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Le Maréchal de Richelieu (1696-1788): d'après les mémoires contemporains et des documents inédits

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CHAPITRE XVIII

Ce que pensait Richelieu de Mme de Pompadour et ce que lui demandait Voltaire. — L’expédition de Dunkerque; nouveaux déboires et nouvelles chansons. — Richelieu ne répond pas aux avances de Mme de Pompadour. — Il est nommé ambassadeur matrimonial auprès du roi de Pologne. — Cette mission inquiète la Cour de Saxe. — Désappointement de Frédéric II. — Le Maréchal de Saxe est le véritable négociateur. — Succès personnel de Richelieu. — Ses attentions délicates pour la future Dauphine. — Le mariage. — La négociation secrète avec Vienne n’aboutit pas. — Une «rêverie» de Maurice de Saxe.

L’irruption, romanesque, de Mme Le Normant d’Etioles dans la vie du roi, n’avait pas autrement surpris, ni inquiété le duc de Richelieu. Dans sa pensée, le caprice de Louis XV pour cette petite bourgeoise ne devait tirer à conséquence, bien que la femme fût délicieuse sous les futaies ensoleillées de la forêt de Sénart, ou sous le scintillement des lustres de l’Hôtel-de-Ville: il restait entendu que Sa Majesté ne pouvait avoir, comme maîtresse reconnue, qu’une grande dame. Aussi, quelques jours avant son départ pour l’armée, l’indulgent Richelieu avait-il très volontiers soupé chez le roi, avec Mme d’Etioles, en compagnie des ducs d’Ayen et de Boufflers, de la marquise de Bellefonds et de la duchesse de Lauraguais[330].

[330] Campardon: Mme de Pompadour et la Cour de Louis XV (1867), p. 13.

Mais, après Fontenoy, la fantaisie royale était devenue de la passion et menaçait de tourner au véritable amour, grâce à l’habileté de la jeune femme, qui n’avait pas eu besoin, comme Mme de Châteauroux, de l’intervention du favori pour passer au rang de favorite.

Cependant, le 9 septembre 1745, Richelieu, de retour de Gand, avait cru politique de lui témoigner des égards, lorsque, au souper donné à l’Hôtel-de-Ville, pour la réception du roi, souper où elle n’avait pu assister, puisqu’elle n’était pas encore «présentée», elle avait dû être servie, avec d’autres convives, dans un des salons de l’étage supérieur. Le duc n’avait pas été un des moins assidus à «monter» la complimenter et lui rendre compte de la fête[331].

[331] Campardon: Mme de Pompadour et la Cour de Louis XV (1867), p. 64.—Journal de Luynes, t. VII, p. 55.

Quelques jours après, elle était «nommée» marquise de Pompadour et «présentée» sous ce titre. Aussitôt Voltaire, l’adorateur de tous les astres naissants, avait paru ébloui par l’éclat de celui-ci. N’avait-il pas déjà écrit à son «héros»—un nom qu’il répète à satiété—pour lui demander sa protection active et continue auprès de Mme de Pompadour, en raison de la bienveillance dont elle avait honoré le poète de Cour? Or, Richelieu, en malicieux critique, lui avait simplement dit d’une pièce de Voltaire: «Je ne suis pas trop content de son acte.» «J’aimerais bien mieux, ajoutait l’auteur de Fontenoy, qu’elle sût par vous combien ses bontés me pénètrent de reconnaissance et à quel point je vous fais son éloge.» Trois mois après (septembre 1745), il commence une antienne dont il fatiguera désormais les oreilles du premier gentilhomme de la Chambre: il le priera d’inscrire son répertoire sur le programme des spectacles de la Cour à Fontainebleau: «Je ne veux paraître, disait-il, que sous vos auspices.»

Avec une exagération plus marquée encore, il félicitait, en octobre, Richelieu désigné pour le commandement en chef du corps d’armée, qui devait s’embarquer à Dunkerque et descendre sur la côte d’Écosse, où il trouverait le Prétendant dont il appuierait, de son épée, les revendications:

«Je vous verrai faisant un roi et rendant le vôtre l’arbitre de l’Europe. Ma destinée sera d’être, si je le peux, l’Homère de cet Achille qui a quitté Briséïs pour aller renverser un trône.»

En effet, sans perdre de vue la prodigieuse fortune de la Marquise, Richelieu avait de plus instantes préoccupations, c’est-à-dire son expédition contre l’Angleterre, qu’il entreprenait, à l’entendre, dans le but le plus désintéressé; il disait hautement qu’il ne voulait pas être Maréchal de France[332]. Mais l’opinion publique n’était pas la dupe du bon apôtre; et les gazettes étrangères représentaient à l’envi le généralissime comme un barbet, à qui l’on fait passer l’eau pour rapporter un bâton[333]. Les préparatifs accusaient cependant un effort de réelle importance. Maurepas en parlait sérieusement dans sa correspondance avec l’archevêque de Bourges; il fixait à douze mille le nombre des soldats qui devaient accompagner Richelieu[334].

[332] Journal de Luynes, t. VII, p. 127.

[333] Journal de Barbier, t. IV, p. 114.

[334] Lettres de Marville, t. II, p. 211.

Celui-ci partit, le 23 décembre, pour Dunkerque. Il passa par Gand où il eut une conférence avec le Maréchal de Saxe: la brouille n’avait pas duré, d’autant que Maurice était charmant... à ses heures. Mais quand Richelieu fut arrivé à destination, les mêmes difficultés qui, deux années auparavant, l’avaient immobilisé à Boulogne[335], vinrent de nouveau paralyser à Dunkerque sa bouillante ardeur. Il dut constater qu’il n’avait pas la moitié de son effectif, ni les munitions, ni les vivres nécessaires à son corps d’armée. Si Maurepas avait donné des ordres précis, le comte d’Argenson n’avait pas suivi son exemple[336].

[335] Voir page 166.

[336] Lettres de Marville, t. II, p. 237. Nouvelles des Cafés.

Richelieu se répandit en plaintes amères et dépêcha un courrier à Versailles, pour protester contre une telle insouciance et pour réclamer l’ordre de «mettre au plus tôt à la voile[337]».

[337] Journal de Luynes, t. VII, 6 janvier 1746, p. 194.

En attendant, les épigrammes pleuvaient, à la Cour et à la Ville, sur cet Achille obligé de rester sous sa tente. Un sixain, des plus acerbes, avait trouvé cette solution... inélégante, bien que légendaire, d’un problème qui fut toujours vainement posé:

S’il fallait faire un sacrifice,
Pour vous rendre la mer propice,
Quand vous voguerez sur les eaux,
Jetez-y, pour première offrande,
Le plus fameux des m.....
Son élément le redemande[338].

[338] Journal de Barbier, t. IV, p. 115.

L’incurie des services administratifs persistait encore en février 1746. Las d’une telle inaction, dépité, découragé, Richelieu revint à ses errements de Boulogne: il se dit malade et demanda son rappel.

L’avortement de l’expédition qui n’était pourtant pas imputable au chef de l’armée, provoqua contre lui une recrudescence d’épigrammes et de chansons satiriques, dont voici une des moins mauvaises:

Vers sur l’air des Pèlerins.

13 février 1746.

Quand je vis partir l’Excellence
De Richelieu,
Je prédis sa mauvaise chance,
Hélas! mon Dieu!
Ce pilote ignore les vents
De l’Angleterre;
Il ne sait qu’embarquer les gens
Pour l’île de Cythère.
Il faut pourtant payer la peine
De ce marin!
Il n’est pas juste qu’il revienne
Et qu’il n’ait rien. (On devait prononcer rin.)
Nous lui donnerons pour pension
Le soin des filles.
Un bourdon sera son bâton,
Ses lauriers des coquilles.
Si vous comptiez sur la prudence
De ce cerveau,
Vous en auriez trop d’espérance,
Prince héros.
N’employez cet esprit follet
Et son Voltaire
Qu’à vous amuser au ballet
Du Temple de la Gloire.

(On prononçait glouère, à moins qu’on n’écrivît... Voltoire.)

Qui sait si une traversée heureuse, empêchant la désastreuse défaite du Prince Édouard à Culloden, n’eût pas précipité cette révolution que vaticinait Voltaire, en mal d’une nouvelle Iliade.

Richelieu était revenu à la Cour de fort méchante humeur[339]; et Mme de Pompadour ne tarda pas à s’en apercevoir. «Il tint sur elle des propos légers», regardant l’amour du roi «comme une galanterie de passage»; et «ce qu’il y a de plus admirable», c’est que cette opinion... «fut longtemps celle de la Cour[340]».

[339] D’après des Nouvelles de café (Lettres de Marville, t. II, 27 février), Richelieu dit confidentiellement à un ami «qu’il avait été joué et que les ministres avaient d’autres vues», en l’envoyant à Dunkerque. Cette perfidie, destinée à le perdre, n’est pas invraisemblable, étant donné le jeu d’intrigues, qui caractérisait ce triste régime.

[340] Duclos: Mémoires, 1864, t. II, p. 283.

Cette «beauté blonde et blanche, sans traits (d’Argenson entendait peut-être par là des traits trop réguliers) mais douée de grâce et de talents[341]», eût voulu retenir, par l’emprise de sa séduction, l’être fuyant qu’était Richelieu, le désarmer par son charme, mettre en communauté, pour ainsi dire, leurs intérêts politiques. Mais l’impertinence de bon ton, la taquinerie galante, le dédain courtois qu’apportait le grand seigneur dans ses rapports avec la maîtresse du roi, avaient creusé un abîme entre ces deux puissances. Elles s’observèrent d’abord avant d’ouvrir les hostilités.

[341] Mémoires du marquis d’Argenson, t. IV, p. 179.

Au reste, l’homme de Cour était tiraillé entre tant de menues besognes, qu’il lui fallait ajourner à une date, plutôt lointaine, la campagne d’éviction qu’il ménageait à la favorite. C’étaient toujours les questions d’étiquette qui venaient solliciter le plus instamment son attention, entre l’ordonnance des fêtes royales et le service militaire en Flandre, à Rocoux, par exemple, au cours de cette journée glorieuse pour les armes françaises, où Richelieu se distingua encore par son impétueuse valeur.

Il venait d’apprendre que Louis XV se proposait d’accorder des privilèges aux fils des princes légitimés, et il réclamait des compensations pour les ducs et pairs.

—«Parlez-en à Maurepas», lui répondit le roi, qui avait parfois le mot pour rire.

Richelieu se rendit cependant chez son ennemi avec le duc de Gesvres. Le ministre désira des précisions. Richelieu dépêcha aussitôt un courrier au château de la Ferté, chez Saint-Simon, ce misanthrope d’abord difficile, mais fort au courant des usages protocolaires. Gesvres alla trouver Mme de Pompadour; mais il était trop tard, Louis XV promit une solution pour l’année 1747[342].

[342] Journal du duc de Luynes, t. VII, p. 273.—Soulavie (t. VIII, p. 49) parle, en termes presque identiques, de l’incident; il ajoute: «Richelieu et Maurepas disputèrent longuement sur les prérogatives et sur le cérémonial (la Cène et l’adoration de la Croix), en présence du duc de Gesvres.»

Entre temps, Richelieu «se donnait de grands mouvements», comme on disait alors, en faveur de ses amis. Il faisait nommer au diocèse de Paris l’archevêque de Vienne; et, à six semaines de là, il enlevait l’élection de Voltaire à l’Académie, en remplacement du Président Bouhier, après avoir vivement engagé le roi à notifier ses intentions aux Quarante. C’était sa manière à lui de pratiquer le système des compensations.

Vers la fin de 1746, il était envoyé à Dresde, comme ambassadeur extraordinaire auprès de l’électeur de Saxe, roi de Pologne. C’était aussi une... compensation à sa déception de Dunkerque, compensation qu’il devait, disent les Mémoires Authentiques, à Mme de Pompadour.

La première Dauphine était morte en juillet 1746; et Louis XV demandait pour son fils la main de la princesse Marie-Josèphe de Saxe. Officieusement, Auguste III l’avait accordée; mais son premier ministre, le comte de Brühl, avait écrit de Varsovie, le 7 novembre[343], à M. de Loss, ambassadeur du roi à Versailles, afin qu’il empêchât, le plus honnêtement du monde, le départ de Richelieu pour Dresde.

[343] Comte Vitzthum d’Eckstaedt: Maurice comte de Saxe et Marie Josèphe de Saxe, dauphine de France, d’après les Archives de Dresde (1867), pp. 82 et suiv.—Duc de Broglie: Maurice de Saxe et le Marquis d’Argenson, 2 vol., 1893.

La réception de ce grand seigneur, réputé pour son train fastueux, n’était pas sans inquiéter Sa Majesté polonaise qui était plutôt économe. Puis, pourquoi ne pas laisser cette mission au seul marquis des Issarts, l’ambassadeur ordinaire de France, persona grata, «qui en serait si flatté»? D’ailleurs, concluait M. de Brühl, à quoi bon «mêler de la politique dans le contrat de mariage? Par tendresse pour la Dauphine sa fille, Sa Majesté fera, sans cela, tout ce qu’elle pourra pour complaire au roi de France.»

Les 20 et 25 novembre, Loss rassurait son collègue. Si le départ de Richelieu était inévitable—«sa nomination avait fait trop d’éclat»—le marquis des Issarts était plénipotentiaire au même titre que l’envoyé de France. Et Brühl «peut être persuadé qu’on n’exigera rien du roi qui puisse être contraire à ses intérêts. Le duc de Richelieu sera peut-être chargé de faire quelque démarche tendant à moyenner une meilleure intelligence entre notre Cour et Berlin; mais je crois qu’il se contentera... que nous fassions des politesses au roi de Prusse, en faisant sentir à ce prince qu’il en est redevable aux bons offices de la France.»

Nous verrons que le baron de Loss se trompait de Souverain. Sans doute l’ambassadeur d’Auguste III à Versailles et Maurice de Saxe, le frère naturel du roi de Pologne, qui était, en réalité, le négociateur du mariage de sa nièce, s’étaient efforcés de faire obstacle à la mission de Richelieu. Mais ils s’y étaient pris trop tard. Louis XV avait arrêté son choix. D’ailleurs l’ambassadeur extraordinaire ne se rendrait pas à Berlin[344]. Brühl félicite Loss d’avoir su dissuader Richelieu de cette visite, malgré que Voltaire et Mme du Châtelet eussent incité l’ancien intermédiaire de Rottembourg à solliciter une mission auprès de Frédéric, en vue «d’une entente plus particulière avec la France».

[344] Auguste III ne pouvait oublier que la défaite des Autrichiens et des Saxons à Kesseldorff, le 15 décembre 1745, avait ouvert les portes de Dresde au roi de Prusse et que la neutralité, consentie, dix jours après, par le vainqueur, lui avait coûté une rançon d’un million d’écus.

De son côté, le comte de Saxe écrit à Brühl, le 10 décembre, que Richelieu est en route de la veille, et que sa dernière visite fut pour lui; il lui fait part de l’entrevue. Le duc lui dit que s’il s’est chargé de la mission, c’est dans l’espoir «qu’elle serait agréable»; autrement il aimerait mieux être enlevé par les hussards, avant d’arriver à Dresde (ce qui serait fort possible, remarque, en aparté, le Maréchal). Toutefois, celui-ci affirme à son interlocuteur qu’on «n’a rien personnellement contre lui, mais on craint les prétentions de l’ambassade», depuis de fâcheuses expériences qui ont rendu la Cour de Sa Majesté polonaise «très farouche».—«Hélas! réplique Richelieu, je ne prétends rien; je désire plaire au roi, à M. le comte de Brühl, à toute la Cour et voilà tout... Je ne resterai que le temps qu’il faudra pour amener cette princesse tant désirée, avec la dignité et les respects que je dois à Leurs Majestés et au roi mon maître.» Maurice promet donc à M. de Brühl que l’ambassadeur extraordinaire «ne le tourmentera pas sur le cérémonial» et n’ira pas voir le roi Frédéric, malgré le désir de ce prince, «pour ne pas sentir le Prussien (déjà!) en vous arrivant». Et le Maréchal termine sur ce précieux renseignement: «Les d’Argenson branlent au manche, comme l’on dit. Celui des affaires étrangères est si bête (on le distinguait couramment de son frère par ce qualificatif) que le roi en est honteux. Celui de la Guerre veut faire le généralissime et n’y entend rien...» Maurice avait également rassuré son frère: «Richelieu ne serait pas pointilleux sur le cérémonial» et son séjour à Dresde serait «très court».

