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Le Maréchal de Richelieu (1696-1788): d'après les mémoires contemporains et des documents inédits

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CHAPITRE VII

Exil de Richelieu dans son château du Poitou. — Son séjour passager à Conflans et à Saint-Germain: diversions parisiennes. — Sa retraite à Richelieu lui permettra de rétablir ses affaires. — Il y donne l’hospitalité à Voltaire. — Il obtient la grâce de revenir à Paris, puis à la Cour. — Faux bruit de son mariage avec Mlle de Charolais. — Son prétendu voyage, en colporteur, à la Cour de Modène. — Galerie monastique de Richelieu. — Il succède, comme académicien, au marquis de Dangeau; son discours; incidents de sa réception.

Richelieu venait de recevoir une rude leçon; mais on a vu qu’elle n’avait guère servi à le rendre plus circonspect. Cependant, il ne sortait pas tout à fait indemne de l’aventure.

Un ordre du roi, contre-signé par le Régent, l’exilait, à bref délai, dans son domaine de Richelieu. C’était une application du système de «la relégation» à l’intérieur (on lui donnait d’ailleurs ce nom), système commun à la plupart des détenus, quand ils étaient mis en liberté.

Avant de partir pour «le lieu de son exil» (encore un terme du temps), le duc avait suivi son oncle par alliance, le cardinal de Noailles, à Conflans, dans la somptueuse demeure des archevêques de Paris. C’était l’indication qu’avait donnée le Régent à Mlle de Charolais, qui lui avait fait demander «en secret» l’autorisation de se rencontrer avec son amant, avant qu’il ne quittât définitivement Paris. Elle avait su depuis qu’il était à Saint-Germain: elle s’était empressée d’y courir[114].

[114] Correspondance de Madame (édition Brunet), t. II, p. 151, 2 septembre 1719.

En effet, Conflans était trop voisin de la grande ville, pour que Richelieu ne fût pas tenté, dès que le vénérable prélat était endormi, de lui fausser compagnie et d’aller rejoindre ses belles amies, qui l’attendaient impatiemment sous les lambris parfumés de leurs boudoirs parisiens. Aussi le Régent avait-il transféré le lieu d’internement provisoire de ce pécheur endurci, de Conflans à Saint-Germain[115], d’où Richelieu ne pouvait s’évader la nuit, surveillé qu’il était... ou qu’il devait l’être, par l’agent Dulibois. Mais l’interné grisait son gardien et prenait aussitôt la clef des champs.

[115] Dangeau atténue la rigueur de la mesure par cette note qui annoncerait plutôt une diminution de la peine: «Il n’ira pas à Richelieu, mais à Saint-Germain, où il a une maison» (Journal, 11 septembre).

Il était temps néanmoins qu’il mît un terme à ses escapades nocturnes; l’ordre était formel et le Régent avait de trop bonnes raisons pour en laisser différer plus longtemps l’exécution. Richelieu parut donc se résigner et fit ouvertement ses préparatifs de départ[116].

[116] L’avant-veille de sa mise en liberté, Richelieu, avisé de son ordre de relégation, avait déjà commencé ses préparatifs pour son voyage en Touraine: «Il y avait envoyé des gens pour le meubler» (son château) (Journal de Dangeau, t. XVIII, 28 août); mais ses frasques à Saint-Germain durent faire changer d’avis le Régent, car Buvat, qui avait noté (Journal, p. 426) la commutation de peine, annonce en octobre (p. 430) que Richelieu ira définitivement en Poitou; (sous l’ancien régime la ville de Richelieu dépendait de la province de Poitou: elle appartient aujourd’hui au département d’Indre-et-Loire, elle est donc en Touraine.)

Aussi bien cette retraite s’imposait. Il était urgent que le duc, entraîné dans des dépenses excessives par ses goûts fastueux et par les folies de sa vie de plaisir, apportât un peu d’ordre à la gestion de ses affaires, dans l’atmosphère, moins agitée, d’une résidence provinciale.

Assurément, il avait eu un geste plein de noblesse, quand il avait signé la reconnaissance des dettes paternelles. Mais, lui-même, par ostentation ou par intérêt, était un magnifique, qui dépensait trop souvent sans calculer. La levée des scellés, apposés, lors de sa récente arrestation, par le lieutenant de police Machault d’Arnouville, avait permis de constater ces prodigalités intempestives. Richelieu, en vue de la campagne qu’il méditait pour le roi d’Espagne, avait commandé l’achat de «quatre-vingts chevaux de main» avec housses et couvertures de luxe, cent mulets et nombre de chariots. Ses revenus personnels, évalués à trois cent mille livres de rente, ne pouvaient suffire à de si lourdes dépenses: d’abord, il en avait abandonné deux cent soixante mille aux créanciers de la succession; puis sa fâcheuse équipée l’avait obligé à céder momentanément son régiment à Du Rys, qui en était le lieutenant. Aussi, pour s’assurer des ressources avait-il dû se défaire de sa terre de Ruel[117]. Il l’avait cédée, moyennant 42.000 écus, à la maison royale de Saint-Cyr, en se réservant la coupe et l’exploitation des arbres à haute futaie, estimés 150.000 livres. Enfin, d’après Dangeau, «la grande duchesse» (de Toscane), avait «acheté à vie» au duc de Richelieu, son hôtel de la Place Royale[118]: elle lui en avait donné 80.000 livres et lui avait laissé, en outre, la jouissance, pendant deux ans, de la maison qu’elle avait louée également Place Royale.

[117] Buvat: Journal de la Régence, t. I, p. 430.—Arch. Nation., Y48 fo 133 et suiv. Contrat de vente des fiefs et bâtiments du Val de Ruel, par Sandré, avocat au Parlement, comme «tuteur» et «à la charge de l’avis des Seigneurs parents dudit duc de Richelieu», avec «promesse de ratification de celui-ci dès qu’il sera majeur». Cette vente était au profit des créanciers du Cardinal, probablement parce que son arrière-petit-neveu ne pouvait plus en payer les rentes. La vente était faite devant lui «demeurant d’ordinaire à la Place Royale», mais «alors dans son hôtel de Saint-Germain-en-Laye».—Ce domaine du Val Ruel était considérable; mais il ne faut pas le confondre avec la «Seigneurie» de Ruel, son château, demeure favorite du Cardinal, et ses fameux jardins, le tout appartenant à la branche Du Plessis Vignerot d’Aiguillon qui en était encore possesseur sous le Directoire.

[118] Ce dut être une vente simulée ou à réméré; car nous retrouvons, treize ans après, Richelieu propriétaire de l’hôtel de la Place Royale.

Le séjour de Richelieu était donc devenu pour le gentilhomme endetté une nécessité budgétaire—nécessité au surplus fort agréable; car le château était une pure merveille; et le Cardinal, qui l’avait relevé de ses ruines, dans une ville créée par lui, comme pour être le satellite de cet astre grandiose, l’avait doté d’un domaine considérable.

Voltaire, qui voyageait alors de château en château, venait précisément de s’arrêter à Richelieu, trop heureux d’y commencer auprès du propriétaire ce service d’adulation qu’il devait continuer jusqu’à la fin de ses jours. Il ne tarissait pas en éloges sur l’œuvre du ministre de Louis XIII: «Je suis actuellement, écrit-il à Thieriot, dans le plus beau château de France. Il n’y a point de prince en Europe qui ait de si belles statues antiques et en si grand nombre. Tout se ressent ici de la grandeur du cardinal de Richelieu. La ville est bâtie comme la Place Royale. Le château est immense; mais ce qui m’en plaît davantage, c’est M. le duc de Richelieu que j’aime avec une tendresse infinie[119]

[119] Voltaire: Correspondance générale. Lettre du 25..... 1720.

Que les destins sont changeants! Ce château que La Fontaine, lui aussi, avait tant célébré dans ses lettres à sa femme, n’existe plus aujourd’hui qu’à l’état de souvenir; et la ville, que le bonhomme avait condamnée à une fin prochaine, est encore debout, tout en ayant à peu près conservé le caractère architectural que lui avait imposé son fondateur[120].

[120] Cependant les Jumilhac, qui ont pu, en raison de leur parenté, être substitués aux noms, titres et biens de Richelieu, se sont donné pour mission de réédifier le château avec ses dépendances: cette noble tâche se poursuit à l’heure présente (1914). Dans un livre de belle allure (En flânant, 1913), M. André Hallays a publié une intéressante monographie sur la ville et le château de Richelieu.

Mais il ne semble pas que Richelieu ait été fort pressé d’aller se confiner dans «le plus beau château de France». Souple, gracieux, insinuant, il fit jouer toutes ses influences pour obtenir de nouveaux délais. Le Régent, chez qui la rancune n’était pas tenace, se laissait facilement attendrir. Au commencement de décembre, le solliciteur eut la permission de venir à Paris, mais avec l’interdiction de se présenter devant le duc d’Orléans et le roi[121]. Cette double faveur lui était rendue quelques jours après; il avait ainsi recouvré sa pleine et entière liberté[122].

[121] Journal de Dangeau, p. 178 (9 décembre).

[122] Ibid., p. 184 (15 décembre).

Il put donc assister, comme le raconte Rulhière, au mariage de Mlle de Valois; et il dut également profiter de son retour définitif à Paris, pour remédier au délabrement de sa fortune, mais autrement qu’il ne l’eût fait en son château du Poitou. Le «système» de Law bouleversait alors l’économie financière de la France, et l’agiotage qu’il favorisait déséquilibrait les cerveaux les mieux organisés. Richelieu qui, nous le savons, était un joueur effréné, vit dans ces alternances de hausse et de baisse une occasion inespérée de se remettre à flot. Il spécula sans relâche et réussit, à l’exemple d’ailleurs d’autres grands seigneurs et même de princes de la maison de Bourbon[123]. L’un d’eux, qui suivait de près ces opérations, rencontre, un jour, Richelieu au foyer de la Comédie et l’interpelle:

—«Gagnez-vous beaucoup à tous ces papiers?

Richelieu: «Pas encore; mais il y a apparence que nous y gagnerons par la suite.

Le Prince: «Voilà bien le discours d’un homme qui a été trois fois à la Bastille.

Richelieu: «Et vous, Monseigneur, qui n’y avez pas été encore, qu’en pensez-vous[124]

[123] Capefigue: Le Maréchal de Richelieu (1857, p. 47): «les pamphlets du temps le placent dans l’armée des agioteurs.»

[124] Journal, Mémoires, etc., de Marais (1863), t. I, p. 269.

Ce dialogue prouve, de reste, l’extrême prudence d’un «homme» qui tenait à ne pas divulguer ses bénéfices de joueur et surtout à ne pas retourner une quatrième fois à la Bastille. Mais, ce qui paraîtra incroyable, c’est que ce même «homme» si fat, si indiscret, si... indélicat—pour atténuer un terme d’argot moderne—avec les femmes, évitait maintenant de trop afficher ses bonnes fortunes.

Ce sont les nouvellistes, toujours à l’affût des échos mondains ou des petits scandales du jour, qui colportent, quand ils ne les inventent pas, les anecdotes galantes de Richelieu.

«On prétend, dit le Journal de Marais, en juillet, que Mlle de Charolais a épousé le duc dans la chapelle de Vincennes, après avoir adressé les sommations d’usage à Mme la Princesse, sa grand-mère.» Quelques jours après, le mariage est confirmé. Et, dans un salon, un fils de Saint-Simon ne va-t-il pas s’écrier étourdiment: «La voilà bien malheureuse d’avoir épousé un duc et un pair! Mlle de Valois ne vient-elle pas d’épouser un gentilhomme de campagne?»

Le manuscrit[125], que nous avons déjà cité, de la Bibliothèque de la Ville de Paris, affirme, lui aussi, la consécration du mariage, en l’enjolivant de détails non moins suspects—pour ne pas dire absolument faux—que les faits qui l’ont précédée. Le duc de Bourbon, persistant dans ses intentions premières, aurait menacé Richelieu de volées de bois vert et de coups d’épée, s’il continuait à fréquenter sa sœur. Le destinataire n’en avait pris nul souci. Il avait même recueilli Mlle de Charolais, grosse de trois mois et l’aurait épousée dans un village à une demi-lieue de Paris, sans autre témoin qu’une vieille femme de chambre. Le duc de Bourbon eut beau jeter feu et flammes: sa colère était impuissante, Mlle de Charolais ayant dépassé vingt-cinq ans, l’âge de la majorité légale. Il se vit donc forcé de reconnaître Richelieu pour beau-frère. Il y consentit, mais à la condition que sa sœur continuerait à porter son nom de fille et que son mariage ne serait déclaré qu’après sa mort[126].

[125] Bibliothèque de la Ville de Paris. Manuscrit 6691.

[126] Marais (Journal, 1863, t. I, p. 326) prête ce mot au duc de Bourbon morigénant sa sœur: «Encore, si vous épousiez un gentilhomme!»—Et Marais part de là pour établir en deux longues pages que, si des princesses de la maison de Bourbon (et il les cite) épousèrent des gens de qualité, «la noblesse des Vignerot est équivoque».

Est-il plus absurde roman? Quel prêtre aurait osé bénir, quatorze ans plus tard, l’union d’un bigame avec Mlle de Guise, Mlle de Charolais étant toujours vivante?

Au reste, si celle-ci eût été réellement la femme légitime de Richelieu, lui eût-elle écrit, à cette même date (juillet-août 1720), la lettre suivante, dont M. de Lescure garantit l’authenticité? Elle répugne à l’idée que Richelieu va se marier (sans doute quelque projet en l’air) et elle ajoute:

... «Je vous prie de me mander si vos cheveux sont assez longs pour faire un bracelet, et de les faire croître s’ils ne le sont pas. Je me jette dans la galanterie. Je vais faire faire des chiffres de diamant pour orner ce bracelet. Je voudrais que ce fût le vôtre et le mien; mais des R et des C seraient trop clairs. On me les ferait brûler au bras par la main du bourreau; et je ne me sens pas encore le goût du martyre, ni la fermeté de saint Laurent. Ainsi, cherchez-moi dans vos noms de baptême quelque lettre qui soit à couvert de l’insulte.»

