Le morne au diable
The Project Gutenberg eBook of Le morne au diable
Title: Le morne au diable
Author: Eugène Sue
Release date: December 29, 2011 [eBook #38435]
Most recently updated: May 15, 2012
Language: French
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LE
MORNE-AU-DIABLE
(Complète)
| TABLE DU TOME PREMIER |
| TABLE DU TOME SECOND |
IMPRIMERIE DE GUSTAVE GRATIOT, RUE DE LA MONNAIE, 11.
LE
MORNE-AU-DIABLE
PAR
EUGÈNE SÜE
TOME PREMIER
PARIS
PAULIN, ÉDITEUR
RUE RICHELIEU, 60
——
1846
LE
MORNE-AU-DIABLE
PREMIÈRE PARTIE.
CHAPITRE PREMIER.
LE PASSAGER.
Vers la fin de mai 1690, le trois-mâts la Licorne partit de La Rochelle pour la Martinique.
Le capitaine Daniel commandait ce navire armé d’une douzaine de pièces de moyenne artillerie; précaution défensive nécessaire, nous étions alors en guerre avec l’Angleterre, et les pirates espagnols venaient souvent croiser au vent des Antilles, malgré les fréquentes poursuites de nos flibustiers.
Parmi les passagers de la Licorne, très peu nombreux d’ailleurs, on remarquait le révérend père Griffon, de l’ordre des frères Prêcheurs. Il retournait à la Martinique desservir la paroisse du Macouba, dont il occupait la cure depuis quelques années, à la grande satisfaction des habitants et des esclaves de ce quartier.
La vie tout exceptionnelle des colonies, alors presque continuellement en état d’hostilité ouverte contre les Anglais, les Espagnols ou les Caraïbes, mettait les prêtres des Antilles dans une position particulière. Ils devaient non seulement prêcher, confesser, communier leurs ouailles, mais aussi les aider à se défendre lors des fréquentes descentes de leurs ennemis de toutes nations et de toutes couleurs.
La maison curiale était, comme les autres habitations, également isolée et exposée à des surprises meurtrières; plus d’une fois le père Griffon, aidé de ses deux nègres, bien retranché derrière une grosse porte d’acajou crénelée, avait repoussé les assaillants par un feu vif et nourri.
Autrefois professeur de géométrie et de mathématiques, possédant d’assez grandes connaissances théoriques en architecture militaire, le père Griffon avait donné d’excellents avis aux gouverneurs successifs de la Martinique sur la construction de quelques ouvrages de défense.
Ce religieux savait en outre à merveille la coupe des pierres et des charpentes; instruit en agriculture, excellent jardinier, d’un esprit inventif, plein de ressources, d’une rare énergie, d’un courage déterminé, c’était un homme précieux pour la colonie et surtout pour le quartier qu’il habitait.
La parole évangélique n’avait peut-être pas dans sa bouche toute l’onction désirable; sa voix était dure, ses exhortations rudes; mais le sens moral en était excellent, et la charité n’y perdait rien.
Il disait la messe assez vite et fort à la flibustière. On le lui pardonnait en songeant que l’office avait souvent été interrompu par une descente d’Anglais hérétiques ou de Caraïbes idolâtres, et qu’alors le père Griffon, sautant de la chaire où il prêchait la paix et la concorde, s’était un des premiers mis à la tête de son troupeau pour le défendre.
Quant aux blessés et aux prisonniers, une fois l’engagement terminé, le digne prêtre améliorait leur position autant qu’il le pouvait, et pansait avec toute sorte de soins les blessures qu’il avait faites.
Nous n’entreprendrons pas de prouver que la conduite du père Griffon fût de tout point canonique, ni de résoudre cette question si souvent controversée:—Dans quelles occasions les clercs peuvent-ils aller à la guerre?—Nous n’invoquerons à ce sujet ni l’autorité de saint Grégoire ni celle de Léon IV; nous dirons simplement que ce digne prêtre faisait le bien et repoussait le mal de toutes ses forces.
D’un caractère loyal et généreux, ouvert et gai, le père Griffon était malicieusement hostile et moqueur envers les femmes. C’était de sa part de continuelles plaisanteries de séminaire sur les filles d’Ève, sur ces tentatrices, sur ces diaboliques alliées du serpent.
Nous dirons à la louange du père Griffon qu’il y avait dans ses railleries, d’ailleurs sans aucun fiel, un peu de rancune et de dépit; il plaisantait joyeusement sur un bonheur qu’il regrettait de ne pouvoir même désirer; car, malgré la licence extrême des habitudes créoles, la pureté des mœurs du père Griffon ne se démentit jamais.
On aurait peut-être pu lui reprocher d’aimer un peu la bonne chère; non qu’il en abusât (il se bornait à jouir des biens que Dieu nous donne), mais il aimait singulièrement à s’entretenir de recettes merveilleuses pour cuire le gibier, assaisonner le poisson, ou conserver dans le sucre les fruits parfumés des tropiques; quelquefois même l’expression de sa sensualité devenait contagieuse, lorsqu’il racontait certains repas à la boucanière faits au milieu des forêts ou sur les côtes de l’île. Le père Griffon possédait entre autres le secret d’un boucan de tortue dont le récit pittoresque suffisait pour éveiller une faim dévorante chez ses auditeurs. Malgré son formidable et fréquent appétit, le père Griffon observait scrupuleusement ses jeûnes, qu’une bulle du pape rendait d’ailleurs beaucoup moins rigoureux aux Antilles et aux Indes qu’en Europe. Il est inutile de dire que le digne prêtre aurait abandonné le repas le plus exquis pour remplir ses devoirs religieux envers un pauvre esclave; que personne n’était plus que lui pitoyable, aumônier et sagement ménager, regardant le peu qu’il possédait comme le bien des malheureux.
