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Le monarque

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II
SA DISCRÉTION

Le Monarque — de son vrai nom Juste-Claude Bonnafoux — avait tenu à me le faire savoir : aussi bien que l’ami des hommes il est celui des femmes. Cela est vrai : toutefois il se vantait un peu, et il importe à cet égard de nous bien entendre. Le Monarque est l’ami des dames, mais il ne fut point fréquemment honoré de leurs faveurs suprêmes. Dans ce champêtre coin de Provence, aussi bien, je pense, que dans beaucoup d’autres régions campagnardes, l’impossibilité de rien cacher de leurs moindres actions impose à la plupart des femmes une prudence qui préserve presque toujours leur vertu. Se sentant perpétuellement épiées, celles qui sont mariées demeurent fidèles à leurs époux. On ne cite guère, à l’Espélunque et dans les environs, que le pauvre Bécougnan pour avoir eu des malheurs ; et aujourd’hui il est veuf : ainsi cela ne compte plus. Ou bien, si ces dames manquent à la foi conjugale, elles tombent si bas quand cela se sait, qu’elles ne peuvent plus guère se refuser à personne — et alors elles ne sont plus intéressantes. Restent les filles, que le diable tente parfois ; et encore, au pied de ces Cévennes où catholiques et descendants des vieux huguenots s’épient réciproquement, il y a plus de gaillardise dans les propos que d’aventures dans les familles. Voilà même pourquoi il a bien fallu que le Monarque se mariât, ainsi que vous le verrez tout à l’heure. Mais la vérité est que, jusqu’à son mariage, ses conquêtes furent assez rares. On le félicitait cependant d’avoir obtenu les bonnes grâces de madame Fumade. Cela n’avait fait de mal à personne : madame Fumade était une étrangère ; et, contre les étrangers, tout est permis.

Car cette dame, qui était venue passer un mois à Maillezargues, pour prendre le bon air, chez ses amis Fabrenouze, n’était pas du pays, pas même de Nîmes. On la croyait du Nord, c’est-à-dire de Valence, peut-être de Lyon. En tout cas, il était bien certain qu’elle n’était pas mise comme les autres dames. Non seulement pour aller à la messe, mais assez souvent même pour se promener toute seule dans la campagne, elle portait, sous son grand chapeau de paille très fine, orné de deux ou trois roses légères, un « tailleur » de couleur nankin comme on n’en avait jamais vu, et qui jeta dans une grande agitation la population féminine de l’Espélunque. Elle ajoutait d’ordinaire à cette toilette, déjà suffisante pour attirer l’attention et la jalousie, une ombrelle dont la teinte était appareillée à celle de son costume, et des gants de fil. L’opinion générale fut que madame Fumade était une personne de mœurs légères.

Par un hasard peu commun, l’opinion ne se trompait pas tout à fait. Madame Fumade appartenait à cette agréable catégorie de femmes qui, après avoir consacré les quarante premières années de leur vie à la vertu, à leur époux, et même à la patrie, à qui elles ont donné des défenseurs, songent qu’il est temps de s’offrir quelque chose à elles-mêmes, et mènent alors, si l’on peut ainsi parler, la vie de garçon. Elles y mettent du désintéressement, de l’ardeur, et cependant quelque sagesse : entendez par là qu’elles évitent la grande passion, c’est-à-dire les grandes douleurs. Viennent tout à fait les cheveux gris, ce seront de bonnes personnes, leur expérience servira aux générations futures. Peut-être même garderont-elles, ayant eu la prudence de ne les avoir pas trop aimés, des conseillers utiles et reconnaissants.

Au cours d’une de ses promenades solitaires, madame Fumade avait rencontré le Monarque, dont l’aspect l’avait charmée. Le pantalon troussé le plus haut qu’il pouvait sur les cuisses, la chemise de flanelle ouverte, affrontant bravement l’eau froide du Gardon, il pêchait à la main ! Oui, ce n’était pas, comme pour moi, une plaisanterie, Cazevieille ne m’avait pas menti ! Passant ses doigts agiles sous les rocs épars dans le torrent, sous les racines des arbres, sous les herbes chevelues, le Monarque sentait parfois trembler le ventre d’un poisson engourdi par ces ondes glacées, qui avaient encore un goût de neige : et il le prenait par les ouïes, vivement. Et qu’il était beau à regarder, avec sa peau couleur d’orange claire, ses yeux noirs, son nez mince qui lui tombait sur la moustache, et son torse de lévrier maigre, qui bondirait bien s’il n’eût mieux encore aimé bâiller en s’étirant !

Se sentant regardé, le Monarque s’alla étendre au soleil, sur une grande pierre plate, sous couleur de se chauffer. Puis il chanta, pour son plaisir et pour la séduction. Il chanta Si j’étais roi, puis le grand air de Vincent dans Mireille, l’Alleluia d’amour de Faure et diverses autres romances, telles que Vogue, ma balancelle ! Il chanta ces choses, qui étaient à son goût, d’une voix juste et sentimentale ; et c’était pour sa propre satisfaction, c’était aussi pour plaire, c’était enfin parce que de chanter, dans son idée, ça grandissait la scène : tant il a besoin de mettre quelque chose d’un peu artificiel quelque part, quand il éprouve un sentiment vrai ! Mais madame Fumade, sans qu’elle en eût conscience, était comme lui : elle se sentit très tendrement émue, avec une pointe de désir, un avant-goût de volupté. Telle fut sa première rencontre avec le Monarque ; il ne faut donc pas s’étonner si elle prit quelques dispositions pour le voir encore.