Cet échange de jolis cadeaux qui rappelle le temps et les coutumes de la chevalerie, est plus admissible que l’extraordinaire voyage de Richelieu en Italie, sur le désir de Mlle de Valois, devenue duchesse de Modène. Faur raconte, avec quel luxe de détails, cette randonnée ultramontaine, où l’on voit l’amoureux seigneur, travesti en porte-balle, pénétrer dans le palais ducal pour tomber aux pieds de sa belle maîtresse et lui offrir tout à la fois ses livres et son cœur[127].

[127] Les Mémoires secrets de Duclos, publiés pour la première fois, en 1791, disent (tome II, p. 383) que Richelieu, lors de son voyage en Italie, n’osa pas approcher de Modène.

Certes, ces déguisements, auxquels excellait Richelieu, sont bien dans la note du temps; mais d’autres «galanteries»—pour nous servir de l’expression louis-quatorzième de Mlle de Charolais—amusaient alors le raffiné libertin qu’était Richelieu. Et ces «galanteries» ne sont pas les rêves d’un cerveau romanesque: elles appartiennent à l’histoire de l’art et des mœurs au XVIIIe siècle.

La Palatine, quand elle rend compte, le 31 mars 1719, de l’arrestation du «gnome», dit qu’il a fait peindre toutes ses maîtresses revêtues des costumes des divers ordres religieux, Mlle de Charolais en récollette et «parfaitement ressemblante», les Maréchales de Villars et d’Estrées en habit de capucines.

De son côté, M. Sensier, dans ses notes et commentaires sur le journal de Rosalba Carriera, l’illustre peintre du commencement du XVIIIe siècle[128], ajoute que Mme de Parabère en carmélite, Mme de Villeroy en récollette et Mlle de Charolais en capucine, figuraient dans cette galerie monastique, qu’avait imaginée Richelieu pour commémorer, par un voluptueux sacrilège, les charmes voilés de ses nobles maîtresses.

[128] Journal de Rosalba Carriera, 1865, pp. 348-349.

Or, à cette époque, s’il faut en croire la chronique scandaleuse, des grands seigneurs organisèrent des fêtes orgiaques, où, déguisés en moines de différents ordres, ils menaient le bal avec des filles d’opéra, travesties en nonnes de toutes communautés. L’archevêque de Paris, averti d’un tel scandale, porta plainte au lieutenant de police, qui menaça ces religieuses de contrebande de les jeter à l’Hôpital, tondues et en «robe de pénitence» pour tout de bon, le jour où elles recommenceraient leur mascarade. Et l’on peut se demander si celle-ci ne donna pas l’idée de sa galerie monastique à Richelieu, ou ne fut, au contraire, qu’une mise en scène, très élargie, de l’idée libertine du jeune duc.

En tout cas, qu’est devenue cette collection qui serait aujourd’hui d’un prix inestimable? Vainement nous en avons cherché la trace dans le catalogue de la vente Richelieu qui fut publié trois mois après la mort du Maréchal. La description des tableaux, dessins, estampes, etc... est, dans certaines parties, donnée en termes si vagues, qu’il serait bien difficile d’en déduire telle ou telle identification.

Peut-être cette collection avait-elle été saisie, détruite ou dispersée, lorsque Richelieu avait été conduit pour la troisième fois à la Bastille. Ce qui paraît hors de doute, c’est que le seul portrait qu’on en connaisse est celui de Mlle de Charolais en récollette, actuellement au Musée de Versailles. La princesse est représentée portant une besace, et dans une attitude mélancolique, près d’un monument offrant une lointaine ressemblance avec la Bastille. Voltaire avait accompagné ce portrait du quatrain célèbre:

Frère Ange de Charolois
Dis nous par quelle aventure
Le cordon de Saint-François
Sert à Vénus de ceinture.

Cette œuvre n’est certainement pas de la Rosalba; car si l’artiste vint en France dans le courant de l’année 1719—date probable du portrait dont l’auteur anonyme est resté inconnu—elle ne travailla qu’en 1720-1721 pour Mlle de Charolais. Son journal, d’ailleurs, en fait foi. Capefigue, dans sa Biographie-Panégyrique de Richelieu, prétend que le tableau de Versailles est de Rigaud, ce qui n’est guère admissible.

Ces questions de date, dont se préoccupaient fort peu nos pères, ne laissent pas cependant que de devenir irritantes pour l’historien soucieux de fixer exactement le jour ou l’année des événements qui constituent la trame de son sujet. Ainsi le portrait de «Récollette» ou «Cordelière», signalé par Madame dans sa lettre du 31 mars 1719 (la Palatine, elle au moins, ne les oublie pas les dates), peut très bien avoir été exécuté en 1718, et même en 1717, époque à laquelle commença la liaison de Richelieu avec Mlle de Charolais.

On n’est pas mieux renseigné sur le séjour dans le château du Poitou, signalé par la lettre de Voltaire à Thieriot. La date qu’en donne le poète (le samedi 25..... 1720) est tellement imprécise qu’elle laisse le champ ouvert à toutes les hypothèses. Risquons la nôtre. Il est vraisemblable qu’en raison d’habitudes seigneuriales ayant aujourd’hui encore force de loi, le duc reprit la vie de château dans les premiers jours de l’automne de 1720[129]. Or, le marquis de Dangeau, l’historiographe, doyen de l’Académie française, mourut le 9 septembre de cette même année[130]. Nul autre qu’un courtisan qualifié ne pouvait le remplacer dignement et lequel était mieux désigné pour un tel office que ce grand seigneur, arrière-petit-neveu du fondateur de l’Académie, si poli, si aimable, si séduisant, type accompli de l’honnête homme? Richelieu dut vraisemblablement être pressenti à cet égard par quelques-uns de ses futurs collègues; et il n’est pas improbable que son hôte, Voltaire, alors fort occupé à terminer son ennuyeux poème de la Henriade, ait été consulté par le châtelain sur l’opportunité de son entrée à l’Académie et du langage qu’il y pourrait tenir. Toujours est-il que Richelieu s’y présenta et qu’il y fut élu à l’unanimité, le 14 novembre, avec l’abbé de Roquette de burlesque mémoire[131].

[129] Marais dit, dans son Journal, que Richelieu alla rejoindre, au mois d’août, son régiment dans la ville d’Oloron en Béarn.

[130] Mercure de France, de septembre 1720.

[131] Ibid., de novembre 1720.

Le récipiendaire avait confié la composition du discours traditionnel à trois de ses confrères, Fontenelle, Destouches et Campistron, qui, de ce fait, devinrent ses «teinturiers», ainsi qu’on appelait et qu’on appelle encore les fabricants de littérature à l’usage des gens trop occupés ou trop empêchés pour rédiger eux-mêmes leurs futurs ouvrages. Fontenelle, Destouches et Campistron écrivirent donc, chacun, séparément, une harangue académique, où Richelieu n’eut que la peine de cueillir les passages qu’il jugeait les plus topiques et de les assembler en mosaïque pour sa réception solennelle du 12 décembre[132].

[132] Journal de Marais, t. II, p. 17.

Le «compliment» dont l’abbé Gédoyn, directeur de l’Académie, salua le récipiendaire, amusa fort l’assistance. Il le félicita de n’avoir pas oublié son rang pour réaliser «des gains sordides». Et quand un autre Immortel, le duc de la Force, qui venait, par spéculation, d’accaparer les épices et la chandelle, s’empressa de son mieux auprès du nouvel élu, celui-ci lui répondit que tout l’honneur de la séance devait revenir à M. Gédoyn «qui avait merveilleusement caractérisé tout le monde». La Force en fit une laide grimace[133].

[133] Journal de Barbier (1857, 8 vol.), t. I., p. 90.

S’il en fut ainsi, le bon abbé perdit là une excellente occasion de se taire: ignorait-il donc les coups de bourse qui avaient tiré d’affaire le duc de Richelieu?

Le discours du nouvel académicien fut trouvé très beau: «quoique fort court, il plut par la dignité, la liberté, la grâce avec laquelle il fut récité[134].» Richelieu y faisait l’éloge de Villars et le panégyrique de Louis XIV. Il fut chaleureusement applaudi, surtout par les dames qui assistaient en nombre à cette solennité. Et les chroniqueurs ajoutent qu’il reçut, le même jour, «trois billets de rendez-vous» de Mlle de Charolais et des duchesses de Duras et de Villeroy.

[134] Mercure de France, de décembre 1720.—On s’est beaucoup amusé de l’orthographe de Richelieu; et Ludovic Lalanne qui eut entre les mains le manuscrit autographe de son discours académique, y relève (Curiosités littéraires, 1857, p. 280), des fautes telles que reigne pour règne; seint pour sein; flambau pour flambeau; dérangassent pour dérangeassent; court pour cour; rendus pour rendu; accez pour accès; pront pour prompt; pris pour prix; crétien pour chrétien; antier pour entier. Et il ajoute «Au moins il avait composé lui-même ce discours.» Nous savons maintenant ce qu’il en faut croire; quant à l’orthographe, dont les règles échappaient quelquefois à Voltaire lui-même, il est certain que Richelieu ne l’observait guère, mais nous avons vu de ses autographes beaucoup moins incorrects que son discours académique.

Son entrée à l’Académie, bien qu’il n’eût pas encore atteint la majorité légale, lui conférait en quelque sorte la robe virile: hélas! il s’en fallait de tout qu’il fût assagi.


CHAPITRE VIII

Nouvelles aventures de Richelieu. — Mme de Villeroy et Mme d’Alincourt. — Comment Richelieu se venge du Régent. — Duel avec le duc de Bourbon. — Une légende dorée. — Mlle de Maupin n’a pu être la maîtresse de Richelieu. — Le duel de MMmes de Nesle et de Polignac. — Amitié de Richelieu pour le duc de Melun.

Dans la vie galante de Richelieu, la période de cinq ans, qui suivit sa majorité, fut assurément la plus féconde en aventures de toutes sortes, en conquêtes brillantes, en rapts scandaleux, en noires trahisons. Cet amoureux perpétuel avait des grâces d’état: il menait six intrigues de front. Si, en vertu de ce dicton, qu’on ne prête qu’aux riches, des spéculations de librairie ont attribué à Richelieu plus de bonnes fortunes, chaque jour, que ses capacités physiologiques, si grandes fussent-elles, ne lui permettaient d’en prétendre, les témoignages contemporains sont trop nombreux et trop précis pour qu’il soit possible de mettre en doute les fréquentes prouesses de celui que la Palatine appelait rageusement la «coqueluche de toutes les femmes».

A Dieu ne plaise que nous nous attardions à énumérer ses victimes; le terme est exact, car il est bien peu de ces femmes qui n’eurent pas à souffrir de l’indifférence, de la vanité, de l’indiscrétion, de la perfidie de ce bourreau des cœurs. Nous n’en nommerons que quelques-unes dont l’Histoire doit connaître, ne fût-ce que pour mieux fixer une figure aux aspects parfois si fuyants.

Quoique ait pu en écrire Charles Giraud[135], indigné des insinuations malveillantes du Président Hénault[136] contre la Maréchale de Villars, Richelieu respecta fort peu les lauriers de l’illustre soldat qui l’avait mené au baptême du feu. Mais, si les courtisans parlèrent à mots couverts de cette erreur de la charmante duchesse, ils firent grand bruit autour de l’attentat commis contre la marquise d’Alincourt. Mme de Villeroy, la belle-sœur de cette dame, s’était si fort amourachée de Richelieu, qu’oubliant toute pudeur, elle avait consenti à souper, in naturalibus, avec lui et avec les amis de son amant.

[135] Charles Giraud: La Maréchale de Villars et son temps, 1881.

[136] Mémoires du Président Hénault (1855).—Il était des amis de la Maréchale et «y vivait beaucoup». Voici le passage incriminé par Giraud: «Sa maison (celle de la duchesse) fut toujours remplie de la meilleure compagnie. C’était une attention qu’elle avait toujours eue toute sa vie et qui la garantit de la dégradation de ses galanteries.»

Richelieu, suivant sa tactique familière, délaissa bientôt Mme de Villeroy. Mais cette amoureuse passionnée n’eut de cesse que l’infidèle lui revînt. Il daigna y consentir, à la condition toutefois qu’elle lui livrerait la marquise d’Alincourt, dont la réputation de sagesse avait singulièrement stimulé l’audace du libertin. Mme de Villeroy s’y engagea; et certain jour que, se promenant avec sa belle-sœur dans les jardins de Versailles, elle vit fondre sur la proie offerte le comte de Riom et Richelieu, elle saisit les mains de Mme d’Alincourt; mais celle-ci se débattit si énergiquement, en appelant à l’aide, qu’on accourut à ses cris[137]. L’anecdote a été rapportée par plusieurs mémorialistes; mais Rulhière, bien qu’il raconte l’histoire d’un souper où Mme de Villeroy avait imposé la présence de Richelieu à sa belle-sœur, Rulhière nie qu’elle ait tenu les mains de Mme d’Alincourt: il imagine, par contre, un joli roman dans lequel la marquise, restée subitement seule avec Richelieu, finit par céder à l’irrésistible séducteur et «sortit pleine de trouble, de jalousie et de remords, pour aller chanter pouilles à Mme de Villeroy». Depuis, elle ne voulut revoir de sa vie son vainqueur. Mais l’aventure avait fait du bruit; et Richelieu ne demandait pas autre chose[138].

[137] Correspondance de Madame (édit. Jœglé), t. II, p. 359, 6 août 1722.—La Palatine appelle Riom, cet amant de la duchesse de Berry, «un ondin»—toujours l’imagination romantique de l’allemande.

[138] Anecdotes de Rulhière, p. 24.