Jamais ses consolations, ses secours ne manquaient à ceux qui souffraient; une fois sa tâche chrétienne accomplie, il travaillait gaiement et vigoureusement à son jardin, arrosait ses plantes, sarclait ses allées, émondait ses arbres; et le soir venu, il aimait à se reposer de ces salutaires et rustiques labeurs en jouissant avec une intelligente friandise des richesses gastronomiques du pays.
Ses ouailles ne laissaient jamais vides son cellier ou son garde-manger. Le plus beau fruit, la plus belle pièce de la chasse ou de la pêche lui étaient toujours fidèlement envoyés; il était aimé, il était béni; on le prenait pour arbitre dans toutes les discussions, et son jugement décidait en dernier ressort de toutes les questions.
L’extérieur du père Griffon répondait parfaitement à l’idée qu’on pourrait peut-être se faire de lui, d’après ce que nous venons de dire de son caractère.
C’était un homme de cinquante ans au plus, robuste, actif, quoiqu’un peu replet; sa longue robe de laine blanche à camail noir dessinait ses larges épaules, une calotte de feutre couvrait son front chauve. Son visage coloré, son triple menton, ses lèvres épaisses et vermeilles, son nez long et fortement aplati à son extrémité, ses petits yeux vifs et gris lui donnaient une certaine ressemblance avec Rabelais; mais ce qui caractérisait surtout la physionomie du père Griffon, c’était une rare expression de franchise, de bonté, de hardiesse et d’innocente raillerie.
Au moment où commence ce récit, le frère Prêcheur, debout à l’arrière du bâtiment, causait avec le capitaine Daniel.
A la facilité avec laquelle il conservait sa perpendiculaire malgré le violent roulis du navire, on voyait que le père Griffon avait depuis longtemps le pied marin.
Le capitaine Daniel était un vieux loup de mer; une fois au large il abandonnait la direction de son navire à ses seconds ou à son pilote et s’enivrait régulièrement tous les soirs. Faisant très fréquemment le voyage de la Martinique à La Rochelle, il avait déjà ramené d’Amérique le père Griffon. Aussi ce dernier, habitué à l’ébriété du digne capitaine, surveillait assez attentivement la manœuvre; car, sans posséder la science nautique du père Fournier et autres de ses confrères religieux, il avait assez de connaissances théoriques et pratiques en marine.
Plusieurs fois le religieux avait fait la traversée de la Martinique à Saint-Domingue, et à la Côte ferme à bord des bâtiments flibustiers qui prélevaient toujours une sorte de dîme sur leurs prises en faveur des églises des Antilles.
La nuit approchait; le père Griffon aspirait avec plaisir l’odeur du souper que l’on préparait à l’avant; le domestique du capitaine vint prévenir les passagers que le repas était prêt; deux ou trois d’entre eux qui avaient résisté au mal de mer entrèrent dans la dunette.
Le père Griffon dit le Benedicite. On venait à peine de s’asseoir à table, lorsque la porte de la cabine s’ouvrit brusquement, et l’on entendit ces mots prononcés avec l’accent gascon le plus renforcé:
—Il y aura bien, je l’espère, illustre capitaine, une toute petite place pour le chevalier de Croustillac?
Tous les convives firent un mouvement de surprise et puis cherchèrent à lire sur la figure du capitaine l’explication de cette singulière apparition.
Le capitaine restait béant, regardant son nouvel hôte d’un air presque effrayé.
—Ah ça! qui êtes-vous? Je ne vous connais pas. D’où diable sortez-vous donc, monsieur? s’écria-t-il enfin.
—Si je sortais de chez le diable, ce bon père... et le Gascon baisa la main du père Griffon, ce bon père m’y renverrait bien vite, en me disant: Vade retro Satanas...
—Mais d’où venez-vous, monsieur? s’écria le capitaine stupéfait de l’air confiant et souriant de cet hôte inattendu. On n’arrive pas ainsi à bord... Vous n’êtes pas sur mon rôle d’équipage... vous n’êtes pas tombé du ciel, peut-être?
—Tout à l’heure c’était de l’enfer, maintenant c’est du ciel que je viens. Mordioux! je ne prétends pas à une origine si divine ou si infernale, illustre capitaine... Je...
—Il ne s’agit pas de cela, répondez-moi, s’écria le capitaine! Comment êtes-vous ici?
Le chevalier prit un air majestueux:
—Je serais indigne d’appartenir à la noble maison de Croustillac, une des plus anciennes de la Guyenne, si je mettais la moindre hésitation à satisfaire à la légitime curiosité de l’illustre capitaine.
—Enfin, c’est bien heureux! s’écria ce dernier.
—Ne dites pas que cela est bien heureux, capitaine, dites que cela est juste. Je tombe à votre bord comme une bombe, vous vous étonnez... rien de plus naturel... Vous me demandez comment je suis embarqué; c’est votre droit; je vous l’explique, c’est mon devoir... Complétement satisfait de mes explications, vous me tendez la main en me disant: C’est très bien, chevalier, mettez-vous à table avec nous; je vous réponds: Capitaine, ça n’est pas de refus, car je meurs d’inanition; bénie soit votre offre bienfaisante! Ce disant, je me glisse entre ces deux estimables gentilshommes; je me fais petit, petit, pour ne pas les gêner; au contraire, car le roulis est si violent que je les cale...
