans une étreinte, dans une possession sans fin. Nous avions hâte de jouir, pour tout le passé perdu, nous voulions vivre, presque sans repos, cet amour dont nous sentions le dénouement proche, dans la mort...
—Encore... encore... encore!...
Un revirement subit s'était opéré en moi... Non seulement, je n'éprouvais plus de remords, mais lorsque M. Georges faiblissait, je savais, par des caresses nouvelles et plus aiguës, ranimer pour un instant ses membres brisés, leur redonner un semblant de forces... Mon baiser avait la vertu atroce et la brûlure vivifiante d'un moxa.
—Toujours... toujours... toujours!...
Mon baiser avait quelque chose de sinistre et de follement criminel... Sachant que je tuais Georges, je m'acharnais à me tuer, moi aussi, dans le même bonheur et dans le même mal... Délibérément, je sacrifiais sa vie et la mienne... Avec une exaltation âpre et farouche qui décuplait l'intensité de nos spasmes, j'aspirais, je buvais la mort, toute la mort, à sa bouche... et je me barbouillais les lèvres de son poison... Une fois qu'il toussait, pris, dans mes bras, d'une crise plus violente que de coutume, je vis mousser à ses lèvres un gros, immonde crachat sanguinolent.
—Donne... donne... donne!
Et j'avalai le crachat, avec une avidité meurtrière, comme j'eusse fait d'un cordial de vie...
Monsieur Georges ne tarda pas à dépérir. Les crises devinrent plus fréquentes, plus graves, plus douloureuses. Il cracha du sang, eut de longues syncopes, pendant lesquelles on le crut mort. Son corps s'amaigrit, se creusa, se décharna, au point qu'il ressemblait véritablement à une pièce anatomique. Et la joie qui avait reconquis la maison se changea, bien vite, en une douleur morne. La grand'mère recommença de passer ses journées dans le salon, à pleurer, prier, épier les bruits, et, l'oreille collée à la porte qui la séparait de son enfant, à subir l'affreuse et persistante angoisse d'entendre un cri... un râle... un soupir, le dernier... la fin de ce qui lui restait de cher et d'encore vivant, ici-bas... Lorsque je sortais de la chambre, elle me suivait, pas à pas, dans la maison, et gémissait:
—Pourquoi, mon Dieu?... pourquoi?... Et qu'est-il donc arrivé?
Elle me disait aussi:
—Vous vous tuez, ma pauvre petite... Vous ne pouvez pourtant pas passer toutes vos nuits auprès de Georges... Je vais demander une soeur, pour vous suppléer...
Mais je refusais... Et elle me chérissait davantage de ce refus... et aussi de ce qu'ayant accompli déjà un miracle, je pouvais en accomplir un autre, encore... Est-ce effrayant? J'étais son dernier espoir!...
Quant aux médecins, mandés de Paris, ils s'étonnèrent des progrès de la maladie, et qu'elle eût causé en si peu de temps de tels ravages... Pas une minute, ni eux, ni personne, ne soupçonnèrent l'épouvantable vérité... Leur intervention se borna à conseiller des potions calmantes.
Seul, monsieur Georges demeurait gai, heureux, d'une gaîté constante, d'un inaltérable bonheur. Non seulement il ne se plaignait jamais, mais son âme se répandait, toujours, en effusions de reconnaissance. Il ne parlait que pour exprimer sa joie... Le soir, dans sa chambre, quelquefois, après des crises terribles, il me disait:
—Je suis heureux... Pourquoi te désoler et pleurer?... Ce sont tes larmes qui me gâtent un peu la joie... la joie ardente, dont je suis rempli... Ah! je t'assure que, de mourir, ce n'est pas payer cher le surhumain bonheur que tu m'as donné... J'étais perdu... la mort était en moi... rien ne pouvait empêcher qu'elle fût en moi... Tu me l'as rendue rayonnante et bénie... Ne pleure donc pas, chère petite... Je t'adore... et je te remercie...
