Le Maréchal de Richelieu (1696-1788): d'après les mémoires contemporains et des documents inédits
CHAPITRE XXIV
L’alliance de l’Autriche et de la France. — Débuts de la Guerre de Sept ans; la Prusse alliée de l’Angleterre. — Mariage de Septimanie, fille de Richelieu, avec le comte d’Egmont. — Départ du Maréchal pour Minorque: prise de Citadella; travaux de siège; vaillance du soldat français. — Prise de Port-Mahon. — Enthousiasme de Mme de Pompadour pour «le Minorquin». — Vaine intervention de Voltaire et de Richelieu pour l’amiral Byng. — Malveillance du comte d’Argenson. — Le retour, acclamé, de Richelieu. — Les figues de Minorque.
Le 10 octobre 1756, Voltaire écrivait, des Délices, au Maréchal de Richelieu:
«Souvenez-vous, mon héros, que, dans votre ambassade à Vienne, vous fûtes le premier qui assurâtes que l’union des maisons d’Autriche et de France était nécessaire et que c’était un moyen infaillible de renfermer les Anglais dans leur île, les Hollandais dans leurs canaux, le duc de Savoie dans ses montagnes et de tenir enfin la balance de l’Europe.»
Richelieu fut-il jamais, et de bonne foi, partisan d’un système d’alliance[451] si fort en contradiction avec la politique avunculaire[452], qui, d’ailleurs, était celle d’Henri IV et dont la tradition s’était continuée sous le règne de Louis XIV? C’est assez peu vraisemblable, surtout en 1725, à l’époque où il avait pour mission de soustraire l’Espagne à l’influence autrichienne—moyen détourné, mais sûr, de contribuer à la pacification de l’Europe. A vrai dire, un fait nouveau venait de s’imposer à la méditation des diplomates. Depuis environ trente ans, une puissance, jusqu’alors sans prestige, presque une quantité négligeable au lendemain du traité d’Utrecht, s’était peu à peu formée, constituée, organisée, affirmée en un mot, devant l’Europe, où elle prétendait prendre place au Conseil des Nations, en attendant qu’elle fît, comme elle l’a, depuis, si souvent répété, «sa trouée dans le monde».
[451] Dans ses Mémoires authentiques, Richelieu dit, au contraire, que le traité de Vienne, œuvre de Bernis «engagea la France dans une guerre où les généraux et les ministres firent tant de sottises que l’on fut obligé de faire la paix et de perdre comme à l’ordinaire».
[452] Alors que, fidèle à la sage politique du chef de la dynastie bourbonienne, le Cardinal de Richelieu poursuivait, en s’assurant le concours de divers princes allemands, l’abaissement de la maison d’Autriche, si dangereuse pour la sécurité et pour l’unité de la France, la puissance de la Prusse n’existait qu’à l’état embryonnaire. Mais depuis longtemps, la rapacité des Hohenzollern, ses souverains, en avait agrandi peu à peu le misérable domaine par l’annexion, inique et féroce, de provinces voisines. Car la Prusse, quoiqu’elle ait toujours protesté de son dévouement désintéressé à la cause de la nationalité allemande, «n’a jamais vécu, suivant la forte expression de M. Lavisse, (Études sur l’histoire de Prusse) que de l’Allemagne et non pour l’Allemagne». Avec Frédéric II, elle devenait l’autre danger. Mme de Pompadour l’avait découvert... sans le savoir.
La Prusse, reconnue, par grâce, comme royaume, en 1701 et 1713, d’abord faible et incertaine dans ses alliances en 1725, avait dû, à la science politique, au génie militaire et surtout à la fourberie impudente du monarque qui dirigeait ses destinées depuis 1740, de faire apprécier son importance et redouter son ambition par les peuples voisins. Car c’était une nation de proie, dont Frédéric II flattait, par ses conquêtes, des appétits qu’il partageait. Il avait profité de la lutte qui s’était engagée entre la France et l’Autriche, pour arracher à celle-ci une de ses provinces et attendait impatiemment l’heure de l’affaiblir, elle ou l’Allemagne, par de nouvelles spoliations. Puis c’était (la France ne le savait que trop) un allié d’une fidélité douteuse, d’ailleurs peu scrupuleux sur le choix des moyens et très inquiétant même pour ses amis. Aussi ses agissements avaient-ils provoqué une coalition d’États intéressés à repousser des prétentions que rien ne justifiait. Se targuant de principes philosophiques qui n’étaient bien souvent que des poussées de cynisme, le roi de Prusse avait cruellement offensé Mme de Pompadour par des propos d’une grossièreté inexcusable, pendant que l’impératrice Marie-Thérèse prodiguait à la Marquise ses plus flatteuses attentions. Le résultat d’une politique si contrastée ne se fit pas attendre. Louis XV laissait plus que jamais sa maîtresse tenir les rênes du gouvernement; et Mme de Pompadour eut vite décidé son amant à signer un traité d’alliance avec l’Impératrice-reine contre Frédéric II.
Ainsi débuta cette campagne, si désastreuse pour la France, qui porte, dans l’Histoire, le nom de Guerre de Sept ans.
Le roi de Prusse fut seul, d’abord, avec la Grande-Bretagne, à soutenir la lutte. Celle-ci avait commencé, à la fin de 1755, par la capture de bateaux français dont se saisirent les Anglais, dans la mer du Nord, avant même que la guerre fût déclarée.
On décida de répondre à cette félonie en s’emparant de l’île de Minorque occupée alors par l’Angleterre. Et Richelieu qui commandait les côtes de la Méditerranée fut désigné comme chef de l’expédition projetée.
Il venait de marier, en février 1756, sa fille Septimanie avec le comte d’Egmont-Pignatelli. La nouvelle épousée, dit le duc de Luynes, était «grande et bien faite»; elle avait «le visage agréable et un très bon maintien[453]». Mais, comme elle l’écrivait elle-même, elle «avait le cœur triste[454]». Elle avait échangé les plus tendres serments, sous les yeux indulgents de sa tante l’abbesse du Trésor, avec le comte de Gisors, l’aimable et noble fils du Maréchal de Belle-Isle[455]. Mais en ces temps où l’orgueil nobiliaire entendait ignorer les questions de sentiment, la duchesse d’Aiguillon, née Crussol, qui avait élevé Septimanie comme sa propre fille, avait arrêté en conseil familial (et on la nommait la Sœur du Pot des philosophes!) que les maisons de Richelieu et de Lorraine devaient s’opposer à tout projet d’union avec l’arrière-petit-fils de Fouquet, le ministre prévaricateur.
[453] Journal de Luynes, t. XIV, p. 429, février 1756.
[454] Comtesse d’Armaillé: La comtesse d’Egmont, p. 23.
[455] Ibid., p. 39.
Richelieu, dont la sécheresse de cœur nous est connue, ne s’embarrassa pas autrement de la douleur qu’allait laisser dans cette âme de vierge l’abandon de son beau rêve: l’amour chaste et pur était un mythe pour un tel libertin! Ce père égoïste et vaniteux[456] ne vit dans l’alliance princière qu’il imposait à sa fille qu’une illustration nouvelle pour la maison de Richelieu. Et il témoigna, en cette occurrence, de son esprit de gloriole, par une manifestation des plus mesquines, mais qu’approuve énergiquement le duc de Luynes, en admiration perpétuelle devant ce premier gentilhomme, qui faisait, chaque jour, du moindre manquement à l’étiquette, une affaire d’État.
[456] Il ne savait même pas respecter sa fille, s’il faut en croire Dugas de Bois-Saint-Just, dans son livre Paris, Versailles et les provinces. A l’Opéra, un masque s’acharne après la comtesse d’Egmont. Il la pousse à bout et ne craint pas de lui dire qu’elle a une fraise sur la cuisse gauche: «Arrêtez cet homme», ordonne la comtesse indignée au garde de service. Le masque se découvre: c’est le Maréchal.
«M. de Richelieu n’a pas voulu donner part du mariage de sa fille par des billets imprimés que l’on envoie à toutes les portes, mais seulement par des billets à la main envoyés aux parents; c’est, en effet, la règle.
«C’est un véritable abus que d’envoyer des billets imprimés partout; on en reçoit tous les jours sur toutes sortes de mariages et auxquels on n’a aucune raison de prendre part. Lempereur, fameux joaillier, a marié sa fille depuis peu et a envoyé des billets imprimés à toutes les portes[457].»
Une mode, qui, par extraordinaire, dure depuis deux siècles!
[457] Journal de Luynes, février 1756, t. XIV, p. 429.
Richelieu partit, en mars, avec son gendre et son fils, le duc de Fronsac, dont le régiment venait d’être supprimé, un beau régiment, hélas! en son «habit blanc à revers jonquilles, avec tricorne orné d’un pompon rose et d’une cocarde à ganse blanche sur le côté gauche[458]».
[458] Comtesse d’Armaillé: La comtesse d’Egmont, p. 12.—Ce régiment de Septimanie avait été formé par Richelieu. Le roi en avait nommé Fronsac colonel, malgré l’opposition du prince de Dombes, opposition dont le Maréchal niait la légitimité (Journal de Luynes, t. V, p. 339).
C’était sur les instances de l’abbé de Bernis[459], à qui le Maréchal devait en grande partie, sa nomination, que celui-ci se rendait à Marseille, pour presser les préparatifs de l’expédition, fort retardés à Toulon, du fait de la Marquise, prétend Soulavie.
[459] Frédéric Masson: Mémoires et Correspondance du cardinal de Bernis (Paris, 1878, 2 vol.), t. I, p. 253.—Aussi Richelieu écrivait-il à Bernis, le 5 mai 1756, une lettre en partie autographe sur son expédition à Minorque (Appendice du t. I, p. 450. Archives des affaires étrangères, France, Série brune. T. DCXI).
Sans doute, quand Richelieu avait parlé à la Cour de prendre d’assaut Port-Mahon, ses ennemis l’avaient traité «d’étourdi et de présomptueux qui voulait la fin sans les moyens[460]».
[460] Mémoires d’Argenson, t. IX, p. 235.—D’après Campardon: Mme de Pompadour et la Cour de Louis XV, p. 207, la marquise aurait dit, en parlant de Richelieu: «Il lui faudrait quelque bonne disgrâce pour lui apprendre à ne douter de rien.»
Mais Mme de Pompadour tenait trop au succès d’une guerre, qui était la sienne, pour chercher à le compromettre, dans le seul but de ridiculiser le général chargé de diriger les opérations. Jusqu’alors, par une fatalité constante, Richelieu avait vu chacune de ses expéditions navales entravée, ou arrêtée, à l’heure même de son embarquement. Dans la circonstance présente, «il avait jeté feu et flammes, car il craignait, avec raison, d’être prévenu par les Anglais[461]». D’Argenson, et peut-être Belle-Isle, devaient être tenus pour responsables d’une telle négligence. Mais, heureusement, l’activité des Marseillais avait su rattraper le temps perdu; et, le 9 avril, Richelieu prenait la mer pour débarquer le 18, à Citadella, capitale de l’île[462]. Les grenadiers lui avaient réclamé l’honneur, suivant leur droit, de descendre les premiers à terre[463]. Et pendant que, au grand étonnement du gouverneur, Sir Blackney, demandant le motif d’une telle agression, les troupes françaises débarquaient sur la plage, «les députés, les magistrats et tous les corps de la ville» s’entassaient dans des chaloupes, «pour venir faire leur soumission» au Maréchal, qui avait envoyé M. d’Albaret, avec un tambour et quelques grenadiers, sommer Citadella de se rendre. Le matin, à la vue de la flotte, trois cents soldats anglais avaient quitté la ville[464], pour se renfermer dans le fort Saint-Philippe qui commandait la position de Port-Mahon, «place imprenable, s’il pouvait y en avoir», écrivait plus tard Richelieu.
[461] Mémoires et lettres de Bernis, t. I, p. 255.
[462] Journal de Luynes, t. XV, p. 39.—Raoul de Cisternes: La Campagne de Minorque, d’après le Journal du Commandeur de Glandevez (1899).
[463] Dugas de Bois-Saint-Just: Paris, Versailles et les Provinces (3 vol., 1817), t. II, p. 82.
[464] Journal de Luynes, t. XV, pp. 39-40.
Les épisodes du siège sont restés célèbres. La Cour en recevait un «journal» et des «relations» fréquentes, auxquels Luynes a fait de notables emprunts. C’étaient souvent des actes d’héroïsme tout à la gloire du soldat français, témoin ce canonnier, ancien déserteur, qui se réhabilita par son adresse et sa vaillance devant l’ennemi[465]; puis l’ingénieuse idée, suggérée à Richelieu par Beauvau[466], pour combattre l’ivrognerie qui déshonorait l’armée. Le généralissime arrêta que tout soldat, convaincu de s’être enivré, serait déclaré indigne de monter à l’assaut: ce fut le salut du corps expéditionnaire[467]. Beauvau rend encore au Maréchal cette justice qu’il avait su s’entourer d’un état-major, aussi remarquable par son intelligente bravoure que par sa parfaite distinction. Lui-même, Richelieu donnait l’exemple du sang-froid et de l’intrépidité.
[465] Raoul de Cisternes: La Campagne de Minorque, p. 360. Lettre de Richelieu au comte d’Argenson, 19 juin 1756.
[466] Souvenirs de la Maréchale de Beauvau et du Maréchal (1872), p. 55. Appendice, p. 68.
