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Le Maréchal de Richelieu (1696-1788): d'après les mémoires contemporains et des documents inédits

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CHAPITRE XIII

La galanterie sert la politique de Richelieu. — L’amitié qui la favorise. — Mme du Châtelet lui assure le concours de Voltaire. — Une autre amie, Mme de Tencin, donne à Richelieu la clef des intrigues ministérielles. — Rupture de Louis XV et de la Reine exploitée par les partis. — Richelieu ne fut pas, à l’origine, le «corrupteur» du roi. — Sa perversité fut devancée par celle de Bachelier, un des premiers valets de chambre.

Il semble qu’après la mort de sa seconde femme, Richelieu ait renoncé pour toujours à courir les chances d’une troisième union, comme s’il eût désespéré d’y retrouver une collaboratrice aussi intelligente, aussi dévouée, aussi aimante que celle dont une fin prématurée venait de le séparer à jamais.

Il n’en suivit qu’avec plus de ténacité une ligne de conduite, qu’avait enrayée momentanément son affection pour la princesse de Guise. S’il n’eut garde de se désintéresser (loin de là) des jeux variés et compliqués de la galanterie, il entendit en tirer, comme par le passé, pour sa fortune politique, des profits moins aléatoires que ceux auxquels s’était laissé prendre jadis son orgueil, trop facilement satisfait.

Ce fut l’amitié, volontiers oublieuse des ingratitudes de l’amour, qui s’employa, par les moyens les plus ingénieux et les plus subtils, à servir une ambition sans préjugés, ni scrupules.

Deux femmes, qui n’étaient plus ses maîtresses, furent, pour Richelieu, non pas des Égéries (il n’était pas l’homme des consultations académiques), mais des correspondantes avisées, dont l’initiative pouvait se prêter à toutes les démarches et à toutes les manœuvres que leur ami eût réclamées de leur zèle.

C’était la marquise du Châtelet, qui, par son mérite personnel, par son influence sur Voltaire, jouait un si grand rôle dans le monde des lettres et des sciences; c’était Mme de Tencin, bas-bleu, elle aussi, et d’un azur très prononcé, que son génie d’intrigue et la haute situation de son frère le Cardinal faisaient faufiler dans tous les salons mondains et politiques et jusque dans les Cabinets ministériels.

Mme du Châtelet, «la docte Émilie», écrivait fréquemment à Richelieu, depuis qu’elle était toute à Voltaire; et ses lettres[204] sont des modèles de franche et loyale sincérité: «Vous connaissez mon cœur, lui disait-elle en mai 1735, et vous savez combien il est vraiment occupé. Je m’applaudis d’aimer en vous l’ami de mon amant.»

[204] M. Eugène Asse a publié, en 1878, ces lettres de Mme du Châtelet: presque toutes sont tirées de la Vie privée de Richelieu, par Faur: l’autorité d’un tel érudit, qui les accepte comme authentiques, permet donc d’en faire état.

C’est aussi que cet amant, chez qui le cerveau était toujours en état d’effervescence, avait parfois des emportements de passion amicale pour un homme, auquel il prétendait ressembler et dont il laissait entendre, par manière de plaisanterie, que lui, le fils du notaire, pouvait bien être le frère naturel du fils du grand Seigneur.

Sénac de Meilhan a nettement défini les affinités physiques qui rapprochaient les deux amis:

«Il y avait, dit-il, dans les gestes et le ton de la voix, les plus grands rapports entre Voltaire et le Maréchal de Richelieu; et ils étaient si frappants qu’on ne peut se refuser à croire qu’ils s’étaient réciproquement imités. Le poète avait sans doute copié les manières de l’homme qui avait le plus d’éclat et le plus de succès dans le monde; et l’homme de la Cour avait saisi quelques gestes expressifs d’un auteur célèbre qui réunissait les grâces de l’esprit et le ton du monde aux plus grands talents[205]

[205] Sénac de Meilhan: Le Gouvernement, les mœurs et les conditions de la France avant la Révolution (édition de Lescure), pp. 92-93.

Ajoutez que la ressemblance morale n’était pas moindre. Tous deux étaient également autoritaires, susceptibles et vaniteux; ils avaient l’humeur changeante et le cœur sec; chez eux la colère était prompte et la rancune de longue durée; mais leur esprit, très vif, s’ouvrait aux belles choses; ils avaient le sens droit et parfois des élans de générosité.

On comprend alors le mot si profond de Mme du Châtelet: «Je m’applaudis d’aimer en vous l’ami de mon amant.»

Elle lui écrivait encore à la même époque:

«Voilà comme vous êtes, vous aimez les gens huit jours; vous m’avez fait des coquetteries d’amitié, mais moi qui prends l’amitié comme la chose la plus sérieuse du monde et qui vous aime véritablement, je m’inquiétais de votre silence et je m’en affligeais. Je me disais à moi-même il faut aimer ses amis avec leurs défauts. M. de Richelieu est léger, inégal; il faut l’aimer tel qu’il est... Voilà les idées qui m’occupaient, pendant que vous étiez, à ce que vous prétendez, obstrué... Vous me faites une description si comique de l’état où vous étiez, que, si je n’étais en peine de votre santé, je vous dirais que je n’ai vu que vos lettres, qui soient à la fois tendres et plaisantes, deux choses qui ne vont point ordinairement ensemble.»

Là encore, la Marquise a trouvé le mot juste. Les lettres de Richelieu (et elles sont rares) ont des côtés drôlatiques inattendus; puis, soudain, la grâce séductrice de l’homme reparaît. Et Mme du Châtelet y fait appel, quand elle écrit de Bruxelles, le 24 septembre 1740, à Richelieu, après une brouille passagère avec l’amant[206]:

... «Votre amitié est la seule consolation qui me reste; mais il faudrait en jouir de cette amitié; et je suis à cent lieues de vous... Mon cœur n’est à son aise qu’avec vous; vous seul l’entendez.»

[206] Lettres de M. de Voltaire et de sa célèbre amie, 1782.

Richelieu pouvait donc avoir toute confiance dans une telle auxiliaire: et cette amitié fut aussi efficace qu’elle était vive. Voltaire, déjà entraîné, en subit la douce contrainte, bien qu’il maugréât, de temps à autre, contre les caprices tyranniques du grand Seigneur. Et, par la suite, le clan philosophique, qui supportait difficilement les dédains, les sarcasmes et l’intransigeance de Richelieu, ne lui déclara pas ouvertement la guerre, par respect pour le «solitaire de Ferney».

Voltaire, qui avait encore ce trait commun de ressemblance avec Richelieu, d’être, à l’occasion, un homme d’affaires adroit et subtil, Voltaire sut profiter de la bienveillance de son noble ami, pour lui placer en viager, à gros intérêts, 40.000 livres. Il lui joua, ce jour-là, une comédie dans le genre du Légataire Universel: Voyez, lui disait-il, ma pauvre santé! C’est pour vous une affaire d’or.

Et Richelieu paya, pendant quarante-cinq ans, cette pension viagère[207]!

[207] Richelieu était souvent en retard et Voltaire le lui rappelle humblement.

Mais, en retour, Voltaire lui conférait un brevet de bienfaiteur de l’humanité, de «marchand de bonheur», qui rehaussait singulièrement le prestige de l’homme de cour. Il écrivait, en 1741, à M. Claris, conseiller à la Cour des Comptes:

Qui vit auprès d’Émilie,
Ou bien auprès de Richelieu,
Est un élu dans cette vie.

Il accordait encore au gentilhomme un diplôme de lettré. Il lui reconnaissait un goût très marqué pour les «anecdotes de l’histoire» et l’attendait à Cirey pour «disputer contre Mme du Châtelet», mais sous cette réserve, voilée d’une délicate allusion:

Et s’il vous peut rester encore
Quelque pitié pour le prochain,
Épargnez, dans votre chemin,
La beauté que mon cœur adore[208].

[208] Correspondance de Voltaire, années 1735 et suivantes.

Par réciprocité, Richelieu, bien que Voltaire se plaignît de la rareté ou de la brièveté de ses réponses, prenait en main les intérêts académiques de son correspondant. L’abbé d’Olivet écrivait, en 1736, au Président Bouhier: «M. le duc de Richelieu et M. le duc de Villars me dirent qu’ils travaillaient pour Voltaire auprès de M. le Cardinal et de M. le Garde des Sceaux et qu’ils comptent que moi, de mon côté, je travaillerai au dedans de l’Académie.»[209]

[209] Desnoiresterres: Vie de Voltaire, t. II, p. 96.

Avec une tendresse moins pénétrante, mais avec une plus remuante activité, Mme de Tencin allait, pareillement, officier pour le Dieu.

Celui-ci, bien qu’il parût aussi préoccupé de ses devoirs militaires que de ses prouesses galantes, n’en suivait pas d’un œil moins attentif, en courtisan délié qu’il était, le réseau d’intrigues qu’ourdissaient à Versailles tous les partis. Ce qui semblait en autoriser les espoirs, c’était l’âge avancé du premier ministre, c’était l’inexpérience et l’insouciance apparente du jeune roi. Une crise conjugale, survenue dans l’auguste ménage, encourageait plus encore les rêves d’ambitieux à l’affût de toutes ces défaillances. Par lassitude, ou par scrupule religieux, la reine Marie Lesczinska, qui avait déjà largement payé sa dette aux exigences de la maternité, se refusait souvent aux ardeurs d’un mari plus jeune qu’elle. Or, Louis XV avait les appétits violents des Bourbons. Il se défendit désormais d’attendre les convenances de la reine. Ce fut comme une révolution à la Cour.

On a écrit de Richelieu qu’il avait été le corrupteur de Louis XV[210]. Le mot est bien gros et n’est pas tout à fait exact. Avant «l’Alcibiade moderne», les entours du roi, et surtout ses premiers valets de chambre avaient pris à cœur de consoler leur maître des rigueurs de la reine. Les historiens, qui ont attribué ce rôle à Richelieu, se sont déterminés d’après les Mémoires du temps, rédigés, pour la plupart, sur les notes d’ennemis d’un courtisan trop heureux. L’un d’eux, Maurepas, ministre de la maison du Roi, exécrait Richelieu, qui le lui rendait bien, comme il détestait toutes les favorites de Louis XV. Obéissant ainsi aux suggestions de sa femme, aussi intelligente qu’elle était laide et contrefaite, Maurepas ne voyait en Richelieu qu’un agent de perversité, associé aux beautés faciles de la Cour, pour hâter la chute du ministre, en attisant les passions du roi.

[210] De même le Duc de Broglie, qui a plus d’aversion encore pour Voltaire que pour Richelieu, a dit dans Frédéric II et Louis XV (1895, t. 1, p. 196) que le poète avait perverti l’homme de cour. C’est bien invraisemblable. Nous connaissons les débuts de Richelieu: il n’avait certes pas attendu que Voltaire lui servît d’éducateur; celui-ci subit, au contraire, toute sa vie, l’ascendant de Richelieu, qui fit, en quelque sorte, de ce railleur perpétuel son souffre-douleur.

Les Mémoires[211] de cet homme d’État citent un exemple de ce procédé d’intoxication.

[211] Maurepas: Mémoires, t. II, p. 267.

«Le duc de Richelieu a donné au roi la liste de toutes les dames qui ont voulu avoir le géant qui arriva de Suède, il y a deux ans. Il nous a montré les vers suivants qu’il a sortis de sa cassette et nous a nommé la dame favorisée. Ils sont fort singuliers, ces vers et caractérisent très bien l’esprit et le cœur du duc de Richelieu et nous apprennent ce qu’il inculque dans l’esprit du roi qui n’a que vingt-huit ans:

Dame qui donnait dans le grand
Croyant faire chose admirable,
Jeta les yeux sur ce géant.
Mais, loin de le trouver sortable,
Elle dit, voyant le vilain:
—Pauvre géant, tu n’es qu’un nain!»

L’anecdote se place en 1738; et le roi, à cette époque, n’avait pas attendu après les vers de la cassette, d’ailleurs de mauvais goût, pour devenir aussi rapidement la proie de la corruption.

Il est certain que Richelieu, comme tant de ses contemporains et Maurepas lui-même, collectionneur émérite, se plaisait à rassembler toutes les pièces de musées secrets. Déjà, en 1717, il exhibait complaisamment des médaillons de Klingstett, le plus fin et le plus obscène des miniaturistes[212], médaillons où il se mettait en scène dans des attitudes dignes des figures de l’Arétin. En 1740, un soir qu’il donnait un grand souper dans sa petite maison de la barrière de Vaugirard, il signalait à ses convives, sur les lambris de la salle à manger, et au milieu de chaque panneau, des figures indécentes en plein relief. La vieille duchesse de Brancas, pour les mieux voir, arbora ses lunettes et les «considéra d’un air pincé», tandis que Richelieu, une bougie à la main, en expliquait, avec force détails, les poses les plus intéressantes[213].

[212] E. de Barthélemy: Les Correspondants de la Marquise de Balleroy, t. I, p. 204.

[213] Marquis d’Argenson: Mémoires, t. III, p. 235, novembre 1740.—Les Petites Maisons, de M. G. Capon (1902) ne mentionnent pas ce domicile de Richelieu que nous avons vainement cherché à identifier.

Assurément, ce fanfaron du vice eût été ravi que le roi lui dût sa première maîtresse, mais il n’eut pas ce triste honneur. Le valet de chambre Bachelier—un personnage—fut l’initiateur. Louis XV, rebuté par la reine, voulait, à tout prix, avoir une femme, dit assez brutalement d’Argenson; mais il était d’une extrême timidité. Vers la fin de 1736, Bachelier négocia une transaction, qui fut d’ailleurs laborieuse, avec Mme de Mailly, l’aînée des cinq filles du marquis de Nesle[214]; et le cardinal Fleury s’y résigna sans trop de répugnance[215]. De son côté, Mlle de Charolais, l’ancienne maîtresse de Richelieu, avait prêté l’appui de son inépuisable complaisance à cette œuvre malsaine, dont elle avait déjà favorisé le développement par son propre exemple.

[214] Marquis d’Argenson, Mémoires, t. I, p. 220.

[215] D’après les Mémoires de la Duchesse de Brancas (édition L. Lacour), Richelieu disait que le Cardinal «avait très bien fait de mettre la Mailly dans le lit du roi». Mais, s’il faut en croire un manuscrit, inédit, de la Marquise de la Ferté-Imbault (P. de Ségur: le Royaume de la rue Saint-Honoré, 1896, p. 409) ce furent Chicoyneau, le premier médecin de Louis XV et La Peyronie, premier chirurgien, qui se concertèrent, à l’insu du Cardinal Fleury, pour donner une maîtresse au roi, menacé de jaunisse, du fait même de sa continence.

Ce n’est pas que l’opération eût autrement choqué la Cour. Beaucoup de gens de qualité, qui eussent rougi de faire un tel métier, estimaient cependant très licite la liaison d’une femme titrée avec le roi. C’était encore le fait du prince, doctrine d’ordre essentiellement arbitraire, qu’il appartint à Richelieu d’exploiter avec une si triomphante effronterie. Car, non seulement il n’éprouva aucune gêne à prendre pour modèles les premiers valets de chambre de Louis XV; mais ce rôle de Mercure royal lui donna comme l’impression d’une charge nouvelle et les services qu’il rendait ainsi au maître lui semblèrent comme autant d’étapes qui le rapprochaient du pouvoir: «En secondant les plaisirs du roi, dit un de ses panégyristes, il ne parut jamais s’avilir.»

Ses Mémoires authentiques s’abstiennent, il est vrai, d’aborder la question.


CHAPITRE XIV

Richelieu devient le grand favori du roi. — Ses impressions sur la mentalité de Louis XV. — Les demoiselles de Nesle. — Richelieu intrigue pour la Marquise de la Tournelle. — Ses intelligences avec Mme de Tencin, pendant qu’il est à l’armée de Flandre. — Loin de Versailles, il travaille à la «quitterie» de Mme de Mailly. — Il reparaît à la Cour. — Le précepteur du roi et le professeur «di piazza». — Fin d’une longue résistance. — La «dormeuse» de M. de Richelieu.

Richelieu était maréchal de camp depuis 1738, quand éclata, en 1741, la Guerre de la succession d’Autriche[216]. Il devait servir, sous les ordres du Maréchal de Noailles, à l’armée de Flandre, pendant la campagne de 1742.

[216] L’Empereur Charles VI était mort le 20 octobre 1740; et sa fille aînée, Marie-Thérèse, en vertu de la Pragmatique, reconnue par les principaux États de l’Europe, avait réclamé le bénéfice de la succession paternelle, que lui déniait maintenant la France, alliée à l’Espagne, à la Prusse et à diverses principautés de l’Allemagne, coalisées pour revendiquer une partie des possessions autrichiennes. Au mois d’octobre 1741, conformément au plan du Comte de Belle-Isle, l’armée combinée de France et de Bavière était entrée en campagne sous les ordres du Maréchal de Broglie, qui remplaçait provisoirement le Comte de Belle-Isle, resté, en qualité de plénipotentiaire, à Francfort, où l’électeur de Bavière, le candidat de la France, devait être proclamé empereur d’Allemagne en janvier 1742.

Lorsque, avant son départ, il revint du Languedoc pour s’arrêter à la Cour, il apportait au roi un magnifique présent: il avait déterminé les États à donner à Louis XV, aux frais de la province, un régiment de dragons, dit de Septimanie.

Déjà, il était agréable au prince; il en devint le grand favori; et, dans une heure d’expansion, peut-être imprudente (car Richelieu était un brillant, mais intarissable causeur) il communiquait au marquis d’Argenson, frère de l’homme politique bientôt appelé au secrétariat de la Guerre, ses impressions sur l’état d’âme du jeune roi. Richelieu avait le sens de l’observation; et l’on voit qu’il avait étudié de près le caractère d’un souverain, que l’opinion publique s’accordait à représenter comme facilement malléable, au gré de ministres ou de favoris possédant un certain doigté.