Ma fièvre de destruction était bien tombée, maintenant... Je vivais dans un affreux dégoût de moi-même, dans une indicible horreur de mon crime, de mon meurtre... Il ne me restait plus que l'espoir, la consolation ou l'excuse que j'eusse gagné le mal de mon ami, et de mourir avec lui, en même temps que lui... Là où l'horreur atteignait son paroxysme, là où je me sentais précipitée dans le vertige de la folie, c'était lorsque monsieur Georges, m'attirant à lui de ses bras moribonds, collait sa bouche agonisante sur la mienne, voulait encore de l'amour, appelait encore l'amour que je n'avais pas le courage, que je n'avais même plus le droit—sans commettre un crime nouveau, et un plus atroce meurtre—de lui refuser...
—Encore ta bouche!... Encore tes yeux!... Encore ta joie!
Il n'avait plus la force d'en supporter les caresses et les secousses. Souvent, il s'évanouit dans mes bras...
Et ce qui devait arriver, arriva...
Nous étions, alors, au mois d'octobre, exactement le 6 octobre. L'automne étant demeuré doux et chaud, cette année-là, les médecins avaient conseillé de prolonger le séjour du malade à la mer, en attendant qu'on pût le transporter dans le midi. Toute la journée du 6 octobre, monsieur Georges avait été plus calme. J'avais ouvert, toute grande, la grande baie de la chambre, et, couché sur la chaise longue, près de la baie, préservé de l'air par de chaudes couvertures, il avait respiré, pendant quatre heures au moins, et délicieusement, les émanations iodées du large... Le soleil vivifiant, les bonnes odeurs marines, la plage déserte, reconquise par les pêcheurs de coquillages, le réjouissaient... Jamais, je ne l'avais vu plus gai. Et cette gaieté sur sa face décharnée où la peau, de semaine en semaine plus mince, était sur l'ossature comme une transparente pellicule, avait quelque chose de funèbre et de si pénible à voir, que, plusieurs fois, je dus sortir de la chambre, afin de pleurer librement. Il refusa que je lui lise des vers... Quand j'ouvris le livre:
—Non! dit-il... Tu es mon poème... tu es tous mes poèmes... Et c'est bien plus beau, va!
Il lui était défendu de parler... La moindre conversation le fatiguait, et souvent amenait une crise de toux. D'ailleurs, il n'avait presque plus la force de parler. Ce qui lui restait de vie, de pensée, de volonté d'exprimer, de sensibilité, s'était concentré dans son regard devenu un foyer ardent où l'âme, sans cesse, attisait un feu d'une surprenante, d'une surnaturelle intensité... Ce soir-là, le soir du 6 octobre, il paraissait ne plus souffrir... Ah! je le vois encore, étendu, dans son lit, la tête haute sur l'oreiller, jouant, de ses longues mains maigres, tranquillement, avec les franges bleues du rideau et me souriant, et suivant toutes mes allées et venues de son regard qui, dans l'ombre du lit, brillait et brûlait comme une lampe.
On avait disposé, dans la chambre, une couchette pour moi, une petite couchette de garde-malade et,—ô ironie! afin, sans doute, de ménager sa pudeur et la mienne—un paravent, derrière lequel je pusse me déshabiller. Mais, je ne couchais pas, souvent, dans la couchette; monsieur Georges voulait toujours m'avoir près de lui. Il ne se trouvait réellement bien, réellement heureux que quand j'étais près de lui, ma peau nue contre la sienne, nue aussi, mais hélas, nue comme sont nus les os.
Après avoir dormi deux heures, d'un sommeil presque paisible, vers minuit, il se réveilla. Il avait un peu de fièvre; la pointe de ses pommettes était plus rouge. Me voyant assise à son chevet, les joues humides de larmes, il me dit sur un ton de doux reproche:
—Ah! voilà que tu pleures encore!... Tu veux donc me rendre triste, et me faire de la peine?... Pourquoi n'es-tu pas couchée?... Viens te coucher près de moi...
J'obéis docilement, car la moindre contrariété lui était funeste. Il suffisait d'un mécontentement léger, pour déterminer une congestion et que les suites en fussent redoutables... Sachant mes craintes, il en abusait... Mais, à peine dans le lit, sa main chercha mon corps, sa bouche ma bouche. Timidement, et sans résister, je suppliai:
—Pas ce soir, je vous en prie!... Soyez sage, ce soir...
