Le Maréchal de Richelieu (1696-1788): d'après les mémoires contemporains et des documents inédits
The Project Gutenberg eBook of Le Maréchal de Richelieu (1696-1788)
Title: Le Maréchal de Richelieu (1696-1788)
Author: Paul d' Estrée
Release date: January 7, 2021 [eBook #64232]
Most recently updated: October 18, 2024
Language: French
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LE MARÉCHAL DE RICHELIEU
OUVRAGES DE PAUL D’ESTRÉE
Œuvres inédites de Motin (avec notice et notes). Paris, librairie des bibliophiles, 1883.
Mémoires de Voltaire, écrits par lui-même (avec notes et commentaires). Paris, Kolb, 1891.
Les Hohenzollern (en collaboration avec E. Neukomm). Paris, Perrin et Cie, 1892.
Un policier homme de lettres. L’Inspecteur Meusnier (1748-1757). Paris, aux bureaux de la Nouvelle Revue rétrospective, 1892.
Les Explosifs au XVIIIe siècle. Paris, aux bureaux de la Nouvelle Revue rétrospective, 1894.
Journal inédit du lieutenant de police Feydeau de Marville (1744). Paris, aux bureaux de la Nouvelle Revue rétrospective, 1897.
Les théâtres libertins du XVIIIe siècle (en collaboration avec Henri d’Alméras). Paris, Daragon, 1905. Épuisé.
Les Organes de l’Opinion publique dans l’Ancienne France (en collaboration avec Fr. Funck-Brentano). Paris, Hachette et Cie.
| I. | Les Nouvellistes, 2e édition, 1905. |
| II. | Figaro et ses devanciers, 1909. |
| III. | La Presse clandestine (en préparation). |
Le Père Duchesne. Hébert et la Commune de Paris (1792-1794) (Couronné par l’Académie française.) Paris, Ambert et Cie, 1909.
La Duchesse d’Aiguillon (en collaboration avec A. Callet). Paris, Émile-Paul, 1912.
Un Rebouteur du Val d’Ajol et la Légende de Valdajou. (Bulletin de la Société française de l’Histoire de la Médecine.) 1912.
Le théâtre sous la Terreur (Théâtre de la Peur, 1792-1794). Paris, Émile-Paul, 1913.
EN PRÉPARATION:
La Vieillesse de Richelieu (1758-1788).
Le Maréchal Duc de RICHELIEU
(d’après une gravure du temps)
PAUL D’ESTRÉE
LE
MARÉCHAL DE RICHELIEU
(1696-1788)
D’APRÈS
Les Mémoires Contemporains et des Documents Inédits
CINQUIÈME ÉDITION
PARIS
ÉMILE-PAUL FRÈRES, ÉDITEURS
100, RUE DU FAUBOURG SAINT-HONORÉ, 100
Ce livre, commencé en 1912 et terminé en 1914, avait été remis à l’imprimeur quelques jours avant la Guerre. Il dut attendre, pour paraître, une heure plus propice.
Par une coïncidence alors impossible à prévoir, il signalait, chez un peuple né à la vie internationale, dès le début du XVIIIe siècle[1], l’essor et les manifestations d’une politique, ne laissant que trop pressentir, même à cent-soixante ans de distance, l’agression inique et féroce qui devait mettre, de nos jours, la France à deux doigts de sa perte.
[1] Dans les siècles précédents, comme le démontrent les historiens allemands et les Archives de Berlin, les Marquis de Brandebourg, et notamment le Grand Électeur, s’étaient efforcés d’affirmer l’existence de la Prusse, soit par des démonstrations militaires, soit par des négociations diplomatiques ou commerciales. Mais ce ne fut qu’à la fin du XVIIe siècle et au commencement du XVIIIe que la Prusse entra réellement dans le concert européen.
Or, au XVIIIe siècle, conformément à des traditions qu’une diplomatie avisée voudrait faire aujourd’hui revivre en les adaptant aux nécessités présentes, la monarchie bourbonienne s’étudiait à maintenir, par un système d’alliances utile à ses intérêts et à sa sécurité, les conditions d’existence qui réglaient les rapports des principautés allemandes entre elles. Et lorsque, à partir de 1740, l’avidité inquiétante de la Prusse, exploitée par son Souverain, tendit à rompre, à son profit, ce salutaire équilibre, un homme—celui qui fait l’objet de cette étude—servi par une manœuvre militaire des plus heureuses, aurait pu étouffer, dans l’œuf, l’entreprise néfaste, dont nous voyons le développement progressif menacer actuellement l’indépendance des Nations!
Le Maréchal de Richelieu n’eut pas cette intuition. Napoléon l’eut peut-être[2]. Mais s’il réduisit de plus de moitié le royaume de Prusse, il n’en soupçonna pas la réorganisation, armée et combative, qui devait avoir raison, dans un avenir prochain, du tout-puissant Empereur.
[2] «Mon plus grand tort, disait-il à Sainte-Hélène, a peut-être été de n’avoir pas détrôné le roi de Prusse, lorsque je pouvais aisément le faire.» (O’Meara, Napoléon en exil, tome I, p. 114.)—C’était la dislocation de la Prusse, la répartition de ce royaume entre divers États de l’Allemagne et la reconstitution possible de la Pologne, qu’aujourd’hui la Révolution russe, aboutissant à la Monarchie constitutionnelle ou à la République, devra réaliser dans sa pleine indépendance, en échange de Constantinople.
Aujourd’hui, la France ne la voit et ne la connaît que trop, cette formidable machine de guerre dressée pour la conquête du globe! Mais elle la brisera par sa volonté de vaincre, et grâce au concours de cette noble alliée qui, pendant le XVIIIe siècle, fut son adversaire implacable et la vigilante auxiliaire de la Prusse.
Si l’Histoire, méprisant les complaisants euphémismes, qui permettent de dissimuler la réalité des faits, doit déterminer avec impartialité le rôle joué par l’Angleterre au cours de la Guerre de Sept ans, elle dira, par contre, qu’au commencement du XXe siècle, cette même Angleterre s’associa vaillamment et loyalement à la France et à ses alliés, pour délivrer le monde du fléau qui voulait en bannir la Liberté, le Droit et l’Honneur.
Paul d’Estrée,
1912-1914-1917.
AVANT-PROPOS
I
Je ne sais quel essayiste, soucieux de caractériser à sa manière chacune des deux périodes de cent années qui vit successivement naître et grandir, fléchir et succomber, la monarchie absolue des Bourbons, nommait le XVIIe siècle le siècle du Cardinal et le XVIIIe le siècle du Maréchal.
Cette appréciation, pour sembler paradoxale, peut cependant se défendre.
Ce fut, en effet, le Cardinal de Richelieu, qui, reprenant en ses fortes mains les destinées de la France compromises à l’intérieur et à l’extérieur par les compétitions impies des principaux feudataires de la Couronne, fut le véritable artisan de la toute-puissance de Louis XIV et en prépara l’apogée.
La vie du Cardinal ne remplit même pas la première moitié du XVIIe siècle; par contre, celle du Maréchal de Richelieu occupa presque entièrement le XVIIIe et ne finit qu’une année à peine avant l’avènement de la Révolution.
L’homme qui porta, avec tant de désinvolture, mais non sans fierté, le nom, si lourd, de Richelieu, fut l’image vivante de son siècle. Il en eut l’esprit raffiné, le charme élégant, l’instinct de la tolérance et l’intuition de la liberté, le goût des arts, l’amour des lettres et la curiosité de toutes les connaissances pouvant contribuer au progrès de l’humanité. Mais il eut aussi le scepticisme railleur, l’égoïsme outré, la soif du plaisir, l’absence de scrupules et de sens moral, la corruption et la perversité, particuliers au XVIIIe siècle. S’il ne fut pas complètement l’initiateur du mouvement de réaction qu’appelait l’austérité des dernières années du grand règne, il devint bientôt, et pour longtemps, l’inspirateur, mondain et social, du nouveau. On ne jura plus, à la Cour comme à la Ville, que par Richelieu; et, malgré bien des erreurs et des fautes, malgré les intrigues et les cabales les plus redoutables, ce prestige séculaire n’était pas encore si affaibli, à la veille de 1789, que la jeune génération n’invoquât, à l’occasion, l’autorité du Maréchal de Richelieu.
Mais, sans insister davantage sur une double désignation qui rapproche l’oncle et le neveu, notons néanmoins entre eux, pour n’y plus revenir, certains points de ressemblance que peuvent justifier, toutes proportions gardées, les lois de l’atavisme. Le Cardinal de Richelieu était de galante humeur, mais trop souvent d’une brutalité méconnaissant la conscience et l’honneur des femmes; il protégeait les lettres et les arts, mais il prétendait les asservir; il était, de sa nature, despote dur et inflexible et ne reculait devant aucune mesure arbitraire pour faire prévaloir sa volonté; par contre, il avait le respect des traditions, le culte du pouvoir royal, la religion de la grandeur de l’État. Son arrière-petit-neveu eut ces qualités maîtresses; mais il fut, lui aussi, un tyran fantasque et capricieux; s’il entra dans la mêlée littéraire et artistique, ce fut bien souvent pour harceler à coups d’épingle philosophes, auteurs dramatiques, comédiens, ou pour leur imposer ses exigences. Enfin, il fut l’amant, le séducteur par excellence, et c’est à ce titre surtout qu’il est connu du grand public; il eut même cette supériorité sur le Cardinal, qu’à de rares exceptions près, il caressait les femmes, alors qu’il les trahissait ou qu’il les abandonnait, avec une fleur de courtoisie, dont le parfum enivrait encore ses victimes.
II
Il n’est pas de Correspondances ni de Mémoires contemporains qui n’aient consacré quelques lignes ou quelques pages au Maréchal de Richelieu. Mais il n’en est guère qui l’aient jugé avec impartialité. Les uns se sont érigés en accusateurs implacables jusqu’à l’injustice, par exemple la duchesse d’Orléans, mère du Régent, Duclos, le Marquis d’Argenson, Papillon de la Ferté, les rédacteurs des Mémoires de Bachaumont et de la Correspondance de Métra. Les autres se sont montrés d’une indulgence parfois excessive, presque des apologistes, Voltaire, Sénac de Meilhan, Rulhière, le duc de Lévis, le duc Emm. de Croÿ, etc. Seuls l’annaliste Dangeau et son successeur, le duc de Luynes, se sont contentés d’enregistrer les faits sans les accompagner de grands commentaires. Une partie de ces témoignages prendra place dans notre étude sur le Maréchal de Richelieu.
Il est, en outre, d’autres sources de documentation qui en ont constitué, presque uniquement jusqu’à nos jours, la biographie et sur lesquelles on ne saurait trop retenir l’attention du lecteur. Le vrai et le faux y sont si intimement amalgamés qu’il est parfois difficile, pour ne pas dire impossible, de séparer ces deux éléments, et de savoir où finit l’histoire et où commence le roman. Mais, quelque suspectes que doivent paraître la plupart des pièces entrant dans leur composition, il importe d’indiquer l’origine et de préciser les tendances, très sommairement bien entendu, de ces ouvrages, parus au lendemain de la mort du Maréchal, avec la prétention de fixer définitivement les traits du défunt pour la postérité:
Les Mémoires du Maréchal de Richelieu, par Soulavie;
La Vie privée du Maréchal de Richelieu, par Faur.
III
En avril 1783, à l’époque où Richelieu sortait d’une maladie qui avait mis ses jours en danger, les rédacteurs de la Correspondance secrète de Métra informaient leurs abonnés que le Maréchal «laisserait vingt-huit volumes de sa main sur son temps»; ils ajoutaient, par manière de plaisanterie: «il aura écrit en billets doux plus que son contemporain Voltaire[3].»
[3] Correspondance secrète, dite de Métra, t. XIV, 23 avril 1783.
Il était, au reste, de notoriété publique, que, depuis quelques années, Richelieu, assisté de plusieurs secrétaires, préparait, avec les pièces officielles dont étaient bourrés ses portefeuilles, une histoire de sa vie, si féconde en événements de toutes sortes.
Aussi les curieux, friands d’anecdotes scandaleuses, ne furent-ils pas autrement surpris, lorsque, en 1790, dix-huit mois après la mort du Maréchal, furent annoncés et parurent les premiers volumes de Mémoires[4] qui étaient une autobiographie de Richelieu.
[4] Mémoires du Maréchal de Richelieu, 1790, 9 vol. in-8o. Cette publication se continua jusqu’en 1792.
Le protagoniste de ce spectacle aguichant expliquait, en effet, au commencement de la publication, le but qu’elle devait atteindre: «J’ai ouvert mes portefeuilles à un historien et j’ai désiré qu’il exposât au grand jour mes fautes et mes erreurs.» Et «l’historien» donnait la parole au Maréchal qui la prenait, à la première personne, pour dauber sur «la rapide succession des maîtresses et des ministres, les dilapidations scandaleuses des finances, etc.». C’était, en un mot, le procès du règne de Louis XV. Un tel langage était bien extraordinaire dans la bouche d’un homme, qui, de son vivant, n’avait pas l’habitude du Confiteor. On sut bientôt que l’éditeur de cette autobiographie était un ancien prêtre du nom de Soulavie, qui préludait ainsi au lancement d’une vaste spéculation de librairie mettant au jour toute une série de Mémoires, sur les règnes de Louis XIV et de Louis XV, Mémoires authentiques ou apocryphes, dont le plus important fut une partie de l’œuvre immortelle de Saint-Simon[5].
[5] Quelques années auparavant avaient paru plusieurs livres des Mémoires de Saint-Simon en partie connus ou consultés par Mme de Pompadour, Richelieu lui-même, Marmontel, Duclos, etc.
Au début du quatrième volume de ces aventures de Richelieu, racontées par lui-même, Soulavie, qui voyait sa publication sérieusement discutée, crut devoir apprendre à ses lecteurs, comment il avait été amené à l’entreprendre. Soulavie, voulant écrire une histoire de Louis XV, avait déjà réuni à cet effet, prétendait-il, deux cents volumes, quand il fut présenté à Richelieu qui lui dit très nettement:
—«On ne peut connaître ce règne sans «avoir compulsé mes portefeuilles.»
Et il donna l’ordre qu’on les communiquât à l’abbé. Celui-ci s’aida, dans son travail, «de l’intelligence et du zèle» de M. Plocques, à qui le Maréchal confiait, depuis vingt-cinq ans, le soin de ses manuscrits et de sa bibliothèque. Richelieu suivait Soulavie dans ses recherches; il lui «montrait la liaison des faits», lui fournissait un supplément d’anecdotes, lui traçait un certain nombre de portraits; et, finalement, il voulut que l’ouvrage de Soulavie portât ce titre de Mémoires de Richelieu. Mais leur rédacteur avait la conviction qu’on les déclarerait apocryphes, tant ces révélations sur l’indignité du régime contrastaient «avec ce que l’on pensait des principes du Maréchal». Néanmoins les raisonnements de Richelieu sur cette corruption gouvernementale lui parurent «si beaux», qu’il abonda dans le sens de son interlocuteur et qu’il se décida enfin à publier ces Mémoires, terminés en 1785.
Soulavie répondait ainsi à l’objection très juste qui lui était faite, que son histoire de Richelieu disparaissait dans celle du règne de Louis XV. Mais ce qu’il ne pouvait contester, c’est qu’il prêtait ses propres idées au Maréchal et qu’il le faisait parler, quand il ne prenait pas lui-même la parole. Car, complètement acquis au nouveau régime, il ne laissait jamais passer l’occasion de confesser, en ces Mémoires, sa foi révolutionnaire, d’abord par prudence, puis dans l’intérêt de son œuvre. Et ces accès d’enthousiasme civique jurent singulièrement, il faut bien le reconnaître, avec le ton général du livre.
Aussi, à la fin du neuvième et dernier volume, Soulavie éprouve-t-il le besoin de plaider pro domo; et cette soi-disant justification est assurément la meilleure critique de son indigeste fatras. Des académiciens, écrit-il, diront: «Voilà un bien étrange ouvrage que ces Mémoires de Richelieu: on fait tenir au Maréchal un langage républicain et on le fait parler après sa mort.» Il aurait fallu, sans doute, pour plaire à ces académiciens, «faire des éloges et mériter d’être avoué par les familles des Richelieu, des Choiseul, des Maurepas, dont ils accueillent les ridicules réclamations... Je consens qu’on déchire le frontispice de mon livre et qu’on ôte le titre de Mémoires de Richelieu; il restera, malgré eux, celui de Mémoires d’un honnête homme.»
Est-ce bien sûr? Un «honnête homme» ne travestit jamais le caractère des personnages qu’il met en scène, ni surtout des faits qu’il expose; encore moins les invente-t-il pour allécher le lecteur par ce que nous appelons aujourd’hui des «informations sensationnelles».
Sans doute, il se peut que le Maréchal, très fier du rôle qu’il avait joué successivement comme amoureux professionnel, diplomate, général, politicien, premier gentilhomme de la Chambre du roi, ait accordé quelques audiences, raconté des anecdotes, montré des documents au futur historien de Louis XV. Il causait volontiers et n’était pas ennemi d’une certaine publicité. Mais ce respect du grand nom de Richelieu qu’il garda jusqu’à sa dernière heure, cette vanité excessive qu’il tenait de son propre fonds, lui eussent-ils jamais permis de renier, dans la plus piteuse des amendes honorables, les principes d’autorité qui avaient été la règle de toute sa vie?
Si un certain nombre d’anecdotes et de faits rapportés par Soulavie sont exacts et confirmés par d’irréfutables témoignages, d’autres demandent à être soumis à un rigoureux contrôle ou sont radicalement faux[6]. Il ne faut donc consulter qu’avec une extrême circonspection cette interminable et fastidieuse biographie.
[6] Deux exemples entre mille.
1o: Soulavie fait dire à Richelieu qu’il a reçu, comme présent, des mains de Mme de Pompadour (et l’on sait s’ils se détestaient réciproquement), les Mémoires de Saint-Simon, «aussi curieux que dangereux à la tranquillité des familles», et confisqués par ordre de Louis XIV.—Or, Saint-Simon y travailla jusqu’à sa dernière heure et ne mourut que sous le règne de Louis XV. A vrai dire (et il importe de lire à cet égard le bel ouvrage de M. A. Baschet: Le duc de Saint-Simon; son Cabinet, 1874) les scellés furent apposés, au lendemain de la mort du mémorialiste, sur ses papiers, le 2 mars 1755. Et, bientôt, ceux-ci (les portefeuilles historiques et politiques s’entend) furent transportés aux Archives des Affaires étrangères qu’ils suivirent dans leurs divers déménagements. Le 28 juillet 1755, Laudier, le secrétaire de Saint-Simon, vint exprès de la Ferté-Vidame, attester, devant un Commissaire du Châtelet, entre autres déclarations, que «QUELQUES cahiers avaient été prêtés au Maréchal de Richelieu», que Laudier avait remis depuis à l’évêque de Metz, sur l’ordre du feu duc.