Le roi de Prusse avait été avisé de l’ordre qu’avait reçu Richelieu de ne point passer par Berlin; et il s’en expliquait avec Voltaire sur ce ton dégagé qui dissimulait si bien chez lui son dépit et ses rancunes:

«... Il (Richelieu) a la réputation de réunir mieux qu’homme de France les talents de l’esprit et de l’érudition aux charmes et à l’illusion de la politique. C’est le modèle le plus avantageux à la nation française que son maître ait pu choisir à cette ambassade: un homme de tout pays, citoyen de tous les lieux et qui aura dans tous les siècles les mêmes suffrages que lui accorde la France et l’Europe toute entière. Je suis accoutumé à me passer de bien des agréments dans la vie: j’en supporterai plus facilement la privation de la bonne compagnie dont les gazettes nous avaient annoncé la venue[345].» (18 décembre 1746.)

[345] Duc de Broglie: Maurice de Saxe et le marquis d’Argenson, t. II, p. 46.

Comme fiche de consolation, et puisque la montagne ne venait pas à lui, Frédéric y fit aller le marquis d’Argens, un de ses commensaux, pour féliciter Auguste du mariage de sa fille. L’envoyé était bien choisi: c’était un ami de Voltaire, qui, sous prétexte de présenter ses hommages à l’ambassadeur de Louis XV, devait très vraisemblablement le surveiller, en compagnie du conseiller Klingreef, ministre de Prusse à Dresde: «Je crains fort les algarades françaises», écrivait Frédéric à d’Argens, en lui recommandant, ainsi qu’il en avait l’habitude avec ses agents officiels ou secrets, de lui adresser des rapports bien circonstanciés[346].

[346] Duc de Broglie: Maurice de Saxe et le Marquis d’Argenson (t. II, pp. 47 et suiv.)—Le livre de Flammermont (Correspondance des agents diplomatiques étrangers, 1896) dit assez comment Frédéric, donnant ainsi l’exemple à ses successeurs, exigeait de ses ministres les plus minutieux renseignements, à l’aide de tous documents, même de rapports de police ou de gazettes manuscrites.

Arrivé, le 25 décembre, à Dresde, Richelieu entretint Brühl de sa mission secrète, car il en avait une[347], mais qui ne concernait nullement la Prusse. Désireux de finir la guerre, Louis XV s’en rapportait à la sagesse et à l’esprit d’équité du roi Auguste, pour amener un rapprochement entre les Cabinets de Versailles et de Vienne. D’accord, répondit Brühl, mais Sa Majesté polonaise veut «connaître le dernier mot de Sa Majesté Très Chrétienne» (le roi de France); alors elle ferait sien ce plan d’accommodement, aucun des adversaires ne «voulant parler le premier».

[347] Elle n’était pas cependant secrète pour tout le monde; et Richelieu, que nous savons peu discret, avait dû s’en ouvrir à Voltaire, puisque le poète lui adressait cette épître, au moment du départ pour Dresde:

De votre petite maison,
A tant de belles destinée,
Vous allez chez le roi saxon
Rendre hommage au dieu d’Hyménée,
Vous, cet aimable Richelieu,
Qui, né pour un autre mystère,
Avez souvent battu ce Dieu
Avec les armes de son frère.
Revenez cher à tous les deux,
Ramenez la paix avec eux,
Ainsi que vous eûtes la gloire,
Aux campagnes de Fontenoy,
De ramener aux pieds du roi
Les étendards de la Victoire.

Richelieu, enchanté, abonde en ce sens. Il écrit à Versailles le 27 et rend compte en même temps à Loss de ses impressions personnelles, impressions qu’il a communiquées au roi et qui, «sûrement lui feront grand plaisir». Il ne tarit pas en éloges sur la grâce et sur la figure aimable de la Dauphine. Puis, «il a été reçu avec une magnificence et une distinction si grandes qu’il ne peut assez dire combien le roi doit être sensible à ces distinctions singulières que Sa Majesté polonaise veut bien faire à son ambassadeur».

Avec le Maréchal de Saxe il est plus explicite encore; et, là, nous retrouvons notre Richelieu des grands jours, vif, gai, spirituel, amusant, un tantinet badin, qui doit regretter la patrie absente, car il parle de théâtre, mais il sait que Maurice a des raisons personnelles pour ne pas détester ce genre de conversation; et il croque en trois coups de crayon, le modèle, qui sans le savoir, vient de poser devant lui. Il a vu Madame la Dauphine, «telle que M. le comte de Friesen l’avait dépeinte et non pas telle que le portrait que le roi en avait reçu en pouvait faire juger». Cette copie devait être abominable. Mais Richelieu rétablit la vérité: «Le roi et la reine de Pologne ont exigé que je n’en dise pas trop; mais j’ai beaucoup de peine à leur obéir et je crois devoir vous dire que je l’ai trouvée réellement charmante. Ce n’est point du tout cependant une beauté, mais c’est toutes les grâces imaginables, un gros nez, de grosses lèvres fraîches, les yeux du monde les plus vifs et les plus spirituels; et enfin je vous assure que, s’il y avait de pareilles à l’Opéra, il y aurait presse à y mettre l’enchère. Je ne vous dis rien de trop, mais je n’en dis pas autant aux autres...»

En réalité, après avoir fait le nécessaire pour que les négociations consenties par les deux souverains, puis menées par Sa Majesté polonaise, ne fussent point retardées, dans leur marche pacificatrice, par le mauvais vouloir de la Cour de Vienne, Richelieu laissa dormir la haute politique pendant son séjour à Dresde, pour ne plus remplir que son mandat ostensible d’ambassadeur matrimonial. Grâce à sa belle humeur, à sa courtoisie, à son aménité, il devint l’idole de tous, il sut conquérir le roi, la reine et les seigneurs de la Cour. Il ne dédaignait pas de descendre aux plus minces détails et jusqu’aux plus minutieuses enquêtes pour connaître les habitudes et les goûts de la future Dauphine.

Il demandait à l’aya (la gouvernante) quels étaient les livres et les divertissements préférés de la princesse; et sa sollicitude s’étendait jusqu’au dénombrement et à la nature des maladies de l’enfant et de la jeune fille.

Par l’intermédiaire de Mme de Lauraguais, maîtresse dévouée, amie fidèle et intelligente, il avait fait venir, à la Cour de Saxe, un tailleur parisien, pour prendre les mesures de la fiancée. Cet homme était rentré en France, ravi de la figure, de la grâce et de la... taille de son auguste cliente. Il rapportait avec lui une boucle des cheveux de la princesse qui fit l’admiration de Versailles.

Richelieu n’exerçait pas une moindre séduction sur le populaire.

Le jour de son entrée solennelle, qui devait être reproduite plus tard par une estampe, ce fut une fête somptueuse rappelant le cérémonial de celle de Vienne en 1726. Des valets jetaient à pleines poignées des pièces d’argent à la foule. Sur les places publiques, les fontaines qu’il avait fait édifier, versaient à flots le vin blanc et le vin rouge.

Cependant, de mauvaises nouvelles arrivaient de Versailles. Le marquis d’Argenson improuvait la médiation que le roi avait proposée à l’électeur de Saxe par l’intermédiaire de Richelieu; à vrai dire, c’était le commencement de cette fameuse diplomatie secrète que devait diriger Louis XV par dessus la tête de ses ministres. Or, le 24 janvier 1747, Maurice de Saxe écrivait à Brühl que «le pétard avait sauté»; mais lui, le Maréchal, avait certainement mis le feu à la mèche; ce pétard, c’était la lettre de démission envoyée par Louis XV à son ministre des affaires étrangères. Comme l’a fort bien démontré le duc de Broglie dans son livre sur Maurice de Saxe et le Marquis d’Argenson, celui-ci, pour être un... prévoyant de l’avenir, souvent averti, mais parfois chimérique et toujours morose, n’en était pas moins un déplorable ministre des affaires étrangères: «Le jour même, écrit M. de Broglie, où Frédéric II, mécontent de d’Argenson, disait qu’il ne voulait pas être le Don Quichotte de la France, d’Argenson faisait cette déclaration au ministre de Frédéric, Le Chambrier: «L’alliance de la Prusse et de la France est un système dont les bases doivent être inaltérables (t. II, p. 47).» Les bévues de ce philosophe, improvisé ministre, ne laissaient pas que d’être nombreuses: «A tort ou à raison, remarque M. de Broglie, par ses qualités et par ses défauts, il en était arrivé à déplaire à tout le monde et à n’être défendu par personne (t. II, p. 73, note).»

Quand il tomba, le 10 janvier 1747, Le Chambrier dit: «Je savais que son renvoi était décidé.»

Les négociations pour la paix n’en continuèrent pas moins à Dresde, pendant les fêtes du mariage, célébré le 10 janvier, par procuration et béni par le nonce. Le «Maréchal Général» (c’était le nouveau titre de Maurice) travaillait à l’instrument diplomatique avec Loss et Richelieu. Le cabinet de Vienne répondait vaguement et récriminait toujours. En février, une réplique, sous forme de dépêche secrète, adressée à Brühl et rédigée par Richelieu, formulait les conditions de la France. Les pourparlers n’avançaient pas: l’Autriche opposait toujours des mesures dilatoires. On lui fit entendre que la France était prête pour la guerre; et le Maréchal de Saxe se remit en campagne. Néanmoins Puysieulx, qui avait remplacé le marquis d’Argenson aux affaires étrangères, reprit secrètement les négociations: on en retrouve les traces dans les archives de Vienne et de Dresde[348].

[348] Comte Vitzthum d’Eckstaedt: Maurice comte de Saxe, 1867, p. 173.

Maurice de Saxe, qui avait conseillé cette entente diplomatique, ne voulait pas cependant de la paix à tout prix: il comprenait fort bien que Louis XV, fidèle à ses engagements avec l’Espagne, dût assurer le sort de son gendre et de sa fille, Madame Infante. Et, tenant compte de toutes nécessités diplomatiques ou familiales, le «Maréchal-Général», dont tant de Rêveries amusèrent les loisirs, édifiait un rêve qui devait être, soixante-dix ans plus tard, une réalité: la constitution d’un royaume des Pays-Bas, indépendant de l’Autriche, avec la Hollande et la Belgique. Qui sait, comme le fait très justement observer le Comte Vitzthum d’Eckstaedt, si «cette solution, alors adoptée», n’eût pas «changé la face de l’histoire de l’Europe? La guerre de Sept ans n’eût pas probablement éclaté... C’était la clef de voûte du système politique de Kaunitz, qui aurait voulu débarrasser l’Autriche des Pays-Bas, pour l’arrondir en Italie et en Allemagne[349]

[349] Vitzthum d’Eckstaedt: Maurice comte de Saxe, p. 169.


CHAPITRE XIX

Richelieu va prendre à Gênes la succession du Maréchal de Boufflers. — Pronostics du Marquis D’Argenson. — Succès de Richelieu: il est nommé Maréchal de France; honneurs exceptionnels que lui décerne la République de Gênes. — Son retour triomphal à Versailles. — Sa campagne contre la Marquise. — Comment il traite le duc de la Vallière, favori de la favorite. — Formation du triumvirat. — Les inquiétudes de Mme de Pompadour: un mot de Louis XV.

Cette interminable guerre, dite de la Succession d’Autriche, reprit au printemps de 1747[350].

[350] Dans l’intervalle, après la mort de l’empereur d’Allemagne, Charles VII, cet électeur de Bavière, allié de la France, que ses défaites avaient mis à la discrétion de l’Autriche, le Grand-Duc François, époux de Marie-Thérèse, avait été élu, le 15 septembre 1746, empereur d’Allemagne.

Toujours «employé» à l’armée de Flandre, comme aide de camp du roi, Richelieu combattait, le 2 juillet, à Lawfeld et poursuivait la campagne, quand, sur les conseils de Noailles et du Comte d’Argenson, un ordre de Louis XV lui enjoignit de se rendre, sans délai, en Italie.

Gênes, qui se recommandait de la protection de la France, avait été bloquée par les Piémontais et les Autrichiens. Mais le Maréchal de Boufflers, qui occupait la ville avec 7 à 8.000 hommes, manœuvra si bien qu’il la délivra le 6 juillet. Malheureusement, au milieu de son triomphe, il mourait de la petite vérole. Et c’était Richelieu que le roi désignait, le 1er août, pour le remplacer.

Bientôt le nouveau généralissime passait par Paris, où le marquis d’Argenson, rendu à ses chères études, le rencontrait, «volant avec joie et fierté», à son poste d’honneur, et profitait de la circonstance pour adoucir de retouches, cette fois un peu moins sombres, le portrait âpre et dur qu’il avait tracé du «vieux papillon». Après en avoir montré «le rire agréable, l’éloquence et la vigueur, la richesse et la prodigalité, l’extrême franchise et cependant «les coups en finesse» qui rappelaient la manière de son grand’oncle le Cardinal» (!!!), d’Argenson concluait: «Le total fait un homme fort distingué dans le siècle où nous sommes, où l’élévation est rare. Ses talents, sa physionomie, sa hardiesse à parler, le brillant de ses desseins ont ébloui ses contemporains; et je conviens avec plaisir qu’il mérite de la réputation et une grande distinction[351]

[351] D’Argenson: Mémoires, t. V, pp. 87-88.

Cette fois, la fortune devait sourire, sans réserves, à Richelieu[352]. Il fut aussi heureux dans ses opérations militaires que son prédécesseur. Ses biographes, pour n’en pas perdre l’habitude, ont encore, dans le récit de ses exploits, entrelacé de myrte ses couronnes de laurier. Ce qui est moins discutable, c’est qu’à la suite de plusieurs combats, il délogea l’ennemi de toutes ses positions et resta maître de la situation et du pays jusqu’à la ratification du traité d’Aix-la-Chapelle, qui mettait fin à la guerre en 1748. Aussi était-il nommé Maréchal de France, le 11 octobre; et cette dignité suprême, qu’il avait si longtemps recherchée, se rehaussa encore d’honneurs exceptionnels, que lui décerna, le 17 du même mois, la République de Gênes. Elle le déclarait, lui et ses descendants, nobles Gênois avec leurs titres inscrits sur le Livre d’Or. Une statue de Richelieu, due au ciseau de Scafini[353], fut érigée dans le grand salon du Palais du Gouvernement: des Anglais, qui la virent en 1756, affirmèrent à Voltaire qu’elle était «belle et ressemblante[354]». Nati[355] déclare qu’elle fut exécutée sur le portrait en marbre commandé par Richelieu à Schoffer, portrait dont il s’était montré satisfait. On reprochait à cette statue ses défauts de proportion et la petitesse de la tête. Elle périt dans l’incendie qui consuma la salle du Grand Conseil quelques années avant la Révolution de 1789[356]. La statue de Richelieu au Louvre serait, d’après M. de Montaiglon, une réduction de l’œuvre de Scafini et «devrait passer de l’école française dans l’école italienne[357]».

[352] Il n’eut que des succès dans cette campagne, que les Mémoires authentiques qualifient de «guerre défensive».

[353] Lalande: Voyage d’Italie, 1786, t. IX, p. 322.—L’hôtel d’Egmont, à Paris, en possédait une copie.

