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Le monarque

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L’ENTERREMENT DE MADAME STUYVAERT

… M. Stuyvaërt restait debout parce que tout le monde était debout et que, d’abord, étant le premier deuillant, c’était à lui de donner l’exemple. Toutefois, comme il avait mal aux reins, à cause d’un peu de rhumatisme, il s’appuyait des deux paumes, les bras tendus, sur le dossier de son prie-Dieu, dont la housse d’étamine glissait perpétuellement sous ses gants noirs, en peau glacée. Car le veuf, rebelle aux conseils de madame César Stuyvaërt, sa belle-sœur, avait refusé d’accepter la peau de suède, dont le ton mat est plus convenable : il avait répondu que le suède, sur les mains, ça lui fichait la chair de poule.

Pour regarder ceux qui étaient venus, renversant en arrière son cou puissant, qui faisait un bourrelet par-dessus le faux-col, il redressait sa tête large et ses yeux rougis : c’est qu’il avait beaucoup pleuré, le pauvre M. Stuyvaërt, en ces deux derniers jours, c’est qu’il regrettait vraiment sa femme ! Et puis, il avait dû recevoir chez lui son frère César et sa belle-sœur, accourus de Mons pour l’enterrement, et aussi l’oncle et la tante Delebecque, ces deux bons vieux, venus de Ronchin. A chaque arrivée, il avait fallu recommencer l’histoire, dire comment c’était venu, cette pneumonie, raconter les derniers moments. Et, plus M. Stuyvaërt les racontait, plus il en éprouvait l’irréparable tristesse et l’amertume, car il avait des sentiments forts, mais assez lents, et l’idée de la chose, l’idée que c’était fini, tout à fait fini, ça ne lui était tombé que peu à peu…

L’office était interrompu. Avant qu’il reprît, pour le rite solennel de la consécration, chacun quitta sa place pour aller à l’offrande. Le prêtre, debout sur la dernière marche de l’autel, faisait baiser à ceux qui passaient devant lui une patène brillante qu’il essuyait chaque fois, pour la propreté, avec un tampon de batiste. Un acolyte, à sa gauche, distribuait des images et des inscriptions invitant à prier pour la défunte ; un autre, à sa droite, tendait un plateau sur lequel, par intervalles réguliers, tombaient de petites pièces de monnaie : peu de gros sous, des sous, et beaucoup aussi de ces menus centimes qui, dans les Flandres françaises, sont demeurés d’un usage courant. Et, parfois, l’acolyte, pour encourager les générosités, déblayait ce tas de cuivre, mettant à jour l’écu de cinq francs que M. Stuyvaërt, le premier, avait jeté sur le métal sonore.

Il n’y en a pas d’autre ! se disait M. Stuyvaërt avec une certaine fierté. Il n’y a que moi qui ai mis cent sous. César n’en a donné que vingt : il aurait pu y aller de ses deux francs. »

Intérieurement, il éprouvait quelque satisfaction de la petite supériorité obtenue de la sorte sur son frère, qui l’avait toujours traité comme un petit garçon, donnant pour motif qu’un aîné, c’est un aîné, et par conséquent le chef de la famille. Il lui plut également de constater que le curé dirigeait un regard assez noir sur les membres de sa société, la « Trompette de la Monnaie », qui restaient bien tranquillement sur leurs chaises, leurs instruments de bois ou de cuivre dans les mains ou devant eux, au lieu de tourner derrière le catafalque pour aller baiser le bon Dieu, en payant : c’est que les membres de la société pensaient qu’en offrant à la cérémonie le concours de leurs talents, ils faisaient déjà tout leur devoir. M. Stuyvaërt lui-même, dans les enterrements, ne s’était jamais conduit de façon différente. Sa société, qui était anticléricale, entrait tout de même à l’église, pour ne pas désobliger les familles. Mais elle avait découvert ce moyen économique et radical de prouver qu’elle n’aimait pas le clergé.

Cependant, le défilé continuait. Ç’avait été d’abord les grands deuillants, austères et cérémonieux, puis la masse piétinante des parents, des amis, des fournisseurs, enfin trois « petits vieillards » délégués des pauvres de l’hospice, en souquenille bleue, et bien sages, qui fermaient la marche du cortège masculin. Ensuite, ce furent les femmes. Les grandes deuillantes, aux faces invisibles sous le lourd voile noir, dont les plis de crêpe semblaient figés en longues larmes, à la fois sombres et brillantes ; les dames du tiers ordre, Élisa Verkinder et Léonore Hauchecuisse, qui sont tout ce qui reste du vieux béguinage, qu’on a détruit il y a des années et des années, et qui vivent maintenant en pension chez les Ursulines. Élisa est aveugle, et Léonore, qui a quatre-vingt-six ans, la traînait par la main, sa bouche creuse, sans lèvres, fermée sur sa mâchoire sans dents. Puis les dames du quartier, les voisines, l’archiconfrérie de la Vierge, les très vieilles demoiselles qui ne se marieront pas, les moins passées, qui ont déjà coiffé sainte Catherine, mais espèrent encore, et les plus jeunes, qui ont gardé toute leur voix pour chanter aux offices du mois de Marie. Elles passaient toutes, les mains jointes, les yeux baissés, et les plus pieuses, avec leurs cheveux lissés et tirés en arrière, par modestie, avec l’ovale presque excessif de leurs figures paisibles, leur regard clair, incroyablement pur, et leur taille longue sous des corsets à l’ancienne mode, qui faisaient bomber leurs ventres, avaient l’air de leurs sœurs ressuscitées, leurs sœurs d’il y a quatre cents ans, celles qui sont peintes sur les châsses et le parchemin des livres d’heures. Mais d’autres portaient un chapeau de ville, le moins voyant qu’elles eussent pu trouver. Elles avaient l’air ingénu, ou gourmand, ou évaporé, ou vicieux : mademoiselle Élodie Carouge, mademoiselle Zulime Lamberquin, mademoiselle Caroline Malmouche, mademoiselle Sidonie Vandergraët. Il en venait de tous les âges et de toutes les tailles, de tous les goûts et pour tous les goûts, et sans le vouloir, à mesure, M. Stuyvaërt, à part lui, silencieusement, se les nommait. Son frère César, immobile, sévère et droit, lui mit doucement la main sur l’épaule, par derrière. Alors, il tressaillit et fixa les yeux devant lui, comme un enfant pris en faute.