Richelieu n’avait donc pas reçu les Mémoires de Saint-Simon des mains de Mme de Pompadour.
2o: En 1719, toujours d’après Soulavie, Richelieu, curieux de connaître l’énigme du Masque de fer, avait décidé une princesse, dont il était l’amant, à se laisser séduire par le Régent qui l’adorait et qu’elle exécrait (Mlle de Valois), afin de lui arracher, dans les transports de l’amour, toute la vérité sur ce secret d’État. Elle avait réussi et révélé le mystère à Richelieu dans un billet chiffré. Par extraordinaire, le duc garda toujours le silence sur une détention qui ne faisait pas grand honneur à son oncle, affirme Soulavie; et quand ce même Soulavie l’interrogeait à cet égard, Richelieu le renvoyait à la version de Voltaire qui concluait à l’accouchement gémellaire d’Anne d’Autriche. Et le Maréchal n’avait révélé ce secret d’État à Voltaire que sur son serment de n’en parler à qui que ce fût, pour ne pas déshonorer le grand nom du Cardinal. Soulavie, qui rappelle ce roman au commencement de son VIe livre des Mémoires, dut l’inventer à plaisir, à moins qu’il n’ait été victime d’une mystification du Maréchal qui ne détestait pas ce genre de mauvaises farces. Déjà, au tome III, Soulavie affirmait que Mlle de Valois avait remis à Richelieu, après sa complaisance incestueuse pour le Régent (encore une légende), la «Relation de la naissance et de l’éducation du prince-enfant soustrait par les Cardinaux de Richelieu et de Mazarin à la société et renfermé par ordre de Louis XIV, composée par le Gouverneur (Saint-Mars) de ce prince à son lit de mort».
M. Funck-Brentano a, du reste, péremptoirement démontré que ce masque mystérieux n’était autre que l’envoyé de Mantoue Mattioli.
IV
En 1791, paraissait un autre ouvrage du même genre, moins prolixe, puisqu’il ne comprenait que trois volumes, et qui était dû à la plume de Faur, secrétaire de Fronsac[7]. Il était intitulé Vie privée du Maréchal de Richelieu; et bien qu’il ne passât point sous silence la vie publique du personnage, il en narrait surtout les intrigues et les aventures galantes. Faur promettait, il le dit dans sa préface, de présenter «le héros en déshabillé»; et il tient scrupuleusement parole. Ses récits sont parfois amusants, mais aussi dépourvus d’authenticité que ceux de Soulavie; il rappelle souvent les mêmes épisodes de la vie amoureuse de Richelieu, mais il en révèle d’autres qui sont le comble de l’invraisemblance; et cette multiplicité même d’anecdotes libertines, moins spirituellement écrites que celles, restées classiques, de Rulhière, finit par lasser jusqu’à l’écœurement.
[7] Le duc de Fronsac, fils du Maréchal de Richelieu.
Cependant le troisième et dernier volume contient, dans sa seconde partie, toute une série de lettres d’amis et d’amies du Maréchal, dont plusieurs historiens, et non des moindres, ont fait volontiers état dans leurs livres, garantissant ainsi l’exactitude et la sincérité de cette correspondance intime, tour à tour politique et galante.
Faur qui, à l’exemple de Soulavie, n’entend pas que le lecteur puisse mettre en doute sa véracité, affirme qu’il tient sa documentation d’un familier de Richelieu, à qui le Maréchal aurait confié ses notes manuscrites et son recueil de lettres en lui disant: «Vous verrez toutes mes folies et vous serez seul instruit de la vérité.»
Avant de publier la Vie privée, Faur avait demandé à la succession de Richelieu et en avait obtenu l’autorisation de la faire imprimer. Son point de départ paraît, en tout cas, plus acceptable que celui de Soulavie. D’ailleurs, il avait assez justement critiqué, dans l’Avant-Propos de son premier volume, le procédé de l’auteur des Mémoires. Son livre, dit-il, est «plutôt l’histoire de la fin du règne de Louis XIV, de la Régence et du règne de Louis XV, que celle du Nestor de la galanterie». Se proclamant, ensuite, seul dépositaire de la pensée du Maréchal, il espérait sans doute étouffer ainsi dans l’œuf le reste de la publication de Soulavie[8].
[8] Moins exclusif que Soulavie, Faur, ou son éditeur, confessait toutefois dans la Vie privée (t. III, p. 261) que «M. de Richelieu avait confié des matériaux, pour faire son histoire, à plusieurs personnes. MM. de Meilhan, Soulavie, de Serres et autres en possédaient.» Faur parle également d’une Vie secrète du Maréchal qui avait paru un peu avant sa Vie privée et qui était «très ordurière». Nous l’avons vu annoncer, sur des catalogues de librairie, à la date, évidemment apocryphe, de 1809.
Soulavie signale, lui aussi (t. III, p. 305), des anecdotes scandaleuses, ultra-libertines, sur la Régence, parues sous le nom de Richelieu et qu’il attribue à Mme de Tencin. D’autre part, comme il s’entendait à tirer plusieurs moutures du même sac, il publia, en 1809, chez Collin, deux volumes qu’il intitulait Pièces inédites sur les règnes de Louis XIV et Louis XV, dont le second tome était une «Chronique scandaleuse de la Cour de Philippe, duc d’Orléans, régent de France, etc... composée, en 1722, par le duc de Richelieu, à sa sortie pour la troisième fois de la Bastille».
Il avait déjà parlé de ce prétendu document, en 1790, dans le Tome III (pp. 350 et suiv.) de ses Mémoires du Maréchal de Richelieu. Celui-ci, à l’entendre, lui aurait révélé, en 1785, l’existence de cette Chronique scandaleuse, à laquelle avait collaboré Voltaire et dont Louis XV avait possédé un exemplaire. Les faits qu’elle contenait étaient «exacts», affirmait Richelieu; mais Soulavie ajoutait que «l’opinion du Maréchal, moins passionné en 1785, était préférable à celle du Duc, irrité en 1725 contre le duc d’Orléans».
Cette Chronique scandaleuse n’était, en réalité, qu’une réédition, plus ou moins remaniée, d’un certain nombre de chapitres des Mémoires, où le vrai et le faux étaient indistinctement confondus. Elle était suivie d’une «Correspondance du Cardinal de Polignac, du Marquis de Silly, du Marquis de Fénelon, etc... avec M. le Duc de Richelieu, alors ambassadeur du roi près la Cour de Vienne, sur les intrigues de la Cour de France, etc... en 1725, 1726, 1727, copiée sur les pièces originales conservées, en 1787, dans le cabinet de M. le Maréchal de Richelieu.» Cette correspondance, qui est accompagnée de lettres de Vauréal, évêque de Rennes, du Cardinal de Tencin, de Mme de Tencin, de Mme de Châteauroux et même de Richelieu, nous semble plus digne de créance, si toutefois Soulavie ne lui a pas fait subir, suivant son habitude, ce que notre argot moderne appelle un tripatouillage.
Celui-ci, de son côté, avait regimbé contre une concurrence qu’il croyait le fait de Sénac de Meilhan et que lui opposait le libraire Buisson dont il s’était séparé. Il déclarait que, ne voulant pas s’occuper de la vie galante de Richelieu, il avait chargé de ce soin son ami «M. de la B***» (De La Borde, le principal commanditaire et collaborateur de Soulavie) qui avait si longtemps vécu à la Cour de Louis XV. D’ailleurs, à propos des lettres d’amour et des billets doux que Richelieu jetait dans des cassettes sans les ouvrir, Soulavie ajoutait que seuls avaient pu en rompre le cachet «les historiens du temps du Maréchal qui avaient eu la communication de ses papiers»[9].
[9] Dans une note des Mémoires de Mme Campan sur la Vie de Marie-Antoinette (édition Barrière, 1849) p. 42, nous lisons: «J’ai entendu M. le Maréchal de Richelieu dire à M. Campan, bibliothécaire de la Reine, de ne point acheter les Mémoires que, sans doute, on lui attribuerait après sa mort, que d’avance il les lui déclarait faux, qu’il ne savait pas l’orthographe et ne s’était jamais amusé à écrire. Peu de temps après la mort du Maréchal, M. Soulavie fit paraître les Mémoires du Maréchal de Richelieu.»—Voilà encore une preuve nouvelle des contradictions que nous relèverons, au cours de notre étude, chez cet esprit ondoyant et railleur jusqu’à la mystification qu’était le duc de Richelieu. Il n’écrivait pas, dans le sens propre du mot, mais il inspirait, il dictait, sinon des mémoires, du moins des notes, celles-là qu’ont reproduites, en les... maquillant,—c’est fort possible—des soi-disant historiographes qui avaient été plus ou moins ses secrétaires. Mais la Correspondance de Voltaire dit assez combien de fois le solitaire de Ferney eut recours à la documentation historique du Maréchal, sans doute reprise et remaniée par ses soins, avant d’être expédiée à son thuriféraire.
V
Au XIXe siècle, quand Barrière, entreprenant une réédition partielle des Mémoires relatifs à la Révolution française publiés par les Baudouin, voulut la corser de documents inédits ou à peu près oubliés, il y donna place à des Mémoires de Richelieu, où il «intercalait», dans la pâte lourde de Soulavie, «les faits intéressants et neufs» de la Vie privée. Il les termina par un «Morceau original» de l’œuvre de Faur, le commencement du troisième volume, récit de Richelieu octogénaire à Mme de Monconseil, que l’éditeur trouvait «remarquable par sa perversité de bon ton».
Quelque temps après, M. de Lescure, un érudit de la bonne école, à qui l’Histoire doit d’excellentes publications, et qui eut à cœur de continuer celle de Barrière[10], faisait paraître en quatre volumes, représentant près de 2000 pages, une autobiographie de Richelieu[11], où il avait amalgamé, avec les ouvrages de Soulavie et de Faur, plus ou moins expurgés, des documents empruntés à divers Mémoires contemporains, négligés par Barrière. Le très grave reproche qu’on pouvait adresser à cette énorme compilation était celui que Faur infligeait aux neuf volumes de Soulavie, c’était que l’histoire de Richelieu s’y trouvait perdue dans celle du XVIIIe siècle.
[10] A. Marquiset: Table alphabétique des Mémoires relatifs à l’histoire de France pendant le XVIIIe siècle, publiés de 1857 à 1881, par MM. Barrière et de Lescure (Paris, 1913).
[11] De Lescure: Nouveaux Mémoires du Maréchal de Richelieu. (Paris, 1871).
Enfin, pour citer la seule, uniquement consacrée à cet illustre personnage, qui ne soit pas en même temps et en grande partie un tissu de fables ou de contes trop souvent graveleux, nous rappellerons que l’honnête Capefigue, auteur de plusieurs monographies sur divers originaux du XVIIIe siècle, en écrivit une[12], de proportions autrement modestes, sur Richelieu. Certes, tous les documents qu’il met en œuvre et qui étaient déjà connus sont d’une scrupuleuse authenticité; mais s’il rend justice à la valeur intellectuelle du Maréchal, à ses talents diplomatiques et militaires, il se montre d’une indulgence inexcusable pour les faiblesses et les fautes, pour les travers et les vices de son héros. Il en fait volontiers un petit saint, comme il exalte parfois un peu plus que de raison les heureux accidents de sa vie publique, comme il passe souvent sous silence les inconséquences, les variations ou les maladresses de l’homme politique.
[12] Capefigue: Le Maréchal de Richelieu, Paris, 1857.
N’importe; quelque blâmables ou simplement discutables qu’aient jamais été ses actes, si coupable et si condamnable qu’ait pu être sa conduite, Richelieu a laissé une impression ineffaçable dans l’esprit de ses contemporains. Mais ce qui frappa surtout l’opinion dans les facettes chatoyantes d’une mentalité mobile et complexe, si déconcertante par ses contradictions imprévues, ce fut l’aspect de cette figure fine et spirituelle, câline et caressante, prometteuse d’éternel amour et prodigue de traîtrises, séduisante et trompeuse image d’un continuateur de Don Juan. La littérature d’alors, fidèle expression de l’âme du siècle, fixa les traits de ce roué aimable, insinuant et perfide, sans pudeur, sans scrupule et sans cœur, dans la création de types qui vivront éternellement.
Nous n’oserions affirmer que le Lovelace de Clarisse Harlowe lui dût quelques-unes de ses noirceurs. Cependant, Richardson publiait, en 1748, son immortel roman, à l’heure où Richelieu, dont la réputation avait passé la Manche, était considéré comme un conquérant irrésistible, oublieux de tous les serments et capable de toutes les trahisons.
Mais il est, sans conteste, le Sélim des Bijoux indiscrets de Diderot; puis, dans la dernière moitié du XVIIIe siècle, nous le voyons, nous le reconnaissons sous l’ajustement féminin du Faublas de Louvet. Le Chérubin de Beaumarchais rappelle assez bien «la poupée» de la duchesse de Bourgogne... sa marraine; et Choderlos de Laclos pensait assurément au Maréchal de Richelieu, quand il peignait sous le plus odieux aspect l’infâme séducteur de ses Liaisons dangereuses.
Dans le roman licencieux, intitulé Les Sonnettes, d’un auteur bien oublié aujourd’hui, Guiard de Servigné[13], le Maréchal était visé plus directement. L’écrivain avait imaginé un Richelieu épuisé par l’abus des plaisirs et s’efforçant de stimuler ses sens lamentablement engourdis par des artifices dignes d’un tel libertin. Il attirait dans son château des couples jeunes et ardents et leur donnait, avec une hospitalité princière, des chambres magnifiques, dont les lits étaient secrètement pourvus de ressorts et de fils qui faisaient mouvoir des sonnettes disposées autour de l’appartement de Richelieu. Celui-ci était si bien désigné dans le roman et se trouva tellement mortifié, paraît-il, du rôle muet que lui faisait jouer, en cette symphonie carillonnante, Guiard de Servigné, qu’il demanda l’embastillement du conteur.
[13] Guiard de Servigné: Les Sonnettes. A Berg-op-Zoom, chez F. de Richebourg, 1751.
Cent ans après la naissance de Richelieu, en 1796, (et la coïncidence ne laisse pas que d’être curieuse) un drame en cinq actes, Le Lovelace français[14] ou La Jeunesse de Richelieu, joué sur la scène du Théâtre de la République, représentait encore, comme un monstre de perversité amoureuse, l’homme que Voltaire s’était plu à nommer «l’Alcibiade moderne». Le tableau était d’Alexandre Duval, un auteur plutôt contre-révolutionnaire, mais portait la signature de Monvel, comédien français, qui avait été jadis justiciable, comme tel, du premier gentilhomme de la Chambre et avait voué à l’ancien régime la plus effroyable des haines. Le titre seul, vraisemblablement de son invention, Le Lovelace français, disait assez de quelles sombres couleurs Monvel avait chargé la Jeunesse de Richelieu, en exploitant le douloureux épisode des amours de Mme Michelin, d’après la publication de Faur. Cette diatribe, où perçait la rancune du comédien contre l’aristocratie française, sous le couvert d’un des personnages de la pièce, le secrétaire, vertueux et diffus, du séducteur, cette diatribe rappelait le cri de joie féroce de Chamfort à la lecture des «Mémoires du Don Juan français mine de scandales». L’Académicien exhalait toute son indignation, devant la touchante et malheureuse Mme Michelin, se mourant de douleur et de remords, tandis «qu’à l’exemple de Mercure, qui, après avoir pris la figure de Sosie, allait se nettoyer dans l’Olympe avec de l’ambroisie», Fronsac, le futur maréchal de Richelieu, «allait, lui aussi, se décrasser de cette liaison roturière, auprès d’une céleste princesse».
[14] Déjà, d’après l’Histoire de l’Odéon, par Porel et Monval (1876, t. I, p. 91) Richelieu avait été représenté «comme un scélérat» dans Lovelace ou Clarisse Harlowe, tragédie de Lemercier, jouée, le 20 avril 1792, sur la scène du Théâtre de la Nation.
Vers le milieu du XIXe siècle, nous retrouvons dans le vaudeville de Bayard et Dumanoir, les Premières Armes de Richelieu[15], un tout autre Fronsac, non moins léger, non moins charmant, non moins délicieux, quoique également frivole, présomptueux et coureur, mais combien différent du petit-maître dont l’Histoire nous a tracé le portrait. Les auteurs ont mis à la scène son premier mariage; et leur dénouement ne ressemble guère à celui que n’avait pu pressentir Louis XIV, quand il envoya cet époux irréductible à la Bastille.
—«Je vous présente Madame de Richelieu, dit le duc à sa belle-mère par manière de conclusion.»
La femme délaissée n’était pas encore et ne fut sans doute jamais Mme de Fronsac.
[15] Bayard et Dumanoir: Les premières armes de Richelieu, 3 décembre 1839.
Les premières armes de Richelieu en appelaient inévitablement les dernières[16]; et ce fut sous ce titre que parut, non plus une pièce, mais un livre, où Mary-Lafon racontait la romanesque histoire du Maréchal avec la Marquise de Saint-Vincent. Le vieux renard, pris au piège par une poulette, rusée et coquine, ne devait en sortir qu’en y laissant des dépouilles opimes. Notons enfin, que Mlle de Belle-Isle[17], la fameuse comédie dramatique d’Alexandre Dumas, met également en scène un Richelieu dupé, pour avoir voulu jouer le rôle de dupeur. Il est vrai que celui-ci est jeune et tout auréolé de son prestige d’amoureux irrésistible, puisque l’action se passe sous le principat du duc de Bourbon.
[16] Mary-Lafon: Les dernières armes de Richelieu, 1862.
[17] Alexandre Dumas: Mademoiselle de Belle-Isle, 2 avril 1839.
VI
Richelieu, au dire de ses contemporains, écrivit beaucoup. Nous savons déjà quel bagage littéraire lui attribuait la Correspondance secrète de Métra. Malheureusement, il ne nous en reste presque rien, si toutefois ces documents ont jamais existé; et les commérages de Soulavie et de Faur autoriseraient à croire cette hypothèse très vraisemblable. Il est certain qu’il était en commerce épistolaire avec l’auteur de la Pucelle. Voltaire lui répond fort souvent, et dut traiter avec lui des questions les plus variées; ses lettres le prouvent surabondamment, mais celles de Richelieu n’ont jamais été retrouvées.