[467] On a toujours mauvaise grâce à se citer; nous ne voudrions pas cependant laisser ignorer que, pendant l’occupation de Minorque, on joua la Comédie au Camp français, avec cette belle humeur qui caractérise si bien nos soldats. Voir, à cet égard, dans le Moliériste de 1888, notre étude sur le répertoire et les acteurs de ce théâtre improvisé.
La Galissonnière, le chef d’escadre qui avait transporté les troupes à Citadella, contribua singulièrement à l’issue heureuse de la campagne. Le hasard avait fait tomber entre ses mains le tableau des signaux de l’escadre ennemie. En conséquence, le 19 mai, à la hauteur de l’île d’Aire, il attaquait, avec ses douze vaisseaux, les quatorze de la flotte anglaise; et bientôt, pour éviter un désastre, les amiraux Byng et Vouel, déjà fortement éprouvés, étaient obligés de se réfugier sous les canons de Gibraltar. Mais, quoique cette victoire eût permis au Maréchal de resserrer plus étroitement Saint-Philippe, il n’en réclamait pas moins, lui qui avait cru l’enlever en un tour de main, de nouveaux envois de troupes, de munitions et de vivres. Il reconnaissait d’ailleurs que d’Argenson les lui expédiait très exactement. Mais ses ennemis de Cour ne s’en montraient que plus âpres à critiquer les opérations et à s’en gausser librement. Puis, la plaisanterie tournait au tragique; on allait jusqu’à prétendre que Richelieu cherchait la mort, pour ne pas survivre à son déshonneur. Tout le monde n’était pas de cet avis, puisque Mme de Pompadour, elle-même, adressait, le 28 mai, à Richelieu, ce billet dans le style familier qui lui était personnel:
«On nous a mandé de Toulon les plus jolies choses du monde: je les aimerais mieux de vos pattes de chat... Bonsoir, Monsieur le Minorquin, j’espère bien fort que vous êtes actuellement en pleine possession. Je rouvre ma lettre pour vous complimenter sur la bonne opération de M. de la Galissonnière... Nous attendons la nouvelle d’un second combat[468].»
[468] Correspondance de Mme de Pompadour (édition Poulet-Malassis, 1878). Lettres à Richelieu.
Ce fut seulement un mois après, le 28 juin, que Richelieu emporta d’assaut Saint-Philippe: «Cette entreprise téméraire, écrit Bernis, lui réussit par la valeur extraordinaire des troupes, par la mollesse des assiégés et surtout par l’inexpérience de M. de Blackney, à qui cependant la nation anglaise éleva une statue pour consacrer sa belle défense[469].»
[469] Mémoires et Lettres du Cardinal de Bernis (édit. Fr. Masson, 1878), t. I, p. 253.—Mémoires authentiques du Ml de Richelieu (inédits).
Richelieu dépêcha aussitôt son gendre à Versailles avec les articles de la capitulation. En même temps, un laquais, parti en chaise de poste, apportait à Mme d’Egmont la nouvelle que son mari venait de débarquer à Marseille. Septimanie se trouvait à la Comédie italienne quand le courrier lui remit la dépêche. Elle faillit s’évanouir; et dès que le bruit de la victoire se répandit dans la salle, ce furent des «batteries de mains» et des acclamations sans nombre[470]. Aussitôt les acteurs, qui évidemment avaient pris leurs précautions, entonnèrent des chansons en l’honneur de la maison de Richelieu.
[470] Journal de Barbier, t. VI, p. 335.
Fronsac gagna au triomphe de son père la croix de Saint-Louis et la survivance à la charge de premier gentilhomme de la Chambre.
L’allégresse fut générale dans tout le royaume, et Mme de Pompadour manifesta, la première, sa joie très vive de ce beau fait d’armes[471].
[471] Mémoires de Mme du Hausset (édition Barrière), p. 60.
Voltaire en délira presque. Il avait entretenu avec Richelieu, pendant la durée du siège, une correspondance suivie, dans laquelle il n’imaginait jamais de formules assez élogieuses, pour célébrer la gloire future de son héros. Mais, en homme pratique qui n’entend pas laisser au hasard le soin de régler ses affaires, en historien soucieux de sa documentation, il demandait au Maréchal, comme il l’avait déjà fait, en 1752, pour «ses Siècles[472]», un «petit journal de son expédition, qu’il «enchâsserait dans son Histoire générale qui va de Charlemagne jusqu’à nos jours[473]». Il avait une foi absolue dans le succès de l’entreprise. Il avait parié vingt guinées contre un Anglais qui voyait déjà Richelieu prisonnier de guerre[474]... Aussi Voltaire avait-il adressé au Maréchal un compliment en vers qui disait précisément le contraire[475], «prophétie» en train de courir tout Paris, du fait peut-être d’un «secrétaire bel esprit» de Richelieu[476]. Depuis la victoire du général en chef, il a déjà reçu des poèmes pour lui: «Je suis, s’écrie-t-il, le bureau d’adresse de vos triomphes[477].»
[472] [473] [474] [475] [476] [477] Correspondance de Voltaire, 28 mars, 16 avril, 3 mai, 14 juin, 16 juillet 1756.
Mais ce qui fait encore le plus d’honneur à Voltaire, dans ce débordement de panégyrisme à outrance, c’est le noble empressement qu’il apporte à solliciter l’intervention de Richelieu en faveur du malheureux amiral Byng, traduit devant la Cour martiale qui l’enverra au supplice le 14 mars 1757. Voltaire écrit, dit-il, au nom d’un Anglais (c’était peut-être bien lui) qui réclame pour le vaincu le témoignage du vainqueur: «Un seul mot de vous pourra le justifier... Vous avez contribué à faire Blackney pair d’Angleterre; vous sauverez l’honneur et la vie de l’amiral Byng.» Richelieu ne se déroba pas à cette généreuse mission. Mais ce fut en vain[478]. L’Angleterre traitait ses amiraux battus, comme plus tard la Convention ses généraux en déroute. Le pacte avec la victoire ou la mort!
[478] Correspondance de Voltaire, 20 décembre 1756.
Si Voltaire avait écrit, le 16 août, au triomphateur, pour lui rappeler, à propos de «l’envie et de l’ignorance» qui avaient criblé d’épigrammes l’expédition, les injures dont Villars avait été accablé avant Denain, il ne prévoyait guère l’accueil réservé par la Cour à Richelieu, après la prise de Port-Mahon. Quelques jours auparavant, le Maréchal, usant d’un expédient qui lui avait déjà tant de fois servi, écrivait à d’Argenson le ministre, pour lui demander son rappel, sous prétexte que sa «santé était mauvaise[479]». En réalité, Richelieu savait, à n’en pas douter, que sa conduite et ses opérations à Minorque étaient durement critiquées. Sa maîtresse, la duchesse de Lauraguais, lui continuant, mais avec plus de clairvoyance, les bons offices de Mme de Tencin, le tenait au courant des intrigues nouées contre lui.
[479] Journal de Luynes, t. XV, p. 193, 16 août.
Sa dernière lettre est très explicite:
«17 août 1756,
... «Ce monstre de d’Argenson, tout en prônant votre victoire, a grand soin d’ajouter que, sans M. de la Galissonnière, tout aurait échoué. Il fait entendre qu’il a fait plus que vous, comme si le concours des forces de terre et de mer n’avait pas été nécessaire pour cette expédition! Il prétend que vous avez agi en soldat plus qu’en général, et que vous devez vos succès, plus au hasard et à des circonstances heureuses qu’à vos talents. Jugez de ma colère quand on m’a rapporté ces propos. J’ai été chez le garde des sceaux qui pense toujours comme je vous l’ai mandé. Il m’a assuré que le roi lui paraissait déjà moins satisfait qu’il l’avait été: il va se laisser gagner et vous perdrez peut-être tout le mérite d’une superbe expédition.
«Mme de Pompadour qui paraît être maintenant exaltée sur votre compte, peut changer demain. Je sais que d’Argenson a passé hier quelque temps chez elle; et je crains qu’il ne jette son venin sur tout ce qu’il approche. Vous savez par expérience qu’elle vous aime selon l’occasion, et qu’aujourd’hui votre amie, elle sera demain contre vous. Il se présente une foule d’aspirants pour commander; et sûrement Soubise ne sera pas oublié.
... «Je vois qu’en général on est fâché de vous voir victorieux: une bonne défaite les aurait tous rendus contents... Venez promptement: on doit toujours profiter du premier moment... Soyez ici au plus tôt pour dissiper cet essaim de reptiles qui s’assemblent contre vous dans cette pétaudière.
«Brûlez cette lettre[480].»
[480] M. de Lescure, dans ses Mémoires autobiographiques de Richelieu, donne cette lettre comme inédite et absolument authentique. Elle est, au surplus, tout à fait dans le caractère de l’intelligente créature qui l’écrivit; et l’avenir en démontra suffisamment la sagacité.
Richelieu ne tint pas compte de cette dernière recommandation: peut-être ne lui parvint-elle pas en temps utile, car il était de retour à Paris, dans la nuit du 30 au 31 août, au milieu d’un énorme concours de peuple qui l’acclamait bruyamment.
Quand il vint à la Cour, remarque Luynes, «on le trouva maigri, mais d’ailleurs en bonne santé». Le roi l’accueillit assez froidement: il se contenta de lui demander s’il avait mangé des figues de Minorque: «On les dit excellentes», ajoutait Louis XV, qui, à l’exemple de tous les Bourbons, prisait fort les plaisirs de la table.
Quant à d’Argenson, il «chercha querelle» à Richelieu pour son retour, et «rejeta la chose sur Madame, qui en était enthousiasmée et ne l’appelait que le Minorquin[481]». Il donna encore au Maréchal d’autres preuves de sa malveillance, en écourtant «la liste de grâces» que lui avait proposée le vainqueur de Port-Mahon. Celui-ci, prudemment, «se tint alors derrière le rideau pour frapper contre les deux partis», aussi bien d’Argenson que la Marquise et Bernis[482].
L’attentat de Damiens précipita la crise.
[481] Mme du Hausset: Mémoires (édition Baudouin, 1824), p. 75.
[482] Mémoires de d’Argenson, t. IX, p. 348, novembre 1756.
CHAPITRE XXV
Une déconvenue de Richelieu. — L’attentat de Damiens: c’est le Maréchal qui fait arrêter l’assassin. — Démarche adroite de Richelieu auprès de Mme de Pompadour. — Son intervention, inutile, mais désirée par le roi, auprès de l’archevêque de Paris. — Réconciliation publique de la Marquise avec Richelieu. — Elle vaut au Maréchal de remplacer, à l’armée de Westphalie, le comte d’Estrées, le vainqueur d’Hastembeck.
L’année 1757 s’était ouverte pour le Maréchal sur une pénible impression. Quoique légèrement estomaqué par une réception répondant mal à son espoir d’une rentrée triomphale, l’adroit et ambitieux courtisan n’avait point abdiqué ses prétentions au poste de premier ministre, prétentions qu’il croyait plus justifiées que jamais, sans toutefois les avouer trop hautement. Aussi, quelle ne dut pas être sa déception, quand il vit ses espérances, sinon anéanties, du moins ajournées par une nomination imprévue! Les Mémoires de Bernis nous tracent, le 2 janvier, un amusant croquis de la scène:
«Le Maréchal de Richelieu qui remplissait cette année la charge de premier gentilhomme de la Chambre, me dit, un quart d’heure avant que le roi lui ordonnât de m’appeler pour me faire asseoir au Conseil:
—«Mais, pourquoi, ayant tant d’affaires à traiter avec le roi et ses ministres, ne demandez-vous pas les entrées de la Chambre? Si vous voulez, je me chargerais d’en faire la proposition au roi. Je lui répondis, en riant, que j’acceptais volontiers ses offices. Il fut fort étonné, un instant après, d’entendre le roi me dire:
—«L’abbé de Bernis, prenez place au Conseil[483].»
[483] Mémoires et Lettres du cardinal de Bernis (édition Frédéric Masson), 2 vol., 1878, t. I, p. 312. Bernis ne fut secrétaire d’État aux affaires étrangères que le 27 juin 1757.—Richelieu, dans ses Mémoires authentiques, consacre une notice des plus curieuses à Bernis, qu’il appelle une «comète qui avait bien une queue très longue, mais à qui il manquait une tête» capable de tenir dignement sa place dans le Conseil. Richelieu signale les origines du ministre, ses liaisons féminines, surtout avec Mme de Pompadour, dont il était, à l’occasion, le teinturier.
Le protégé de Mme de Pompadour, que Louis XV voulait déjà nommer ministre d’État, dans les derniers jours de décembre 1756, aurait pu écrire stupéfié, pour ne pas dire indigné. Eh quoi! ce prestolet d’abbé, parce qu’il avait su plaire à la favorite, entrait tout droit au Conseil, alors que lui, duc de Richelieu, Maréchal de France, illustre par sa naissance et par ses victoires, restait une fois de plus dans l’antichambre ministérielle!
Trois jours après, un coup de théâtre, autrement inattendu, devait surprendre et bouleverser la Cour de Versailles. Le 5 janvier, à la tombée du crépuscule, Louis XV allait quitter le palais pour se rendre à Trianon. Son carrosse l’attendait sous la voûte; et le prince, assez mal éclairé par la lueur incertaine de deux flambeaux, atteignait déjà la dernière marche, quand il s’écria:
—«Duc d’Ayen, on vient de me donner un coup de poing.» Grand émoi. Le Maréchal de Richelieu, qui était derrière le roi, s’écrie à son tour:
—Qu’est-ce que c’est que cet homme avec son chapeau? Le roi tourne la tête, il porte la main à son côté, la retire pleine de sang et dit:
—Je suis blessé: qu’on l’arrête et qu’on ne le tue pas.»