En parlant ainsi, le chevalier avait exécuté ses paroles à la lettre; profitant de l’étonnement général, il s’était placé entre deux convives, et se trouva bientôt muni du verre de l’un, du couvert de l’autre, de l’assiette d’un troisième, un profond ébahissement rendant ses voisins étrangers aux choses d’ici-bas.
Tout ceci fut exécuté avec tant de prestesse, de dextérité, de confiance, de hardiesse, que les convives de l’illustre capitaine de la Licorne, et l’illustre capitaine lui-même, ne songèrent qu’à jeter un regard de plus en plus curieux et étonné sur le chevalier de Croustillac.
Cet aventurier portait fièrement un vieux justaucorps de ratine autrefois verte, mais alors d’un bleu-jaunâtre; ses chausses, éraillées, étaient de la même nuance; ses bas, jadis écarlates, mais alors d’un rose fané, semblaient en quelques endroits brodés de fil blanc; un feutre gris complétement râpé; un vieux baudrier garni de larges passements de faux or couleur de cuivre rougi, supportait une longue épée sur laquelle le chevalier s’était appuyé en entrant d’un air de capitan. M. de Croustillac était un homme de haute taille et d’une maigreur excessive; il paraissait âgé de trente-six à quarante ans; ses cheveux, sa moustache et ses sourcils étaient d’un noir de jais; sa figure osseuse, brune et hâlée; il avait un long nez, de petits yeux fauves d’une vivacité extraordinaire, et la bouche énorme; sa physionomie révélait à la fois une assurance imperturbable et une vanité outrée.
M. de Croustillac avait en lui une de ces croyances fabuleuses qu’on ne trouve guère que chez les Méridionaux; il s’aveuglait tellement sur son mérite et sur ses grâces naturelles, qu’il ne croyait pas de femmes capables de lui résister; la liste de ses prétendues bonnes fortunes de tous genres eût été interminable. Si les mensonges les plus foudroyants ne lui coûtaient guère, on ne pouvait lui refuser un véritable courage et une certaine noblesse de caractère. Cette valeur naturelle, jointe à son aveugle confiance en lui, le précipitaient quelquefois au milieu des positions les plus inextricables, au milieu desquelles il donnait toujours tête baissée, et dont il ne sortait jamais sans horions; car s’il était aventureux et hâbleur comme un Gascon, il était opiniâtre et têtu comme un Breton.
Jusqu’alors sa vie avait été à peu près celle de tous ses confrères en Bohême. Cadet d’une pauvre famille de Gascogne, d’une noblesse douteuse, il était venu chercher fortune à Paris; tour à tour bas-officier d’une compagnie d’enfants perdus, prévôt d’académie, baigneur étuviste, maquignon, colporteur de nouvelles satiriques et de gazettes de Hollande, il s’était plus d’une fois donné pour protestant, feignant de se convertir à la foi catholique afin de toucher les cinquante écus que M. Pélisson payait à chaque néophyte sur la caisse des conversions. Cette fourberie découverte, le chevalier fut condamné au fouet et à la prison. Il subit le fouet, échappa à la prison, se déguisa au moyen d’un énorme emplâtre sur l’œil, ceignit une formidable épée dont il battit le pavé, et embrassa la profession d’enjôleur de provinciaux au profit de quelques maisons brelandières, dans lesquelles il conduisait ces innocents agneaux, qui n’en sortaient jamais que tondus à vif. On doit dire à la louange du chevalier qu’il restait toujours étranger à ces friponneries, et, comme il le disait lui-même, s’il tendait l’hameçon, il ne mangeait pas le poisson.
Les édits sur les duels étaient alors très sévères. Un jour le chevalier rencontra sur son passage un spadassin très connu, nommé Fontenay-Coup-d’Épée. Ce dernier coudoie violemment notre aventurier en lui disant: «Gare... je suis Fontenay-Coup-d’Épée.—Et moi, Croustillac-Coup-de-Canon», dit le Gascon, en mettant sa rapière au vent. Fontenay fut tué, et Croustillac obligé de fuir pour échapper aux recherches.
Le chevalier avait souvent entendu parler des incroyables fortunes qui se réalisaient aux îles: il partit pour La Rochelle, espérant de s’y embarquer pour l’Amérique. Il voyagea tantôt à pied, tantôt sur des chevaux de retour, tantôt en charrette. Une fois arrivé, Croustillac devait, non seulement payer son passage à bord d’un bâtiment, mais encore obtenir de l’intendant de marine la permission de s’embarquer pour les Antilles.
Ces deux choses étaient aussi difficiles l’une que l’autre; les migrations des protestants, auxquelles Louis XIV voulait s’opposer, rendaient la police des ports extrêmement sévère, et le voyage de la Martinique ne coûtait pas moins de huit à neuf cents livres. Or, de sa vie l’aventurier n’avait possédé la moitié de cette somme.
Arrivant à La Rochelle avec dix écus dans sa poche, vêtu d’un sarrau, et portant au bout du fourreau de son épée, son justaucorps et ses chausses soigneusement empaquetés, le chevalier alla se loger, en fin compagnon, dans une pauvre taverne ordinairement fréquentée par les matelots. Là, il s’enquit d’un bâtiment en partance, et il apprit que la Licorne devait mettre à la voile sous peu de jours.
Deux maîtres de ce bâtiment hantaient la taverne que le chevalier avait choisie comme centre de ses opérations. Il serait trop long de raconter par quels prodiges d’astuce et d’adresse, par quels impudents et fabuleux mensonges, par quelles folles promesses Croustillac parvint à intéresser à son sort le maître tonnelier, chargé de l’arrimage des tonneaux d’eau douce dans la cale; qu’il suffise de savoir que cet homme consentit à cacher Croustillac dans un tonneau vide et à l’amener ainsi à bord de la Licorne.