Naturellement Richelieu vantait à son interlocuteur la mentalité du roi, «gâtée» cependant par une éducation faussée ou incomplète: il est certain que le Régent, le duc de Bourbon et même le cardinal Fleury n’étaient pas des éducateurs de premier ordre. Richelieu déplorait la tristesse continuelle d’un prince, intelligent et doux, mais d’esprit méfiant: «Il ne lui manquait, disait-il, que de paraître sensible[217]

[217] Mémoires du marquis d’Argenson, t. III, novembre 1741.

On devine la signification que ce mot, déjà fort à la mode, devait prendre dans la bouche de Richelieu. Peut-être avait-il trouvé que les petits soupers chez Mme de Mailly, auxquels il avait eu l’honneur d’être admis, n’avaient pas la gaieté des siens et se proposait-il, si jamais le roi lui confiait l’ordonnance de sa vie galante, de lui en faire goûter de plus savoureux.

Toutefois, cet avisé calculateur ne laissait pas que d’être singulièrement perplexe. Seules, les demoiselles de Nesle semblaient accaparer les faveurs de Louis XV. Mlle de Montcavrel, appelée à devenir plus tard duchesse de Lauraguais[218], partageait, disait-on, avec Mme de Mailly la tendresse royale. Quant à leur sœur, récemment mariée au comte de Vintimille, le doute n’était pas possible; cette union n’avait eu d’autre but que de légitimer une grossesse dont le fruit avait été malicieusement baptisé le Demi-Louis. Un instant, Richelieu avait jeté ses vues sur la comtesse, pour en faire la maîtresse en titre; car le roi, malgré son indolence et sa froideur, aimait réellement Mme de Vintimille; mais elle avait succombé aux suites de l’accouchement et son amant l’avait pleurée: ce jour-là, il avait «paru sensible» à Richelieu[219].

[218] La «grosse réjouie», comme on l’appelait encore, quand on ne lui donnait pas de plus fâcheux surnoms.

[219] Mémoires du marquis d’Argenson, t. III, novembre 1741.

Il restait encore deux demoiselles de Nesle: l’une, la femme du marquis de Flavacourt, était une des beautés de Versailles, mais elle haïssait le roi presque autant que son mari; et, d’après le Marquis d’Argenson, elle était, depuis 1740, la maîtresse de Richelieu, lequel s’efforçait à lui inculquer un peu d’esprit, la nature ayant négligé d’y pourvoir.

Par contre, l’autre sœur, veuve du marquis de la Tournelle, était la seule de la famille qui pût donner quelque espoir à Richelieu. Elle était d’une superbe prestance, d’une figure éblouissante de blancheur, aux traits réguliers, quoique un peu forts, mais très expressifs, illuminés par de grands yeux d’un bleu admirable. Elle était volontaire, énergique, ambitieuse.

Son cœur appartenait déjà au Duc d’Agénois, mais son orgueil exultait de voir l’amour qu’elle venait d’inspirer à Louis XV, et Richelieu avait surpris la flamme de cette impérieuse passion dans les yeux du roi, toujours timide, toujours hésitant! Néanmoins, la place refusait de se rendre; Richelieu entendit l’emporter pour le compte du maître. Ses intérêts personnels ne pouvaient que gagner à la manœuvre; et bientôt il commençait secrètement les travaux d’approche[220].

[220] Les Goncourt: La Duchesse de Châteauroux, 1879.—Mémoires authentiques (inédits) du Maréchal de Richelieu. Ces Mémoires donnent une place considérable au règne de la future duchesse de Châteauroux. Le lecteur y verra, quand ils seront publiés, avec quelle merveilleuse aisance le duc évolue au milieu du réseau d’intrigues nouées par lui ou par ses adversaires, mais surtout avec quel art infini, cet homme, qui protestait de son zèle «pour le bien de l’État», s’efforce de réduire son rôle, dans cette tragi-comédie, à celui de simple confident, alors que ses contemporains en ont démontré l’importance capitale et flétri l’indigne attitude.

Entre temps, en avril 1742, pendant un de ses voyages de Paris à Saint-Léger, près de Rambouillet, il apprend, de divers côtés et par ses amis de Cour, que Fleury veut l’envoyer, toute affaire cessante, en Languedoc, sous le spécieux prétexte de rassemblements séditieux des protestants dans cette province. Richelieu flaire là un subterfuge; il sollicite aussitôt une audience du Cardinal. Il l’obtient et presse de questions le prélat. Celui-ci finit par lui reprocher, d’après des informations qu’il tient de la reine, d’avoir blâmé son administration. Richelieu en convient: «J’ai dit, affirme-t-il, qu’il est dangereux d’avoir, au milieu d’une guerre avec toute l’Europe, un Conseil comme le nôtre, où il n’y a pas de militaire»; il avait ajouté cependant que le Cardinal, après mûre réflexion, saurait y remédier.

—«Mais, à votre avis, comment dois-je composer mon Conseil?» fait le premier ministre.

—«Si le roi me questionnait à cet égard, réplique le Duc, je lui dirais qu’il n’y a qu’un homme pour lui répondre, le cardinal de Fleury.»

Cette adroite flatterie désarma l’Éminence.

Mais qui sait si le véritable motif, resté inavoué, de l’envoi immédiat de Richelieu en Languedoc, n’était pas l’appréhension de l’influence que le favori prenait déjà sur l’esprit du roi, ou peut-être quelque révélation indiscrète parvenue aux oreilles du Cardinal et lui dénonçant le plan de campagne du courtisan? Car le jour n’est pas éloigné, où, pressentant les desseins de Richelieu, bien que celui-ci n’eût fait de confidences à personne, Fleury, inquiet, demande, en toute sincérité, à la duchesse de Brancas, dont il connaît l’intimité avec le Duc, s’il est vrai que son ami «veut donner Mme de la Tournelle au roi». La duchesse répond qu’elle n’en sait rien: elle ne croit même pas que Richelieu en ait jamais parlé au prince.

—«Et surtout, recommande Fleury, ne lui en soufflez mot; «ne le tentez pas de me punir de mes soupçons et de les changer en réalités[221]

[221] Mémoires de la duchesse de Brancas (édition L. Lacour, 1865), p. 50.—Le titre de la 1re édition porte: Lettres de L.-B. Lauraguais à Madame... Fragments des Mémoires de la duchesse de Brancas, etc... (Paris, Buisson, an II).

Un événement imprévu allait, en précipitant la stratégie, jusqu’alors un peu lente, de Richelieu, justifier les craintes du Cardinal. Le Duc, à son retour des États du Languedoc, dans le courant de septembre, apprend, au débotté, la mort de la duchesse de Mazarin, survenue le 10 de ce même mois. Cette dame était la belle grand’mère des demoiselles de Nesle; et sa maison, «un foyer d’intrigues», était ouverte aux partis les plus opposés. Le comte et la comtesse de Maurepas, héritiers de la duchesse, étaient les familiers de son hôtel; le ministre de la maison du roi, qui simulait alors une passion violente pour Mme de la Tournelle, avait conseillé à la jeune veuve, vu la modicité de sa fortune, de se retirer dans un couvent[222]: elle se concilierait ainsi les bonnes grâces du Cardinal et pourrait, de ce fait, obtenir la place qu’elle sollicitait, et qui lui était d’ailleurs promise, de «dame du palais de la reine».

[222] Mémoires de la duchesse de Brancas (édit. L. Lacour), p. 55.

Le tour n’était pas mal imaginé pour débarrasser Mme de Mailly de la présence de cette fière beauté, remarquée déjà par le roi, du vivant même de la duchesse de Mazarin. Mme de la Tournelle ne devait jamais pardonner à Maurepas une invitation, qui rappelle quelque peu celle d’Hamlet à Ophélie, et fit partager sa haine[223] à Richelieu, que Maurepas payait, du reste, de retour: l’abbé de Broglie ne lui avait-il pas dit en quelle médiocre estime le gouverneur du Languedoc tenait les ministres de Son Éminence?

[223] «Ce fut, disent les Mémoires authentiques, le commencement le plus vrai et le plus ridicule» de cette animosité réciproque, très apparente déjà, deux mois plus tard, surtout de la part de Richelieu et de Mme de la Tournelle, comme le signale le Journal de Luynes (t. IV, p. 260).

Mais Mme de la Tournelle, voulant être, sans conditions, dame du Palais, avait prié Richelieu d’intervenir auprès de Mme de Mailly, qui «se piquait d’une grande amitié pour lui», afin qu’elle appuyât la requête de sa sœur. Elle s’y refusa nettement, assurent les Mémoires authentiques; les Goncourt prétendent le contraire, et même ajoutent que Mme de Mailly devint, par sa générosité, le propre artisan de son malheur. Quoi qu’il en soit, Mme de la Tournelle, et Mme de Flavacourt, avec elle, obtinrent, toutes deux, la place que chacune d’elles ambitionnait.

Évidemment, Richelieu n’avait pas été étranger à l’événement; mais d’autre part, il avait eu l’idée d’une correspondance—qu’il rédigeait lui-même—pour mieux enchaîner Louis XV à Mme de la Tournelle: le roi, ayant envoyé à la marquise une lettre de condoléances pour la mort de la duchesse de Mazarin, avait reçu une «réponse surprenante en style», qui l’avait charmé: c’était Richelieu qui l’avait dictée[224].

[224] Mémoires du Marquis d’Argenson, t. IV, p. 38.

Désormais, il avait partie liée avec Mme de la Tournelle; mais, quoique les menées souterraines de ses ennemis lui fissent appréhender la perte de son gouvernement du Languedoc, il fallait partir pour cette campagne de Flandre, qui allait ajouter à la réputation militaire du jeune officier général.

Heureusement pour sa fortune politique, Richelieu laissait des alliés dans la place et, en première ligne, une singulière femme que nous avons déjà nommée, Mme de Tencin.

Cette religieuse défroquée, belle, ardente, tumultueuse, qui fut la mère, sans cœur, du correct et glacial d’Alembert, avait, pendant la Régence, prodigué ses charmes à tous venants, dans l’espoir d’acquérir le crédit, la situation et le rang qu’entrevoyaient ses rêves de mégalomane. Elle ne connut que des déceptions. De guerre lasse, elle ouvrit un salon littéraire; et quand elle eut constaté que sa ménagerie (elle désignait ainsi son cénacle d’écrivains) avait développé le sens de pénétration qu’elle tenait de la nature, elle s’avisa qu’elle pourrait, quoique âgée, trafiquer de cette nouvelle ressource. Elle avait déjà, dans son jeu, un atout considérable, la situation de son frère, cet abbé de Tencin, qui s’était si bien poussé, qu’il avait enlevé le chapeau en 1739, obtenu le siège archiépiscopal de Lyon en 1741 et qu’il allait être nommé ministre d’État en 1742. Aussi peu scrupuleux que sa sœur, et, plus méprisé qu’elle, il était cependant moins audacieux. Il est vrai qu’il ne lui restait plus guère d’autres degrés à gravir que celui de premier ministre. Mais Mme de Tencin, impatiente de briller, elle aussi, stimulait une nonchalance qui se fût volontiers assoupie sous les somptueux lambris de son palais de Lyon.

Mais, par contre, elle trouvait une intelligence d’accord avec la sienne dans cet élégant Richelieu, qu’elle avait eu pour amant et dont elle avait su garder l’amitié, aujourd’hui qu’elle approchait de la soixantaine. Tous deux comprirent quel ressort leur alliance imprimerait à leur esprit d’intrigue et comment ils réussiraient à diriger le roi par l’intermédiaire de la maîtresse qu’ils lui auraient choisie. Aussi, pendant que Richelieu était à l’armée de Flandre, Mme de Tencin le tenait-elle au courant, grâce à une correspondance qui a pu être conservée, non seulement de toutes les nouvelles de la Cour, mais encore des manœuvres combinées ou tentées par leurs adversaires pour tenir en échec leurs propres projets[225].

[225] Les Mémoires authentiques ne parlent, ni de cet échange de lettres, ni même de Mme de Tencin, mais de M. de Choiseul-Meuse, comme le confident épistolaire et le porte-parole de l’absent. Ami, très écouté, de Mme de Mailly, familier de Louis XV, bien en cour et volontiers serviable, M. de Choiseul-Meuse jouissait d’une certaine autorité que ne pouvait avoir Mme de Tencin, ce qui explique la défaillance de mémoire du Maréchal. Les Goncourt disent très nettement (Mme de Châteauroux, p. 189) que «Richelieu s’unissait à Mme de Tencin pour remplacer et renvoyer Mme de Mailly».

Dans leur correspondance, les Tencin et Richelieu avaient imaginé, afin de dépister les indiscrétions du cabinet noir, des manières de «grimoires[226]», dont la clef changeait tous les huit jours. Il est même assez difficile aujourd’hui d’en identifier les véritables noms.

[226] De Coynart: Les Guérin de Tencin, 1910, p. 347.—P. Masson: Mme de Tencin, 1909. L’auteur de ce livre remarquable, professeur à l’Université de Fribourg, est tombé glorieusement au champ d’honneur, en 1915.

Mlle Sauveur, c’était Fleury; le général, ou Boufflers, Mme de la Tournelle; M. de Mairan, Mme de Mailly; Helvétius, Richelieu; encore celui-ci partageait-il, avec Voltaire, le surnom de géomètre; Louis XV était tantôt le Gentilhomme, tantôt la Guimbarde.

«Si vous revenez bientôt, lui écrivait Mme de Tencin, le 5 novembre 1742, je vous conseille d’attendre votre retour; nous concerterons ce qu’il conviendra de faire. Il est certain qu’il ne faudra pas que vous vous brouilliez avec le Cardinal (Fleury); il peut nous faire mille petits chagrins surtout étant continuellement poussé et animé par ses ministres. M. de Maurepas, qui se flatte aisément, croyait bien que la Mailly se raccommoderait et vous perdrait. On voulait donner aussi une petite fille[227] et que la Mailly restât avec les honneurs et l’apparence de la faveur. Je sais positivement qu’on avait cherché cette fille; on avait même jeté les yeux sur la Gaussin (la comédienne), mais on a craint pour sa santé... Votre présence n’a jamais été plus nécessaire pour vous et pour vos amis[228]...»

[227] Mme de Pompadour devait, un jour, mettre en pratique cet expédient.

[228] Correspondance du Cardinal de Tencin et de Mme de Tencin, sa sœur, avec le Duc de Richelieu. Bibliothèque nationale. Imprimés Lb38 56.

Deux jours avant l’envoi de cette missive—le 3 novembre—Mme de Mailly s’était retirée à Paris, d’où elle ne devait plus revenir. Les Mémoires de Mme de Brancas, dont la lecture est des plus attrayantes, mais qui ne brillent pas toujours par une scrupuleuse exactitude, racontent que Richelieu alla trouver Mme de Mailly, pour la décider à ce départ exigé par Mme de la Tournelle et par le roi: ç’eût été un véritable tour de force, puisque le duc était encore à l’armée. Mais, en virtuose, il avait dirigé, de loin, l’opération. Il avait prié son obligeant ami, M. de Choiseul-Meuse, de préparer Mme de Mailly à sa disgrâce. Cette pénible mission répugnait à M. de Choiseul-Meuse, qui avait toujours vécu dans les meilleurs termes avec la favorite délaissée. Il eut l’adresse de passer la main au comte d’Argenson, ministre d’État depuis le mois d’août 1742. Celui-ci sut ou crut persuader Mme de Mailly, en lui donnant l’assurance qu’une jolie femme comme elle aurait bien vite ramené l’infidèle en le quittant pendant quinze jours.

Ainsi «s’arrangea la quitterie de Mme de Mailly», pour rappeler le mot, resté célèbre, du marquis d’Argenson, le mémorialiste, frère aîné du ministre[229].

[229] Mémoires de la duchesse de Brancas, p. 53.—Mémoires du marquis d’Argenson, t. IV, p. 42.—Mémoires authentiques du Maréchal de Richelieu.

Mais, depuis quelque temps, la malheureuse femme ne conservait plus la moindre illusion. Elle avait vu clair dans le jeu de sa sœur. Et, cependant, jusqu’au dernier moment, elle repoussa désespérément l’idée de la séparation qui lui était imposée. Les Goncourt ont décrit, avec leur sûreté d’analyse, cet état d’âme, au cours des heures cruelles qui précédèrent, à Versailles et à Choisy, celle du départ, puis les crises de larmes et de sanglots, les supplications navrantes, entrecoupées de suffocations et d’évanouissements auxquelles son amant opposait pour toute réponse: «Tu m’ennuies, j’aime ta sœur[230]», que Luynes convertit en cette phrase moins inhumaine: «Je suis amoureux fou de Mme de la Tournelle, je ne l’ai pas encore, mais je l’aurai[231].» En réalité, la beauté rayonnante de la Marquise avait affolé Louis XV, d’autant qu’il la comparait à la mine piteuse de cette vieille maîtresse, de tenue négligée, dont les pleurs éternels aggravaient encore la laideur. Mais Mme de Mailly était une bonne créature qui, pendant sept années, avait fidèlement aimé le roi et n’avait fait de mal à personne. On la plaignit; et Marie Lesczinska, la première, qu’elle avait respectueusement servie, lui fut compatissante. Le Cardinal, à qui l’attitude superbe, le ton hautain, l’esprit dominateur de la nouvelle favorite inspiraient de vives inquiétudes, voulut adresser au roi de sévères remontrances: le prince le renvoya sèchement à son portefeuille.

[230] Mémoires dArgenson, t. IV, p. 40.

[231] Journal de Luynes, t. IV, p. 267.

Cependant Louis XV n’était pas autrement satisfait de l’issue des négociations menées par Richelieu. Mme de la Tournelle n’avait pas encore cédé; elle posait ses conditions, et qui n’étaient pas des moindres. D’autre part, le roi, avec sa timidité ordinaire, ne savait comment s’y prendre pour triompher d’une résistance que rendait plus irritante l’adroit manège d’une savante coquetterie. Aussi fit-il revenir Richelieu de l’armée, plus tôt que de raison[232].