[354] Voltaire: Lettre de Richelieu, 28 mars 1756.—Voltaire avait adressé à Richelieu une épître sur cette statue. La Correspondance de Grimm (édit. M. Tourneux, t. I) publie la réponse en vers de Richelieu, qui n’est évidemment pas du Maréchal, dans une lettre de Raynal.

[355] Nati: Vie d’artistes génois.

[356] Alizer: Guide artistique, 1846, p. 94.

[357] Intermédiaire des Chercheurs et des Curieux, t. I, p. 24.

Le nouveau Maréchal de France quitta Gênes le 10 novembre.

Il revenait, fort de l’autorité que lui donnait son heureuse campagne, et comptait bien, d’accord avec d’Argenson, le ministre de la Guerre, Machault, le contrôleur général et même Maurepas, offrir au roi une maîtresse digne de lui[358]. Il s’étonnait, de bonne foi, de n’être pas encore du Conseil. Le 2 janvier 1749, il était affectueusement reçu par Louis XV, qui, le soir, à l’issue du souper, s’enfermait avec lui jusqu’à deux heures après minuit. Et le marquis d’Argenson—la Bête!—de tirer d’étonnants pronostics d’une telle faveur: «Ce sera, avec la Cour, le fameux duc d’Épernon et avec le roi le cardinal de Richelieu: certes le cardinal de Richelieu n’avait pas le courage de cœur qu’a son neveu; aussi n’était-il qu’un prêtre[359]

[358] «Richelieu, vainqueur à Gênes, écrit le Marquis d’Argenson, était considéré comme le Messie qui devait donner de bons coups de collier pour la gloire et la sûreté du royaume, et chasser la maîtresse roturière et tyrannique du royaume, pour en donner une autre.»

[359] D’Argenson: Mémoires, t. V, p. 87.

Le Maréchal avait encore dans son jeu un atout d’importance. Premier gentilhomme de la Chambre, en exercice, avec l’année qui commençait, il ne perdait pas un seul instant le contact de la Cour. Il surveillait les intrigues de ses adversaires, pouvait en ourdir de nouvelles et avait la haute main sur les spectacles et les fêtes dont on s’était efforcé, pendant son absence, de lui subtiliser la direction.

En effet, il avait appris, à Gênes, que M. de Cury (ou Curys) se proposait d’acheter de Bonneval la charge d’Intendant des Menus, sur le désir de Mme de Pompadour, conseillée par son grand ami, le duc de la Vallière. Déjà celui-ci, entrant dans les vues de la favorite, soucieuse de distraire un monarque toujours ennuyé, avait ordonné et dirigé la construction du Théâtre des Cabinets sur le grand escalier des Ambassadeurs à Versailles; mais Richelieu, perpétuellement féru de ses prérogatives, avait adressé au roi «une lettre très respectueuse, et très forte[360]», à propos de cet empiètement sur les fonctions des premiers gentilshommes de la Chambre. En ce qui concernait Cury, il écrivit, le plus courtoisement du monde, à la Marquise, que son protégé étant depuis longtemps de ses amis, à lui Richelieu, il serait ravi de faire plaisir à Mme de Pompadour; mais il se garda bien de lui engager sa parole. D’un autre côté, il écrivait à son collègue, le duc de Gesvres, pour désapprouver la candidature de Cury; et ce malheureux de Gesvres, ne sachant que répondre aux sollicitations de la Marquise, prétendait n’avoir reçu aucune lettre de Richelieu. Celui-ci, de retour à Paris, avisant Cury chez Mme de Pompadour, «l’avait, durant trois heures, embrassé», complimenté, accablé d’amitiés, mais sans prendre de décision ferme[361].

[360] Journal de Luynes, t. IX, p. 245.

[361] Ibid., t. X, pp. 79 et suiv.

D’ailleurs, pendant son séjour à Gênes, il avait conservé, vis-à-vis de la Marquise, son attitude, aimable et gracieuse; et la favorite, croyant peu ou prou à la sincérité de ces démonstrations, avait payé de la même monnaie son correspondant; encore la sienne paraissait-elle de meilleur aloi:

... «Vous connaîtrez avec le temps, disait-elle, ma façon de penser pour vous et peut-être serez-vous persuadé que je mérite des amis. Je ne demande l’amitié des gens que j’aime, que quand ils me connaîtront bien; vous voyez mon équité. Vous voulez, dit-on, aller à Rome: cela retardera votre retour que je verrai arriver avec plaisir...[362]»

[362] De Nolhac: Louis XV et Mme de Pompadour (1904), p. 195.

Elle ne devait pourtant y gagner que beaucoup de désagréments.

Déjà, de Gênes, Richelieu avait signifié, par lettre, à M. de Bury, surintendant de la musique en survivance de Blamont, qu’il défendait aux musiciens de la Chambre «d’aller nulle part, sans ses ordres[363]». Et, depuis son retour à Versailles, il avouait à Luynes «n’avoir aucune idée arrêtée sur des divertissements qu’il regardait comme personnels à Mme de Pompadour», cette dame ignorant sans doute les droits afférents à la charge de premier gentilhomme[364].

[363] [364] Journal de Luynes, t. X, pp. 84-85.

Mais avant de «crosser» définitivement «la petite Pompadour et de la traiter comme une fille de l’Opéra, ayant grande expérience de cette sorte d’espèce de femme et de toute femme[365]», Richelieu se donna le malin plaisir d’en brimer férocement le favori.

D’abord, il «rendit une ordonnance portant défense à tous ouvriers, musiciens, danseurs, d’obéir à d’autres qu’à lui pour le fait des Menus Plaisirs[366]». En même temps il félicitait «Rebel, maître de musique de la Chambre, qui battait la mesure», d’avoir résisté au duc de la Vallière, quand celui-ci s’efforçait à lui démontrer l’inutilité de prendre les ordres de Richelieu, du moment qu’il s’agissait du service du roi[367].

[365] [366] Mémoires d’Argenson, t. V, p. 350, janvier 1749.

[367] Journal de Luynes, t. X, p. 89.

Enfin, il attaqua de front l’homme-lige de la Marquise.

Il lui demanda, un jour, «s’il avait une charge de cinquième gentilhomme de la Chambre, ce qu’il avait donné pour cela, etc...

... «Ceci était bon au duc de Gesvres qui avait reçu 35.000 livres pour se départir des droits de sa charge, mais, que, pour lui, Richelieu, il n’en avait pas reçu un écu et n’en recevrait pas un million, pour en laisser aller un pouce de terrain...

«M. de la Vallière ne savait plus que dire et soufflait. M. de Richelieu lui a dit: «Vous êtes une bête» et lui a fait les cornes... ce qui n’est pas trop honnête», mais ce qui ne laissait pas d’être exact; et d’Argenson l’établissait, d’après la formule moliéresque.

Toutefois, une question, autrement sérieuse que la plantation—incorrecte, voire illégale—de «l’Opéra sur le grand escalier», excitait Richelieu contre cette maîtresse du roi, qu’il se jurait bien de «tourmenter et d’excéder, toute dominante qu’elle fût à la Cour[368]».

Un nouvel ami de la Marquise, M. de Saint-Séverin, «italien... né sujet de la reine de Hongrie», venait d’être «introduit» furtivement dans ce «Conseil», où «l’on avait prédit plusieurs fois à Richelieu qu’il serait premier ministre, comme son grand oncle[369]».

[368] [369] Mémoires d’Argenson, t. V, pp. 350 et suiv.—Richelieu reconnaît, dans ses Mémoires authentiques «qu’il fut assez sot pour se laisser entraîner dans la Querelle des Cabinets», à cause des charges et prétentions des «commensaux de Mme de Pompadour, qui indisposaient cette dame contre lui»; comme s’il n’avait pas été le premier à leur déclarer la guerre!

Aussi le triomphateur de Gênes résolut-il de justifier ce pronostic en se débarrassant de tous les obstacles qu’une main adroite accumulait sur sa route. Il poursuivit l’exécution du plan qu’il avait médité en revenant d’Italie.

«Il commença par s’attacher tous les ministres à département, qui sont ceux de la Guerre, de la Marine et des Finances, même M. le Chancelier. Ils le regardent tous comme leur vengeur, de même que les quatre premiers gentilshommes de la Chambre l’ont regardé comme leur bretteur, pour chasser M. de la Vallière de leurs fonctions où il s’était immiscé. On espère donc qu’il délivrera les ministres du joug de MM. Pâris (les banquiers de la Cour), de la favorite, de MM. de Puysieulx et de Saint-Séverin; chacun s’accole à lui[370]...»

[370] Mémoires du Marquis d’Argenson, t. V, pp. 354 et suiv.

D’Argenson ajoute que, pour fortifier encore son action, Richelieu avait formé un triumvirat avec le Maréchal de Belle-Isle et le cardinal de Tencin.

Mais, quoique toujours en faveur auprès du roi, Richelieu avait à faire à forte partie.

Mme de Pompadour, ne pouvant plus douter d’une hostilité qu’étaient impuissants à dissimuler les dehors d’une politesse exquise, cherchait et recueillait partout des armes contre un ennemi qui, suivant le mot très juste de d’Argenson, ne cherchait qu’à la tourmenter et à l’excéder jusque chez elle.

En effet, un jour que le roi devait aller passer quarante-huit heures au petit château de la Celle, propriété de sa maîtresse, celle-ci l’avait supplié de ne pas se faire accompagner du Maréchal, malgré que sa charge lui en donnât le droit.—«Y pensez-vous, Madame?» avait répliqué Louis XV; «et que vous connaissez mal M. de Richelieu! Si vous le chassez par la porte, il rentrera par la cheminée[371]

[371] Mémoires du Marquis d’Argenson, t. V, pp. 354 et suiv.

Cette allusion piquante au scandale tout récent où le Maréchal se trouvait impliqué, ne fut pas perdue pour la Marquise. L’aventure rappelait une antique prouesse de l’adolescent et jetait comme un soupçon de ridicule sur le quinquagénaire. Évidemment c’était une bagatelle, mais nous verrons comme Mme de Pompadour sut l’exploiter, en attendant mieux.


CHAPITRE XX

L’aventure de Richelieu et de Mme de la Pouplinière. — Le fermier général et sa femme rue Richelieu et à Passy. — Le Maréchal est un familier de la maison; il y rencontre J.-J. Rousseau qu’il traite de compositeur génial. — La «calote» de Roy. — Lettres anonymes. — La Pouplinière fait surveiller sa femme et la brutalise indignement. — Correspondance amoureuse. — Comment La Pouplinière découvre, avec Vaucanson, la plaque tournante d’une cheminée servant de communication aux deux amants. — Chassée par son mari, Mme de la Pouplinière meurt d’un cancer. — Le jouet du jour. — Une malice de Mme de Pompadour.

La liaison de Richelieu avec Mme de La Pouplinière durait depuis plusieurs années, que le mari, donnant ainsi raison à un dicton célèbre, était encore à s’en apercevoir.

Soit dans son hôtel de la rue de Richelieu[372] qui faisait face à la Bibliothèque du roi, soit dans la belle maison de Passy que lui avaient louée les héritiers du financier Samuel Bernard, le fermier général Le Riche de La Pouplinière, amateur éclairé des lettres et des arts, Mécène fastueux et magnifique, s’estimait très honoré des témoignages d’amitié que lui prodiguait un des plus grands seigneurs de la Cour[373]. Sa maîtresse, qu’il avait épousée, et qui était fille de la comédienne Mimi Dancourt, n’était pas moins fière de se voir adulée et courtisée par un homme, encore la coqueluche des marquises et des duchesses, un Richelieu qu’avaient su conquérir ses yeux noirs, si brillants, où le pinceau de La Tour a saisi et fixé comme un nuage de langueur. C’était une brune, à la fois impétueuse et romanesque, qui se plaisait à courir par les halliers, les cheveux au vent, habillée en Diane chasseresse.

[372] Actuellement le no 59 de la rue (Cucuel: La Pouplinière, 1913).

[373] D’après Montbarey (Mémoires, t. I, p. 107) c’était l’ardent désir qu’avait La Pouplinière de faire représenter ses œuvres, qui l’avait incité à solliciter l’intimité de Richelieu, «plus dangereux par sa réputation que par ses qualités personnelles».

Les fréquentes apparitions du premier gentilhomme de la Chambre chez le fermier général, avant le départ pour l’armée ou après le retour du Languedoc, pouvaient s’expliquer par le soin minutieux qu’apportait le courtisan, soucieux de remplir les devoirs de sa charge, à se tenir au courant des hommes et des choses de théâtre, auxquels La Pouplinière, tout le premier, prenait un si vif intérêt.

C’est ainsi que Richelieu avait assisté aux concerts et aux représentations de Passy, qu’il en avait connu les fournisseurs et les interprètes. Le musicien Rameau était l’oracle de la maison: il «y faisait la pluie et le beau temps». Mais Richelieu supportait difficilement les sautes d’humeur de ce compositeur fantasque, qui lui avait déjà donné tant de tablature avec la Princesse de Navarre. Il témoignait, au contraire, d’une sympathie très marquée pour Jean-Jacques Rousseau, dont il avait voulu entendre, à Passy, les Muses rivales, un «opéra» qui l’avait enthousiasmé[374]. Aussi, malgré que le Génevois déplût fort à la capricieuse Mme de La Pouplinière, Richelieu, confiant dans le «génie» de son nouveau protégé, lui avait-il proposé de remanier le livret et la partition de la Princesse de Navarre, devenue les Fêtes de Ramire, à défaut des deux auteurs occupés au Temple de la Gloire. Rousseau avait demandé son consentement à Voltaire[375] qui le lui avait accordé dans les termes les plus flatteurs: il s’était dispensé de la même démarche auprès de Rameau, hostile et jaloux. Il toucha fort peu au poème, mais écrivit, entr’autres morceaux de musique, une ouverture et un récitatif «bien accentué, plein d’énergie et surtout excellemment modulé»[376]. Lorsqu’il fit entendre la nouvelle partition chez le fermier général, la dame du logis, toujours prévenue contre le compositeur qui, d’ailleurs, manquait absolument de technique, se plaignit avec aigreur de cette «musique d’enterrement». A quoi Rousseau répliqua en montrant le premier vers du poème:

O mort, viens terminer les malheurs de ma vie!

[374] Jean-Jacques Rousseau: Confessions (édition Didot, 1844), partie II, livre 7, pp. 313 et suiv.; Desnoiresterres: Vie de Voltaire, t. III, p. 41: «M. Rousseau, avait dit Richelieu à Jean-Jacques, voilà de l’harmonie qui transporte; je n’ai jamais rien entendu de plus beau, je veux faire donner cet ouvrage à Versailles.» Il est vrai que, le lendemain, Richelieu avait oublié ses promesses de la veille; c’était du moins Mme de la Pouplinière qui l’avait déclaré à Jean-Jacques, alors que celui-ci prétend absolument le contraire: «M. le duc arriva peu après et me tint un tout autre langage».

[375] Cette lettre (en original ou en copie) se trouve, datée du 11 décembre 1745, dans le t. VI (p. 54) des pièces manuscrites de ou sur Voltaire que possède la Bibliothèque de la Ville de Paris.

[376] MM. Tiersot (J.-J. Rousseau Musicien, pp. 83-95) et Cucuel (La Pouplinière, pp. 120 et suiv.) ont élucidé ces diverses questions que les Confessions ont traitées de façon inexacte et peu intelligible.

Et Richelieu, qui ne laissait jamais échapper une occasion de railler Voltaire, fit remarquer à Mme de la Pouplinière que l’inspiration du compositeur répondait à l’indication du manuscrit. Sur ces entrefaites, il partait pour Dunkerque. Aussi, lorsque Jean-Jacques, qui l’ignorait, se rendit à l’hôtel du grand seigneur, trouva-t-il visage de bois, «perdant ainsi honneur et honoraires», d’autant que Rameau venait de retoucher la partition, sans y laisser subsister le nom de Rousseau: seul, celui de Voltaire parut sur le livret, le jour de la représentation.