Selon l’usage, les délégués de l’intendant et les greffiers de l’amirauté visitèrent scrupuleusement le navire au moment de son départ, pour s’assurer que personne ne s’y était embarqué en fraude.
Le chevalier se tint coi au fond de sa barrique, rangé parmi les futailles de la cale et il échappa ainsi aux recherches minutieuses des gens du roi. Son cœur bondit d’aise lorsqu’il sentit le navire se mettre en marche; il attendit quelques heures avant que d’oser se montrer, sachant bien qu’une fois en haute mer le capitaine de la Licorne ne reviendrait pas au port pour y ramener un passager de contrebande.
Il avait été convenu entre le maître tonnelier et le chevalier que ce dernier n’expliquerait jamais par quel moyen il était parvenu à s’introduire à bord.
Un homme moins impudent que notre aventurier se serait timidement tenu à l’écart parmi les matelots, attendant avec assez d’inquiétude le moment où le capitaine Daniel découvrirait cet embarquement frauduleux. Croustillac, au contraire, alla hardiment au but; préférant la table du capitaine à la gamelle des marins, il ne mit pas un moment en doute qu’il dût s’asseoir à cette table, sinon de droit, du moins de fait.
On le voit, son audace l’avait servi.
Tel était l’hôte improvisé sur lequel les convives de la Licorne jetaient des regards curieux.
CHAPITRE II.
LA BARBE-BLEUE.
—Allez-vous enfin, monsieur, m’expliquer comment vous vous trouvez ici? s’écria le capitaine de la Licorne, trop impatient de savoir le secret du Gascon pour le faire sortir de table.
Le chevalier de Croustillac se versa un grand verre de vin, se leva et dit à haute voix:
—Je proposerai d’abord à l’illustre compagnie de porter une santé qui nous est chère à tous, celle de notre glorieux monarque, celle de Louis le Grand, le plus adorable des princes.
Dans ces temps de despotisme inquiet, il eût été impolitique, dangereux même pour le capitaine, d’accueillir froidement la proposition du chevalier.
Maître Daniel, et à son exemple les passagers, répondirent donc à son appel. Tous répétèrent en chœur:
—A la santé du roi! à la santé de Louis le Grand!
Un seul convive resta silencieux. C’était le voisin du chevalier. Croustillac le regarda en fronçant le sourcil.
—Mordioux! monsieur, n’êtes-vous donc pas des nôtres, lui dit-il; seriez-vous l’ennemi de notre monarque bien-aimé?
—Point du tout, point du tout, monsieur; j’aime et je vénère ce grand monarque. Mais comment boirais-je? vous avez pris mon verre, répondit timidement le passager.
—Comment! mordioux! c’est pour un si frivole motif que vous vous exposez à passer pour un mauvais Français? s’écria le chevalier en haussant les épaules. Est-ce que nous manquons de verres ici? Laquais... laquais... allons donc, un verre à monsieur! Mon cher ami... à la bonne heure! maintenant debout et redisons tous: A la santé du roi... de notre grand roi!
Le toast porté, on se rassit.
Le chevalier profita de ce mouvement pour faire donner une assiette et un couvert à son voisin. Puis, découvrant un potage placé devant lui, il dit effrontément au père Griffon:
—Mon révérend, vous offrirai-je de ce potage aux pigeonneaux?
—Mais, corbleu! monsieur, s’écria le capitaine, outré des libertés du chevalier, vous vous mettez bien à votre aise.
Celui-ci interrompit maître Daniel et lui dit d’un air grave:
—Capitaine, je sais rendre à chacun ce qui lui est dû: le clergé est le premier ordre de l’État; je me conduis donc en chrétien en servant d’abord le révérend père que voici; je ferai plus, je saisirai cette occasion de rendre hommage, dans sa respectable et sainte personne, aux vertus évangéliques qui distinguent et distingueront toujours notre Eglise.
En disant ces mots, le chevalier servit le père Griffon.
De ce moment il devenait assez difficile au capitaine d’expulser l’aventurier de sa table; il n’avait pu refuser le toast du chevalier, ni l’empêcher de faire les honneurs des mets qui se trouvaient à sa portée. Pourtant il continua son interrogatoire:
—Allons, monsieur, vous êtes bon gentilhomme, soit! vous êtes bon chrétien, vous aimez le roi comme nous l’aimons tous, cela est très bien. Maintenant, dites-moi comment diable il se fait que vous soyez ici à manger mon souper?
—Mon père, s’écria le chevalier, je vous prends à témoin, ainsi que l’honorable compagnie...
—A témoin de quoi, mon fils? dit le père Griffon.
—A témoin de ce que vient de dire le capitaine.
—Comment! Qu’ai-je dit! s’écria maître Daniel.
—Capitaine! vous avez dit, vous avez reconnu, proclamé à la face de la société que j’étais bon gentilhomme!...
—Je l’ai dit, sans doute, mais...
—Que j’étais bon chrétien!
—Oui, mais...
—Que j’aimais le roi!
—Oui, parce que...
—Eh bien! reprit le chevalier, j’en prends de nouveau à témoin l’illustre compagnie... quand on est bon chrétien, quand on est bon gentilhomme, quand on aime bien son roi, que peut-on vous demander de plus? Mon révérend, vous servirai-je de ce hochepot?
—J’en accepterai, mon fils, car mon mal de mer, à moi, c’est l’appétit; une fois embarqué, ma faim redouble.
