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Le monarque

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IV
HISTOIRE AFFLIGEANTE DE TOULOUMÈS ET DU GENDARME INDULGENT

Je crois déjà avoir fait entendre que le Monarque n’est point, à l’Espélunque, un homme « considéré ». La considération va aux riches, et le Monarque est pauvre, non point de cœur, comme François d’Assise, mais cyniquement, comme Diogène ; ou bien encore aux gens vertueux : le Monarque ne se connaît nulle vertu, à plus forte raison ne lui en reconnaît-on aucune. Mais on l’admire, on en jouit, on l’aime : parce qu’il est gai, parce qu’il est insouciant, parce qu’il est « inventeur », pour ne point dire poète, parce qu’il n’est pas bien loin d’Ulysse et plus près de Panurge ; parce qu’il pourrait être brave, s’il n’était si prudent, et généreux, s’il avait de quoi. On ne voudrait pas être le Monarque et on lui est cependant reconnaissant d’exister : il montre des défauts ou des vices que la plupart possèdent autour de lui ; mais, chez lui, ils sont aimables. Et il n’est rien de tel enfin pour attirer la sympathie que de n’avoir point droit au respect.

Tout le monde l’abreuve. Beaucoup le nourrissent. Cazevieille, qui est maire, le protège. Falgarette, qui est pharmacien, s’excuse de son indulgence à son égard en affirmant qu’il est très intelligent. Peyras, qui n’est pas intelligent, le suit pour voir ce qu’il va faire. Bécougnan, qui est parfois un peu mélancolique parce que son foyer connut des drames intimes, mais qui n’est pas sans ressembler un peu au Monarque, l’envie parce qu’il souhaiterait lui ressembler davantage et l’écoute comme une chanson gaie — et tous le traitent avec une nuance de familiarité condescendante. Ils ne craignent pas de le contredire, ils ne craignent pas de le railler, quitte à l’obliger ensuite : dans ce pays d’esprit clair et léger, nul qui se puisse offenser d’une plaisanterie. Il n’est guère que Touloumès qui demeure sur la réserve. Pourtant Touloumès a de l’argent, Touloumès a des vignes, un pressoir, des chais, des valeurs dans son tiroir ; c’est un gros propriétaire. Et il est bon chasseur, pêcheur aussi adroit, plus passionné encore que le Monarque. Mais en face du Monarque il montre — il ne l’avouerait point ! — quelque chose qui ressemble à de la déférence un peu craintive. C’est que le Monarque peut lui dire : « Touloumès, moi, je ne me suis pas fait rouler par un homme du Nord ! »

Cet homme du Nord était un gendarme alsacien. Et Touloumès n’aimerait pas qu’on fît allusion à cette aventure, qui le déshonore.


C’était un jour qu’il pêchait dans le Gardon.

L’hiver avait été pluvieux, mais tiède ; et, bien qu’on ne fût qu’à la fin du mois de janvier, à travers l’herbe pauvre, des perce-neige sortaient déjà leur tête.

Sous les arbres, qui comme un treillage entre-croisaient leurs branches au-dessus de la rivière rapide, étroite, sinueuse, et dont l’eau très pure paraissait noire à cause des feuilles tombées, naufragées depuis des mois déjà et pourrissant au fond, ces premières fleurs de l’année sortaient par touffes leurs petites urnes blanches, frileuses, sans parfum, mais comme émerveillées qu’il fît assez tiède pour que s’accomplît le mystère de fécondation gardé par leurs corolles candides. La terre moussue, quand on y posait le pied, rejetait l’eau comme une éponge, et l’air était encore tout plein de l’odeur des choses qui lentement se sont décomposées sur les rives, au cours des mois mortels, des mois sans chaleur et presque sans lumière où la végétation s’arrête. Mais parfois cependant, durant quelques secondes, le vent du sud apportait avec lui, comme une bonne nouvelle, des senteurs de résurrection levées très loin, dans les pays où les plantes s’étaient mises à bourgeonner.

Touloumès descendit prudemment jusqu’à la berge.