Damiens, qui avait frappé Louis XV, «était rentré si vivement par la trouée qu’il avait faite que personne n’avait vu le coup[484]».
[484] Journal du duc de Croÿ (édit. de Grouchy et Cottin, 1906), t. I, p. 365. Les relations de l’attentat de Damiens sont fort nombreuses, et, sauf quelques variantes sans intérêt, concordent assez bien dans tous leurs détails. Nous avons choisi de préférence celle de Croÿ qui met plus directement en scène Richelieu.—Le Maréchal ne put témoigner au procès; il était parti pour l’armée.
Mais lui seul était resté couvert; et ce fut la remarque de Richelieu qui le fit arrêter aussitôt par un valet de pied et par un garde du corps.
Avec une présence d’esprit qui ne l’abandonnait pas dans les circonstances les plus critiques, le Maréchal, malgré son dépit et ses rancœurs, comprit tout le parti qu’il pouvait tirer de la situation; et, comme s’il eût été, par destination, le conseil et l’appui des favorites dans l’embarras, il s’échappa du chevet du roi pour aller trouver Mme de Pompadour qu’on avait éloignée et lui offrir, avec ses consolations, le réconfort d’un absolu dévouement[485].
[485] Faur: Vie privée, t. II, p. 173.—D’après Soulavie (Mémoires de Richelieu, t. IX, p. 159), Mme de Pompadour se serait plainte, au contraire, que, dans cette période critique, le Maréchal n’avait pas eu pour elle «tous les égards qui lui étaient dûs».
La blessure du roi était insignifiante. Et l’amant revint à sa maîtresse, comme il était déjà revenu à Mme de Châteauroux.
La Marquise, plus que jamais en crédit, obtint l’exil de d’Argenson[486] aux Ormes et de Machault, qui l’avait trahie, dans sa terre d’Arnouville.
Mais le plus difficile restait à faire.
[486] Les Mémoires authentiques contiennent de très piquants détails sur la disgrâce de ce ministre, qui «se croyait sûr de faire chasser Mme de Pompadour, parce que, pensait-il, le roi ne le renverrait jamais»; tel ce dialogue entre Richelieu et Maillebois, neveu de d’Argenson: Maillebois, d’un ton joyeux: «Le Machault vient de partir.—Richelieu: Et votre oncle aussi.»
La situation intérieure de la France était singulièrement troublée depuis cinq ans. Les querelles religieuses l’emportaient, par moments, sur les conflits politiques, quand elles ne les déterminaient pas. Le jansénisme, en majorité au Parlement, luttait contre le haut clergé, qui, depuis les premières années du XVIIIe siècle, entendait imposer à tous les fidèles, d’accord avec le Gouvernement, une adhésion sans réserves à la Constitution Unigenitus, œuvre de la diplomatie Vaticane. La résistance s’était surtout accentuée en 1752. Pour la vaincre, les évêques avaient interdit aux curés de donner les sacrements aux jansénistes. Versailles avait pris parti pour l’épiscopat. Et cependant nombre de courtisans—Richelieu tout le premier—étaient plutôt imbus de l’esprit philosophique, en opposition avec l’intolérance cléricale. Mais il fallait sauvegarder quand même le principe d’autorité, partant la religion officielle, puisque le Gouvernement approuvait la campagne des évêques. Or, le Parlement la combattit et bientôt, devant le refus du roi d’accueillir ses remontrances, cessa de rendre la justice (5 mars 1753). Les conseillers, exilés à Pontoise, ne furent rappelés qu’en 1754, mais ils n’avaient pas désarmé; et quand la guerre éclata en 1756, ils se défendirent d’enregistrer les nouveaux impôts réclamés par le ministère. Il fallut recourir à de nombreux expédients pour trouver les ressources qu’exigeaient les circonstances. Mais, après l’attentat de Damiens, le Gouvernement dut passer par de nouvelles épreuves.
Beaumont, l’archevêque de Paris, voulait alors faire d’une pierre deux coups. Devant l’effroi du monarque qui s’était cru, sur l’heure, mortellement frappé, il s’était demandé s’il ne pouvait recommencer l’éviction de Metz; et d’autre part il n’avait pas craint de dire que «le crime avait été commis par trahison et de dessein prémédité dans le Palais». Le Parlement n’aurait su être mieux visé[487].
[487] Mémoires historiques et anecdotes de la Cour de France, par Soulavie, 1802, p. 335.
Mme de Pompadour, qui se sentait atteinte, obtint du roi l’exil de l’archevêque. Mais Louis XV, avant de le faire signifier au prélat, avait envoyé auprès de lui Richelieu en négociateur. C’était déjà, en cette qualité, qu’il avait été accrédité par le roi auprès du premier président, lors de l’exil des parlementaires à Pontoise. Et cette mission, qui réussit, n’avait pas laissé que d’être laborieuse. Les procureurs généraux, que le Maréchal avait choisis comme intermédiaires, répétaient à l’envi que le roi s’était compromis par son coup d’autorité.
Richelieu fut moins heureux avec Beaumont. Il le pria, au nom du prince, de se montrer plus conciliant, de donner la paix à l’Église et de ne plus insister sur la production des billets de confession qu’on exigeait des agonisants; il lui promit, en échange, de réprimer les écarts du Parlement.
—«Qu’on dresse un échafaud au milieu de ma cour, répliqua fièrement le prélat, et j’y monterai pour soutenir mes droits... car ma conscience ne me permet aucun accommodement.»
Richelieu riposta à l’archevêque que sa conscience était une lanterne sourde qui n’éclairait que lui.—Et Louis XV «abandonna Beaumont à son conseil[488]».
[488] Mémoires historiques et anecdotes de la Cour de France, par Soulavie, 1802, p. 335.—Soulavie: Mémoires de Richelieu, t. VIII, pp. 306 et suiv.
La Marquise eût donc été mal venue à maintenir d’anciens griefs contre un galant homme qui paraissait avoir oublié tous les siens[489], puisqu’il venait de servir avec un tel désintéressement la cause et les intérêts de Mme de Pompadour si violemment attaquée par de puissants ennemis. Ne devait-elle pas, au contraire, le payer de retour? Et l’occasion s’en présentait, personne n’ignorant que Richelieu brûlait d’aller conquérir de nouveaux lauriers au-delà du Rhin. On prétendait que la duchesse de Lauraguais cabalait, sans relâche, en faveur de son amant, furieux[490] de la nomination du Maréchal comte d’Estrées, comme généralissime des troupes françaises en Allemagne; mais une influence, autrement prépondérante, était acquise à Richelieu[491], celle du fournisseur des armées, Pâris-Duverney. Ce «général des farines», ainsi que l’avait appelé le Maréchal de Noailles, était très écouté dans les Conseils du roi, d’autant qu’il était grand ami de Mme de Pompadour[492]. Il se piquait de connaissances militaires que faisait valoir une éloquence ardente et persuasive; c’était son plan dans l’expédition de Minorque qui, paraît-il, avait été adopté; et, naturellement, il en proposait un autre pour la guerre contre la Prusse et ses alliés, auquel Richelieu accordait ses préférences, et qu’il suivrait, sans nul doute, s’il remplaçait d’Estrées.
[489] Le seul reproche qu’il lui faisait, c’était «d’avoir été trop faible pour ce monstre de d’Argenson.» (Soulavie: Mémoires de Richelieu, t. IX, p. 162.)
[490] Mémoires et Lettres du cardinal de Bernis (édit. Frédéric Masson), t. I, p. 391.
[491] Mémoires et Lettres du cardinal de Bernis (édit. Frédéric Masson), t. I, p. 392. «Pâris-Duverney, depuis la mort des Maréchaux de Saxe et de Löwendahl, et la prise de Minorque, s’était mis en tête que le Maréchal de Richelieu était aussi homme de guerre qu’homme de cour et d’intrigue.»
[492] «L’homme de confiance», dit Mme du Hausset (Mémoires, p. 126).
Mais, pour que le projet aboutît, il fallait, de toute nécessité, une réconciliation publique, partant éclatante, entre la Marquise et son ancien adversaire.
Le... cérémonial en fut réglé, de manière à ménager l’amour-propre des deux parties:
«Il fut convenu qu’à Choisy le moment où le roi serait debout, environné de sa Cour, pendant le café, serait celui du raccommodement. Le Maréchal de Richelieu, debout et dans le cercle, se présenterait alors vis-à-vis de Mme de Pompadour. Stainville (le futur duc de Choiseul) irait causer une minute avec elle et viendrait prendre par la main M. le Maréchal de Richelieu.
«Ce qui fut fait avec toute l’authenticité convenable[493]...» Soulavie ajoute que la Marquise montra «beaucoup d’embarras...», le Maréchal ayant désiré la publicité de cette réconciliation, «pour qu’il ne fût pas douteux que c’était Mme de Pompadour elle-même qui avait demandé le raccommodement».
[493] Mémoires de Richelieu (édition Soulavie), t. IX, pp. 162-163.
Nous nous en tenons à notre version première: tous deux avaient trop d’intérêt à ce rapprochement, pour en avoir subordonné la sanction aux exigences de l’étiquette ou aux satisfactions d’une vanité puérile.
D’autre part, s’il faut en croire Faur, Mme de Pompadour avait de profondes rancunes contre le Maréchal d’Estrées[494] qui aurait fait pendre un «vivrier» protégé de la Marquise, convaincu de prévarication[495]. Mais, elle-même, n’était-elle pas accusée, depuis longtemps[496], par l’opinion publique, de s’être effrontément enrichie par des gains illicites sur les fournitures de l’armée et par la vente de tous emplois au plus offrant et dernier enchérisseur? Et, par la nomination de Richelieu, ne s’assurait-elle pas, pour de futures opérations du même genre, la complicité du silence, chez un homme si peu scrupuleux, lui aussi, en pareille matière[497]?
[494] D’Estrées aurait eu de graves démêlés avec le prince de Soubise, favori de la Marquise (Journal de Barbier, t. VI, p. 551).
[495] Faur: Vie privée, t. II, p. 175.
[496] A la fin de 1751, la voix publique s’était élevée, si menaçante, contre de tels agissements, que la police reçut l’ordre de rechercher l’origine et la source de ces imputations scandaleuses. L’enquête fut confiée à cet intelligent et adroit inspecteur que nous avons déjà signalé, Meusnier; et son rapport conclut, comme bien on pense, au mal fondé de toutes ces récriminations, mais il faut savoir lire entre les lignes de ce document, chef-d’œuvre de diplomatie policière, qui débute ainsi: «Il serait assez difficile de dissuader tout Paris que la plupart des grâces, qui s’obtiennent, soit à la Cour, soit dans la finance, par le crédit de Mme la Marquise, ne soient conditionnelles, c’est-à-dire que tel qui n’a pas d’offres à faire pour exprimer sa reconnaissance, est sûr d’échouer.» (Nouvelle Revue rétrospective de M. Paul Cottin du 10 oct. 1892.)—Bibl. de l’Arsenal, mss. 10251.
[497] Le duc de Richelieu récompensa le service que lui rendit Mme de Pompadour «en fermant ses yeux sur l’irrégularité du trafic qu’elle faisait de toutes les places dans la partie des fourrages. Elle nommait intendants, commis, etc., ceux qui avaient donné le plus». (Mlle de Fauques: Histoire de Mme la Marquise, p. 110.)
Quelle que fût la cause qui détermina le rappel du comte d’Estrées, celui-ci ignorait sa disgrâce, alors qu’il battait à plate couture, près d’Hastembeck[498], le duc de Cumberland, fils du roi d’Angleterre, commandant en chef des alliés de Frédéric. La nomination de Richelieu, qu’il apprit presque aussitôt, était tenue encore secrète, que les équipages du Maréchal étaient en route pour Strasbourg. Mais cette désignation était, en quelque sorte, pressentie par Voltaire, qui, dans sa correspondance avec son héros, l’appelait de tous ses vœux:
«Vous n’aviez pas déplu à la mère (ce fut un des romans de son ambassade à Vienne), vous serez le vengeur de la fille (8 décembre 1756)...[499]»
[498] Grâce au concours de Bréhan et de Chevert, et sur les instances de Belle-Isle, ami du Maréchal d’Estrées, «qui avait pénétré les intrigues secrètes de Pâris-Duverney, Richelieu et Mme de Pompadour», écrit Duclos (Mémoires, t. II, p. 285), heureux de trouver cette nouvelle occasion de déverser sa bile sur Richelieu, sa bête noire.—«La plate bataille soit dit entre nous», (lettre de Bernis à Stainville, du 1er août 1757).
[499] Faut-il rappeler que, dans la campagne d’ineptes et abominables calomnies, poursuivie contre Marie-Antoinette, on racontait, en 1784, qu’elle était la fille du Maréchal de Richelieu... ou du roi de Prusse? (Bibliothèque Nationale, mss. 10364, de Lefebvre de Beauvray).
Si Voltaire ne craignait «une balle vandale pour l’estomac de Richelieu», il voudrait voir «la furia francese des soldats» du Maréchal, «contre le pas de mesure et la grave discipline» des Prussiens, (3 janvier 1757)...» «Je vous attends toujours dans le Conseil, dit-il, ou à la tête d’une armée (19 février)...»
Et lorsque, enfin, Richelieu est parvenu à son but, Voltaire, après lui avoir rappelé la fameuse machine de guerre, combinée par Florian, le père du fabuliste et par Montigny de l’Académie des Sciences, ces «chars romains», ou «assyriens», qui, avec 600 hommes et 600 chevaux, doivent faucher en plaine une armée de 10.000 combattants, Voltaire s’écrie, le 19 juillet: «Je souhaite que vous preniez prisonnier Frédéric.»