Quand l’offrande fut terminée, l’officiant hâta la fin de la messe. Des hommes vinrent, en lourds chapeaux de cuir bouilli ; ils portèrent le cercueil hors de l’église, jusqu’au corbillard, qui s’ébranla. C’était le grand moment pour les membres de la « Trompette de la Monnaie ». Se plaçant des deux côtés du char funèbre, ils donnèrent à leurs instruments, pour en adoucir les embouchures, un coup de langue humectée de salive, glissant un regard de côté vers Delemer, la clarinette, leur chef de fanfare, qui marchait devant eux. Le minuscule pupitre que portaient la plupart de ces instruments resta vide : car tous les membres de la fanfare, depuis leur enfance, connaissaient le morceau qu’on allait jouer, ils le savaient par cœur, et une tradition vieille déjà de trois quarts de siècle l’imposait en la circonstance : le P’tit quinquin, de Desrousseaux, transposé en mineur.

Dors, mon p’tit quinquin,
Min gros pouchin,
Min gros rojin.
Te m’f’ras du chagrin
Si te n’dors point qu’à d’main.

Cet air puéril, dont le rythme est si sec et les bonds si courts, maintenant, sur le vieux mode où nos pères ont combiné leurs premiers unissons, comme il était changé, grandi, solennel, déchirant ! On en oubliait les paroles, ou plutôt ces paroles demeuraient à l’arrière-plan de la pensée, elles y prenaient un autre sens, elles disaient « Voilà, voilà : avez-vous compris, à cette heure ? Tout ce qu’on s’imagine une cause de joie n’est que motif à désespérer.

… Nous irons dans l’cour de Jeannette-à-vaques…

Oui, c’est un gosse qui se fait bercer par sa maman, n’est-ce pas, et sa maman ne pense qu’à lui, sa maman ne pense pas qu’elle mourra… Des promenades, du soleil, une femme qui tient un enfant par la main : la voilà, maintenant, la promenade — au cimetière ! La voici, la femme, dans ce terrible habit de planches qui est le dernier habit, l’habit de tout le monde, à la fin, pour l’éternité ! Quel est donc le génie populaire, instinctif, cynique, féroce, tout pénétré encore de l’esprit du Moyen âge, qui inventa ce travestissement farouche, cette mascarade musicale qui fait du deuil et de l’horreur avec de l’aube, de la maternité courageuse, de la misère ingénue, bravement portée ? Mais ça veut peut-être dire aussi : « Ça continuera, allez, ça continuera, la vie ! Vous croyez que c’est fini avec ça, ça que vous allez enfouir ? Mais il y aura toujours des enfants qui naissent, qu’on berce, qu’on dorlote et qui grandiront. Et puis, après… Après ? Dors, mon p’tit quinquin : tout finit par le sommeil. »

Et M. Stuyvaërt, qui connaissait bien cet air-là, pourtant, et qui savait que ça devait se faire comme ça, M. Stuyvaërt avait le cœur bien lourd dans sa poitrine. Il gémissait sur sa femme, qui n’était plus, et il gémissait sur lui. Car c’est pour soi surtout, telle est l’infirmité de la nature humaine, c’est pour une amputation d’âme, de corps, d’habitudes, dont on souffre insupportablement, qu’on pleure ceux qui s’en vont. M. Stuyvaërt revoyait les matins et les jours, et les soirs et les nuits, les repas et le lit, la maison et les promenades. « Je suis seul, se disait-il, je suis seul ! Est-ce que c’est possible que je sois tout seul ? » Et il était saisi d’effroi à la pensée que, tout seul, il n’était bon à rien, pas même à faire son café au lait. Il était malheureux comme un brave homme, et comme un homme naturel. « Qu’elle était bonne, se disait-il, qu’elle était bonne ! » Mais cela voulait dire aussi : « Que vais-je devenir, sans elle ? »

On vit les fortifications. Le cortège passa le grand pont-levis qui date de Vauban, et la route tourna vers le cimetière tout proche. Pris de biais par le regard, le noir troupeau pouvait s’apercevoir d’un bout à l’autre, entre les hautes murailles rouges et les arbres de la contrescarpe. Alors, le veuf ne détourna plus les yeux de ce spectacle, marchant presque à reculons. Son frère César lui dit :

— Napoléon, ce n’est pas convenable. Il faut regarder devant sol. A quoi penses-tu, Napoléon ?

Sans y songer, tout uniment, M. Stuyvaërt répondit :

— Jamais je ne reverrai tant de femmes ensemble. Toutes nos connaissances, elles sont venues, César, toutes celles qui sont à prendre : c’est une occasion.


Et, cependant, les larmes ruisselaient sur ses deux joues.

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