[232] Mémoires dArgenson, t. IV, p. 42.

Le duc reparaissait donc à Versailles, le 16 novembre, prêt à la double tâche qu’il avait d’ailleurs si adroitement amorcée, d’achever l’éducation galante du maître et de préparer par ses conseils l’avènement de la «maîtresse reconnue»: n’était-ce pas, pour lui, le plus sûr moyen de s’ouvrir les avenues du pouvoir?

Ce fut, comme bien on pense, un événement considérable et un sujet de conversations sans fin, dans ce monde, chamarré et doré, de brillants seigneurs, habitués, tantôt de Versailles, tantôt de Choisy, et toujours à l’affût de ces petites nouvelles, qu’ils tenaient pour des informations de la plus haute importance. Le Journal de Luynes enregistre, avec un soin méticuleux, mais en termes pleins de réserve, ces anecdotes et ces impressions de salon ou de boudoir. Richelieu est reçu à souper chez Mme de la Tournelle; et les courtisans remarquent qu’il eut avec elle un long entretien «avant et après le repas[233]». Ils notent encore que, depuis, le roi s’est fait servir à souper chez Mme de la Tournelle et ne doutent pas un seul instant que Richelieu n’ait été invité à ce repas[234].

[233] [234] Journal du Duc de Luynes, t. IV, p. 278.

Naturellement les plus curieux, ou ceux qui se prétendent les mieux renseignés, entourent le favori et l’interrogent, ou lui racontent «ce que le roi a déjà fait». Richelieu ne s’en étonne pas; c’est lui qui l’a conseillé ou qui l’a improuvé; il sait tout, il reste imperturbable et impénétrable. Le marquis d’Argenson ne l’appelle plus que «l’avocat consultant», le professeur «di piazza»[235]. C’est ainsi que, pressentant sans doute le regret, presque le remords, qui s’éveillera bientôt dans le cœur du roi, d’avoir renvoyé son ancienne maîtresse «plus durement qu’une fille de l’Opéra[236]», Richelieu conseillera au prince (il se chargera, au besoin, de la besogne) d’écrire tous les jours, puis une fois par semaine, un billet à Mme de Mailly[237]. Cette éventualité devait être prévue par le programme de la quitterie.

[235] Mémoires de d’Argenson, t. IV, p. 42.

[236] Ibid., p. 45.

[237] Ibid., p. 42.

En attendant, Louis XV se montrait toujours aussi indécis. Ce n’était pas que le duc ne fît le nécessaire pour le stimuler. Il se vantait à «sa tante» (la duchesse de Brancas) de «donner des leçons» au roi; et «les miennes, ajoutait-il, valent mieux que celles du Cardinal, n’est-ce pas[238]»? Il sembla cependant que, pendant plus d’un mois, l’écolier voulût répondre aux efforts du maître et même les prévenir. Ce furent, de son fait, de fréquentes expéditions, la nuit, par les corridors du palais, jusqu’à la porte de l’appartement de la marquise, Louis XV travesti en médecin, Richelieu armé d’une lanterne sourde et menaçant de son épée Maurepas qui s’était avisé d’espionner les noctambules. La duchesse de Brancas les représente encore masqués, affublés de grandes perruques, enveloppés de manteaux noirs, et s’en allant ainsi «gratter» à la porte de Mme de la Tournelle[239].

[238] Mémoires de la duchesse de Brancas, p. 65: «Il faut lui plaire, prescrivait-il au roi, et commencer par lui dire que vous en êtes épris.»

[239] Mémoires de la duchesse de Brancas, p. 75.—Les Mémoires authentiques du Maréchal de Richelieu signalent pareillement cette mascarade, mais l’attribuent à l’imagination inquiète du roi, qui n’en prévint son compagnon qu’au dernier moment; et la meilleure preuve qu’elle était de l’invention de Louis XV, c’est que le Journal de Luynes (t. IV, p. 268) en parle, dès le 5 novembre 1742; or, à cette date, Richelieu n’était pas encore revenu de l’armée. Quant à l’épisode de Maurepas, il est sorti tout entier du cerveau de Soulavie.

Mais, presque toujours, la marquise faisait la sourde oreille; et le «professeur di piazza», déjà fort empêché dans son vilain métier d’entraîneur du roi, reprochait à son autre élève de le lui rendre plus difficile encore, en exaspérant à plaisir et sans résultat les sens violemment surexcités de Louis XV.

Après avoir tenté de justifier sa téméraire manœuvre, Mme de la Tournelle finit par se rendre aux arguments décisifs du professeur; et, le 9 décembre, une tabatière, dont le roi ne se séparait pas, qui «se trouva sous le chevet de Mme de la Tournelle», et que celle-ci «montra, le matin, à M. de Choiseul-Meuse», fut, pour cet ami de Richelieu, l’indice révélateur d’une défaite depuis si longtemps attendue. Le grave duc de Luynes ne pouvait la mentionner de façon plus décente dans son Journal[240].

[240] Journal de Luynes, 12 décembre 1742, t. IV, p. 296.

Mais Mme de la Tournelle devait bientôt se ressaisir et tenir de nouveau rigueur au roi, en raison de... réalisations qui lui paraissaient beaucoup trop lointaines.

Sa chute fut saluée par tout un bouquet de chansons, d’épigrammes, de satires, de nouvelles à la main, qui se dispersèrent également sur les demoiselles de Nesle, sur Richelieu, sur Fleury et même sur Maurepas. Et pourtant, c’était le ministre de la maison du roi, qui était l’inspirateur, sinon l’auteur, de ces malicieux brocards, dont le recueil parvenait, par les soins du lieutenant-général de police, jusqu’à Louis XV, très friand de ce genre de littérature. Pouvait-on, en conscience, soupçonner Maurepas de tels méfaits, puisqu’il en était la première victime?

Une de ces pièces, entre autres, parodiant le quatrième acte d’Iphigénie, dramatisait la scène douloureuse qui, en réalité, avait mis aux prises les deux sœurs.

Accusez Richelieu, plaignez-vous à l’Amour, disait Mme de la Tournelle à Mme de Mailly, avec cette inflexible dureté qui la caractérisait.

Le duc n’en avait cure; il pouvait, au contraire, être fier de son ouvrage[241]. Il avait triomphé en vingt jours. Son gouvernement du Languedoc réclamant sa présence, il partait donc l’esprit plus tranquille et le cœur plus léger. Et, comme pour mieux en témoigner, il daignait admettre les dames de la Cour à son petit coucher dans sa «dormeuse», cette voiture, établie sur ses indications, qui devait le conduire à destination. Le duc de Luynes nous a laissé la description de ce véhicule et le récit du départ désinvolte de son propriétaire:

17 Décembre 1742

«Le jeudi, à 5 heures du soir, M. de Richelieu partit de Choisy pour aller tenir les États du Languedoc. Il a fait faire une chaise de poste, où l’on porte, dans un coffre, derrière, à manger pour plusieurs jours; et sur le devant il y a de quoi mettre trois entrées toutes prêtes pour mettre au feu; de sorte que son cuisinier, qui le suit, s’avançant un peu avant lui, avec le panier où sont les entrées, lui tient son dîner ou son souper prêts également partout. Outre cela, il a fait mettre dans cette chaise un lit où il est couché entre deux draps. Il se déshabilla donc à Choisy, et, après que l’on eut bassiné le lit de sa chaise, il y monta, se coucha en présence de trente personnes qui étaient là et dit qu’on le réveillerait à Lyon. Mme de la Tournelle parut assez fâchée de son départ. La veille, M. de Richelieu s’était trouvé assez mal en jouant à l’hombre avec le roi[242]

[241] Il nous paraît curieux d’insérer ici, après ces preuves irréfutables du rôle honteux joué par Richelieu auprès de Louis XV, une lettre où il se défend d’avoir procuré Mme de la Tournelle au roi. Elle lui était déjà attribuée par Faur; et Jobez, qui la publie dans sa France sous Louis XV (t. III, p. 289), ne semble pas douter de son authenticité. Nous serons beaucoup moins affirmatif: le style en est d’abord trop moderne. En tout cas, cette missive, adressée à deux bonnes amies de Richelieu, la marquise de Monconseil et la duchesse de Luxembourg, est une merveille de cynisme:

«Vous croyez, Mesdames, ainsi que le public qui juge souvent fort mal, parce qu’il le fait sans savoir ni connaître les personnes dont il parle, que c’est moi qui ai procuré Mme de Châteauroux au roi. Vous êtes dans l’erreur comme tout le monde. Je ne me ferais pas un grand scrupule d’avoir été utile à mon maître dans ses amours: on donne un joli tableau, un beau vase, un bijou quelconque; et je ne vois pas qu’on doive rougir de mettre à même son souverain de jouir de tout ce qu’il y a de plus aimable au monde, d’une femme... On doit ses soins en tout genre au maître qui nous donne des ordres; et on peut bien lui donner une femme comme autre chose. Je ne vois d’exclusion que pour la sienne. Ce n’est donc point par scrupule que je n’ai point été le premier agent de la liaison du roi avec Mme de Châteauroux; c’est que l’occasion ne s’est pas rencontrée.»

[242] Journal du duc de Luynes, t. IV, p. 299.—Journal de Barbier, t. VIII, p. 208. Gazetin de police du Chevalier de Mouhy.


CHAPITRE XV

Année 1743: nouvelle correspondance chiffrée de Mme de Tencin, pendant le séjour de Richelieu en Languedoc. — Campagne contre Maurepas. — Le désastre de Dettingen; belle conduite et mot... malheureux de Richelieu. — Mme de la Tournelle est nommée duchesse de Châteauroux et Richelieu, premier gentilhomme de la Chambre.

Année 1744: projet, avorté, d’une descente sur les côtes anglaises.—Dépit et récriminations de Richelieu.—Son activité comme premier gentilhomme de la Chambre.—Projets de fêtes pour le premier mariage du Dauphin.—La Princesse de Navarre: patience de Voltaire et méchante humeur de Rameau.—Diplomatie mystérieuse de Frédéric II.—Conseil de nuit à Choisy.—Départ de Louis XV pour l’armée.

Le mécontentement que Mme de la Tournelle n’était pas parvenu à dissimuler, en voyant s’éloigner «son cher oncle», n’était que trop fondé. Bien que maîtresse en titre, elle sentait tant de jalousies et tant de haines coalisées contre elle, qu’elle pouvait craindre un retour offensif de l’ennemi. Aussi, dans une lettre où s’affirme toute la sécheresse de son cœur, laissait-elle entendre à ce «cher oncle», avec quelle âpreté elle avait dû défendre sa victoire: «Meuse vous aura mandé la peine que j’ai eue à faire déguerpir Mme de Mailly.»

Mais Mme de Tencin veillait.

Toutefois, son empressement inquiétait et fatiguait Mme de la Tournelle, à qui Richelieu n’avait pas révélé l’action commune du frère et de la sœur. Et, de son côté, Mme de Tencin s’étonnait de la froideur avec laquelle la favorite répondait à l’ardeur de son zèle. Il fallut que le gouverneur du Languedoc intervînt pour modifier l’attitude de Mme de la Tournelle et lui permettre d’être plus accueillante, sans aliéner sa liberté d’allures.

Précisément, le cardinal Fleury mourait, au moment où des amis communs lui suggéraient l’idée d’une réconciliation entre Richelieu et Maurepas. Et Mme de Tencin confiait à son ami toutes ses craintes de savoir encore en place un homme, qui pouvait nuire, par «ses coups fourrés», à l’aide de ces lettres, de ces «petites nouvelles», de ces épigrammes, de ces chansons, dont Maurepas s’entendait si bien à faire usage. Mais ce qui n’était pas banal, c’est qu’au cours de cet accommodement, dont des tiers eussent volontiers chargé Mme de Tencin, celle-ci et ses entours étaient filés par des «mouches» (la lieutenance générale de police était du département de Maurepas), pendant que Mme de Tencin avait aussi ses espions, chargés d’observer l’ennemi. Elle ne s’en tourmentait pas moins: «Je suis tranquille quand vous êtes là, écrivait-elle à son correspondant. Vous avez plus d’esprit qu’ils n’en ont tous eu en dix ans.»

Et Mme de Tencin comprenait dans une même réprobation, assurément fort injuste, Meuse que ne pouvait souffrir Mme de la Tournelle et qu’on disait l’espion de Maurepas; Voltaire[243] envoyé en mission secrète, sous prétexte d’exil, auprès de Frédéric II, par les ministres Amelot et Maurepas... «S’il réussit, ces messieurs seraient bien attrapés, si le roi de Prusse déclarait qu’il ne veut point passer par leurs mains», préférant placer toute sa confiance dans Mme de la Tournelle[244].

[243] Mme de Tencin n’aimait pas Voltaire, sans doute par jalousie: «Vous aviez la réputation, écrit-elle à Richelieu, le 18 décembre 1742, de parler toujours de la religion, comme il convient. Si vous faisiez recevoir Voltaire à l’Académie, on dirait qu’il vous a perverti.» Ses variations sur le poète philosophe sont infinies. Peu de temps après cette première lettre, elle s’efforce de gagner Voltaire par Mme du Châtelet, dont elle n’ignore pas les anciennes relations avec Richelieu; et presque aussitôt, elle se plaint que les deux amants, devenus amis, «sont livrés au Maurepas et ne savent qu’être esclaves».

[244] Cette lettre se trouve également dans la Vie privée de Faur (t. II, p. 405).

On ne saurait imaginer quelle astuce et quelle rouerie met en œuvre cette politicienne pour faire tomber les ministres qui lui barrent le chemin. M. Pierre Masson en cite un exemple topique:

«Il s’agit de faire comprendre au roi et à sa maîtresse qu’Amelot est incapable, Maurepas vendu à l’Angleterre et que les Cours étrangères les méprisent tous deux. On fera saisir au Cabinet noir, pour qu’elle soit montrée au roi, une lettre qu’on aura fait écrire à Wernek, envoyé du prince des Deux-Ponts, par une main inconnue et où il y aura des phrases allemandes. Il faudrait, continue Mme de Tencin, l’écrire sur du papier de Francfort et la faire mettre à la poste de Francfort. Voici à peu près comme j’imagine qu’il faudrait l’écrire:

..... «On croirait à voir, comme on se gouverne en France, que les ministres agissent par l’impulsion de la reine de Hongrie (l’impératrice Marie-Thérèse). On dit tout haut ici qu’Amelot n’entend rien à sa mission et qu’un autre ministre reçoit de belles et bonnes guinées d’Angleterre pour laisser les Anglais en repos[245]...»

[245] Pierre Masson: Mme de Tencin, 1909, p. 106.

En cette année 1743, Richelieu «est plus favori que jamais; on le regarde comme l’auteur de tout,... se frayant un chemin au premier ministère...[246]». Il n’en domine que mieux Mme de la Tournelle. Et cette autorité lui est nécessaire, s’il veut mener à bonne fin son œuvre. En effet, sa protégée, depuis longtemps éprise du beau duc d’Agénois, lutte pour ne pas sacrifier son amour à la jalousie du roi. Mais Richelieu a compris le danger; et nous avons dit ailleurs, par quelles subtiles et romanesques manœuvres, il détermina une rupture qui ne fut jamais sans arrière-pensée[247].

[246] Marquis d’Argenson: Mémoires, t. IV, p. 101.

[247] La Duchesse d’Aiguillon (Émile-Paul, 1912), p. 17.

En revanche, le maître courtisan insistait auprès du roi, pour qu’il tînt des engagements pris au plus fort de la passion. Lui, Richelieu, en avait fatigué alors les échos de Versailles et de Choisy. Il disait, en propres termes, «qu’il voulait que celui qui entrerait dans l’antichambre de Mme de la Tournelle eût plus de considération que celui qui, auparavant, était tête-à-tête avec Mme de Mailly[248]

[248] Journal du duc de Luynes, t. IV, p. 469, avril 1743.

D’abord était-il juste que la condition de la favorite fût inférieure à celle de sa sœur Montcavrel, duchesse de Lauraguais depuis le mois de décembre 1742?

Mais le roi était parcimonieux. Il s’invitait volontiers chez sa maîtresse, simplement pour y faire admirer son appétit bourbonien. Stylée par Richelieu, Mme de la Tournelle finit par dire à son royal amant qu’elle serait heureuse de lui offrir à dîner, s’il la mettait à même d’en faire la dépense, «s’il lui donnait une maison».

Richelieu ne pouvait tenir que de loin tous les fils de l’intrigue, soit qu’il eût à remplir les devoirs de sa charge aux États de Languedoc, soit qu’il fût employé à l’armée du Rhin. Et là, le 27 juin, dans cette désastreuse affaire de Dettingen, dont l’invasion de l’Alsace et de la Lorraine aurait pu être la conséquence, Richelieu s’était conduit en héros. Il vit son régiment presque détruit au cours de la retraite; il la soutint à peu près seul à l’arrière-garde; et, le dernier, il passa le Mein. Il eut un cheval tué sous lui, mais sortit indemne de ce massacre—un nouvel Azincourt pour la noblesse française. Aussi, quand il fut chargé par le Maréchal de Noailles[249] de relever sur le champ de bataille plus de six cents blessés et, parmi eux, des ennemis qu’y laissait le roi d’Angleterre[250], Richelieu ne put-il retenir un mouvement de surprise indignée, à la vue de tant de jeunes et brillants seigneurs couchés par la mort à côté des plus obscurs plébéiens. Comme si l’inflexible Camarde, ce professeur d’égalité absolue, eût dû établir des distinctions, des séparations, voulons-nous dire, entre justiciables de si diverses qualités! Et le haineux Chamfort de se réjouir, à ce propos, de la publication des «Mémoires du Don Juan français», mine précieuse de révélations et de scandales, d’où il extrait, avec quelles délices! le «sentiment d’horreur de Dettingen» comme un des traits les plus caractéristiques de l’«arrogance et de la fatuité» de Richelieu.