Il avait, en outre, un compte à régler avec le duc d’Orléans. Il ne pouvait lui pardonner le mariage de Mlle de Valois et résolut de se venger du prince sur un terrain où il ne doutait pas qu’il n’eût toujours l’avantage. Il entreprit donc la conquête des maîtresses du Régent. Celui-ci, bien qu’il se plaignît volontiers de rencontrer sans cesse Richelieu sur ses pas, était de trop bonne composition en matière d’amour, pour chercher à se débarrasser, par la violence, d’un rival qui avait prudemment renoncé à s’occuper des affaires de l’État. Richelieu, sachant toutefois qu’il agacerait au possible son ennemi sans en éprouver le ressentiment, usa des mille ressources de son esprit inventif et astucieux, pour parvenir à ses fins. Un jour, il faisait donner, dans la maison d’Auteuil du chanteur Thévenard, une fête villageoise, en l’honneur de la Souris, une fille d’Opéra chère au duc d’Orléans; et, la nuit même, au milieu du bal, après le feu d’artifice, il enlevait la sémillante comédienne sur un phaéton qui filait à toutes brides sur Paris. Une autre fois, c’était Mme d’Averne[139], la maîtresse en titre du Régent, qui, sous prétexte de migraine, déclinait une invitation du prince, pour condamner sa porte et souper avec Richelieu. Actrices, bourgeoises et femmes de qualité, amies du chef de l’État, ne suffirent bientôt plus au grand seigneur vindicatif pour satisfaire sa rancune. Il s’attaqua, de nouveau, à la famille même du Régent, s’il faut ajouter foi aux chroniques contemporaines. Reçu dans l’intimité de la duchesse de Berry, aux soupers licencieux du Luxembourg, il aurait eu une passade avec cette fille du duc d’Orléans, qui n’en était plus, à vrai dire, à compter ses caprices: «Nous nous aimâmes vingt-quatre heures, par curiosité», disait-il[140]. Sa liaison avec une autre fille du Régent, cette névrosée qui fut abbesse de Chelles, n’aurait pas été, paraît-il, de plus longue durée. Mais en admettant que sa vantardise et son indiscrétion coutumières fussent d’accord avec la vérité, il n’aggravait que trop leur jactance par des propos qui étaient autant d’infâmes calomnies: «Le duc d’Orléans, prétendait-il, fermait les yeux sur les faiblesses de ses filles, content de les partager.»

[139] Anecdotes de Rulhière, p. 26.—Marais (Journal, t. II, p. 368) écrit à cette même date (1722) que Mme D’Averne ne craint pas de se montrer tous les jours à l’Opéra avec Richelieu.

[140] La duchesse de Berry «aima Richelieu pour son plaisir», disent les Mémoires de Maurepas (t. II, p. 154).

Le duc de Bourbon était moins accommodant: il avait toujours l’appréhension de voir Richelieu entrer dans sa maison et n’épargnait pas au gentilhomme, plus ambitieux encore qu’amoureux, des algarades significatives. Le Journal de Buvat en cite une dans ces termes:

6 mai 1721.

«M. le duc de Bourbon étant à Chantilly à la chasse avec plusieurs seigneurs, s’écarta d’eux avec M. le duc de Richelieu, qu’il obligea de mettre l’épée à la main en lui disant:

—«Richelieu, il y a longtemps que je t’en veux; c’est à cette heure qu’il faut m’en faire raison.»

«Le duc, étonné, lui dit:

—«Monseigneur, je sais le respect que je vous dois; ainsi je ne suis pas homme à me battre contre vous.»

«Mais, se voyant pressé du prince, il se mit en défense, de sorte qu’il le blessa de trois coups; puis, ayant crié au secours du prince, on le porta dans son lit où il fut pansé de ses blessures; et le lendemain, il avoua qu’il avait prié le duc de Richelieu de mettre l’épée à la main[141]

[141] Buvat: Journal de la Régence, t. II, p. 244.

La version du Journal de Barbier est sensiblement la même. Le duc de Bourbon manifestait hautement son intention de tuer son adversaire. Richelieu se laissa piquer la main, estimant que ces quelques gouttelettes du sang suffiraient à l’animosité du prince. Mais celui-ci persistant dans ses intentions homicides, Richelieu, pour ne pas être le mauvais marchand de sa modération, blessa le duc de Bourbon au ventre. Et le bruit se répandit que le maître de Chantilly, déjà malade, venait de subir une rechute.

«Tout le monde dit aussi, ajoute le narrateur, que l’esprit de M. le Duc est un peu dérangé depuis quelques jours. Le changement n’est pas grand; car il en avait très peu auparavant et du mauvais[142]

[142] Barbier: Journal (1857, 8 vol.), t. I, p. 128, mai 1721.

Et c’était cet homme-là qui, trois ans plus tard, après la mort du Régent, devait gouverner la France, autrement dit la pressurer, la piller, l’affamer avec la complicité de sa maîtresse, la marquise de Prie et d’autres flibustiers de même appétit!

Quant à Mlle de Charolais, elle avait déjà pris son parti d’une situation sans issue, d’autant que les infidélités, toujours renaissantes, de Richelieu l’autorisaient à lui rendre la pareille. Et elle ne s’en priva certes pas. C’était, nous le savons, une femme d’esprit: aussi aimait-elle à répéter qu’elle avait «voyagé de Richelieu à Melun et de Melun en Bavière» désignant ainsi, par des noms de ville ou de principauté, ceux des amants qu’elle s’était successivement donnés[143].

[143] Marais: Journal, t. II, p. 301.

Pour en finir avec la Légende dorée qui s’est créée autour du Don Juan du XVIIIe siècle, nous répéterons une fois de plus qu’il ne faut accepter qu’avec une extrême circonspection certaines anecdotes dont elle amuse la crédulité de ses admirateurs. Au souffle du raisonnement, ces jolies historiettes s’évanouissent comme les bulles de savon, aux reflets irisés, que la moindre brise réduit en impalpable poussière.

Prenons un exemple. Il s’agit des prétendues amours de Richelieu avec Mlle de Maupin, cette actrice-cavalière de l’Opéra, de si belle force à l’épée qu’elle mettait en fuite trois spadassins croisant le fer contre elle. Des nouvellistes contemporains ont raconté, et l’érudit M. Boysse après eux[144], que Richelieu avait quinze ans à peine quand il s’éprit de cette amazone. Or, pour en obtenir les faveurs, il lui manquait la forte somme. Mais, comme il était déjà décoré de l’Ordre du Saint-Esprit et qu’il en possédait l’insigne tout constellé de brillants, il s’empressa de le porter chez un prêteur sur gages; d’où ce couplet qui courut la Cour et la Ville:

Judas vendit Jésus-Christ
Et s’en pendit de rage.
Richelieu, plus fin que lui,
N’a mis que le Saint-Esprit
En gage, en gage, en gage.

[144] Boysse: Les abonnés de l’Opéra, 1881.

L’anecdote est piquante; malheureusement elle est invraisemblable. La Maupin (ses biographes sont là pour le dire[145]) entrait en religion dans le courant de l’année 1705 et mourait en 1707. Or, à ces deux époques, Richelieu-Fronsac avait neuf et onze ans. Et, si précoce qu’il fût, il n’est guère admissible qu’à cet âge il eût conquis tout à la fois l’ordre du Saint-Esprit et le cœur de Mlle de Maupin.

[145] Le Tainturier-Fradin: La Maupin, 1904, pp. 283-287.

Et la meilleure preuve qu’il n’avait pas alors le «Cordon bleu», c’est qu’il n’en fut décoré que le 1er janvier 1728, «avec dispense», note le Maréchal de Villars. Autrement dit, quoiqu’il ne fût pas encore officiellement reçu, Richelieu était autorisé à porter les insignes de l’Ordre du Saint-Esprit: c’était la récompense, justement méritée, des services qu’il avait rendus à l’État, en qualité d’ambassadeur extraordinaire de France à la Cour de Vienne[146].

[146] Villars: Mémoires (édit. de Vogüé), t. V, p. 114.

Bien mieux; en présence de certaines affirmations contradictoires, on pourrait lui contester un de ses plus beaux titres de gloire, si tant est qu’on doive donner ce nom au duel, resté classique, de MMmes de Nesle et de Polignac, courant, au bois de Boulogne, se disputer, le pistolet au poing, les faveurs de Richelieu. Toutes deux tirent à la fois. Mme de Nesle tombe sans connaissance. Et Mme de Polignac d’insulter sa rivale abattue. Celle-ci, par bonheur, n’était que très légèrement blessée. Quand elle sortit de son évanouissement, elle était toute fière d’avoir versé son sang pour Richelieu, «fils aîné de Vénus et de Mars».

Eh bien! un mémorialiste dépossède ce demi-dieu de son auréole au profit d’un Soubise.

—«C’est pour le marquis d’Alincourt, dit un autre chroniqueur, que MMmes de Nesle et de Polignac se mesurèrent en champ clos.»

Mais l’amour n’occupait pas toujours à lui seul le cœur de Richelieu. L’amitié y trouvait encore place; et nous notons d’autant plus volontiers le fait, que ce grand seigneur ne passa jamais pour une âme tendre et sensible. Égoïste et sec, comme tous les orgueilleux, il ne pensait qu’à lui, qu’à ses plaisirs, qu’à ses satisfactions d’amour-propre. De cette époque, cependant, date l’attention qu’il voulut bien accorder à Voltaire, attention dont une longue habitude fit une sorte d’affection. Mais, en même temps, il avait voué au duc de Melun une profonde amitié qu’attendait une cruelle épreuve. En effet, dans le courant de juillet 1724, pendant qu’il séjournait, avec Voltaire, à Forges, la station balnéaire à la mode, il apprit la mort tragique de M. de Melun, porté à terre d’un coup d’andouiller par un cerf furieux. Voltaire écrit que Richelieu s’en montra désespéré et dut interrompre sa saison d’eaux[147].

[147] Voltaire: Correspondance. Lettres, en août 1724, à la Présidente de Bernières et à Thieriot.

Richelieu semble avoir suivi pendant quelques années la saison de Forges, bien que ce fût pour lui un «triste lieu». Dans une publication du baron Jérôme Pichon: Vie de Charles Henry, Comte de Hoym, ambassadeur de Saxe-Pologne en France (Paris, 1880, 2 vol.) nous trouvons, au t. II, une lettre de Richelieu à ce diplomate, lettre datée de Paris, 6 août 1723, et rédigée en termes assez crus, où le duc, qui s’est rencontré, avec son correspondant, à la Cardinale, une des trois sources de Forges, lui annonce son départ, le lendemain 7 août, pour son château de Richelieu. Il lui donne en même temps des nouvelles, politiques et mondaines, de Paris.


CHAPITRE IX

Le duc de Richelieu prend séance, comme pair, au Parlement. — Le duc de Bourbon l’envoie en ambassade à Vienne. — Fanfarinet: couplets satiriques. — Instructions du gouvernement français au nouveau diplomate. — Richelieu doit miner l’influence espagnole à Vienne. — Prompt départ de l’aventurier Ripperda. — Embarras financiers de Richelieu: son «entrée» à Vienne. — Son activité: ses succès plus ou moins discutés en matière de diplomatie galante.

Le 6 mars 1721, quatre mois après son élection à l’Académie Française, Richelieu siégeait, comme pair, au Parlement. Il éblouit l’Assemblée par son faste: il portait des vêtements de drap d’or dont l’aune revenait à 260 livres. «Il ressemblait à l’Amour[148]»; ce fut encore un jour de fête pour les dames. Mais, déjà, il ne lui suffisait plus d’en être l’oracle et l’idole; il aspirait à jouer, parmi les hommes, un des premiers rôles sur la scène politique: ambition que légitimaient son nom et son rang. Malheureusement, la prévention du Régent contre cet ancien conspirateur, si repenti qu’il fût, lui barrait la route. Néanmoins, il fut nommé gouverneur de Cognac en 1722; mais son esprit satirique, ayant commenté un peu trop vivement des «nouvelles de Cour», indisposa de nouveau contre lui le duc d’Orléans, qui lui fit défendre de paraître au sacre de Louis XV[149].

[148] Marais: Journal, t. II, 6 mars 1721.

[149] Biographie universelle de Michaud. (Article Maréchal de Richelieu, par Durozoir.)—En effet, nous n’avons pas trouvé son nom parmi ceux des personnages que signalent les relations officielles.

Lorsque, après la mort du Régent, le duc de Bourbon fut appelé à le remplacer auprès du roi, on put croire un instant que sa rancune personnelle allait servir, avec usure, les «injures du duc d’Orléans». Il n’en fut rien: une femme avait passé. La marquise de Prie, qui s’était laissée prendre au charme de Richelieu, fit obtenir l’ambassade de Vienne, en mai 1724, à cet amant de passage. Celui-ci inaugurait ainsi sa nouvelle manière: à ses yeux, la femme doublait maintenant de valeur: elle n’était plus seulement une source de plaisir; elle devenait un instrument de crédit et de faveur.

Le choix de ce courtisan pour le plus élevé des postes diplomatiques, choix que ne justifiaient, chez son bénéficiaire, ni la science, ni l’expérience des affaires, causa bien des déceptions, partant bien des colères. Et, comme toujours, l’opinion publique se vengea par des épigrammes: elle appela Richelieu l’ambassadeur Fanfarinet[150]—sobriquet emprunté aux contes de fées et visant un homme «plus propre à l’amour qu’à la politique».

[150] Marais: Journal, t. II, mai 1724.

La malignité de ses contemporains devait le poursuivre jusqu’à l’heure de son départ pour Vienne. Soucieux de donner au duc de Bourbon et surtout à Mme de Prie une preuve de sa reconnaissance, il était allé, en personne, avec MM. de Brancas et de La Feuillade au Parlement, où se jugeait, pour la plus grande joie de la favorite, le procès du secrétaire d’État Le Blanc, injustement accusé de péculat. Mais, devant la réprobation générale, ces gentilshommes cessèrent d’assister aux séances[151]: ce qui n’empêcha pas Richelieu de recevoir ce nouveau brocard:

Vignerot, le grand-père,
Était ménétrier.
Celui-ci dégénère,
Étant de tout métier,
Étourdi politique,
Galant ambassadeur,
D’Arouet protecteur[152].