Ayant reconnu la place qu’il avait amorcée la veille, il commença de monter, à petits gestes patients et adroits, sa belle canne à pêche à quatre brins, terminée par un scion d’épine noire et un autre en bambou fendu. Il y fixa sa ligne, terminée par une racine de Florence, solide, nerveuse d’aspect, et un hameçon unique, tout neuf, couleur des élytres d’un scarabée bleu.

Comme, pour pêcher le poisson, il méprisait le blé cuit des pêcheurs vulgaires, il posa sur cet hameçon une boulette légère, de la grosseur d’un pois, faite de mie de pain, de miel et d’assa fœtida ; ayant pris la profondeur de l’eau, à la sonde, il descendit sa ligne de façon que l’appât demeurât libre, à dix centimètres du fond à peu près… Et puis il n’y eut plus dans son âme qu’un calme passionné, une espèce d’ivresse sereine : il pêchait !

De l’azur et du gris tombaient alternativement sur ses yeux, du haut du ciel. Parfois une ondée ruisselait sur le coutil imperméable qui recouvrait son gilet de chasse et son gros caleçon de laine molle ; et il ne voyait plus rien que le flotteur en liège qui, sur l’eau, tremblait sous l’averse ; mais il attendait patiemment, sachant que le poisson vient mieux à l’appât après la pluie. Parfois, au contraire, le soleil brillait, les arbres dénudés, au-dessus de la rivière paisible et noire, prenaient dans le lointain une teinte lilas très douce, et de temps en temps une tanche ou un chevesne mordait : c’était la grande bataille, le duel, moins inégal qu’on ne pense, entre le poisson qui se débat, furieux dans sa douleur, et l’homme qui l’amène lentement, suffoqué, jusqu’à l’épuisette, puis à la gibecière pleine d’herbe mouillée. Alors Touloumès mettait un nouvel appât, le bras fier, tout exalté encore par la vigueur patiente déployée dans la lutte.

Cependant il entendit, au-dessus de sa tête, des pas qui se rapprochaient, à la fois prudents et majestueux, sur l’herbe molle. Il se retourna : un gendarme était là qui le regardait curieusement. Touloumès n’en fut nullement inquiet : il ne pêchait pas en temps prohibé, la rivière est à tout le monde, sa conscience, enfin, ne lui reprochait rien. Le gendarme, d’ailleurs, demanda seulement, d’une voix sympathique et basse, comme s’il avait eu peur d’effrayer le poisson :

— Ça mord ?

— Oui ! répondit Touloumès d’un silencieux signe de tête.

Il abaissait des yeux satisfaits sur la gibecière ouverte où les beaux poissons s’agitaient encore : les gardons luisants, presque semblables à des carpes, mais plus minces ; les chevesnes aux yeux jaune pâle avec une tache noire. Leur dos était d’un vert sombre qui passait au bleu sur les côtes ; leurs flancs et leur ventre luisaient, d’un blanc de nacre qui frémissait dans l’agonie. Le gendarme, ayant regardé à son tour, déclara que c’était une belle pêche.

Tout à coup le flotteur fila, faisant un angle droit avec la rive, et plongeant avant même que Touloumès eût ferré. La longue canne plia, si brusquement qu’on eût cru qu’elle allait se rompre. Mais Touloumès, bien qu’ému jusqu’au cœur, avait pourtant gardé son sang-froid. Les lèvres pincées, il laissa le flotteur fuir aussi loin que la ligne le permettait, tira, rendit du fil de nouveau… Du vert très vif et de l’ocre moirés, des reflets blancs, des nageoires d’un vert éclatant, une tête forte et effilée, voilà ce qui apparut enfin à la surface de l’eau, au moment même où le poisson capté donnait de sa queue un si formidable coup que Touloumès en eut le bras presque démanché. Encore une fois il rendit du fil.

— La belle pièce ! dit le gendarme, avec un bon accent d’Alsace, la belle pièce ! Ah ! si vous alliez la perdre !