En dehors de ses correspondances diplomatiques, administratives ou militaires, conservées aux Archives des Affaires étrangères et de la Guerre, ou dans les Archives municipales d’Agen[18], il ne subsiste donc que fort peu de documents originaux émanant de Richelieu. On tient cependant pour véritable une correspondance entre les Tencin et le duc en 1744, correspondance qui fut imprimée en 1790. Une autre, datant de la campagne de Hanovre (1757), et qu’édita le général de Grimoard, contient un certain nombre de lettres du Maréchal, presque entièrement consacrées aux exigences du service.
[18] Le distingué secrétaire général de la Société archéologique du Gers, M. Philippe Lauzun, a bien voulu nous signaler, en même temps que diverses particularités sur le séjour de Richelieu en Guyenne, l’existence d’une nombreuse correspondance administrative du Maréchal dans les Archives municipales d’Agen.
Des détracteurs de Richelieu se sont égayés sur la pauvreté de son style et de ses idées; ils en ont inféré l’insuffisance de l’épistolier au point de vue littéraire et même intellectuel.
Sans doute, la langue de l’Académicien-Duc est incorrecte, de même que son écriture est peu lisible et son orthographe mal ordonnée. Mais l’esprit n’y manque pas; et telle lettre, inédite, que nous signalerons ou transcrirons en temps voulu, démontrera que l’enjouement et la grâce du Maréchal, si vantés par les Mémoires du temps, n’étaient pas un vain mot.
C’est, à l’aide de tous les documents, déjà publiés, ou demeurés inédits, dont nous avons cité la provenance, mais soumis l’authenticité à un sévère contrôle, que nous avons écrit notre étude sur le Maréchal de Richelieu. Elle ne saurait être, ni un panégyrique, ni une satire. Elle visera surtout à rester impartiale. Si elle ne peut ignorer la vie privée d’un homme qui dut à la galanterie tant de succès de sa vie publique, elle s’efforcera de déterminer pour celle-ci le rôle joué sur le théâtre de l’Histoire par le grand seigneur que Voltaire nomma si souvent, et même trop souvent, «son héros». Peut-être la postérité, retenant cet hommage, l’eût-elle sanctionné en comptant le Maréchal de Richelieu parmi les personnalités dont l’existence fut un bienfait pour le pays, si l’amour des intrigues et les intrigues de l’amour n’en avaient faussé les plus puissants ressorts.
VII
Au moment où nous terminions notre travail, une de ces bonnes fortunes, dont le hasard ou d’heureuses interventions font profiter l’Histoire, nous permettait de consulter une suite de relations, d’une authenticité indiscutable, sur divers épisodes de la vie diplomatique, politique et militaire du Maréchal de Richelieu.
En effet, feu M. de Boislisle, le savant dont le monde de l’érudition regrettera toujours la perte, avait découvert, dans les Archives du Marquis de Chabrillan—sources précieuses de vérité historique—les pages manuscrites qu’avait déjà signalées, d’après son indication, le livre du duc de Broglie sur Frédéric II et Louis XV.
M. de Boislisle obtint de prendre une copie de ces Mémoires.
Dictée par le Maréchal de Richelieu à l’un de ses secrétaires, cette autobiographie est marquée au coin de cet esprit vif et léger, souple et fin, évoluant avec une merveilleuse prestesse au milieu d’intrigues de Cour qui sont souvent son ouvrage, pour en sortir le plus aisément du monde et avec tous les honneurs de la guerre. Cette apologie de ses actes officiels est le développement, aussi simple qu’agréable, du Mémoire justificatif présenté par le Maréchal au roi Louis XVI, en 1783, alors que sa santé subissait la crise si grave qui faillit l’emporter.
Grâce à l’intermédiaire obligeant de M. Lecestre, des Archives Nationales, M. Jean de Boislisle a bien voulu nous communiquer ces Mémoires authentiques du Maréchal de Richelieu qu’il doit publier très prochainement. Nous le prions de recevoir ici l’expression de tous nos remerciements.
Par un sentiment de discrétion, facile à comprendre, nous ne donnerons que des extraits, peu nombreux et fort courts, de Mémoires encore inédits. Mais, comme nous aurons maintes fois l’occasion de citer, à titre de référence, cette série de documents, nous la désignerons, dans notre texte ou dans nos notes, sous le nom de Mémoires authentiques du Maréchal de Richelieu.
CHAPITRE I
La naissance de Richelieu-Fronsac. — Un ressuscité qui devient nonagénaire. — Première enfance. — Une éducation négligée. — Succès de Fronsac à la Cour. — L’habit de belle-mère. — Esprit d’à-propos d’un danseur. — Mariage d’enfants. — Un ancêtre de Chérubin. — Imprudences de la duchesse de Bourgogne; effronterie de Fronsac. — Premier séjour à la Bastille.
Louis-François-Armand de Vignerot du Plessis naquit à Paris, le 13 mars 1696. Il était fils d’Armand Jean II de Vignerot du Plessis, duc de Richelieu, lequel était petit-neveu du Grand Cardinal et «substitué aux noms et armes de Richelieu».
Louis-François trouva dans son berceau le duché de Fronsac et le titre de pair de France; car, le 12 février 1711, du vivant même d’Armand-Jean, il se dénommait et signait ainsi sur l’acte de son premier mariage[19].
[19] Registres de Saint-Sulpice.—Toutefois il ne devait siéger au Parlement, comme duc de Richelieu, que le 2 mars 1721 et, comme pair de France, en qualité de duc de Fronsac, que le 15 avril 1723 (Dictionnaire de La Chesnaye des Bois.)
La date de sa naissance, donnée par le P. Anselme, est restée en blanc, comme celle de son ondoiement, sur son acte de baptême, qu’Eudore Soulié a découvert dans le registre de Notre-Dame de Versailles[20]. Cette pièce, authentique, porte la double signature de Louis et de Marie-Adélaïde. Louis-François, baptisé le 15 février 1699, «par permission de Mgr l’Archevêque de Paris», avait été, en effet, tenu sur les fonts par Louis XIV et par la duchesse de Bourgogne[21].
[20] Dictionnaire de Jal, 1872, p. 1062.
[21] La Gazette du 20 février 1699 annonce le baptême donné le 15 par l’abbé de Pomponne, aumônier de Sa Majesté, à l’issue de la messe. Elle dit, en outre et à tort, que l’enfant est âgé de 2 ans et 10 mois.
Pendant sa première enfance, son état de santé fut des plus précaires. Venu avant terme (à sept mois), il fut élevé dans du coton. Peu de temps après, il fut assailli par de violentes convulsions. Les médecins en désespéraient. A la suite d’une de ces crises, on le croyait perdu, quand une servante, qui était fort jolie—détail relevé par ses biographes—s’aperçut qu’il avait encore un souffle de vie et parvint à le ranimer.
A quatre-vingt-dix ans de là, un des commis qui dressaient l’état des prisonniers de la Bastille, écrivait, au bas d’une des fiches consacrées au Maréchal duc de Richelieu:
«Le 25 août 1786, il est venu voir le Château de la Bastille. Il est monté sur les tours, âgé de 90 ans, 5 mois, 12 jours[22].»
[22] Chiffres qui concordent exactement avec la date indiquée par le P. Anselme. Cette note se trouve reproduite dans les Mémoires historiques et authentiques sur la Bastille (1789, 3 vol.), t. II, p. 102.
Cette sorte d’escalade, inouïe chez un nonagénaire, dépeint à souhait la crânerie, la belle humeur, la coquetterie, la volonté de rester jeune, qui furent toujours le fond du caractère de Richelieu[23].
[23] Bibliothèque de l’Arsenal: Archives de la Bastille. Carton 10598, p. 58.
Quelles pensées, quels spectacles durent surgir et revivre en son cerveau, quand il pénétra dans la fameuse prison d’État, symbole, indestructible en apparence, d’un pouvoir absolu qui lui était si cher, cette Bastille, dont il avait été, par trois fois, le pensionnaire malgré lui et d’où il aurait bien pu ne plus sortir, la dernière, que pour expier sur un échafaud, comme un autre chevalier de Rohan, le crime de haute trahison!
Mais, grâce à cette mobilité d’esprit qui ne l’abandonna pas, même aux dernières heures de son existence, qu’il dut vite se rasséréner, lorsqu’il fut parvenu au terme de son ascension! De cette plateforme massive semblant menacer Paris, il contemplait le panorama mouvant de la Grande Ville, de la cité toujours grondante et tumultueuse, mais aussi toujours charmante et toujours adorée, témoin plus ou moins discret des fêtes somptueuses, des duels retentissants, des aventures galantes de Fronsac et de Richelieu. Et peut-être croyait-il revoir, de l’autre côté des fossés, ces théories de belles dames, qui, jadis, au cours d’une de ses captivités, et pendant une de ses promenades sur cette même terrasse, agitaient leurs mouchoirs de dentelles pour se faire reconnaître du prisonnier et lui envoyaient «sur l’aile des zéphyrs»—le langage du temps—leurs plus tendres baisers.
Fronsac (il faut bien désigner Richelieu par le nom qu’il porta jusqu’en 1715), Fronsac fut fort mal élevé en sa prime jeunesse, ou plutôt ne fut pas élevé du tout. Sa mère, née Anne-Marguerite d’Acigné, était morte le 19 août 1698, alors qu’il n’avait pas encore atteint sa troisième année; et son père, une manière de vert-galant, bizarre et désordonné, épousait, en troisièmes noces, le 20 mars 1702, Marguerite-Thérèse de Rouillé, veuve du marquis de Noailles. La nouvelle duchesse de Richelieu ne s’occupa guère de son beau-fils, que pour en prévoir et même arrêter l’union éventuelle avec l’aînée des filles qu’elle avait eues de son premier mariage.
L’instruction de Fronsac fut des plus négligées, soit que, volontaire, étourdi et turbulent, il préférât—ce qui était tout naturel—le jeu à l’étude, soit que le soin de son éducation eût été remis, au dire de ses biographes, entre les mains d’un gouverneur plus inepte encore qu’insouciant.
Ce fut l’atmosphère des salons de Versailles et de Marly, «l’air de la Cour», comme on disait alors, qui fit de ce médiocre écolier un parfait gentilhomme. L’étoffe, il est vrai, se prêtait singulièrement à cette transformation. Petit, mais de taille bien proportionnée, d’agréable figure, souriant, gracieux, spirituel, adroit cavalier et merveilleux danseur, Fronsac fut remarqué dès le premier jour de sa présentation. Il n’avait pas encore quinze ans: «Il a été trouvé fort joli à la Cour», écrit, le 28 janvier 1711, la marquise d’Uxelles; et, dans le même mois, Dangeau, en consciencieux annaliste, note les succès, chaque jour plus marqués, du nouveau venu. Fronsac avait dansé à la Cour; et bientôt Louis XIV daignait abaisser son majestueux regard sur l’adolescent: «Le Roi parla, à sa promenade, au petit duc de Fronsac, qui est fort à la mode, ce voyage-ci et qui a beaucoup d’esprit[24].»
[24] Marquis de Dangeau: Mémoires ou Journal (Paris, 1854 et suiv.), t. XIII, pp. 316-317.
Bien qu’assez mal renseigné sur l’âge exact de ce courtisan précoce, Saint-Simon décrit plus longuement, mais avec sa précision coutumière, une entrée qui serait qualifiée aujourd’hui de sensationnelle.
«Ce petit duc de Fronsac, qui n’avait guère alors que seize ans, était la plus jolie créature de corps et d’esprit qu’on pût voir. Son père l’avait présenté à la Cour, où Mme de Maintenon, ancienne amie de M. de Richelieu, en fit comme son fils[25]; et, par conséquent, Mme la duchesse de Bourgogne, et tout le monde lui fit merveille, jusqu’au Roi. Il y sut répondre avec tant de grâce et se démêler avec tant d’esprit, de finesse, de liberté, de politesse, qu’il devint bientôt la coqueluche de la Cour. Sa figure enchante les dames[26].»
[25] Duc de Saint-Simon: Mémoires (édit. Chéruel, 1873), t. VIII, p. 301.—Mémoires (édit. de Boislisle continuée par MM. J. Lecestre et J. de Boislisle), Hachette 1879 et suiv. t. XX, p. 303-305.
[26] Mme de Maintenon écrivait, en 1710, au duc de Richelieu: «M. le duc de Fronsac réussit très bien à Marly.»
Ce n’était pas que, sur un terrain si glissant, partant si périlleux pour un novice, il n’eût à vaincre de sérieux obstacles. La parcimonie de sa belle-mère le réduisait à un train des plus modestes; et si, par aventure, il protestait:
—«Allons, allons, lui disait en riant la bonne dame, les grâces de votre personne suppléent à l’insuffisance dont vous vous plaignez.»
Mais Fronsac avait sa vengeance toute prête; et certain jour que les courtisans s’étonnaient de le voir mesquinement vêtu, il leur répondit fort sérieusement qu’il portait «un habit de belle-mère».
Ce pauvre équipage semblait n’en rehausser que mieux le charme séducteur et surtout l’esprit d’à-propos de Fronsac, au milieu des plaisirs frivoles qui passaient pour les plus graves occupations de la Cour. Ce fut ainsi que Brissac, un ami du jeune duc, ayant commis l’impardonnable faute, au «retour d’un menuet», de ne pas «prendre» la duchesse de Bourgogne, sa danseuse, Fronsac lâcha aussitôt la sienne, pour réparer l’erreur du coupable. De ce jour, l’aimable et parfois trop impulsive princesse voulut que son cavalier... occasionnel fût de toutes les fêtes de la Cour. Elle lui fit même l’insigne honneur de l’appeler sa «jolie poupée».
Cependant d’austères devoirs attendaient ce gentil fantoche. Lorsque, ruiné par le jeu, son père avait épousé la veuve du marquis de Noailles, les deux conjoints avaient signé au contrat de mariage de leur belle-fille et fille, âgée de onze ans, avec le duc de Fronsac, qui en avait à peine six. Louis XIV «y signait» également, «pour lui donner plus de force»; et une clause formelle de ce même contrat stipulait expressément que, si «l’aînée venait à manquer», Fronsac épouserait la seconde[27]. Il fallait absolument sanctionner l’alliance des deux familles, d’autant que la protection de Mme de Maintenon était toute acquise aux Noailles.
[27] Dangeau: Journal, t. VIII, p. 349.
La prévoyance de ces parents, si préoccupés des avantages d’une telle faveur, devait se trouver bientôt justifiée. La fiancée de Fronsac mourut en juillet 1703[28]; et le fiancé dut épouser, aux termes du contrat, la seconde fille de la duchesse, Mlle de Sansac, qui était, comme sa sœur, plus âgée que lui[29]. Le mariage fut célébré, en février 1711, à Paris, dans la chapelle du Cardinal de Noailles, oncle de la jeune fille[30].
[28] Ibid., t. IX, p. 243.
[29] Une note des Mémoires de Sourches (édition de Cosnac, t. XIII, p. 22) porte qu’un courtisan, à la vue de ce couple enfantin qui entrait dans le cabinet du roi pour y signer le contrat, «dit qu’il ne savait si c’était un mariage ou un baptême».—Et Mme de Maintenon écrivait (Recueil Geffroy, t. II, p. 270) «qu’elle avait été sur le point de prendre le menton à Fronsac». Mém. de Saint-Simon, éd. Boislisle, t. XX, p. 203.
[30] Dangeau: Journal, t. XIII, p. 317.
Ce fut la plus déplorable des unions. Fronsac ne pouvait souffrir sa femme, qu’il prétendait d’un caractère aussi acariâtre[31] que celui de la duchesse de Richelieu, doublement sa belle-mère. Puis une passion folle avait envahi ce jeune et bouillant cerveau. Déjà choyé et caressé par des grandes dames qui n’avaient plus rien à lui refuser, Fronsac avait osé lever les yeux sur cette princesse[32] qui le trouvait «un enfant fort aimable» et l’admettait assez étourdiment dans son intimité. S’il pouvait chanter, comme plus tard le Chérubin de Beaumarchais, «J’avais une marraine», il n’avait plus l’ingénuité du page. Il ne se blottissait pas au fond d’un fauteuil, dans la chambre «bleue» de la duchesse de Bourgogne, mais derrière un rideau, d’où son ami Brissac dut le tirer par la jambe[33], pour le déloger.
[31] Dans une des notes autographes du Maréchal qui accompagnent la fin de ses Mémoires authentiques, Richelieu se sert de ce terme pour qualifier le caractère de Mlle de Sansac. Il ajoute qu’elle n’était «pas jolie». «Elle est parfaitement laide», écrivait Mme de Maintenon.
[32] Cependant, malgré son insolente fatuité, Richelieu se défendit toujours d’avoir été l’amant heureux de la duchesse de Bourgogne, en dépit même de Louis XV, assez pervers pour provoquer cet aveu.
[33] «Derrière un écran», dit Rulhière, dans ses jolies et croustillantes Anecdotes sur le Maréchal de Richelieu. Cet effronté Fronsac lève la tête. Cri général. On recommanda le silence aux femmes de chambre qui étaient autour de la toilette de la petite Dauphine. Mais on parla.
—«On excuse tout, hors la peur que vous nous avez faite, dit la petite-fille du roi à Fronsac qui vint se mettre à genoux devant elle et lui baiser la main.»
Il poussa plus loin la témérité. On le vit embrasser un jour la duchesse. On prétendit même qu’il avait été surpris en tête-à-tête avec elle, dans une attitude qui ne témoignait que trop de son peu de respect pour le sang royal; il s’était aussitôt caché sous le lit[34] de la princesse, et, dans sa fuite, avait laissé tomber une miniature de la duchesse de Bourgogne.
[34] Le grave Ravaisson dit «dans le lit,» (Archives de la Bastille, t. XII, p. 77). Les Mémoires historiques et authentiques sur la Bastille (de Carra) prétendent que Fronsac, surpris dans le lit de la duchesse par Cavoie, qui devait en aviser Mme de Maintenon, se cacha «tout nu» sous le lit: ce fut, disent ces Mémoires, la vraie cause de sa détention.
Ces racontars eussent été de pures calomnies, que Fronsac aurait eu à se défendre contre d’autres imputations, assurément moins graves, mais qui ne laissaient pas que de provoquer le mécontentement du roi et les inquiétudes de son Égérie. Ce jeune seigneur, disait-on, n’était pas seulement léger, inconséquent et coureur de ruelles; il jouait et perdait des sommes considérables. Mme de Maintenon le fit surveiller par Cavoie; et ce gentilhomme lui apprit, un jour, que Fronsac venait d’être délesté de mille louis. Sans doute sa femme était fort riche; mais c’était payer un peu cher l’honneur d’avoir épousé un homme qui la dédaignait. Le duc de Richelieu, bien qu’il ne prêchât pas d’exemple, était exaspéré; et, pour l’apaiser, Mme de Maintenon lui écrivit, après avoir sermonné Fronsac qui avait vraisemblablement fait amende honorable: «Je lui ai dit que je dirais au roi que j’ai sa parole et que s’il ne la tient pas, il achèverait de se noyer.»