[249] L’imprudente attaque de Gramont non seulement contrecarra le plan de Noailles, lequel tenait déjà la victoire entre ses mains, mais obligea le Maréchal à se retirer derrière le Rhin (Journal de Barbier, t. III, pp. 457 et suiv.).

[250] Comme électeur de Hanovre, le roi d’Angleterre, Georges II, avait pris parti pour Marie-Thérèse.

Mais, hélas! c’était aussi cet orgueil, barbare, protestant contre l’oubli des égards dûs au privilège nobiliaire, qui valait à son représentant le plus autoritaire et le plus turbulent, la sympathie, l’approbation et l’appui d’un parti puissant à la Cour, soucieux d’y défendre les intérêts de l’absent.

Mme de Tencin en signale les protagonistes dans sa correspondance; mais, presque aussitôt, sa méfiance, trop souvent brouillonne, reprend le dessus; ceux dont elle a vanté le zèle, deviennent des traîtres ou des indifférents; et, réciproquement, les douteux ou les suspects rendent des services. C’est ainsi que le ministre de la Guerre, d’Argenson, bien qu’il «ne vaille rien», s’entend, avec Mme de la Tournelle, pour «tromper» Maurepas, qui veut empêcher la favorite de voir le roi, mais plus encore pour déjouer les intrigues de «la Maurepas», furieuse de savoir Mme de la Tournelle en passe d’être nommée duchesse. C’est encore le frère de Mme de Tencin, le Cardinal, d’accord avec le Maréchal de Noailles, pour travailler «au bien de la chose publique», qui ne semblent, le second surtout, se lasser et se refroidir: «J’agirai par moi-même, écrit-elle à Richelieu, auprès de votre Mme du Châtelet; elle a confiance en moi. Je lui ferai sentir les avantages que Voltaire trouvera à dire la vérité au roi ou du moins à Mme de la Tournelle.» Mais elle craint l’asservissement de Mme de Lauraguais à Maurepas: il n’est pas jusqu’à Mme de Flavacourt, «votre Poule (toujours la manie des surnoms!)», qui ne soit l’espionne de l’exécrable Maurepas.

Et, dans certaines de ces lettres, au verbe hardi, aux termes pittoresques, la femme d’État, si le mot n’est pas excessif, prime la femme d’affaires: «Ici, écrit-elle, on n’est pas occupé de l’armée, ni du mouvement des ennemis, mais de frivolités...» Plus loin, elle rêve d’une alliance de la France avec la Russie, la Turquie et la Suède.

C’est encore contre Louis XV qu’elle manifeste le plus d’animosité: «Le roi sera toujours mené, et plus souvent mal que bien: on dirait qu’il a été élevé à croire que, quand il a nommé un ministre, toute sa besogne de roi est faite et qu’il ne doit plus se mêler de rien.» Aussi est-elle écœurée et va-t-elle «le planter là».

Cependant, ce monarque fainéant, tout en conservant Maurepas, allait combler de largesses sa maîtresse et son favori.

En octobre, la marquise de la Tournelle recevait, dans une magnifique cassette, avec 86.000 livres de rente, des lettres-patentes de la duché-pairie de Châteauroux, rendant hommage à la «vertu» et au «mérite personnel» de la bénéficiaire. Ainsi, grâce à la dextérité de son jeu de grande coquette, Mme de la Tournelle était enfin parvenue au but que s’était proposé son ambition, froidement et résolument calculatrice: exigences insatiables, refus systématiques et répétés de sa personne, menaces fréquentes de rupture, elle n’avait rien négligé pour rançonner et pour s’asservir un amant dont l’impatiente passion s’irritait de tant d’obstacles.

Quant à Richelieu, les «grâces» se succédaient pour lui avec une continuité qui marquait bien la progression de son crédit. Le jeune Fronsac, son fils, avait été promu colonel du régiment de Septimanie, sans que le prince de Dombes, le véritable gouverneur du Languedoc, eût même été consulté[251]. Déjà Bernage, l’intendant de la province, avait été nommé prévôt des marchands à Paris, uniquement pour que Richelieu en fût débarrassé; et Louis XV ajoutait, non sans malice, «qu’il ne serait pas aisé de trouver un intendant de Languedoc dont le duc pût s’accommoder, M. de Richelieu étant aussi jaloux qu’il l’est de tout ce qui peut diminuer son pouvoir et son autorité[252]».

[251] Journal du duc de Luynes, t. V, p. 338.

[252] Ibid., p. 81.

Enfin, le 26 décembre, le roi lui donnait la charge de premier gentilhomme de la Chambre, mais il entendait être seul à l’en aviser: aussi un courrier était-il parti en porter la nouvelle à Montpellier, où le duc tenait les États du Languedoc[253].

[253] Ibid., p. 225.

Duclos, malveillant d’instinct pour Richelieu, le présente comme «un homme assez singulier, qui a toujours cherché à faire du bruit et n’a pu parvenir à être illustre, qui, employé dans les négociations et à la tête des armées, n’a jamais été regardé comme un homme d’État, mais le chef des gens à la mode dont il est resté le doyen[254]». Ce que Duclos aurait pu, aurait dû dire, c’est que si cette réputation de mondanité excessive a diminué le rôle de Richelieu devant l’Histoire, celle-ci, en équitable dispensatrice du blâme ou de l’éloge, n’en a pas moins reconnu les incontestables succès remportés sur les champs de bataille ou dans les milieux diplomatiques par ce «chef des gens à la mode».

[254] Duclos: Mémoires, 1864, t. II, p. 38.

Richelieu s’y fit remarquer, en tout cas, pendant l’année 1744, par une activité, peut-être un peu trop débordante, mais témoignant d’une somme de travail considérable. Il visait à la fois le poste de premier ministre et le bâton de maréchal. Pour cette dernière distinction, il crut l’obtenir sans trop de peine, en acceptant le titre et les fonctions de généralissime de l’expédition, qui s’organisait, dès les premiers mois de l’année, contre la Grande-Bretagne.

La France, soutenant alors la cause du prétendant Charles-Édouard, devait le débarquer sur les côtes anglaises, avec un corps d’armée de 11.000 hommes, de l’artillerie et des chevaux de trait, sous le commandement de Richelieu. Celui-ci, porteur d’une proclamation en deux langues—Manifeste du roi de France en faveur du Prince Charles-Édouard—rédigée par Voltaire[255], l’eût lancée par le pays, dès que la flotte eût abordé. Mais l’impétueux généralissime n’était pas plus discret dans le dispositif de ses préparatifs militaires que dans la mise au point de ses campagnes galantes. Il se commanda, suivant son habitude, de magnifiques équipages et s’entoura d’un superbe état-major. D’autre part, on réquisitionna tous les navires marchands de Picardie et de Normandie, opération qui se poursuivit, sinon dans le silence, du moins avec lenteur[256].

Et, quand Richelieu arriva dans le port de Boulogne, il trouva en face de lui une escadre de trente-cinq vaisseaux ennemis qui gardaient à vue le détroit. Irrité d’une surprise qui étouffait l’entreprise dans l’œuf, il le prit sur le ton du persiflage avec les ministres: «Je crois que ceux qui auraient de grands talents militaires ne sont pas plus à l’abri du ridicule que ceux qui en ont moins... Aussi, si je connaissais quelque guerrier intrépide de ce genre, je vous prierais de me l’adresser.» Cependant, il ne se découragea pas complètement. Il proposa de changer le port d’embarquement. Mais, voyant que la Cour semblait se désintéresser de l’affaire, il se fâcha: «Ce n’est pas moi qui ai formé le projet de porter des secours en Angleterre; mais, ayant été choisi pour y conduire celui qu’on aurait pu y passer, j’ai cru devoir présenter les moyens que je croyais qui pourraient le faire réussir[257]

[255] Œuvres de Voltaire (édition Garnier, t. XV, c. XXV).

[256] Mémoires d’Argenson, t. IV, mars 1744, p. 318.—Duc de Broglie: Maurice de Saxe et le marquis d’Argenson (2 v., 1893), t. I, p. 14.

[257] Duc de Broglie: Maurice de Saxe et le marquis d’Argenson, t. I, p. 22.

De guerre lasse, vers la mi-février, il se dit malade et revint, jurant et tempêtant contre les ministres de la Guerre et de la Marine, tournant en ridicule le duc d’York (le futur cardinal) et les catholiques anglais, dévots maladroits, qui ne savaient pas cacher leurs pratiques bigotes aux yeux des protestants partisans de Charles Édouard[258].

[258] Mémoires d’Argenson, t. IV, pp. 319-321, mars 1744.

Il comptait prendre sa revanche, à la Cour, du rôle ingrat qu’on lui avait imposé, perfidement peut-être. Aussi bien, il prêtait serment, le 12 février 1744, comme premier gentilhomme de la Chambre, et «servait le roi à son coucher, puis, le lendemain, à son lever[259]». Là, encore, la malignité publique trouva prétexte à s’exercer aux dépens du nouveau dignitaire. La banqueroute d’un notaire parisien, Laideguive jeune, préoccupait alors tous les esprits. On s’empressa de l’attribuer à Richelieu, parce qu’il avait exigé, prétendait-on, du failli, qu’il «se dessaisît de ses dépôts, pour lui avancer les 400.000 livres dûs pour le brevet de retenue de la charge de premier gentilhomme[260]».

[259] Journal du duc de Luynes, t. V, p. 331, 14 février.

[260] Bibliothèque de l’Arsenal. Mss. 6113. Journal inédit du Chevalier de Mouhy, 7 mars 1744.

En tout cas, il eut à cœur de remplir ces fonctions, jusqu’à l’heure de sa mort, c’est-à-dire pendant plus de quarante-quatre ans, avec une régularité ponctuelle et un sentiment du devoir, qui, malheureusement, n’étaient pas exempts d’une minutie tracassière, d’un souci exagéré de l’étiquette et d’une hauteur souvent intolérable.

L’ordonnance des spectacles, la pompe des fêtes, le règlement des cérémonies officielles étaient surtout de son ressort. Et, précisément, cette année-là, celles du futur mariage du Dauphin comportaient un programme que nul n’était plus apte à composer que le duc de Richelieu. Celui-ci n’en voulut laisser le soin à personne. Il fit tout d’abord de son féal Voltaire le poète de la Cour; et, pour répondre à sa confiance, l’auteur écrivit cette Princesse de Navarre, assurément la plus médiocre de ses œuvres dramatiques et qui lui valut d’être aux prises, pendant plus de six mois, avec son protecteur et avec le compositeur Rameau.

Ce musicien, naturellement grincheux, était peu sympathique à Voltaire, qui, cependant, pour l’amadouer, lui prodiguait ses épithètes les plus flatteuses et ses phrases les plus caressantes. Mais, Rameau, ainsi que l’avait déclaré le Président Hénault, dans une lettre au comte d’Argenson, était «devenu bel esprit et critique» et «s’était mis à corriger les vers de Voltaire... Ce fou-là, continuait le Président, a pour conseil toute la racaille des poètes: il leur montrera l’ouvrage... L’ouvrage sera mis en pièces, déchiré... et il finira par nous donner de mauvaise musique, d’autant plus qu’il ne travaillera pas dans son genre. Il n’y avait que les petits violons qui convinssent et M. de Richelieu ne veut pas en entendre parler...»

Mais celui dont un ironiste du temps avait dit: «Enfin le roi a fait gentilhomme M. de Richelieu», voyait toujours grand. «Le prince de Sagan du XVIIIe siècle, comme l’appelle M. Bapst, avait fait élever un théâtre de cinquante-six pieds de profondeur dans la Salle du Manège, avec des loges superposées et soutenues les unes au-dessus des autres au moyen de supports multiples et contournés. Le tout était exécuté avec une magnificence qui nous paraît bien invraisemblable pour une représentation éphémère, mais dont le souvenir heureusement n’est pas perdu pour nous, puisque Cochin[261] nous en a laissé une admirable gravure.»

[261] Bapst: Essai sur l’histoire du théâtre (1893), p. 454.—Voltaire ajoute (Œuvres, édit. Garnier, t. IV, p. 273), à propos de cette salle, que «les décorations et les embellissements sont tellement ménagés que tout ce qui sert au spectacle doit s’enlever en une nuit et laisser la salle ornée pour un bal paré qui doit former la fête du lendemain.»—Cochin établit pour la Princesse de Navarre une quantité de dessins originaux et en couleur, dont Richelieu présenta les tableaux à Louis XV.

Richelieu avait pris tellement à cœur cette première manifestation de son entrée en fonctions, que, même au plus fort de la campagne de Flandre, il entretenait une correspondance des plus actives avec Voltaire, Rameau, le lieutenant de police, le président Hénault, et tutti quanti, afin que ce spectacle imaginé, commandé, surveillé par lui, atteignît les limites de la perfection. Il voulait beaucoup de divertissements, révisait le poème de Voltaire, exigeait la suppression de telles ou telles scènes, en proposait de nouvelles.

Voltaire, alors à Cirey, était sur les dents. Il répond à Richelieu, en lui envoyant son troisième acte, qu’il lui est bien difficile de condenser, en deux mois, tout ce que le duc «voudrait voir» dans la pièce; et il est «un homme perdu», si l’acte, les divertissements, les couplets de la France et de l’Espagne ne plaisent pas à Richelieu[262].

[262] Lettre du 28 mai.

Et le mois précédent, Voltaire, avec sa souplesse d’échine, s’était prosterné devant son correspondant pour lui décerner un brevet d’arbitre du goût! Il lui écrivait:

24 avril 1744.

«Colletet envoie encore ce brimborion au Cardinal-duc. Cette rapsodie le trouvera probablement dans un camp entouré d’officiers et vis-à-vis de vilains Allemands qui se soucient fort peu des amours du duc de Foix et de la princesse de Navarre. Mais votre esprit agile, qui se plie à tout, trouvera du temps pour songer à votre fête. Vous serez comme Paul-Émile, qui, après avoir vaincu Persée, donna une fête charmante et dit à ceux qui s’étonnaient de la fête et du souper: Messieurs, c’est le même esprit qui a conduit la guerre et ordonné la fête.»

Mais le malin singe, qui connaissait bien son Rameau, suppliait l’«ordonnateur» de faire tenir lui-même le livret au compositeur, avec invitation de «le lire» et d’écrire une «musique convenable aux paroles et aux situations».

Cependant, à mesure que son travail avance, ses plaintes redoublent. «Vous êtes un grand critique... et je vous admire, Monseigneur, de raisonner si bien sur mon barbouillage, quand on ouvre des tranchées. Il est vrai que vous écrivez comme un chat; mais aussi je me flatte que vous commandez les armées comme le Maréchal de Villars; car, en vérité, votre écriture ressemble à la sienne; et cela va tous les jours en embellissant[263]

Puis, il se plaint que Richelieu montre des brouillons dont il ne «subsistera peut-être pas cent vers[264]...» Et quelle «terrible besogne»! «J’aurais mieux aimé faire une tragédie qu’un ouvrage dans le goût de celui-ci[265]

[263] Lettre du 5 juin.

[264] Ibid.

[265] Lettre du 18 juin.

Les choses se passaient moins bien encore avec Rameau. Richelieu écrit de Dunkerque, le 18 juillet, qu’il a entre les mains une lettre, où le compositeur «fait part de la ridicule critique qu’il a imaginé de faire, ou, pour mieux dire, de faire faire, par ses petits poétereaux d’amis, de l’ouvrage» dont il est chargé d’écrire la musique. Et Richelieu prie, d’autre part, son correspondant d’expédier à Rameau deux lettres qu’il joint à la sienne «pour tâcher de prévenir les démangeaisons qui pourraient prendre dorénavant au compositeur de faire agir cet esprit d’examen qui paraît l’avoir possédé et en même temps de communiquer les divertissements qui lui sont confiés[266]».

[266] Cette lettre de Richelieu a été publiée par Desnoiresterres dans sa Vie de Voltaire, mais sans qu’il en indiquât les références. Nous l’avons retrouvée dans les Archives de la Bastille (carton 10299).

Il est certain que le premier gentilhomme de la Chambre devait trouver singulièrement désobligeante la critique d’un spectacle dont il était l’inspirateur; mais cet esprit amer qu’était Rameau n’avait pas tout à fait tort; car la Princesse de Navarre était du bien mauvais théâtre; et ce fut plus tard l’avis de la Cour.

Des préoccupations d’un ordre autrement grave hantaient alors le cerveau de l’homme politique qui visait à la succession du cardinal Fleury. Car ce n’était un mystère pour personne que Richelieu songeait à devenir premier ministre. Il était déjà désigné, dit le duc de Luynes, comme secrétaire d’État aux affaires étrangères[267]. L’auteur anonyme des Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la Perse, qui l’a si adroitement dessiné sous le pseudonyme d’Azamuth, «extrêmement galant... gai, amusant, très riche, mais mauvais ménager, tenant un grand rang à la Cour...», ajoute qu’il «était ambitieux et qu’après la mort d’Ismaël-Beg (le cardinal Fleury) il fut taxé d’aspirer au ministère, poste auquel, malgré tous ses talents, on peut dire que son penchant pour le plaisir, son esprit inappliqué et son air un peu dissipé ne le rendaient pas propre[268]

[267] Journal de Luynes, t. V, p. 413.

[268] Ce curieux et spirituel pamphlet (Amsterdam, 1746) fut attribué un peu à tout le monde, au Chevalier de Rességuier, à Mme de Vieux-Maisons, etc. Mais il a plus vraisemblablement pour auteur Pecquet, un premier commis aux Affaires étrangères, qui, de ce fait, avait une certaine autorité pour en imposer à ses lecteurs; car, s’il était bien renseigné, il ne se faisait aucun scrupule d’enjoliver ses informations.

Ce n’était pas seulement la faveur du maître, ni la reconnaissance de la duchesse de Châteauroux, ni même les intrigues des Tencin qui autorisaient les espérances de Richelieu; c’était surtout une négociation de la dernière importance pour laquelle il avait été choisi comme premier intermédiaire et dont la réussite pouvait lui assurer une place considérable parmi les hommes d’État.