Mais, aux yeux des médisants et des envieux, le dilettantisme ne suffisait pas à justifier l’intimité, chaque jour plus étroite, entre Richelieu et ses hôtes. En admettant même que le duc, toujours enclin à se vanter de ses bonnes fortunes, fût resté absolument muet sur celle-ci, les deux amants avaient trop d’ennemis, déclarés ou secrets, pour que leur liaison ne devînt pas rapidement la fable de la Cour et de la Ville. Mme de La Pouplinière[377], persuadée que la passion de Richelieu la pousserait dans le monde, commettait de graves imprudences, surtout celle d’indisposer ses entours par sa hauteur et ses frasques. Richelieu n’était pas plus sage. Cassant, autoritaire, entêté, il était aussi désagréable avec certaines gens, qu’il était charmant avec d’autres. C’est ainsi qu’en 1746, à l’occasion du second mariage du Dauphin, il s’était systématiquement opposé à l’exécution de ballets composés à cette intention par le poète Roy[378]. Or, cet auteur, qui ne manquait pas de talent, était foncièrement vindicatif; et sa bile se déversait volontiers en calotes, sortes d’épîtres versifiées, satiriques et burlesques, qui, depuis nombre d’années, avaient le privilège d’amuser à souhait la malignité parisienne.

[377] Mme de la Pouplinière, dit M. Cucuel (La Pouplinière, p. 154) avait résisté plus d’un an aux obsessions galantes de Richelieu.

[378] Journal de Luynes, t. VII, p. 256.—Naturellement Richelieu lui avait préféré Voltaire.

Le poète, qui «donnait une calote» à sa victime, la lui offrait sous forme de brevet. A ce titre, Roy terminait ainsi le mauvais compliment qu’il adressait à La Pouplinière, car il avait trop peur du bâton pour s’attaquer directement à Richelieu:

«Lui permettons, sous les auspices
D’un duc, autrefois ses délices,
Et le favori de l’Amour,
Si méchants que soient ses ouvrages,
De leur faire avoir les suffrages,
Et de la Ville et de la Cour[379].

[379] Mémoires pour servir à l’histoire de la Calote (1754), sixième partie, pp. 139 et suiv.—Mélanges de Boisjourdain, t. III, p. 121 (1746).

La Pouplinière se piquait, en effet, d’écrire, il avait des ambitions littéraires; et Richelieu était un académicien, très influent et très remuant, alors que Roy n’avait aucune chance de figurer jamais au nombre des Immortels.

Voltaire s’était indigné de cette «infâme calote»,—le «prix des fêtes» données par les La Pouplinière—dont les traits acérés ricochaient sur son «héros», retenu à Dresde par son ambassade:

«Ne faudrait-il pas pendre, lui écrivait-il, le 24 décembre 1746, les coquins qui infectent le public de ces poisons? Mais le poète Roy aura quelque pension, s’il ne meurt pas de la lèpre dont son âme est plus attaquée que son corps.»

Or, ce «coquin» de Roy, quand il parlait de ce duc, «autrefois les délices» du financier «et le favori de l’Amour», rappelait, à mots couverts, (toujours la peur du bâton!) le scandale qui venait d’éclater, six mois plus tôt, chez le fermier général, dans son hôtel de la rue de Richelieu.

Depuis longtemps, des lettres anonymes, prévenant charitablement le mari de son infortune conjugale, pleuvaient à la maison de Paris et à la villa de Passy. Mais La Pouplinière haussait les épaules: il avait une telle confiance dans sa femme et dans son ami! Cependant, les informations devenant chaque jour plus précises, il avait fini par prêter l’oreille à la dénonciation verbale d’un familier, peut-être d’une femme dont la jalousie avait éveillé la vigilance[380].

[380] Nous avons emprunté tous les détails de la scène violente qui va suivre à une lettre inédite que nous avons découverte dans un manuscrit de la Bibliothèque Nationale (fonds français 13703, p. 95). Cette lettre était adressée, le 6 mai 1746, à Mme de Souscarrière, au château de Breuilpont, par Bachaumont, qui l’appelle «sa chère gouvernante».

Il fallait que sa quiétude ordinaire fût singulièrement ébranlée, car, dans un premier mouvement de dépit, il commença par défendre à sa femme de recevoir et même de voir Richelieu. Puis il la fit surveiller en secret; et, le 22 avril 1746, il apprenait qu’elle était allée rendre visite au galant «en petite maison». Elle rentra pour le souper: elle avait du monde ce soir-là. Son mari se montra d’assez méchante humeur; mais il était coutumier du fait; et personne ne parut s’en apercevoir.

Mais quand le dernier convive fut parti, La Pouplinière s’élança sur sa femme; et, la jetant d’un soufflet à terre, il la trépigna si rudement sur le corps, et plus encore à la tête, qu’il fallut «la saigner trois fois le lendemain et deux autres fois vingt-quatre heures après[381]». Il fut même «question de la trépaner».

[381] M. Campardon établit, dans La Cheminée de Mme de la Pouplinière, d’après des documents d’Archives, qu’en avril 1746, la jeune femme avait mandé à son hôtel un Commissaire du Châtelet, pour lui faire constater sur elle des contusions et des blessures, suites des voies de fait qu’elle attribuait à la brutalité maritale; mais elle ne donnait pas le motif de tels sévices.

Chez La Pouplinière, la vanité de l’homme était plus atteinte encore que l’honneur du mari. Lui qui tirait argument de la tenue, plutôt «négligée» de la femme, pour conclure à la fidélité de l’épouse et qui brocardait volontiers les maris malheureux, artisans de leur propre infortune, parce qu’ils ne «savaient pas être les maîtres chez eux», il allait donc prendre place, à son tour, dans cette légendaire confrérie.

Avant de rouer de coups Mme de La Pouplinière, il avait giflé une «amie et confidente» de sa femme, qui l’avait ramenée de son expédition amoureuse et qui «n’avait pas demandé son reste», pour aller prévenir de ce fâcheux dénouement Richelieu; et celui-ci avait tout aussitôt dépêché au jaloux la duchesse de Boufflers, afin «de l’adoucir et de lui faire en même temps des remontrances!!» La démarche était quelque peu osée. Et La Pouplinière déclara à la grande dame, comme il l’avait déjà «dit et redit» à ses entours, que «dans quarante jours, lorsque sa femme serait guérie, il lui en ferait tout autant.»

Entre temps Richelieu avait dû partir pour l’armée. Il avait quitté Paris dans «un état» voisin du «désespoir». Ses amis disaient que sa passion pour «la pauvre battue» était la seule «sérieuse» qu’il avait jamais eue de sa vie; et Mme de La Pouplinière l’aimait de même, «malgré les rides qui couvrent le visage de Richelieu et le dessèchement de tout son corps qui lui fait paraître soixante-dix ans».

Néanmoins, cet intrépide amoureux n’entendit pas renoncer à sa brillante conquête, mais il jugea prudent de s’assurer un asile discret, inconnu de tous, qui abriterait ses amours, loin des regards curieux et des méchants propos. Se rappelant un bon tour de sa jeunesse, qui lui avait permis de voir Mlle de Valois, à l’insu même de la gouvernante de cette princesse, le duc fit louer, moyennant 2.400 livres, une maison contiguë à l’hôtel que La Pouplinière occupait rue Richelieu; et bientôt une communication s’établissait entre les deux immeubles, par la plaque d’une cheminée, qui s’ouvrait, comme une porte, d’une chambre de Mme de la Pouplinière sur l’appartement voisin. Collé indique dans son Journal[382] la disposition du mécanisme: du côté Richelieu, «la plaque était couverte par une glace posée sur la cheminée plus basse de quatre pieds que la cheminée»; côté La Pouplinière «cette glace s’ouvrait à secret».

[382] Collé: Journal (1868, 3 vol.), t. I, pp. 25 et suiv. novembre 1748.—C’était un certain Berger (le directeur de l’Opéra?), qui avait loué nominativement la maison.—Voir dans l’opuscule de Campardon, les détails sur le percement du mur, le procès avec les propriétaires, etc...

Les visites de l’amant étaient fatalement intermittentes: la nécessité de sa présence à Versailles ou à Choisy, ses obligations comme soldat, comme gouverneur de province, comme ambassadeur et, faut-il le dire, le souci d’autres intrigues amoureuses éloignaient cet homme si occupé, et cependant toujours infatigable, d’une maîtresse qui l’adorait. Mme de La Pouplinière, impatiente de tant d’obstacles, cherchait à tromper les ennuis de l’attente, ou les tristesses de l’absence, par de longues lettres à l’adresse du bien-aimé, lettres où la passion la plus vive et, apparemment la plus sincère, éclate en ces menus et jolis détails, en ces tendres et délicats aveux, en cet exquis déshabillé du style qu’on rencontre parfois chez les épistolières du XVIIIe siècle. La correspondance de Mme de La Pouplinière—un modèle du genre—est quelque peu éparpillée, mais elle est presque toujours intéressante, comme tranche (qu’on nous passe le réalisme de l’expression) de cœur féminin. Les lettres dont nous publions ici quelques passages, furent écrites pendant que Richelieu était retenu en Italie par le siège de Gênes:

... «Je crains que mes lettres volumineuses ne vous aient ennuyé; vous me dites qu’elles font votre bonheur, mais cela est si faible, si peu répété, détaillé; vous ne répondez qu’à des articles dont je ne me soucie guère, et que je vous ai plutôt mandés pour avoir une coupure à faire. C’est mon seul plaisir de vous écrire, de penser que vous me lirez, que je suis dans vos mains, que je vous occupe de moi forcément pendant une heure, sauf les distractions, mais aussi vous me lisez; cela seul me ferait copier des gazettes, si je ne pouvais vous écrire autre chose; et l’extrême confiance que j’ai en vous me fait vous écrire jusqu’à des bêtises... Ainsi, mon cœur, que mes nouvelles, mes projets, même mes craintes ne vous fassent aucune impression que comme des rêveries de mon imagination...

... «Je vous aime, mon cœur, à la folie: il n’y a rien que je n’entreprisse pour vous le prouver et en mériter autant de vous... Et je vous désire avec une violence, que, si je devais vous voir ce soir, cela me paraîtrait un siècle, fussiez-vous de l’autre côté de la bergère...

... «De tous les gens que j’ai vus depuis que vous êtes parti, aucun ne m’a fait autant de plaisir que Guimont... Il m’intéresse beaucoup: il va vous revoir, vous parler, vivre avec vous dans cette familiarité que je désirerais tant, être au chevet de votre lit, à votre toilette, à l’Opéra, à dîner, à la guerre, à des fêtes, seule avec vous[383]

[383] Bulletin du Bibliophile, année 1882, pp. 419 et suiv.

On voit, dès les premières notes de cet hosanna d’amour, que Richelieu en usait avec Mme de la Pouplinière, ainsi qu’il en avait l’habitude avec ses autres maîtresses. Le commencement de ses lettres est comme une caresse, mais qui dure si peu! L’amant cède bientôt la place au courtisan, avide des nouvelles d’un pays vers lequel tendent toutes ses ambitions, ou tous ses regrets.

La fin de ces fragments signale l’entrée en scène d’un nouveau personnage qui ne mérite guère un tel honneur. Guimont était un cousin germain de Mme de Pompadour, à qui le crédit de la favorite avait valu d’être envoyé à Gênes, comme représentant de la France, et que son incapacité en fit rappeler. Il y fut en conflit avec Richelieu. Avait-il reçu pour mission secrète de le surveiller? Toujours est-il qu’après avoir accepté un rôle, comme chanteur, dans un «bel opéra», monté par Richelieu à Gênes, opéra qui devait coûter 50.000 livres, Guimont se retira sous sa tente, prenant parti pour une cabale féminine, dont le moindre grief contre le général en chef était d’entretenir un sérail de Gênoises[384].

[384] Mémoires d’Argenson, t. V, pp. 281 et suiv. (nov. 1748).

Pendant qu’il faisait ainsi «la guerre en dentelles», Richelieu ne se doutait guère de l’orage qui éclatait sur la tête de son amie.

La Pouplinière, toujours jaloux, toujours sur le qui-vive, épiant les moindres démarches de sa femme, avait conscience qu’il était trompé et ne pouvait prendre les coupables sur le fait. En vain la trahison d’une camériste de Mme de la Pouplinière, à qui Richelieu avait négligé de régler la pension viagère qu’il lui avait promise[385], avait révélé au mari les apparitions soudaines de l’amant chez sa maîtresse. Et le fermier général, exaspéré, se demandait comment le bourreau de son honneur parvenait à pénétrer dans son hôtel, sans que personne s’en aperçût. Enfin, un jour (le 28 novembre 1748), pendant que Mme de la Pouplinière assistait à une revue des uhlans du Maréchal de Saxe, passée dans la plaine des Sablons par leur commandant, le financier se décida à fouiller minutieusement l’appartement de sa femme, en compagnie de son avocat Balot et du fameux physicien Vaucanson[386]. Les deux maisons étant contiguës, il fallait, de toute nécessité, que Richelieu traversât, en quelque sorte, le mur mitoyen pour accéder à la chambre de sa maîtresse. Mais par quel passage?

[385] Journal de Barbier, IV, 327.

[386] Marmontel: Mémoires (édition M. Tourneux), t. I, p. 237.—Marmontel était un familier du fermier général.

Les investigateurs procédèrent par déduction (la méthode, comme on voit, n’est pas nouvelle), et leurs perquisitions les amenèrent devant la plaque de cheminée, qui, sous la canne de Vaucanson, sonna le creux. Le physicien, s’approchant pour mieux examiner, put constater que «la plaque était à charnière et que la jointure en était presque imperceptible».

—«Ah! le bel ouvrage! s’écria-t-il avec admiration[387]

[387] Marmontel: Mémoires, t. I, p. 237.

Avisée aussitôt, Mme de la Pouplinière était retournée, en toute hâte, à l’hôtel, accompagnée des Maréchaux de Saxe et de Löwendahl[388]. Mais elle eut beau supplier, vainement ses deux amis intercédèrent pour elle, le financier resta inflexible; il refusa de recevoir sa femme; il s’engageait simplement à lui servir une pension de 8.000 livres. Alors Mme de la Pouplinière voulut donner l’explication de la plaque... tournante:

—«C’était pour me sauver de vos fureurs!

—«Allons donc! la glace s’ouvrait du côté de l’autre maison! Et puis vous ai-je jamais donné une chiquenaude?

—«Voyons! Monsieur, il faut en finir; embrassons-nous; aussi bien je suis exténuée de fatigue et de faim.

—«Pas du tout, je ne veux plus vivre, ni manger avec vous.

—«Où irai-je?

—«Eh! chez M. le Maréchal, si bon vous semble et s’il le veut[389]

[388] La plainte de Mme de la Pouplinière (nov. et déc. 1748) ne signale, comme témoin des outrages qu’elle subit de son mari, que le Maréchal de Saxe.

[389] Collé: Journal, t. I, pp. 25-26.

On sait le dénouement de cette scène de ménage.

Les 28 novembre et 12 décembre, Mme de la Pouplinière déposait deux nouvelles plaintes contre son mari qui «la calomniait, l’expulsait de sa maison et la laissait dans un dénuement absolu[390]».

[390] Campardon: La Cheminée de Mme de la Pouplinière (Charavay), p. 120.

Elle avait pris un appartement rue Ventadour; et ce fut, sur la menace d’être dépossédé de son privilège de fermier général[391], que son mari se décida, en novembre 1749, à lui assurer sa pension de 8.000 livres. Elle avait déjà un viager de 4.000, et Richelieu lui avait servi une rente mensuelle de 1.200 livres[392], en attendant que La Pouplinière tînt ses engagements.