—Je suis ravi, mon père, de cette conformité d’organisation, car je ne me sens pas d’autre indisposition qu’une faim dévorante...
—Eh bien! mon fils, puisque notre bon capitaine vous met à même de satisfaire cette faim, je vous dirai, pour me servir de vos propres paroles, que c’est justement parce que vous êtes bon gentilhomme, bon chrétien et affectionné à notre bien-aimé souverain, que vous devez aller au-devant de la question que vous fait maître Daniel au sujet de votre séjour extraordinaire à bord de son bâtiment.
—Malheureusement voilà ce qui m’est impossible, mon père.
—Comment, impossible? s’écria le capitaine courroucé.
Le chevalier prit un air de componction solennelle, et répondit en montrant le père Griffon:
—Le révérend père peut seul entendre ma confession et mes aveux: ce secret n’est pas seulement le mien; ce secret est grave, bien grave, ajouta-t-il en levant les yeux au ciel avec contrition.
—Et moi!... je pourrais vous forcer à parler, s’écria le capitaine, quand je devrais vous faire attacher un boulet à chaque pied et vous mettre à cheval sur une barre de cabestan jusqu’à ce que vous disiez la vérité.
—Capitaine, reprit le chevalier avec un calme imperturbable, je n’ai jamais souffert une menace, un clin d’œil... une moue... un signe... un zest... un rien qui me parût insultant... mais vous êtes roi à votre bord, par cela même je suis dans votre royaume... et je me reconnais pour votre sujet... vous m’avez admis à votre table (je continuerai à être toujours digne de cette faveur); pourtant ce n’est pas une raison pour m’infliger arbitrairement les plus mauvais traitements; néanmoins, je saurai m’y résigner, les supporter, à moins que ce bon père, l’appui du faible contre le fort, ne daigne intercéder auprès de vous en ma faveur, répondit humblement le chevalier.
La position du capitaine devenait embarrassante, car le père Griffon ne put s’empêcher de dire quelques mots en faveur de l’aventurier qui se mettait si brusquement sous sa protection, et qui promettait de révéler sous le sceau de la confession le secret de son séjour à bord de la Licorne.
La colère du capitaine se calma un peu; le chevalier, d’abord flatteur, insinuant, devint jovial, plaisant, bouffon: il fit, pour amuser les convives, toutes sortes de tours d’adresse; il mit des couteaux en équilibre sur le bout de son nez, il construisit des pyramides de verres et de bouteilles avec une habileté surprenante, il chanta de nouveaux noëls, il imita le cri de différents animaux.
Enfin, Croustillac sut tellement divertir le capitaine de la Licorne, assez peu difficile d’ailleurs sur le choix de ses amusements, qu’à la fin du souper il dit au Gascon en lui frappant sur l’épaule:
—Allons, chevalier, après tout, vous voici à mon bord; il n’y a pas moyen de faire que vous n’y soyez pas; vous êtes un gai compagnon, il y aura toujours pour vous un couvert à ma table, et on trouvera bien à vous accrocher un hamac dans quelque coin du faux-pont.
Le chevalier se confondit en remercîments et en protestation de reconnaissance, se rendit au gîte qu’on lui avait assigné, et s’endormit bientôt d’un profond sommeil, parfaitement rassuré sur sa condition pendant la traversée, quoiqu’un peu humilié d’avoir été obligé de souffrir les menaces du capitaine et d’être descendu jusqu’aux complaisances pour s’assurer de la bienveillance de maître Daniel, qu’il traita mentalement de bête brute et d’ours marin.
Le chevalier voyait dans les colonies un véritable Eldorado. Il avait tellement entendu vanter la magnifique hospitalité des colons, trop heureux, disait-on, de retenir des mois entiers les Européens qui venaient les voir, qu’il avait fait ce raisonnement statistique fort simple:
«Il y a environ cinquante ou soixante riches habitations à la Martinique et à la Guadeloupe; leurs propriétaires, qui s’ennuient comme des morts, sont ravis de pouvoir garder auprès d’eux des gens d’esprit, de joyeuse humeur et de ressources; je suis essentiellement de ces gens-là; je n’aurai donc qu’à paraître pour être choyé, fêté, adoré; en admettant que j’accorde six mois à chaque habitation l’une dans l’autre, elles sont au nombre de soixante environ, cela me fait donc une moyenne de vingt-cinq à trente ans de joyeuse et excellente vie parfaitement assurée, et encore je ne parle que de la chance la moins favorable. Je suis dans la pleine maturité de mes agréments; je suis aimable, je suis spirituel, j’ai toutes sortes de talents de société; comment croire que les opulentes héritières des colonies seront assez aveugles, assez stupides pour ne pas profiter de mon occasion, et s’assurer ainsi du plus charmant mari que jeune fille ou veuve agaçante ait jamais rêvé dans ses nuits d’insomnie?»
Telles étaient les espérances du chevalier; on verra si elles furent déçues. . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le lendemain matin, Croustillac tint sa promesse et se confessa au père Griffon.
Quoique assez véridiques, ses aveux n’apprirent rien de bien nouveau au révérend sur la position de son pénitent, qu’il avait à peu près devinée; tel fut à peu près le résumé de la confession du chevalier:
Il avait dissipé son patrimoine et tué un homme en duel; poursuivi par les lois, se trouvant sans ressources, il avait pris le parti désespéré d’aller chercher fortune aux îles; ne possédant pas de quoi payer son passage, il avait eu recours à la compassion du tonnelier qui l’avait introduit et caché à bord dans une barrique vide.