Et il tendit lui-même l’épuisette quand la proie bondissante revint près du bord. Prisonnier, le poisson remplit le filet, dont la hampe ployait sous son corps. On vit sa tête verte, sa gorge plus verte encore, couleur de prairie, ses yeux jaunes et ses lèvres jaunes qui claquaient désespérément.

— Comme il est grand ! dit le gendarme d’un air d’admiration. Il est grand, grand… comme un de mes pieds ! Et qu’est-ce que c’est ? Je n’en ai jamais vu comme ça.

— C’est un ombre ! répondit Touloumès, qui se vantait de connaître tous les poissons de France. C’est un ombre-chevalier. C’est un poisson rare, ici : il aura été enlevé par les inondations. Et il faut qu’il soit désorienté, affamé, pour avoir mordu sur une boulette.

— Ah ! fit le gendarme d’une voix toujours très douce, c’est un ombre-chevalier ?… Bon Dieu de bon Dieu, que c’est embêtant !

— Pourquoi ça ? demanda Touloumès, qui continuait à regarder sa prise avec orgueil.

— Du 15 octobre au 31 janvier, c’est interdit, la pêche de l’ombre-chevalier : décret du 18 mai 1878… C’est interdit, interdit ! Il faut que je vous dresse procès-verbal. Bon Dieu de bon Dieu, que c’est embêtant !

— Mais je ne l’ai pas fait exprès, voyons, de pêcher un ombre-chevalier ! s’écria Touloumès. Ce n’est pas ma faute si celui-là s’est pris à ma ligne ! Ça se pêche à la mouche, d’abord, l’ombre-chevalier, et je pêchais à la boulette. Je vais le remettre à l’eau, si vous voulez.

— Il mourrait de sa blessure, dit le gendarme : pollution des cours d’eau ! C’est interdit. Bon Dieu de bon Dieu, que c’est embêtant !

Toute son attitude révélait une infinie compassion, une bienveillance attendrie. L’espoir rentra dans l’âme de Touloumès. Il tira une pièce de quarante sous de sa poche.

— Non, non, monsieur ! fit le gendarme, éludant l’offre d’un geste, mais sans indignation. Ne vous inquiétez pas. Une contravention, on la dresse, mais ce n’est pas une raison pour que l’affaire suive son cours. J’arrangerai ça : on n’est pas des brutes. Je dirai les circonstances de la cause. Pour un ombre-chevalier, perdre une si belle pêche, quelle misère !

— Perdre ma pêche ? interrogea Touloumès.

— Eh oui, dit le gendarme, il faut que je la confisque. Bon Dieu de bon Dieu, que c’est embêtant !

Touloumès doutait qu’il eût, dans l’espèce, le droit de confiscation. Mais il ne protesta point, espérant que l’abandon de ses prises finirait d’amollir le cœur de ce gendarme si poli.

— Vous ne confisquez pas mes instruments de pêche, du moins ? fit-il avec un sourire et pour faire bonne mine.

— Non, monsieur, non, dit le gendarme. On n’est pas des Turcs. Emportez tout ça, allez !

Touloumès, étouffant mal un soupir, commença de ramasser ses boulettes d’appât et la caisse où il avait mis ses grosses boules d’amorçage.

— On voit que vous savez pêcher ! dit le gendarme, flatteur. Qu’est-ce que c’est que ces boules-là ?

— C’est le mélange Florent, un mélange antique, mais le meilleur, déclara Touloumès avec un peu de vanité : du croton cascarilla, de l’argile, de l’écorce d’encens, de la myrrhe, de la farine d’orge détrempée dans du vin, du foie de porc, de l’ail et du sable fin. C’est merveilleux. Et ça ne sent pas mauvais, c’est délicat.

— Et ça amuse le poisson, ça le grise, fit le gendarme.

— C’est idiot, de dire que ça le grise, protesta Touloumès, c’est absolument idiot !

— Bien sûr, bien sûr ! concéda le gendarme toujours bénévole. Allons, au revoir, monsieur, et tous mes regrets.

— Gendarme, interrogea timidement Touloumès, est-ce que ça suivra son cours ?