[391] Revue de Paris (15 mars 1912), article Cucuel.—Mémoires d’Argenson, t. VI, p. 73.—Collection Leber à Rouen.

[392] Mémoires d’Argenson, t. VI, p. 73.—Tant qu’elle vécut, elle fut soignée par le chirurgien de Richelieu, «lequel n’a cessé de la voir jusqu’à son dernier moment».

Elle mourut, en 1752, des suites d’un cancer au sein. Elle l’attribuait aux mauvais traitements de son mari. Déjà, en janvier 1748, dans une lettre à Richelieu, elle s’inquiétait de glandes devenant chaque jour plus volumineuses et plus douloureuses. On a prêté ce propos à son amant (et Casanova le répète) qu’elle avait imaginé une affection cancéreuse, pour apitoyer sur son sort le fermier général et le pousser à une réconciliation, dont il eut grand’peine à se défendre[393]. Supposition qui nous paraît toute gratuite; car comment admettre, si ce cancer n’avait pas existé réellement, que Richelieu eût continué, jusqu’à la mort de la malheureuse, la comédie de l’envoyer panser par son chirurgien?

Mme de Pompadour avait été, la première, à encourager des commérages et des médisances qui jetaient un fâcheux vernis sur le duc de Richelieu[394]. Quand ces bavardages devinrent un bel et bon scandale, confirmé par des constatations indéniables, elle applaudit à toutes les manifestations satiriques destinées à lui donner un plus rapide et plus large essor. On fit circuler cet Avis au public qui ne semble pas avoir été poursuivi bien sévèrement par la police:

Messieurs, vous êtes avertis
Qu’on fait fabriquer dans Paris,
En perçant la maison voisine,
Fond de cheminée à ressorts,
Où l’amant peut passer le corps,
Sans que personne le devine.
On pourra voir cette machine
Chez certain fermier général,
Chez Madame La Pouplinière,
Qui s’en est servi la première.

[393] [394] Article Cucuel dans La Revue de Paris.—Bibliothèque de l’Arsenal. Archives de la Bastille 11774. (Gazette inédite de Bousquet de Colomiers, 21 septembre 1752): «Il n’a tenu à rien que M. le Maréchal de Richelieu n’ait réuni M. et Mme de la Pouplinière.»

Puis, le 31 décembre, les camelots parisiens proposaient, comme une actualité d’étrennes, le jouet du jour, «des petites cheminées en carton, avec une plaque qui s’ouvrait, derrière laquelle on voyait un homme et une femme qui se guettaient[395]».

[395] Journal de Barbier, t. IV, p. 336.

Enfin, s’inspirant de cette nouveauté qui fit fureur, la Marquise avait commandé, pour mieux ridiculiser son ennemi[396] par une création moins éphémère, «un modèle de cheminée tournante en bois d’acajou, d’environ deux pieds, avec la plaque en cuivre», appelée à figurer un jour dans le Catalogue des objets d’art du marquis de Marigny, frère de la favorite.

[396] Une raison qui, paraît-il, avait motivé plus que toute autre, l’intervention, aussi haineuse que persistante de la Marquise, c’était, d’après la Correspondance de Grimm, que Richelieu avait eu l’intention de donner sa maîtresse à Louis XV. Aussi, prétend toujours le gazetier, Mme de Pompadour avait-elle écrit à Mme de la Pouplinière, pour la menacer de sa vengeance, si elle continuait à vouloir plaire au roi. D’après une autre version, ce fut la seconde femme de La Pouplinière qui eut cette prétention et s’attira ainsi les foudres de la favorite.


CHAPITRE XXI

Richelieu a trop l’amour du théâtre et la servitude de l’étiquette pour ne pas entrer en conflit avec Mme de Pompadour. — Disgrâce de Maurepas; son quatrain; l’attitude de Richelieu. — De dépit de n’être pas premier ministre, Richelieu part pour le Languedoc. — Spectacles de la Cour pendant son absence. — Correspondance de Voltaire, autre mécontent, avec Richelieu. — Retour du Maréchal, plus aigri que jamais, à Versailles: ses propos de frondeur.

D’Argenson, qui suit si minutieusement l’agitation incessante de la Cour, qu’il semble avoir l’œil armé d’une loupe pour ne pas perdre un seul des mouvements de ces infiniment petits, D’Argenson s’égare parfois dans le dédale de leurs manœuvres et finit même par y fourvoyer sa psychologie. Cependant, sa perspicacité n’est pas en défaut, quand elle note que «Richelieu est trop attaché à la bagatelle du théâtre et des ballets». Et, de fait, si, sur ce terrain, le Maréchal a souvent pour lui le droit, la justice et la raison, il n’a pas toujours le sens de l’opportunité. En multipliant des spectacles dont elle revendique l’initiative, la Marquise poursuit une politique personnelle. Atteinte d’un mal qui la mine sourdement, la fait maigrir à vue d’œil et «venir à rien», Mme de Pompadour s’est rendu compte qu’elle ne peut répondre qu’insuffisamment aux exigences sensuelles du roi; aussi s’est-elle efforcée à le retenir auprès d’elle par la piquante nouveauté de divertissements inédits. Et voici qu’un homme lui contrecarre son plan de campagne, au nom des lois de l’étiquette, quand il lui eût été si facile de ne pas assister à des représentations qui offusquent son amour-propre.

C’est alors que le roi pose à ce gêneur la fameuse question, si fort commentée par ses entours:

—«Combien de fois êtes-vous allé à la Bastille, Monsieur le Maréchal?

—«Trois fois, Sire.»

Peu de jours après, le cœur gros de rancune, Richelieu dansait, trépignait, faisait vacarme, à la Muette, dans sa chambre au-dessus de l’appartement de la Marquise. Mais il est trop fin pour ne pas se rendre compte qu’il «n’a rien à gagner à se buter contre la maîtresse du roi». Louis XV peut l’appeler «son cher Richelieu», l’emmener pendant des heures dans son carrosse, prendre son avis sur toutes choses, ce favori, que hante le rêve de la première place dans l’État, doit se résigner, s’il veut l’atteindre, à ne plus rester en guerre ouverte avec la favorite[397]. Sans doute, pour le principe (car il faut sauvegarder les droits du protocole; et Richelieu, hier encore, avait à lutter contre les prétentions subversives du prince de Conti), ce sera toujours lui qui disposera des musiciens et autres gagistes de la Chambre, qui leur donnera des ordres ainsi libellés: «Un tel se rendra à telle heure pour jouer à l’Opéra de Madame de Pompadour.» Mais les deux théâtres, montés par le duc de la Vallière, n’en subsisteront pas moins: pendant les représentations, l’ami de la Marquise se tiendra derrière le fauteuil du roi pour recevoir les ordres du maître; et la blessure faite à son amour-propre par l’algarade du premier gentilhomme se cicatrisera sous le Cordon bleu.

[397] D’Argenson: Mémoires, t. V, pp. 357 et suiv.

Ce qui influa peut-être encore le plus sur les résolutions de Richelieu, ce fut la disgrâce foudroyante de Maurepas; non pas, comme a pu le croire un instant le duc de Luynes[398], que ces deux mortels ennemis se fussent enfin réconciliés; mais tous deux suivaient des voies parallèles pour parvenir à débusquer l’adversaire commun; seulement, Richelieu apportait à ses attaques «tant d’art, tant d’esprit, tant de politesse et même de galanterie pour Mme de Pompadour[399]», que celle-ci hésitait encore, pour s’en débarrasser, sur le choix des moyens. Mais, Maurepas, cependant si courtois d’ordinaire, se montrait plutôt sec et dur avec la Marquise. Il avait le génie de l’épigramme, et comme on l’a si souvent répété à propos de gens d’esprit, il eût sacrifié son meilleur ami à un bon mot. Aussi bien, pour n’en pas perdre l’habitude, il se sacrifia lui-même. Il décocha donc, un jour, ce quatrain contre la maîtresse du roi qui, en offrant une touffe de roses blanches au Bien-Aimé, les avait laissé s’éparpiller à terre:

Par vos façons nobles et franches,
Iris, vous enchantez nos cœurs.
Sur nos pas vous semez des fleurs,
Mais ce ne sont que des fleurs blanches[400].

[398] Journal de Luynes, t. X, p. 117.

[399] Ibid., p. 118.

[400] Maurepas qui cite le quatrain dans ses Mémoires (t. IV, p. 265) se défend de l’avoir composé; il l’attribue même à Richelieu et l’accuse tout au moins de l’avoir répandu à la Cour et à la Ville, après l’avoir... oublié sur la cheminée du roi.

Maurepas ne pouvait pas offenser plus cruellement sa victime. Il lui rappelait une infirmité qui l’éloignait souvent du roi et dont la continuité l’obligeait à chercher des distractions toujours nouvelles pour cet amant toujours blasé.

L’ordre d’exil qui, vers la fin d’avril, envoyait à Bourges le ministre disgrâcié, frappa la Cour de stupeur; et Richelieu ne put échapper à cette impression, comme le note le Journal de Luynes, à la date du 25:

«A cette même heure de huit heures du matin, M. de Richelieu était au Parlement pour la réception de M. de Belle-Isle. Il arrivait du petit château où il avait couché. Un homme d’esprit que je connais beaucoup et de qui je tiens ceci, trouva au Parlement un de ses amis qui lui dit: Regardez bien M. de Richelieu: il a l’air d’un homme qui n’est pas à lui-même; je ne serais point étonné qu’il y eût quelque chose sur M. de Maurepas. L’homme qui m’a conté ce fait, est très véridique et sans ostentation...»

Assurément le Maréchal ne fut pas autrement attristé de la catastrophe; mais elle lui donna à réfléchir[401]. Et d’Argenson signale le résultat de cette méditation d’un courtisan sur les vicissitudes de la bienveillance royale: «La réconciliation du favori avec la favorite est entière, cordiale, édifiante.» Mais celle-ci suspectait encore la sincérité de celui-là. Elle prétendait que Richelieu avait colporté l’épigramme incriminée. Et lui, quelques jours après, de s’écrier, devant l’insistance que Mme de Pompadour mettait à présenter le malencontreux quatrain comme la cause réelle de la chute de Maurepas: «Eh quoi! Madame, voulez-vous dire que le roi n’a chassé un ministre qu’à cause de ce qui vous était personnel et non à cause de sa mauvaise administration[402]

[401] Journal de Luynes, t. X, p. 117.—Les Mémoires authentiques de Richelieu qui consacrent tout un chapitre à la disgrâce du Comte d’Argenson, gardent le silence sur celle de Maurepas.

[402] D’Argenson: Mémoires, t. V, p. 457.

Il est certain que le secrétaire d’État au département de la marine avait assez mal rempli ses fonctions: sa légèreté n’avait d’égal que son scepticisme; et l’abandon, dans lequel il laissa les intérêts qui lui étaient confiés, ne fut pas étranger aux catastrophes navales qu’allait entraîner pour la France la guerre de Sept ans.

Et Richelieu connaissait si bien son Maurepas qu’il avait rédigé à l’adresse du roi un mémoire où il dénonçait l’indignité de son ennemi. Pour être plus sûr de l’atteindre, il avait confié son factum à la Marquise, en la priant de le remettre au prince. Or, Louis XV n’aimait pas à voir des figures nouvelles dans ses conseils de Cabinet, et Maurepas raconte que le roi lui donna ce réquisitoire en le qualifiant de «libelle[403]».

[403] Le «libelle» est inséré tout au long dans les Mémoires de Maurepas, t. IV, pp. 213-221.

Mais, lui aussi, Richelieu, est «taxé de grande étourderie[404]»; et, malgré toutes les concessions qu’il a pu faire, il n’est pas encore parvenu au but de ses désirs, à ce poste de premier ministre dont «il se croit la capacité». L’année touche à sa fin; et dans l’espoir d’une nomination imminente, il retarde de jour en jour, d’heure en heure, son départ pour les États[405]. Enfin, il se décide, le 20 janvier 1750, à quitter Versailles. La stérilité de ses efforts l’a rendu maussade; et cependant il a hâte de regagner la Cour; il ne veut rester en Languedoc, afin d’y recevoir l’infante Antoinette, dont le passage est annoncé pour le mois de mars ou d’avril, que si on lui promet la Toison d’Or. En attendant, il est entré en conflit avec les États qui refusent l’impôt du vingtième, Richelieu n’ayant su leur donner l’assurance que la province conserverait ses privilèges; et on blâme sa conduite à la Cour parce qu’il a souffert les remontrances des États. Mais bientôt il a rompu avec eux: il l’écrit à Versailles et demande qu’on le rappelle; or les États lui donnent pleins pouvoirs pour terminer l’affaire du vingtième et des privilèges; car il est «aimé et adoré de toute la province»; et quand, de retour à Versailles, en avril, il reparaît, le lendemain, à Choisy, il se présente «tête haute» et fort bien accueilli par le roi[406].

[404] D’Argenson: Mémoires, t. VI, p. 86.

[405] [406] Mémoires d’Argenson, t. VI, passim.

Pendant son absence, ses adversaires n’étaient pas restés inactifs. Huit jours après son départ, le théâtre de Mme de Pompadour avait représenté le Préjugé à la mode, qui datait de 1735 et dans laquelle l’auteur La Chaussée montrait «un mari amoureux de sa femme, mais qui n’osait faire paraître ces sentiments, parce que l’amour conjugal est devenu un ridicule dans le monde[407]...».

[407] Journal de Luynes, t. X, p. 403.

«M. de Richelieu d’aujourd’hui, qui était le héros de son temps pour la galanterie, est, en quelque manière, ajoute le Journal de Luynes, le premier qui ait donné occasion à cette comédie. Sa première femme (Mlle de Sansac) n’était rien moins que jolie. Elle l’aimait, mais il ne pouvait la souffrir; et de là il s’est établi parmi la jeunesse brillante que c’était un ridicule d’aimer sa femme.

«M. de Melun pensait différemment... Nous avons vu depuis M. de la Trémoïlle se conduire de même avec sa femme (une Bouillon) qu’il aimait passionnément.

«Tous ces caractères différents ont été vraisemblablement le modèle de ceux que La Chaussée a peints dans cette comédie. Le ridicule que l’on y voit donner à l’amour conjugal a fait naître quelques réflexions sur la présence de la reine à un spectacle, où Mme de Pompadour joue avec toutes les grâces et toute l’expression qu’on peut désirer.»

C’était, en effet, une énorme bévue que d’avoir produit devant la reine le Préjugé à la mode; et la responsabilité pouvait en retomber sur Richelieu qui, même absent, était censé l’ordonnateur de ces représentations, en réalité dirigées par La Vallière.

L’Histoire ne dit pas comment le Maréchal prit la chose. On remarqua seulement, à son retour, son étonnement peu dissimulé, lorsqu’il fut informé de la grande faveur dont jouissait le contrôleur général, Machault, un protégé de la Marquise. Mais on nota en même temps qu’il était plus poli et moins hautain: à peine «osait-il parler au roi en particulier»; encore le prince semblait-il se dérober à ces entretiens. Décidément (et c’est toujours d’Argenson qui enregistre ces échos de la Cour) «on ne trouvait plus rien au Maréchal de ce qui peut faire un ministre» (juillet 1750). Et Richelieu, de dépit, s’en allait bouder, au mois d’octobre, dans son château de Touraine.