[151] Maréchal de Villars: Mémoires (édit. Marquis de Vogüé), t. IV, p. 304.—Lemontey: Histoire de la Régence, t. II, p. 208.

[152] Maurepas: Mémoires (4 vol., 1792), t. II, p. 44. Ces Mémoires sortent de l’officine de Soulavie; mais il est établi qu’ils ont été composés presque uniquement avec des pièces officielles.

En effet, Richelieu avait proposé à Voltaire (Arouet) de l’accompagner à Vienne, sans doute comme secrétaire intime; mais le poète avait eu la sagesse de décliner cet honneur.

L’événement devait donner tort au couplet satirique. L’apprenti diplomate fut assurément «galant ambassadeur», mais il ne fut pas «étourdi politique». Il accomplit sa mission avec beaucoup de tact, de souplesse et de dignité. Il fit grande figure; et la France lui dut de notables avantages. Il réparait ainsi les fautes du complice d’Alberoni.

Les instructions qu’avait reçues Richelieu avant son départ et que le duc de Bourbon avait dictées au marquis de Chavigny comportaient entr’autres recommandations:

«L’ambassadeur de Sa Majesté devra traiter le baron de Ripperda (ambassadeur extraordinaire d’Espagne) avec toutes sortes de politesses et d’égards, de manière qu’il puisse paraître qu’on n’a aucun mécontentement de ce qui se passe aujourd’hui... Il devra employer toutes sortes de moyens pour savoir s’il n’a pas été signé de traité secret entre l’Autriche et l’Espagne... Il devra s’entendre en toutes ses démarches avec l’ambassadeur de Sa Majesté Britannique et agir en toutes choses de concert avec lui.»

Quoique petit-fils de Louis XIV, le roi d’Espagne, Philippe V, avait répudié complètement sa première patrie, la France. L’avortement de la conspiration de Cellamare, le retour à Madrid de l’Infante que son père considérait déjà comme la femme de Louis XV, avaient mis le comble à l’exaspération d’un monarque, dont le cerveau, depuis longtemps débilité, avait subi les atteintes de la folie. Aussi, par esprit de rancune, Philippe V envoyait-il à Vienne, pour y conclure un traité, plutôt hostile à la France, un diplomate de fortune, le baron de Ripperda, jadis colonel au service de la Hollande et naguère créature du cardinal Alberoni. A peine débarqué, ce bravache avait promis à l’empereur Charles VI la «restitution» de l’Alsace, des Trois Evêchés, de la Bourgogne et de la Flandre. Le pacte signé, le 30 avril 1725, entre l’Autriche et l’Espagne, témoignait de visées moins ambitieuses, qui suffisaient à mettre en repos l’âme inquiète de l’empereur Charles VI[153]. Car ce prince était, lui aussi, un mélancolique, d’humeur chagrine et de nature dévote, qui n’avait qu’une préoccupation, assurer à ses filles et surtout à Marie-Thérèse, la succession impériale. Or Philippe V reconnaissait ce droit conféré à l’archiduchesse par la Pragmatique Sanction. Au mépris des intérêts maritimes de l’Angleterre, de la France et de la Hollande, il ouvrait à l’Autriche les ports des Pays-Bas et ratifiait la concession faite par l’Empereur, le 19 octobre 1722, à une Compagnie commerciale d’un établissement à Ostende. Il ne recevait, à titre de réciprocité, que d’assez maigres compensations. Charles VI lui laissait espérer la reprise de Minorque et de Gibraltar.

[153] Charles VI, ancien compétiteur de Philippe V à la Couronne d’Espagne, pendant la Guerre de Succession, était empereur d’Autriche et d’Allemagne depuis 1711.

Nous savons quelle était en cette occurrence la mission de Richelieu. Certes, le représentant de Louis XV était le plus courtois et le plus poli des gentilshommes; mais il avait une fierté naturelle qu’avivait encore le souci de ses prérogatives officielles; et le sentiment, qu’il conserva, jusqu’à la fin de ses jours, du prestige de l’autorité royale, était devenu le régulateur de sa conduite.

Il quittait Paris sous le coup de graves embarras financiers. Les bénéfices, que ses spéculations lui avaient permis de réaliser pendant les grands jours du «Système» de Law, s’étaient depuis longtemps volatilisés. Son train de maison et ses folles dépenses l’obligèrent à contracter des emprunts onéreux; et, pour ne pas être harcelé, à son départ, par la meute de ses créanciers, il dut obtenir «des lettres de répit», c’est-à-dire le droit de faire suspendre, jusqu’à son retour définitif, toute action judiciaire qui lui serait intentée.

Arrivé à Vienne, le 8 juillet 1725, il ne tarda pas à reconnaître ce qu’était ce baron de Ripperda qu’on lui recommandait si fort de ménager. Il n’eut pas l’air tout d’abord de se préoccuper des menues faveurs que la Cour réservait à cet aventurier; mais, d’après certaine légende[154], un jour que celui-ci s’avisait de vouloir prendre le pas sur l’ambassadeur de France, Richelieu le repoussait d’un coup de coude si vigoureux que Ripperda en perdait l’équilibre.

[154] Légende que contredisent absolument les Mémoires authentiques de Richelieu. Conformément à ses instructions, le duc montra toujours beaucoup d’égards vis-à-vis de Ripperda; il ne lui laissait jamais prendre le pas, mais, d’un trottoir à l’autre, échangeait avec lui de grands coups de chapeau.

L’entrée officielle d’un ambassadeur dans la Capitale de l’État où il devait représenter son souverain, en affirmait trop, à cette époque, l’auguste et solennel caractère, pour que Richelieu n’entourât pas la sienne de tout l’éclat qu’elle comportait. La Cour de Vienne la retarda autant qu’elle put; mais l’orgueil donnait à cet esprit léger qu’était Richelieu une sorte de ténacité capable de triompher de tous les obstacles. Et l’Empereur ne trouva bientôt plus le moindre prétexte pour ajourner l’entrée de l’ambassadeur extraordinaire de France, fixée au 7 novembre.

Elle fut magnifique. En tête, des coureurs habillés de velours galonné d’argent; puis cinquante valets de pied, en riches costumes et l’épée d’argent au côté; douze heiduques, portant des masses d’argent, douze pages, etc. L’ambassadeur, dans la tenue des pairs au Parlement, occupait un superbe carrosse orné de figures symboliques; des ordres avaient été donnés pour que les fers d’argent des chevaux pussent se détacher facilement. Et la foule se ruait sur cette aubaine inespérée, comme elle le fit plus tard sur des tables chargées de victuailles, dans le palais de l’ambassade, où tous les appartements étaient restés ouverts.

Ripperda se le tint pour dit et regagnait quinze jours après l’Espagne. La disgrâce[155] du duc de Bourbon, accueillie avec joie à Vienne, ne modifia pas la politique du Cabinet de Versailles. L’évêque de Fréjus, Fleury, le nouveau ministre, fit confirmer à Richelieu les instructions de son prédécesseur par Morville, secrétaire d’État aux affaires étrangères. Notre ambassadeur devait continuer à surveiller de près les menées de l’Espagne et s’entendre, dans ce but, non plus seulement avec son collègue de la Grande-Bretagne, mais encore avec le Nonce. Ardent comme un homme de son âge (on lui reprochait assez sa jeunesse!), conscient des haines qui guettaient le porte-paroles de la France (et le Prince Eugène, malgré son affectation de politesse, en était le plus irréductible ennemi!), Richelieu eût voulu qu’on parlât haut à l’Autriche, pour la désabuser de l’idée qu’elle se faisait de la faiblesse du Gouvernement français. Mais Fleury, toujours timoré, prêchait au diplomate la patience et surtout la prudence.

[155] Une coïncidence des plus piquantes veut que Ripperda, retourné en Espagne pour y continuer, avec l’assentiment de la Reine, son métier de brouillon, nommé depuis duc et Grand d’Espagne, fut chassé de la Cour, le jour même où le duc de Bourbon tombait en disgrâce. Il était devenu aussi impopulaire que ce prince.

En attendant, il ne lui envoyait pas les subsides qu’il lui avait promis; car si l’argent est le nerf de la guerre, il est aussi le nerf de la paix; et bien que l’Empereur d’Autriche fût beaucoup moins belliqueux que la reine d’Espagne, il était sage de prévoir et d’encourager, dans certains cercles politiques de Vienne, les défaillances, possibles, de convictions trop éloignées d’une solution pacifique.

Or, Richelieu était à bout de ressources; il ne lui restait plus que ses diamants: il dut les mettre en gage. C’était un peu son habitude; et ces prêts se terminaient infailliblement par des conflits, soit que le créancier exigeât, à l’heure du remboursement, des intérêts usuraires, soit que le débiteur se refusât à tout accommodement raisonnable. Déjà, en 1721, il insistait auprès du lieutenant de police Taschereau de Baudry, pour que ce magistrat «parlât fortement» à un certain Rapally qui détenait les «boucles de diamant» de Richelieu et se refusait à les rendre à leur légitime propriétaire. Il fallut, pour obtenir cette restitution, que Baudry fît incarcérer Rapally[156].

[156] Bibliothèque de l’Arsenal: Archives de la Bastille, 10730 (dossier Dagenois).

Maintenant c’est un autre prêteur sur gages que l’ambassadeur signale à la vindicte du nouveau lieutenant de police, Hérault; et la lettre mérite d’être citée, car elle appelle l’attention sur le commerce interlope, si fréquent au XVIIIe siècle, de ces brocanteurs qui, même largement désintéressés, imaginaient mille subterfuges pour ne pas se dessaisir des gages dont ils étaient nantis.

«A Vienne, le 2e novembre 1726.

«J’ai appris, Monsieur, avec bien de la reconnaissance, la bonté que vous avez bien voulu avoir d’écouter le Sr De Vienne, capitaine de mon régiment et de parler au Sr Krom, comme il fallait, pour l’empêcher de me voler mes diamants. Je vous supplie de vouloir bien me continuer vos mêmes bontés, sans quoi cette affaire ne finira jamais, le Sr Krom étant assurément un fripon. On m’a mandé qu’il se flattait d’avoir la protection d’un de vos secrétaires, ce qui je sais bien qu’avec vous ne sera d’aucune utilité, connaissant vos lumières et sachant bien que vous faites tout par vous-même. C’est ce qui fait que je vous en avertis librement, cet avis pouvant même vous être utile dans l’accablement d’affaires où vous êtes et où il vous est impossible de prendre garde à tout. Mais à la façon dont vous avez parlé au Sr Krom, il devrait bien voir que, quand il aurait fait cette petite intrigue, cela ne lui servirait pas de grand’chose avec un magistrat aussi intègre et aussi éclairé que vous.

«Je vous supplie d’être persuadé qu’on ne peut être, avec un attachement plus sincère, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur[157]

Le duc de Richelieu.

[157] Bibliothèque de l’Arsenal: Archives de la Bastille, 10927, pp. 290-291.

Vraisemblablement, Richelieu, ayant enfin reçu les soixante mille livres que Fleury lui annonçait depuis si longtemps, avait remboursé ses emprunts et n’avait encore rien vu revenir.

Ce fut à cette époque que commencèrent effectivement les négociations entre Richelieu et le comte de Zinzendorff, chancelier de l’Empire. Leur but apparent, c’était la médiation de Charles VI, dont, à vrai dire, ce prince ne se souciait guère, entre la France et l’Espagne; mais leur but réel, du moins aux yeux de l’ambassadeur français, c’était la conclusion, par ses soins, d’un traité, barrant une alliance trop étroite de Charles VI avec Philippe V, alliance qui pouvait favoriser la reconstitution de cette formidable puissance de la maison d’Autriche, jadis si inquiétante pour la France.

Au cours de ces pourparlers, Richelieu dépensa une somme de travail considérable: son activité infatigable ne connaissait plus de repos. Sa correspondance diplomatique en témoigne. Mais il ne négligeait pas non plus d’autres moyens d’action qui lui étaient depuis longtemps familiers et dont il entendait tirer le meilleur parti. Déjà (du moins les Mémoires de Soulavie l’assurent), avant le départ de Ripperda, grâce à la comtesse Bathiany, qui n’avait rien su refuser à Richelieu et que courtisait vainement le Prince Eugène, le galant diplomate avait pu pénétrer les secrets de cet illustre guerrier et même de l’Empire. Mais, ici, les Souvenirs du prince de Ligne lui opposent un démenti formel, par la plume même du Prince Eugène, qui écrit dans son autobiographie[158]:

Le duc de Richelieu «était aimable, bien fait, séduisant et d’une jolie fatuité. Par une double finesse de sa part, de politique et d’amour, il voulut, il crut avoir Mme de Bathiany... Cela nous amusait beaucoup. Le désir d’une aventure d’éclat nous le rendait tous les jours plus agréable. Il n’eut ni la femme, ni le secret; mais nous étions enchantés de son redoublement de soins pour nous plaire.»

[158] Mémoires du Prince de Ligne (Vie du Prince Eugène), t. V, pp. 179-180 (5 vol., 1827).

Il dut, sans nul doute, subir, de ce côté, une double déception; car il dit, dans les Mémoires de Soulavie, avoir quitté la comtesse Bathiany pour la princesse de Lichtenstein, fort jolie femme, liée avec tous les ministres de Charles VI, qu’il avait éblouie, par sa magnificence, dans une course de traîneaux. Mais, cette fois, pour ne pas la compromettre, il se rendait chez elle, la nuit, à pied, en rasant les murailles. Il entrait mystérieusement, par une porte dérobée, et recueillait, dans un délicieux boudoir où l’amour et la politique n’avaient plus de secrets pour lui, les plus utiles renseignements. Si l’Empereur, disait la Princesse, réunit autant de troupes, ce n’est pas qu’il ait l’intention de partir en guerre: il veut simplement intimider la France; et celle-ci ferait bien d’armer, elle aussi, pour prouver qu’elle ne redoute aucun acte d’hostilité.

