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Le monarque

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LA JOURNÉE DE M. STUYVAERT

Tous les matins que fait le bon Dieu, M. Napoléon Stuyvaërt s’habille pour aller à son bureau de la rue du Molinel, chez Dujardin-Verkinder, où il est comptable. Il commence par ouvrir la fenêtre, non point pour renouveler l’air, mais pour savoir s’il ne doit point passer un gilet de chasse au-dessus de son gilet de flanelle, et au-dessous de sa chemise, car il est frileux, un peu arthritique, et l’air de Lille est traître, plein d’humidité, particulièrement aux changements de saison. Sa toilette terminée, il descend dans la cuisine, et, ayant pris d’abord un verre de genièvre, afin de chasser les mauvais effets du brouillard, il boit son café au lait, qui chauffe sur le feu, en mangeant des tartines de pain beurré. Sur les murs, les casseroles de cuivre rouge et de fer étamé étincellent comme d’énormes joyaux ; la lourde table, faite d’un seul bloc de chêne et déjà passée au savon noir, caresse l’œil d’un éclat laiteux ; et les dossiers des chaises, le coffre même du moulin à café, jusqu’au manche du cuir à polir les lames de couteaux ont été frottés à la cire.

Ce jour-là, madame Stuyvaërt n’était point dans la cuisine. Son mari s’en étonna d’abord : elle se levait toujours avant lui, pour que tout fût bien en ordre. Mais, en général, elle assistait à son déjeuner. Puis tout à coup M. Stuyvaërt pensa :

— Je suis bête ! C’est samedi : elle lave déjà « dehiors ».

Ayant donc, avec tranquillité, savouré la dernière goutte de son café au lait, il endossa son pardessus, mit son chapeau et ouvrit la porte. Il ne s’était point trompé : madame Stuyvaërt lavait dehors. Accroupie sur le trottoir de cette petite rue de la banlieue lilloise, où les maisons, toutes pareilles, allongeaient les briques rouges de leur étage unique, avec une brosse, du savon et du sable, dont le reflet était un peu vert, elle frottait les trois marches du seuil ; et, comme c’est là une œuvre d’art, son cœur était léger et ses yeux brillants. Elle cria tout de suite :

— Ne bouge pas, Napoléion ! Que tu ferais encore de ces saletés sous l’porte. Attends que je mette mon tablier sus c’marche !

Mais Napoléon pensa que, malgré son poids, il pouvait prendre son élan par-dessus l’obstacle que lui opposait la candeur vierge de ces degrés. Il sauta donc, en écartant les bras, puis se retourna, la figure gaie, parce que le verre de genièvre lui excitait encore un peu le sang. Ses oreilles furent déconcertées d’entendre :

— Ces hommes, c’que c’est dégoûtant ! J’tavais dit d’attendre que j’mette mon tablier sus c’marche, Napoléion !

En sautant sur le trottoir mouillé, M. Stuyvaërt avait fait jaillir sur le seuil immaculé quatre ou cinq petites gouttelettes de boue noirâtre. Se sentant coupable, il prit le parti de s’en aller sans en demander davantage, pour ne pas se faire d’histoires.

Il revint à six heures, ayant tout à fait oublié cet incident. Sa clef grinça dans la serrure, et il entra. Le petit vestibule, dallé de cubes en terre de Maubeuge, alternativement blancs et noirs, était, à cette heure, complètement obscur, et il n’aperçut rien dans la cuisine que le pot-au-feu, éclairé en dessous par la plaque rougie du fourneau. Il cria :

— Où c’est qu’tu es, Élodie, à c’t’heure ?…

— Ici, répondit-elle, dans c’salle à manger. J’n’ai point déjà fini d’laver c’vitres !

Il entra dans la salle à manger, pièce qui ne servait que dans les grandes circonstances, et plutôt comme parloir. Madame Stuyvaërt, montée sur une échelle, lavait les carreaux de la fenêtre. Elle avait troussé sa jupe autour de ses cuisses, avec une épingle de nourrice, pour s’en faire une culotte, car elle avait de la modestie. Cela donna des idées à son mari, qui lui pinça les mollets. Ce geste la fit sortir des soins qui l’absorbaient, mais pour lui rappeler que les hommes n’ont point de propreté.

— Jésus mon Dieu ! dit-elle. Je suis sûre que tu n’as pas fait attention en montant les marches !

M. Stuyvaërt n’avait pas fait attention. Il garda le silence. Élodie descendit de son échelle, et, faisant sauter les patins qu’elle avait aux pieds, alla, sur ses bas, avec une lampe, regarder le seuil.

— C’est c’que j’avais dit, fit-elle. Tu n’as pas plus de soin qu’un cochon… qu’un cochon sur son fumier. Tout est à recommencer.

Et elle recommença…

Ils dînèrent tard, et il n’y eut à manger que le pot-au-feu, parce que, le samedi, jour de nettoyage, on n’a pas le temps de faire des plats de cuisine. Madame Stuyvaërt ne prononçait que des paroles sévères. Sa besogne lui avait fait les bras rouges, les mains gercées ; ses cheveux blonds, par mèches défrisées, toutes droites, échappaient au peigne et aux épingles ; son visage était trop luisant. M. Stuyvaërt la regardait sans plaisir, et restait muet.

Quand il eut terminé son repas, il se leva et reprit son pardessus.

— Où vas-tu, Napoléion ? demanda sa femme.