Cette apparente sincérité rendit le père Griffon assez favorable à l’aventurier; mais il ne lui dissimula pas que l’espoir de trouver la fortune aux colonies était un leurre; il faut y arriver avec des capitaux assez considérables pour y former le plus mince établissement; le climat était meurtrier, les habitants se défiaient généralement des étrangers, et les traditions de généreuse hospitalité laissées par les premiers colons étaient complétement oubliées, autant par l’égoïsme des habitants que par la gêne où ils se trouvaient par suite de la guerre avec l’Angleterre qui portait une grave atteinte à leurs intérêts.
En un mot, le père Griffon conseillait au chevalier d’accepter l’offre du capitaine, qui lui avait proposé de le ramener à La Rochelle après avoir touché à la Martinique.
Selon le religieux, Croustillac devait trouver en France mille ressources qu’il ne pouvait espérer de rencontrer dans ce pays à demi-barbare, la condition des Européens étant telle aux colonies que jamais, par égard pour leur dignité de blancs, ils n’occupaient d’emplois trop subalternes.
Le père Griffon ignorait que son pénitent avait tellement exploité les ressources de la France, qu’il s’était vu forcé de s’expatrier. Dans certaines circonstances, personne n’était d’ailleurs plus facile à abuser que le bon religieux; sa pitié pour le malheur nuisait à sa pénétration habituelle.
La vie passée du chevalier de Croustillac ne lui paraissait pas d’une blancheur immaculée; mais cet homme était si insouciant de sa détresse, si indifférent de l’avenir qui le menaçait, que le père Griffon finit par prendre à cet aventurier plus d’intérêt peut-être qu’il n’en méritait et qu’il lui proposa de l’héberger dans sa maison curiale de Macouba, tant que la Licorne resterait à la Martinique; offre que Croustillac se garda bien de refuser.
Le temps se passait: maître Daniel ne cessait d’admirer les talents prodigieux du chevalier, chez lequel il découvrait chaque jour de nouveaux trésors de prestidigitation.
Croustillac avait fini par mettre dans sa bouche des bouts de bougie allumée, et par avaler des fourchettes. Ce dernier trait avait porté l’engouement du capitaine jusqu’à l’enthousiasme; il avait formellement offert au Gascon une place à vie à son bord, pourvu qu’il lui promît de charmer toujours aussi agréablement les loisirs de la navigation de la Licorne.
Nous dirons enfin, pour expliquer les succès de Croustillac, qu’à la mer les heures semblent bien longues, que les moindres distractions sont précieuses, et que l’on est alors bien aise d’avoir toujours à ses ordres une espèce de bouffon d’une bonne humeur imperturbable.
Quant au chevalier, il cachait sous ce masque riant et insoucieux une triste préoccupation; le terme de la traversée s’approchait; le langage du père Griffon avait été trop sensé, trop sincère, trop juste pour ne pas vivement impressionner notre aventurier, qui avait compté mener joyeuse vie aux dépens des colons. La froideur que lui témoignèrent plusieurs habitants qui, se trouvant au nombre des passagers, retournaient à la Martinique, acheva de ruiner ses espérances. Malgré les talents qu’il développait et dont ils s’amusaient, nul de ces colons ne fit la plus légère avance au chevalier, quoiqu’il répétât sans cesse qu’il serait ravi de faire dans l’intérieur de l’île une longue exploration.
Le terme du voyage arrivait, les dernières illusions de Croustillac étaient détruites; il se voyait réduit à la déplorable alternative de naviguer à tout jamais avec le capitaine Daniel, ou de revenir en France affronter les rigueurs des gens du roi.
Le hasard vint tout à coup offrir à l’esprit du chevalier le plus éblouissant mirage et éveiller en lui les plus folles espérances.
La Licorne n’était plus qu’à deux cents lieues environ de la Martinique, lorsqu’elle rencontra un bâtiment de commerce français venant de cette île et faisant voile pour la France.
Ce bâtiment mit en panne et envoya un canot à bord de la Licorne pour avoir des nouvelles d’Europe; aux colonies tout allait assez bien depuis quelques semaines; on n’avait pas vu un seul bâtiment de guerre anglais. Quelques autres communications échangées, les deux navires se séparèrent.
—Pour un bâtiment d’une telle valeur (les passagers avaient évalué son chargement à 400,000 francs environ), il n’est guère bien armé, dit le chevalier, ce serait une bonne capture pour les Anglais.
—Ah! bah! reprit un passager d’un air d’envie, la Barbe-Bleue peut bien perdre ce bâtiment-là.
—Pardieu! oui; il lui resterait assez d’argent pour en acheter et en armer d’autres.
—Une vingtaine même si elle le voulait, dit le capitaine Daniel.
—Oh! vingt.... c’est beaucoup, reprit un passager.
—Ma foi, sans compter sa magnifique plantation de l’Anse-aux-Sables, et sa mystérieuse maison du Morne-au-Diable, reprit un autre; ne dit-on pas qu’elle a pour cinq ou six millions d’or et de pierreries...... enfouis dans quelque cachette.
—Ah! voilà... enfouis on ne sait où, reprit le capitaine Daniel, mais pour sûr elle les a, car, moi, je tiens du vieux père l’Ouvre-l’œil, qui avait été une fois voir le premier mari de la Barbe-Bleue, au Morne-au-Diable, lequel mari était, disait-on, jeune et beau comme un ange, je tiens de l’Ouvre-l’œil que la Barbe-Bleue, ce jour-là, s’amusait à mesurer dans un couï[1] des diamants, des perles fines et des émeraudes; or, toutes ces richesses sont encore en sa possession, sans compter qu’on dit que son troisième et dernier mari était puissamment riche, et que toute sa fortune était en poudre d’or.