Avec Villars, nous serrons de plus près la réalité. Le Maréchal, qui devait à ses glorieux faits d’armes d’occuper une place éminente dans le Conseil, avait en communication les dépêches[159] (et elles étaient nombreuses) que l’ambassadeur de France adressait au Gouvernement, pendant l’année 1726. Richelieu se vantait d’avoir acheté d’un commis aux affaires étrangères le chiffre de Zinzendorff, par conséquent de connaître la teneur des lettres du Ministre. Villars, sans vouloir prétendre que Richelieu fût un naïf, fait observer à ses collègues, que le commis a bien pu «agir, du consentement de son maître, pour tromper, par de fausses apparences» le diplomate français. Au reste les dépêches de l’ambassade reflètent exactement l’état d’âme de ce monarque sombre, inquiet, incertain, qui, un jour, (15 février), est «déterminé à la guerre» et plus tard (7 novembre) en est absolument «éloigné». Puis, Richelieu, qui, pour être un homme charmant, spirituel, aimable, n’en est pas moins, à l’occasion, autoritaire, hautain, voire agressif, se trouve souvent en conflit avec ses collègues du corps diplomatique. Le premier ministre autrichien lui reproche, à tort il est vrai, de pousser les Turcs à guerroyer contre l’Empereur. D’autre part, Saint-Saphorin, l’ambassadeur d’Angleterre et Richelieu, qui devaient marcher de conserve, ne pratiquèrent pas toujours entre eux l’entente cordiale.

[159] Bien à tort, Lemontey écrit, dans son Histoire de la Régence, que ces dépêches sont «insipides». L’ambassadeur d’Angleterre, qui se croyait le plus fin des hommes, daignait reconnaître la valeur diplomatique de Richelieu.

Villars note avec soin, et d’après les dépêches apportées par le courrier de France, tous les incidents de cette vie diplomatique si occupée, si agitée[160], et cependant sur le point d’aboutir à d’heureux résultats, honorables pour le pays et pour son représentant, quand, soudain, éclate cette nouvelle inouïe:

La nuit, aux portes de Vienne, dans une carrière abandonnée, s’aidant de la complicité de deux seigneurs autrichiens, Richelieu a immolé, au cours d’une conjuration magique, deux victimes humaines.

[160] Mémoires de Villars (édit. de Vogüé), t. V, passim.


CHAPITRE X

Prédilection de Richelieu pour la cabale et les opérations magiques. — Affaire de satanisme à Vienne: ses différentes versions. — Richelieu obtient le chapeau de Cardinal pour Fleury. — Succès de sa mission diplomatique. — Son retour en France. — Nouvelles imprudences sur le terrain de la galanterie. — Il est plus circonspect en politique: la conjuration des Marmouzets. — Richelieu conquiert de nouveaux grades dans l’armée et «commande pour le roi» en Languedoc.

Richelieu, on ne saurait trop le répéter, est bien l’homme de son siècle. S’il affiche, comme tant d’autres de ses contemporains, les pratiques extérieures du Culte, parce que la démonstration contraire serait nuisible aux intérêts de l’État et d’un mauvais exemple aux yeux des gens de bonne compagnie, il est foncièrement athée, impie, libertin dans le sens que ce terme comportait au XVIIe siècle. Mais s’il ne croyait pas à Dieu, il croyait au Diable, différent en cela de son ami Voltaire, qui ne croyait, ni à l’un, ni à l’autre, bien qu’il pratiquât, lui aussi, dans le temple «élevé à Dieu par Voltaire», comme il l’avait si modestement écrit sur le fronton de sa chapelle seigneuriale.

Richelieu était de l’école du Régent. Il adorait la chimie, cherchait la pierre philosophale, se plaisait aux calculs de l’astrologie judiciaire et ne dédaignait pas les conjurations magiques. Il n’y voyait, disait-il, qu’un simple amusement, et parfois même les taxait de pures folies. Mais il les avait toujours suivies avec le plus vif intérêt, quand Mlle de Valois les interrogeait sur l’avenir réservé à ses amours, ou quand Mlle de Séry, maîtresse du Régent, prétendait avoir vu dans un verre d’eau la tête de son amant ceinte de la couronne royale.

Ces diverses particularités étaient connues de tous: aussi personne ne parut-il autrement surpris, quand la Quintessence et le Journal de Leyde, deux feuilles des Provinces-Unies, révélèrent, avec les détails qu’exige un fait-divers d’une telle envergure, le crime effroyable imputé au duc de Richelieu[161].

[161] Richelieu s’en montra très affecté. Il écrivait, en février 1727, à Chavigny, un de ses collègues: «Je suis extrêmement peiné de la calomnie qu’on fait imprimer contre moi et de la façon dont on l’a débitée: je donnerais tout au monde pour connaître l’auteur qui a donné aux gazettes l’occasion de cette impertinence.» (Soulavie: Mémoires de Richelieu, t. V, p. 232.)

La sienne, à lui, Richelieu devait lui attirer, à ce propos, une réplique assez désobligeante de Chirac, médecin du roi, qui s’était rencontré avec lui chez le duc de Sully, alors gravement malade. Richelieu proposait pour la guérison un remède d’empirique, tandis que Chirac insistait pour la saignée, «le seul parti à prendre»; autrement «M. le duc n’en pourrait réchapper sans un miracle».

—Raison de plus pour employer mon remède, fit alors Richelieu, non sans appuyer sa proposition d’une sortie virulente contre les médecins, si bien que Chirac, exaspéré, lui cria:

—Parbleu, je sais bien que vous croyez aux esprits follets et non pas aux miracles.

«Dont M. de Richelieu, dit le chroniqueur qui conte l’anecdote (Bibliothèque de l’Arsenal: Archives de la Bastille, 10159, 16 février 1729), se tint insulté, avec raison, suivant tout Paris, l’allusion à ses folies de la Cour de Vienne étant trop bien marquée et caractérisée.»

Nous avouons que ce récit nous a trouvé tout à fait incrédule, même quand il est rapporté par Duclos qui semble absolument convaincu. Il est vrai qu’il exécrait Richelieu. Mais nous ne saurions passer sous silence sa version, non plus que celle de Barbier qui, pour être plus romanesque, se termine sur un moins tragique dénouement. La voici:

En compagnie de l’abbé de Zinzendorff, fils du Chancelier, et de Westerloo, capitaine des hallebardiers de l’Empereur, Richelieu s’était rendu au fond d’une carrière pour y voir le diable. Deux cordeliers, qu’ils avaient emmenés, célébrèrent une messe et donnèrent l’hostie consacrée à deux boucs, l’un blanc et l’autre noir. En fait de diable, les curieux ne virent que le nonce qui les surprit en pleine cérémonie et fit expédier les moines à l’Inquisition, pendant que l’Empereur écrivait au roi de France[162].

[162] Journal de Barbier, t. II, page 8.—L’inspecteur de la librairie, d’Hemery, dit dans ses Anecdotes (Biblioth. Nationale, Mss. fonds français 22158, p. 100) que Richelieu, après avoir donné à un bouc une hostie consacrée, l’avait fait égorger par un prêtre.

D’après Duclos, un magicien avait persuadé aux jeunes seigneurs qu’il leur montrerait le diable, au fond de cette mystérieuse carrière où les avait conduits leur crédulité. Cet homme était un Arménien qui fut trouvé, le lendemain, grièvement blessé et rendit presque aussitôt le dernier soupir: «C’était apparemment, écrit Duclos, le prétendu magicien que ces messieurs, aussi barbares que dupes, et honteux de l’avoir été, venaient d’immoler à leur dépit. Les ouvriers (qui l’avaient relevé) craignant d’être pris pour complices, s’enfuirent aussitôt et allèrent faire la déclaration de ce qu’ils avaient vu.»

L’affaire fut étouffée, affirme notre historien. Le chancelier avait tout intérêt à cette solution: il attendait pour son fils la promotion au cardinalat. Il écrivit, en outre, à Fleury, pour qu’il traitât d’infâmes calomnies les imputations dirigées contre son ambassadeur. Et Fleury de s’y prêter le plus complaisamment du monde. Seul, Westerloo[163] paya pour tous: il fut privé de son emploi et mourut dans l’obscurité.

[163] Duclos: Mémoires (1864), t. II, pp. 242 et suiv.

Les Mémoires du prince de Ligne disculpent Richelieu de l’accusation portée contre lui; mais ils affirment à tort, que «le cardinal de Fleury le fit rappeler ridiculement pour de prétendues conjurations du diable dans un jardin de Leopoldstadt[164]».

[164] Mémoires du Prince de Ligne (1827), t. V, p. 179 (autobiographie du Prince Eugène). Dans ses Souvenirs et Portraits (1815), pp. 21 et suiv., le duc de Lévis donne cette version, qu’il estime la véritable, que Richelieu sacrifia un cheval blanc à la lune. Il constate, d’ailleurs, l’esprit superstitieux du Maréchal, qui refusa d’aller faire sa cour au fils aîné de Louis XVI, qu’il savait condamné par Maloet à une mort prochaine: il croyait fermement aux esprits.

Si le premier ministre de France avait enfin obtenu le chapeau, il n’ignorait pas qu’il en devait presque tout l’honneur aux pressantes sollicitations de Richelieu; et celui-ci pouvait, à juste raison, s’en féliciter dans ce billet du 2 septembre 1726:

«Je n’ai le temps que de vous écrire ces mots, ne pouvant retarder un moment la bonne nouvelle que j’envoie au Roi du consentement que j’ai enfin arraché à l’Empereur à la promotion de M. de Fréjus. Je l’ai envoyée hier à Rome, par un courrier extraordinaire, au cardinal de Polignac (son ami)... Je suis au comble de la joie de cette affaire, car je puis vous dire, sans me vanter, que je l’ai conduite adroitement et que je crois que l’on m’en aura quelque obligation[165]

[165] Bulletin du bibliophile, année 1882, p. 421. On croit que ce billet était adressé à Voltaire.—Fleury n’oublia jamais le service rendu; mais, déjà, un an auparavant, le 29 août 1725, s’en référant à Morville, il complimentait Richelieu sur ses succès diplomatiques qui, disait-il, avaient établi sa réputation en deux mois. Fleury le comparait même à... Tacite.

D’ailleurs, Richelieu arrivant, non sans succès, au terme de sa mission, il eût été injuste et cruel de lui en retirer la gloire, d’autant que son prétendu crime était loin d’être prouvé.

Déjà, au début de son ambassade, il avait préparé les éléments de ce traité de Hanovre (3 septembre 1725)[166] qui réunissait, dans une alliance défensive contre l’Autriche et l’Espagne, l’Angleterre, la France et la Prusse, soucieuses surtout d’empêcher la reconstitution de l’empire de Charles-Quint, autrement dit de maintenir l’équilibre européen. Il est vrai que, le 6 août 1726, la Russie, et qu’en mars 1727, la Prusse, à qui l’Empereur a promis certains avantages territoriaux, font cause commune avec l’Autriche et l’Espagne. Par contre, la Hollande, la Suède et le Danemark se rangent du côté de l’Angleterre et de la France[167].

[166] Le traité de Hanovre, écrit M. Jean Dureng (Mission de Théodore de Chavignard de Chavigny en Allemagne (septembre 1726, octobre 1731) d’après ses Mémoires inédits, 1912, p. 8), le traité de Hanovre eut, comme suite, «la reconstitution» par Chavigny «d’un parti hostile à l’Empereur, dépendant de la France»; et l’éditeur ajoute: «L’affaiblissement et même la rupture des liens qui attachaient l’Empire à l’Empereur» sont les principes qui ne cessèrent d’inspirer la diplomatie française jusques et y compris la Révolution et Napoléon Ier

[167] H. Carré: Histoire de France au XVIIIe siècle (édition Lavisse).—Jobez: La France sous Louis XV (1864-1873, 6 vol.) tome II.

Un commencement d’hostilités, l’attaque de Gibraltar par l’Espagne, peut, un instant, faire appréhender une conflagration générale. Mais le traité de Vienne du 13 mai 1727 débarrasse l’horizon politique de ses nuages. Tout danger de guerre est momentanément écarté: l’alliance de l’Espagne et de l’Autriche, que devait fortifier le mariage, projeté, de don Carlos, le second fils de Philippe V, avec Marie-Thérèse, est désavouée par l’Empereur; et le privilège de la compagnie commerciale d’Ostende est révoqué. Cette œuvre de pacification avait été savamment conduite, il est vrai, par Fleury; mais Richelieu ne l’en avait pas moins adroitement amorcée; et la réconciliation était complète, en août 1727, comme le dit l’historien Henri Martin, entre les deux branches de la maison de Bourbon[168].

[168] Mémoires de Villars, t. V.—A maintes reprises, le Maréchal ne se fit pas faute d’interroger Richelieu sur divers incidents de sa campagne diplomatique; et les Mémoires du vainqueur de Denain, en 1730, enregistrent certaines déclarations de l’ambassadeur, auxquelles la véracité de Villars donne un cachet d’authenticité. Richelieu ne lui avait-il pas affirmé le fait, d’ailleurs certifié par Fonseca, ambassadeur d’Autriche à Versailles, que l’Empereur aurait rétrocédé Luxembourg et d’autres places fortes à Louis XV, comme gage d’alliance avec la France, si le roi Très-Chrétien lui avait garanti le bénéfice de la Pragmatique Sanction, c’est-à-dire de la succession à l’Empire pour les archiduchesses d’Autriche? Or, le cardinal Fleury avait déclaré, en plein Conseil, que, si le chancelier Zinzendorff avait consenti ces propositions à la France, il avait été désavoué depuis par l’Empereur. Bien mieux, en 1732, le Garde des Sceaux avait soutenu à Villars que Richelieu n’avait jamais signalé au premier ministre le dessein formé par Charles VI de marier l’aînée des archiduchesses à Don Carlos. Et précisément l’ancien ambassadeur avait présenté à Villars la copie de ses dépêches témoignant du désir de l’Empereur de conclure cette union; aussi, le Maréchal estimait-il comme «la pire des fautes, aussi honteuse que dangereuse», de n’avoir pas assuré «l’Empire et tous les biens de la maison d’Autriche à la troisième branche de la maison de Bourbon». Une note de l’éditeur des Mémoires de Villars ajoute: «En effet il est question dans la Correspondance de Richelieu, en 1725, de négociations secrètes entre l’Autriche et l’Espagne pour le mariage du deuxième fils de Philippe V avec l’archiduchesse Marie-Thérèse. Si elles ont réellement existé, elles étaient inspirées par une pensée hostile à la France et la secrète espérance de reconstituer contre elle l’empire de Charles-Quint, mais avec un Bourbon. Villars fut toujours convaincu que l’offre était sérieuse et que l’affaire avait manqué par la faute de Fleury.»

