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Le monarque

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L’ADIEU

Ce dernier exploit du Monarque, et le plus surprenant, il faut bien que j’avoue n’y avoir point assisté. Je me trouvais bien loin de l’Espélunque, alors. Nouvel Hérodote, j’ai dû me borner à en écrire l’histoire sous la dictée du héros lui-même et de témoins dignes de foi, si tant est qu’il soit permis d’employer ici cette expression : Touloumès, Bécougnan, Cazevieille, Racamond, enfin tous les autres. Et bien souvent, à cette heure, ils ne disent plus « le Monarque » mais « notre Monarque ». Ne voyez là, toutefois — la nuance a sa valeur — nul signe de soumission ou d’obédience. Ils n’entendent exprimer ainsi qu’une sorte de prétention à quelque vague et indivise propriété sur la personne, de même que, pas bien loin, on dit « notre Tour Magne » ou « nos Aliscamps ». Le Monarque leur appartient, le Monarque est un phénomène qu’ils sont fiers de montrer, quelque chose aussi comme un type représentatif — je préférerais dire une caricature, mais glorieuse — de toute la race. C’est ainsi qu’un Anglais ne serait guère flatté de s’entendre dire qu’il ressemble absolument à John Bull : mais il admet assez volontiers que tous les Anglais pris ensemble « sont » John Bull. Pour que le Monarque continue de plaire, il est indispensable que l’on puisse continuer à s’amuser de lui. Il ne faudrait pas qu’il se prît au sérieux ! Et justement il n’est pas impossible qu’après sa dernière victoire, il ait manifesté cette inclination. Quand je le revis, il parlait de sa propre personne sur un autre mode, il consentait encore à rire des autres, mais, en riant, il s’oubliait trop. Je crois qu’on lui en voulut, je crois — tant il est vrai que les hommes jalousent tout semblant de supériorité chez leurs contemporains — qu’un noir complot se trama contre lui. On ne le faisait plus causer, on le faisait « aller ». Cela fait une différence. Pour moi, qui voulais lui garder ma confiance et mon admiration, je me disais : « Patience ! Cela ne durera pas, il est trop fin pour ne point s’apercevoir qu’on se moque de lui. » Il s’en apercevait peut-être, mais il était trop heureux de se répandre et de s’écouter. Comme les enfants, avec la même inconsciente perversité, il était décidé à faire du bruit jusqu’au moment où on lui dirait : « Tais-toi ! Tu es insupportable. » Mais précisément on ne voulait pas le lui dire, on préférait, pour s’en gausser, l’entretenir dans sa fatuité funeste. Touloumès, Bécougnan, Falgarettes, Peyras, avaient entre eux des conciliabules dont j’étais exclu. Il ne me fut pas difficile de pressentir qu’ils méditaient « quelque chose ». Mais quoi ? On se méfiait de mon indiscrétion et sans doute on n’avait pas tort : tout historiographe finit par éprouver de la sympathie pour le sujet de son étude : j’avais de la sympathie pour le Monarque, cela se voyait trop. Je ne pus ni l’avertir, ni même intervenir en sa faveur : car je ne sus rien qu’au moment même où le plan des conspirateurs éclata en sa présence, et même alors je ne fus guère plus perspicace que lui : nous ne vîmes pas venir le coup.

Mais quel art des préparations, quelle diplomatie pour amener la conversation au point inévitable où le Monarque, séduit, tomberait dans le piège ! Qu’il eût gardé quelque rancune à Malvaize, le député de Blanduze, qui n’avait su obtenir « un commandement » au lieutenant de vaisseau Malavial, nul ne l’ignorait. Et voici que l’époque des élections générales allait revenir. Les élections générales ! Ce que le Monarque aime le mieux dans l’existence : six semaines de joie, de luttes oratoires grandioses, de parlotes au café, encore plus précieuses, d’ivresse, de frairies et d’exaltation. On le mit donc sur les élections générales. J’ai dit que le Monarque assumait, trop souvent, un ton d’autorité. Il ne s’en départit point, discuta, avec abondance, « le cas Malvaize », de Malvaize banni du parti socialiste unifié « pour avoir accepté d’écrire un rapport favorable sur cette concession de mines dans les colonies, vous savez ! » Il devenait ennuyeux, le Monarque, et j’en souffrais. C’est alors que Touloumès, astucieux, suggéra :

— C’est une chose que nous n’avions pas encore voulu te dire, Monarque : mais si tu te présentais contre lui ? Nous ferions un comité. Oui, nous tous, Monarque, un beau comité. Quelle campagne tu ferais !