—Les uns la disent si avare qu’elle ne dépense pas pour elle et les siens 10,000 fr. par année... reprit un passager.
—Quant à cela, ça n’est pas sûr, reprit maître Daniel, personne ne peut savoir comment elle vit, puisqu’elle est étrangère à la colonie, et qu’il n’y a pas quatre personnes qui aient mis le pied au Morne-au-Diable.
—Certes, et l’on fait bien: ce n’est pas moi qui aurais la curiosité d’y aller, dit un autre; le Morne-au-Diable ne jouit pas pour cela d’une assez bonne renommée... On dit qu’il s’y passe des choses... des choses...
—Ce qui est certain, c’est que le tonnerre y est tombé trois fois...
—Cela ne m’étonnerait pas; l’on entend, dit-on, des bruits étranges autour de cette habitation.
—On dit qu’elle est bâtie en manière de forteresse inaccessible au milieu des rochers de la Cabesterre...
—Cela se conçoit, si la Barbe-Bleue a tant de trésors à garder...
Croustillac écoutait cette conversation avec une excessive curiosité. Ces trésors, ces diamants miroitaient singulièrement à son imagination.
—Mais de qui donc parlez-vous ainsi, mes gentilshommes? demanda-t-il enfin.
—Nous parlons de la Barbe-Bleue!
—Qu’est-ce que la Barbe-Bleue?
—La Barbe-Bleue? Eh bien! c’est la Barbe-Bleue...
—Mais, enfin, est-ce un homme ou une femme? dit le chevalier.
—Oui, oui, dit impatiemment Croustillac.
—Eh! mon Dieu! c’est une femme!
—Comment! une femme? Et pourquoi l’appelle-ton la Barbe-Bleue?
—Pourquoi? Parce qu’elle se débarrasse de ses maris, comme l’homme à la barbe bleue du nouveau conte se débarrassait de ses femmes.
—Et elle est veuve!... c’est une veuve!... ce serait une veuve! comment!... s’écria le chevalier avec un battement de cœur inexprimable; une veuve... répéta-t-il en joignant les mains, une veuve! riche à éblouir! à donner le vertige par le seul calcul de ses richesses... une veuve!!
—Une veuve, si veuve qu’elle l’est pour la troisième fois depuis trois ans, dit le capitaine.
—Et elle est aussi riche qu’on le dit?
—Mais, oui, c’est connu, tout le monde le sait, dit le capitaine.
—Riche à millions!! riche à armer des bâtiments de 400,000 livres... riche à avoir des sacs de diamants et d’émeraudes et de perles fines..., s’écria le Gascon, dont les yeux étincelaient, dont les narines se gonflaient, dont les mains se crispaient.
—Mais on vous répète qu’elle est riche à acheter la Martinique et la Guadeloupe, si cela lui faisait plaisir, reprit le capitaine.
—Et vieille... très vieille?... demanda le chevalier avec inquiétude.
Son interlocuteur regarda les autres passagers d’un air interrogatif, et dit:—Quel âge peut bien avoir la Barbe-Bleue?
—Ma foi, je n’en sais rien, dit l’un.
—Tout ce que je sais, reprit un autre, c’est que lorsque je suis arrivé dans la colonie, il y a deux ans, elle en était déjà à son second mari, et qu’elle entamait le troisième..., qui ne lui a pas seulement duré un an.
—Pour ce qui est du troisième mari, on ne dit pas qu’il soit mort, mais il a disparu, reprit un autre.
—Il est si bien mort, au contraire, qu’on dit avoir vu la Barbe-Bleue en grand deuil de veuve, dit un passager.
—Sans doute, sans doute, ajouta un troisième interlocuteur; la preuve qu’il est mort, c’est que le desservant de la paroisse de Macouba, en l’absence du révérend père Griffon, a dit une messe des morts pour lui.
—Au reste, il ne serait pas étonnant qu’il eût été assassiné, dit un autre.
—Assassiné... par sa femme, sans doute, reprit-on avec une unanimité qui prouvait peu en faveur de la Barbe-Bleue.
—Non pas par sa femme!
—Ah! ah! voilà du nouveau.
—Pas par sa femme? et par qui donc alors?
—Par des ennemis qu’il avait à la Barbade.
—Par des colons anglais?
—Oui, par des Anglais, puisqu’il était, dit-on, Anglais lui-même...
—Toujours est-il, mon gentilhomme, que le troisième mari est mort... et bien mort?... demanda le chevalier avec anxiété.
—Oh! pour mort..., oui, oui, répéta-t-on en chœur.
Croustillac respira; un moment comprimées, ses espérances reprirent leur vol audacieux.
—Mais l’âge de la Barbe-Bleue le sait-on? reprit-il.
—Pour son âge, je puis vous satisfaire: elle doit avoir environ... de vingt... oui, c’est à peu près cela, de vingt... à soixante ans, dit le capitaine Daniel.
—Mais vous ne l’avez donc pas vue? dit le chevalier impatienté de cette plaisanterie.
—Vue!! moi? et pourquoi diable voulez-vous que j’aie vue la Barbe-Bleue? demanda le capitaine. Est-ce que vous êtes fou?
—Comment?
—Entendez-vous... mes compères..., dit le capitaine à ses passagers; il me demande si j’ai vu la Barbe-Bleue.
Les passagers haussèrent les épaules.
—Mais, reprit Croustillac, qu’est-ce qu’il y a d’étonnant à ma question?
—Ce qu’il y a d’étonnant? dit maître Daniel.