Aussi le jeune négociateur reçut-il l’accueil le plus flatteur du roi, quand, le 3 juillet 1728, au retour de son ambassade[169], il vint «faire sa révérence» à Louis XV, comme le dit Villars; mais, ajoute le Maréchal, «on le trouva fort changé[170]». L’ardeur qu’il avait apportée à remplir les devoirs de sa mission explique, de reste, cet état physiologique; au moins eût-il dû demander au repos prolongé, la réparation de ses forces; malheureusement, il retrouvait, à Paris et à Versailles, cette vie de plaisir à outrance dont il avait en quelque sorte perdu l’habitude à la Cour de Vienne, où l’austérité des mœurs et la pratique intense de la dévotion lui donnaient presque des nausées, ainsi qu’il l’écrivait au cardinal de Polignac. Mais sa légèreté et son inconstance, qui l’entraînaient sans relâche vers de nouvelles amours, lui suscitèrent de vives inimitiés chez des femmes dont il avait éprouvé, dans le charme d’un adorable commerce intellectuel, la tendre et sincère affection. C’est ainsi qu’il avait froissé, à son grand dam, cette exquise Mme de Gontaut, avec qui il avait échangé une si piquante correspondance[171] pendant son séjour à Vienne. Mais Mme de Gontaut avait l’épigramme facile et sanglante, d’autant que la pointe en était préalablement aiguisée par Roy, le poète satirique. Quand elle vit Fanfarinet (c’était elle qui l’avait ainsi baptisé) s’éloigner d’elle en esquissant une de ses pirouettes ordinaires, elle lui décocha ce couplet à l’emporte-pièce:

Ton amour n’est que badinage;
Tes serments sont un persiflage,
Que tu prodigues, à chaque instant,
A tout objet qui se présente,
Sans choix, sans goût, ni sentiment.
Il te suffit d’en tromper trente.

[169] Six mois auparavant, les nouvellistes parisiens annonçaient déjà sa prochaine arrivée, «l’Empereur s’inquiétant de ses assiduités auprès de l’Impératrice. Il devrait pourtant se laisser donner un successeur par lui.» Bibliothèque de L’arsenal: Archives de la Bastille, 10158. Nouvelles de café (café Joseph), 20 janvier 1728.

[170] Sa santé fut même très compromise l’année suivante, s’il faut en croire la lettre dans laquelle Mlle Aïssé (Lettres, édition E. Asse, 1873) écrivait, en novembre 1729, de Pont-de-Veyle, que Richelieu, disait-on, se mourait de la rougeole.

D’ailleurs, il eut, dans le cours de sa vie, d’assez fréquentes secousses.—Dangeau notait, le 15 novembre 1717: «Le duc de Richelieu est assez considérablement malade, on l’a saigné et on ne lui a tiré que du pus. Sa grande jeunesse pourra le tirer de là.» Et, en effet, le 23, il était hors de danger.» Il est donc évident que sa longévité fut, comme celle de Voltaire, assez fréquemment contrariée par des accidents plus ou moins graves, quoique en aient dit bon nombre de mémorialistes.

[171] On ne trouve aucune trace de ces lettres dans les Pièces inédites sur les règnes de Louis XIV et Louis XV signalées par notre Avant-Propos, publication où Soulavie avait réuni, au Tome II, la correspondance des amis de Richelieu sur «les intrigues de la Cour de France», avec l’«ambassadeur extraordinaire», pendant son séjour à Vienne.

Ce trait final rappelle le mot du Président Hénault sur Richelieu: «L’homme à bonnes fortunes du siècle; il a été le dompteur de toutes les femmes, au point que l’on a remarqué celles qui lui avaient résisté[172].» C’était comme un point d’honneur pour lui de ne point rencontrer de cruelles; mais il n’avait pas le sens de l’éclectisme, et Mme de Gontaut le lui dit nettement.

[172] Mémoires du Président Hénault (édition Fr. Rousseau, 1911), p. 124.

Cette confiance en soi, cette infatuation de son mérite n’ont rien qui doive surprendre chez Richelieu. Jamais homme ne fut mieux servi par les circonstances, ni plus heureusement doué par la nature. Sa vanité, toujours en éveil, formulait à peine un désir qu’elle recevait pleine et entière satisfaction. Il mettait, en effet, une sorte de coquetterie à rechercher les distinctions honorifiques, sur lesquelles il semblait que le grand nom de Richelieu lui donnât comme un droit de préemption. En novembre 1732, il se faisait recevoir membre honoraire de l’Académie des Sciences. Et nous verrons, par la suite, quel intérêt il prenait à toutes les questions de théâtre et d’art, d’histoire et de littérature, comment, en dépit de son humeur caustique, autoritaire, parfois même brouillonne et tracassière sous les dehors d’une excessive politesse, il jugeait sainement de matières qui paraissaient devoir échapper à sa compétence.

Il mettait déjà plus de circonspection dans ses agissements politiques et, prudemment, se tenait à l’écart de manœuvres que des impatients dirigeaient contre le gouvernement du cardinal Fleury. Parmi eux, le duc de Gesvres, premier gentilhomme de la Chambre et le duc d’Épernon, fils d’un premier mariage de la comtesse de Toulouse, avaient projeté de renverser à bref délai le vieux prélat. Admis dans l’intimité du roi qu’amusaient leurs boutades contre le ministre, et, croyant l’heure propice, ils s’en ouvrirent à Richelieu. Celui-ci leur promit le secret; mais, peu séduit par la perspective de reprendre une quatrième fois le chemin de la Bastille, il préféra se retirer pour quelques semaines dans son château du Poitou. Entre temps, de Gesvres et d’Épernon présentaient au roi un mémoire qui était presque un acte d’accusation contre Fleury et concluait à sa déchéance. Louis XV chargea son premier ministre de la réponse; et les deux chefs de ce complot à l’eau de rose, qu’on dénomma ironiquement la Conjuration des Marmouzets, furent exilés dans leurs terres[173].

[173] Jobez: La France sous Louis XV, t. III, p. 56.

Cette manifestation anti-ministérielle se produisit en octobre 1730. Elle ne fut pas d’ailleurs la seule; mais toutes furent également inoffensives. Elles se traduisaient, suivant la mode du temps, en épigrammes, en couplets, en parodies tirées des classiques, en pamphlets, en «lettres de l’autre monde». L’une d’elles, qui date du 25 juillet 1732, offre cette particularité qu’elle est adressée au duc de Richelieu par son grand-oncle, l’illustre Cardinal, en raison du projet qu’on prêtait à Fleury de se faire ériger un mausolée dans l’église de la Sorbonne, dont les caveaux devaient être exclusivement réservés à la sépulture de Richelieu et de sa famille. Cette missive anonyme, écrite «des Champs-Élysées», était tout à la fois un libelle contre Fleury «ce petit-fils de laquais», et un panégyrique du neveu par l’oncle. Le Cardinal qualifie—délicieux euphémisme!—«d’audacieuses entreprises de jeunesse» les folies que l’on sait. «Le jeune duc, dit-il, prodigue pour l’honneur de la nation une grande partie des biens qu’il lui a laissés. Pénétrant pour ainsi dire dans les plus secrets replis de ce fameux conseil aulique, il sert aussi bien son maître à entretenir la paix avec cette fière maison d’Autriche, que lui, le Cardinal, a servi le sien en abaissant la puissance énorme de cette maison.» Aussi l’oncle s’en croit-il autorisé à «déduire ce que le neveu pourra faire dans la guerre après ce qu’il lui voit faire dans la paix[174]».

[174] Boisjourdain: Mélanges historiques, politiques et satiriques, 1807, 3 vol., t. II, p. 125.

L’événement allait justifier le pronostic.

Le succès de son ambassade avait développé, en effet, chez Richelieu le germe d’une noble ambition, celle de «servir le roi» comme le disait la «lettre du Cardinal», le roi représentant, sous l’ancien régime, et l’État, et la France. Or, Richelieu se rappelait qu’il avait fait ses premières armes sous Villars, à l’heure où le pays luttait contre l’invasion étrangère; et quand la vacance du trône de Pologne, en 1733, autorisa les revendications de Stanislas Lesczinski, suggérées d’ailleurs par son gendre, Louis XV, Richelieu fut le premier à conseiller de leur prêter l’appui d’une politique ferme et vigoureuse. Aussi fut-il désigné pour prendre part à la démonstration militaire qu’allait tenter l’armée du Rhin, commandée par le Maréchal de Berwick. Il partit avec le régiment d’infanterie, dont il était colonel par commission du 15 mars 1718.

Il avait apporté à ses préparatifs le faste et l’ostentation qui, chez lui, étaient presque une seconde nature. Il emmenait, avec le personnel que nécessitaient de tels équipages, 30 chevaux pour lui, 72 mulets transportant ses bagages, et des tentes semblables à celles du roi[175]. Villars s’amusa beaucoup de ce déploiement de luxe.

[175] Barbier: Journal, t. II, p. 428.

Richelieu n’en fit pas moins bravement son devoir au siège de Kehl.

Un brevet du 20 février 1734 lui accordait le grade de brigadier d’infanterie à cette même armée du Rhin.

Richelieu continua d’y servir en 1735, jusqu’à la paix, époque à laquelle il se démit de son régiment.

Puis, en 1738, il était pourvu de la lieutenance-générale du Languedoc, au département du Vivarais et du Velay, sur la démission du marquis de la Fare; et, le même jour, il recevait sa commission pour «commander, au nom du Roi, dans la province».

Avant d’atteindre sa quarantième année, il était donc parvenu au but que se proposaient tous les grands seigneurs, ses contemporains; il occupait un poste officiel dans le monde administratif, après avoir conquis une place honorable dans les rangs de l’armée.


CHAPITRE XI

Le second mariage de Richelieu. — Voltaire l’a mené comme une «comédie». — Richelieu retourne à l’armée: son duel avec le prince de Lixin. — Sa femme, la princesse de Guise, est une nature d’élite. — Comme elle seconde son mari aux États de Languedoc. — Une anecdote du marquis de Valfons. — Richelieu fidèle pendant six mois. — L’intrigue avec Mme de la Martellière. — Les cabinets particuliers de la Galerie des Tuileries. — Amour passionné de la duchesse pour son mari. — Ses derniers moments.

Entre deux campagnes, Richelieu avait pris le temps de se remarier.

Ce n’était pas la première fois qu’il envisageait cette éventualité. Et même, Mlle de Noailles n’était pas morte de six mois, qu’il jetait ses vues sur Mlle de Monaco, sœur de la duchesse de Valentinois. «Mais, note le Journal de Dangeau, cela n’a pu s’ajuster, tout est rompu[176]

[176] Dangeau: Journal, t. XVI, 16 mars 1717.—De nos jours, un prince de Monaco épousa la veuve d’un duc de Richelieu.

Il est probable que ce parti ne dût pas être le seul qui s’offrît à Richelieu pendant les dix-huit années que dura son veuvage; mais les annalistes contemporains n’en ont soufflé mot. Nous n’avons trouvé que cette indication dans une gazette de café, datée du 20 janvier 1728:

«M. de Senozan (un riche parvenu) veut faire épouser le duc de Richelieu à sa fille et promet 20.000 écus à l’intermédiaire qui y parviendra[177]

[177] Bibliothèque de l’Arsenal: Archives de la Bastille, 10158 (manuscrits).

Mais Voltaire avait juré le bonheur de celui qui était déjà son idole, avant qu’il devînt «son héros». Il parla, écrivit, s’agita, s’entremit avec cette activité qu’il dépensait en toutes choses; et, le 14 avril 1734, Richelieu se mariait, dans la chapelle de Montjeu, avec «Élisabeth-Sophie de Lorraine, fille d’Anne-Marie-Joseph de Lorraine, prince de Guise, comte d’Harcourt, marquis de Neufbourg et Montjeu et Maria-Louise-Chrétienne de Nasville, princesse de Guise[178]».

[178] Dictionnaire de Jal, p. 1062 (Registres du Temple).

Et, tout fier d’un tel dénouement, l’homme de théâtre qu’était Voltaire écrivait à son ami Cideville qu’il avait conduit l’affaire comme une intrigue de comédie.

En réalité, la vanité, cette puissante directrice de toutes les actions de Richelieu, avait singulièrement contribué à cette union. Si le petit-fils des Vignerot, comme ses ennemis se plaisaient encore à l’appeler, n’avait pu s’allier, jadis, par Mlle de Valois ou par Mlle de Charolais, aux Bourbons, il entrait aujourd’hui dans une maison princière, peut-être plus illustre, celle des Guise, puisqu’elle prétendait descendre de Charlemagne.

Il faut dire cependant, à l’éloge de Richelieu, que l’orgueil n’avait pas, seul, déterminé son choix. Impulsif, ainsi qu’il le fut toute sa vie, il s’était pris d’une soudaine passion pour Mlle de Guise, une belle personne, un peu fière et presque farouche, jusque-là délaissée, car elle n’avait pas de dot. Et très noblement, très galamment, il l’avait épousée.