Il était alors en correspondance avec un autre mécontent, Voltaire, qui lui avait écrit, dans le courant d’août, une lettre fort longue et fort importante pour sa biographie, lettre datée de Berlin, où il était l’hôte, choyé, de Frédéric dont il faisait le plus pompeux éloge. Louis XV et Mme de Pompadour lui reprochaient vivement cette «désertion». Richelieu l’en avait avisé. Mais Voltaire estimait que l’indifférence du roi et de la Marquise à son égard justifiait «la clef d’or, la croix et la pension de 20.000 francs» qu’il avait acceptés de Frédéric, à la grande indignation de son «héros». Il rappelait à celui-ci toutes les persécutions qui l’avaient accueilli en France et qui l’avaient réduit à son exil volontaire, alors qu’il aurait voulu passer le reste de sa vie à Richelieu, auprès du maître de ce beau domaine. En 1736, le théatin Boyer l’avait forcé à se réfugier en Hollande, à cause de l’inoffensive plaisanterie du Mondain, badinage poétique que le garde des sceaux poursuivit avec le dernier acharnement, à l’instigation de cette «vieille mie» qu’on appelait le cardinal Fleury. Voltaire pouvait déjà se retirer en Prusse; mais il avait juré de ne jamais quitter Mme du Châtelet, dont la mort seule l’avait séparé.

Pendant qu’il était à Lunéville, le roi Stanislas avait composé le Philosophe Chrétien, et fait tenir le manuscrit à sa fille. La reine le lui retourna, en lui disant que c’était l’œuvre d’un athée, que Voltaire en était sans nul doute l’auteur et qu’il «pervertissait», de concert avec Mme du Châtelet, le roi Stanislas, pour l’ «étourdir» sur sa liaison avec Mme de Boufflers. Le Dauphin avait été fâcheusement impressionné, lui aussi, sur le compte de Voltaire; et les gens de lettres ne cessaient d’être hostiles au philosophe.

Évidemment, dans cette interminable épître, le commensal du roi de Prusse semble atteint du délire de la persécution; c’est, d’ailleurs, une note que cet esprit, cependant si solide, fait volontiers entendre; mais, peut-être aussi, exagère-t-il, avec intention, son état de nervosité, pour prier Richelieu, et avec quelle insistance, de plaider sa cause auprès de Mme de Pompadour. Lui qui a fait nommer Voltaire gentilhomme ordinaire et historiographe du roi, saurait représenter à la Marquise que les ennemis de son protégé sont les ennemis de la favorite; il lui dirait «tout l’attachement» de l’absent pour elle, et «qu’elle seule pourrait lui faire quitter le roi de Prusse».

Comme on voit, Richelieu s’était bien gardé d’apprendre à Voltaire ses déceptions et ses rancœurs; lui répondit-il de ce château, que son correspondant eût si allègrement adopté pour Thébaïde, combien son intervention auprès de Mme de Pompadour aurait peu de chances de succès? Mais un courtisan convient-il jamais de la baisse de son crédit?

L’éloignement et la solitude ne parvinrent pas à cicatriser les plaies de cet orgueil ulcéré. Richelieu revint à Versailles, en janvier 1751, aussi aigri, aussi amer qu’il en était parti, et prit bientôt une attitude de frondeur. Le marin Mahé de la Bourdonnais, embastillé, comme prévaricateur, sur la dénonciation, inexacte, de Dupleix, venait de publier un Mémoire pour se disculper des accusations portées contre lui. Richelieu, chez qui la sensibilité n’avait pas perdu tous ses droits, s’émut d’une telle injustice et s’emporta jusqu’à dire, devant Louis XV et devant la Marquise, qu’un de ces jours «cet accusé innocent commanderait une des escadres du roi». Mme de Pompadour se montra fort irritée du propos; car elle était liée d’amitié avec les Dupleix et les Bacquencourt.

A deux mois de là, Richelieu, dans un cercle d’environ quinze personnes, passait au crible de la critique le dernier traité d’Aix-la-Chapelle: c’était, prétendait-il, «un chef-d’œuvre de stupidité, s’il ne l’était de corruption[408]».

[408] Mémoires d’Argenson, t. VI, 30 mars 1751.—Tout le monde désirait la paix; et personne ne fut autrement satisfait de ce traité, devenu définitif le 18 octobre 1748, sauf peut-être la Hollande, qui râlait déjà sous l’étreinte implacable de Maurice de Saxe. Cette guerre avait mis en feu presque toute l’Europe; elle fut plus particulièrement sanglante et ruineuse pour la France qui n’en devait tirer aucun avantage.

Enfin, dans la nuit du 25 au 26 avril, en sortant de souper, il était venu, flanqué de Cury, l’intendant des Menus, faire abattre les six «petites loges à quatre places», récemment construites par les soins des Comédiens français «dans l’enfoncement de la première coulisse de chaque côté du théâtre». Le duc de Chartres les avait retenues, pour son usage personnel, à La Vallière. Mais Richelieu, toujours prévenu contre cet ami de la Marquise, qu’il accusait d’empiéter sans cesse sur ses fonctions, répliqua par le... coup de théâtre qui lui valut les brocards et les huées du public parisien. On l’affubla du sobriquet de Jacques Desloges; et le lendemain, dans le foyer de la Comédie, Saint-Foix, cet auteur qui maniait l’épée aussi bien que la plume, déclarait le Maréchal de Richelieu plus diligent que le Maréchal de Löwendahl, car celui-ci n’avait enlevé Berg-op-Zoom qu’entre 4 et 5 heures du matin[409].

[409] Collé: Journal, t. I, pp. 309 et suiv.

Collé, qui relate l’anecdote, en profite pour se plaindre, avec raison, mais dans la note acrimonieuse dont il est coutumier, de la tyrannie des premiers gentilshommes de la Chambre, dont la mission devrait uniquement se borner au service du roi et de la Cour.

Louis XV lui-même eut à souffrir de la mauvaise humeur de son ami. La Dauphine venait de lui donner un petit-fils, le duc de Bourgogne. Richelieu s’abstint, non sans affectation, d’«en venir faire sa cour au roi[410]».

[410] Mémoires d’Argenson, t. VII, p. 3, 4 octobre 1751.


CHAPITRE XXII

Voltaire entretient une correspondance plus suivie avec Richelieu: comment il félicite son «héros» de son esprit de tolérance. — Préoccupations de Richelieu en matière de théâtre. — Mme Favart, le Maréchal de Saxe et le Maréchal de Richelieu. — Conflit avec l’archevêque de Paris. — Richelieu fréquente volontiers à l’Académie. — Un incident de séance. — Brouille passagère du Maréchal avec Voltaire. — Élections académiques: nomination du Maréchal de Belle-Isle. — Réforme des statuts académiques. — Intervention de Louis XV contre Piron. — Difficultés de Richelieu avec l’abbé d’Olivet. — Roueries électorales.

Par une coïncidence digne d’être notée, la correspondance, jusqu’alors très espacée, de Voltaire avec Richelieu, devient plus fréquente et plus suivie, depuis l’heure où le Maréchal, en froid avec la Cour, ne fait plus mystère à son adulateur de ses griefs contre elle. Mais, si nous avons les lettres que Voltaire adressait à son «héros», celles qu’il en recevait (et elles étaient encore assez nombreuses) ont disparu, comme tant d’autres documents précieux, des papiers du «Vieux Malade de Ferney». La perte est regrettable; car, bien qu’incorrecte et négligée, le peu de prose—non officielle—qu’on possède de Richelieu, n’est pas dépourvue d’intérêt, d’originalité, ni même d’esprit.

Le Maréchal avait un fonds sérieux d’affection pour Voltaire, qui lui ressemblait (celui-ci l’a souvent écrit), «si fort en laid»; mais cette tendresse était agressive, à la façon de l’amitié de ces hommes illustres qui caressaient leurs familiers en leur pinçant l’oreille jusqu’au sang. Voltaire se plaignait d’ordinaire doucement; mais parfois aussi la griffe léonine emportait le morceau; et la colère du blessé, s’exhalant dans le sein d’amis discrets, traitait le bourreau de «vieille poupée», sans préjudice d’autres aménités du même goût.

Donc, à partir de 1751, et pendant vingt-cinq années consécutives, cette correspondance ne chômera pas, au moins du côté de Voltaire, correspondance trop souvent monotone, car le poète réclame perpétuellement de son grand ami qu’il fasse jouer un peu partout son répertoire tragique, ou bien se répand en lamentations, comme un autre Jean-Jacques, sur les persécutions dont il est accablé. Mais, en revanche, il apporte une contribution importante à la biographie de Richelieu, nous renseigne sur la vie provinciale du gouverneur du Languedoc et de la Guyenne, sur ses goûts littéraires et artistiques, sur sa famille et ses amis.

La lettre du 31 août 1751 est démesurément longue comme celle de 1750. «Vous avez, dit-elle, les mêmes bontés pour mes musulmans que pour vos calvinistes des Cévennes. Dieu vous bénira d’avoir protégé la liberté de conscience. Faire jouer le prophète Mahomet à Paris et laisser prier Dieu en français chez vos montagnards du Languedoc, sont des choses qui m’édifient merveilleusement!»

C’était à peu près la réponse prêtée à Richelieu, quand on s’étonnait à Montpellier qu’il n’adoptât pas les mesures mesquines et vexatoires prescrites par le ministre Saint-Florentin contre les protestants: «Je m’embarrasse fort peu que les hommes prient Dieu à leur manière, pourvu qu’ils ne troublent pas l’ordre public.»

A cette époque où la tolérance n’avait pas encore pris racine dans les sphères gouvernementales, le mot pouvait paraître hardi; et l’on se demande s’il n’était pas un écho des causeries voltairiennes.

La lettre du 31 août rappelle encore les prétendues persécutions (il en était cependant de réelles) exercées contre le philosophe et sur lesquelles il revient toujours si complaisamment; mais il donne une place autrement considérable à son futur Siècle de Louis XIV où, dit-il, aucun contemporain «vivant» n’est nommé, sauf Richelieu et Belle-Isle. C’est une de ses formes de flatterie indirecte à l’adresse du Maréchal: il sait cependant lui plaire bien plus encore, quand il lui écrit: «Vous me dites que vous devenez vieux, vous ne le serez jamais... Vous êtes aussi respectable dans l’amitié que vous avez été charmant dans l’amour.» Mais Richelieu, toujours taquin, avait renouvelé sa question: «Pourquoi êtes-vous en Prusse?» Et Voltaire de reprendre son antienne sur la clef de chambellan, la croix, la pension et surtout «la vie délicieuse» à Berlin, chez Frédéric. Puis aussitôt la contre-partie dont il est facile de saisir le sous-entendu: «Qu’importe à un roi de France un atome de plus ou de moins comme moi?» Et, cette fois, il n’est plus question de ces salamalecs qu’il priait Richelieu de mettre aux pieds de Mme de Pompadour. Il a dû deviner ou apprendre que le «héros» et la favorite étaient en délicatesse.

Mais, pour le courtisan qu’était le Maréchal, l’éloignement, qu’il s’était imposé, d’un foyer d’intrigues *—hier encore son véritable élément—lui semblait le plus cruel des maux. Aussi, pour tromper son ennui et donner libre carrière à ce besoin d’activité, qui était pour lui une seconde nature, se dépensait-il en besognes de toutes sortes, avec plus de fougue que d’esprit de suite, au gré de cette humeur tatillonne, dont les boutades déconcertaient ses plus zélés partisans. Il avait le goût des lettres et des arts: le théâtre surtout avait ses préférences et Voltaire le savait bien, quand il l’entretenait jusqu’à satiété de ses pièces, qu’il lui en soumettait le plan, les scènes et les actes, qu’il lui demandait ses conseils ou sa critique et qu’il finissait par les lui faire jouer à Paris, à Versailles, ou à Fontainebleau. Bien mieux, il en obtenait l’interdiction des parodies de ses tragédies, comme, par exemple, celle de Sémiramis, qui devait être représentée sur le théâtre de la Cour[411].

[411] Lettres de Mme du Châtelet (édition Asse, 1875). Lettre de Cirey, du 13 janvier 1749.

Depuis que Mme de Pompadour s’était improvisée ordonnatrice des spectacles des Petits Appartements, Richelieu s’était rejeté sur les scènes parisiennes qui étaient sous la surveillance des premiers gentilshommes de la Chambre. C’est ainsi qu’il avait eu à connaître des désordres survenus à la Comédie Italienne, après la détention de Mme Favart, victime des persécutions et des violences du Maréchal de Saxe. Ce glorieux soudard n’avait pu pardonner à la sémillante actrice de lui résister. Il l’avait fait suivre, traquer et finalement enlever par l’inspecteur de police Meusnier qui l’avait internée dans un couvent[412]. Les habitués de la Comédie Italienne, dont Mme Favart était pensionnaire, sur la recommandation de Richelieu, avaient attribué l’infortune de l’étoile à la jalousie d’une de ses compagnes, Coraline, et, pour punir celle-ci, avaient monté contre elle une formidable cabale. Dans une lettre qu’il écrivait à Mme Favart, Maurice de Saxe lui représentait Richelieu exaspéré contre elle, le lieutenant de police lui ayant affirmé qu’elle était l’auteur de tout ce tumulte; mais ce bon apôtre de Maurice de Saxe en avait pris, disait-il, la défense et raconté au Maréchal que Mme Favart avait cherché, au contraire, à calmer les spectateurs de l’amphithéâtre par ce «fort bon propos»:

—«Messieurs, je vous suis obligée, mais vous me faites plus de mal que de bien.»

[412] Meusnier: Manuscrit trouvé à la Bastille, 1789.

Et Richelieu, persuadé par Maurice de Saxe, avait mis l’émeute sur le compte de Coraline, mais plutôt encore sur celui du comédien Rochard qu’il se proposait d’envoyer au For Levêque, dès son retour de Fontainebleau[413].

[413] Mémoires et correspondance de Favart, édités par son petit-fils et par Dumolard (1808), t. I, préface, pp. LV et suiv.

Il faut reconnaître toutefois que si les exigences de son humeur capricieuse et de son esprit pointilleux rendaient souvent difficiles ses rapports avec ses justiciables du théâtre, il savait défendre, à l’occasion, non moins obstinément, leurs intérêts professionnels. En février 1751, l’archevêque de Paris vint supplier le roi d’accorder, comme droit des pauvres, à l’Hôpital Général, le quart des recettes de l’Opéra et des Comédies, soit cent mille écus. Richelieu, alors premier gentilhomme en exercice, s’y refusa: il voulait que cette somme fût mise en réserve pour les embellissements des trois théâtres et les gratifications du personnel. Louis XV, afin de trancher le conflit, abandonna les cent mille écus au prélat, mais prit sur d’autres fonds la restitution réclamée par Richelieu[414].

[414] Journal de Luynes, t. XI, p. 37.—Favart raconte, dans une de ses lettres au comte de Durazzo (25 décembre 1761), une scène à peu près semblable qui se passa au «Conseil des dépêches, où se discutait la grande affaire de l’Opéra-Comique».

L’Archevêque de Paris était intervenu en faveur du spectacle forain, appuyé par le Procureur général et les administrateurs des hôpitaux. Et comme le roi s’étonnait, sur le mode badin, qu’un prince de l’Église devînt l’avocat d’histrions qu’il avait l’habitude d’excommunier, Richelieu dit à son tour: Ne trouvez pas mauvais, Monsieur l’Archevêque, que les Comédiens italiens et l’Opéra-Comique vous fassent assigner pour déduire vos raisons. Un instant déconcerté, le prélat finit par avouer qu’un spectacle de plus était un supplément de bénéfices pour les pauvres, au profit desquels on prélevait le quart des recettes. Choiseul, qui assistait à l’entretien, s’y montrait aussi indifférent que le roi. «J’ai fait mon incorporation militaire, dit-il; qu’on fasse, si l’on veut, l’incorporation comique.» (Il s’agissait de la fusion de l’Opéra-Comique avec le Théâtre Italien, réalisée en 1762.) Et Favart conclut que «le sublime projet» a dû échouer.