— A ma société, dit-il. C’est demain la fête du Broquelet, et nous allons à Esquermes, jouer une fantaisie sur les Huguenots.

— Tu prends ton saxophone ?

— Non, répondit-il. Je sais ma partie.

Et, sans se laisser attendrir par cette sollicitude, il ajouta, l’air maussade :

— Je vais à ma société parce que, à ma société, j’ai pas à regarder toujours où c’est que j’marche !

— Tant mieux, répondit Élodie placidement : j’ai pas fini !

Le siège de la société de M. Stuyvaërt est à l’estaminet du « Temple de Lucine », tenu par Philogone Delœil, au coin de la rue Royale et de la rue Négrier. L’estaminet porte cette enseigne parce que l’épouse de Philogone Delœil est sage-femme. Et, comme disent ses clientes, elle a un joli nom pour compléter l’enseigne, ça donne confiance. M. Stuyvaërt y retrouva, ce soir-là, Verdonck, Delemer, Tirlemont et tous les autres. L’atmosphère était tiède, les chopes fraîches, et, après les chopes, on fit du genièvre brûlé, avec des clous de girofle. M. Stuyvaërt, à mesure que l’heure avançait, se sentait davantage à l’aise, heureux, épanoui. Le genièvre lui chauffait l’estomac et la tête, et, quand il allumait sa pipe à la couvette de cuivre clair, pleine de charbons ardents recouverts de cendre, il songeait :

— Que la vie est bonne !… Qu’elle est bonne, quand il n’y a que des hommes !

Mais il n’allait pas plus loin, sans méchanceté, presque sans rancune, sachant qu’il y a aussi des femmes, et que cela est nécessaire. Seulement, il faisait dans son esprit une comparaison entre la pluie et le beau temps, et il préférait le beau temps… On écouta la lecture du budget de la société, faite par le trésorier, on dressa le programme de nouveaux morceaux à répéter, on fit une partie de piquet, puis une autre, en buvant un nouveau bol de genièvre brûlé, et M. Stuyvaërt dit, en étendant les jambes, voluptueusement :

— Ça ne peut pas durer toujours !

— Qu’est-ce qui ne peut pas durer toujours ? demanda Delemer.

M. Stuyvaërt pensait au beau temps. Il était fini, l’heure venait de s’aller coucher. Mais il n’en dit rien, étant très réservé sur les affaires de son ménage. Ce sont des choses qui ne regardent personne. Il répondit seulement :

— Le plaisir de votre compagnie.

Et, saluant, serrant des mains, il alluma une dernière pipe et partit. Les tramways ne marchaient plus, il fit la route à pied, heureux de sentir ses pas solitaires sonner sur les pavés. Il se sentait généreux, bienveillant, amène, malgré tout. Ça l’embêtait de rentrer chez lui, mais rien ne se fait sur commande, ni la gaieté, ni la tristesse ; ça vient quand ça veut, et il était gai. D’ailleurs, Il se souvenait que, le lendemain, il irait à Esquermes, jouer la fantaisie sur les Huguenots. Il serait toute la journée dehors, avec les mêmes amis, avec des hommes, n’est-ce pas ? des hommes ! Ça serait encore un bon jour.

Il fit dans sa demeure une entrée bruyante et dégagée. Mais tout de suite, son cœur se serra un peu. Sa femme criait, du premier étage :

— Napoléion ! Napoléion !

Il interrogea :

— Qu’est-ce qu’il y a encore ?

— Napoléion, ôte tes souliers… parce que j’ai aussi lavé l’escalier, après le dîner !…

Si ç’avait été un autre jour, il se serait fâché, à la fin. Mais il n’éprouvait rien qu’un sentiment de béatitude hilare, maintenue dans les bornes d’une allégresse sournoise par la conscience qu’il avait d’être chez lui c’est-à-dire chez sa femme. Il ôta ses souliers… Et puis, un plus large sourire l’illumina. Il enleva aussi sa redingote et son gilet.

— Napoléion !…

Il entra dans sa cuisine, s’assit sur une chaise, défit en un tournemain son pantalon, et puis ôta sa chemise, son caleçon, son gilet de chasse et son gilet de flanelle. Et la sensation de sa propre nudité, dans la nuit noire, l’égaya encore. Il alla prendre une petite lampe veilleuse, dans le vestibule et s’aperçut. Alors, il s’ébaudit.

— Napoléion ! Quel temps c’est qu’il t’faut, pour enlever tes souliers !…

Il monta silencieusement l’escalier, et apparut dans la chambre à coucher, nu comme un ver, très grand, très gros, les jambes un peu écartées pour plus d’équilibre, et les mains sur son ventre.

Élodie le considéra d’un air un peu choqué :

— Te voilà tout nu, à c’t’heure ? J’t’avais dit d’ôter tes souliers…

Mais M. Stuyvaërt cligna de l’œil vicieusement et répondit :

— J’avais peur de salir euç’ murs !

Sa vengeance tomba tout à plat. Madame Stuyvaërt répondit bonnement :

— Napoléion, j’les avais point lavés.

Et son mari, à ce moment, distingua sur la commode une chose gigantesque, qui resplendissait comme une comète. C’était son saxophone. Madame Stuyvaërt l’avait fourbi, à son tour, comme les boutons de porte, comme la suspension de la salle à manger, comme les cuivres de la cuisine. C’était maintenant le plus beau saxophone de Lille !…

« C’est une bonne femme, tout de même, » se dit-il, ému.

Et cette nuit-là, ils furent très heureux…

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