Le 25 août, il affirme encore plus énergiquement son espoir:
«Vous ne traiterez pas mollement cette affaire-là; et, soit que vous ayiez en tête le duc de Cumberland, soit que vous vous adressiez au roi de Prusse, il est certain que vous agirez avec la plus grande vigueur.»
Le 5 août, Richelieu, à la tête de troupes fraîches, avait rejoint l’armée de Westphalie, à Oldenbourg, où Valfons signale, avec enthousiasme, son arrivée et son aménité «caressante pour tout le monde». Son dialogue avec le jeune officier qu’il a reconnu, donne la note de cette entrée en scène:
—«C’est moi qui le premier vous ai mis dans le chemin de la gloire... A présent nous vivrons souvent ensemble.
—«Je le désire, Monsieur le Maréchal, mais à la façon dont je fais mon métier, on n’est pas toujours sûr de la durée de ce bonheur-là[500].»
[500] Marquis de Valfons: Souvenirs (2me édition Émile-Paul), p. 282.
D’après les Souvenirs de Mme de Beauvau (p. 60), Richelieu avait consulté son ancien compagnon d’armes à Minorque sur la conduite à tenir en Allemagne, pour faire observer la discipline dans les rangs de l’armée. Il présenta au roi des Mémoires de Beauvau qui concluaient au ravitaillement régulier et complet des troupes privées de vivres et de ce fait indisciplinées. Le Maréchal de Belle-Isle, bientôt ministre de la guerre, ordonna aussitôt d’augmenter la ration des troupes.
CHAPITRE XXVI
Campagne de Hanovre. — Instructions données au Maréchal de Richelieu. — Sa marche foudroyante. — La Convention de Closter-Seven. — L’imprudence du vainqueur. — Appréhensions de Frédéric II. — Désaccord de Bernis avec Richelieu: tergiversations de la Cour de Versailles et mauvaise foi du Cabinet de Saint-James. — Sommations tardives et impuissantes du Maréchal aux chefs de l’armée vaincue. — Conséquences du désastre de Rosbach. — Entrée en campagne de Ferdinand de Brunswick. — Comment Richelieu le contient. — Il demande son rappel: le comte de Clermont le remplace.
Nous sommes arrivé au point culminant de la vie politique et militaire du Maréchal de Richelieu, à ce moment critique, où la Fortune, qui semblait l’avoir pris par la main, pour le conduire, en pleine lumière, aux plus hautes destinées, se déroba tout-à-coup, le laissant, au milieu des ténèbres, dans le plus complet désarroi. Il volait au triomphe et se vit soudain entravé. Il était le maître à Closter-Seven et ne sut empêcher Rosbach.
Un de ses panégyristes à outrance, qui se pose trop volontiers en profond psychologue, résume assez bien cette étrange situation de Richelieu, réserve faite du rôle tendancieux attribué par l’historien à la coterie philosophique:
«L’auteur a trouvé les véritables causes de la perte de la bataille de Rosbach dans le manque de foi des signataires de la capitulation de Closter-Seven, révélation immense pour notre gloire nationale, trahie, vendue par les écrivains philosophes dévoués au roi de Prusse.
«Voici les faits:
«Le Maréchal de Richelieu marche en avant, occupe Hanovre le 14 août, Brunswick le 18, Bremen le 22. Il accule le duc de Cumberland entre l’Elbe et la mer, et alors est signée la Convention de Closter-Seven, puis l’acte supplémentaire (28 septembre). Les troupes allemandes au service de l’Angleterre doivent être renvoyées et les Anglais demeurer dans le Holstein sous la garantie du roi de Danemark (1757). La première partie des instructions données au Maréchal de Richelieu est ainsi accomplie. L’armée anglaise est dissoute: il va marcher sur le roi de Prusse pour l’acculer sur le corps du prince de Soubise, lorsqu’il est tout d’un coup arrêté par le refus que fait l’Angleterre de ratifier la convention; les soldats allemands au service du duc de Cumberland vont rejoindre le corps prussien du prince Ferdinand (et pourtant ils avaient promis de ne plus servir contre la France) et c’est alors que Frédéric tombe sur le prince de Soubise à Rosbach[501].»
[501] Capefigue: Le Maréchal de Richelieu, 1857 (p. 8).
Ce que ne dit pas cet apologiste de la stratégie de Richelieu, c’est que le Maréchal commit une faute qui lui fit perdre tous les bénéfices de sa glorieuse campagne; mais si son erreur comporte, dans une certaine mesure, des circonstances atténuantes, la mauvaise foi de l’Angleterre n’admet aucune excuse.
Le 17 juillet 1757, avant son départ, le nouveau généralissime recevait du roi des instructions[502] corroborant celles dont le comte d’Estrées avait été précédemment muni:
«Lorsque Sa Majesté, déclarait ce document, a pris la résolution, au mois de juin dernier, d’assembler deux nouvelles armées en Alsace, sous les ordres du Maréchal de Richelieu et du prince de Soubise, elle avait principalement en vue de faire une diversion puissante en Allemagne, capable d’arrêter les progrès du roi de Prusse, d’intimider les princes de l’Empire, qui paraissent disposés à se prêter aux projets dangereux de ce prince...»
[502] Bibliothèque de l’Arsenal, Manuscrit 4518: Portefeuille d’Argenson, Papiers Montboissier fo 145.—La pièce est reproduite dans la Correspondance (imprimée) de Richelieu avec Pâris-Duverney en 1756, 1757, 1758, pendant la campagne d’Allemagne.
Ces instructions laissaient «à la capacité, à l’expérience, aux lumières» du Maréchal, le soin de «prendre le parti le meilleur et le plus convenable», pour opérer avec succès contre le duc de Cumberland.
Ce document visait le siège éventuel de Magdebourg; mais «on ne saurait se flatter d’en exécuter le plan qu’en rejetant l’ennemi, dès cette année, au-delà de l’Elbe.»
Il fallait, en outre, «disposer du pays entre l’Elbe et le Weser pour assurer les subsistances de l’armée..., s’occuper de l’état et de l’entretien des chemins pour le ravitaillement et autres opérations de guerre...» Enfin le général en chef devait rester en communication ininterrompue avec le prince de Soubise et même avec le duc de Saxe-Hilderburghausen qui commandait l’armée des Cercles, destinée à se fondre dans le corps dirigé par le prince de Soubise.
Il fallait encore tenir la main à «la rigide observation de la discipline» et surtout «punir la maraude...»
La correspondance, échangée entre le Maréchal de Richelieu et Pâris-Duverney[503], note la marche rapide du généralissime et l’embouteillage—si le mot avait été d’usage à cette époque—de l’armée de Cumberland dans le camp de Stade. Elle précise nettement l’attitude adoptée par le Conseiller d’État au cours de la campagne et son impérieux désir de faire prévaloir ses idées personnelles dans les services d’intendance. Son mémoire «sur les raisons spéciales qui doivent engager le Maréchal de Richelieu à prendre ses quartiers d’hiver à Halberstadt;» ses «réflexions sur la situation de l’armée du roi entre le Weser et l’Elbe,» à la date du 13 août, disent assez l’autorité que lui donnaient, à la Cour, son crédit, ses relations, ses attributions officielles et surtout son indiscutable compétence.
[503] Cette Correspondance, parue en 1789, par les soins du Général de Grimoard, sort évidemment de l’officine de Soulavie. C’est, dans cette même maison de librairie, que se débitèrent plus tard, en partie, les Mémoires de Saint-Simon, annoncés d’ailleurs sur une feuille de garde et déjà connus par une édition antérieure.
En réalité, ce grand pourvoyeur des armées royales ne prévoyait, dans les opérations futures de Richelieu, qu’une démonstration militaire, assurément heureuse, mais semblable à celle des campagnes précédentes; aussi le blocus, foudroyant, pour ainsi dire, du corps de Cumberland, semble-t-il, en dépassant toutes les espérances, déranger tous les plans. Bernis, qui ne laisse jamais échapper l’occasion de critiquer Richelieu (il savait plaire ainsi à la favorite), Bernis estime que le Maréchal fut le plus imprudent des hommes, en allant «forcer l’armée hanovrienne dans un camp marécageux[504]».
[504] Bernis: Mémoires et Lettres (édités et authentiqués par M. Frédéric Masson), t. I, p. 406.—Dictés quelques années plus tard, dans le silence du Cabinet, les Mémoires concluent presque toujours, et parfois fort injustement, à la condamnation de Richelieu. La Correspondance, écrite au jour le jour, est, au contraire, moins suspecte de partialité.
C’était cependant un coup de maître; car, le 8 septembre, le fils du roi d’Angleterre se résignait à la capitulation connue dans l’Histoire sous le nom de Convention de Closter-Seven. Les stipulations, dictées par Richelieu, étaient bien telles qu’il ne cessa, en toute occasion, de les rappeler. Les troupes allemandes mercenaires, réunies sous les ordres de Cumberland, devaient, comme celles de Hanovre, être internées dans des campements déterminés, ou renvoyées dans leur pays et s’engager à ne plus servir contre la France, pendant la durée de la guerre[505].
[505] Dans son Traité des grandes opérations militaires (3e édition), t. I, p. 318, Jomini dit qu’il fallait «détruire ou prendre l’armée»; c’était un coup mortel pour Georges II et la France eût été l’arbitre de la paix.—De même, Napoléon, à Sainte-Hélène (Mémoires publiés par Montholon, t. V, p. 213) estime la Convention de Closter-Seven «inexplicable». Le duc de Cumberland, disait-il, était perdu; il était obligé de mettre bas les armes et de se rendre prisonnier; il n’était donc possible d’admettre d’autres termes de capitulation que ceux-là.—Le geste, chevaleresque comme celui de Fontenoy, lequel coûta si cher à l’armée française, est la seule explication qu’on puisse donner de cette capitulation imparfaite, «un traité véritable», affirme M. F. Masson.
Mais, pour ménager l’amour-propre des vaincus, et, sans doute, par un de ces sentiments chevaleresques dont la tradition fut bien oubliée depuis, Richelieu avait laissé aux soldats leurs armes[506]. Il avait foi dans la parole de leurs chefs. Ce fut une généreuse imprudence dont la France allait bientôt payer les frais.
[506] Marquis de Valfons: Souvenirs, (2me édition Émile-Paul) p. 290. Pour témoigner son estime à cette armée vaincue, Richelieu n’avait pas voulu introduire dans la capitulation la clause du désarmement, mais d’après les confidences faites à Valfons, il «avait toujours compté la faire exécuter». Bernis écrira plus tard que le Maréchal l’exigea brutalement.
Deux jours avant, le 6 septembre, le roi de Prusse avait écrit au vainqueur une lettre restée célèbre, lettre presque suppliante sous sa forme désinvolte, où Frédéric, aux abois, pressentait le petit-neveu d’un homme d’État, illustre entre tous, sur l’éventualité de son intervention—qui serait un bienfait—auprès de Louis XV: «Un Richelieu ne pouvait rien faire de plus glorieux, que de travailler à rendre la paix à l’Europe[507].» Le Maréchal lui répondit, en termes d’une exquise politesse, qu’il n’avait aucune instruction dans ce sens, mais qu’il allait envoyer immédiatement un courrier à Versailles, pour rendre compte au roi des ouvertures de Frédéric. On sait quelle suite fut donnée à cette pressante démarche. Louis XV fit aviser son ennemi—l’ennemi de Mme de Pompadour—qu’il emploierait jusqu’à son dernier soldat pour réduire le roi de Prusse[508].
[507] Frédéric était, d’ordinaire, moins obséquieux avec nos officiers supérieurs. Au dire de Voltaire, il traitait les généraux français de «généraux de comédie». Sa lettre à Richelieu, telle que la publient les Souvenirs de Valfons, diffère, dans ses termes, de celle qui est restée classique. Il s’y trouve (p. 312) notamment cette phrase que ne contient pas le document historique: «Il est impossible que le roi de France désire ma perte entière; c’est trop contre ses intérêts et je ne puis le croire véritablement mon ennemi.»
[508] Marquis de Valfons: Souvenirs, p. 313. «L’abbé de Bernis, ministre des affaires étrangères, obsédé par le comte de Stahremberg, ambassadeur de Vienne, qui lui représentait toujours le roi de Prusse sans nulle ressource, défendit, de la part du roi, à M. de Richelieu, d’entrer avec lui dans nulle négociation, déclarant que le roi emploierait jusqu’à son dernier soldat pour le réduire.» Déjà, au moment où Richelieu entrait en campagne, le duc de Cumberland avait écrit au Maréchal pour négocier la paix; et celui-ci lui avait répondu, en termes très fermes, quoique très mesurés, que le roi l’avait envoyé uniquement pour combattre. Richelieu n’en avait pas moins communiqué au gouvernement la requête de l’ennemi; et Bernis lui déclara que le roi consentirait volontiers à la paix, le jour où ses alliés auraient reçu les réparations qui leur étaient dues.
Voltaire, qui avait fini par se réconcilier avec son ami le prince-philosophe, sans oublier toutefois les avanies dont celui-ci l’avait abreuvé quatre années auparavant, Voltaire cherchait, de son côté, à émouvoir le Maréchal sur le sort de Frédéric. Il le représentait résolu au suicide, s’il se voyait à bout de ressources; et «sa sœur, la margrave de Bayreuth, ne lui survivrait pas». Voltaire en parlait savamment, puisqu’il était en correspondance suivie avec l’un et l’autre.