Chez cet homme, qui s’estimait l’héritier de la pensée du Cardinal, s’était ancrée, comme le sentiment du véritable devoir, la préoccupation d’assurer la conservation des idées et des œuvres de l’illustre ancêtre. Il savait de quelle protection le premier ministre de Louis XIII avait encouragé le développement des lettres et des arts, et combien il aimait les jeux du théâtre. Son petit-neveu leur fut propice. Par la même raison, il se crut indispensable aux destinées et à la gloire de l’Académie Française. Il en suivait aussi assidûment que possible les travaux, se mêlait aux discussions de ses collègues, partageait et même provoquait leurs querelles. Il recherchait l’honneur d’être leur interprète, quand il s’agissait de présenter au roi les compliments de l’Académie; mais il ne remplissait pas toujours brillamment cet office. Chargé, en 1749, de féliciter le Souverain à l’occasion de la paix, il avait prié Voltaire de lui rédiger une harangue appropriée à la circonstance; et, par réciprocité, il lui avait promis de remettre au prince le Panégyrique de Louis XV, flatterie délicate du poète qui lui vaudrait peut-être de rentrer en grâce. Au jour dit, le 21 février, Richelieu commence, d’une voix assurée, son compliment: il parle des «bouches de la Renommée qui publient les victoires du roi[415]», mais, soudain, il pâlit, balbutie et reste court[416]; il entend murmurer, à côté de lui, et avant même qu’il ne les prononce, les phrases de son propre discours; il voit la figure de Maurepas s’éclairer d’un sourire narquois[417]. Mais cette défaillance ne dure que quelques secondes; il improvise une autre harangue, soufflé par son confrère l’abbé d’Olivet; et d’Argenson reconnaît qu’il se tire adroitement de ce mauvais pas: «Ce grand courtisan témoigne par là qu’on ne s’avance auprès du roi qu’en lui montrant beaucoup d’amour[418]

[415] Journal de Luynes, t. IX, p. 338.

[416] Mémoires d’Argenson, t. V, p. 396, 22 février.

[417] [418] Desnoiresterres: Vie de Voltaire, t. III, p. 254.

Toutefois il se garde bien de présenter au roi le Panégyrique de Louis XV, qu’il retourne à l’auteur avec un mot acerbe. Voltaire, furieux, arrache de son cabinet une apothéose de Richelieu, exécutée par Baudouin, la piétine et la livre aux flammes. Une explication devenait nécessaire: le Maréchal apprend que Mme de Boufflers avait eu l’indiscrétion de prendre copie du discours chez la belle Émilie et d’en communiquer étourdiment le texte. Et bientôt, réunis dans une maison tierce, les deux compères s’embrassaient le plus cordialement du monde[419].

[419] Desnoiresterres: Vie de Voltaire, t. III, p. 254.

Richelieu se donnait corps et âme aux élections académiques; son esprit d’intrigue y trouvait un aliment nouveau. Dans le mois de juin de cette même année 1749, il avait proposé à l’Académie de choisir son ami le Maréchal de Belle-Isle pour succéder à feu Amelot: et Belle-Isle, sans se déranger autrement, avait écrit au Directeur qu’il était très flatté du grand honneur, etc., etc... Mais, déjà, en ce temps-là, les Immortels aimaient qu’un candidat se dérangeât pour solliciter leurs suffrages: démarche qu’avaient consentie deux concurrents, Poncet de la Rivière, évêque de Troyes et Montazet, évêque d’Autun. La Cour les avait départagés en fixant son choix sur Belle-Isle. Duclos, le secrétaire perpétuel, souvent bourru jusqu’au cynisme, prétendit que personne «ne connaissait» le Maréchal, attendu que celui-ci n’avait écrit, pour poser sa candidature, qu’au seul Directeur. Belle-Isle n’en fut pas moins élu à l’unanimité[420].

[420] Journal de Luynes, t. X, p. 158.

Deux mois après, autre élection à laquelle Richelieu prend une part encore plus active. L’évêque Poncet s’était représenté contre l’abbé Leblanc, protégé par Mme de Pompadour. Mais, sur le désir de l’Académie, la Marquise abandonnait son candidat; et celui-ci cédait la place à Vauréal, évêque de Rennes, qui était persona grata à ce Boyer, ancien prélat et détenteur de la feuille des bénéfices, auquel Richelieu n’avait pas encore pardonné l’injure faite à sa sœur[421]. Aussi déclara-t-il, avec une singulière énergie, démentie, hélas! par ses propres errements, que la liberté des suffrages n’était plus exactement observée, que «certains se laissaient aller, non seulement à faire espérer leur suffrage, mais même à solliciter des sujets à se présenter, à aller solliciter avec eux les voix et à briguer en leur faveur...» Esclave de la tradition et fidèle au principe d’autorité, il estimait que l’Académie dépendait du roi et que le monarque avait seul qualité pour déterminer un choix. Richelieu demandait en conséquence une nouvelle loi pour réformer de tels abus. Il fallait que chacun déclarât s’il avait promis ou non sa voix, et que les délinquants fussent réprimandés en pleine Académie et suspendus, pendant six mois, de leurs fonctions.

[421] Journal de Luynes, t. X, p. 158.

Le cardinal de Luynes répliqua qu’il suffisait de commenter et d’améliorer la loi existante, d’affirmer surtout qu’un échec n’avait rien de déshonorant: autrement personne ne voudrait plus se présenter. L’Assemblée pencha pour ces mesures d’indulgence; et d’Olivet, qu’avait vivement apostrophé Richelieu, fut désigné pour faire partie d’une commission chargée de légiférer en ce sens. Boyer s’apprêtait à sortir, quand le Maréchal, le prenant par le bras, le ramena dans la salle des séances, pour lui recommander, au nom de l’Assemblée, d’inscrire sur la feuille des bénéfices l’ecclésiastique qui avait prêché, le jour de la Saint-Louis, dans la chapelle du Louvre, en présence de l’Académie.

—«Mais il est trop jeune, fit l’ancien évêque de Mirepoix.»

C’était la même réponse qu’en avait reçue jadis l’abbé de Bernis, alors solliciteur de bénéfices.

La séance avait été si orageuse, que Fontenelle, le directeur (il avait 92 ans), avait dû agiter à maintes reprises sa sonnette[422].

[422] Journal de Luynes, t. X, pp. 157-159.

Néanmoins le coup était porté; et, le 2 mars 1752, «l’Académie souhaitait que ce fût M. le Maréchal de Richelieu qui se chargeât de présenter les nouveaux statuts au roi, pour être par lui approuvés et devenir désormais la loi de l’Académie[423]

[423] Ibid., t. XI, pp. 457-458.

En juillet 1753, une intervention directe de Louis XV dans une élection, donnait amplement raison à la thèse de Richelieu, mais était suivie de nouveaux conflits. Piron, soutenu par Mme de Pompadour, avait posé sa candidature. Boyer apporta au roi, qui vraisemblablement la connaissait déjà, l’Ode à Priape; et le prince manda aussitôt le président de Montesquieu, directeur de l’Académie, pour qu’il signifiât à ses collègues le veto royal dont était frappée la candidature de Piron. En réponse à cette communication, Richelieu proposa (et son avis rallia la majorité) de remettre l’élection à dix jours: on aurait ainsi tout le temps de choisir un sujet digne de la Compagnie. Mais d’Olivet, son contradicteur habituel, protesta contre une procédure qu’il qualifiait «d’insolite et d’indécente». Le jour de l’élection (ce fut Buffon qui fut nommé), Richelieu rappela les mots insolite et indécent et demanda si, dans les règlements académiques, il n’existait pas de pénalités contre des termes aussi offensants:

—«Corrigé et pardonné», dit Duclos, «voilà la loi».

Et l’Assemblée conclut que d’Olivet n’avait pas eu conscience de la valeur des adjectifs incriminés[424].

Six mois plus tard, quand il fallut choisir un successeur à de Boze, ce fut une autre comédie, où le Maréchal joua le rôle de Scapin. Bougainville avait toutes les chances d’être élu. Or, Richelieu, assis à côté du Président Hénault, lui demande à quel candidat il donne sa voix:

—«A Bougainville.

—«Je parie que non.

—«Vous vous moquez de moi, fait Hénault.»

La discussion continue jusqu’à ce que Mirabaud soit appelé à formuler son vote. Et notre homme sort de sa poche une lettre qu’il lit aux académiciens et par laquelle le comte de Clermont, prince du sang, remercie les Immortels de lui avoir offert la place vacante. C’était la carte ou plutôt le vote forcé. Et Richelieu qui réclamait en 1749 la liberté des suffrages! N’importe, il avait gagné la gageure; car le comte de Clermont l’emportait sur Bougainville qui aurait eu la majorité[425].

[424] Correspondance de Grimm (édition M. Tourneux), t. II, p. 261.

[425] Ibid., p. 311.


CHAPITRE XXIII

Richelieu à la fois avare et prodigue. — Les affaires Girard et La Rivière. — Le canal Richelieu. — La Comédie à la Place Royale. — Comment le Maréchal fait connaissance de Casanova. — Courroucé, en apparence, contre les Réformés du Languedoc, il ferme les yeux sur leurs agissements. — Il est nommé gouverneur de la Guyenne. — Dernier retour agressif contre Mme de Pompadour; la jolie Mlle Hélie et la petite Murphy. — Un projet matrimonial de la Marquise.

Des préoccupations d’ordre plus personnel et d’intérêt moins élevé prenaient place dans la vie, toujours agitée, de Richelieu.

Qu’il ait réalisé d’énormes bénéfices dans les fluctuations quotidiennes de la banque de Law, comme tant d’autres grands seigneurs du temps, ou qu’il ait dédaigné de puiser à cette source de profits scandaleux—nous avons signalé les deux versions—il n’en reste pas moins constant que, par la suite, Richelieu ne se fit aucun scrupule de demander à l’agiotage les ressources qui lui étaient nécessaires, pour conserver son train de maison, ou réparer les erreurs de ses prodigalités. Il «vendait, achetait, spéculait, soutenait ses intérêts avec férocité[426]», afin de déployer à l’occasion un faste inouï, tout en se montrant parfois économe jusqu’à la lésinerie. D’Argenson, qui le raille volontiers de ses accès d’avarice, affirme qu’il renvoya un jour rudement le précepteur de son fils, pour n’avoir pas à lui payer ses émoluments.

[426] Thirion: Vie privée des financiers au XVIIIe siècle, 1895, p. 200.

Sans parler de ses contestations avec Mme de Marsan pour la succession de la maison de Guise[427], ni rappeler son interminable procès avec les propriétaires du Palais-Royal[428], nous voyons figurer son nom dans des affaires louches et même criminelles, qui comporteraient une autre solution que le silence où elles semblent s’évanouir.

[427] Journal de Luynes. T. XII, pp. 69-71.

[428] Barbier: Journal, t. V, p. 171 et t. VI, p. 197, septembre 1755.

Au mois d’août 1746, Richelieu écrit au lieutenant de police qu’un «sieur Chapotin», qu’il «ne connaît pas», a présenté «à son homme d’affaires un billet de 24.000 livres, signé de son nom et qui n’est pas de son écriture». Cette valeur avait été donnée en paiement à Chapotin; et Richelieu demande que «l’autorité» du magistrat «soit employée avec célérité pour trouver le coupable[429]».

[429] Bibliothèque de l’Arsenal: Archives de la Bastille 11594. Dossier J. Girard.

Celui-ci était un nommé Girard, «commis dans les cuivres», qui, pour spéculer sur cette matière première, avait emprunté 22.000 livres à Chapotin, «contrôleur à la volaille» et lui avait laissé le billet de 24.000 livres entre les mains, comme nantissement. Naturellement, Girard fut arrêté et mis sous les verrous. Il était perdu de dettes et les réclamations plurent de tous côtés au For Levêque où il était enfermé. Pour expliquer son prétendu faux, il déclara simplement que c’était «un billet d’honneur», dont le détenteur actuel s’était engagé à ne pas faire usage. En tout état de cause, convaincu d’escroquerie et de faux, Girard aurait dû être, suivant la justice du temps, conduit, à bref délai, à la potence; et nous le retrouvons encore, deux ans après, au For Levêque, où il nargue, le plus impertinemment du monde, inspecteurs et commissaires de police! Et rien, dans son dossier, n’indique, ni même ne laisse pressentir le dénouement de l’affaire.

Nous connaissons mieux celui du vol La Rivière, signalé par les contemporains.

L’abbé de la Rivière, qui avait accompagné, comme aumônier, Richelieu dans son ambassade de Dresde, avait soustrait «de l’argent et des effets» chez le roi de Pologne. Son dossier de la Bastille[430] ne permet aucun doute sur sa culpabilité. Richelieu remerciait, le 25 février 1747, le lieutenant de police Berryer, d’avoir eu égard au Mémoire que son intendant lui avait présenté contre le fripon. Il reconnaissait que la conduite de l’abbé «méritait correction» et que le magistrat «ferait une très bonne œuvre», en ordonnant l’arrestation de La Rivière; mais il estimait qu’il serait «convenable» de le conduire à Saint-Lazare, prison ordinaire des ecclésiastiques; toutefois si l’on ne trouvait pas dans ses effets «qui ne seraient pas de ceux volés», l’argent nécessaire pour le prix de sa pension, il n’entendait nullement, lui Richelieu, «rien prendre sur son compte».

[430] Bibliothèque de l’Arsenal: Archives de la Bastille 11680. Dossier de La Rivière.

Pressé de questions et dans l’espoir sans doute d’un moindre châtiment, La Rivière fit l’aveu de sa bassesse. Heureusement pour lui, le duc obtint qu’il fût seulement relégué dans la ville d’Alençon. Et l’abbé, aussitôt sorti de Saint-Lazare, allait raconter partout que son maître l’avait fait mettre en liberté, parce qu’il avait reconnu son innocence!

Était-ce par bonté d’âme?... Soit... Mais comment expliquer l’affaire Jean Girard?... Richelieu n’était pas cependant l’indulgence même. Et l’injustice ne lui coûtait guère, quand l’opération, tentée sous ses auspices, avortait.

En 1743, une société s’était fondée pour la construction et l’exploitation, sous la direction du concessionnaire, «l’architecte hydraulique» Floquet, d’un canal destiné à conduire les eaux de la Durance à Aix, Marseille, Tarascon, etc... Richelieu patronna l’entreprise, mais en profita pour trafiquer et «grappiller beaucoup d’argent» sur les actions offertes au public[431]. Après nombre d’avatars, l’affaire échoua[432]; et l’on serait tenté d’attribuer au dépit, éprouvé par Richelieu, d’un tel insuccès, la longue détention qu’au dire des contemporains, le Maréchal fit subir à Floquet[433], qui, lui, s’était plaint un peu trop vivement d’avoir été la dupe du grand seigneur.

[431] [432] Mémoires d’Argenson, t. VII, pp. 320-321, octobre 1752.

[433] Floquet, dit Jobez dans la France sous Louis XV (t. V, p. 230), Floquet, qui avait reçu les encouragements et les promesses du Maréchal, mourut à la Bastille, en 1771, pour s’être plaint de Richelieu. Nous n’avons vu dans les Archives de la prison d’État aucun dossier sur Floquet. En outre le Manuscrit 20279 de la Bibliothèque Nationale (Nouvelles acquisitions françaises), qui donne l’historique du Canal de Provence, dit Canal de Richelieu, de 1736 à 1770, des transformations de la première Société et des conflits entre «propriétaires et fournisseurs», ne cite qu’incidemment le nom du Maréchal et plutôt avec éloge. Au surplus, nous ne connaissons qu’un mémoire de Floquet, en 1770, sur son «Canal de Richelieu», mémoire dans lequel il incrimine surtout un de ses successeurs, Bombarde de Beaulieu.

En mars 1752, Richelieu s’était enfin décidé à revenir et à séjourner à la Cour, admis dans le cercle de la Marquise, s’alliant cette fois aux Noailles et à Machault pour perdre le comte d’Argenson, toutefois se prodiguant peu dans l’intimité du roi, et plein d’un dédaigneux mépris pour les ministres en exercice[434].

[434] Mémoires d’Argenson, t. VII, p. 159, mars 1752.