Il ne m'écouta pas. D'une voix tremblante de désir et de mort, il répondit:
—Pas ce soir!... Tu répètes toujours la même chose... Pas ce soir!... Ai-je le temps d'attendre?
Je m'écriai, secouée de sanglots:
—Ah! monsieur Georges... vous voulez donc que je vous tue?... vous voulez donc que j'aie toute ma vie le remords de vous avoir tué?
Toute ma vie!... J'oubliais déjà que je voulais mourir avec lui, mourir de lui, mourir comme lui.
—Monsieur Georges... monsieur Georges!... Par pitié pour moi, je vous en conjure!
Mais ses lèvres étaient sur mes lèvres... La mort était sur mes lèvres...
—Tais-toi!... fit-il, haletant... Je ne t'ai jamais autant aimée que ce soir...
Et nos deux corps se confondirent... Et, le désir réveillé en moi, ce fut un supplice atroce dans la plus atroce des voluptés d'entendre, parmi les soupirs et les petits cris de Georges, d'entendre le bruit de ses os qui, sous moi, cliquetaient comme les ossements d'un squelette...
Tout à coup, ses bras me désenlacèrent et retombèrent, inertes, sur le lit; ses lèvres se dérobèrent et abandonnèrent mes lèvres. Et de sa bouche renversée jaillit un cri de détresse... puis un flot de sang chaud qui m'éclaboussa tout le visage. D'un bond, je fus hors du lit. En face, une glace me renvoya mon image, rouge et sanglante... Je m'affolai, et courant, éperdue, dans la chambre, je voulus appeler au secours... Mais l'instinct de la conservation, la crainte des responsabilités, de la révélation de mon crime... je ne sais quoi encore de lâche et de calculé... me fermèrent la bouche... me retinrent au bord de l'abîme où sombrait ma raison... Très nettement, très rapidement, je compris qu'il était impossible que, dans l'état de nudité, dans l'état de désordre, dans l'état d'amour où nous étions, Georges, moi, et la chambre... je compris qu'il était impossible que quelqu'un entrât en cet instant, dans la chambre...
O misère humaine!... Il y avait quelque chose de plus spontané que ma douleur, de plus puissant que mon épouvante, c'étaient mon ignoble prudence et mes bas calculs... Dans cette terreur, j'eus la présence d'esprit d'ouvrir la porte du salon... puis la porte de l'antichambre... et d'écouter... Aucun bruit... Tout dormait dans la maison... Alors, je revins près du lit... Je soulevai le corps de Georges, léger comme une plume dans mes bras... J'exhaussai sa tête de façon à la maintenir droite dans mes mains... Le sang continuait de couler par la bouche, en filaments poisseux... j'entendais que sa poitrine s'évacuait par la gorge, avec un bruit de bouteille qu'on vide... Ses yeux révulsés ne montraient plus, entre les paupières agrandies, que leurs globes rougeâtres.
—Georges!... Georges!... Georges!...
Georges ne répondit pas à ces appels, à ces cris... Il ne les entendait pas... il n'entendait plus rien des cris et des appels de la terre:
—Georges!... Georges!... Georges!
Je lâchai son corps; son corps s'affaissa sur le lit... Je lâchai sa tête; sa tête retomba, lourde, sur l'oreiller... Je posai ma main sur son coeur... son coeur ne battit pas...
—Georges!... Georges!... Georges!...
L'horreur fut trop forte de ce silence, de ces lèvres muettes... de l'immobilité rouge de ce cadavre... et de moi-même... Et brisée de douleur, brisée de l'effrayante contrainte de ma douleur, je m'écroulai sur le tapis, évanouie...
Combien de minutes dura cet évanouissement, ou combien de siècles?... Je ne le sais pas. Revenue à moi, une pensée suppliciante domina toutes les autres: faire disparaître ce qui pouvait m'accuser... Je me lavai le visage... je me rhabillai... je remis—oui, j'eus cet affreux courage—je remis de l'ordre sur le lit et dans la chambre... Et quand cela fut fini... je réveillai la maison... je criai la terrible nouvelle, dans la maison...