Ce n’était pas, comme on l’a trop souvent répété, qu’il sollicitât quelque lâche complaisance de son héros pour le roi de Prusse; il était convaincu, au contraire, que Richelieu terminerait cette campagne comme il avait déjà terminé «celle du Hanovre et de la Hesse...». «Oui, disait-il, vous jouirez de la gloire d’avoir fait la guerre et la paix.»—Une paix à jamais mémorable, c’était bien le rêve que poursuivait le général victorieux.
Aussi avait-il accepté, pour la négociation qui devait y conduire, la médiation du roi de Danemark, suggérée par l’ambassadeur de France Ogier. Le ministre Lynar, représentant du prince, Lynar, dont l’Angleterre payait, suivant Bernis, les bons offices, donnait au Maréchal l’illusion qu’il était l’homme nécessaire en de telles conjonctures; et, pour flatter une vanité accessible à toutes les idolâtries, il avait fait exécuter le buste en marbre du vainqueur, la tête ceinte d’une couronne de lauriers[509].
[509] Mémoires et Lettres de Bernis, t. II, p. 19.—Soulavie affirme également la traîtrise de Lynar.
Richelieu, dès l’entrée en pourparlers, avait expédié à Louis XV un courrier pour lui annoncer le projet de capitulation. Bernis crut que cette dépêche «exposait une simple idée»; et l’homme qui, précédemment, tenait pour la dernière des imprudences la manœuvre militaire de Richelieu, lui signifia aussitôt «qu’il n’y avait point d’autre négociation à faire avec les Hanovriens qu’en forçant leur camp et qu’en les culbutant dans l’Elbe, que le Maréchal ne devait pas oublier comment ils avaient violé, en 1744, la convention de neutralité que le roi avait stipulée avec eux».
Louis XV approuva la réponse de son ministre, mais non sans une pointe de scepticisme:
—«Vous ne connaissez pas le Maréchal: ce qu’il annonce comme un projet est peut-être déjà exécuté; dépêchez un second courrier et annoncez, de ma part, à M. de Richelieu de n’entamer aucune négociation et de renvoyer à Fontainebleau (où la Cour était alors) toutes celles qui pourraient être entamées[510].»
[510] Mémoires et Lettres de Bernis, t. II, p. 20.
Le roi ne s’était point trompé. Deux jours après son entretien avec Bernis, le duc de Duras arrivait à la Cour, porteur des articles de la capitulation signée par Richelieu et Cumberland.
«Jamais surprise ne fut égale à la mienne, écrit le ministre; elle augmenta en voyant la manière dont cet acte était dressé; j’y vis à l’instant tous les malheurs qui devaient naître d’une si dangereuse imprudence[511]. Le Maréchal de Richelieu avait déjà instruit toute la Cour et Paris de son triomphe par ses lettres. On disait hautement qu’il avait fait mettre bas les armes à une armée entière, que la paix était faite. Dans la même matinée, arriva la nouvelle de la victoire des Russes, remportée bien malgré lui par le général Apraxin sur les Prussiens, en sorte que le public ne douta pas que ces deux événements ne terminassent la guerre. Presque tous les ministres applaudissaient à la gloire du Maréchal; et les femmes qui comptaient bientôt revoir leurs maris et leurs amants étaient enchantées.»
[511] Ce qui n’empêche pas Bernis, dont les variations furent si nombreuses en cette affaire, de joindre tout d’abord ses plus chaudes félicitations à celles du roi, de la Marquise et de toute la Cour.—Jobez (La France sous Louis XV, t. V, p. 41) signale, lui aussi, l’enthousiasme de Bernis et reproche au ministre de n’avoir pas immédiatement ratifié la capitulation.
Duras gagna même à l’enthousiasme général la charge de premier gentilhomme de la Chambre.
Or, d’après Bernis, Richelieu n’avait d’autre pouvoir, comme «général d’armée», que de «faire une capitulation» qui devenait un traité après sa «ratification». Les articles pour lesquels le duc de Cumberland avait engagé sa parole d’honneur et qui devaient être exécutés dans le plus bref délai, n’étaient, toujours au dire de Bernis, qu’un trompe-l’œil: l’ennemi avait voulu gagner du temps, pour réduire à néant les avantages de Richelieu; le Maréchal aurait dû imposer une date ferme et prendre des otages.
Le raisonnement ne laissait pas que d’être subtil: peut-être était-il juste au point de vue diplomatique; mais il dissimulait mal le dépit de ministres jaloux d’un succès qu’ils n’avaient pas prévu, et surtout l’appréhension de Mme de Pompadour que le triomphe, si largement escompté, du prince de Soubise n’en fût amoindri.
Cependant, on n’envoie pas la ratification instamment réclamée par Richelieu. Et Bernis en revient toujours à l’irrégularité, pour ne pas dire l’inanité, de la Convention de Closter-Seven. Le Maréchal, dit-il, a craint de s’enfoncer dans les boues du pays et de compromettre sa réputation militaire par l’attaque du camp de Stade qu’il jugeait périlleuse. S’il l’eût enlevé de force, l’armée du prince de Cumberland était perdue sans ressources, adossée qu’elle était à l’Elbe, un bras de mer à cet endroit. Elle eût mis bas les armes: c’était alors une véritable capitulation[512].
[512] Pouvait-on reprocher à Richelieu d’avoir épargné le sang de ses soldats, puisqu’il avait la «parole d’honneur» de Cumberland; et, en réduisant l’armée ennemie au désespoir par un coup de force, n’exposait-il pas la sienne aux hasards d’une action que la chance des batailles pouvait retourner contre elle? Bernis, lui-même, ne le laisse-t-il pas entendre (t. I, p. 406)? D’ailleurs, dans le chapitre, si intéressant que les Mémoires authentiques consacrent à Bernis, Richelieu s’exprime, en termes des plus amers, sur la conduite du ministre à son égard. Alors qu’il pensait avoir laissé à la Cour un de ses meilleurs amis dans la personne de Bernis, celui-ci, prétendant à tort, sur de fausses apparences, que le Maréchal avait voulu le faire exclure du Conseil, lui «jouait un tour plus cruel encore pour l’État», car ce fut lui, affirme Richelieu, qui «fit rompre la Capitulation». Les Mémoires authentiques passent très rapidement sur la Convention de Closter-Seven; le Mémoire de 1783, remis à Louis XVI, la défend, au contraire, longuement et non sans chaleur.
Ici, Bernis fait trop voir qu’il est le porte-parole de la Marquise; il ajoute que, si Richelieu a bâclé cet «acte» avec autant d’irréflexion, c’est qu’il n’a pas voulu laisser au prince de Soubise la gloire de conquérir la Saxe et d’en chasser le roi de Prusse.
Bernis n’était pourtant pas si rassuré sur le sort du protégé de la Marquise, car il écrivait, le 27 septembre, au comte de Stainville, ambassadeur de France à Vienne:
«Pourvu que M. de Soubise ait le temps d’être secondé par M. de Richelieu, le roi de Prusse aura de la peine à se sauver de l’équipée qu’il a faite[513]...»
[513] Mémoires et Lettres du cardinal de Bernis (édit. F. Masson). Lettre à Stainville, t. II, p. 121.
Déjà, trois jours auparavant, dans cette même Correspondance, dont les impressions contredisent si souvent les appréciations des Mémoires, Bernis confiait à Stainville les embarras que donnaient à Soubise les troupes des Cercles, où chacun des principicules qui les avaient fournies prétendait commander. Mais la Convention de Richelieu le rassurait: il l’estimait «très bonne dans un sens[514]».
[514] Mémoires et Lettres du cardinal de Bernis (édit. F. Masson). Lettre à Stainville, 24 septembre, t. II, p. 118.
C’était un leurre. Las d’attendre, le Maréchal était parti, conformément à ses instructions, avec presque toute son armée, pour le campement d’Halberstadt. Il devait y rester du 28 septembre au 5 novembre. Il commettait là une double faute: il se condamnait d’abord à l’inaction; puis il ne laissait devant Stade qu’un rideau de troupes, trop faible pour exercer un rigoureux contrôle sur la stricte exécution des clauses de la capitulation par les armées hessoise et hanovrienne[515].
[515] Mémoires et Lettres du cardinal de Bernis (édit F. Masson), t. II, p. 25.—Lettre à Stainville, t. II, p. 131.
Dans ses Mémoires, Bernis, ratiocinant sur un fait de guerre, qu’il juge aujourd’hui désastreux, dit que «s’il avait été le maître, il aurait rejeté cette monstrueuse capitulation et rappelé le général qui avait eu l’imprudence ou la malice de la conclure[516]».
[516] Soulavie est plus explicite encore que Bernis: celui-ci, en parlant de malice, laisse entendre que Richelieu a voulu jouer un bon tour à Soubise et à sa protectrice: «Soulavie va plus loin, dit M. F. Masson, il affirme (Mémoires, t. IX, p. 198) que Richelieu correspondait avec Frédéric au moyen d’une machine à chiffrer, que lui, Soulavie, remit à Lebrun, le ministre, le 10 octobre 1792, et il tire de cette complicité entre les deux amis de Voltaire des conclusions auxquelles je renvoie le lecteur et qui sont de nature à édifier sur le patriotisme des diplomates révolutionnaires.»
Et, comme pour justifier des retards, auxquels participait d’ailleurs le Cabinet de Saint-James, on épiloguait à Versailles, avec Bernis[517], sur «ce singulier traité conclu entre trois personnes, qui n’avaient aucun pouvoir des Cours au nom desquels ils traitaient... M. de Lynar est parti de Francfort apparemment par les ordres du roi (de Danemark) son maître, mais sans aucun pouvoir par écrit; M. de Cumberland n’en avait point du roi son père et M. de Richelieu n’en avait aucun du roi.»
[517] Luynes (t. XVI, p. 248), toujours l’écho des bruits de la Cour, en consigne les acerbes critiques: «Il n’y a rien d’écrit, tout était verbal. Il n’a rien été stipulé par rapport aux troupes de Hesse et de Brunswick, ni pour qu’elles fussent désarmées, ni pour qu’elles ne servissent point pendant un certain temps contre les troupes françaises et autrichiennes et leurs alliés. Il a été dit seulement qu’elles seraient réparties et dispersées suivant la volonté de leurs Souverains. Il est vrai qu’avant la Convention dont il vient d’être parlé, le ministre de Brunswick à Vienne y avait conclu un traité, par lequel il était porté que les TROUPES SERAIENT DÉSARMÉES, CE QUI N’A POINT ÉTÉ EXÉCUTÉ.» Le traité était le fait de Stainville (Bernis, t. II, p. 9).
Le Maréchal tenait, au contraire, sa Convention pour bonne; et, flairant déjà la mauvaise foi de ses co-contractants, il entendait que les termes de la capitulation fussent immédiatement exécutoires.
Cependant, Bernis s’était ravisé; pensant qu’après tout cette Convention, régulièrement observée, pouvait être avantageuse et glorieuse pour le roi, il avait décidé Louis XV à l’accepter. Celui-ci écrivit donc à Richelieu qu’il la ratifierait, aussitôt que le roi d’Angleterre l’aurait sanctionnée de sa signature. En même temps, Bernis retournait au Maréchal son acte modifié et stipulant le désarmement des troupes hessoises: «M. de Richelieu, écrivait-il à Stainville, voudra bien dorénavant, dans ce qui touchera au politique, attendre que je lui fasse passer les ordres du roi[518].»
[518] Mémoires et Lettres de Bernis, t. II, p. 127. Lettre à Stainville du 8 octobre 1757.
Les Hessois et les Brunswickois, écrit Valfons, commençaient à sortir des marécages de Stade, quand Richelieu en arrêta le mouvement. La Cour n’envoyait pas de ratifications, et réclamait le désarmement préalable. Le Maréchal chargea son fidèle Valfons de le négocier; mais celui-ci se heurta au refus formel du général Donep: «Les fusils de nos soldats ne sont pas des quenouilles», riposta l’officier allemand. Il laissa cependant entendre qu’il céderait à la violence[519].
[519] Marquis de Valfons: Souvenirs, (2me édition Émile-Paul) p. 290.
D’autre part, Richelieu engageait, dans les premiers jours de novembre, une correspondance des plus suivies et des plus animées avec le landgrave de Hesse et le duc de Brunswick, avec Zastrow «général en chef de l’armée de S. M. Britannique, depuis le départ de S. A. R. Mgr le duc de Cumberland», avec Bernis, avec le ministre de Brunswick et Lynar, le plénipotentiaire danois[520].
Ces documents, qu’il serait trop long de publier et même d’analyser, sont cependant des plus instructifs. Ils reflètent à souhait l’état d’âme des divers personnages qui les ont signés: quelques lignes suffiront à définir leurs mentalités respectives.
Craignant, dans son amour-propre de soldat et de gentilhomme, d’avoir été pris pour dupe, Richelieu réclame instamment l’exécution des articles de la Convention. S’il ne reçoit pas une satisfaction immédiate, il menace les ministres de Hanovre et de Hesse de «brûler leurs maisons et même les maisons royales», de dévaster et de saccager le pays. Quand «la parole d’honneur est faussée, écrit-il, ce procédé est légitime et nécessaire, quelque répugnance qu’il ait naturellement de ces sortes de violence et de faire souffrir les innocents[521]».