Avant qu’il ne partît pour l’armée, un envoyé du roi de Prusse Frédéric II, le comte de Rottembourg, lui avait fait demander, au nom de son maître, un entretien secret[269]. Ce personnage, ancien ambassadeur de Prusse en Espagne, gendre de Mme de Parabère, avait dû disparaître de l’horizon politique, après s’être ruiné au jeu. Aujourd’hui il rentrait incognito en scène, comme agent du roi Frédéric. Richelieu le fit introduire, avec tout le mystère possible (nous connaissons sa passion du romanesque) dans son hôtel de la place Royale. Rottembourg, après lui avoir communiqué la lettre de créance qui l’accréditait auprès de Richelieu, lui exposa le but de sa visite. Il s’était d’abord efforcé de justifier la défection de la Prusse[270], alliée de la France, au commencement de la guerre de la succession d’Autriche, par l’incorrection du ministre des affaires étrangères, Amelot, qui, sur la défense du cardinal Fleury, n’avait jamais répondu aux lettres de Frédéric. Mais, aujourd’hui, le roi de Prusse, reprenant la conversation, faisait savoir à Louis XV que les armées de la reine de Hongrie entreraient en Alsace, pendant que celles de la France envahiraient les Flandres. Frédéric proposait alors à Louis XV, pour parer le coup, de faire une diversion en Bohême, si le roi de France voulait traiter avec lui. Il y mettait toutefois cette condition que le cabinet de Versailles ignorât l’acte diplomatique, qui n’aurait pour contractants que les deux souverains avec Richelieu comme témoin.

[269] Frédéric II: Mémoires (édit. Boutaric et Campardon), t. I, p. 220.—Frédéric dit que Richelieu, Mme de Châteauroux, le cardinal de Tencin et le comte d’Argenson, ministre de la guerre, étaient dans ses vues.

[270] Le nouveau roi de Prusse, Frédéric, après s’être emparé de la Silésie autrichienne, avait conclu un traité de paix séparée avec Marie-Thérèse et prétendait excuser cette... légèreté diplomatique, dont l’exemple ne devait pas être perdu pour ses successeurs, en affirmant qu’il avait voulu prévenir ainsi une défection de la France. Or, le duc de Broglie déclare (Frédéric II et Marie-Thérèse, 1884, II, pp. 384 et suiv.) qu’il n’a trouvé, dans les archives du Ministère des Affaires étrangères, ni ailleurs, «aucune trace» de documents pouvant justifier les imputations du roi de Prusse.

Celui-ci courut à Choisy, où se trouvait le roi, chez Mme de Châteauroux. Il pénètre, toujours s’entourant de mystère, dans la place. Le prince, surpris, l’accueille assez fraîchement. Richelieu s’explique et donne au roi une lettre de Frédéric.

On tient conseil. Favori et favorite sont d’avis que Louis XV doit accepter.

—«Travaillez sur ce plan», dit le monarque au duc.

Mais Richelieu s’en défend. Il n’est pas assez au courant des affaires. Toutefois il engage le roi, puisque Frédéric ne veut pas entendre parler des ministres, à confier la négociation au Maréchal de Noailles, chef de l’armée et au cardinal de Tencin, qui a sa place au Conseil.

—«Soit, dit Louis XV, allez leur parler et voyez si on voudra d’eux en Prusse.»

Frédéric y consentit[271]. Une des premières conséquences des pourparlers fut le renvoi d’Amelot, ce ministre bègue qui était la risée de l’Europe. Mais, malgré les objurgations quotidiennes de Mme de Tencin, Maurepas se maintint au pouvoir.

[271] Besenval: Mémoires (édit. Baudouin), t. I, p. 32.—Jobez: La France sous Louis XV, t. III, p. 357.—Frédéric II: Histoire de mon temps, t. III, c. IV.—Flassan: Histoire de la diplomatie française, t. V.—Duc de Broglie: Frédéric II et Louis XV, t. II, pp. 178-187, 203-205.—Les Mémoires authentiques du Maréchal de Richelieu consacrent un chapitre à ces négociations secrètes avec la Prusse, chapitre que reproduit presque textuellement le Mémoire présenté à Louis XVI. Dans ce Mémoire, le récit des négociations avec la Prusse suit la relation de l’ambassade de Vienne: comme bien on pense, Richelieu avait jugé inopportun de faire connaître au nouveau roi tous les dessous d’intrigues politiques et galantes, auxquelles, dans l’intervalle, il avait pris une si large part.

Pendant que Richelieu guerroyait dans les Flandres, les tractations (c’est le mot à la mode) se poursuivaient régulièrement; et il semble qu’elles aient réussi à secouer la torpeur, peut-être simulée, que Mme de Tencin reprochait si volontiers à son frère.

Le Cardinal écrivait, de Versailles, le 2 mai, à Richelieu: «Le projet de traité avec le roi de Prusse a été fait dans un comité, chez moi, de la manière que j’en étais convenu avec Rottembourg[272].» Celui-ci, au dire de Mme de Tencin, «exigeait toujours le plus grand secret»; et le traité devait être signé à Paris[273].

[272] Correspondance du cardinal de Tencin, ministre d’État et de Mme de Tencin sa sœur avec M. le duc de Richelieu, 1790, 2 mai 1744.

[273] Correspondance du cardinal de Tencin, ministre d’État et de Mme de Tencin sa sœur avec M. le duc de Richelieu, 1790, 2 mai 1744, p. 315.—Ce recueil de lettres (Bibliothèque Nationale Impr. Lb38 56), imprimé sur des originaux confiés par Richelieu à de La Borde, recueil auquel les biographes de Mme de Châteauroux et des Tencin, les Goncourt, MM. P. Masson, de Coynart, etc. attribuent, à juste raison, une certaine importance, ne leur inspire pas cependant une absolue confiance; et l’un d’eux, croyant à des interpolations ou à des maquillages du fait des éditeurs, exprimait le vœu qu’on pût retrouver un jour les originaux de cette correspondance. Or, dans le Bulletin du Bibliophile, de 1876 (p. 20), nous avons découvert, à l’article Choix de lettres inédites avec éclaircissements historiques et littéraires, par Edouard de Barthélemy, la publication d’un autographe du cardinal de Tencin, du 22 mai 1744, absolument identique à une lettre portant la même date, imprimée dans le recueil Lb38 56 de 1790.

D’autre part, M. P. Masson remarque que le recueil fut édité par les soins de Soulavie, qu’on y retrouve plusieurs lettres publiées par celui-ci dans les Mémoires de Richelieu, et que certaines de ces lettres figurent également dans la Vie privée de Faur.—Et M. P. Masson en conclut fort judicieusement que toute cette correspondance, si dispersée, n’est pas dépourvue d’authenticité, réserve faite de l’inexactitude de ses différentes dates.

Évidemment, ce jour-là, le fait d’avoir été pris tout d’abord pour intermédiaire entre les deux princes, ne pouvait qu’ajouter à la gloire de Richelieu et le désigner à l’attention de son souverain comme le plus éminent de ses conseillers.

Fût-ce l’ambition d’en obtenir le titre, ou l’exemple de ce roi de Prusse toujours à la tête de ses régiments, ou mieux encore, nous voulons le croire, fût-ce un sentiment plus noble et plus élevé, le désir de voir un roi de France reprendre les traditions de ses aïeux, se souvenir qu’il était du sang des Bourbons, et qu’Henri IV, Louis XIII, Louis XIV avaient reçu, sur le champ de bataille, le baptême du feu? Toujours est-il que, Richelieu faisant partager à Mme de Châteauroux ses vues sur le devoir qui s’imposait à Louis XV, la nouvelle Agnès Sorel (on lui donna ce nom à Versailles) décida son royal amant à rejoindre l’armée.


CHAPITRE XVI

Mme de Tencin continue sa correspondance. — Richelieu lui préfère encore la présence de Mme de Châteauroux auprès du roi. — Dangers de cette manœuvre. — La maladie de Louis XV à Metz. — Les médecins perdent la tête. — Richelieu et les duchesses chambrent le roi. — Les terreurs de Louis XV. — Disgrâce de Mme de Châteauroux. — Épigrammes et satires. — Le roi guérit et charge Richelieu de négocier le retour de la favorite. — Un rendez-vous et une liste de proscription. — Maurepas échappe à la vengeance de la duchesse, mais doit s’humilier devant elle. — Mort foudroyante de Mme de Châteauroux. — Douleur du roi.

Par lettres du 1er avril 1744, Richelieu avait été envoyé à l’armée de Flandre; nommé aide de camp du roi par brevet du 1er mai, et, le 2, lieutenant général, il prenait part, sous ce titre, aux sièges de Menin, d’Ypres et de Furnes. Mais, bien qu’éloigné de Versailles, il était tenu au courant des complots qui s’y tramaient chaque jour et des perfidies qui s’y débitaient à toute heure, par une correspondance presque quotidienne avec les Tencin et avec la duchesse de Châteauroux.

Celle-ci avait une idée fixe: se défaire de Faquinet, surnom qu’elle donnait à Maurepas, qui, d’ailleurs, pour répondre du tac au tac, appelait Richelieu Foutriquet[274]:

—«Que l’on me donne des faits», demande-t-elle à son «cher oncle»; et «je serai bien forte[275]

[274] Mémoires de Maurepas, t. IV, p. 112.

[275] Lettres de la duchesse de Châteauroux au duc de Richelieu (Collection Leber, Bibliothèque de Rouen).

Interprète de Richelieu, Mme de Tencin affirme à la duchesse qu’elle a mis plusieurs personnes en mouvement pour «dégoter» Maurepas, malgré qu’il se vante d’être au mieux avec le roi. Le grand argument de Mme de Tencin, c’est l’état déplorable du département de la marine confié à ce ministre incapable et malfaisant. Au surplus, on s’en débarrassera momentanément: on l’enverra inspecter les ports de guerre, le 18 juin[276].

[276] Journal de Barbier, t. IV, pp. 522-523. Le chroniqueur y signale cette «tournée» de Maurepas.

Et notre politicienne continue, à bâtons rompus, son système d’informations sur les sujets les plus variés: elle expose ses projets de gouvernement et ses vues diplomatiques; mais, toujours ombrageuse, âpre et caustique, elle récrimine contre des ennemis réels et même imaginaires. D’Argenson est «superficiel et badin». Mme de Boufflers est «la plus méchante et la plus tracassière des femmes». Maurepas, «le plus méchant de tous..., connaît mieux la Cour que les autres». Il faut se méfier de la Poule (Mme de Flavacourt) qui écrit au roi sous le couvert du premier valet de chambre Le Bel.

Et ce flux de nouvelles se grossit de conseils affectueux, de tendres protestations d’amitié qui tournent parfois au marivaudage, de doux reproches pour une indifférence qu’on ne dissimule pas assez. En 1743, elle témoignait surtout de sa sollicitude pour les enfants de Richelieu qu’elle comblait de petits soins; en 1744, c’est leur père qui la préoccupe: «Demandez-moi pardon, lui écrit-elle, et dites-moi que c’est de bon cœur que vous m’aimez, et, ce qui m’est plus important, que vous êtes assuré que je vous aime et que ma confiance n’a et ne peut jamais souffrir la moindre atteinte.» Mme de Tencin est désolée de la bouderie de la princesse de Rohan, une ancienne maîtresse de Richelieu, qui ne pardonne pas à son amant de ne l’avoir pas mise dans le lit du roi. Quelle précieuse amitié que celle des Rohan! Et cette bonne Mme de Tencin s’offre à faire cesser la brouille. Elle ne s’oublie pas cependant, mais elle tremble qu’on ne l’oublie, et ne paraît croire que médiocrement à la reconnaissance de Mme de Châteauroux: «Rappelez-vous, dit-elle à Richelieu, tout ce que nous avons fait et toute la peine que nous avons eue à la faire duchesse.»

Une nouvelle imprévue vient donner un autre cours à cette correspondance.

Il avait été convenu (et Louis XV s’y était résigné, non sans peine) que, pour éviter les mauvais propos, Mme de Châteauroux ne suivrait pas le roi en Flandre. Mais, Richelieu, ayant eu des difficultés avec le duc d’Ayen, fils du Maréchal de Noailles, et craignant que son crédit n’en subît quelque atteinte, jugea nécessaire de faire venir à l’armée la duchesse de Châteauroux. Les Mémoires authentiques prétendent, au contraire, qu’elle prit, seule, l’initiative d’un voyage qui sembla rappeler, par sa mise en scène, les pompeux défilés des carrosses de Louis XIV au siège des villes flamandes. Seulement la reine n’y était pas. Mais la princesse de Conti, la duchesse de Chartres et—particularité piquante!* *—cette duchesse de Modène, qui, jadis, s’était si bruyamment compromise pour Richelieu, allèrent rejoindre le roi à Lille, en compagnie de Mme de Châteauroux et de sa sœur Mme de Lauraguais. Ce fut un scandale public qui eut sa répercussion jusque dans l’armée. On chansonna «Madame Enroux»; mais, suivant le mot d’un contemporain, «la paix de Mme Enroux fut bientôt faite avec le roi».

Mme de Tencin et son frère ne purent cependant cacher à Richelieu que cette arrivée triomphale avait rencontré «nombre d’improbateurs» et «produit le plus mauvais effet», ainsi que l’avait mentionné le Maréchal de Saxe à l’une de ses maîtresses. Les moins malveillants disaient: «Pourvu que le roi ne se dérange pas de la guerre, on lui passera ses plaisirs.» Tous ces menus détails, les Tencin les devaient aux indiscrétions du Cabinet noir. Et cependant l’amie de Richelieu avait fait prier «l’Homme»—sans doute Jannel, commis préposé à cet office—de supprimer toutes les lettres venant de l’armée «qui parlaient mal de Mme de Châteauroux». Mais «l’Homme» avait répondu «qu’il n’était pas maître de tout supprimer, attendu qu’il n’était pas seul à faire des extraits». C’était, en effet, avec cette opération à coups de ciseaux qu’on alimentait de nouvelles la curiosité publique. Et, tout en constatant que le Maréchal de Noailles n’était pas étranger à ce débordement de malignité, Mme de Tencin concluait une fois de plus à la nécessité d’en finir avec Maurepas: car le lieutenant de police Marville tremblait devant lui, son supérieur hiérarchique. Et le renvoi de cette créature d’un ministre, tombé lui-même en disgrâce, permettrait de lui donner pour successeur un certain Chaban, premier commis de la police, tout dévoué au parti des Tencin[277].

[277] Correspondance du Cl de Tencin, de Mme de Tencin, 1790, passim.

Pendant que ces maîtres intrigants discutaient les moyens de s’assurer sans conteste le pouvoir, les événements se précipitaient sur le théâtre de la guerre. Le 1er juillet, le prince Charles, justifiant les prévisions de Frédéric II, franchissait le Rhin, sans que le Maréchal de Coigny lui opposât la moindre résistance, et pénétrait en Alsace qu’il saccageait à la manière allemande. En conséquence, le roi partait, le 19, pour Metz[278]; et Richelieu recevait l’ordre de l’y rejoindre. Il s’arrêta quelques heures à Paris, où le marquis d’Argenson, l’auteur des Mémoires, put causer avec lui, d’autant plus que, par un de ces jeux de bascule politique alors si fréquents, son frère le ministre était devenu l’ennemi juré de Noailles, partant le grand ami de Richelieu. Le duc, «avec sa vivacité ordinaire» (le mot de volubilité n’appartenait pas encore à la langue française) débita au marquis tout un système de politique extérieure reposant sur l’alliance espagnole, alors franchement offerte par Philippe V et par sa femme Élisabeth Farnèse, alliance que devait sanctionner le prochain mariage de la seconde fille du roi d’Espagne avec le Dauphin. On ne pouvait compter, malgré les succès du prince de Conti, sur un traité avec le roi de Sardaigne que soutenait l’Angleterre; et d’Argenson disant à son interlocuteur, pour le flatter, qu’il ramènerait d’Espagne, avec la princesse, une paix glorieuse, Richelieu estimait que la paix en question dépendrait d’autres causes. Toutefois les victoires de la France autorisaient les prétentions de l’Espagne en Italie; et, d’autre part, le prince Charles courait au devant d’un désastre.

[278] Le Maréchal de Schmettau était venu lui annoncer l’entrée prochaine de Frédéric II en Bohême, conformément au traité secret du 5 avril, notent les Mémoires authentiques qui ajoutent: «M. de Richelieu entendit un grand seigneur, plus grand sot encore, (le duc de La Rochefoucauld) dire avec confiance: Il faudrait couper le cou à celui qui a fait et signé un pareil traité avec le roi de Prusse, parce que cela rendra la paix infaisable.»

Ces graves déclarations s’accompagnaient de l’aveu, plus ou moins discret, «d’aventures galantes tenant une grande place» dans les nombreuses affaires que le duc devait mettre à jour avant son départ[279]. Et d’Argenson, ce terrible misanthrope, profite de la pose que vient de lui donner, à son insu, un homme «possédé du désir d’entrer au conseil... et de parvenir au commandement des armées...», pour tracer le croquis de «sa légèreté, de sa précipitation et de son étourderie...». Richelieu «croit plus à la puissance de la séduction qu’à celle de la vertu». Il a «assez d’expérience et de sagacité pour bien démêler les hommes; mais il en veut plus à leurs faibles qu’à leurs bonnes qualités. Il méprise les ministres, mais se garde de les blesser; son humeur satirique perce quand même, il est craint et détesté... Son amour des voluptés aspire plus à l’ostentation qu’aux véritables délices.» Il est «prodigue sans magnificence et sans générosité... il a de l’habileté et du désordre... Il n’est pas assez heureux pour posséder un ami..., il est franc par étourderie, méfiant par mépris des hommes, désobligeant par insensibilité... Vieux papillon, enfariné de politique[280]...»