Et j’eus peur, je vous assure, j’eus bien peur. On voulait le faire tomber dans un traquenard, jouir, six semaines durant, de l’effervescence de ses espoirs, des exaspérations de sa vanité, de la grandiloquence de ses discours. Car lui donner une voix, une seule, non pas ! On aime à rire, mais on connaît ses intérêts. C’était même le sel le plus piquant de la plaisanterie, qu’il n’eût pas une voix, à la fin ! Je me demandais avec inquiétude : « Qu’est-ce qu’il va répondre, bon Dieu, qu’est-ce qu’il va répondre ?… » Car vous le connaissez bien, maintenant, j’espère ? Vous savez que seuls, des gens du Nord, mal habitués, pourraient s’imaginer qu’il est un peu fou, alors qu’il n’est point, dans sa cervelle pourtant toujours bourdonnante, un seul grain de folie ; mais seulement de l’imagination. Il aime à se représenter les choses qui ne sont pas encore, à en faire une histoire où tout est bien, où tout finit bien, à sa guise et à son caprice, naturellement, puisqu’il n’y met que ce qu’il veut. Et c’était si beau à bâtir, ce conte-là, dont on le tentait ! Il était si capable de dire « oui », songeant comme tant d’autres fois : « Ce n’est pas arrivé, ça n’arrivera jamais. Ce n’est qu’une chose qu’on raconte, ce soir, entre soi, pour la gloire et pour le plaisir. Demain on n’y pensera plus. » Et alors de s’engager, sans le vouloir, comme toujours, car demain les autres y penseraient encore, et lui, le pauvre Monarque, ayant dit « oui », ne saurait pas dire « non » !

Je m’attendais donc à tout, à tout, je vous assure : à de la modestie, qui serait de la fausse et dangereuse modestie, à un délire oratoire, qui serait du verbiage, à de la gratitude envers ses bourreaux, qui serait affreuse ! — je m’attendais à tout, excepté à l’événement : le Monarque n’eut même pas l’air d’entendre !

Ce fut un nouveau Monarque — où l’on continuait cependant de distinguer l’ancien, car il s’agissait toujours d’un rôle ! — mais d’un rôle qui l’amusait d’autant plus que jamais encore il ne l’avait joué, d’un rôle « en dedans », non plus en dehors, tout en mesure, en réticences, en silences, pour arriver à décliner galamment ce qu’on lui offrait, sans y toucher, sans se compromettre, sans se diminuer. Il n’eut même pas l’air d’entendre, je vous le répète ! Il faudrait, pour reproduire son adroite et délicate allocution, toute la dignité décente du discours indirect, tel que seuls les grands Latins le surent pratiquer : « Que Malvaize, après tout, était l’homme du pays, qu’il en connaissait les habitudes, qu’il n’était plus, de nos jours, question de grande politique, pour laquelle il faut un homme au-dessus du commun, mais seulement d’avantages particuliers à obtenir pour des particuliers. Car, au général, a-t-on quelque chose à désirer, depuis vingt ans, depuis quarante ans, depuis l’Empire ? Si on est des ouvriers, c’est possible. Mais on n’est pas des ouvriers, à l’Espélunque, on est des propriétaires, on a des vignes, des prés, sa maison. Alors que peut-on souhaiter ? Des faveurs, des indemnités, des places pour les enfants… « Est-ce que vous n’êtes pas des bouilleurs de cru, est-ce que le privilège des bouilleurs n’est pas un avantage donné au Nord sur le Midi, est-ce que vous ne pouvez pas brûler dans l’alambic tout le marc de vos vendanges, le boire chez vous, sans rien payer, et même le sortir ensuite pour le vendre en douceur, dans le pays, sans qu’on vous embête ? Qu’est-ce qui vous manque, allons ? » Et le Monarque répéta son mot, dont il était fier : « Je veux bien qu’on parle des réformes, mais je ne veux pas qu’on les fasse ! » Et pour tout ça, est-ce que Malvaize n’était pas l’homme indiqué ?