La réponse du landgrave de Hesse est marquée au coin de la mauvaise foi la plus insigne: le prince gémit sur les exactions dont souffre son pays depuis la guerre; et, ruiné comme ses sujets, il ne saurait se passer des subsides que lui consent la Grande-Bretagne, en échange de ses troupes. Or, l’Angleterre ne reconnaissant pas une Convention conclue sans sa participation, il est bien obligé d’en décliner les obligations. Il n’est pas inutile de remarquer que le landgrave avait longtemps amusé le Maréchal avec l’idée de louer ses mercenaires au roi de France[522].
Le Général de Zastrow se distingue, dans ses lettres, par une raideur voisine de l’insolence. Il reprend tout simplement la thèse du landgrave sur les exactions commises par l’armée française; et il prétend qu’«elles fournissent les titres les plus légitimes et autorisent le roi d’Angleterre à s’estimer dégagé de toutes les obligations» ressortissant à la capitulation de Closter-Seven[523].
Seul, le duc de Brunswick (et encore Bernis le traite-t-il de faux bonhomme) avait protesté dans un «rescrit aux ministres de Hanovre» contre une rupture à laquelle ils voulaient le forcer: il leur reprochait durement de manquer à leurs engagements et il «ne connaissait puissance au monde», qui fût en droit de disposer de sa parole de prince et de ses promesses[524].
Dans le recueil de documents que nous venons de signaler, se trouve une lettre de Richelieu à Bernis, où s’affirme, avec l’intention très nette du Maréchal d’en finir avec ces atermoiements, son irritation persistante contre le ministre des affaires étrangères, irritation dont celui-ci s’amusait à lire les traces «sur le visage de Mme de Lauraguais».
«Vous croyez un peu trop, dit Richelieu à Bernis, que 50 ou 60.000 hommes peuvent avec facilité en jeter dans l’eau 40.000, d’ailleurs bien postés[525]...»
[525] Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 4518.—Dans une très longue note que Soulavie (t. IX, pp. 188 et suivantes) prétend émaner de Richelieu et qui est une justification personnelle de la conduite du Maréchal pendant son expédition du Hanovre, nous retrouvons cette phrase si caractéristique. (Dépêche de Richelieu à Bernis du 16 Novembre.)
Après cette réplique à des récriminations incessantes sur «la malheureuse capitulation», le Maréchal reconnaît cependant que la Convention est bien menacée, mais que les hommes d’État, responsables de cette prochaine rupture, voudraient en esquiver les risques jusqu’à l’arrivée d’une armée de secours d’Angleterre, et même de Prusse. Aussi s’efforcent-ils d’obtenir de lui une audience par l’intermédiaire de Lynar: «Mais je n’écrirai plus, dit-il, et je marcherai toujours[526].»
[526] Bibliothèque de l’Arsenal, mss. 4518.
Il n’en était pas moins victime d’une trahison dont le roi de Prusse avait dû encourager et peut-être provoquer l’initiative; et quoiqu’il eût maintenant, trop tard à son gré, ratification et pleins pouvoirs, il se heurtait à une fin de non-recevoir, qui se traduisait bientôt par la reprise des hostilités: les troupes hanovriennes et hessoises s’opposaient, les armes à la main, au mouvement de retraite dessiné par le contingent du duché de Brunswick.
Le désastre de Rosbach commençait à porter ses fruits. En effet, pendant que Richelieu se débattait énergiquement contre la fourberie anglo-allemande, Frédéric avait si bien manœuvré que, le 5 novembre, attaqué à Rosbach par les forces réunies de l’imprudent[527] Soubise et du prince de Saxe-Hilderburghausen, il les avait mises complètement en déroute; au milieu de l’action, l’armée des Cercles s’était lestement esquivée—... expédient militaire, qui devait, par la suite, passer à l’état d’habitude chez les Saxons.
[527] Belle-Isle avait expressément recommandé à Soubise d’éviter tout engagement avec Frédéric; et Richelieu avait écrit à ce même Soubise de se méfier du roi de Prusse.
«M. de Soubise, écrit le marquis de Valfons, avait toujours demandé à M. de Richelieu de faire deux marches en avant qui auraient sûrement empêché le roi de Prusse de venir sur lui; mais M. de Richelieu avait un ordre si précis de ne pas dépasser Halberstadt, que défense expresse était faite aux munitionnaires de le fournir de pain, s’il voulait aller plus loin[528].»
[528] Marquis de Valfons: Souvenirs, (2me édition Émile-Paul), pp. 313 et suiv.
Il avait perdu ainsi près de deux mois et retrouvé devant lui, fortement reconstituée, cette armée de 40.000 hommes qu’il avait tenue sous le joug à Closter-Seven. C’était le prince Ferdinand de Brunswick, désigné pour remplacer le duc de Cumberland retiré à Londres, qui la commandait et commençait déjà à menacer le duc d’Ayen.
Bernis, toujours disposé à blâmer quand même Richelieu, prétend que le désastre de Rosbach n’eût pas tiré à conséquence, si le Maréchal s’était porté sur la Saxe avec toutes ses forces: il disposait de 70.000 hommes, alors que le roi de Prusse n’en comptait que 30.000. Bernis lui reproche d’avoir, en «séparant» son armée, perdu l’occasion d’en finir avec l’ennemi. Richelieu avait assurément trop attendu et trop hésité, lui l’homme des coups de main. Mais quelles n’étaient pas ses responsabilités!
Depuis que Soubise opérait en Allemagne, Mme de Pompadour, qui rêvait pour lui des splendeurs d’apothéose, ne trouvait jamais que son favori eût une armée assez puissante pour écraser définitivement l’homme dont elle avait encore sur le cœur les humiliants sarcasmes. Estimant que Richelieu ne se pressait guère d’envoyer des renforts à Soubise, elle n’avait cessé de soutenir que l’indifférence du Maréchal livrait le prince, pieds et poings liés, au roi de Prusse. Richelieu, excédé, s’était enfin décidé à diriger une partie de ses troupes—et plus qu’il n’en fallait—sur l’armée de Soubise. Il ne lui restait plus que quarante bataillons, le jour où Ferdinand de Brunswick, entrant résolument en campagne, au lendemain de Rosbach, déchirait non seulement d’un coup d’épée la capitulation de Closter-Seven, mais allait bientôt mettre en péril le soldat qui l’avait imposée. Et Bernis, à cette heure, loin de blâmer l’attitude de Richelieu, la louangeait dans la dépêche qu’il adressait, le 14 novembre, à Stainville:
«M. de Richelieu s’est conduit en homme de courage et de tête. Il a marché à la rencontre de notre armée et paraît avoir prévu tout ce que le roi de Prusse pouvait entreprendre contre lui... Ainsi il faut attendre les événements, mais notre amie est bien à plaindre.»
Mme de Pompadour ne l’avait, hélas! que trop voulu.
Ce fut, dès lors, entre Ferdinand de Brunswick et Richelieu, une sorte de duel, où celui-ci eut la sagesse de rompre toujours. Mais, de marches en contre-marches, il recula de Lunebourg jusqu’à Zell. Cependant, à un moment donné, les deux armées se trouvèrent en présence. Le Maréchal venait de recevoir des troupes fraîches; il voulut franchir la rivière qui le séparait des Hanovriens: ce fut alors Ferdinand qui se déroba[529].
[529] Frédéric II (Mémoires, édit. Boutaric et Campardon, 1866, t. I, p. 529) avoue l’échec de Ferdinand.
Richelieu prit alors ses quartiers d’hiver «dans des citadelles inexpugnables», écrivait-il au roi; mais, fidèle à une politique que fortifiaient ses accès périodiques de mauvaise humeur et la mobilité habituelle de son esprit, quand il était parti depuis quelque temps en expédition, il n’eut de cesse que Louis XV ne le rappelât. De guerre lasse, le roi lui donna pour successeur un prince du sang, le comte de Clermont, qui se distingua surtout par son incapacité.
CHAPITRE XXVII
Préventions de Bernis contre le Maréchal. — Encouragements de Stainville à Richelieu. — Mme de Pompadour reprend la lutte. — Le petit père La Maraude. — Retour de Richelieu à la Cour. — Ses entrevues avec le Maréchal de Belle-Isle et Bernis. — Richelieu fut coupable d’exactions, mais il ne fut jamais un traître. — Romans prussiens. — Richelieu renonce à la vie militaire et part pour son gouvernement de Guyenne. — Son entrée triomphale à Bordeaux.
Le 19 janvier 1758, Bernis expliquait ainsi à Stainville le rappel du Maréchal:
«Je suis fâché que M. de Richelieu, par son obstination à revenir ici, et le peu d’ordre et de volonté qu’il a su mettre dans ses opérations et dans son armée, ait fait décider son retour. Vous savez que le roi ne se souciait pas de l’envoyer. Il a de bonnes choses, mais il faut avouer que la tête lui tourne aisément, qu’il ne veut rien faire que ce qu’il a imaginé et qu’il a plus songé, cette campagne, à faire la paix qu’à pousser la guerre avec vigueur. M. de Clermont vaudra-t-il mieux?... M. de Richelieu va bien fronder ici et cabaler. Je lui conseillerais le contraire. Il devrait aller à Richelieu quelque temps[530].»
[530] Mémoires et Lettres de Bernis (édit. Frédéric Masson), t. II, p. 168.
Évidemment, pour Bernis, c’était la meilleure des solutions: car il se doutait bien que Richelieu rentrait en France, le cœur ulcéré et méditant de retentissantes vengeances. Cependant Stainville, si les lettres qu’en publie Soulavie dans les Mémoires de Richelieu sont authentiques, avait cherché à calmer le dépit et le ressentiment du Maréchal, en flattant sa vanité et en l’assurant des plus augustes sympathies; du même coup, à vrai dire, il désavouait, mais discrètement, son ministre et ami[531]:
«Votre position, qui vous affecte, est la plus brillante de l’Europe... on clabaudera toujours à Versailles contre ceux qui font quelque chose[532].»
[531] Au dire de Soulavie (Mémoires de Richelieu. T. IX, p. 239) Stainville représentait à Marie-Thérèse l’abbé de Bernis comme un homme dangereux ou découragé, qu’il fallait chasser par conséquent de sa place...
[532] Soulavie: Mémoires du Maréchal de Richelieu, t. IX, pp. 202 et suiv. Déjà Stainville, à la nouvelle de la Capitulation de Closter-Seven, avait envoyé à Richelieu ses félicitations et celles de la Cour de Vienne. Et même il ajoutait: «Il faut profiter du mois d’octobre pour faire évacuer l’Elbe au roi de Prusse; vous serez, de tous côtés, Monsieur le Maréchal, le vainqueur de ce fleuve.»
Stainville était plus explicite encore dans sa lettre du 3 décembre: «J’ai déjà eu l’honneur de vous mander, Monsieur le Maréchal, que vous êtes à merveille ici; et je dois ajouter que l’Impératrice et M. de Kaunitz ont été les premiers à me dire qu’il était de toute nécessité que vous restassiez seul commandant des forces du roi en Allemagne[533]...»
[533] Soulavie: Mémoires du Maréchal de Richelieu, t. IX, p. 213.
D’un autre côté, en homme qui voulait ménager la puissante protectrice, dont l’influence allait bientôt l’appeler au ministère des affaires étrangères, Stainville entendait excepter Mme de Pompadour de la cabale de Versailles «clabaudant» contre un général trahi par la Fortune:
«Je suis certain, lui écrivait-il, que Mme de Pompadour n’est pas du nombre... Il est vrai qu’elle aurait peut-être désiré dans le temps que M. de Soubise fût renforcé plus tôt... Je suis sûr, croyez-moi, qu’elle ne l’a dit à personne[534]...»
[534] Soulavie: Mémoires de Richelieu, t. IX, pp. 202 et suiv.
A Vienne, peut-être; mais à Versailles, à Choisy, à Paris, ainsi que dans toutes ses villégiatures, la Marquise se répandait, comme nous l’avons vu, en lamentations indignées sur l’abandon dans lequel Richelieu laissait Soubise.
Son antipathie, difficilement contenue, contre le Maréchal s’était donné de nouveau libre carrière, au lendemain des surprises de Closter-Seven. La malignité publique lui attribuait même, à la veille de la capitulation, une estampe satirique représentant le comte d’Estrées, en train de fouetter le duc de Cumberland avec une branche de laurier, dont Richelieu ramassait les feuilles pour s’en tresser une couronne[535].
[535] Campardon: Mme de Pompadour et la Cour de Louis XV, p. 212.—Journal de Barbier (édit. in-8o), t. VI, p. 552.
Il n’est guère vraisemblable que Mme de Pompadour fût l’auteur d’une telle épigramme: car, à cette date, la trêve, consentie entre les deux parties par leur réconciliation, jouait encore; puis la Marquise ne cultivait pas la caricature; elle gravait pour la plus grande gloire de son seigneur et maître. Mais elle regagna le temps perdu dans sa nouvelle campagne contre l’éternel ennemi.
Déjà Pâris-Duverney avait formellement renié le Maréchal après la rupture de la Convention de Closter-Seven. Celui-ci s’était permis de négliger les avis du financier! Dès lors Pâris-Duverney «cessa de le croire utile à l’armée[536]».
[536] Correspondance historique et particulière du Maréchal de Richelieu en 1756, 1757, avec M. Pâris-Duverney (édit. par le Général de Grimoard), 1789, préface p. XXI.
D’autres griefs, beaucoup plus graves, et malheureusement trop justifiés, étaient depuis longtemps formulés contre le Maréchal: «Le pillage de notre armée, disait Bernis à Stainville, a été poussé à l’extrême; et, sur cet article, M. de Richelieu n’est pas excusable[537].»