[279] Mémoires d’Argenson, t. IV, p. 104.

[280] Ibid., p. 211 et suiv.

Il est vrai que Richelieu touchait alors à la cinquantaine.

Quand il retrouva le roi à Metz, le prince, la favorite, les grandes dames et les seigneurs qui composaient sa suite, étaient—qu’on nous passe le mot—fourbus de plaisirs. Mme de Châteauroux avait eu, chemin faisant, une indisposition fort sérieuse. Louis XV, au milieu des fêtes et des festins qui marquaient chacune de ses étapes, commençait à se plaindre d’une lassitude intolérable.

Le 6 août, il fut pris d’un frisson de fièvre.

Il s’alitait le 7. On n’a jamais pu définir exactement la nature de son mal. Fut-ce simplement une fièvre muqueuse, ou plutôt une typhoïde? Richelieu opinait pour un embarras gastrique, à la suite d’une indigestion et d’un «coup de soleil». Cette hypothèse était fort admissible, Louis XV étant un gros mangeur et sujet, comme d’ailleurs tous les princes de sa race, à de fréquentes et copieuses indigestions.

Chicoyneau et La Peyronie[281], l’un médecin, l’autre chirurgien du roi et particulièrement dévoué à Mme de Châteauroux, ne crurent pas d’abord à un danger immédiat. Mais bientôt l’aggravation du mal les trouva hésitants, inquiets, troublés, soit qu’ils fussent impuissants à fixer leur diagnostic, soit que le sentiment de leur responsabilité les privât de leur sang-froid.

[281] Les Mémoires authentiques disent pourtant de lui: «La Peyronie était livré depuis longtemps à MM.... il avait pour porteur de paroles L(a) R(ochefoucauld) qui était fort sot, mais insolent... Il n’y avait pas moyen de l’éviter.» La Rochefoucauld était grand-maître de la garde-robe.

Par contre, Richelieu et les deux duchesses avaient gardé toute leur présence d’esprit. Ils s’étaient enfermés avec le roi, et, du 8 au 13 août, le soignèrent, aidés de valets de chambre et de divers subalternes. De ce fait, les sacro-saintes lois de l’étiquette étaient gravement lésées. Les grands dignitaires ne pouvaient plus remplir leurs charges. Et, d’autre part, la fièvre redoublant, Louis XV, qui, toute sa vie, eut la terreur de la mort et de... l’enfer, s’effrayait de ne pas recevoir les secours de la religion.

Richelieu prétendit depuis que les prêtres avaient exagéré l’état du royal patient pour devenir plus vite les maîtres de la situation. Il n’ignorait pas que s’ils y parvenaient, c’était la disgrâce immédiate pour Mme de Châteauroux—et pour lui, par contre-coup. Aussi se confondait-il en politesses, en attentions délicates, en cajoleries même auprès du Père Pérusseau, le confesseur du roi, afin de l’amener à une neutralité bienveillante. Mais le jésuite restait inflexiblement muet, quand Mme de Châteauroux lui demandait: «Serai-je renvoyée?»

Malgré l’opposition de La Peyronie, l’évêque de Soissons, l’intolérant et fougueux Fitz-James, sollicitait instamment Louis XV de faire appeler le P. Pérusseau; et bien que la visite épiscopale eût fort agité le roi, le duc de Bouillon, grand-chambellan, estimait que le prélat avait rempli son devoir. Richelieu eut l’intuition du danger qui le menaçait. Il vint annoncer aux princes du sang, aux premiers dignitaires de la couronne et à leurs partisans, que «le roi ne voulait plus leur donner l’ordre». Le duc de Bouillon lui répondit que, du moment «qu’il fallait prendre l’ordre de Vignerot», il se retirait. Et, le comte de Clermont, enfonçant du pied un battant de la porte, cria brutalement à Richelieu:

—«Quoi! un valet tel que toi refusera l’entrée au plus proche parent de ton maître[282]

[282] Moufle d’Angerville: Vie privée de Louis XV (1783, 6 vol.), t. II, p. 220, d’après Les Amours de Zéokinisul, de Crébillon fils.

Cependant La Peyronie déclarait, le 13 août, que Louis XV n’avait plus que deux jours à vivre.

Avisé de l’impatience manifestée par les principaux intéressés de ne pouvoir s’acquitter de leurs fonctions, le roi avait consenti à leur donner audience. Mais le duc de Bouillon, qui voulait décidément la conversion du pécheur, lui ayant rappelé les devoirs de sa charge:

—«Il n’est pas encore temps,» lui dit sèchement le prince.

Richelieu, paraît-il, l’avait charitablement prévenu, que si les officiers de la couronne s’étaient déterminés à cette démonstration, c’était afin «de faire parade de leurs fonctions pour l’administration des sacrements».

Mais survint une syncope. Épouvanté, le roi manda en toute hâte le P. Pérusseau. Dès lors, la favorite était sacrifiée. Aussitôt, pour édifier le populaire, Fitz-James fit abattre la galerie de bois qui reliait l’appartement de la maîtresse à celui de l’amant. Vainement Richelieu voulut s’opposer au départ de la duchesse; mais l’évêque ordonna la fermeture des tabernacles. Et, sous l’anathème épiscopal, Mme de Châteauroux dut s’éloigner avec sa sœur.

On sait comment se termina cette maladie, dont les phases successives firent passer un tel frisson d’angoisse par toute la France et qui valut à Louis XV le nom de Bien-Aimé.

Dès que le roi eut reçu les sacrements, ses médecins consentirent à le laisser traiter par un de leurs confrères, nommé Mollin ou Du Moulin, peut-être aussi par un empirique de Metz, le juif Castéra, «que j’ai introduit dans la chambre du roi», écrivait Richelieu à Mme de Châteauroux. Toujours est-il qu’un violent émétique, ordonné par Moncerveaux, un chirurgien d’Alsace, débarrassa le malade, qui entra, peu de temps après, en convalescence[283].

[283] Journal de ce qui s’est passé, etc... à Metz, 1744, in-fo (récit officiel).—Dr Delaunay: Le Monde médical parisien au XVIIIe siècle (2e édition, 1906), p. 120.—Intermédiaire des chercheurs et des curieux, 1912, pp. 457 et 605.—Chicoyneau: Journal de la maladie du roi, 1745.—Les Goncourt: Mme de Châteauroux, 1877, pp. 357-364.—Mémoires de Maurepas, t. IV, p. 115. Journal du voyage, de la campagne et de la maladie du roi à Metz.—Soulavie: Mémoires de Richelieu, t. VI, pp. 17-39.—Journal de Barbier (édition in-8o) t. III, 533-571.—Journal de Luynes.—Mémoires authentiques du Ml de Richelieu (inédits).

Cette maladie du Roi paralysa les opérations du Maréchal de Noailles qui marchait sur le prince Charles et sauva celui-ci du désastre auquel l’aurait infailliblement conduit son imprudente invasion de l’Alsace. Les Parisiens se moquèrent de l’inaction de Noailles, en attachant une épée de bois à la porte de son hôtel. Frédéric II, qui, après avoir violé la neutralité saxonne, était entré en Bohême, le 23 août, dut l’évacuer. Il était exaspéré: le prince Charles avait repassé tranquillement le Rhin et pouvait dès lors inquiéter le roi de Prusse.

Et comme, suivant un mot tant de fois répété, tout finit en France par des chansons, ou par des épigrammes, ou par des parodies, des beaux esprits mirent encore Racine à contribution, pour se gausser de l’arrivée imprévue de Mme de Châteauroux à Lille et de la disgrâce de la favorite à Metz, disgrâce qu’on espérait voir retomber sur Richelieu.

La parodie des scènes de Bérénice visait plus spécialement Mme de Châteauroux: celle du troisième acte de Bajazet était surtout à l’adresse de Richelieu (Acomat, chef des eunuques blancs) que la duchesse (Roxane) plaignait en ces termes:

Malheureux Acomat, triste jouet du sort,
Toi qui me vis cent fois dans les bras de ton maître,
Toi-même poursuivi. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Exilé du sérail, privé de ton emploi. . . . . . . . . . . .
Voilà. . . . . . . . . . . . . . . . . . le prix de tes services
De tes soins obligeants à lui voiler ses vices
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Aujourd’hui le barbare,
Après tant de bontés contre moi se déclare[284].

[284] Boisjourdain: Mélanges, t. II, pp. 241-249.

En effet, on put croire, un instant, à la Cour, que Richelieu avait définitivement cessé de plaire. On lui avait même laissé entendre qu’il serait plus sage à lui de déguerpir promptement de Metz. Barbier prétend, dans son Journal, que Richelieu fut renvoyé à l’armée du Rhin; d’après Soulavie, il se retira provisoirement à Bâle[285]. Son absence, en tout cas, ne pouvait être que de courte durée: le duc était trop habile manœuvrier sur le terrain de l’intrigue pour abandonner aussi vite la partie. Il se sentait l’homme indispensable, qui, tôt ou tard, saurait ramener au maître, avec l’ami qu’il devait déjà regretter, la femme qu’il adorait toujours.

[285] Soulavie: Mémoires de Richelieu, t. VII, p. 34.

De fait, dès le 15 septembre, et de l’aveu même de Maurepas[286], Louis XV «disait du bien de Richelieu» au Maréchal de Noailles. C’était, en quelque sorte, un ordre de retour. Et bientôt revenu auprès du roi, l’exilé volontaire le décidait à renvoyer la reine à Versailles, quoiqu’elle fût arrivée à Metz sous ses plus beaux atours, en robe de nuances claires, avec tout un escadron de douairières non moins galamment équipées.

[286] Maurepas: Mémoires, t. IV, p. 117.—Richelieu avait fait pressentir le roi par Noailles et par Tencin.

Dans l’intervalle, Richelieu avait reçu de nombreuses lettres de la duchesse de Châteauroux, qui lui racontait, par le menu, tous les épisodes de son retour précipité sur Paris, se dissimulant, stores baissés, au fond de sa chaise de poste, appréhendant un peu partout les manifestations du populaire, irritée des affronts qu’elle avait subis, se relevant très vite de ces accès de découragement, pressentant même les revanches futures:

—«Tranquillisez-vous, mon cher oncle, écrivait-elle, une fois rentrée à Paris, il se prépare de beaux coups pour nous[287]

[287] Lettres de la duchesse de Châteauroux (Bibliothèque de Rouen, Collection Leber).

L’attitude du roi, constatée et commentée par Richelieu, ne pouvait qu’autoriser de telles espérances. Le prince, plus épris que jamais, au souvenir des charmes de l’absente, était impatient de revoir la duchesse. Il pressait Richelieu d’aller annoncer à Mme de Châteauroux la prompte arrivée de l’amant le plus tendre et le plus soumis:

—«Jamais, répondait Richelieu; je vous servirais trop mal; d’ailleurs, pourrait-elle nous pardonner?

—«Que faire?

—«Aller à Fribourg; elle voulait y suivre Votre Majesté[288]

[288] Mémoires de la duchesse de Brancas (fragments historiques sur Louis XV et Mme de Châteauroux) (édition Lacour, 1865), p. 103.

Richelieu avait précédé le roi au siège de Fribourg. Là, le prince lui fit redemander par Le Bel les lettres de la Duchesse, que le premier valet de chambre avait remises à Richelieu, pendant la maladie de son maître et sur l’ordre de celui-ci. Quand le duc quitta Fribourg pour aller tenir les États du Languedoc, le roi lui défendit expressément de passer par Paris, où Richelieu comptait s’arrêter pour s’entendre de nouveau avec sa fidèle alliée[289].

[289] Mémoires authentiques du Maréchal de Richelieu (inédits).

Mais bien que Mme de Châteauroux reprochât, sur le mode plaisant, à son «cher oncle» de ne pas connaître Louis XV, le fin courtisan qu’était le duc avait adroitement préparé son maître à subir toutes les exigences qu’entendait lui imposer la favorite, par manière de réparation. Déjà, en septembre, il avait fait tenir au roi, avant de le rejoindre, un mémoire, où il lui retraçait l’historique de la maladie de Metz, et lui démontrait à quel point des ambitions inavouables, escomptant peut-être une fin qu’elles espéraient prochaine, avaient abusé des remords et de la faiblesse du monarque. Quand il avait revu le convalescent, il était revenu sur les divers épisodes de ce que les disgrâciés d’alors appelaient la «cabale de Metz», souvenir humiliant pour un prince, très jaloux de son autorité sous son éternelle indifférence. Et Richelieu, qui, sans attaquer, comme Voltaire, l’Église, la détestait peut-être davantage, rappelait à Louis XV l’importance que s’étaient insolemment arrogée des prêtres, au chevet d’un roi qu’on pensait à l’agonie[290].

[290] Louis XV avait dû demander publiquement pardon à «ses peuples» du scandale qu’il leur avait donné pendant sa vie.

Mme de Châteauroux fixa le jour d’un rendez-vous si impatiemment désiré. Ce fut, le 16 octobre, à l’issue des fêtes magnifiques que la ville de Paris donna en l’honneur du Bien-Aimé et auxquelles la Duchesse prétendait avoir assisté, perdue dans la foule, sous le travestissement sans doute d’une humble grisette. Elle demeurait, avec sa sœur Lauraguais, rue du Bac, dans un hôtel dépendant des Jacobins de la rue Saint-Dominique. Le roi s’y présenta, accompagné de Richelieu[291]. Mme de Châteauroux s’évanouit, après avoir murmuré:

—«Comme ILS nous ont traités!»

[291] Mémoires de la duchesse de Brancas, p. 105. Ces Mémoires sont en contradiction avec les Mémoires authentiques de Richelieu, quand ils font accompagner Louis XV par le Duc, dans cette romanesque et invraisemblable entrevue de la rue Saint-Dominique. En effet, les Mémoires authentiques établissent très nettement que Richelieu «ne devait plus revoir» la favorite disgraciée, lorsqu’elle s’enfuit de Metz, après lui avoir fait ses adieux.

Cet ILS, évoquant le souvenir de toutes les hontes et de toutes les rancunes accumulées dans une âme fière et hautaine, laissait assez prévoir les vengeances qu’elle méditait. Car, bien qu’elle eût assuré à Richelieu «qu’elle aimait le roi à la folie et plus qu’elle ne le faisait paraître», Mme de Châteauroux avait, comme la plupart des grandes amoureuses du XVIIIe siècle, le cœur trop sec pour qu’il y germât une passion plus ardente que la haine.

Louis XV la pressait de revenir à Versailles.

—«Je n’irai qu’incognito, dit la Duchesse.

—«En ce cas, proposa Richelieu, je ne vois guère qu’un pot-de-chambre (voiture de louage) où l’on ne s’avisera pas de vous reconnaître, y fussiez-vous aperçue.»

«Ce qui fut résolu», affirment les Mémoires de la duchesse de Brancas.

Ce fut vraisemblablement dans cette seconde entrevue que furent dressées les «listes de proscription», dont les contemporains ont parlé. Mme de Châteauroux dut cependant, sur les observations du roi, en consentir la très sensible atténuation. Mais la même disgrâce enveloppa les ducs de Bouillon, de La Rochefoucauld, de Fleury, le comte de Balleroy, l’évêque Fitz-James, M. le duc de Châtillon, gouverneur du Dauphin et sa femme... «ces Messieurs» comme les appelait Louis XV[292].

[292] Un terme qu’affectionnait Louis XV. Plus tard, quand il parlait de Damiens, il l’appelait «ce Monsieur».—Dans ses Mémoires authentiques, Richelieu plaint ce «pauvre Châtillon qui avait suivi les impressions dictées par Maurepas, et prononcées par l’insolent imbécile La Rochefoucauld», en amenant le Dauphin à Metz, «contrairement à la volonté du roi».

Toutefois, le roi se défendit de sacrifier Maurepas, qui avait trouvé le secret d’amuser au Conseil cet homme perpétuellement ennuyé. Mais le ministre dut subir l’humiliation d’aller porter à son ennemie le billet du souverain qui la priait de venir, avec sa sœur, reprendre sa place à la Cour.

«J’ai toujours été persuadée, Monsieur, répondit Mme de Châteauroux, que le roi n’avait aucune part à tout ce qui s’est passé à mon sujet. Aussi, je n’ai jamais cessé d’avoir pour Sa Majesté le même respect et le même attachement. Je suis fâchée de n’être pas en état d’aller dès demain remercier le roi, mais j’irai samedi prochain, car je serai guérie.»

Maurepas balbutia quelques protestations contre des préventions dont il se prétendait victime. La duchesse l’écoutait avec une froideur dédaigneuse; elle lui laissa baiser sa main:

—«Cela ne coûte pas cher», lui dit-elle en le congédiant.

Mais elle avait trop présumé de ses forces. Dans la nuit qui suivit une visite désagréable pour les deux intéressés, la fièvre augmenta; puis des douleurs de tête insupportables, le délire, des cris furieux allant troubler à l’étage supérieur Mme de Lauraguais, alors en couches. Dans un des rares intervalles où reparut sa lucidité, Mme de Châteauroux se réconcilia avec Mme de Flavacourt, si injustement soupçonnée par elle et reçut les sacrements.

Le roi, tenu au courant, heure par heure, des progrès du mal, se désespérait. Il s’enfermait pour ne recevoir personne. Et, le 7 décembre, quand sa maîtresse entra en agonie, il ne put rester au Conseil qu’il présidait; il sortit en disant:

—«Messieurs, finissez le reste sans moi[293]

[293] Soulavie: Mémoires de Richelieu, t. VI, p. 79.

Mme de Châteauroux mourut le 8, et fut enterrée à Saint-Sulpice. On avait dû mettre, sur le chemin du convoi, le régiment du guet pour contenir la foule; car, si les courtisans qui avaient insulté la duchesse à Metz, avaient eu la bassesse d’aller s’inscrire à son hôtel pendant sa maladie, le peuple n’avait pas désarmé; et sa colère grondait encore contre «Madame Enroux».