Il n’en était pas moins le modèle de la ponctualité dans son service de premier gentilhomme; et le duc de Luynes, qui s’instruit à son école, continue à noter les leçons d’étiquette qu’il reçoit de ce maître ès-protocole. Il assiste un jour, sur ce terrain trop souvent hasardeux, «à un combat de politesse entre M. de Richelieu et Mme de Brancas, l’ancienne dame d’honneur». Il s’agissait d’offrir au Dauphin ou à la Dauphine, «un verre d’eau et une serviette»; vraisemblablement le cas n’avait jamais été prévu; dès lors, ce ne pouvait plus être qu’un assaut de courtoisie: enfin, après de «grands compliments de part et d’autre, ce fut M. de Richelieu qui donna» le verre et la serviette[435].

[435] Journal de Luynes, t. XII, p. 105, août 1752.

Le théâtre était toujours son passe-temps favori: il devait même avoir dans son hôtel de la Place Royale une scène portative; car nous apprenons, par des nouvelles manuscrites de mai 1752, qu’en ce même mois, «les principaux Comédiens français vinrent jouer chez lui une comédie en vers et en cinq actes, de Mme Denis, ayant pour titre la Coquette punie», laquelle était franchement «mauvaise[436]». Voltaire, qui était toujours en Prusse, fut-il informé de cette représentation? Aucune allusion dans sa correspondance n’autorise à le croire.

[436] Bibliothèque de l’Arsenal: Archives de la Bastille 11846. Dossier Bousquet de Colomiers.

Ce fut à l’Opéra, en 1752, que Richelieu rencontra, pour la première fois, le fameux aventurier Casanova, qui avait trouvé, ce jour-là, le moyen de pénétrer dans la loge de Mme de Pompadour et qui raconte assez plaisamment les incidents de cette entrevue:

«Comme j’étais enrhumé, je me mouchais souvent. Un cordon bleu me dit qu’apparemment les fenêtres de ma chambre n’étaient pas bien fermées. Ce monsieur que je ne connaissais pas était le Maréchal de Richelieu. Je lui répondis qu’il se trompait, car mes fenêtres étaient calfoutrées. Aussitôt toute la loge part d’un éclat de rire, et je demeurai confondu, parce que je sentis mon tort: j’aurais dû prononcer: calfeutrées

Casanova, en effet, parlait le français à l’italienne; et presque aussitôt, sur une question de Richelieu, il répondait par une nouvelle énormité, qui eut les succès de la première et lui valut son entrée chez le Maréchal. «Celui-ci, continue Casanova, ayant su qui j’étais de M. Morosini, ambassadeur de Venise, le pria de me dire que je lui ferais plaisir de lui faire ma cour[437]

[437] Casanova: Mémoires (édit. de Bruxelles, 1863), t. II, p. 199.

Mais, bien que désintéressé, en apparence, de toute intrigue politique, Richelieu «agisse, remarque d’Argenson, sans paraître agir[438]», il semble, néanmoins que, pendant trois années, il s’occupe plus particulièrement de son gouvernement du Languedoc. La querelle religieuse y sévissait avec la dernière intensité. Plutôt que de se soumettre, les protestants préféraient s’expatrier. Aussi, pour prévenir un exode dont la continuité eût amené la dépopulation et l’appauvrissement du pays, Richelieu s’efforçait-il de recommander au grand chancelier et aux évêques du Languedoc l’établissement d’un «honnête tolérantisme», susceptible de retenir les intéressés dans la province[439]. Le gouvernement, pour en finir, voulait recourir au suprême argument, toujours invoqué par les ministres depuis la révocation de l’Édit de Nantes: envoyer des troupes qui feraient rentrer dans l’ordre les prétendus rebelles. Richelieu s’en ouvrit au marquis d’Argenson; et celui-ci, volontiers prodigue de ces consultations où se complaisait son mépris de l’humanité, lui conseilla d’être moins expansif avec les évêques du Languedoc. Malheureusement, le Maréchal ne pouvait guère compter sur le roi: Louis XV, «d’une dévotion angélique», se défendrait de jamais agir contre l’épiscopat[440].

[438] Mémoires d’Argenson, t. VII, p. 192, mars 1752.

[439] Mémoires d’Argenson, t. VII, p. 383, 13 janvier 1753.

[440] Ibid., t. VIII, p. 118, septembre 1753.

L’intransigeance du haut clergé n’était pas un des moindres soucis de Richelieu; et déjà, le gouverneur du Languedoc, pour parer à l’obstruction des évêques, avait tenté d’entrer en pourparlers avec les représentants autorisés des religionnaires cévenols. Une lettre bien curieuse, empruntée aux Archives wallonnes et datée du 5 décembre 1752, témoigne de la diplomatie, en matière religieuse, du Maréchal, que soufflait très vraisemblablement dans la coulisse, son correspondant perpétuel, Voltaire[441]:

«M. de Richelieu, allant aux États et passant par Nîmes, dit à un gentilhomme catholique de cette ville-là, que la Cour avait de bonnes intentions à l’égard des protestants, mais qu’elle était embarrassée sur les moyens qu’il y avait à prendre pour les tranquilliser. Il ajouta: les Évêques sont des diables, et en même temps il chargea ce gentilhomme de réfléchir là-dessus et de conférer avec quelques protestants. En conséquence, quelques jours après, le même gentilhomme fut trouver un des membres du Consistoire de Nîmes, et, après lui avoir fait part de ce que dessus, il le chargea d’en conférer avec M. Paul (Rabaud[442]) et d’examiner avec lui ce qu’il conviendrait de faire, de dresser même un Mémoire à ce sujet, qu’il se chargerait, lui, gentilhomme, de remettre en personne à M. le duc de Richelieu, mais de demander dans ce Mémoire le moins qu’il se pourrait

[441] Archives Wallonnes (1734-1797).

[442] Paul Rabaud, né en 1718, se distinguait par un ardent prosélytisme. C’était le père du futur Conventionnel, Rabaud Saint-Étienne, lequel fut ministre, très populaire, de la religion réformée.

C’était encore trop, paraît-il, puisque la politique d’apaisement, préconisée par le gouverneur, n’avait pas trouvé d’écho, sinon à la Cour, du moins dans l’épiscopat. Et les ministres ne s’en étaient pas autrement préoccupés, car ils comptaient bien qu’attelé à cette tâche ingrate, leur adversaire s’éterniserait loin, bien loin, de Versailles.

Richelieu partit donc, en janvier 1754, chargé d’instructions très sévères contre les protestants: «Il donnait dans le panneau des évêques[443]», écrit d’Argenson; et de nouvelles persécutions s’annonçaient imminentes contre les réformés des Cévennes. Notre mémorialiste, abusé par les apparences, ne se doutait guère de la campagne qu’allait mener Richelieu, cet homme déconcertant, dont toute la vie fut un tissu de contradictions.

[443] Mémoires d’Argenson, t. VIII, p. 181.

Dès son arrivée, il annonçait, avec fracas, qu’il se montrerait aussi sévère qu’il avait été jusqu’alors indulgent. Et, comme, en raison de sa réputation de cupidité, on laissait entendre qu’il avait reçu des religionnaires de copieux pots-de-vin pour fermer les yeux sur leurs manœuvres, il fit afficher qu’on devait «dissoudre toute assemblée de Huguenots, ne fût-elle que de quatre personnes... que tous les mariages faits au Désert... eussent à se faire réhabiliter devant les prêtres catholiques[444]...»

[444] Jobez: La France sous Louis XV, t. IV, pp. 374 et suivantes.—Après la révocation de l’Édit de Nantes, de 1685 à 1787, alors que les protestants ne jouissaient pas de la liberté de conscience, que leurs assemblées étaient dispersées par la force et leurs églises rasées, les ministres du Languedoc et du Vivarais, des Cévennes et du Dauphiné, les réunissaient pour le prêche, loin de toute habitation, dans des solitudes auxquelles on donnait le nom général de Désert.

Des deux côtés, on prit au sérieux ce langage de croque-mitaine. Les amis du clergé voyaient dans le Maréchal, le digne continuateur de la politique du grand Cardinal, le défenseur de la foi qui allait exterminer l’hérésie... Et déjà cinq mille habitants de Nîmes prenaient le chemin de l’exil[445]. Mais, soudain, sans attendre le résultat de ses proclamations et après avoir mis en liberté des protestants qui étaient restés sous les verrous, au-delà du terme fixé par leur condamnation, Richelieu décampait et allait s’enfermer dans son château de Touraine.

[445] Mémoires d’Argenson, t. VIII, p. 241, 5 mars 1754.

Saint-Florentin, qui, précédemment, lui avait adressé des observations pour une longanimité qu’il taxait de faiblesse, releva cette nouvelle négligence dans l’accomplissement de la tâche prescrite: «Un règlement arrêté par le feu roi, écrivait-il à Richelieu, défend de rendre la liberté à toutes personnes condamnées aux galères pour fait de religion. Sa Majesté n’a jamais révoqué ce règlement.»

Saint-Florentin était un petit esprit, de nature servile, mais de tempérament rageur; et Richelieu ne l’aimait guère, d’autant qu’il était cousin-germain de Maurepas. Nous ignorons ce qu’il répondit et si même il répondit à ce rappel à l’ordre. Mais il est probable que la fréquence de tels conflits, jointe au désir de... l’avancement, commun à tous les fonctionnaires, si grands soient-ils, dut déterminer le gouverneur du Languedoc à solliciter du roi un autre poste, plus digne de son nom et de son mérite. Toujours est-il qu’en octobre 1755, Richelieu obtenait le gouvernement de la Guyenne et remettait au Maréchal de Mirepoix le commandement du Languedoc, en lui vendant 200.000 livres la lieutenance générale de la province[446].

[446] Mémoires d’Argenson, t. IX, p. 114.—Babeau, dans son livre La Province sous l’ancien régime (t. I, p. 332), dit que Richelieu touchait annuellement, comme gouverneur de la Guyenne, 99708 livres sans compter le logement, l’éclairage, le chauffage, etc... Mais, d’après le Journal de Luynes, le gouvernement du Languedoc donnait un revenu supérieur.

Son prestige gagnait à cette situation nouvelle; et ses pouvoirs devenaient considérables. Il commandait toute la côte de la Méditerranée et Mirepoix était sous ses ordres[447]. Son importance et sa hauteur n’en semblaient que plus redoutables; ses envieux voyaient en lui un autre duc d’Épernon. Il ne gardait plus de mesure et ne craignait pas de dénigrer ouvertement le roi. Mme de Pompadour, «qui le craignait à l’égal du tonnerre», s’était «acquis» cet ancien adversaire «comme ami à pendre et à dépendre[448]».

[447] Il prenait ainsi sa revanche d’une de ces «tracasseries» (Mémoires authentiques) que lui avait jadis suscitées la rancune tenace de Mlle de Charolais. Désigné en 1738 pour la lieutenance-générale de Bretagne et déjà félicité dans les Galeries de Versailles (Journal de Luynes, t. II, pp. 83-84), il avait dû se contenter du poste du Languedoc devant l’opposition irréductible de son ancienne maîtresse.

[448] Mémoires d’Argenson, t. IX, p. 173.

A vrai dire, Richelieu avait fini par se rendre compte qu’il ne pourrait avoir raison de la Marquise, même sur le terrain où il la croyait si vulnérable. Une double expérience avait achevé de le convaincre. Ayant constaté, depuis l’avènement et la faveur de Mme de Pompadour, que les grandes dames avaient cessé de plaire au roi et que le prince s’accommodait beaucoup mieux de petites bourgeoises, Richelieu s’était tout d’abord inquiété d’opposer à la maîtresse en titre des rivales de son rang. Dans les premiers jours de 1747, avait subitement apparu, à Paris, une jeune fille d’une rare beauté, Mlle Hélie, dont le père était un négociant rouennais. Elle faisait sensation dans les promenades publiques et ne pouvait sortir qu’escortée d’une foule de badauds. Les nouvellistes, chargés de renseigner leurs abonnés ou... le lieutenant de police, racontaient, par le menu, dans leurs feuilles, les divers épisodes de cette aventure parisienne qui serait restée à jamais ignorée, sans l’indiscrétion de ces reporters de l’ancien régime[449]. Le père de Mlle Hélie—un homme exempt de préjugés—eût voulu produire sa fille à la Cour. Dans ce but, il avait invité Richelieu à dîner; et la jeune personne avait fait admirer à Versailles son éblouissante beauté. Mme de Pompadour en avait pris ombrage; et Richelieu avait dû insinuer à l’ambitieux négociant le conseil de laisser désormais sa fille à Paris. C’était, en réalité, une manœuvre des plus habiles. Mlle Hélie, que de riches financiers demandaient en mariage, était un morceau de roi, et Richelieu tenait à l’offrir lui-même à son maître. Aussi avait-il fait du père son commensal, et lui donnait-il chaque jour de plantureux festins, auxquels était conviée l’élite de la Cour. Mais Mlle Hélie, aussi sage qu’elle était belle, déjoua tous ces calculs en allant s’enfermer dans un couvent.

[449] Lettres du lieutenant de police Marville au comte de Maurepas (édition de Boislisle), t. III, février et mars 1747. Nouvelles de café.

Quelque temps après, le règne de la Marquise était autrement menacé par la petite Murphy, une délicieuse créature, âgée de seize ans à peine, jolie comme les amours, intelligente et spirituelle au possible, qui tint en échec la Sultane favorite pendant plus de deux ans. C’était Le Bel qui avait cueilli pour le roi ce fruit déjà taché, mais qui semblait chaque jour plus savoureux à son nouveau propriétaire. Richelieu et le duc d’Ayen, dit d’Argenson, furent «dans la confidence de la Murphy». Peut-être le Maréchal trouva-t-il piquant que Louis XV, après avoir dédaigné les plus nobles dames de la Cour, s’amourachât de la fille d’un savetier, ramassée par son valet de chambre dans les pires taudis. Il est vrai que cette gamine avait des gestes d’une câlinerie adorable. Le jour de la disgrâce du Parlement, elle avait sauté au cou du roi en lui disant: «Je ne crains que pour vous, je ne vous aime que pour vous; arrivera ce qu’il voudra à votre royaume, mais renvoyez votre vieille marquise.»

Louis XV ne pouvait déjà plus se passer de cette «vieille marquise», qui lui épargnait le souci de gouverner, recevait les ambassadeurs à sa toilette et «resta toujours le premier ministre», jusqu’à sa dernière heure.

La petite Murphy continua donc, mais sans succès, à réclamer l’expulsion de la maîtresse en titre; et quand elle eut donné un fils à ce roi qu’elle amusait par ses saillies et charmait par sa science de volupté, son amant la maria, pour revenir à la «Grande Marquise».

Richelieu s’était résigné depuis longtemps à ce fatal retour: son flair de courtisan l’avait éloigné d’une piste qui l’avait un instant égaré. Toutefois, bien qu’ayant déposé les armes, il ne se rendait pas complètement à discrétion. Mais Mme de Pompadour voulait, comme aux premiers temps de sa faveur, convertir cette neutralité bienveillante en alliance formelle. Aussi demanda-t-elle, un jour, résolument à Richelieu le duc de Fronsac pour la fille qu’elle avait eue de M. d’Etioles et qui devait mourir, dans sa dixième année, en juin 1754. Le Maréchal répondit à la Marquise que, s’il n’avait tenu qu’à lui, il eût accepté avec empressement une proposition aussi flatteuse, mais que le consentement à cette union dépendait uniquement de la maison de Lorraine. Mme de Pompadour n’insista pas[450].

[450] Soulavie: Mémoires du Maréchal de Richelieu, t. IX, p. 166.—Mémoires de Mme du Hausset.—Goncourt (Les): Mme de Pompadour, 1878.—Mis d’Argenson: Mémoires, t. VII, VIII, IX passim.


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