Voltaire n’avait pas eu tort, quand il avait vu dans ce mariage le côté théâtre. Huit jours après le «saint nœud», que le poète avait célébré dans une épître restée célèbre[179], Richelieu avait dû quitter sa femme, rappelé par la reprise des hostilités sur les bords du Rhin. Il était de nouveau sous les ordres de Berwick et, parmi ses compagnons d’armes, se trouvait un cousin de la duchesse, le prince de Lixin, qui, avec son frère, le prince de Pons, avait refusé de signer au contrat de sa parente. Le prince de Guise les avait «déshonorés», disaient-ils, en donnant sa fille à ce Vignerot qui n’était pas gentilhomme. Or, pendant le siège de Philisbourg, un soir que Richelieu, prié à souper chez le prince de Conti, s’y rendait, au sortir de la tranchée, sans avoir eu le temps de faire disparaître la sueur et la poussière dont il était couvert, le prince de Lixin, qui était invité, lui aussi, parut s’étonner que le duc ne fût pas encore décrassé, depuis son alliance avec les Guise. Cette insolence fut cruellement châtiée. Richelieu appela en duel le prince de Lixin et le tua net[180]. Il avait été lui-même assez grièvement blessé et le bruit de sa mort avait couru avec une telle persistance, que Voltaire, n’écoutant que son amitié, était parti pour Philisbourg, acte de pieuse déférence qui lui avait été imputé à crime[181].

[179] Voltaire: Épître à la Duchesse de Guise (avril 1734).

[180] Barbier: Journal (Paris, 8 vol.), t. III, p. 464.—Narbonne: Journal des règnes de Louis XIV et Louis XV (Paris, 1860), pp. 316-317.

[181] Lettres de Mme du Châtelet (édit. E. Asse, 1878).—Et cependant son arrivée au camp, dit Desnoiresterres (Vie de Voltaire, t. II, p. 45) avait été fêtée par les princes du sang, MM. de Conti, de Charolais, de Clermont.

Pour s’être si tardivement remarié, Richelieu avait eu la main heureuse.

Mlle de Guise était, en effet, une nature d’élite, qu’exaltait fort Voltaire, quoiqu’elle pût porter ombrage à la docte Émilie. C’était, comme on disait alors, une «salonnière». Elle avait fait un cours de physique dans la salle des machines à la cour de Lorraine; et, certain jour, elle avait confondu un prédicateur jésuite qui était un éloquent bavard[182].

[182] Voltaire: Lettre à Fromont, 25 juin 1735.

Nous avouons que cette virtuosité de conférencière et ces exercices de femme savante, si communs au XVIIIe siècle, nous trouvent assez froid. Mais ce qui ne saurait nous laisser indifférent, c’est le rôle d’associée et de collaboratrice, que la jeune duchesse tint auprès de son mari, pendant le peu d’années qu’elle vécut.

Richelieu, ainsi que nous l’avons vu maintes fois, était alors dans un état voisin de la gêne; et si la lieutenance-générale du Languedoc (il avait tablé sur le commandement de Bretagne) n’était pas une compensation suffisante donnée à son amour-propre, elle comportait du moins un revenu très appréciable. Pendant son absence, sa femme, bien que déjà touchée par le mal qui allait l’emporter, s’employa fort activement, de tous côtés, à réaliser les économies nécessaires. Elle supprima, à Paris, un train de maison ruineux, loua l’hôtel de la place Royale à l’ambassadeur de Naples[183] et vint se fixer à Montpellier, siège du gouvernement de son mari[184].

[183] Faur (Vie privée, t. I, p. 330) prétend que ce diplomate, avant d’habiter l’hôtel, y fit parquer un troupeau de moutons, pendant quelques jours, pour en chasser l’odeur de musc, chère à Richelieu.—Même anecdote a été contée pour l’Hôtel du Gouvernement à Bordeaux, que le Maréchal occupa pendant près de 30 ans.

[184] Comtesse d’Armaillé: La comtesse d’Egmont (Paris, 1890), p. 3.—Le prince de Dombes était le gouverneur officiel; et Richelieu commandait pour le roi, mais il était, de fait, le gouverneur de la province; nous lui en conserverons le titre.

Richelieu y prenait une succession difficile. Les catholiques, les protestants, les juifs même étaient toujours en état de conflit. Et, pour faire tomber le bouillonnement de ces cerveaux surchauffés, le représentant du roi dut mettre en jeu toutes les ressources d’une diplomatie que lui rendait familière l’adroite et aimable souplesse de son esprit insinuant. Les débuts de Richelieu en Languedoc furent un coup de maître; et le témoignage précieux d’un contemporain vient corroborer une impression qui fut générale. Le marquis de Valfons raconte la scène en ces termes:

... «Je menais une vie très retirée, jusqu’au passage du duc de Richelieu qui venait commander pour la première fois en Languedoc (1739). Il soupa à l’évêché. Je ne voulus pas me mettre à table pour être plus à portée de lui faire ma cour. Je l’avais vu à l’armée. Il ne cherchait qu’à plaire et y réussissait à coup sûr. Au premier mot que je lui dis, son accueil fut charmant; la joie qu’on avait de le voir se peignait dans tous les yeux. Il voulut l’augmenter encore par ses caresses et sa coquetterie naturelle.

—«Vous êtes bien jeune pour ne pas souper, me dit-il.

—«Monsieur le duc, lui répondis-je, on soupe tous les jours et les instants de se rapprocher de vos bontés sont trop courts.»

«Alors éloignant sa chaise et me faisant placer près de lui:

—«Mettez-vous là, je le veux.»

«Et tout de suite, il me fit mille questions. A la fin de souper, il me dit: «Vous viendrez à Montpellier m’aider à faire les honneurs d’un bal que j’y donne lundi prochain. Mme de Richelieu sera arrivée. Je vous présenterai: elle vous recevra bien, car vous ressemblez parfaitement au duc de la Trémoïlle qui est son parent et qu’elle aime beaucoup; du reste vous ne deviez pas l’ignorer: on a dû vous le dire souvent.»

«Je fus à Montpellier où il me reçut avec bonté et me mena aussitôt à la toilette de Mme de Richelieu, qui, de la meilleure foi du monde, me prenant pour son cousin, me dit: «Voilà une belle plaisanterie de changer de nom et d’uniforme. Eh pourquoi ne m’avez-vous pas dit à Paris la galanterie que vous me faites de venir aux États?»

«M. de Richelieu m’accabla de bontés et m’ordonna de n’avoir pas d’autre maison que la sienne[185]

[185] Souvenirs du marquis de Valfons, 2me édition, 1906. Émile-Paul, pp. 29-30.

Avec une vaillance faisant honneur à sa ténacité, la jeune femme supportait les fatigues de cette vie qui la minait; elle puisait sa force de résistance dans son amour pour son mari; mais lui, qui semblait l’adorer, était-il sincère?

Lorsque Voltaire avait suivi d’un œil attendri la lune de miel d’un couple aussi bien assorti—si tant est que son malicieux regard ait jamais laissé percer la moindre lueur de sensibilité—il avait fort sagement conseillé aux deux époux de ne pas tarir trop vite la coupe qui s’offrait à leurs lèvres:

Ne vous aimez pas trop, c’est moi qui vous en prie;
C’est le plus sûr moyen de vous aimer toujours.
Il vaut mieux être amis tout le temps de sa vie
Que d’être amants pour quelques jours.

C’était, comme bien on pense, pour Richelieu que Voltaire parlait, Richelieu qui avait juré

D’être toujours fidèle et sage.

Il le fut à peine six mois.

En mars 1735, il eut une aventure qu’il nous paraît intéressant de rappeler, non qu’elle soit une des plus brillantes conquêtes de ce «dompteur de femmes», mais parce qu’elle montre, sous l’aspect peu flatteur d’un professionnel de la défection amoureuse dans ce qu’elle a de plus humiliant pour sa victime, l’homme qui se piquait volontiers d’être le parangon de la politesse délicate et raffinée en matière de galanterie.

Cette anecdote figure dans divers Souvenirs contemporains. Mais nous l’empruntons, très modifiée, à une autre source beaucoup moins suspecte, la correspondance d’un commissaire de police parisien.

Le duc de Durfort se croit l’unique amant, et, bien entendu, adoré d’une femme à la mode, Mme de la Martellière. Mais cette dame s’est donnée toute à Richelieu, sans que «le cœur de celui-ci y mette rien». Elle promet de souper avec lui, après avoir refusé cette faveur à Durfort. Ces deux seigneurs se rencontrent, le lendemain du rendez-vous, dans une maison amie. Durfort a la mine toute défaite.

—«Qu’as-tu? demande Richelieu.

—«Un contre-temps fâcheux n’a pas permis à Mme de la Martellière de me recevoir cette nuit.

—«Allons donc!

—«Pourquoi pas? Vas-tu dire que je fais le petit-maître et qu’elle ne m’aime pas?

—«Que sais-je? Mais la nuit qu’elle t’a refusée, elle me l’a donnée à moi.

—«C’est trop fort!

—«En veux-tu la preuve? Viens, tel jour, à tel endroit; nous y avons pris rendez-vous. On t’ouvrira et tu me trouveras avec elle entre deux draps.»

Ce qui fut dit fut fait. Durfort est annoncé; il entre avant que Mme de la Martellière ait pu s’évader. Elle se tapit sous la couverture, mais Richelieu a la scélératesse de sauter à bas du lit, entraînant après lui les draps. Et Durfort a la bassesse de gifler Mme de la Martellière[186].

[186] Le Commissaire Dubuisson: Lettres au marquis de Caumont (édition Rouxel, 1882), 31 mars 1735.—Mélanges de Boisjourdain, t. II, p. 448.—Cette anecdote change de face, suivant le narrateur qui en fait le récit. Dans les Nouvelles de Paris, éditées en 1879, par M. de Barthélemy, c’est Mme de la Martellière qui tient tête à ses deux amants: «C’est la beauté à la mode; ces jours passés, elle avait donné rendez-vous au duc de Richelieu; et le duc de Durfort, l’ayant su par une mouche, voulut être aussi de la partie. Mme de la Martellière, qui vit l’embarras des deux jeunes seigneurs, leur dit: Messieurs, je vois bien que vous êtes embarrassés de me voir ici l’un et l’autre; mais que cela ne vous inquiète pas, je vous ferai à tous les deux la chouette.»

Faur qui, dans la Vie privée, ne mentionne pas l’historiette, consacre cependant plusieurs pages à Mme de la Martellière, qu’il représente comme une des maîtresses les plus dévouées de Richelieu (t. I, pp. 292-316). Faur va même jusqu’à dire que le duc, pour la débarrasser de l’autrichien Penterrieder qui l’«excédait», le provoqua en duel et le tua, non sans avoir été lui-même assez grièvement blessé.

Mais comment qualifier la conduite de Richelieu?

C’est le même homme qui disait à Mme de Goesbriand, une de ses maîtresses, le priant de lui envoyer sa voiture au Palais-Royal dans la cour des Cuisines: «Je vous conseille, Madame, de rester dans cette cour, pour y charmer les marmitons pour qui vous êtes faite. Adieu, ma belle enfant.»

Que de contrastes et de contradictions chez ce courtisan exquis, devenu, en un tour de main, le pire des goujats!

En 1737, une de ces nouvelles à la main que la lieutenance de police commandait ou collectionnait pour son édification particulière, nous apprend comment Richelieu mettait à profit les secrètes transformations opérées par un des premiers valets de chambre du roi dans les dépendances du Palais des Tuileries dont il était le gouverneur.

7 juin,

«On a inventé un nouveau rendez-vous d’amour, tant pour la commodité que pour la discrétion. Plusieurs personnes ont la clef de la galerie que M. Bontemps s’est pratiquée, aux Tuileries, sous les voûtes de la terrasse et qu’il a fait meubler. On y entre à la nuit fermée et l’on y reste jusqu’à dix heures et plus, sans que personne puisse en rien imaginer: car on n’y met point de lumières et l’on ne voit que la clarté de la lune. M. le prince de Conti et M. le duc de Richelieu y vont souvent[187]

[187] Bibliothèque de la Ville de Paris. Manuscrit 26700; à la date.

A cette date, d’après le nouvelliste, c’était Mme de Vernouillet, une piquante beauté, que le duc daignait honorer de ses plus particulières attentions et qui lui valut de malicieux couplets[188].

[188] Les Nouvelles à la main, éditées en 1879 par M. E. de Barthélemy, attribuent même à Richelieu ce couplet sur Mme de Vernouillet:

Pour bien peindre en miniature
De Vernouillet la figure,
Il faudrait que la peinture
Exprimât tout à la fois
D’une Nymphe le corsage,
D’une Grâce le visage,
D’une Muse le langage,
D’une Sirène la voix.

Ses infidélités ne durent pas être ignorées de sa femme. Il semble que Voltaire en ait eu le pressentiment, quand, dans sa fameuse épître, il s’écriait assez impertinemment, comme s’il eût prévu le châtiment du coupable[189]:

Est-il dit qu’il ne sera pas
Ce qu’il a tant mérité d’être?

[189] Duc de Lévis: Souvenirs et Portraits, 1815, pp. 21 et suiv.

Mais Richelieu veillait. Aussi, quand, de son propre aveu, au lendemain de son mariage, il vit reparaître cet écuyer qui avait si bien consolé sa première femme, le pria-t-il d’aller porter ailleurs ses services.

Mais il n’avait rien à craindre avec Mlle de Guise, trop aimante pour ne pas demeurer toujours fidèle. Lorsqu’elle fut irrémédiablement perdue, le duc, par décence, resta plus souvent auprès d’elle, à l’hôtel de Guise qu’elle habitait, depuis son retour de Montpellier.

Un jour qu’il s’était rencontré dans la chambre de la mourante avec son confesseur, le P. Segaud, il dit à sa femme, quand le jésuite l’eut quittée:

—«Au moins, en êtes-vous contente?

—«Oh! oui, bien contente, il ne me défend pas de vous aimer[190]

[190] Voltaire: Correspondance. Lettre à Formont du 25 juin 1735.—Duc de Luynes: Mémoires ou Journal, t. III, p. 224.

A l’heure de l’agonie, elle ne voulut pas qu’on appelât son mari, pour lui éviter le déchirement de la séparation suprême; mais il avait donné des ordres contraires; et elle eut la consolation de mourir entre ses bras, dans l’étreinte d’un dernier baiser (2 août 1740).