Il «se noya». Continua-t-il à jouer à la bassette—ce jeu qui avait déjà dévoré tant de fortunes à la Cour? Lui fallut-il contracter des emprunts usuraires pour éteindre ses dettes? Ou bien, avait-il fait, comme le dit assez mystérieusement Dangeau, «quelque nouvelle imprudence»[35]? Toujours est-il que son père et sa famille, de concert avec Mme de Maintenon, demandèrent une lettre de cachet au roi pour envoyer Fronsac à la Bastille et l’y garder le plus longtemps possible. Nous avons sous les yeux la fiche qui se rapporte à sa détention[36]. Elle est ainsi libellée:
Tabul. No 3
20 mai 1711
M. le duc de Fronsac
pour correction.
Il a été mis trois fois à la Bastille,
le 4 mars 1716 et le 28 mars 1719.
Sorti le 19 juin 1712.
[35] Dangeau: Journal, t. XIII, p. 394. C’est le 5 avril, dit l’Annaliste, que fut demandée la lettre de cachet.—«Livré au monde avec tout ce qu’il fallait pour plaire, écrit Saint-Simon, il fit force sottises.»
[36] Bibl. Arsenal: Papiers de la Bastille, 10598.
CHAPITRE II
Quatorze mois de Bastille. — Sollicitude du Gouverneur Bernaville pour son prisonnier. — Visite de la petite duchesse de Fronsac à son époux: les suites d’un mariage blanc. — Études et «amusements» du détenu. — Attaque de petite vérole: traitement du malade. — Isolement et terreurs de Fronsac. — Sa guérison; sa convalescence. — Bulletins de Bernaville. — Repentir, en apparence sincère, de Fronsac. — Sa mise en liberté.
Contrairement à l’indication (c’était peut-être une date d’inscription) donnée par la fiche précédente, Fronsac était déjà embastillé le 8 mai 1711, car, ce jour-là, Bernaville, le gouverneur de la forteresse, écrivait au Ministre d’État Pontchartrain[37]:
«Je suis convenu avec M. le Cardinal de Noailles, M. le duc de Richelieu et Mme la Duchesse, que M. le duc de Fronsac viendrait dîner avec moi et y resterait jusqu’à 5 heures que ses maîtres de langues et de mathématiques se rendent chez lui. Il ne m’a pas paru possible qu’il passât seul ses journées dans sa chambre sans intéresser sa santé. Ils sont persuadés que je ne vois personne qui lui donne de mauvais exemples; et j’ose me flatter que vous avez assez bonne opinion de moi pour croire qu’il ne se passe rien en ma présence et celle de M. de Launay, soit dans ma chambre ou à nos promenades dans la cour et sur le bastion, qui soit contre les bonnes mœurs.
«Mme la Marquise du Chastelet[38] qui nous a fait l’honneur de dîner avec nous, vous peut dire comme nous vivons ensemble. Elle y est assez intéressée par son fils pour y avoir pris garde. Il est vrai aussi que ces éducations-là me contraignent beaucoup. Je m’en fais un devoir à l’égard de M. de Fronsac, que j’ai reçu par vos ordres et à l’égard de M. le Chevalier du Chastelet[39], que j’aime et dont j’honore infiniment le père et la mère.»
[37] Ravaisson: Archives de la Bastille, t. XII, p. 77 (d’après les manuscrits de la Bibliothèque Nationale).
[38] C’était la femme du gouverneur de Vincennes.
[39] Il épousa, en 1714, Catherine de Richelieu, la sœur de Fronsac.
Louis XIV avait ordonné, en effet, qu’on envoyât, comme précepteur, au prisonnier, l’abbé de Saint-Rémy. Chargé de l’ingrate besogne de recommencer sur de nouveaux frais une éducation restée incomplète, cet ecclésiastique avait consenti (ainsi le voulait la règle) à se laisser enfermer avec son élève. Il lui fit d’abord traduire Virgile.
Bernaville est très content du maître, «un fort honnête homme, fort sage et fort capable, qui se gouverne fort bien avec» le duc de Fronsac. Il n’est pas moins enchanté de l’élève: «Je n’ai à mon égard, écrit-il, que des louanges à dire de sa conduite avec moi et les officiers: il n’y a personne plus civil et plus poli que lui; il va au devant de tout ce qui peut nous faire plaisir; nous ne lui avons rien entendu dire contre les bonnes mœurs[40].»
[40] Ravaisson: Archives de la Bastille, t. XII. «Tous ces rapports étaient lus du Roi», écrit en apostille Pontchartrain.
Assurément, l’effréné viveur qu’était déjà Fronsac rongeait son frein: il fallait bien se soumettre; mais il s’ennuyait mortellement. Aussi, malgré les distractions de toute nature que s’efforçait de lui offrir le personnel de la Bastille, le prisonnier en cherchait-il de moins monotones et surtout de plus originales. Il se souvint alors qu’il avait une femme. Et malgré que tous les mémorialistes aient affirmé que la jeune duchesse de Fronsac avait en quelque sorte forcé les portes du cachot de son époux, ce fut, au contraire, celui-ci qui sollicita à plusieurs reprises la visite de sa femme.
Bernaville le déclare formellement.
Dans l’agréable roman qu’il a brodé sur le canevas des Mémoires de Richelieu, M. de Lescure a complaisamment décrit les fêtes fastueuses du premier mariage de Fronsac, sans oublier aucun détail sur la nuit de noces qui servit de clôture à cette magnifique cérémonie. Les mariés restèrent couchés un quart d’heure dans leur lit, les lampes à peine baissées, pendant que les invités circulaient bruyamment autour d’eux, aux sons joyeux des violons et des flûtes qui faisaient rage.
Et ce fut tout.
Fronsac avait, aussitôt, oublié Mlle de Sansac. La jeune vierge en fut dépitée et désolée. La belle famille protesta. Et ses plaintes, assurent certains biographes, ne furent pas étrangères à la détention de ce mari indifférent[41].
[41] «La famille voulait que la duchesse de Fronsac fût grosse», dit Richelieu dans les notes autographes qui terminent les Mémoires authentiques, et dont l’une se rapporte à sa première détention.
Nous croyons peu à cette version. Quoi qu’il en soit, la petite duchesse, avisée du désir de son époux, ne le fit pas languir. Au dire de l’anecdotier de la Vie privée, elle accourut, se présenta au prisonnier, avec tous les artifices de la coquetterie la plus raffinée et sous le plus galant des costumes, multiplia les sourires mouillés de larmes, les baisers, les caresses, les témoignages les moins équivoques d’une passion qui ne demandait qu’à être payée de retour. Mais ce fut encore en pure perte. Fronsac se montra charmant, gracieux, empressé, ainsi qu’il l’était avec toutes les femmes; il reçut la sienne comme «l’envoyée du plus grand roi du monde»; et même, sevré qu’il était de ses plaisirs coutumiers, il ressentit, à la voir et à l’entendre, un certain trouble, mais bientôt il se ressaisit; et la petite duchesse partit comme elle était venue. Au reste, l’honnête Bernaville ne souffle mot de l’entrevue: il se contente de signaler au ministre les effusions de gratitude que lui prodigua Fronsac, pour le zèle obligeant qu’avait apporté le Gouverneur à lui donner satisfaction.
Cependant, le pensionnaire de Bernaville recevait nombre de visites, entr’autres celles des princes de Conti et d’Espinoy, «la conversation roulant sur les occupations et amusements (!!!) de Fronsac»[42]. C’étaient encore M. et Mme de Cavoie qui venaient le «préparer, par de sages instructions, à recevoir la première visite de M. le duc de Richelieu... Elle s’est passée avec beaucoup de tendresse de part et d’autre.» En comédien consommé, Fronsac dit à son père «qu’il reconnaissait toutes ses fautes, qu’il n’oublierait jamais la grâce que le roi lui avait faite de l’envoyer ici pour en faire pénitence et les réparer, qu’il était trop heureux d’y être, qu’il ne négligerait rien de tout ce qui pouvait dépendre de lui pour les réparer, et pour se rendre digne des bontés de Sa Majesté. Il lui a encore dit ce qu’il nous dit tous les jours, qu’il n’a nulle impatience d’en sortir et qu’il regarderait comme un grand malheur une prompte liberté[43].»
[42] Ravaisson: Archives de la Bastille, t. XII, (lettre du 1er juillet.)—Voltaire venait aussi, disait-il, «lui rendre ses devoirs».
[43] Ravaisson: Archives de la Bastille, t. XII, (lettre du 8 juillet).
Soudain, un coup de théâtre.
Le 27 septembre, Fronsac tombe malade: il a une fièvre intense. La Carlière, le médecin en titre de la prison d’État, vient le saigner le lendemain. La petite duchesse, qui n’avait pas abjuré toute tendresse pour l’ingrat, amène avec elle Barère, chirurgien des mousquetaires, que le duc, accouru au chevet de son fils, voudrait également substituer à La Carlière. Toutefois il s’entend avec le médecin officiel; et Fronsac est saigné au pied.
Le prisonnier, qui se sent plus malade, s’inquiète et demande un confesseur. On lui envoie un prêtre de Saint-Paul, M. Dolé, en qui le Cardinal de Noailles a pleine confiance. Cependant, Barère, qui est revenu, croit que cette fièvre persistante n’aura pas de suite. Or, le 30 septembre, la petite vérole se déclare. Et cette famille, jadis si empressée autour du malade, tous, jusqu’à l’amoureuse Mme de Fronsac, se défilent avec rapidité. Seuls restent dans la chambre du délaissé l’abbé de Saint-Rémy[44] et un valet de chambre.
[44] Richelieu en fut toujours reconnaissant à Saint-Rémy; et bien que Voltaire appelât cet abbé «un bœuf», Richelieu fit de son ancien précepteur son premier secrétaire à l’ambassade de Vienne.
Au surplus, Bernaville, qui a le sentiment de sa responsabilité, a mis Fronsac en quarantaine. Il doit préserver son personnel d’un mal contagieux. Il ne s’en inquiète guère pour lui-même: sa figure est toute couturée de petite vérole.
Cependant La Carlière, qui, en raison des visites de son confrère, s’était d’abord défendu de continuer les siennes, a consenti à suivre la marche de la maladie. Le 3 octobre, il se déclare satisfait de l’état général. Mais Fronsac est loin d’être rassuré. Il communie le matin et demande même l’Extrême-Onction. Toutefois, le 6, (le huitième jour de la maladie) le mieux s’accentue: La Carlière et Barère, enfin d’accord, sont satisfaits de l’évolution normale de la petite vérole. Et pourtant le vaillant Bernaville a suivi l’exemple de la famille, il ne voit plus son pensionnaire: c’est aussi qu’il «reçoit ici beaucoup de monde». Fronsac, pour qui jadis la dévotion était le dernier des soucis, en réclame toutes les pratiques: il demande la permission d’envoyer un valet de chambre à la châsse de Sainte-Geneviève, pour y faire «toucher un mouchoir et lui apporter des pains».
Enfin, le 17 octobre, Bernaville, rentré dans la chambre de Fronsac, envoie à Pontchartrain ce triomphant billet:
«Je m’assure que M. le duc de Fronsac est parfaitement guéri et qu’il n’est point marqué. Il se leva hier; et on ouvrit les fenêtres après avoir brûlé dans sa chambre de la poudre à canon et toutes sortes de choses. Il mange tous les jours des bouillons et plusieurs potages avec deux ailes d’un gros poulet et le corps, ce qui ne lui suffit pas à ce qu’il dit, et, je le crois bien, car il a bon appétit.»
Le Maréchal de Richelieu devait être un jour un gastronome aussi émérite qu’il était un amoureux hors pair.
Fronsac fit sa convalescence à la Bastille. Le Roi ne désarmait pas encore. Le 24 octobre, le père se décidait à rendre visite au fils: «Il m’a dit, écrit le Gouverneur, qu’il était content de l’état de sa santé et de la situation de son esprit.» La Carlière avait donné au malade son exeat (si l’on peut ainsi s’exprimer) et dicté à Barère le traitement qu’exigeait la convalescence. Quant au confesseur, M. Dolé, il continuait ses visites sur la demande expresse de son pénitent. Celui-ci voulait aller, le plus tôt possible, à la messe; mais Bernaville, qui connaissait le paroissien, tardait à le satisfaire, «car, disait-il, il n’aura pas sorti de sa chambre qu’on ne pourra plus l’y faire rentrer». Néanmoins, le 1er novembre, il lui permit d’entendre la messe. Le prompt rétablissement de Fronsac incitait ce bienveillant geôlier aux plus consolants pronostics: «La petite vérole, disait-il, ne lui a fait que du bien: elle l’a fait croître considérablement et il ne sera pas marqué: il y a lieu d’espérer qu’il y aura du changement en tout.»
«Il se promena hier pour la première fois dans le jardin que nous avons sur le bastion de la Bastille, où il est encore aujourd’hui. Il a prié M. le duc de Richelieu de me demander la permission de se promener dans le jardin de l’Arsenal. J’ai répondu que cette liberté était contre nos usages et que je ne croyais pas que le Roi voulût l’ôter au public et nous la donner pour promener nos prisonniers, et même qu’il conviendrait moins à M. le duc de Fronsac qu’à plusieurs autres, puisque la principale raison qu’on a eue en l’envoyant a été de le séparer de ses amis particuliers, ce qu’on ne pourrait pas faire dans un jardin public qui est le rendez-vous de tout Paris[45].»
[45] Ravaisson: Archives de la Bastille, (lettre du 5 novembre).
Pontchartrain, naturellement grincheux, tance vertement Bernaville d’avoir laissé la conversation dévier sur ce terrain; et Fronsac qui prend connaissance de la semonce ministérielle, exprime tous ses regrets au pauvre gouverneur de lui avoir attiré cette mercuriale. D’ailleurs, il retourne maintenant chez Bernaville, où la jeune duchesse, ainsi que M. et Mme de Richelieu, viennent de nouveau lui rendre visite. Et le digne fonctionnaire constate, une fois de plus, que «les marques de la petite vérole, quoique nombreuses, ne le défigurent point[46].»
[46] Ibid., (lettre du 17 novembre).
A quoi tiennent pourtant les destinées d’un empire... dans le monde galant! Supposez Fronsac «picoté»—c’était le terme—de petite vérole, comme l’était Bernaville. Richelieu, séducteur professionnel du XVIIIe siècle, n’existait pas.
Il resta sept mois encore à la Bastille. Enfin, quand Louis XIV eût jugé l’expiation suffisante, le prisonnier adressa, le 16 juin 1712, ce placet à Pontchartrain: «Mon père, qui est ici, a la bonté de vouloir bien consentir à mon élargissement, et m’ordonne de vous supplier de vouloir bien le demander au roi. Je tâcherai de mériter toutes les grâces qu’il m’a bien voulu faire et de montrer qu’une telle retraite m’a bien changé par les solides réflexions que j’ai faites. Permettez-moi de vous remercier de toutes les obligations, etc.»
Le père avait écrit, en apostille, qu’il était «convaincu des bonnes dispositions de son fils».—Ah! le bon billet!...
Trois jours après, Fronsac sortait de la Bastille. Dangeau, qui assigne la même date à la mise en liberté du coupable repentant, ajoute: «Richelieu, son père, a fait payer toutes ses petites dettes et pris du temps pour les plus considérables[47].»
Était-ce donc la véritable cause d’une détention qui dura quatorze mois? Nous en doutons; et nous constaterons simplement, pour mémoire, que la duchesse de Bourgogne était morte le 12 février précédent.
[47] Dangeau: Journal, t. XIV, p. 177.
CHAPITRE III
Fronsac, en Flandre, sous le commandement de Villars. — Le siège de Marchiennes. — Fronsac est blessé à Fribourg. — Comment il est accueilli, à Marly, par le roi. — Il revoit la duchesse aux yeux bleus qui avait reçu ses adieux avant son départ pour l’armée. — L’amitié succède à l’amour. — Le roman de Mme Michelin: perfidie et cruautés de Fronsac. — Mort du duc de Richelieu: un beau geste de son héritier. — Les dernières heures de Mme Michelin.
De nos jours (quoique le fait soit devenu assez rare) un père de famille, mécontent de la conduite d’un fils trop étourdi ou trop indépendant, finit par le décider, de gré ou de force, à devancer l’appel réglementaire et à contracter un engagement dans l’armée—excellente école pour les têtes un peu chaudes.
Jadis, ces exemples étaient plus fréquents; et, sous l’ancien régime, ils se généralisaient. D’abord, pour un gentilhomme, l’armée était la véritable carrière; en eût-il décliné l’obligation, que son père l’eût rappelé à l’observation de son devoir, surtout quand le réfractaire n’avait pas encore atteint sa majorité; et l’on sait qu’à cette époque un Français n’était majeur qu’à sa vingt-cinquième année.
Mais cette jeune noblesse volait plus qu’elle ne marchait à l’appel de ses chefs.
Aussi Fronsac, qui était ardent et courageux, répondit-il, comme il convenait, à l’ordre que lui donna son père, ordre vraisemblablement suggéré par Louis XIV, d’aller «servir en Flandre, dans les mousquetaires», et sous les ordres du Maréchal de Villars. Ce fut en août qu’il partit et Dangeau trace, d’un trait, le piquant croquis des adieux du jeune volontaire à la Cour: «Il a pris congé du roi qui lui a fort recommandé d’être plus sage et lui a d’ailleurs parlé avec beaucoup de bonté et de considération pour le duc, son père[48].»
[48] Dangeau: Journal, t. XIV, p. 197.
Il ne semble pas qu’avant son départ, Fronsac, qui fut, «comme César, le mari de toutes les femmes, excepté de la sienne», ait honoré celle-ci de la moindre attention. Par contre, s’il faut en croire l’auteur de la Vie privée, il allait retrouver et consoler à l’auberge du Chasseur, aux portes de Paris, cette belle duchesse aux yeux bleus qu’il avait connue avant son mariage et qui, prête à se rendre, lui murmurait si tendrement: «Ah! Fronsac, que vous êtes dangereux!» Ils se rappelèrent une dernière fois les heures délicieuses de leur amour, alors que l’époux était envoyé en mission dans le Languedoc; les amusements de la vie de château, près de Mantes, et les brimades qu’avait dû subir Fronsac, du fait des jeunes et jolies femmes reçues par la duchesse et furieuses des indiscrétions ou des infidélités de ce roué trop séduisant; les fuites éperdues de l’amant pour ne point compromettre sa maîtresse, et la récompense exquise qu’il en obtenait.