Les autres courbaient la tête. Ils la courbaient parce que leur coup n’avait pas réussi, ils le courbaient se sentant percés à jour, et aussi parce que, dévoilés de la sorte, les petits motifs terre-à-terre de ce qu’ils appellent leurs opinions politiques les humiliaient un peu. Ils songeaient : « Si tu en avais, toi, des vignes, si tu l’étais toi-même, bouilleur, tu ne parlerais pas si clair ! C’est vrai, tout ça, c’est vrai. Mais ça n’est pas à dire ! » Touloumès pourtant osa élever la voix :

— Monarque, fit-il, ça n’empêche pas que toi-même, tout à l’heure, tu ne le cachais pas, que Malvaize a été exclu du parti socialiste unifié…

— Ça te fait quelque chose ? lui siffla le Monarque au nez. Essaye donc de le dire, que ça te fait quelque chose ? Tu es comme tout le monde, tu t’en f… Il n’est plus unifié ? Alors il sera indépendant. Socialiste indépendant : ça sonne mieux.

Il réfléchit une petite seconde, et ajouta :

— C’est même meilleur, pour décrocher un ministère !

Peyras avait l’esprit lent. C’est pourquoi il eut l’imprudence d’insister :

— Mais toi, Monarque, alors, toi, tu ne veux rien ?

— Si ! dit le Monarque.

Tous respirèrent ; et il se regardaient, pleins d’espoir. Le Monarque souhaitait quelque chose ; donc il y avait toujours moyen de le faire aller.

— Quoi ? firent-ils.

Le Monarque leur jeta un coup d’œil circulaire, dominateur, impérieux — et profondément ironique.

— Je veux, dit-il, je veux…

Il eut l’air d’hésiter, comme saisi d’épouvante devant un rêve démesuré.

— Parle, Monarque, parle !

— Je veux, fit-il en mettant sa main devant sa bouche comme pour arrêter l’expression de cet âpre désir… je veux le prix Nobel !

Ce fut le silence. Ils n’avaient pas pensé à ça ; ils étaient écrasés. Le prix Nobel, c’était trop loin ; le prix Nobel, ils ne savaient pas comment ça s’attrape. Le Monarque s’en alla d’un air de dédain, victorieux.


Quelques jours après, je quittai l’Espélunque. Le Tiennou mit ma légère valise sur une brouette, pour ne pas se fatiguer, et descendit bien doucement vers la gare. Je le suivais à quelques pas, et le Monarque me fit la conduite, parce qu’il m’aimait. Il était un peu mélancolique. Cela ne m’étonna point : il aime se donner des airs. Je partais : il prenait l’air triste. Telle fut ma supposition. Elle n’était point tout à fait sans fondement, mais pourtant ce n’était pas tout.

— Je reviendrai, lui dis-je, on est de revue !

Il courba le dos davantage encore.

— Vous me verrez plus vieux ! fit-il. Les gens comme moi ne devraient pas vieillir. Quelquefois, voyez-vous, quelquefois, quand je ne cause pas, je m’imagine ce que je serai, de quoi j’aurai l’air, bientôt : oh ! rien de bon, rien de beau ! Le Monarque avec des cheveux blancs, est-ce qu’il a le droit d’être le Monarque ? C’est comme un ténor qui a perdu la voix. Pire ! comme un enfant à qui l’on dit : « Tu es grand, maintenant, ce n’est plus le temps de jouer, travaille ! » Et moi j’ai joué, je n’ai jamais fait que jouer toute ma vie, je ne sais que ça. Mais si j’allais ne plus savoir ? Quand on prend de l’âge, le jeu n’amuse plus, on n’invente plus, on ne trouve plus. Je ferai mes anciennes grimaces : elles m’attristeront moi-même, elles attristeront encore bien plus les autres… Dans le temps, pour nos anciens, il y avait des jeux qui duraient, qui étaient grands, qu’on prenait au sérieux : la guerre, tenez, la guerre ! On s’embarquait dans des choses folles, on s’en tirait, comme je me tire de mes imaginations, par d’autres imaginations, par de l’aplomb, par du courage qui servait, tandis que j’en ai eu, tout de même, hein ? tout de même, du courage, mais pour ne servir à rien. Et quand c’était fini, à l’heure de la retraite, on n’était pas interrompu, quand on blaguait : parce que les gens savaient qu’on avait fait les choses pour de vrai, au lieu « d’y faire »… Allons, voilà votre train… Tiennou, mets la valise dans ce compartiment. Adieu, monsieur, adieu !…

Il avait salué, de son beau geste. Le train partit. Me penchant par la portière, j’aperçus une dernière fois le Monarque. Il tournait, le long du Gardon, vers le coin où sont les carriers. Les grondements de la machine ne purent m’empêcher tout à fait d’entendre : il chantait !

Tout n’est dans ce bas monde
Qu’un jeu, qu’un jeu !

… Les soucis du Monarque ne durent jamais bien longtemps.

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