[537] Mémoires et Lettres de Bernis (édit. F. Masson), t. II, p. 178. Lettre du 30 janvier 1758.—D’après Duclos (Mémoires, t. II, p. 286) Bernis avait proposé à Richelieu, avant qu’il ne partît, d’augmenter ses appointements; mais le Maréchal, «colorant son avarice d’un air de dignité, refusa, disant qu’il ne devait renoncer à aucun de ses droits de général».
Ce «pillage», Richelieu l’avait instauré, et comme méthodiquement organisé, dès son entrée en terre allemande; et l’abus de ces exactions était devenu si criant que nos soldats—toujours friands de ces surnoms pittoresques—avaient baptisé leur général en chef «le petit père La Maraude».
Il va sans dire qu’ils suivaient ce déplorable exemple et que l’armée était en proie au plus effroyable désordre, comme à la plus avilissante gabegie. Quelle nouvelle contradiction chez un homme qui nous en a déjà offert de si nombreuses et de si déconcertantes! Alors qu’au moment où sa fortune militaire lui permettant d’anéantir toute une armée, il avait eu un geste à la fois humain et généreux, il livrait tout un pays, malgré les instructions précises de son gouvernement, aux horreurs d’un pillage en règle, qu’allait aggraver encore le châtiment d’une infraction aux lois de l’honneur. Les protestations du landgrave ne reposaient donc pas sur des faits imaginaires; et le duc de Cumberland, retiré à Londres, avait pu dire, en parlant de la conquête du Hanovre par les Français, que les «alliés de l’Angleterre étaient quarante mille poltrons fuyant devant cent mille bandits[538]». Frédéric lui-même, Frédéric qui avait tant de méfaits de ce genre sur la conscience, oubliant la lettre pateline qu’il avait adressée deux mois auparavant à Richelieu, lui fit écrire par son frère, le prince Henri, que des représailles seraient exercées sur les officiers français prisonniers, si le pays continuait à être aussi impitoyablement dévasté[539].
[538] Galerie des aristocrates et Mémoires secrets (attribués à Dumouriez), 1790.—L’auteur va même jusqu’à dire (tant les opinions en matière d’honneur sont variables!): «Il est impossible à tout brave homme aimant sa patrie de désapprouver l’infraction du traité de Closter-Seven; notre façon de jouir de nos conquêtes a légitimé la rébellion: elle était juste et forcée.»
[539] Soulavie: Mémoires du Maréchal de Richelieu, t. IX, p. 194.—Faur: Vie privée, t. II, p. 184.
Plus tard, quand il fut question des déprédations et des contributions excessives infligées à ces «victimes innocentes», comme il les appelait lui-même, le Maréchal invoquait, pour légitimer ses exactions, les droits de la guerre et ceux des généraux en chef. Les précédents, hélas! ne manquaient pas. C’était, entre autres, les rapines du grand Villars, sous lequel Richelieu avait servi et plus récemment, celles de Maurice de Saxe et de Löwendahl, d’illustres guerriers, et... d’abominables pillards, mais qui n’étaient pas Français[540].
[540] Si l’Histoire doit juger sévèrement un tel abus de la force et un tel mépris du droit des gens, quelle ne sera pas la rigueur de sa sentence contre les arrières-petits-fils de ces «innocentes victimes», contre leurs chefs et leurs souverains, dont les exécutions militaires, à l’aurore du XXe siècle et dans une guerre sans précédents, ont dépassé en horreur tout ce que l’imagination peut concevoir de plus inique, de plus atroce, de plus barbare? Ces modernes Vandales nient, contre l’évidence, quand ils ne s’en glorifient pas, leurs attentats à la justice et à la propriété, à la liberté et à la vie des peuples—ce patrimoine éternel de l’humanité. Quel contraste avec la mentalité française, même sous le règne du pouvoir absolu! L’opinion publique se prononça énergiquement, dans notre pays, contre le système de défense de Richelieu.
Le Maréchal rentra donc dans Paris, comme le dit Moufle d’Angerville[541] avec son âpreté coutumière, «chargé de dépouilles glorieuses sans doute, s’il les eût acquises en combattant, mais honteuses, puisqu’elles étaient moins le fruit de ses victoires que de sa cruauté et de son avarice».
[541] Moufle d’Angerville: Vie de Louis XV, t. VI, p. 54.
Bernis annonçait, le 4 février, à Stainville, l’arrivée imminente de Richelieu: «Il paraît assez philosophe. Dieu veuille qu’il soit sage quand il sera ici!»
On le vit surtout aigri, mécontent et soucieux de dégager sa responsabilité de l’issue désastreuse d’une campagne, que ses débuts laissaient pressentir si belle et si fructueuse pour la France.
Luynes et Bernis ont présenté, chacun à leur manière, ce retour d’un vainqueur dont l’effort était resté stérile.
Dans son Journal de janvier 1758, Luynes ne se fait pas faute d’admirer les dispositions prises par Richelieu au terme de ses opérations militaires. Le mois suivant, il montre le courtisan au coucher du roi, accueilli par le prince avec une rare bonté. Le 8 mars, Richelieu, accompagné de son cousin d’Aiguillon, va rendre visite, «par devoir», au Maréchal de Belle-Isle. Il est vrai qu’avant de partir pour l’armée, il avait déclaré ouvertement qu’il ne voulait «dépendre en aucune manière de lui, ni prendre ses conseils[542]». De fait, de toute la campagne, il n’avait daigné correspondre avec Belle-Isle[543]; mais, celui-ci, depuis le 29 février, remplaçait Paulmy, secrétaire d’État à la Guerre pendant treize mois. Richelieu était donc tenu à plus de circonspection.
De même, il ménageait Bernis qu’il voyait chaque jour; si parfois il s’en plaignait, c’était secrètement; car, en public, il ne lui prêtait, ni méchants propos, ni manœuvres malveillantes à son égard: il savait trop bien, affirmait l’abbé, que «je l’avais traité comme un ami, tandis que, comme ministre des affaires étrangères, je pouvais demander qu’il fût puni[544]». Bernis, dans un entretien avec Luynes, attribuait, en effet, à Richelieu seul, l’avortement de la Convention de Closter-Seven. Mais le Maréchal avait informé Belle-Isle qu’il comptait remettre au roi un mémoire explicatif, où il lui exposerait sa conduite au cours de l’expédition et dans quelle situation il avait laissé l’armée.
[544] Bernis: Mémoires et Lettres, t. II, p. 34.
Quelques jours après, il portait le double de ce travail au ministre; et, dans cette seconde visite qui dura trois quarts d’heure, Richelieu fit preuve de la plus aimable courtoisie: c’était, disait-il, «à la personne et non à la place qu’il entendait rendre ainsi ses devoirs[545]». C’était aussi afin de remercier une fois de plus Belle-Isle de l’emploi qu’il avait trouvé pour Fronsac, nommé tout récemment brigadier.
[545] Luynes: Journal, t. XVI, 18 mars, p. 390.
D’autre part le ministre avait fait tenir de sages conseils à Richelieu par l’intermédiaire de M. de Beauvau. Il l’exhortait à modérer la vivacité de ses récriminations, car les plaintes arrivaient chaque jour, plus nombreuses et plus pressantes, du pays de Hanovre[546]; et Richelieu devait avoir à cœur, dans l’intérêt de son honneur, de chercher une «justification» éclatante et publique, nécessaire pour la gloire du roi et du nom français, justification qui serait insérée «dans les gazettes».
[546] Luynes: Journal, t. XVI, pp. 340-343.—Mémoires et Lettres de Bernis, t. II, p. 133.
A Paris, également, l’opinion publique se montrait implacable. Elle accusait Richelieu de trahison—mot dont on abuse en France, pour flétrir des généraux ou des diplomates malheureux; idée qui devait se cristalliser, par la suite, dans le vocable, resté ineffaçable depuis plus de cent cinquante ans, de Pavillon du Hanovre[547].
[547] Moufle d’Angerville: Vie de Louis XV, t. VI, p. 54: «Il porta l’impudence au point de s’en (de ses exactions) ériger, en quelque sorte, un trophée par un pavillon superbe, qu’il fit construire aux yeux de la Capitale, et que les persifleurs, par une dérision amère, appelèrent le Pavillon du Hanovre.»
Aux yeux des adversaires irréductibles du Maréchal, ce magnifique palais représentait moins le bénéfice inavouable de la campagne, que le prix d’une honteuse forfaiture. Dieudonné Thiébault, le père du général et l’un des familiers de Frédéric, formule de graves accusations contre l’honneur militaire de Richelieu, pour les avoir entendues dans la bouche de «plus de cent Prussiens». Après la capitulation de Closter-Seven, Dunkelmann, le gardien du trésor de Frédéric, transporté à Magdebourg, aurait offert une somme considérable au Maréchal, qui l’accepta, pour qu’il n’allât pas plus loin. Car, avec ses «trois bataillons ruinés» et ses 1.500 déserteurs, la défense de Magdebourg était impossible. Et, «depuis, ajoute Thiébault, Dunkelmann a constamment joui de la confiance du roi et d’une considération particulière dans le public[548]».
[548] Thiébault: Mémoires (édition Barrière), t. II, p. 199.—Soulavie reconnaît également que Magdebourg n’aurait pu résister et déduit de l’inaction de Richelieu qu’il devait être «de connivence» avec le roi de Prusse. Depuis, Sainte-Beuve, toujours très dur pour le Maréchal, cite cette phrase perfide (Premiers lundis, t. XI) de Frédéric, faisant allusion aux contributions de guerre perçues par Richelieu: «Il n’est pas douteux que les sommes qui passèrent entre les mains du Maréchal, ne ralentirent considérablement dans la suite son ardeur militaire.» Mais Sainte-Beuve ajoute prudemment «je me méfie de Frédéric». Par contre, Faur affirme que Richelieu resta toujours «fidèle» à ses devoirs. Ce qui est certain, c’est que l’échec d’une capitulation qu’il estimait inattaquable, semble l’avoir hypnotisé au point de lui enlever tout esprit de direction et de décision.
Mais, autant la rapacité du vainqueur, en pays conquis, est indéniable, autant sa vénalité sur le champ de bataille n’est guère vraisemblable. Elle eût été plus inepte encore qu’odieuse. La prise de Magdebourg (et les instructions données au généralissime la prévoyaient) assurant le succès définitif de la campagne, Frédéric était perdu; et le Maréchal dictait, comme il y comptait bien, la paix à l’Europe.
Peut-être Richelieu avait-il trop sacrifié aux exigences de son esprit vaniteux et léger, en continuant sa correspondance avec Frédéric. Déjà Bernis, à propos de la première lettre qui en avait marqué les débuts, l’avait doucereusement persiflé, dans sa dépêche du 3 octobre à Stainville: «M. de Richelieu est un peu embarrassé d’une lettre pleine de louanges que le roi de Prusse lui a écrite en lui proposant de faire la paix. Le Maréchal ne serait pas fâché de la faire en effet et le Danemark aussi.»
Dans d’autres dépêches, ou dans ses Mémoires, Bernis constate, non moins malicieusement, et à plusieurs reprises, que Frédéric amuse Richelieu, ou lui tend des pièges, soit directement, soit par l’intermédiaire de la margrave de Bayreuth. Mais c’est encore cette même lettre du 3 octobre, adressée à Stainville, qui trahit, par une insinuation adroitement voilée, le peu de bienveillance de Bernis pour le Maréchal, bien qu’il se défende toujours de lui vouloir aucun mal.
Le ministre écrit donc à Stainville qu’il a fait mettre à la Bastille un «émissaire» du comte de Newied, «le plus intrigant des comtes de l’Empire», dont la correspondance avec le roi de Prusse vient d’être découverte à Vienne. A vrai dire, «on n’a rien trouvé dans les papiers de cet émissaire»; il a simplement déclaré qu’un secrétaire du Maréchal de Richelieu «avait proposé de donner Neuchâtel à notre amie pour l’attacher au roi de Prusse».
Le détenu n’était pas un inconnu pour Bernis: c’était un chambellan du margrave d’Anspach, nommé Barbut de Maussac, qui était venu une première fois à Paris, en février 1757, et déjà, sans doute, comme agent secret du comte de Newied[549].
[549] M. Frédéric Masson qui a consulté les Archives des Affaires étrangères pour avoir le mot de cette mystérieuse énigme, n’a rien trouvé de plus que les faits signalés par Bernis. Il croit que le comte de Newied était un espion à la solde, et de l’Autriche, et de la Prusse. (Note des Mémoires et Lettres de Bernis, t. II, pp. 122-124.) Mais, dans un article du Correspondant, du 25 avril 1914, les Ancêtres du nouveau roi d’Albanie, les princes de Wied-Newied au XVIIIe siècle, l’auteur, le comte Palluat de Besset, a repris la question et présente «l’intrigant» désigné par Bernis, comme un pacifiste désintéressé, soucieux de rétablir les bonnes relations entre la France et la Prusse.
Or, le 7 juillet de cette même année, Frédéric écrivait à sa sœur, la margrave de Bayreuth:
«Puisque, ma chère sœur, vous voulez vous charger du grand ouvrage de la paix, je vous supplie de vouloir envoyer M. de Mirabeau[550] en France. Je me chargerai volontiers de sa dépense: il pourra offrir jusqu’à cinq cent mille écus à la favorite pour la paix; et il pourrait pousser ses offres beaucoup au-delà, si, en même temps, on pouvait l’engager à nous procurer quelques avantages. Vous sentez tous les ménagements dont j’ai besoin dans cette affaire et combien peu j’y dois paraître; le moindre vent qu’on en aurait en Angleterre pourrait tout perdre.»
[550] Le chevalier, puis bailli de Mirabeau, frère puîné du Marquis.