Cette mort, presque foudroyante et comme mystérieuse, d’une femme âgée à peine de vingt-sept ans, donna naissance à de nombreux commentaires et souleva même des discussions passionnées. Les symptômes qui l’avaient précédée, semblent être ceux de la méningite. Mais l’opinion publique ne voulut y voir que les indices d’un poison subtil. Depuis les crimes des Brinvilliers et des Voisin, on n’expliquait jamais autrement une fin prématurée. Les soupçons se portèrent sur Maurepas: Mme de Châteauroux, insinuait-on, avait à peine dit au ministre: «Donnez-moi la lettre (celle du roi) et allez vous-en», qu’elle avait senti, en lisant le billet, des douleurs atroces aux yeux et à la tête[294].

Lauraguais, l’éditeur, sinon l’auteur, des Mémoires de Mme de Brancas, crut devoir interroger à cet égard l’ami et collaborateur de Maurepas, le comte de Caylus.

«Lui, un empoisonneur! fit l’auteur des Étrennes de la Saint-Jean; il est encore plus incapable de crimes que de vertus[295]

Et l’Histoire est de cet avis.

[294] [295] Mémoires de la duchesse de Brancas, pp. 103-106.


CHAPITRE XVII

Richelieu ne se laisse pas abattre par la mort de Mme de Châteauroux. — Comment il organise les fêtes du premier mariage du Dauphin. — Futilités de l’étiquette. — L’abbesse du Trésor. — Préparatifs de départ pour l’armée: l’incident Champenois. — D’après plusieurs historiens, Richelieu serait le véritable vainqueur de Fontenoy: une pièce aux Archives de la Guerre. — Conflit avec la Reine: toujours la question d’étiquette. — Disgrâce du Théâtre de la Foire. — Échange de mauvais procédés entre Richelieu et le Maréchal de Saxe pour la Comédie en Flandre.

Richelieu présidait les États à Montpellier, quand lui parvint la nouvelle d’une mort qui ruinait ses plus secrètes espérances. Il en fut atterré. Lui aussi crut au crime et l’attribua au comte d’Argenson[296], dont l’attitude équivoque, à Metz, l’avait quelque peu inquiété.

—«C’est moi qu’on empoisonne, s’écria-t-il, j’étais sûr de la généralité des galères!...»

[296] Biographie Michaud: Article Durozoir qui emprunte l’anecdote aux Souvenirs de deux anciens militaires, par Fortia de Piles et Guys de Saint-Charles (1813), p. 63.—D’après la Vie privée de Faur (tome II), Mme de Monconseil, de qui se méfiait Mme de Tencin, parce qu’au dire de celle-ci elle était la maîtresse du comte d’Argenson, Mme de Monconseil avait entendu Richelieu affirmer que Mme de Châteauroux «était morte victime de la cabale des prêtres»: le propos n’était pas invraisemblable dans la bouche de cet ennemi, masqué, du clergé.

Il avait rêvé, en effet, cette charge éminente, rappelant celle de «grand-maître de la navigation», dont le Cardinal avait été revêtu; bien mieux, il en convoitait une autre, que le roi rétablirait, disait-il, pour lui, par manière de récompense, celle de connétable. Du même coup, Mme de Tencin voyait s’évanouir ses dernières illusions; son activité débordante n’avait que trop trahi l’âpreté de son ambition. Mise d’abord à l’écart, elle tenta bien, plus tard, de reprendre, auprès de Mme de Pompadour, le double rôle de confidente et de conseillère; mais «Madame la Marquise», déjà mal disposée pour Richelieu, la tint résolument à distance.

Le cardinal de Tencin fut moins éprouvé, d’autant qu’avec sa méfiance coutumière, il avait joué un jeu plus serré; il se retira à son heure, répétant ce qu’il écrivait à sa sœur, «qu’il serait bien fâché de laisser ses os à la Cour».

Cependant, la mort de Mme de Châteauroux donnait à Richelieu des tracas autrement graves que ceux d’un calcul déçu. Il tremblait que le roi, procédant pour sa dernière maîtresse, comme il l’avait fait pour Mme de Vintimille, n’ordonnât qu’on lui apportât les portefeuilles de la défunte: mesure politique en usage, le lendemain d’un décès de ministre ou d’ambassadeur, mais que Louis XV pouvait appliquer, par manière de curiosité jalouse, aux papiers de ses favorites. Plus d’une fois, Richelieu avait indiqué, par écrit, à Mme de Châteauroux, la marche à suivre, pour gouverner un roi dont il connaissait et dépeignait si bien toutes les faiblesses. Ignorait-il donc que Maurepas avait déjà fait saisir par le Cabinet noir, pour les montrer au prince, des lettres où se dévoilaient les artifices de l’intrigue amoureuse nouée par un trop complaisant serviteur? Louis XV ne s’en était pas offusqué. D’ailleurs, Richelieu ne tarda pas à être rassuré: le roi s’était abstenu de toute indiscrétion[297].

[297] Soulavie a dramatisé, de façon grotesque, la terreur de Richelieu: «Il se mit à genoux, dit-il, dans son cabinet, devant l’Être Suprême, pour lui demander la conservation de ces portefeuilles.» Ce n’est plus Richelieu, c’est le prêtre défroqué, le partisan de Robespierre qui parle (Mém. de Richelieu, t. VI, p. 81). Et Mme Gacon-Dufour, qui avait certainement lu le fatras de Soulavie, ajoute dans une note de sa publication des Lettres (apocryphes) de Mme de Châteauroux (t. II, 240): «M. de Richelieu assistait aux messes qu’il faisait dire pour obtenir de Dieu que le portefeuille de Mme de Châteauroux ne tombât pas dans les mains du roi.»

D’autre part, la gazette anonyme, qui termine le Journal de Barbier (édit. in-8o, t. VIII) et que nous avions identifiée en 1897, comme rapports du Chevalier de Mouhy, espion aux gages de la police, dit (18 décembre 1742) qu’on a intercepté une lettre où Richelieu donne des conseils à Mme de la Tournelle, pour qu’elle se maintienne en faveur, et frappe en même temps les meilleurs serviteurs du roi (ceci à l’adresse de Maurepas qui avait partie liée avec Marville, le lieutenant de police).

Mais on put croire, un instant, à la Cour, que le grand favori était définitivement disgrâcié. Lauraguais l’avait remplacé pour aller chercher l’Infante destinée au Dauphin. Et des gens, se disant bien informés, prétendaient que le duc d’Ayen, ayant pris de l’ascendant sur l’esprit du roi, le crédit de Richelieu n’était plus qu’un vain fantôme[298].

[298] Journal inédit du duc de Croÿ (édit. de Grouchy et Cottin, 1906-1907, 4 vol.), t. I, p. 52 (note), décembre 1744.

En effet, comme le remarque Valfons, qui avait à cœur de témoigner à son protecteur toute sa reconnaissance de l’avoir fait nommer aide-major par le Maréchal de Noailles, Richelieu était alors «fort délaissé». Mais Valfons lui restait fidèle; et le duc lui disait, en manière de remerciement: «Votre amitié, toujours honnête, sera récompensée par une confidence ignorée de tous, et dont je vous demande le secret le plus exact. On me croit noyé et je n’ai pas l’eau jusqu’à la cheville[299]

L’événement le prouva bien.

[299] Souvenirs du Marquis de Valfons, 2e édition (Émile-Paul), p. 118.

Quand le premier gentilhomme de la Chambre revint à Versailles, pour s’acquitter des fonctions afférentes à sa charge, il fut accueilli par le maître avec autant d’émotion que d’affabilité[300]; et ce grand ami de Mme de Châteauroux, qui avait montré une si vive affliction de sa perte, s’efforça, paraît-il, de consoler le prince avec l’éclatante beauté de Mme de Flavacourt, mais sans succès! Ce fut la seule fille du marquis de Nesle qui déclina l’honneur de suivre l’exemple donné par ses quatre sœurs.

[300] Le roi lui relisait en pleurant les lettres de la duchesse (Faur, Vie privée, t. II, pp. 34-37).

En présidant aux fêtes du mariage du Dauphin, Richelieu se trouvait dans son véritable élément. Il ordonnait avec autorité, solennité et conviction; mais il était toujours aussi formaliste, aussi vétilleux, aussi agaçant, principalement sur la question protocolaire; et le Journal de Luynes dit assez combien Richelieu eut de mal à régler des conflits, où tant d’amours-propres, non moins chatouilleux que le sien, trouvaient si souvent l’occasion de se heurter et de se combattre[301].

[301] Journal du Duc de Luynes, t. VI, pp. 266-268.

C’étaient les Slodtz qui avaient tracé le plan et les dessins de toute l’ornementation architecturale[302].

[302] Journal du Duc de Croÿ, t. I, p. 52.

Le 23 février 1745, fut jouée la Princesse de Navarre, la médiocre comédie lyrique de Voltaire et de Rameau; le 26, le ballet des Éléments de Roy qu’avait préféré Richelieu[303] et qui fut très applaudi; le 1er mars, l’opéra de Thésée de Quinault et de Lulli. Le «ballet-comique» de Platée, exécuté le 3 avril, eut peu de succès. La musique de Rameau fut jugée «singulière»; et, malgré des «morceaux agréables», le divertissement parut «trop long et trop uniforme[304]».

[303] Journal du duc de Luynes, t. VI, p. 318.—Une épigramme du temps dénommait la Princesse de Navarre «une farce foraine»: c’était d’ailleurs l’avis de Voltaire.

Le bal de la Cour amena un échange de mots aigres-doux entre Richelieu et le duc d’Ayen: c’était évidemment une des conséquences de la rivalité qui divisait ces deux seigneurs. «Il s’agissait de savoir qui devait placer, ou du capitaine des gardes, ou du premier gentilhomme de la Chambre.»

Le roi s’amusait beaucoup de ces querelles, sans jamais prendre parti[305]. Ce fut toutefois à Richelieu que revint l’insigne honneur de faire distribuer les billets d’invitation, imprimés, adressés aux dames. Luynes a consigné, dans son Journal, le libellé de celui qui fut envoyé à sa femme, et dont voici la teneur:

Madame,

«M. le duc de Richelieu a reçu ordre du roi de vous avertir, de sa part, qu’il y aura bal à Versailles, mercredi 24 février 1745, à 5 heures du soir.

«Sa Majesté compte que vous voudrez bien vous y trouver. Les dames qui dansent seront coiffées en grandes boucles[306]

[304] [305] Journal du duc de Luynes, t. VI, pp. 325-381.

[306] Journal de Luynes, t. VI, p. 302, 18 février.

D’autres missions de non moindre importance étaient confiées à cet arbitre des élégances officielles; et il semblait qu’il fût tout désigné pour les mener à bonne fin, quand elles visaient cette famille royale d’Espagne, dont il avait si activement facilité le rapprochement avec la maison de France. N’était-il pas allé, en 1742, recevoir l’Infant Don Philippe à l’entrée du Languedoc, pour le conduire jusqu’à Tarascon-sur-Ariège? En revenant à Choisy, «faire sa révérence» au roi, il avait dit à Louis XV «beaucoup de bien» du prince espagnol, «fort aimable et même d’une figure assez agréable, quoiqu’il ne fût pas parfaitement bien fait, ayant une épaule plus grosse que l’autre...[307]».

[307] Ibid., t. IV, p. 121.

Il dut remplir un office d’ordre tout différent auprès de l’Infante Marie-Thérèse-Raphaele, qui arrivait en France pour épouser le Dauphin. Ainsi que la reine Marie Lesczinska, qui n’avait jamais mis de rouge avant son mariage, la princesse espagnole ignorait l’usage de ce fard dont les dames françaises avaient fini par abuser. L’Infante n’entendait même pas en user; elle s’y résignerait cependant sur l’ordre de Leurs Majestés. On en délibéra dans le Cabinet du roi. Et Richelieu, en sa qualité de premier gentilhomme de la Chambre, vint, de la part de Leurs Majestés, apporter solennellement à la jeune femme, «la permission de mettre du rouge», ce qu’elle s’empressa de faire[308]. Et le Dauphin avait horreur de ce maquillage!

[308] Quicherat: Histoire du Costume en France, 1875, p. 557.

A cette époque, et malgré sa très grande faveur, Richelieu n’avait pas toujours des joies sans mélange. Il avait sollicité l’Abbaye au Bois pour sa sœur, abbesse déjà du Trésor. Boyer, l’ancien évêque de Mirepoix, qui tenait la feuille des bénéfices, avait enquêté sur la postulante, très chaudement appuyée par la duchesse de Brancas. Mlle de Richelieu, sans se répandre autant que son frère, avait l’humeur tant soit peu fringante. Boyer, fort sévère sur le chapitre des mœurs, et plutôt d’humeur revêche, transmit au roi le résultat de ses informations; et quand Louis XV eut signé la nomination que lui proposait l’évêque:

—«M. de Richelieu ne sera pas content,» fit le prélat.

—«Il pouvait s’y attendre, répliqua le roi; car, avant que vous n’entriez, il m’avait recommandé sa sœur; je lui ai dit qu’il était trop vif et qu’il n’aurait pas l’abbaye[309]

[309] Journal de Luynes, t. VI, p. 430 (note), 22 avril 1745.—Les Lettres de Marville au comte de Maurepas (édit. de Boislisle, 3 v., 1896-1905), t. II, p. 74 racontent—à la rubrique Nouvelles des Cafés—cet épisode, en le précédant de cette observation: «Les Actions de M. le duc de Richelieu ont considérablement baissé.»

Comment ce courtisan, à l’échine si souple, avait-il pu «être trop vif»? Peut-être Louis XV, souverain calme et tranquille jusqu’à la mollesse, avait-il été énervé par l’activité, bourdonnante et brouillonne, de ce «touche-à-tout», activité qui, cette année encore, allait se disperser sur les terrains les plus divers.

La guerre venait de se réveiller en Flandre. Et le roi, accompagné du Dauphin, rejoignait l’armée, le 6 avril. L’adroite et jolie Mme d’Etioles, déjà remarquée par le prince, en 1743, à la chasse, et, en février 1745, au bal masqué de l’Hôtel-de-Ville, avait su remplacer, six semaines plus tard, Mme de Châteauroux dans le cœur de l’oublieux monarque, et, comme elle, montré à son royal amant la gloire qui l’attendait sur les champs de bataille.

Maurice de Saxe, devant qui s’était effacé le Maréchal de Noailles, commandait en chef l’armée à laquelle s’opposaient les troupes anglo-hanovriennes[310], soutenues par 8.000 Autrichiens. Et Richelieu était encore à Paris! Un singulier contre-temps l’y retenait, ainsi qu’il résulte de la lettre suivante, que nous avons trouvée dans les Archives de la Bastille[311], lettre adressée au lieutenant de police:

«Paris, le 23 avril 1745.

«Mon équipage est parti hier matin, Monsieur. Un chef d’office que j’avais qui le suivait, est revenu à toutes jambes sur le cheval qu’il montait. Il l’a renvoyé à mon hôtel presque crevé et est allé courir dans Paris, sans qu’aucun de mes gens ait pu le joindre encore. Vous voyez, Monsieur, dans quel embarras cela me doit jeter à la veille de partir moi-même pour joindre l’armée; et vous savez la règle des domestiques qui doivent y servir. Aussi, Monsieur, je vous demande avec instance la juste punition d’une insolence aussi intolérable et de vouloir bien faire mettre à Bicêtre le dit officier qui s’appelle Champenois, et dont la femme et l’établissement sont chez un limonadier à la porte de Paris, rue Pierre-au-lait. La crainte de ne vous pas trouver m’a fait prendre le parti de vous écrire en vous renouvelant l’assurance, etc...

Le duc de Richelieu.

[310] L’armée ennemie comprenait également un contingent hollandais, les Provinces-Unies s’étant prononcées, après bien des tergiversations, en faveur de l’Autriche.

[311] Bibliothèque de l’Arsenal: Archives de la Bastille, 11565, p. 138, dossier Champenois.

Suivait immédiatement une lettre, autographe celle-ci, du plaignant[312]:

«Je suis très sensible, Monsieur, à votre attention et à la bonté avec laquelle vous voulez bien m’en donner preuve. Le sieur Champenois est ici; il a appris hier apparemment par le secrétaire qui écrivit hier ma lettre, les prières que je vous faisais. Il est venu, ce matin, pour me faire demander grâce, mais je ne l’ai pas voulu écouter, comme vous croyez bien; car cet exemple serait trop dangereux et vous prie, au contraire, de me continuer votre bonté à cet égard. Cet homme doit être recommandé (illisible) sur les registres de la police pour un (illisible). Il a même tué un homme, m’a-t-on dit. Il a suivi en Espagne le duc d’Antin et est d’ailleurs assez bon officier, mais extravagant. Si je sais quelque particularité de ses démarches, j’aurai l’honneur de vous en informer...»

[312] Même dossier Champenois.

Une apostille du lieutenant de police, à la date du 14 mai, annonçait que Champenois était arrêté et que le comte d’Argenson venait d’en être «instruit».

La rancune de Richelieu, s’étayant d’un règlement de police qui interdisait aux domestiques de «déserter» leurs maîtres, sans préavis, était singulièrement tenace; car Champenois n’obtint sa mise en liberté que le 8 août, sur le consentement de Richelieu[313].

[313] Dossier Champenois. Lettre datée de Gand, le 3 août 1745.

Aussi bien les événements se précipitaient à la frontière.

Après l’investissement de Tournai, le Maréchal de Saxe, quoique dans une position désavantageuse, acceptait la bataille, le 11 mai, devant Fontenoy. Cette action militaire, qui fit tant d’honneur aux armes françaises, a été si souvent et si remarquablement décrite, que nous n’avons garde d’en reprendre le récit sur de nouveaux frais. Nous n’en voulons retenir que la part de victoire attribuée au duc de Richelieu, diminuée à dessein par ses détracteurs[314], exagérée peut-être par ses panégyristes.

[314] Linguet entr’autres, dans ses Annales politiques, en 1788.