Mais il fallut partir.
Il fit bravement son devoir. Le Maréchal de Villars, qui l’avait pris pour aide de camp, rend pleine justice, dans ses Mémoires, à la vaillance de ce soldat de seize ans[49]. Il en allait de même pour ses compagnons d’armes. Mais, chez cette brillante jeunesse, la galanterie était inséparable de la bravoure. On assiégeait Marchiennes, où se trouvaient réunis le dépôt de munitions et... la maîtresse du Prince Eugène. Notre illustre ennemi commençait à être aussi malheureux à la guerre qu’il l’était depuis longtemps en amour.
«Ma foi, messieurs, dit le maréchal, je vous abandonne cette dame, si vous emportez la place.
—D’accord, répondit le chœur des officiers; le premier qui s’emparera de la belle sera réputé le plus brave.»
[49] Mémoires du Maréchal de Villars (Édition du Marquis de Vogüé), 6 vol., t. III, p. 197.
On allait donner l’assaut, quand Marchiennes capitula. La maîtresse du Prince Eugène n’était plus de bonne prise.
La discorde régnait parfois entre ces jeunes seigneurs, dont certains étaient de sang royal: tel le prince de Conti qui avait le caractère difficile et la main lourde. Il ne la fit que trop sentir à Fronsac et au prince d’Espinoy, alors qu’ils jouaient ensemble. Ils étaient cependant les meilleurs amis du monde, au temps où Fronsac était enfermé à la Bastille. Ce fut une brouille assez sérieuse; mais Dangeau, l’historiographe, hausse les épaules: «On regarde cela, dit-il, comme jeux d’enfant[50].»
[50] Dangeau: Journal, t. XIV, p. 463 (15 août 1713).
Fronsac ne quitta pas Villars de la campagne. Il fut blessé à Fribourg d’un coup de pierre dont il garda la marque, assurent ses biographes, jusqu’à la fin de ses jours. Après la reddition de la ville, chargé par le Maréchal d’en apporter la nouvelle au roi, il fut encore, ce jour-là, le héros de Marly. Habile metteur en scène, il sut se faire valoir, exhiba sa blessure, raconta toutes les péripéties de la campagne avec une verve incomparable. Louis XIV le complimenta, il lui laissa entendre que le sang de sa blessure avait lavé la honte de sa lettre de cachet; puis «il le logea et le retint; l’armée devant se séparer, il lui donna 4000 écus pour son voyage[51]». (1712-1713).
[51] Dangeau: Journal, t. XV, p. 30 (novembre 1713).
Grâce à sa belle conduite devant l’ennemi, Fronsac avait reconquis le droit de reparaître, le front haut, à Paris et à Versailles. Il en profita pour revenir à ses errements d’autrefois, mais avec plus de réserve, voulant ainsi justifier la confiance qu’avait maintenant le roi dans son avenir. Ainsi, en octobre 1714, il avait parié contre le duc d’Aumont une forte somme pour une course de chevaux. On lui conseilla de «rompre»; il ne se fit pas répéter deux fois l’invitation[52].
[52] Ibid., (19 octobre 1714).
Toujours aussi amoureux et aussi entreprenant que par le passé, Fronsac ne se risqua plus cependant dans les alcôves royales; il est vrai qu’elles étaient alors si dépeuplées. Il se rabattit, par curiosité, sur de simples bourgeoises; et ce fut le commencement de son aventure avec Mme Michelin, dont le dénouement tragique lui arracha des larmes: il le prétendit du moins. Toutefois ce qui est peut-être encore plus lamentable, dans cette triste et touchante histoire, c’est le rôle qu’y joua, dès le début, la duchesse aux yeux bleus qui avait offert à Fronsac une si tendre hospitalité dans son château, près de Mantes. Les deux amants s’étaient écrit pendant la campagne de Flandre; mais la duchesse avait longuement réfléchi au cours de ces deux années; quelques fils blancs argentaient ses tempes: elle eut le bon esprit d’offrir à Fronsac, qui accepta, la sûreté d’une amitié à toute épreuve. Mais la véritable affection, pure et sincère, consiste-t-elle à méconnaître, au profit d’un des intéressés, le sentiment du devoir et les lois de la morale? Et la grande dame, qui voulut bien collaborer à la cruelle comédie (à vrai dire elle le regrettera plus tard) où Fronsac fit sombrer la vertu de la pauvre petite Mme Michelin, n’était-elle pas aussi coupable que l’auteur de cette machination si perfidement ourdie?
Le roman et le théâtre se sont emparés d’une intrigue trop connue pour que nous en rappelions tous les détails. Quelques lignes suffiront à la résumer[53].
[53] Le t. III de la Vie privée consacre près de 150 pages à ce récit, qui prend ainsi les proportions d’un livre. Faur intitule le volume Relation écrite par le duc de Richelieu en Languedoc pour la Marquise de M*** (Monconseil) de ses premières aventures...
Fronsac avait remarqué la femme d’un miroitier de la rue Saint-Antoine, nommé Michelin. Il l’avait suivie, abordée, et tenté, sans faire connaître sa personnalité, le siège d’une vertu devant laquelle avaient échoué son astuce, son adresse et ses protestations de tendresse éternelle. Cette blonde délicieuse, âgée de 18 ans, était dévote et sage, autant qu’elle était jolie. Fronsac, qui se lassait de lui présenter, chaque jour, de l’eau bénite, à l’église Saint-Paul, n’en était pas, disait-il, autrement amoureux; mais cette résistance d’une petite bourgeoise piquait au vif sa vanité.
Avec l’argent que lui avait prêté la duchesse, il avait loué, dans le quartier, un appartement pour y recevoir la jeune femme, pendant que la grande dame éloignait le mari, en l’envoyant à son château de Mantes y commencer toute une série de travaux. Elle prétendit l’avoir fait innocemment; mais, par la suite, après avoir sermonné, pour la forme, son ancien amant, elle servit, en pleine connaissance de cause, le caprice de Fronsac et se prit même d’amitié pour la victime. En effet, Mme Michelin avait succombé aux assauts répétés du galant, qui avait fini par se nommer, et que, chaque jour, elle adorait davantage. Dans l’intervalle était revenu le mari. Le petit duc lui avait rendu visite et réservé sa clientèle. Le bonhomme ne se doutait de rien, se confondait en révérences devant le grand seigneur et s’estimait fort honoré qu’il daignât s’asseoir quelquefois à la table familiale. Lui, Fronsac, ne se contentait plus de recevoir sa maîtresse dans l’appartement de la rue Saint-Antoine: c’était chez elle qu’il continuait ses amoureux ébats; bien mieux, dans la même maison et le même soir, il allait courtiser une amie de Mme Michelin, une brune fringante, très fière de cet hommage rendu à sa beauté par l’irrésistible Fronsac. Mme Michelin apprit cette trahison; elle pleura en silence, et son infidèle amant eut l’inconscience de lui imposer le partage de ses nuits avec son indigne rivale.
Puis il disparut.
Le duc de Richelieu venait de mourir (1715); et la succession du défunt ne laissait pas que d’être embarrassée. Le père et le grand-père de Fronsac avaient singulièrement amoindri par leurs dépenses exagérées l’énorme fortune du Cardinal; la substitution—héroïque remède—en avait sauvegardé le reste. «Ce fut mon unique héritage», dit le nouveau duc de Richelieu à qui nous donnerons désormais le nom sous lequel il est connu dans l’Histoire. Et son geste, à ce moment, ne manqua pas de grandeur. Le feu duc de Richelieu avait payé les dettes de son fils. Le fils paya les dettes de son père, trois millions, paraît-il. Et fut-ce l’importance ou la noblesse du sacrifice auquel il n’était pas obligé, qui émut le roi? Mais Louis XIV, comme s’il eût conscience de sa mort prochaine et qu’il voulût faire oublier à Richelieu ses récentes disgrâces, lui multiplia ses faveurs. Le 14 mars, il lui accordait l’appartement du vieux duc à Versailles[54]; et, dans les premiers jours de septembre, il lui donnait son agrément pour l’achat du Régiment du Roi à Nangis[55], qui, lui aussi, avait fait battre le cœur de la duchesse de Bourgogne.
[54] Dangeau: Journal, t. XV, p. 418.
[55] Ibid., t. XVI, p. 196.—Louis XIV étant mort quelques jours après, ce fut le duc d’Orléans, Régent, qui signa pour le nouveau roi.
Les tracas de son héritage, le soin de son crédit, la mobilité naturelle de son esprit, n’avaient guère laissé le temps à Richelieu de penser à Mme Michelin. Il revint cependant, de loin en loin, lui apporter la consolation de sa chère présence. Mais comme il la trouvait changée! Elle n’était plus que l’ombre d’elle-même. La douleur, la jalousie, le remords la minaient lentement. Richelieu avait cessé depuis quelque temps ses visites, quand il voit un jour M. Michelin en grand deuil. Il le fait monter dans sa voiture; et le brave homme tombe dans ses bras en sanglotant. L’avant-veille, il avait conduit sa femme au cimetière. Il ne pouvait s’expliquer le mal qui l’avait enlevée. Elle était devenue mélancolique. Elle s’affaiblissait de jour en jour et ne se nourrissait plus: il lui fut bientôt impossible de se lever; elle avait enfin succombé à cet état de langueur.
CHAPITRE IV
Richelieu sous la Régence. — Mort de sa femme qui le laisse tout consolé. — Premier conflit de Richelieu avec le duc d’Orléans: duel manqué. — Duel autrement sérieux avec Gacé. — Les deux adversaires à la Bastille: cinq mois de détention. — Amours princières de Richelieu: les escapades d’une arrière-petite-fille du Grand Condé. — Colère du duc de Bourbon. — Richelieu chansonné.
La mort de Louis XIV affranchit en quelque sorte Richelieu de la contrainte qu’il s’était imposée depuis plus de trois ans. La régence de ce duc d’Orléans, qui était un si bon prince, lui ouvrait la riante perspective d’une liberté sans limites. Puis, un an après, le 11 novembre 1716—un bonheur n’arrive jamais seul—la nouvelle duchesse de Richelieu partait pour un monde meilleur. Le duc avait continué d’ailleurs à l’ignorer; mais, elle avait si bien pris son parti de cette indifférence, qu’elle s’en était consolée avec l’écuyer de son mari. Des lettres anonymes prévinrent charitablement Richelieu de l’incident. Il en fut tout d’abord mortifié. Être sganarellisé par qui? Par l’homme qui surveillait son écurie et ses chevaux! Pouah! Puis il trouva plus sage d’en rire: «Je m’étonnais aussi, murmura-t-il, que la femme d’un Richelieu pût lui rester fidèle!» Au reste, il n’en douta plus, le jour, où, sans prévenir qui que ce fût, il pénétrait à pas de loup dans la chambre à coucher de la duchesse. La jeune femme et l’écuyer étaient assis sur une chaise longue dans une attitude qui autorisait les pires suppositions. Or, Richelieu n’avait été, ni vu, ni entendu. Il se rejeta vivement en arrière; et, pour laisser au couple le temps de se remettre, il cria très fort de l’antichambre:
—«Il n’y a donc pas un valet ici pour m’annoncer.»
Puis il entra posément, et plus posément encore:
—«Je vous conseille, ma chère, de chasser tous vos gens; car, en vérité, ils font bien mal leur service.»
Enfin, avant de quitter la place, se tournant vers l’écuyer:
—«Madame la duchesse aime la solitude. Vous m’obligerez, tant que cela ne la gênera pas, en la partageant avec elle.»
L’anecdote est-elle vraie[56]? Et n’a-t-elle pas été attribuée déjà à d’autres grands seigneurs? En tout cas, elle est bien XVIIIe siècle. Et si nous l’avons rapportée, c’est qu’elle nous semble avoir inspiré nombre de nouvelles, de contes et même de comédies qui ont fait fortune.
[56] Cependant, Richelieu se plaisait à la conter, sur ses vieux jours, avec des variantes, comme nous l’apprend le duc de Lévis dans ses Souvenirs et Portraits (1815, pp. 21 et suiv.). «Songez, Madame, lui dit-il plus tard, à votre embarras, si tout autre que moi fût entré chez vous.»
Peut-être admettra-t-on difficilement cette mansuétude toute philosophique chez un homme, qui, pour se piquer de n’avoir point de préjugés, n’en était pas moins susceptible à l’excès, très fier et intraitable sur le chapitre de ses prérogatives. Aussi, sans être friand de la lame, dégaînait-il volontiers, s’il se jugeait tant soit peu offensé.
En décembre 1715, à Chantilly, chez le duc de Bourbon qui l’invite à ses tirés, il se prend de querelle avec le chevalier de Bavière et tous deux décident d’aller vider leur différend au bois de Boulogne. Or le Régent y donnait précisément une chasse en l’honneur des dames de la Cour. Aussitôt, il fait arrêter les deux duellistes par des officiers de garde qui les mettent en lieu sûr, puis, les conduisent, sur son ordre, au Palais Royal. Là, le duc d’Orléans les réprimande et leur déclare que si, d’ici dix ans, ils ont ensemble le moindre démêlé, il regardera cette nouvelle affaire comme une suite de celle-ci. Il leur demande leur parole et les congédie sur cette menace mi-sérieuse et mi-plaisante:
—«Ne m’y manquez pas; car si vous me manquiez, je ne vous manquerais pas[57].»
[57] Dangeau: Journal, t. XVI, pp. 252-253.—Duclos: Mémoires, 1864, t. I, p. 216.
A deux mois de là, le duc d’Orléans ne manquait pas le duc de Richelieu pour un autre duel, qui ne fut pas manqué celui-là et qui faillit entraîner les conséquences les plus graves.
Des propos ignominieux avaient couru sur le compte de Mme de Gacé, qui aurait joué, disait-on, un rôle des plus actifs dans des fêtes nocturnes rappelant les orgies d’Héliogabale. Ces infamies, faussement attribuées à Richelieu[58], étaient parvenues jusqu’aux oreilles du mari, qui, pour se venger, était allé, à moitié ivre, fredonner sous le nez du prétendu calomniateur, au bal de l’Opéra[59], un couplet satirique lancé contre lui par le poète Roy. Le duc, furieux, provoque Gacé en duel et tous deux vont se battre rue Saint-Thomas-du-Louvre. Richelieu reçoit un coup d’épée qui lui traverse le corps. Gacé, légèrement blessé, rentre tranquillement au bal.
[58] D’après les Mémoires historiques et authentiques sur la Bastille (de Carra), Richelieu aurait révélé les détails d’une orgie nocturne, où Mme de Gacé (plus tard Mme de Matignon) serait devenue le jouet de tous les convives et même des laquais.
[59] Si Richelieu ne fut pas le fondateur des bals de l’Opéra, il contribua, de tout son pouvoir, à leur organisation et à leur prospérité.
Le lendemain, 18 février 1716, le procureur général prescrit une information; et le Parlement ordonne aux deux duellistes d’aller se constituer prisonniers, «pour quinze jours», à la Conciergerie[60]. Par esprit de solidarité, et surtout par un sentiment d’orgueil qu’on retrouve de tout temps dans les paroles et dans les actes de ce corps privilégié, les ducs et pairs protestent contre une procédure qui vise un des leurs, bien qu’il ne soit pas encore reçu au Parlement. Richelieu et Gacé n’en sont pas moins incarcérés, le 5 mars, à la Bastille, sur une lettre de cachet signée par le duc d’Orléans.
[60] Dangeau: Journal, t. XVI, pp. 328 et suiv.
Rien de tel qu’une prison commune pour réconcilier des adversaires. Richelieu et Gacé s’y «font de grandes amitiés» et reçoivent ensemble les nombreux visiteurs qui viennent leur apporter leurs compliments de condoléances. Entre temps, le Parlement délègue auprès du Régent, des conseillers chargés de connaître son opinion; et le duc d’Orléans leur déclare très nettement qu’il entend se montrer plus rigide sur le chapitre des duels que n’était le feu roi. Nous verrons plus tard pourquoi ce prince, d’habitude si débonnaire, témoignait d’une telle sévérité contre les détenus.
Richelieu se défendait vigoureusement. Il avait récriminé, dès son entrée à la Bastille, parce qu’on avait voulu lui enlever son épée, arme qui restait toujours «en possession des pairs», même prisonniers d’État. Bernaville le certifiait. Puis Richelieu avait présenté requête au Régent pour ne pas être jugé au Parlement, d’autant que celui-ci était en procès avec les pairs.
Le conseiller Ferrand, qu’on donna pour commissaire aux inculpés, les interrogea le 17 mars. Comme les témoins faisaient défaut, Richelieu et Gacé affirmèrent énergiquement qu’ils n’étaient pas allés sur le terrain. Aussitôt on commit des chirurgiens pour les visiter. Le jeune duc, de qui la grave blessure s’était rapidement cicatrisée, l’avait cependant recouverte d’un taffetas auquel l’ingéniosité d’un peintre (c’est du moins la version de Soulavie) avait donné la couleur de la chair. Le subterfuge n’en fut pas moins découvert.
Mais le Régent avait à cœur que l’affaire suivît son cours. Aussi, le 13 juin, le roi enjoignait-il par écrit aux pairs et aux princes du sang d’assister au jugement. Ceux-ci s’abstinrent d’y paraître, sous prétexte que la suscription de leur lettre de convocation constituait un manquement des plus graves aux lois sacrées de l’étiquette. Le 19, le jugement concluait à «un plus ample informé» et les intéressés durent rester encore deux mois à la Bastille. Le 21 août, nouveau jugement et même sentence: seulement les prisonniers furent mis en liberté. Enfin le 1er décembre, «ils furent renvoyés absous de leur prétendu combat. M. le comte de Toulouse (bâtard légitimé de Louis XIV) était à ce jugement: il était le seul de prince[61]».
Richelieu et Gacé n’en avaient pas moins passé cinq mois à la Bastille.
[61] Dangeau: Journal, t. XVI, passim.—La Gazette de la Régence (édition de Barthélemy, 1887) vitupère le Parlement «qui s’introduit à la Bastille pour des affaires où il ne mettait pas autrefois le nez».
A vrai dire, l’imprudence et l’impudence du petit duc avaient soulevé contre lui bien des colères. Recherché par les plus grandes dames de la Cour, cet adolescent, qui n’avait pas vingt ans, était encore parvenu à faire tourner la tête à des princesses du sang, dont les attaches familiales auraient dû cependant lui donner à réfléchir.