— Ne vous inquiétez pas, dit le gendarme, c’est des petits malheurs. Vous avez votre conscience pour vous, n’est-ce pas ?

Touloumès avait sa conscience pour lui. Et ce gendarme avait été si poli qu’en rentrant chez lui il ne songeait plus guère qu’à la perte de sa pêche et de sa gibecière. Ce fut donc avec une profonde stupeur qu’il reçut, quelques jours plus tard, une assignation à comparaître devant le tribunal correctionnel de Blanduze, « pour contravention aux ordonnances et décrets sur la police de la pêche, délit de pêche, injures à un agent de la force publique et tentative de corruption d’un fonctionnaire ».

— Ah ! le cochon ! gémit Touloumès en pensant au gendarme.

Toutefois, il espéra encore, au fond de l’âme, qu’il n’y avait là qu’une erreur. Sa bonne foi ne pourrait manquer d’éclater au grand jour de l’audience, et l’on saurait bien comment les choses s’étaient passées. Mais on n’avait pas idée de mettre autant de mensonges dans une citation. Celle-ci avait été mal rédigée, on n’avait pas compris le procès-verbal, sûrement !

L’attitude du gendarme, qu’il rencontra faisant les cent pas, en grand uniforme, sur la place du Palais, le confirma dans cette opinion. La candeur, l’indulgence, la bonne volonté étaient peintes sur les traits de ce modeste serviteur de l’État.

— Quelle surprise ! dit-il, allant tout droit à Touloumès. Hein ? Ça a donc suivi son cours ! Je ne l’aurais jamais cru. Faut-il qu’ils soient rosses, au Parquet ! Mais j’arrangerai ça, allez, j’arrangerai ça ; je témoignerai en votre faveur.

L’espérance rentra dans l’âme du pêcheur inquiet. Et quand on appela sa cause, il attendit, avec confiance, les explications du gendarme.

Le gendarme prit, en effet, la parole avec aménité.

— Le 22 janvier 1910, dit-il, j’ai dû dresser une contravention à l’inculpé pour pêche, en temps prohibé, d’un poisson qu’il a reconnu être un ombre-chevalier.

— Par exemple ! s’écria Touloumès, c’est moi qui lui ai dit le nom du poisson. Il n’en savait rien, ce gendarme. Ah ! que j’ai été bête !

— Sur mon observation que c’était un poisson prohibé, poursuivit le gendarme, l’inculpé ici présent m’a répondu avec légèreté que c’était plutôt rare d’avoir le bonheur de le pêcher dans le Gardon, et n’a manifesté aucun regret. Lui ayant dressé procès-verbal, il a tenté de m’offrir une pièce de deux francs, et, sur mon refus, a voulu dissimuler des boulettes d’amorçage dont il a dû ensuite m’avouer la composition enivrante, pernicieuse au poisson. Lui en ayant fait reproche, comme étant contraire aux décrets et ordonnances, l’inculpé n’a témoigné aucun regret de sa conduite et m’a donné le nom d’idiot, étant en uniforme et verbalisant dans l’exercice de mes fonctions.

— Ah ! cria Touloumès, la crap…

Mais son avocat le fit taire, craignant qu’il n’aggravât son cas.

Touloumès s’entendit condamner à trois cents francs d’amende et à huit jours de prison « seulement », le maximum étant de trois mois « en considération de ce qu’il n’avait encore subi aucune peine », et de ce qu’il était de bonne vie et mœurs, ce que fit valoir son défenseur. Celui-ci s’empressa de le suivre hors du tribunal, craignant que son client ne se livrât à des manifestations funestes. Touloumès, en effet, s’était précipité sur le gendarme.

Mais le gendarme le regarda d’un air de bénignité qui donnait quelque chose de sublime à sa figure à la fois douce et mâle. Et avant que le condamné eût ouvert la bouche :

— Hein, fit-il, ils vous ont salé ! Mais je connais le geôlier de la prison, et si vous voulez…

Touloumès avait refusé d’en écouter davantage.

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