La courtoisie inopportune d’Anterroche, à l’adresse des Anglais, nous avait déjà coûté nombre de soldats; notre cavalerie pliait, et la formidable colonne, compacte et serrée, des Anglo-Hanovriens, forte de 14.000 combattants, s’avançait, portant le désordre et la mort dans les rangs des Français. Le Maréchal de Saxe considérait la bataille comme perdue et suppliait Louis XV de se résigner à la retraite. Mais le roi et son fils y répugnaient. Ce fut alors qu’au milieu d’un Conseil tenu à cheval, survint Richelieu, mis ainsi en scène par Voltaire:

«Il se précipite, hors d’haleine, l’épée à la main et couvert de poussière.

—«Quelle nouvelle apportez-vous, dit le Maréchal de Noailles; et quel est votre avis?

—«Ma nouvelle, dit le duc de Richelieu, est que la bataille est gagnée, si on le veut; et mon avis est qu’on fasse avancer dans l’instant quatre canons contre le front de la colonne. Pendant que cette artillerie l’ébranlera, la maison du roi et les autres troupes l’entoureront. Il faut tomber sur elle comme des fourrageurs.»

«Le roi se rendit le premier à cette idée[315]

[315] Voltaire: Précis du siècle de Louis XV, c. XV.

Aussitôt les canons de tonner. La colonne s’arrête, un instant indécise. Elle hésite, elle se trouble. Et soudain, la cavalerie française, prenant sa revanche de Dettingen, s’élance, comme une trombe de fer et de feu sur la masse ennemie, la pénètre, la coupe, la hache en tronçons[316] et dans dix minutes à peine[317] l’anéantit.

[316] «Souvent, la victoire, a dit Napoléon, dépend d’un seul bataillon.»

[317] «Ce fut l’affaire de dix minutes de gagner la bataille avec cette botte secrète...» (Lettre du marquis d’Argenson à Voltaire.)—Mémoires authentiques du Maréchal de Richelieu (inédits).—Dans sa Journée de Fontenoy (1897), si pittoresquement illustrée par les Lalauze, le duc de Broglie, notant l’invention de la «botte secrète que Richelieu n’a pas manqué de s’attribuer à lui seul», ne paraît que médiocrement édifié sur le bien-fondé de cette revendication.

—«Je n’oublierai jamais le service important que vous m’avez rendu, avait dit Louis XV à Richelieu après la victoire.»

Le marquis d’Argenson, l’auteur des Mémoires, qui était alors ministre des affaires étrangères et qui «n’avait point quitté le roi pendant la bataille», comme le note Voltaire dans son poème de Fontenoy, le marquis d’Argenson écrivit à l’auteur:

«Votre ami, M. de Richelieu, est un vrai Bayard. C’est lui qui a donné le conseil, et qui l’a exécuté, de marcher à l’infanterie comme des chasseurs ou des fourrageurs, pêle-mêle, mains baissées, le bras raccourci, maîtres, valets, officiers, cavaliers, infanterie, tous ensemble...» Le Dauphin lui-même, qui pourtant n’aimait pas Richelieu, en fit le plus grand éloge dans ses lettres à la Dauphine. Donc, autant il serait injuste de contester le rôle magistral joué par Maurice de Saxe, presque mourant, à Fontenoy, autant on aurait mauvaise grâce à nier l’heureuse initiative de Richelieu, en présence de l’ennemi chassant devant lui les bataillons français disloqués. Par malheur, Voltaire, en maladroit ami, enfla tellement le panégyrique de son «héros», au détriment du Maréchal de Saxe, que l’opinion publique protesta; et, la jalousie s’en mêlant, on refusa bientôt à Richelieu le bénéfice de sa géniale inspiration. Certains prétendirent que la manœuvre du canon lui avait été indiquée par Lally[318]; Linguet en fait honneur à Saisseval.

[318] Biographie Michaud (article Durozoir).

Le rapport officiel du comte de Saxe avait amoindri le rôle de Richelieu, en passant sous silence la manœuvre du canon. Or, le duc, justement offensé, fit insérer la rectification suivante aux Archives historiques du dépôt de la guerre, où l’a retrouvée M. Bittard des Portes:

«On sait avec certitude qu’au moment où l’affaire était si désespérée, que l’on sollicitait le Roi de se retirer et de passer l’Escaut, M. de Richelieu, voyant avec plus de sang-froid et ne jugeant pas que l’affaire fût sans ressources, courut aux pieds du roi et conjura Sa Majesté non seulement de ne pas abandonner le champ de bataille, mais aussi de lui promettre de faire, de concert avec quelques officiers généraux, aussi illustres par leur naissance que recommandables par leur zèle et par leur valeur, un dernier effort. Le Roi ne céda qu’après des instances réitérées de sa part et avec feu. Ce fut alors que la maison du roi, la gendarmerie et les carabiniers conduits par lui, ainsi qu’il est rapporté dans les relations, firent une charge si vigoureuse que les ennemis furent enfoncés et entièrement renversés, et, par leur fuite, la journée devint aussi glorieuse qu’elle eût été funeste aux armes du roi, si M. de Richelieu n’eût rétabli par sa manœuvre, son audace et son exemple, une bataille qu’on regardait comme perdue.»

Le roi cependant ne s’y trompait pas. Jamais il n’avait été aussi familier, ni aussi affectueux avec son aide de camp. «La chambre de celui-ci, mentionne le Journal de Luynes, est près de celle du roi. Dès que le roi est levé, il y entre, M. de Richelieu étant encore dans son lit et à peine éveillé; il y demeure trois quarts d’heure ou une heure... Ordinairement, dès que le roi est hors de table, il entre encore chez M. de Richelieu pour voir la compagnie qui y dîne. Il s’asseoit quelquefois auprès de la table et fait la conversation. M. d’Argenson (de la guerre) parle sur M. de Richelieu dans des termes, et M. de Richelieu, de son côté, sur M. d’Argenson, à pouvoir faire juger qu’il y a entre eux une grande liaison[319]

[319] Journal de Luynes, t. VI, p. 485, juin 1745.—Il faut rapprocher de ce récit l’anecdote que les Souvenirs de deux anciens militaires, par Fortia de Piles (pp. 65 et suiv.), mettent dans la bouche de Richelieu, alors que le succès inespéré de Fontenoy avait redoublé l’amitié du roi pour le duc. La charge de colonel des gardes était vacante. Mme de Pompadour la demandait pour le Maréchal de Biron, Louis XV voulait la donner à son favori: «J’étais sûr, disait celui-ci, de déplaire au roi, si je refusais et de me brouiller avec sa maîtresse, si j’acceptais... Je mis toute mon adresse à ce que le roi ne me l’offrît pas... Il était assis sur mon lit, dans ma tente... il me regardait d’un air embarrassé, remuait les lèvres, les mordait. Je ne le mis pas sur la voie et Biron eut le régiment.»

Est-ce malice? Est-ce naïveté de la part de Luynes? Toujours est-il, comme il le note d’ailleurs, que Richelieu «tenait un grand état». Récemment encore, il avait traité, avec un faste inouï, le Parlement de Paris, qui était venu féliciter le roi de ses victoires.

Son service auprès de Louis XV ne l’absorbait pas tellement qu’il en négligeât ses fonctions de premier gentilhomme de la Chambre à Versailles. Il les prenait au contraire tellement à cœur qu’il faillit, à propos d’un manquement à l’étiquette, provoquer un conflit entre le roi et la reine.

La reine Marie Lesczinska, après la prise de Tournai, avait donné l’ordre à l’abbé Blanchard de chanter immédiatement un Te Deum[320], sans préjudice de celui que le surintendant de la musique devait faire exécuter plus tard, «en grande cérémonie», dans la chapelle du château.

[320] Destouches reconnut qu’il lui eût été impossible de faire exécuter «sur-le-champ» son Te Deum (Journal de Luynes).

Richelieu, «extrêmement piqué», en écrivit à l’abbé, au surintendant Destouches et même à la duchesse de Luynes, dame de la reine, qui s’empressa de montrer la lettre à Marie Lesczinska. Le poulet vaut d’être cité pour son impertinence:

«Au camp sous Tournay, le 23 mai 1745,

«Je n’ai pu me dispenser, Madame, de rendre compte au roi que, nonobstant ses décisions en faveur des maîtres de musique de la Chambre, l’abbé Blanchard avait su trouver des protections auprès de la reine qui lui avaient fait exécuter le Te Deum, chanté pour la bataille de Fontenoy, ce que Sa Majesté a fort désapprouvé; et je ne vous dissimulerai point, Madame, que, sans les bontés dont je sais que vous honorez l’abbé Blanchard, j’aurais proposé au roi de le punir de sa témérité, d’avoir osé réveiller un procès perdu et jugé il y a longtemps. Ainsi, Madame, si pareille dispute se réveillait pour le Te Deum de la prise de Tournay, je vous supplierais, Madame, de vouloir bien rendre compte à la reine des ordres du roi.

«Je vous prie d’être persuadée du respect, etc.

Le duc de Richelieu.»

La reine, qui, de longue date, ne pouvait souffrir Richelieu, voulait que Mme de Luynes lui répliquât vertement; mais la duchesse, par prudence, adoucit les termes de sa réponse qui n’en était pas moins très ferme et très digne:

Versailles, 25 mai 1745,

«J’ai rendu compte à la reine, Monsieur, des ordres du roi. Elle m’a dit simplement qu’elle les avait prévenus, en demandant un Te Deum jeudi par les musiciens de la Chambre pour la victoire que le roi a remportée. Pour moi, Monsieur, je ne donne ni protection, ni prédilection à ces Messieurs et vous pourrez punir ou récompenser à votre choix. Je n’ai vu que du zèle de part et d’autre, et je doute que cela puisse déplaire au roi, si vous voulez bien leur rendre justice[321]

[321] Journal de Luynes, t. VI, pp. 460-461.

Un mois après, c’était encore un échange de lettres entre le duc de Richelieu et Mme de Luynes, à propos de dames «qui avaient fait demander à la reine d’avoir l’honneur de manger avec elle». Le roi, consulté par son premier gentilhomme, lui avait répondu «qu’au milieu des sièges et des batailles il n’avait pas le temps de songer à de pareilles affaires». Mais ces dames revenant à la charge, une troisième lettre de Richelieu leur apprit que «le roi trouvait bon qu’elles mangeassent avec la reine et montassent dans les carrosses[322]».

[322] Journal de Luynes, t. VI, p. 492.

Les carrosses de la reine! Quel souci devaient-ils donner, trois mois plus tard, à ce défenseur-né du protocole! Certain jour, Mme du Châtelet osa monter, contrairement aux lois de l’étiquette, dans le deuxième carrosse après celui de la reine. Les dames de la Cour la foudroyèrent de leurs regards, et aucune d’elles ne voulut prendre place à côté de Mme du Châtelet. Il fallut que Richelieu fît agréer à Marie Lesczinska les excuses de l’amie de Voltaire et... la sienne[323].

[323] Ibid., t. VII, p. 79.

Un moment—et il importe de lire entre les lignes le Journal de Luynes—le crédit de l’ami du roi parut fléchir. L’antipathie, plutôt timide, mais réelle, de la reine; l’aversion, nettement marquée, du Dauphin et peut-être aussi la méfiance (sur laquelle nous reviendrons bientôt) de Mme d’Etioles, qui pressentait dans le courtisan un adversaire acharné, durent donner à penser au roi; car ce fut à cet instant critique qu’il parut désirer que Richelieu devînt colonel de ses gardes et se démît, au profit du duc de Luxembourg, de sa charge de premier gentilhomme. Mais Richelieu refusa de se prêter à la combinaison. «Évidemment, disait-il, c’est une porte ouverte très honorable, si le roi veut m’éloigner de lui; seulement je regarderais ce changement comme une disgrâce[324].

[324] Journal de Luynes, t. VI, pp. 489-490.—Voir page 207 cette anecdote dans les Souvenirs de deux anciens militaires.

Il n’en fut plus question.

D’ailleurs, Richelieu aimait trop la Cour, ses plaisirs et ses cabales; il était trop jaloux de l’influence et de la prépondérance qu’il s’était acquises dans le monde des théâtres et des arts, dont nous le savons déjà si entiché, pour renoncer à ses fonctions de premier gentilhomme de la Chambre, qui lui assuraient des avantages si conformes à ses goûts de faste, à son besoin de domination, et même à son esprit de taquinerie et de persiflage.

Comme plus tard un grand capitaine, il ne dédaignait pas de s’occuper de la Comédie au milieu de la vie des camps; et le bruit même se répandit que Richelieu s’était rapproché de Maurepas sur ce terrain, qui ne déplaisait pas non plus au ministre[325] bel-esprit.

[325] Journal de Luynes, t. VI, p. 490.

En 1744, Berger, directeur de l’Opéra, qui avait également le privilège «d’établir l’Opéra-Comique dans toutes les foires de Paris», en avait confié l’exploitation à l’acteur-auteur Favart, déjà célèbre. L’habile gestion de l’artiste avait ouvert à ces spectacles—surtout aux foires Saint-Germain et Saint-Laurent—une ère de prospérité si florissante, que les Comédiens français et italiens, moins heureux, s’en étaient émus et avaient réclamé la suppression d’une concurrence désastreuse pour leur industrie.

Maurepas avait chargé son subordonné Marville, le lieutenant de police, d’étudier la question, et, après enquête, avait conclu à la fermeture des spectacles forains. Les gens de Cour pouvaient avoir entre eux des inimitiés féroces; mais, par tradition, ils observaient, les uns vis-à-vis des autres, les lois d’une correction poussée jusqu’à la courtoisie. En conséquence, Maurepas écrivait, le 6 juin 1745, à Richelieu, qu’il serait «protecteur» des Comédiens, en qualité de premier gentilhomme[326]:

«J’ai rapporté hier, Monsieur, l’affaire des Comédiens. Les titres de l’Opéra paraissent balancer avec avantage ceux de la Comédie; mais on crut devoir s’arrêter particulièrement au fond de la question et avoir égard au tort que les Comédiens prétendent que leur fait l’Opéra-Comique, et c’est ce qui a engagé à décider que les représentations de ce spectacle seraient sursises pendant 3 ans, afin d’examiner si, en effet, les recettes des Comédiens seront plus considérables. Il me semble qu’il dépendra beaucoup des soins qu’ils se donneront, pendant ce temps-là, de fixer en leur faveur, une décision qui leur est déjà si avantageuse, et je ne crois pas que vous veuilliez faire plus longtemps mystère au sieur Berger de la gratification que vous lui avez obtenue; il doit avoir besoin de consolation. J’ai l’honneur, etc.»

[326] Lettres de Marville, t. II, p. 90.

Par réciprocité, Richelieu entendit qu’on fît passer par le ministre «tous les ordres pour la Comédie et pour l’Opéra».

Il était moins heureux, sur le théâtre de la guerre, avec Maurice de Saxe, s’il faut en croire les nouvellistes de café[327], dont Marville enregistrait fidèlement les échos pour l’édification de Maurepas. Le Maréchal avait permis à une «petite troupe» d’acteurs nomades de donner à Gand des spectacles d’opéra-comique, alors que Richelieu avait autorisé une «grande troupe» à jouer, dans la même ville, de «grandes pièces». Or le conflit qui avait mis aux prises à Paris les directeurs des théâtres forains et les Comédiens, se produisit, à Gand, entre la «petite» et la «grande» troupe. Celle-ci se plaignit à Richelieu du tort que lui faisait celle-là: aussi le protecteur, accordant à ses protégés un privilège exclusif, ordonna-t-il à l’Opéra-comique de cesser toutes représentations. Les forains se retournant alors vers le Maréchal pour lui présenter leurs doléances, l’illustre guerrier envoya demander à Richelieu, avec la rudesse qui le caractérisait, de quel droit il défendait un spectacle que lui, Maurice de Saxe, avait autorisé.

—«Du droit qui appartient au premier gentilhomme de la Chambre du roi, répondit Richelieu.

—«A la Cour peut-être, fit le Maréchal, mais pas à l’Armée. Moi seul, qui la commande, ai qualité pour y donner toutes permissions.»

Puis il ordonna aux forains de rouvrir leurs loges et défendit aux Comédiens d’«afficher».

Le duc était barré; mais, concluaient les nouvellistes, «il a pris l’affaire à cœur et n’oubliera rien pour se venger en suscitant quelques brigues contre le Maréchal».

[327] Lettres de Marville, t. II, p. 143, 20 août 1745.

Quelques jours auparavant, contrairement à l’adage De minimis non curat prætor, il avait témoigné de son intérêt même pour les bagatelles de la porte, en remerciant le lieutenant de police, dans la lettre où il signait l’exeat de Champenois, de son exacte surveillance «sur la conduite de l’exempt de la Comédie italienne et sur celle des danseurs de corde!!![328]»

[328] Bibliothèque de l’Arsenal: Archives de la Bastille, 11565.

Grâce à ses fournisseurs, Marville communique fréquemment à Maurepas nombre d’anecdotes démontrant encore avec quelle ardeur Richelieu s’occupe, en fin d’année, des choses de théâtre et «prépare», suivant le mot de Luynes, «les spectacles d’hiver».

Il «maîtrise beaucoup à l’Opéra»; et certains artistes, entr’autres le danseur Malter, ayant traité le directeur de fripon, Richelieu les gronde pour «l’avoir dit trop haut».

Il est en concurrence avec d’Argenson, à propos de la «surintendance des ballets». Le roi, «pour les mettre d’accord», la donne au nouveau contrôleur général.

Mesure que ne regrette pas autrement l’informateur du lieutenant de police; car le fougueux dilettante qu’est Richelieu, tant qu’il a eu la direction de ce service, n’a pas peu contribué au désordre qui règne à l’Opéra; mais Maurepas a fermé les yeux, pour ne pas rompre la trêve tacite consentie par son adversaire[329].

[329] Lettres de Marville, t. II, pp. 174, 199, 207.


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