La première qui s’éprit follement de Richelieu, Mlle de Charolais, était sœur d’un arrière-petit-fils du grand Condé, le duc de Bourbon. Ce prince, qu’avait éborgné à la chasse le duc de Berry, petit-fils de Louis XIV, était un assez pauvre homme; et sa laideur morale ne déparait pas sa laideur physique: il était dur, violent, brutal, sans honneur et sans scrupules. La liaison de sa sœur avec Richelieu n’avait pu lui échapper. La duchesse douairière de Bourbon qui l’avait surprise, ne parvenait pas, bien qu’elle surveillât et même maltraitât sa fille, à l’empêcher de recevoir chez elle son amant[62]. Richelieu entrait par les fenêtres. C’étaient alors de secrets entretiens dans la chambre d’une femme de service, ou dans les jardins de l’hôtel de Condé, les nuits où la lune n’en trahissait pas les mystères. C’étaient encore des escapades à travers les rues de Paris: rendez-vous était pris devant l’église des Cordeliers; et le couple amoureux vagabondait par la Ville, sous des habits d’artisan, exposé parfois aux pires rencontres, et venant s’échouer, après quelles péripéties, dans le bureau d’un commissaire, où Richelieu devait se nommer et se répandre en menaces pour éviter à sa compagne le plus humiliant des scandales.
[62] «D’autant plus sévère qu’elle était coquette et jalouse de sa fille.» (Anecdotes de Rulhière, édition E. Asse, p. 2.)
Après une nuit si tourmentée, qui rappelle quelque peu celle du Domino noir, Mlle de Charolais avait bien juré de ne plus courir pareille aventure. Et son amant abondait très volontiers dans son sens; car il se voyait ainsi débarrassé de l’inquiète surveillance d’une maîtresse ombrageuse, très hautaine et très fière, même au milieu des plus tendres épanchements. Il est vrai que l’indifférence de Richelieu avait fini par avoir raison des fureurs jalouses de la princesse.
Par contre, le galant se montrait moins rassuré quand il se trouvait en présence du frère. Cependant, peu de jours avant son duel avec Gacé, au cours d’une «débauche» chez le duc de Bourbon, il avait osé chanter le couplet lancé par la duchesse douairière[63] contre feu son mari «Gendre d’une Samaritaine, etc...» Les roués se pâmaient devant ces cyniques impertinences. Mais celle-ci ne fut pas du goût du petit-fils de Condé. Aussi, le lendemain, quand Richelieu revint lui faire sa cour, le duc de Bourbon lui rendit-il «très froidement des honneurs extraordinaires». Et, comme son hôte s’étonnait d’un tel contraste:
—«On traite ainsi, lui dit le prince du sang, ceux qu’on ne veut plus jamais voir[64].»
[63] Louise-Françoise de Bourbon, veuve de Louis de Bourbon, était fille légitimée de Louis XIV et de Mme de Montespan.
[64] Gazette de la Régence (édition de Barthélemy, 1887), p. 72.
Richelieu ne se fit pas répéter deux fois cette invitation à promptement déguerpir. Le juste ressentiment du prince s’aggravait encore de la rancune tenace qu’avait amassée en ce cœur orgueilleux l’indignité de la liaison notoire d’un petit gentilhomme avec Mlle de Charolais.
C’est vraisemblablement à cet incident... désagréable qu’il faut attribuer ce couplet contre Richelieu—car lui aussi était chansonné:
Chanson (1716).
Sur l’air: Marotte fait bien la fière.
[65] Chansonnier Maurepas (édit. Gay, 6 vol.), t. III, p. 185.
Parmi les jeux d’esprit qui couraient, chaque année, soit à Paris, soit à Versailles, sur les courtisans, tels que Logement des Seigneurs et Dames de la Cour, nous trouvons, dans ceux de février 1716, cet article se recommandant de la même allusion «Le duc de Richelieu au Page du roi, rue Saint-Bon».
Et dans les Diversités et les qualités des Vins de la Cour (1718): «du duc de Richelieu: Vin du Commun (est-ce une allusion à Mme Michelin?). Mélanges historiques, politiques et satiriques (de Boisjourdain), 1807, 3 v. in-8o, t. I, pp. 281 et 297.
Mais l’amour aveugle de Mlle de Charolais, résistant déjà aux objurgations et aux menaces familiales, dédaignait les sarcasmes de l’opinion publique qui enveloppait dans la même réprobation la maîtresse et l’amant.
Une autre chanson, pareillement datée de 1716, était plus explicite encore:
[66] Chansonnier Maurepas (édit. Gay, 6 vol.), t. III, p. 184.
L’incarcération de Richelieu avait, en effet, exaspéré les ardeurs passionnées de la princesse et développé chez elle des sentiments qui, si la légende dit vrai, n’auraient pas manqué d’une certaine grandeur. Bravant le courroux maternel, dont le moindre effet eût été de la reléguer au fond d’un couvent, Mlle de Charolais, accompagnée de sa sœur, la princesse de Conti, n’aurait pas craint de pénétrer dans l’intérieur de la Bastille, pour aller consoler Richelieu. Mais le récit de cette visite se corse de détails tellement romanesques que l’Histoire hésite à le tenir pour vrai.
CHAPITRE V
Visées amoureuses de Richelieu. — Mlle de Valois, fille du Régent. — A la table de jeu. — Travestissements de Richelieu pour pénétrer chez Mlle de Valois. — La porte secrète et l’armoire aux confitures. — Ce que pense la grand-mère, duchesse douairière d’Orléans, de la «coqueluche» de la Cour. — Une aventure galante de Richelieu. — Le «petit crapaud».
Les ambitions amoureuses de Richelieu visaient plus haut encore que la maison de Condé: elles aspiraient à la conquête d’une petite-nièce du feu roi. Mais l’entreprise devait coûter autrement cher à ce génie aventureux que la possession de Mlle de Charolais.
Richelieu avait, de longue date, jeté ses vues sur le cœur de Mlle de Valois, une des filles du Régent. Il en avait commencé le siège, alors qu’il était dans les meilleurs termes avec la sœur du duc de Bourbon. Et il semble que, depuis, il ait pris à tâche de mettre en concurrence les deux rivales et trouvé un malin plaisir à surexciter leur haine réciproque.
Mlle de Charolais, un peu plus âgée que son amant, était une des merveilles de la Cour. Ses yeux étaient si beaux, dit un contemporain, qu’ils perçaient sous le masque[67]. Elle était d’humeur galante et d’esprit caustique. Richelieu n’était pas son premier vainqueur.
[67] Mémoires de Besenval (1805, t. I, p. 105), d’après Mme de Ségur, amie et contemporaine des deux princesses.
Mlle de Valois, au moment où celui-ci l’entoura d’attentions discrètes, quoique continues, avait six ans de moins que Mlle de Charolais, mais elle n’en avait ni l’éclat, ni la verve. A cette époque, la duchesse douairière d’Orléans, veuve de Monsieur, frère de Louis XIV, traçait de Mlle de Valois, sa petite-fille, un portrait assez piquant, dans une de ces lettres, dont la lourdeur et la grossièreté, le parti-pris et le dénigrement systématiques gâtent trop souvent les tableaux pittoresques et la curieuse documentation:
«Lorsqu’elle était encore toute jeune, écrit de sa petite-fille la Palatine (on donne encore ce nom à cette princesse d’origine bavaroise), j’avais l’espoir qu’elle serait fort belle; mais j’ai été bien déçue: il lui est venu un grand nez aquilin qui a tout gâté: elle avait auparavant le plus joli petit nez du monde[68].»
[68] Correspondance de la duchesse d’Orléans (édition Brunet), t. I, p. 173. Mardi 18 juillet 1715.—Trois ans après (lettre du 6 octobre 1718), ce même portrait tourne à la caricature:
«Mlle de Valois est brune, elle a de fort beaux yeux, mais son nez est vilain et trop gros... Selon moi, elle n’est pas belle; il y a pourtant des jours où elle n’est pas laide, car elle a de belles couleurs et une belle peau; lorsqu’elle rit, une grande dent qu’elle a à la mâchoire d’en haut fait un vilain effet. Sa taille est courte et laide; sa tête enfoncée dans les épaules; et ce qu’elle a de pire, à mon avis, c’est la mauvaise grâce qu’elle met en tout ce qu’elle fait; elle va comme une femme de 80 ans.»
Peu indulgente, cette grand’mère qui, elle, était un miracle de laideur!—Il est vrai que, le 17 mars 1717, elle écrivait: «Mlle de Valois ne se soucie pas de moi et ne peut me souffrir», et le 31 mars 1718: «Elle est fausse, menteuse et horriblement coquette.»
Des physiologistes, que nous croyons surtout des fantaisistes, ont prétendu que les gens affligés d’un développement nasal excessif étaient de complexion amoureuse non moins prononcée.
L’exemple de Mlle de Valois semblerait cependant justifier cette assertion. La liaison de la fille du Régent avec Richelieu, liaison qui devait être encore plus mouvementée que celle de Mlle de Charolais, débuta par un de ces jeux entre voisins, dont le dessous d’une table dissimule d’ordinaire les pratiques innocentes. Pendant des parties de bassette ou de hocca, les pieds de Richelieu cherchaient et interrogeaient ceux de Mlle de Valois qui leur répondaient par une pression des plus douces. Mais, un beau soir, les pieds de Mlle de Charolais intervinrent à leur tour dans cette muette conversation. Et ce fut le commencement des hostilités qui éclatèrent bientôt entre les deux princesses, jalouses l’une de l’autre et convaincues, chacune, de la trahison de leur adorateur.
Si Mlle de Charolais, malgré son humeur indépendante, était tenue de près par une mère que sa coquetterie rendait dure et méfiante, Mlle de Valois était plutôt abandonnée à elle-même par la sienne, fille légitimée, elle aussi, du Grand Roi. La duchesse d’Orléans (et sa belle-mère le lui reproche assez dans sa Correspondance) était une nature essentiellement indolente; elle ne s’occupa jamais de ses six filles; la pleine satisfaction de son incommensurable orgueil était son unique souci. Mlle de Valois avait pour gouvernante, une demoiselle Desroches, que Besenval appelle un «Argus suranné», et qui, en effet, n’y voyait plus clair. Richelieu profita d’une surveillance aussi défectueuse pour entretenir des intelligences dans la place et pour y pénétrer sous les travestissements les plus divers. Faublas n’a jamais été qu’un très pâle copiste de ce Protée de l’amour. En attendant l’heure du berger, Richelieu faisait sa cour, déguisé tantôt en «esclave», tantôt en «courtaud de boutique», tantôt encore en «galérien demandant son pain». Guettant la princesse sur l’escalier du Palais Royal, il s’approchait d’elle, quand elle sortait pour la promenade, et lui remettait un placet qui n’était qu’une déclaration d’amour. Elle avoua, depuis, qu’elle ressentit alors une «agitation extraordinaire», malgré «l’insolence» du procédé[69].
[69] Rulhière: Anecdotes sur le Maréchal de Richelieu (édition Asse), 1890.—Besenval: Mémoires (édition Baudouin, 1821, 2 vol.), t. I, pp. 106 et suiv.
Ce fut ainsi que Richelieu, travesti, paraît-il, en soubrette, finit par arriver jusqu’à la chambre de Mlle de Valois, qui le reconnut sous son costume d’emprunt. La Desroches fut complètement dupe de manœuvres que Richelieu devait pousser à la dernière perfection. Il usa, en effet, d’un stratagème qu’il renouvellera, trente ans plus tard, dans des conjonctures semblables, mais moins discutables que celles-ci. Il loua une maison, dont le mur était contigu à l’appartement de Mlle de Valois, et fut secrètement percé, pour établir une communication entre les deux immeubles, par une porte que masquait une «armoire à confitures». Mlle de Charolais pressentait l’infidélité de son amant; mais celui-ci alla au-devant de ses reproches; il lui conta franchement l’histoire de la cachette, espérant, disait-il, se concilier les bonnes grâces du père par l’intermédiaire de la fille; et c’était en tout bien tout honneur; car il ne pouvait profiter des faveurs de la princesse, étant, hélas! «un blessé de l’amour». Mlle de Charolais crut ou feignit de croire à l’infortune de Richelieu; mais elle voulut s’assurer, par ses propres yeux, de la complicité de sa rivale: elle alla se poster dans une maison dont les fenêtres faisaient face à celle qu’avait louée Richelieu; et, de là, elle put voir jouer la porte et l’armoire aux confitures[70].
[70] Besenval affirme dans ses Mémoires (édition Baudouin, t. I, p. 107), que Mme de Ségur, mère du ministre, lui a communiqué tous ces détails, comme les tenant des princesses elles-mêmes.
Mais, ou le duc était bien naïf—ce qui n’est guère vraisemblable—ou il en donnait à garder à sa maîtresse, quand il prétendait ne faire la cour à Mlle de Valois que pour conquérir les faveurs du Régent; car il ne devait pas ignorer de quelle animosité le poursuivait le duc d’Orléans. Celui-ci avisant, à un bal de l’Opéra, en conversation très animée avec sa fille, un masque, sous un domino qui ressemblait, à s’y méprendre, à celui de Richelieu:
—«Masque, lui dit-il, d’une voix irritée, veillez sur vous, si vous ne voulez aller une troisième fois à la Bastille.»
Le domino enlève son loup; et le Régent reconnaît... Monconseil, un ami de Richelieu et de Mlle de Valois.
—«N’importe, fait le duc d’Orléans, répétez à M. de Richelieu ce que je viens de vous dire.»
La liaison, d’abord platonique[71], puis très réelle, de sa fille avec cet infatigable coureur de ruelles, était devenue la fable publique, bien que la Palatine n’en soufflât mot dans cette Correspondance où elle n’a garde, cependant, d’oublier les cancans de Cour. L’ignorait-elle? Ou bien ne voulut-elle la connaître, ou plutôt la reconnaître, qu’au lendemain de la conspiration de Cellamare? En tout cas, jusqu’à la découverte du complot, si elle parle de Richelieu, elle n’en dit aucun mal. Et même elle semble plutôt s’amuser des prouesses amoureuses de celui qu’elle traînera un jour dans la boue. Lisez plutôt ce récit, lestement troussé, d’une aventure galante, qu’elle date du 11 juin 1717:
«Deux jeunes duchesses ne pouvaient voir d’assez près leurs amants; et elles se sont avisées d’un tour original. Ce sont deux sœurs; et elles ont été élevées dans un couvent à quelques lieues de Paris. Une religieuse vint à mourir dans ce couvent; les dames prétendirent qu’elles étaient très affligées et qu’elles avaient eu beaucoup d’attachement pour la défunte; elles demandèrent la permission de lui rendre les derniers honneurs et d’assister à ses funérailles, ce qui leur fut accordé avec de grands éloges pour leur bon naturel.
«Lorsqu’elles vinrent au couvent, il se trouva pour la cérémonie funèbre deux prêtres étrangers que personne ne connaissait. On leur demanda qui ils étaient; ils répondirent qu’ils étaient de pauvres ecclésiastiques qui avaient besoin de protection; et comme ils savaient que deux duchesses devaient venir à l’occasion de l’enterrement, ils s’étaient rendus afin de solliciter leur patronage. Les duchesses dirent qu’elles voulaient les interroger et qu’ils pouvaient, après la cérémonie, venir les trouver dans leur chambre. Les jeunes prêtres s’y rendirent et ils restèrent avec les dames jusqu’au soir. L’Abbesse trouva l’audience trop longue, et fit dire aux jeunes prêtres de s’en aller; l’un résista et se mit en colère, l’autre ne fit qu’en rire. Ce dernier était le duc de Richelieu, l’autre le chevalier de Guéménée, fils cadet du duc de ce nom. Ce sont les cavaliers qui ont eux-mêmes raconté l’aventure[72].»
[71] La mosaïque, publiée par M. de Lescure, sous le titre de Nouveaux Mémoires de Richelieu, donne ce caractère à la liaison de Mlle de Valois; mais M. E. de Barthélemy déclare dans les Filles du Régent (1874, t. II, p. 396) qu’il lui est passé sous les yeux une lettre témoignant de la passion, satisfaite, de Mlle de Valois pour Richelieu. Ici, c’est la duchesse de Modène qui trahit la fille du Régent. Dans une correspondance, dont Richelieu était destinataire et qui porte, de sa main, cette désignation: Lettres de Mme la duchesse de Modène pendant son séjour à Paris, l’une d’elles est déjà très significative. La princesse écrivait à Richelieu, en sortant d’un bal, où il s’était entretenu avec elle, pendant que sa femme ne le quittait pas des yeux: «Qu’elle est heureuse de pouvoir vous aimer sans crime!» L’autre lettre, dont la lecture ne laissait aucun doute à M. de Barthélemy sur la nature des relations de Mlle de Valois avec Richelieu, appartenait, comme la précédente, à une collection d’autographes mis en vente par la maison Charavay; et l’auteur des Filles du Régent «regrettait de n’avoir pas le droit de reproduire» cette preuve de l’amour, très peu innocent, de la princesse pour Richelieu.
[72] Correspondance complète de Madame, duchesse d’Orléans (édition Brunet), t. I, page 300.
Ce dernier trait caractérise à souhait l’adolescent vaniteux et fat qui ne se faisait aucun scrupule de révéler ses bonnes fortunes, ni d’en nommer les dispensatrices. L’homme, d’ailleurs, ne sera pas plus discret.
C’est seulement deux ans après cette équipée—la genèse peut-être des Mousquetaires au Couvent—que la Palatine commence à s’inquiéter et même à s’irriter des allures de Richelieu. Il est vrai que le Régent vient de découvrir, parmi les complices de Cellamare, ce jeune seigneur qu’on avait cru jusqu’alors uniquement occupé de conquêtes de boudoir. Il est arrêté et, pour la troisième fois, enfermé à la Bastille. Il semble que la Palatine ait vent du scandale qui va éclater; mais, pour le moment, dans ses virulentes récriminations contre Richelieu, elle ne fait allusion qu’à la folle passion de Mlle de Charolais:
«Ce duc fera verser beaucoup de larmes à Paris, car toutes les dames sont amoureuses de lui; je ne comprends pas pourquoi, car c’est un petit crapaud en qui je ne trouve rien d’agréable; il a encore moins de courage; il est impertinent, infidèle, indiscret; il dit du mal de toutes ses maîtresses; et cependant une princesse du sang royal est tellement éprise de lui, que, lorsqu’il devint veuf, elle voulait absolument l’épouser; sa grand-mère et son frère s’y sont formellement opposés, et avec beaucoup de raison; car, indépendamment de la mésalliance, elle aurait été toute sa vie très malheureuse[73].»
[73] Correspondance de la duchesse d’Orléans (éd. Brunet), t. II, p. 83. Lettre du 30 mars 1719.