Mais quand au cercle, ou bien au café Muraton, devant le Monarque, on risquait là-dessus quelques allusions flatteuses, il gardait le silence distingué des hommes du monde qui savent ce qu’ils doivent à la réputation des femmes. On ne l’en admira que davantage, avec une pointe de jalousie. Bécougnan, par la raison sans doute qu’il a été trompé par sa femme, a gardé une sorte de rancune contre le sexe tout entier. Voilà sans doute pourquoi il se fit l’écho des bruits fâcheux qui couraient sur la réputation de madame Fumade. Le Monarque se conduisit comme un vrai chevalier.

— Bécougnan, dit-il avec majesté, une étrangère qui vient à l’Espélunque est sous la protection de tous les gentilshommes de la commune !

On apprécia d’autant plus le détour qu’il prenait pour défendre madame Fumade, sans avoir l’air d’invoquer un motif personnel, que tout le monde était au courant des choses. Car s’il manifestait, au cercle, de si nobles réticences, il n’avait point, n’est-il pas vrai, les mêmes raisons de ne se point confier à un ami ; l’amour vit de discrétion, c’est entendu, mais aussi de confidences ! Il tenait donc, dans le particulier, Touloumès au courant du progrès de ses amours « avec une femme du monde », et Touloumès en faisait part ensuite à ceux que cela pouvait intéresser, c’est-à-dire un grand nombre de personnes. Touloumès ne cachait point à son ami qu’on s’inquiétait un peu que tout jusqu’ici, entre lui et madame Fumade, se fût passé en conversations ; et le Monarque baissait la tête, humilié. Un jour enfin, il put dire à Touloumès :

— Je vais vaincre enfin, ami, je vais vaincre ! J’aurai demain tout ce que je puis désirer. Mais jure-moi à ton tour que tu garderas le silence. Personne, comprends bien, personne ne doit savoir : une ombre d’indiscrétion, Touloumès, et je te tue ou je me tue !

— Mais, objecta Touloumès, c’est que tu sais si bien y faire, Monarque. Si par hasard tu blaguais ? On va croire que tu as blagué.

— On ne pourra pas le croire, répondit-il. Regarde du côté de Tornac, demain. Je ne t’en dirai pas plus, et personne jamais n’en saura davantage. Regarde du côté de la tour de Tornac, demain, vers quatre heures.


On regarda.

A près d’une demi-lieue, droite et rude sur le ciel, la vieille forteresse dresse au-dessus du Gardon son squelette ébréché. Un arbre a crû sur sa cime presque inaccessible, le bosquet de chênes verts qui l’entoure rend sa base invisible, et nul n’y fréquente plus que les touristes, à l’automne ou au printemps. Le Gardon, grossi par les pluies d’hiver, secoue des galets à ses pieds, et l’on voit encore derrière sa masse ruineuse, une autre colline sèche, hérissée d’oliviers maigres, déjà très lointaine sur l’horizon pâle.

… Le Monarque parut, sortant de chez lui. On se précipita comme pour le suivre.

— Messieurs ! dit-il d’un air choqué. En vérité, messieurs !

— La discrétion ! murmura Touloumès. Songez à la discrétion qu’il doit garder !

En effet, la façon dont le Monarque disparut fut miraculeuse. S’il avait pris par les Garrigues ou par le Gardon, nul n’en vit rien. Il s’était évanoui ! Mais on aperçut, venant du pont de Gers, une ombrelle jaune.

L’ombrelle dansa le long du torrent. Sur la route claire, elle s’éclipsa derrière la Corne de Marbre, où sont les carriers, surgit au bout de dix secondes un peu plus près, un peu plus haut : elle montait vers Tornac, rien n’était plus sûr. On l’aperçut, on la perdit à cause des lacets de ce sentier qui grimpe, elle s’enfonça derrière le bosquet de chênes verts ; et l’on ne vit plus rien.

— Qu’est-ce que ça prouve, Touloumès, demandèrent les huit cents habitants de l’Espélunque, tous groupés du côté du cours qui surplombe le torrent ? Qu’est-ce que ça prouve ? La dame est venue à Tornac, mais le Monarque, va voir s’il y est !

— Patience ! répondit Touloumès.

Mais il était aussi inquiet que les autres.

… Tout à coup, un petit drapeau se dressa, pour ainsi dire tout seul, au sommet de la tour, un petit drapeau blanc, tout pâle et léger.

— Il faudra que je vous fasse signe, avait dit le Monarque à madame Fumade. La montée est rude, ce n’est pas la peine de la faire, si je n’y suis pas. Je vous ferai signe, discrètement.

Il avait fait signe, donc il était là. Madame Fumade put s’en assurer, et ne s’en plaignit point. Les habitants de l’Espélunque aussi, à cause du drapeau.


Et cette aventure accrut encore la gloire du Monarque, ainsi que sa réputation de galant homme très discret.

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