Frédéric avait le goût de la correspondance, et plus encore celui des promesses, quitte à ne pas les tenir: c’est, on le sait, dans les traditions de la diplomatie prussienne.
Mirabeau remplit sa mission, mais sans succès. Parallèlement, l’«espion» du comte de Newied s’efforça de s’acquitter de la sienne. Le 6 août, il portait une lettre de son maître au Maréchal de Belle-Isle, lequel lui remettait sa réponse. Le 22, de retour à Newied, il rendait compte à un envoyé du roi de Prusse de sa négociation; et le 23, Frédéric recevait une lettre signée Van der Hayn, qui l’engageait à céder à Mme de Pompadour, «cette femme insatiable», les deux principautés de Neuchâtel et de Valengin, «dont il ne faisait rien[551]». Dans ce but, le roi de Prusse devrait envoyer à la Cour de Versailles Barbut de Maussac qui «promet la plus heureuse issue».
[551] De fait, Frédéric n’attachait aucune importance à la possession de deux provinces, «à 300 lieues de Berlin», disait-il. On sait du reste que Neuchâtel fut réuni solennellement à la Confédération Helvétique en 1858.
Ce fut, en effet, une belle ambassade: le chambellan du margrave d’Anspach et son digne auxiliaire, le colonel Balbi, munis de faux passe-ports, arrivaient à peine à Paris, qu’ils étaient arrêtés tous deux comme espions de Frédéric, et menés à la Bastille, d’où Maussac ne put sortir qu’un an après[552].
[552] Dans son article du Correspondant, M. Palluat de Besset cite, d’après la Politische Correspondenz B 15 Prusse C.D. supplément X, une lettre datée du 25 septembre 1757, dans laquelle Frédéric autorise «ses amis» à promettre de sa part la cession VIAGÈRE de Neuchâtel et de Valengin à la favorite, «se flattant que Mme de Pompadour emploiera tout son crédit, afin que les articles de paix lui soient avantageux».
Déjà, Bernis, lorsqu’il avait raconté à Stainville comment il avait éconduit Mirabeau, s’était plaint de l’insistance apportée par Richelieu à contrecarrer «l’affermissement du crédit» de la Marquise.
Le Maréchal n’était cependant pour rien dans l’intrigue de Balbi-Maussac. Il ne le fut pas davantage dans celle du Suisse Gampert, où il devait néanmoins jouer un rôle, plutôt désagréable pour Frédéric, qui était bien le metteur en scène, dans la coulisse, de ces misérables imbroglios. Mais Bernis avait trouvé le moyen de les enchevêtrer encore, en les confondant; et ce n’était certes pas dans l’intention de rendre service au Maréchal, car il écrivait, le 8 novembre, à Stainville: «M. de Richelieu a vu un émissaire du roi de Prusse, qui est impliqué dans l’affaire de Newied: il ne l’a pas fait arrêter, quoiqu’il soit venu à son armée sous un faux passe-port: tout cela donne matière à des soupçons faux, à ce que je crois, mais vraisemblables. Il me faudra écrire des mémoires pour détruire toutes ces chimères. M. de Richelieu a trouvé l’homme qu’on croyait son secrétaire et qui avait proposé la principauté de Neuchâtel pour Mme de Pompadour. Nous lui mandons de nous l’envoyer à la Bastille.»
Il fait bon de consulter les Archives de la Bastille, quand il s’agit de ces aventuriers, ou tout au moins d’«hommes à projets», dont regorgea le XVIIIe siècle, et qui peuplèrent, à cette époque, la prison d’État.
Nous découvrons, en effet, dans cette mine de documents, à côté du dossier Balbi-Maussac[553], signalé par le comte Palluat de Besset, celui de Gampert, l’intrigant[554], qui (le Gouvernement dut le reconnaître) n’était l’associé, ni de Balbi, ni de Maussac.
[553] Bibliothèque de l’Arsenal: Archives de la Bastille 11969. Dossier de Barbut de Maussac indiqué par M. Palluat de Besset.
[554] Bibliothèque de l’Arsenal: Archives de la Bastille 11998. Dossier de Gampert.
La fiche qui le concerne et les documents qui l’accompagnent rétablissent la vérité des faits.
Ce Gampert, qui s’était présenté au camp de Richelieu, pourvu ou non d’un faux passe-port, comme les Balbi et les Maussac, n’en avait pas moins été arrêté, en octobre, dans la ville de Hanovre, par les soins du Maréchal, puis dirigé sur Strasbourg, et enfin conduit à la Bastille, le 24 juillet 1758[555].
[555] Gampert sortit de la Bastille le 24 janvier 1759, et fut immédiatement reconduit à la frontière avec «un ordre d’exil».
Il avait mis, comme on voit, plus de neuf mois pour arriver à sa destination.
Il se disait autorisé à faire des propositions de paix, en offrant, de la part de Frédéric, à une princesse française, et à son défaut, à Mme de Pompadour, les principautés de Neuchâtel et de Valengin.
Très vraisemblablement, cet intermédiaire était un nouvel envoyé du roi de Prusse. Certes, Frédéric ne pouvait s’illusionner sur le sort réservé à ses tentatives de négociations. Il savait trop la haine que lui avait vouée la Marquise, pour espérer qu’elle cédât à l’amour du lucre ou à la gloriole des titres. Mais il suffisait au machiavélisme de l’astucieux monarque, que ses propositions d’accommodement fussent adressées de toutes parts à la maîtresse de Louis XV. A son compte, de ces démarches, si souvent renouvelées, devraient rejaillir des soupçons sur la probité politique de sa mortelle ennemie. Et les étendre jusqu’à Richelieu, c’était le comble de la fourberie diplomatique, bien que Frédéric n’eût aucune raison d’animosité contre le Maréchal.
Mieux encore, la sympathie de celui-ci pour celui-là, conforme aux traditions ancestrales hostiles à la maison d’Autriche, pouvait être exploitée comme une des causes de l’inaction «voulue» du vainqueur de Closter-Seven, qui avait sauvé miraculeusement la Prusse de l’effondrement définitif[556].
[556] C’est la thèse... philosophique de Soulavie, contre laquelle s’élève, à si juste titre, M. Frédéric Masson; et c’est peut-être par allusion aux déclarations du futur diplomate révolutionnaire, que Capefigue attribue le désastre de Rosbach à la secte des philosophes (voir p. 315).
Pour le parti qui aspirait à la perte du Maréchal, le mot inaction était synonyme du terme trahison; et c’était sous cette accusation, injuste autant que perfide, qu’on prétendait écraser le favori de Louis XV.
On comprend, de reste, l’état d’âme de Richelieu, quand il se sentit la fable de la Cour et de la Ville. Son orgueil démesuré, qui lui rendait plus sensibles les erreurs et les fautes du gouvernement[557], ne pouvait cependant lui dissimuler les siennes; et le duc de Croÿ a très bien défini une mentalité qui ne s’ignorait pas, quand il dit, dans son Journal: «M. de Richelieu fut reçu froidement... Il n’était pas plus content des autres qu’on ne l’était de lui... Il avait perdu la discipline et fait une étonnante campagne[558].»
[557] Il ne pouvait entendre parler de sang-froid de la capitulation de Closter-Seven, affirment les Souvenirs de deux anciens militaires (1813), pp. 65 et suiv. «C’est, disait-il, de toutes les intrigues de Cour, la plus atroce; on voulait continuer la guerre, on voulait me perdre; jamais je ne me suis conduit avec plus de prudence et plus de bonheur.» C’était troubler sa digestion que d’aborder un tel sujet.
[558] Duc de Croÿ: Journal (édit. de Grouchy et Cottin), t. I, p. 418.
Rompu aux intrigues de Cour, il sut enfin se persuader que, pour le moment, son rôle était fini. Mme de Pompadour, malgré tous les assauts qu’avait eu à subir son crédit, était encore la souveraine maîtresse du royaume et du roi. Dès lors, Richelieu pouvait-il espérer (et d’abord l’eût-il voulu?) qu’on lui confiât le commandement d’une nouvelle armée? Encore moins devait-il compter sur une place au Conseil. La Marquise et ses amis en occupaient toutes les avenues. Et le roi lui-même, malgré son extrême indulgence et son amitié, restée immuable, pour le Maréchal, s’enracinait plus encore, avec son entêtement ordinaire, dans cette idée, que Richelieu était trop léger et trop prompt pour devenir jamais un bon ministre.
Aussi, par dégoût et peut-être encore par philosophie, le Maréchal se dit-il qu’il serait plus sage de renoncer momentanément à la vie militaire et politique qui lui donnait actuellement tant de déboires. Il lui restait assez d’agréables et brillantes compensations, pour ne pas trop regretter le rêve qu’avait fait miroiter à ses yeux le souvenir des gloires familiales. Il pouvait partager désormais son temps entre l’administration de son gouvernement de Guyenne et les devoirs de sa charge de premier gentilhomme qui lui assurait encore une influence considérable. A Paris et à Versailles, il pontifiait toujours au nom de l’étiquette; il était le doyen de l’Académie, il régentait les théâtres et les comédiens, commandait à la mode, éblouissait par son faste; il était, par définition, le protecteur des Lettres et des Arts. A Bordeaux, il se sentait plus puissant encore; et il se promettait d’y jouer le rôle de despote et de sultan, car il n’avait rien abdiqué de son autoritarisme, ni de son goût passionné pour les femmes.
Sa vieille amie, «la grosse duchesse» d’Aiguillon, qui était en même temps sa cousine, était partie lui préparer le terrain. La tâche était délicate. La belle expédition de Minorque avait naguère enthousiasmé les Bordelais, mais la déconvenue de Closter-Seven avait transformé les dithyrambes en satires. Heureusement, la duchesse ne manquait pas d’entregent; elle avait des intelligences dans la place et sut retourner l’opinion publique[559].
[559] Grellet-Dumazeau: La société bordelaise au XVIIIe siècle, pp. 201 et suiv.—En 1756, D’Argenson écrivait (t. IX, p. 303), d’après des bruits de Cour, que Richelieu allait épouser la Dlle d’Aiguillon, «intrigante qui s’ennuie de n’être rien à la Cour»; n’était-ce pas plutôt la duchesse douairière qui était veuve?
Le Maréchal en profita pour faire une entrée solennelle dans la capitale de sa riche Satrapie. Des barques, magnifiquement décorées et pavoisées, l’attendaient à Blaye, lui et sa suite. Les navires qui stationnaient le long du fleuve, et le Château-Trompette le saluèrent de salves d’artillerie pendant qu’il remontait jusqu’à Bordeaux. Lorsqu’il descendit à terre et qu’il passa sous l’arc de triomphe dressé sur la Place Royale, le Parlement vint l’y haranguer. Puis Richelieu monta à cheval et se rendit, accompagné de toute la noblesse de la province, à la Cathédrale, où fut chantée une messe d’action de grâces.
Ainsi devait se terminer, dans une opulente sinécure, la vie politique et militaire d’un homme qui avait joué, sur les deux théâtres les plus en vue, à la Cour comme à l’Armée, un rôle de la première importance. Ce n’est pas qu’il l’eût abandonné sans espoir de retour: il comptait, au contraire, le reprendre, pour l’échanger, à l’heure propice, contre celui qui n’avait cessé d’être le but de toutes ses ambitions, le personnage de premier ministre; mais il avait été inconsciemment victime d’un de ces accès de bouderie dont il était coutumier. Il était parti de son plein gré; on oublia de le rappeler.
Aussi bien la place n’était guère enviable, quoique enviée par tant de compétiteurs, qui s’y croyaient appelés par leur compétence et leurs talents, alors que ces affamés de pouvoir n’avaient d’autre capacité que celle de leurs appétits. Au reste, jamais la Cour n’avait été le foyer de plus misérables, ni de plus basses intrigues. En présence d’un roi fainéant, indifférent et impénétrable, asservi désormais à ses passions, les partis se livraient des combats, acharnés dans leur perfidie sournoise, où les amis de la veille devenaient les ennemis du lendemain, facilement réconciliables pour des luttes nouvelles.
Le pays n’était pas moins profondément divisé sur tous les terrains, politiques, militaires, religieux, financiers.
Les temps étaient proches, où les visions d’un prophète, que nous avons si souvent consulté, le marquis d’Argenson, allaient devenir de saisissantes réalités: «L’anarchie marche à grands pas..., écrit-il... On entend murmurer ces mots de liberté, de républicanisme; déjà les esprits en sont pénétrés et l’on sait à quel point l’opinion gouverne le monde. Le temps de l’adoration est passé: ce nom de maître, si doux à nos yeux, sonne mal à nos oreilles. Il se peut qu’une nouvelle forme de gouvernement soit déjà conçue en de certaines têtes, pour en sortir, à la première occasion, armée de toutes pièces. Peut-être la Révolution s’opérera-t-elle avec moins de contestation que l’on ne pense: il n’y faudra, ni princes du sang, ni seigneurs, ni fanatisme religieux, tout se fera par acclamation...
«Aujourd’hui tous les ordres sont à la fois mécontents: le militaire congédié depuis la paix; le clergé offensé dans ses privilèges; les parlements, les corporations, les pays d’État avilis; le bas peuple accablé d’impôts, rongé de misère; les financiers seuls triomphants... Partout des matières combustibles... D’une émeute on peut passer à la révolte, de la révolte à une totale révolution; élire de vrais tribuns du peuple, des Consuls[560]....»
[560] Mémoires et Journal du marquis d’Argenson (édition elzévirienne 1858) t. V, pp. 346-347.
FIN