La colère de la «grand’mère» (et cette fois, c’était la duchesse douairière d’Orléans) allait prendre de tout autres proportions, le jour où il devint impossible de dissimuler que Mlle de Valois menaçait de suivre l’exemple de Mlle de Charolais.
CHAPITRE VI
La Conspiration de Cellamare. — Malgré ses dénégations, Richelieu avait pactisé avec l’Espagne. — Son arrestation tardive et mouvementée. — Il est enfermé pour la troisième fois à la Bastille. — Rigueur, dans le début, de son incarcération. — Animosité de la Palatine contre «le gnome». — Intervention des deux princesses en faveur de Richelieu qui obtient de notables adoucissements. — Le duo d’Iphigénie. — Véhémente indignation de la Palatine contre sa petite-fille. — A quel prix celle-ci obtient la grâce et la liberté de Richelieu. — La duchesse de Modène.
La haine de la duchesse du Maine contre le Régent qui avait fait casser, au détriment de son mari, le testament de Louis XIV; la rancune de grands seigneurs éloignés du pouvoir; le calcul d’ambitieux, s’efforçant d’y parvenir, avaient singulièrement servi les desseins, dont le cardinal Alberoni, premier ministre du roi d’Espagne, avait confié l’exécution au prince de Cellamare, ambassadeur de Philippe V en France.
Ce diplomate, s’aidant de ces diverses complicités, devait faire arrêter le duc d’Orléans, au milieu d’une fête, l’envoyer dans une forteresse, et lui substituer, comme Régent, le roi d’Espagne, grand-oncle du jeune Louis XV.
Plusieurs causes contribuèrent à l’avortement de ce complot: les révélations du copiste Buvat, chargé par Cellamare de transcrire des documents dont la teneur lui avait paru suspecte; la curiosité d’une proxénète qui avait surpris certaines confidences échangées dans les salons de sa maison close et les avait communiquées à l’abbé Dubois, ministre du Régent; l’échec d’un coup de main dirigé contre le duc d’Orléans; enfin l’arrestation du courrier porteur des dépêches de l’ambassadeur d’Espagne et la saisie de lettres d’Alberoni qui ne laissaient aucun doute sur les projets du Cardinal, ni sur l’identité des conspirateurs.
Ce fut en décembre 1718 que la conjuration fut découverte, et tout aussitôt le prince de Cellamare, le duc et la duchesse du Maine, et avec eux nombre de complices[74] de divers états, étaient arrêtés et incarcérés.
[74] On avait dressé une liste de 150 suspects (Général Piépape: La Duchesse du Maine, 1910, p. 237).
Le duc de Richelieu ne fut pas inquiété, pour le moment du moins. Il avait participé, cependant, au complot; et nous ne serions pas autrement surpris que sa culpabilité fût déjà connue. La Fillon, cette entremetteuse, qui avait si bien renseigné Dubois, comptait, dans sa clientèle, plusieurs roués de la Cour, et parmi eux, le duc de Richelieu[75], à qui sa vantardise et sa réputation de brillant conteur faisaient oublier maintes fois les notions de la plus élémentaire prudence.
[75] Soulavie, dans ses Mémoires de Richelieu, dit que son héros avait conservé des anecdotes singulières de la maison en question, «Anecdotes que les auteurs de sa Vie privée ne copieront point aussi impunément que celles des quatre premiers volumes de la 1re édition de ces Mémoires».—Ces anecdotes «singulières» ne paraissent pas avoir été jamais publiées.
Le malin singe qu’était Dubois (et qui sait si, avant Buvat et avant la Fillon, il ne tenait pas en main tous les fils de l’intrigue?) voulut attendre sans doute que Richelieu, s’endormant dans une trompeuse sécurité, lui livrât, en se livrant lui-même par d’imprudentes paroles, des secrets jusqu’alors ignorés.
Mais, pour être aussi étroitement surveillé, le jeune duc n’en avait pas moins des intelligences dans le camp ennemi. Il commençait déjà à mettre en pratique le système d’influences qui devait lui assurer par la suite de si précieux avantages. Il faisait de la femme, qu’elle fût sa maîtresse ou son amie, une alliée et une associée. Or, il s’en trouvait une qui, vivant dans les meilleurs termes avec le Régent, tenait Richelieu au courant des faits et gestes du prince. Ce fut ainsi que l’ancien aide de camp de Villars put apprendre au Maréchal, dans les derniers jours de 1718, qu’on devait l’arrêter le 31 décembre (dans l’affolement de la première heure on voyait des conspirateurs partout). Et Richelieu n’avait nullement tenté de se prévaloir de cet avis confidentiel auprès du Maréchal; car Villars reconnaît qu’il reçut le même avertissement d’un certain Pinsonneau, «homme de mérite, attaché, pendant 30 ans, au secrétariat du ministère de la Guerre[76]». Le héros de Denain en fut malade de saisissement.
[76] Mémoires du Maréchal de Villars (édit. Vogüé), t. IV, p. 123.
S’il avait été soupçonné à tort d’avoir voulu pactiser avec l’Espagne, Richelieu, au contraire, allait être bientôt convaincu d’avoir devancé les offres de trahison.
«Vous serez le bienfaiteur de votre patrie, lui écrivait Alberoni.»
Des lettres de ce même prélat à l’adresse de Richelieu avaient été interceptées et remises à Dubois. Celui-ci en avait pris connaissance; et le garde des sceaux d’Argenson les avait fait tenir, bien et dûment recachetées, au destinataire, par un agent provocateur qui lui aurait promis monts et merveilles au nom de Philippe V.
Est-ce absolument exact[77]? En tout cas, Richelieu avait entamé des pourparlers avec l’Espagne et consenti à soutenir ses revendications contre le Régent, même au détriment de la France[78].
[77] Le marquis d’Argenson laisse entendre (Mémoires, t. I, p. 23) que son père, le terrible garde des sceaux, avait, suivant l’habitude constante de son administration, un agent, peut-être un serviteur de Richelieu, en contact permanent avec le duc.—Le mémorialiste ajoute que le garde des sceaux, l’auteur de l’arrestation de Richelieu, avait les preuves certaines de la culpabilité de son justiciable.
«M. le duc d’Orléans, note Dangeau (Journal, t. XVIII, 23-24), dit qu’il a quatre lettres de sa main, écrites au Cardinal Alberoni, dont il y en a trois de signées. Il demandait, pour récompense de ses services, qu’on lui promît de le faire colonel du régiment des gardes.»
[78] D’après Lemontey (Histoire de la Régence, t. I, pp 232-233), on trouva la lettre d’Alberoni qui accréditait un de ses agents, Marini, auprès de Richelieu; et on représenta à celui-ci deux billets écrits de sa main à deux émissaires du ministre espagnol, ainsi qu’une lettre adressée par Richelieu au Maréchal de Berwick pour lui demander de laisser quelque temps encore son régiment à Bayonne. «Vous aurez été sans doute surpris d’apprendre, écrivait Dubois à Berwick le 1er avril, par le courrier que M. Le Blanc a dû vous dépêcher hier, que M. le duc de Richelieu devait livrer Bayonne aux Espagnols, et qu’il a été mis à la Bastille où il n’a pu disconvenir de son intelligence avec le cardinal Alberoni.»
Pour quelle raison et dans quel but? La question n’a jamais été suffisamment éclaircie.
Il semble néanmoins qu’en cette occurrence, Richelieu ait obéi tout à la fois aux suggestions d’un amour-propre profondément ulcéré et à des considérations, autrement blâmables, d’intérêt personnel.
Un manuscrit du temps[79] que nous avons découvert à la Bibliothèque de la Ville de Paris, et dont l’auteur nous est inconnu, nous paraît fournir une explication vraisemblable des motifs qui déterminèrent Richelieu, étant donnée la mentalité, un peu trouble et complexe, de ce héros de boudoir. Ce qui ne laisse pas d’être piquant, c’est que la même version se retrouve, en partie, dans les Anecdotes de Rulhière, ce joli roman d’amour pervers, écrit longtemps après l’historiette suivante, sous l’inspiration, sinon sous la dictée du principal intéressé:
«Les défenses menaçantes que le duc de Bourbon avait faites à Mlle de Charolais, sa sœur, de voir le duc de Richelieu, non plus que les affronts sanglants qu’il avait fait faire à Richelieu, même pour le détourner de son amour pour sa sœur, bien loin de désunir ces deux tendres cœurs, n’avaient fait que resserrer les doux liens qui les enchaînaient.
«On employa des moyens plus efficaces; on prit des mesures pour leur ôter les occasions de se voir. La Princesse, ne pouvant renfermer en soi la tristesse que lui causait la privation de son amant, cherchait à se soulager par ses larmes. Le Duc, son frère, l’ayant trouvée un jour fondant en pleurs, crut, non sans raison sans doute, qu’elle était grosse et lui dit qu’on aurait soin d’envoyer chercher une sage-femme pour l’accoucher[80]. Ces discours, joints aux autres duretés qu’on lui témoignait, la portèrent à consentir à la proposition que lui fit son amant de la faire enlever, pour la conduire en Espagne où il méditait de se retirer.
[79] Manuscrit 6691, Mémoires pour servir à l’Histoire de France ou Recueil contenant plusieurs anecdotes de la Cour, par le Marquis de ***.
[80] D’après le Journal, les Mémoires et Correspondance de Marais (1863), t. I, pp. 340 et suiv., un dialogue du même genre se serait établi, mais quinze mois après, entre Mlle de Charolais et la Princesse, sa grand’mère; Mlle de Charolais: Je suis grosse.—La Princesse: Eh bien, ma fille, il faut accoucher.
«Les choses ainsi arrangées du côté de l’amour, le duc de Richelieu s’adressa au Cardinal Alberoni qui, pour lors, comme on sait, régentait la Monarchie et la famille royale d’Espagne. Il lui offrit de faire passer son régiment qui était sur les frontières, au service du roi d’Espagne, et l’assura que Saillant, son ami, en ferait de même, moyennant que son Éminence voulût envoyer de l’argent à ce dernier, pour redresser ses affaires qui étaient fort dérangées.»
En effet, Mlle de Charolais avait fait l’impossible, comme le racontait la Palatine, pour épouser Richelieu; et celui-ci, indigné, suivant Rulhière, des propos tenus sur «la disproportion» d’un tel mariage, aurait offert à Cellamare de donner à l’Espagne Perpignan et le régiment qu’il y commandait, si Philippe V le dotait d’une souveraineté dans son royaume qui lui permît d’épouser... Mlle de Valois.
Dans la pensée de Richelieu, la préférence qu’il accordait à la fille du Régent sur la sœur du duc de Bourbon, devait mortifier cruellement le duc d’Orléans que détestait Philippe V. Cellamare, enchanté, avait accepté la proposition, mais le courrier qui avait emporté le projet de traité, avait été arrêté et fouillé en cours de route.
L’auteur des Mémoires pour servir à l’Histoire de France attribue la découverte de la correspondance secrète de Richelieu à des causes autrement romanesques.
Pendant que le duc, pour assurer le succès de l’enlèvement de Mlle de Charolais, négociait avec l’Espagne, «il eut occasion de sentir que Mme de Berry[81], fille du Régent, était plus aimable que Mlle de Charolais. Il abandonna celle-ci pour se donner tout entier à la première, qui reçut sa déclaration d’amour d’une manière à lui faire comprendre qu’on n’en resterait pas aux paroles et qu’on ne désirait que de la réalité. Mlle de Charolais, touchée au vif de la désertion de son amant, publia le dessein qu’il avait formé à son occasion de se jeter dans le parti espagnol. Le Régent en fut informé, et, soit par tendresse pour sa fille qui aurait perdu en Richelieu un de ses amusements, soit qu’il ne trouvât pas à propos de le laisser passer au service de Philippe V, qu’il regardait peut-être comme le seul capable de lui fermer le chemin du trône, il fit observer la conduite de Richelieu. On intercepta des lettres d’Espagne[82] par lesquelles on fut convaincu de ses projets qui furent bornés par la Bastille.»
[81] L’auteur ou le copiste a commis évidemment un lapsus. C’est Mlle de Valois qu’il faut lire; non pas que Richelieu n’ait bénéficié des faveurs de la duchesse de Berry, cette autre fille du Régent; mais ce dut être plus tard. La Gazette de la Régence, d’E. de Barthélemy, dit cependant (p. 328) que Richelieu «devra sans doute sa liberté à la Duchesse de Berry».
[82] Correspondance de Madame (édit. Jœglé, 1880), t. II, 30 mars 1719, 7 heures du matin.
La Bastille!
Superstitieux comme beaucoup de libres-penseurs (et nous constaterons qu’il fut toute sa vie l’un et l’autre), Richelieu était hanté de cette idée qu’une troisième détention dans la prison d’État lui serait fatale. Il l’avait dit à «la jeune duchesse d’Estrées[83]» et «à bien d’autres». Aussi, quelle ne dut pas être sa terreur, quand, après avoir été oublié près de trois mois, en son hôtel de la Place Royale, il vit, autour de son lit, dans la matinée du 29 mars (il s’était couché à 5 heures) toute une bande d’archers[84], que dirigeait M. de Sourches, grand-prévôt de la maison du roi, chargé de le conduire à la Bastille! Mais, grâce à sa présence d’esprit, Richelieu se ressaisit aussitôt. Il avait sous son chevet, au dire du familier vendu à d’Argenson, une lettre d’Alberoni qui eût suffi à le faire décapiter. Il invoqua, en se levant, les exigences d’un besoin naturel, et, sous prétexte d’y satisfaire pudiquement, il enleva avec prestesse le billet compromettant, et l’avala avec non moins de subtilité[85].
[83] Les correspondants de la Marquise de Balleroy (édit. E. de Barthélemy, 1883), t. II, p. 43.
[84] Buvat: Journal de la Régence (1865, 2 vol.), t. I, p. 269.—Les Mémoires du Marquis d’Argenson, t. I, p. 23, disent que les archers étaient au nombre de 20, commandés par Duchevron, lieutenant de la prévôté.—Dangeau, de même (XVIII, 23).
[85] Mémoires du Marquis d’Argenson, t. I, p. 23.
L’opération policière avait été si vivement menée, qu’il était incarcéré à la Bastille à dix heures du matin[86], pendant que son ami, le marquis de Saillant, colonel de l’autre régiment de Bayonne, qu’il entraînait dans sa disgrâce, était, à son tour, arrêté et conduit pareillement à la Bastille.
[86] Buvat: Journal de la Régence (édition Campardon), loco citato.
Richelieu fut, tout d’abord, «resserré dans un endroit où l’on met ceux dont l’affaire est mauvaise», écrit un contemporain[87]: «la Calotte», un cachot octogone, ne recevant le jour que par une étroite ouverture, sentant le moisi, avec une chandelle fichée dans le mur, sans table, ni chaises, une méchante paillasse pour lit, sous prétexte que la forteresse regorgeait déjà de prisonniers; c’est du moins Soulavie qui l’affirme de l’aveu du principal intéressé.
[87] De Barthélemy: Gazette de la Régence, p. 325.
Villars, qui avait pris à cœur (cherchez la femme!) le sort de son ancien aide de camp, note, en termes moins mélodramatiques, que Richelieu avait été enfermé «dans une espèce de cachot[88]».
[88] Mal de Villars: Mémoires, t. III, p. 133.—Dangeau dit: «Dans une petite chambre qui est au-dessus des cachots et qui n’a de jour que par en haut (XVIII, 24).»
Mais le détenu, à qui sa vanité coutumière avait rendu une certaine assurance, affectait de se détacher de toutes ces contingences. N’avait-il pas demandé, le premier jour, qu’on «lui envoyât les violons[89]»?
[89] De Barthélemy: Gazette de la Régence, p. 327.
Au reste, avisé, le 10 mars, par un billet de Mlle de Valois, de la mauvaise tournure que prenait pour lui l’information judiciaire, il avait brûlé, à son hôtel de la Place Royale, toutes les pièces qui pouvaient trahir son entente avec l’Espagne[90].
[90] Général Piépape: La duchesse du Maine, 1910, p. 237.
Mais il avait affaire à forte partie. D’Argenson, d’accord avec ses deux compères Dubois et Le Blanc, secrétaire d’État au département de la Guerre, avait avidement examiné les papiers saisis chez Richelieu, toute une cassette de billets doux, paraît-il; et, le 4 avril, leur destinataire se voyait obligé à comparaître pour la seconde fois, devant le garde des sceaux, bien décidé à ne reculer devant aucune manœuvre pour arracher des aveux au prévenu. On prétendit qu’au troisième interrogatoire, il avait, de ses yeux effroyables, et de sa voix, non moins atroce, désigné au jeune duc la place où Biron avait été décapité. «M. de Richelieu avoue tout», écrit un correspondant de la marquise de Balleroy, Caumartin de Boissy, que ses rapports d’amitié et de famille avec les d’Argenson pouvaient autoriser à de telles confidences[91].
[91] Les Correspondants de Mme de Balleroy, t. II, p. 43.
Nous trouvons une version bien différente dans les Mémoires de Mlle de Launay, la femme de chambre de la duchesse du Maine, enfermée elle-même à la Bastille comme un des agents les plus actifs de cette conspiration qui était beaucoup plus celle de sa maîtresse que celle de Cellamare:
«Malgré les traitements les plus durs, rapportent ces Mémoires, malgré les interrogatoires longs et fréquents que subit M. de Richelieu et toutes les adresses qu’on employa pour le surprendre, jusqu’à des lettres contrefaites d’une princesse qui s’intéressait à lui, on ne put se rendre maître de son secret[92].»
[92] Mémoires de Mme de Staal (Mlle de Launay) édition Lescure, t. I, p. 227.
Du reste, la nouvelle de son arrestation, le récit, plus ou moins exact, de son séjour à la Bastille, avaient singulièrement ému l’opinion publique, satisfait sans doute de nombreuses rancunes, mais aussi attristé bien des cœurs et fait pleurer bien des beaux yeux.
Villars en éprouva une profonde affliction; et, quoique, dans ses Mémoires, il ne ménage pas les critiques au roué impénitent, on sent qu’il ne peut se défendre d’une vive sympathie pour l’adolescent qui avait fait ses premières armes sous ses ordres.
«Fort coquet, peu fidèle, on n’a pas vu de jeunes hommes faire plus de conquêtes et de plus distinguées...»
Il remarque que Richelieu «jouait très gros jeu»; et il se demande, avec une pointe de malice, comment, au milieu d’occupations si variées et si encombrantes, ce parfait courtisan avait trouvé le temps de conspirer. Il constate, lui aussi, la présence d’esprit du prisonnier qui ne se laisse pas embarrasser par les questions du garde des sceaux[93].