Elle laissait deux enfants:

Louis-Antoine-Sophie Du Plessis-Richelieu, titré duc de Fronsac, né le 4 février 1736[191]; Jeanne-Sophie Élisabeth-Louise-Armande-Septimanie, née le 1er mars 1740. C’étaient les États de Languedoc qui l’avaient tenue sur les fonts baptismaux et lui avaient donné le nom de Septimanie. Sa naissance, à Montpellier, avait hâté la fin de sa mère, qui avait succombé à une nouvelle poussée de phtisie galopante, au Temple, chez son père.

[191] Le Commissaire Dubuisson écrit à M. de Caumont, en 1736, que la duchesse de Richelieu vient d’accoucher d’un garçon, que, sans cela, le roi eût envoyé le duc à la Bastille, parce que celui-ci s’était permis d’aller chasser, avant lui, sur ses propriétés, dans la plaine de Saint-Denis, où il avait tué 7 à 800 pièces de gibier.


CHAPITRE XII

Le deuil de Richelieu. — Son séjour dans le Languedoc en 1741. — Petite malice d’un vieux chanoine. — Esprit de tolérance de Richelieu. — Son autorité en matière d’étiquette. — Il est processif, autant par nécessité que par amour de la chicane. — Ses revendications contre les propriétaires du Palais Royal. — L’histoire d’un pamphlet. — Richelieu perd son procès.

Il faut reconnaître, à la louange de Richelieu, qu’il manifesta les regrets les plus vifs d’une perte douloureuse à tant d’égards. Nous voulons croire qu’il fut sincère. De fait, Mme d’Armaillé, l’auteur d’un beau livre sur la comtesse d’Egmont, fille de Richelieu, Mme d’Armaillé, qui n’est certes pas suspecte de tendresse, ni d’admiration exagérées pour le père, affirme qu’il «s’imposa un deuil sévère[192]», dont il partagea la durée entre son château de Richelieu et son gouvernement du Languedoc.

[192] Comtesse d’Armaillé: La Comtesse d’Egmont, p. 11.

Et, précisément, de son séjour dans cette province en 1741, nous avons sous les yeux une relation, qui, par son contraste avec le récit du marquis de Valfons, dit assez l’influence pondératrice que devait exercer la duchesse sur l’esprit hautain et présomptueux de son mari.

Le poète Piron (et nous concédons volontiers que son humeur satirique aura bien pu pousser au noir le tableau) Piron écrit au comte de Livry:

«On dit qu’il (le duc) y exige tous les honneurs dont se fût avisée l’ambition du Cardinal de son nom. Canon, visites, harangues, Te Deum, il ne vit plus que de cela.

«Un vieux chanoine, à la tête d’un chapitre condamné à venir le haranguer, lui a demandé comment se portait le roi.

«Le duc, surpris de cette question familière, est resté muet et interdit.

«Le prêtre recommença: Monsieur le duc, je vous demande comment se porte le roi.

—«Fort bien, a dit brusquement Monsieur de Richelieu.»

«Le chanoine se retournant alors vers le chapitre:

—«Vous entendez, Messieurs, les nouvelles que Monsieur nous donne de la santé du roi. Allons en rendre grâce à Dieu par un Te Deum, où M. le Gouverneur nous fera sans doute la grâce d’assister.»

«Ainsi fit-il, quoiqu’il eût demandé ce Te Deum pour lui-même[193]

[193] Œuvres inédites de Piron (édition H. Bonhomme), 1859, p. 248.

Peut-être le malicieux chanoine soulignait-il ainsi la rancune que le clergé languedocien gardait à Richelieu de son intervention pacificatrice dans les querelles religieuses, toujours si ardentes en cette région[194].

[194] Est-ce pour cette raison que Durozoir (art. Richelieu dans la Biographie Michaud) dit qu’il n’avait pas l’opinion publique pour lui, bien qu’il exerçât une certaine influence aux États de Languedoc?

S’autorisant des instructions de Louis XIV, reprises par le gouvernement de Louis XV et surtout par le ministre Saint-Florentin, le prosélytisme catholique prétendait convertir par une persécution intensive, beaucoup plus que par la persuasion, les membres de la religion réformée, alors très nombreux dans les provinces méridionales. Il leur enlevait leurs enfants, pour les enfermer dans des collèges ou dans des couvents, dont les supérieurs avaient mission de les préparer à l’abjuration du protestantisme. Or, Richelieu, pour ses débuts, avait voulu renoncer à la manière forte; et sa tolérance avait été fort appréciée des huguenots.

Par contre, il n’eût pas souffert qu’on mît en discussion son omnipotence politique; et, quand il revint en Languedoc, ce ne fut que pour accentuer plus énergiquement son rôle de représentant du pouvoir royal. Il entendait qu’on lui rendît tous les honneurs dûs à ses fonctions; et il se montrait si fidèlement attaché aux anciens usages et si scrupuleux observateur des lois de l’étiquette, qu’il faisait fouiller la poudre des greffes, pour en extraire les chartes autorisant ses prétentions ou condamnant celles de ses adversaires. Ce fut ainsi qu’il entra maintes fois en conflit avec l’archevêque de Narbonne et le Parlement de Montpellier, s’efforçant toutefois de les amener à résipiscence par la grâce de ses manières et par la caresse de ses paroles.

C’est là, en effet, un aspect intéressant de cet homme de cour.

Richelieu n’a qu’un médiocre souci de la religion, de la morale et de la vertu; mais il a un profond respect de l’étiquette. Bien qu’on lui conteste sa noblesse, il en défend, sans faiblir, toutes les prérogatives; et sur ce terrain, il se rencontre, dans une même action de solidarité (un mot qui trouve là sa pleine justification) avec ses associés, les ducs et les pairs, souvent discutés comme lui. Ce n’est pas seulement l’intérêt personnel, c’est aussi un devoir plus haut qui lui dicte une telle attitude. Ces fonctions, ces privilèges sont autant d’émanations du pouvoir royal; et le pouvoir royal est le principe d’autorité qui doit rester pour tous intangible et incontesté, malgré ses défaillances, ses erreurs ou ses crimes.

Telle était la conception que Richelieu gardait immuable de ce «fait du prince»; et nous verrons bientôt quelles conséquences il tira, par la suite, d’un dogme d’infaillibilité, dont ses croyants pouvaient, sans craindre d’être jamais démentis, proclamer la perpétuité[195].

[195] Pendant son séjour à Montpellier, Richelieu était en correspondance suivie avec Barjac, le premier valet de chambre de Fleury, influent comme les Bontemps, les Bachelier et les Le Bel, auquel il prodiguait ses cajoleries et qui le tenait au courant des nouvelles de la Cour. (Voir les Mémoires de Maurepas, t. III, p. 41.)

Le duc de Luynes, qui avait remplacé officieusement Dangeau comme historiographe de la cour de Louis XV, consultait volontiers Richelieu sur toutes les questions d’étiquette ou de préséance, et ne manquait pas d’enregistrer dans son Journal les oracles que rendait un tel augure. Il en est d’assez plaisants. «Le droit que les ducs ont d’avoir des carreaux, non pas devant le roi, mais en arrière, n’est pas nouveau, déclarait Richelieu à son interlocuteur, le 20 août 1738; il est constant depuis de longues années.» Et il certifiait, à l’appui de son assertion, qu’à Marly, «à la paroisse, il avait été cinq ou six fois au salut avec le feu roi, dans une octave du Saint-Sacrement (c’était en 1714) et qu’il avait toujours eu un carreau[196]». Il citait encore une autre prérogative des Ducs et pairs, prérogative «dont ils usent fort peu», mais que lui n’a jamais abdiquée. C’est au Grand Conseil: quand il s’y présente comme client, il a un fauteuil, et son avocat plaide derrière lui. «Lorsqu’il y prend séance, il passe, en allant et revenant de la buvette, devant le premier président, et coupe le parquet... Le premier président lui ôte le bonnet en prenant sa voix[197]

Richelieu n’avouait pas cependant que le code de l’étiquette ne lui donnait pas toujours raison. «Un jour, raconte Luynes, ayant reçu «une lettre de compliments» du Parlement de Toulouse, «il lui fit réponse, à ce que j’ai appris, dans ces termes» qu’il était, avec un attachement inviolable, etc... Le Parlement lui renvoya la lettre; et M. de Richelieu fut obligé d’en écrire une deuxième où il se servait du terme de respect[198]

[196] Duc de Luynes: Journal, t. II, p. 219.

[197] Ibid., p. 224.

[198] Ibid., octobre 1738.

D’ordinaire, les gens, à la fois aussi méticuleux sur le maintien de leurs prérogatives et aussi peu soucieux des égards dûs à celles d’autrui, sont essentiellement processifs; et Richelieu le fut toute sa vie. C’était moins cependant pour des vices de forme que pour des questions d’intérêt. La manie de paraître creusa souvent, nous l’avons vu, des brèches énormes dans la fortune de Richelieu; et le besoin d’argent, autant que l’esprit de taquinerie et que l’amour de la chicane, jeta ce téméraire plaideur dans nombre de procès, dont il fut, à maintes reprises, le mauvais marchand.

Il n’avait pas vingt ans qu’il attaquait, en justice réglée, un testament de Mlle d’Acigné, une sœur de sa mère, qui avait laissé tout son bien à son cousin, l’abbé de Laval, dont avait hérité Mme de Roquelaure, sa sœur. Richelieu perdit ce procès[199].

[199] Journal de Dangeau, t. XVI, p. 458.

Il succomba de même dans une autre affaire litigieuse, qui traîna plus de dix-huit années, et dont les diverses phases, non moins que l’origine, furent marquées de curieux incidents.

Richelieu avait revendiqué, en 1736, sur le duc d’Orléans et sur différents propriétaires de maisons du Palais Royal, la possession légitime des terrains occupés par les constructions, en sa qualité d’héritier du Cardinal. Il avait pour avocat le célèbre Cochin; mais, comme il affectait un certain dilettantisme littéraire, il allait goûter au tribunal l’éloquence, très remarquée, du défenseur de ses adversaires, un jeune maître d’un indéniable talent[200].

[200] Dubuisson: Lettres à M. le Marquis de Caumont (édit. Rouxel), p. 335, 25 février 1737.

Entre temps, courait, chez les libraires du Palais Royal, qui le vendaient fort cher, après l’avoir reçu à titre gracieux, un libelle anonyme très virulent, dont Richelieu, exaspéré, voulut connaître l’auteur. Les propriétaires du Palais Royal le désavouèrent énergiquement; et même leurs avocats le dénoncèrent au Parlement qui en ordonna la suppression[201]. Il fut attribué successivement au critique Desfontaines, au poète Roy et même à l’abbé de Boismorand, un écrivain famélique. Celui-ci, sur qui se portaient plutôt les soupçons, sut se justifier auprès du lieutenant de police Hérault et finit par convaincre Richelieu. Alors le duc lui proposa de répondre au pamphlétaire. L’abbé ne s’y refusa pas, mais fit observer à son interlocuteur que cette riposte aurait peut-être l’inconvénient de «donner plus de vogue et plus de poids au libelle». Richelieu goûta ce raisonnement; mais il n’en avait pas moins écrit au lieutenant de police pour lui communiquer des indications pouvant le mettre sur la piste de l’auteur anonyme. Il lui signalait comme l’inspirateur probable de ce factum satirique, le président de Tugny, fils du financier Crozat. Sans trop s’arrêter à Boismorand, il parlait, en outre, d’une distributrice arrêtée au Palais Royal et d’autres colporteurs du Palais, trouvés nantis de ce pamphlet, dont l’interrogatoire révélerait le ou les auteurs de la pièce incriminée[202].

[201] Bibliothèque de la Ville de Paris, mss. 26700, année 1737.

[202] Bibliothèque de l’Arsenal: Archives de la Bastille, mss. 10016. Lettre autographe (inédite) du duc de Richelieu au lieutenant de police (9 juillet au soir). Ce libelle ne serait-il pas le même que cette Histoire des rats, dont parle une nouvelle à la main du 14 août 1737 (mss. 26700)? Cette histoire, dit-elle, «se vend assez librement, quoique sans approbation, ni privilège: il y a plusieurs portraits très applicables à des personnes en place; on a remarqué qu’il y a une espèce d’estampe dans le livre qui attrape fort la ressemblance de M. le duc de Richelieu.» Un exemplaire de l’Histoire des Rats, illustré de l’estampe en question, appartient à la Section des Imprimés de la Bibliothèque Nationale.

Nous ne voyons pas quelle suite fut donnée à la plainte de Richelieu; mais nous constatons que son procès en revendication contre les propriétaires du Palais Royal se plaidait encore en 1755; et c’est par une note, très explicite, du Journal de Luynes que nous en apprenons la fin.

«Il y a huit jours que M. de Richelieu a perdu son procès tout d’une voix. Il n’y a eu qu’un ou deux conseillers qui ont ouvert un autre avis et qui, sur-le-champ, se sont réunis à la pluralité.

«M. le Maréchal de Richelieu prétendait que les terrains sur lesquels on a bâti plusieurs maisons (au Palais Royal) faisaient partie des biens substitués par M. le cardinal de Richelieu, vendus postérieurement à la substitution. Les acquéreurs ou propriétaires prouvaient que les prix des ventes des terrains ou maisons avaient été employés à payer des dettes antérieures à la substitution. M. de Richelieu prétendait au contraire que les effets mobiliers étaient plus que suffisants pour payer les dettes. Les propriétaires persistaient dans leur calcul. Si M. le Maréchal de Richelieu avait gagné, cela aurait causé la ruine de plusieurs bons bourgeois; et l’on prétend que cela lui aurait fait un avantage de cinq millions.

«On compte que les frais que M. de Richelieu est condamné à payer iront à 150.000 livres; mais M. de Richelieu se flatte de retirer cette somme des poursuites qu’il est autorisé à faire contre les particuliers qui ne se sont pas mis en règle pour justifier de l’emploi de leur argent[203]

[203] Duc de Luynes: Journal, t. XIV, 1er septembre 1755.


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