[93] Mémoires de Villars, t. III, p. 133.
En revanche, la Palatine éclate en reproches, en invectives, en malédictions contre l’homme qu’elle hait le plus au monde. Il semble que la défection de Richelieu l’ait stupéfiée. Comment, dit-elle, ce fourbe est encore venu, le 28 mars, chez le marquis de Biron, grand ami du Régent, protester de son dévouement pour mon fils et de son ardent désir de regagner son régiment, pendant qu’il échangeait avec Alberoni les lettres les plus abominables[94]. Ce n’est qu’un «cerveau brûlé». Il n’est pas, d’ailleurs, de termes injurieux dont elle ne l’accable. Et même elle en imagine un absolument inattendu et qu’elle répète fréquemment: elle l’appelle «le gnome», car «il ressemble à un lutin». De tout temps, et surtout chez les femmes, le cerveau allemand, si épais qu’il soit, se montra volontiers accessible au romantisme nébuleux du monde fantastique.
[94] Correspondance de Madame, duchesse d’Orléans (édition Jœglé, 1880), t. II, 30 mars 1719.
Une lettre de la Palatine du 31 mars concilie assez bien les opinions contradictoires émises par des témoignages contemporains sur l’attitude du prisonnier devant les magistrats enquêteurs: «Aussitôt qu’on a montré au duc de Richelieu sa lettre à Alberoni, il a avoué tout ce qui le regarde personnellement, mais il n’a rien dit au sujet de ses complices[95].»
[95] Correspondance de Madame (édit. Brunet), 1863, t. II, p. 83.
La lettre du 17 avril expose l’ensemble des griefs, justifiés ou non, de cette ennemie implacable.
«Le duc de Richelieu est un archi-débauché et un poltron. Il ne croit ni en Dieu, ni en sa parole; de sa vie il n’a rien fait et ne fera jamais rien qui vaille; il est ambitieux et faux comme le diable... Je ne le trouve pas aussi bien que toutes les dames qui sont folles de lui. Il a une fort jolie taille et de beaux cheveux, le visage ovale et des yeux très brillants; mais tout, dans sa figure, indique le drôle; il est gracieux et ne manque pas d’esprit, mais il est d’une insolence rare, c’est le pire des enfants gâtés. La première fois qu’il fut mis à la Bastille, ce fut pour avoir dit qu’il avait été au mieux avec Mme la Dauphine[96], et avec toutes ses jeunes dames, ce qui était le plus horrible des mensonges; la seconde fois, ce fut parce qu’il fit lui-même savoir que le chevalier de Bavière voulait se battre avec lui[97].»
[96] Ibid., (édit. Jœglé), 1863, t. II, 27 avril 1719.
[97] Voir page 29.—C’est vraisemblablement sur cet incident, vrai ou faux, mais diversement conté par Dangeau, que se greffa, à cette époque, la légende de la poltronnerie de Richelieu.
Mais Madame avait beau vitupérer la «folie» des nobles amies du détenu: elles ne s’en montraient pas moins ardentes à défendre la cause de Richelieu, et, faute de mieux, à lui adoucir les rigueurs de sa captivité. Bien que le prisonnier affectât, par fanfaronnade, de ne pas prendre au sérieux les menaces du Régent, de cet «ogre» qui, sous le «masque de Barbe-Bleue», prétendait avoir entre les mains de quoi faire couper quatre fois le cou au conspirateur, MMlles de Valois et de Charolais, oubliant leurs griefs réciproques, se concertaient pour sauver «une tête si chère».
La légende veut que ces deux princesses[98] aient pu se faire ouvrir, de nuit, les portes de la Bastille et pénétrer jusqu’à leur amant. Elles apportaient avec elles des briquets et des bougies, de l’argent et des bonbons; et tous trois, dans l’horreur de ce noir cachot, préparaient les réponses que devait faire l’accusé aux interrogatoires de Le Blanc et de d’Argenson.
[98] Les Mémoires de Maurepas—une autre publication de Soulavie—disent (t. II, p. 154) que Mlle de Valois était enceinte des œuvres de Richelieu; n’ont-ils pas confondu avec Mlle de Charolais?
Cependant, au bout de quelques jours, sur l’insistance des princesses, le garde des sceaux consentait à se relâcher de sa sévérité. Richelieu fut transféré de sa tour, comme l’écrit Mlle de Launay, dans une chambre moins incommode.
Mais, «la proximité d’un homme si alerte obligea de prendre les plus grandes précautions. Le lieutenant du roi (il était amoureux de la mémorialiste) crut devoir mieux serrer les clefs qu’il avait accoutumé de laisser à ma porte, devant laquelle les habitants du quartier passaient pour aller à leur promenade. Quoiqu’ils fussent toujours bien accompagnés, on ne voulait pas laisser sous les yeux cet objet de scandale[99].»
[99] Mémoires de Mlle de Launay, p. 227.
Dès lors, Richelieu put se faire servir par un de ses valets de chambre et se procurer des livres, un tric-trac et même une basse de viole (un violoncelle)[100]; il était, nous l’avons vu, grand amateur de musique.
[100] Journal de Dangeau (t. XVIII, pp. 23-24), 3 avril.
Il obtint, en outre, par l’intermédiaire de Le Blanc, la faveur d’aller dîner avec certains de ses compagnons de captivité chez le gouverneur. Mlle de Launay nous dit quelles étaient les autres distractions de cet amoureux en cage:
«En sortant de table, comme il faisait extrêmement chaud, nous nous mîmes à la fenêtre. Le lieutenant me proposa de chanter: je commençai une scène de l’opéra d’Iphigénie[101]; et le duc de Richelieu, aussi à sa fenêtre, chanta ce qu’Oreste répond dans cette scène convenable à notre situation. Maisonrouge (le lieutenant du roi) qui pensa que cela m’amusait et qui peut-être voulait faire diversion, me laissa achever toute la scène.»
[101] Iphigénie en Tauride, opéra-tragédie, par Dupré et Danchet, musique de Deschamps et Campra (1704).
La surveillance, qui avait jusqu’alors étreint Richelieu, se relâchait sensiblement.
Le Régent lui-même fermait les yeux; et l’intéressant prisonnier se promenait fréquemment sur le bastion «la perruque frisée, en habit brodé ou en robe de chambre de soie rose floquetée de rubans blancs». Et ce fut bientôt, par la rue Saint-Antoine jusqu’à la Bastille, la promenade de la Cour, pour admirer ce joli petit seigneur, envoyant sourires et baisers aux charmantes dames, qui se pressaient aux fenêtres des maisons voisines ou à la portière de leurs carrosses, «pour voir cette belle image», grogne la Palatine.
Car si son fils commençait à désarmer, elle ne dérageait pas, tout en écrivant l’histoire à sa façon. Elle ne voulait pas que le «gnome» fût primitivement de la conspiration de Cellamare: «Il avait ourdi une intrigue de son côté; il s’était mis dans la tête de se rendre un personnage tellement considérable, qu’on ne pourrait lui refuser un mariage très au-dessus de tout ce qu’il pouvait prétendre; lorsqu’il a vu que cet espoir s’évanouissait, il s’est, par dépit, jeté dans un complot[102].»
[102] Correspondance de Madame (édit. Brunet), t. II, p. 103, 30 avril.
Madame s’était faite ainsi l’écho d’un bruit de Cour, auquel Mlle de Charolais s’efforçait de donner consistance, mais en innocentant à fond Richelieu: «L’affaire de Bayonne ne saurait être vraie, disait-elle, car le duc, qui n’a rien de caché pour moi, m’en eût parlé.»
Cette Amazone qui eût, de grand cœur, dégaîné pour son chevalier, se refusait à voir le Régent; et celui-ci, d’autre part, était querellé, chaque jour, par sa fille, Mlle de Valois, impatiente de savoir Richelieu en liberté.
Jusqu’alors, Madame n’avait parlé de cette princesse qui lui tenait par les liens du sang. Mais le scandale devenait maintenant trop public pour qu’elle en dissimulât l’énormité à ses correspondants. C’est, le 12 mai, à Saint-Cloud qu’elle leur signale «l’horrible coquetterie» de sa petite-fille avec cet «endiablé» duc de Richelieu, assez fat pour laisser traîner les lettres que lui écrivit Mlle de Valois. Les jeunes gens de la Cour les ont vues: on y lisait que la princesse «lui donnait rendez-vous ici». La grand-mère n’a pas voulu se charger de sa petite-fille, malgré le désir qu’en témoignait sa bru, «parce qu’on ne la trompe qu’une fois». (Elle avait donc été déjà la dupe de Mlle de Valois). Elle a «horreur de cette évaporée». Puis elle se retourne contre son fils: «Ce duc impertinent et hardi se moque de tout. Il fait le fier à cause de la bonté du Régent pour lui. Châtié comme il le mérite, il mourrait sous les verges... Je ne suis pas cruelle de ma nature; mais ce polisson-là, je le verrais pendre sans verser une larme[103]!» Voilà bien la sensibilité allemande!
[103] Correspondance de Madame (édition Jœglé), t. II, 12 mai.
Il semblait, en effet, qu’à mesure que les récriminations devenaient plus vives de part et d’autre, le duc d’Orléans penchât davantage pour l’indulgence. Dès les premiers jours, il avait laissé pressentir cette volte-face:
—«On en apprend plus qu’on n’en veut savoir», disait-il à Villars, qui l’interrogeait sur la culpabilité de son protégé[104].
[104] Mémoires de Villars, t. III, p. 133.
Et Dubois, l’âme damnée du Régent, lui reprochait une clémence, qui n’était, au fond, qu’un adroit marchandage.
Ce père de famille, d’une insouciance notoire, trouvait cependant que Mlle de Valois était d’un placement difficile. Il avait récemment choisi pour gendre le prince de Piémont. Mais Madame «avait eu la bêtise» de jouer à l’épistolière avec l’histoire de cette porte de communication ouverte entre l’appartement de sa petite-fille et la maison de Richelieu. Comme de juste, on en avait jasé et... le mariage s’était rompu[105]. Mais voici qu’au lendemain de cet échec, la découverte de la conspiration de Cellamare offrait au Régent une occasion inespérée de se débarrasser enfin de sa fille. C’était cette fois, au duc de Modène, peu ou prou renseigné, qu’il destinait ce trésor. Et, sans plus tarder, il signifiait à Mlle de Valois qu’elle eût à prendre cet époux, en échange de la grâce pleine et entière de Richelieu[106]. Ce ne fut pas sans avoir protesté, pleuré, sangloté, que cette «malheureuse amante», comme on disait alors, «sacrifia l’Amour sur l’autel de l’Hyménée». Et Rulhière termine l’anecdote par de menus faits d’observation, qui fixent, comme en un décor d’opéra, les attitudes respectives des trois protagonistes de cette comédie dramatique.
[105] Mémoires de Besenval, t. I, p. 111.
[106] Anecdotes sur le duc de Richelieu, par Rulhière (édition Asse), p. 12.
Le jour de la cérémonie officielle, affirme-t-il avec une désinvolture qui n’a cure de la chronologie, Richelieu était libre[107]: ce fut une double joie pour Mlle de Charolais, qui était là, triomphant du désespoir de sa rivale; quant au duc, il avait voulu assister, lui aussi, dans la chapelle des Tuileries, à cette solennité matrimoniale; et il «lorgnait» impudemment Mlle de Charolais, comme s’il eût voulu se consoler par avance «de la perte d’une conquête aussi brillante[108]».
[107] Nous avons retrouvé, à la Bibliothèque de l’Arsenal, dans les Archives de la Bastille, l’ordre d’élargissement qui rendait à Richelieu sa liberté (Dossier 10672):
Monsieur de Launay, ayant bien voulu, de l’avis de mon oncle, le duc d’Orléans, régent, permettre que mon cousin le duc de Richelieu, lequel, en conséquence de mes ordres, est actuellement détenu en mon château de la Bastille, en soit élargy. Je vous envoie cette lettre pour vous dire que vous ayiez à le laisser pour cet effet sortir de mondit château sans délay ni difficulté. Et la présente n’étant pour autre fin, je prie Dieu qu’il vous ayt, Monsieur de Launay, en sa sainte garde. Écrit à Paris, le 30e d’août 1719.
Louis,
Le duc de Richelieu,
Le Blanc.
La vérité, telle qu’elle apparaît dans le récit de l’historiographe Dangeau, est autant impressionnante, en sa simplicité, que la scène théâtrale composée par Rulhière. Les pourparlers officiels pour le mariage de Mlle de Valois datent de la fin d’octobre 1719 et la bénédiction nuptiale ne fut donnée aux Tuileries que le 12 février 1720; mais, dans l’intervalle, le 6 novembre 1719, au cours d’une promenade à cheval au Bois de Boulogne, Mlle de Valois, en sortant par la porte Maillot, fut victime d’un accident mystérieux qui resta inexpliqué. En ne se baissant pas assez sur l’encolure de son cheval, elle se heurta si violemment à la tête qu’elle en fut blessée; elle fut saignée le soir et on lui «rasa» une partie des cheveux pour constater et panser la plaie qui n’offrait d’ailleurs aucune gravité. Au lendemain du mariage, elle tomba malade et ne se décida que tardivement à partir pour Modène: encore le voyage fut-il très long, en raison de cet état de santé: elle n’arrivait à destination que le 20 juin 1720 (Dangeau: Journal, t. XVIII, passim).
En tout cas, si l’anecdote de Rulhière est exacte, elle ne doit prendre date que du 12 février 1720.
[108] Anecdotes de Rulhière (édit. Asse).—Les Mémoires de Besenval (t. I, p. 113) soulignent plus énergiquement le cynisme de Richelieu, qui «révolta tout le monde, en joignant à l’inconséquence d’assister à la cérémonie du mariage l’audace de parler à l’oreille de Mlle de Charolais, en regardant Mlle de Valois. Et toutes deux en conçurent contre lui une haine qu’elles gardèrent jusqu’à leur mort.» Dans cette dernière phrase, l’opinion de Besenval est complètement erronée, du moins en ce qui concerne Mlle de Valois.
Il reçut cependant de la nouvelle duchesse de Modène une autre consolation, d’un prix inestimable, s’il faut en croire les informations recueillies par Rulhière. Avant de partir pour l’Italie, la jeune épousée disposa, en faveur de Richelieu, d’un bien qui aurait dû appartenir uniquement à son mari. Et comme il faut qu’en notre pays tout finisse par des chansons, deux couplets de Momus fabuliste, une pièce du Théâtre Français, firent une allusion, à peine voilée, à cette disgrâce conjugale[109].
[109] Anecdotes de Rulhière (édit. Asse).—Maurepas (Mémoires, I, 152) affirme qu’elle «apporta à son mari une étrange maladie qu’elle tenait de son amant».—Momus fabuliste ou les Noces de Vulcain, par Fuzelier, jouée en 1719.
De leur côté, les satiriques de Cour n’avaient pas attendu pour railler, dans un facile jeu de mots, le médiocre mariage de Mlle de Valois. Ils faisaient dire à la victime:
[110] Mélanges historiques, politiques et satiriques (De Boisjourdain), 1807. 3 vol. in-8o, t. I, p. 379.—Mémoires de Maurepas (1792, 4 vol.), t. IV, p. 77. Et cet ennemi irréconciliable de Richelieu ajoutait que, par la suite, la duchesse de Modène avait été «l’instrument de l’ambition du Maréchal en faisant déclarer son mari pour la France contre l’Autriche» qui d’ailleurs lui avait confisqué ses États.
Une autre anecdote voulait que Madame, l’implacable ennemie de Richelieu, «qui avait retiré chez elle Mlle de Valois», se fût offusquée de l’impertinence avec laquelle il affichait sa bonne fortune, depuis sa mise en liberté due aux instances amoureuses de la fille du Régent. Aussi lui avait-elle «fait dire que s’il tenait à la vie, il eût à s’éloigner des lieux où elle était[111]».
[111] Mélanges de Boisjourdain et autres pièces satiriques sur la duchesse de Modène, t. I, pp. 379-391.
Rien n’est plus faux que ce racontar. La Palatine, bien qu’elle eût souhaité voir Richelieu accroché à la potence, n’eût pas été femme à l’y envoyer. Et d’abord elle se défendait de prendre sa petite-fille sous sa garde; puis, si elle avait adressé au «gnome», d’aussi terribles menaces, on en trouverait trace dans sa correspondance. Or, à consulter celle-ci, depuis que Richelieu est sorti de la Bastille, il semble que sa liaison avec Mlle de Valois n’ait jamais existé. C’est Mlle de Charolais seule qui porte toutes les responsabilités.
«Le Régent est trop bon[112], écrit la Palatine, pour ce petit duc de Richelieu, qu’il a remis en liberté, parce qu’il le persuada qu’il a tout voulu lui révéler.
[112] Le Régent avait fini par répondre aux ministres qui blâmaient la mise en liberté de Richelieu: «J’ai fait grâce à ce jeune homme, parce que j’ai vu dans sa conduite la folie de son âge plutôt qu’un crime réfléchi.»—«Richelieu a tout avoué sans se faire prier, écrit, le 2 avril 1719, Caumartin de Boissy à la marquise de Balleroy. La seule excuse est que le Régent qui est naturellement bon, le regarde comme un fol et aime mieux donner un exemple de clémence que de justice.»
«Sa maîtresse, Mlle de Charolais, n’a eu de cesse que le Régent lui accordât sa liberté: quelle horreur qu’une princesse du sang aille se déclarer devant l’univers entier amoureuse comme une chatte et d’un individu inférieur comme rang, infidèle, car il a une demi-douzaine de maîtresses! Quand on le lui dit: Bah! répond-elle, c’est pour me les sacrifier; et il me raconte tout ce qui se passe entre eux.»
Madame ne peut comprendre une telle inconscience. Si elle était superstitieuse, elle croirait que Richelieu «a des secrets». Toutes les femmes courent après lui; et cependant il est indiscret et bavard: n’a-t-il pas eu l’effronterie de déclarer que, si une impératrice, belle comme un ange, lui accordait ses faveurs, à condition qu’il n’en dise rien, il préférerait les refuser? Il est poltron, vain, impertinent: «C’est là l’oriflamme de la plupart des femmes. Elles lui sacrifient tout leur honneur, tout leur bonheur[113].»
[113] Correspondance de Madame (édition Jœglé), 1er octobre 1719.
Cette dernière phrase, après tant d’injures ou de puérilités, est encore le jugement le plus sûr, le plus vrai, le plus profondément douloureux qu’ait jamais porté la Palatine sur le sort néfaste réservé par le duc de Richelieu aux femmes assez malheureuses pour l’aimer en toute sincérité.