—Oui.
—Tenez... vous venez de Paris, vous, n’est-ce pas? et c’est bien moins grand que la Martinique.
—Sans doute!
—Eh bien! avez-vous vu le bourreau à Paris?
—Le bourreau? non... mais quel rapport?
—Eh bien! une fois pour toutes, sachez qu’on est aussi peu curieux de voir la Barbe-Bleue, qu’on est curieux de voir le bourreau... mon gentilhomme. D’abord, parce que la maison qu’elle habite est située au milieu des solitudes du Morne-au-Diable, où l’on ne se soucie pas de s’aventurer... Puis, parce qu’une assassine n’est pas d’une agréable société, et puis parce que la Barbe-Bleue a de trop mauvaises connaissances.
—De mauvaises connaissances? fit le chevalier.
—Oui, des amis... des amis de cœur... pour ne pas dire plus, qu’il ne fait pas bon rencontrer le soir sur la grève, la nuit dans les bois ou au coucher du soleil sous le vent de l’île, dit le capitaine.
—L’Ouragan... le capitaine flibustier, d’abord..., dit un des passagers d’un air d’effroi.
—Puis Arrache-l’Ame... le boucanier de Marie-Galande, dit un autre.
—Puis Youmaalë... le Caraïbe anthropophage de l’anse aux Caïmans, reprit un troisième.
—Comment! s’écria le chevalier, est-ce que la Barbe-Bleue serait à la fois en coquetterie réglée avec un flibustier, un boucanier et un cannibale... Peste... Quelle matrone!
—Comme vous dites, mon gentilhomme... elle passe pour une matrone, une buonaroba, comme disent les Espagnols.
CHAPITRE III.
L’ARRIVÉE.
Ces singulières révélations sur le moral de la Barbe-Bleue parurent impressionner assez le chevalier.
Après quelques moments de silence il demanda au capitaine:—Quel est cet homme, ce flibustier qu’on appelle l’Ouragan?
—Un mulâtre de Saint-Domingue, dit-on, reprit maître Daniel, l’un des plus déterminés flibustiers des Antilles; il est venu habiter la Martinique depuis deux ans, dans une maison isolée, où il vit maintenant en bourgeois; on dit qu’il se servait, lorsqu’il faisait sa course, de pirogues à soupape.
—Qu’est-ce qu’une pirogue à soupape? demanda le chevalier.
—C’est une grande embarcation, noire, longue et mince comme un serpent; au fond de son arrière, près du gouvernail, il y a une large soupape qui s’ouvre à volonté. Dès qu’un navire était en vue, on dit que l’Ouragan s’embarquait dans une pareille pirogue avec une cinquantaine de flibustiers armés de coutelas et de pistolets, voilà tout; la pirogue marchait à rames, parce qu’en se privant de voiles elle pouvait s’approcher plus près de l’ennemi sans être aperçue; la pirogue piquait donc droit au navire: si ledit navire se défiait et se défendait, son artillerie n’avait guère de prise sur l’avant de la pirogue, avant étroit et tranchant comme le coupant d’une hache: quant à la mousqueterie de l’ennemi, l’Ouragan n’y croyait pas, dit-on. Lorsqu’il abordait le navire qu’il voulait enlever, l’Ouragan, qui gouvernait toujours, ouvrait sa soupape; l’embarcation commençait à couler à fond par l’arrière, ce qui obligeait nécessairement les plus engourdis à s’élancer sur le pont du bâtiment ennemi afin d’échapper à la noyade; une fois à l’abordage, les flibustiers poignardaient tout ce qui résistait et jetaient à la mer tout ce qui ne résistait pas; l’Ouragan conduisait sa prise à Saint-Thomas, où il vendait l’huître et sa coquille (c’est ainsi que les pirates appellent le bâtiment et ses marchandises), et il partageait l’argent avec ses compagnons. Quand il n’avait plus le sou, l’Ouragan faisait construire une nouvelle pirogue à soupape, la faisait bénir par un prêtre et recommençait sa course; on dit que quand il est en bonne humeur, il calcule avec la Barbe-Bleue le nombre des Espagnols et des Anglais qu’il a tués ou noyés, lui et ses flibustiers; il dit que cela ne va pas loin de trois à quatre mille. Voilà ce que c’est que l’Ouragan, mon gentilhomme.
—Et vous croyez que ce matamore n’est pas indifférent à la Barbe-Bleue? demanda négligemment le chevalier.
—On dit que tout le temps que l’Ouragan ne passe pas chez lui, il le passe au Morne-au-Diable.
—Cela prouve au moins que la Barbe-Bleue n’aime guère les Céladons de Bergerades, dit le chevalier. Ah çà! mais le boucanier?
—Ma foi, s’écria un passager, je ne sais si je n’aimerais pas mieux encore avoir pour ennemi l’Ouragan que le boucanier Arrache-l’Ame!
—Peste! voilà du moins un nom qui promet, dit Croustillac.
—Et qui tient, dit le passager, car le boucanier, je l’ai vu...
—Et il est... terrible?
—Il est au moins aussi farouche que les sangliers ou les taureaux qu’il chasse. Je puis vous en parler. Il y a un an environ, je suis allé à son boucan de la grande Tari, au nord de la Martinique, lui acheter des peaux de bœufs sauvages; il était tout seul avec sa meute de vingt chiens courants, qui avaient l’air aussi méchants et aussi sauvages que lui; quand je suis arrivé il se frottait le visage avec de l’huile de palmes, car il n’y avait pas un seul endroit de sa figure qui ne fût bleu, jaune, violet et pourpre.
—J’y suis, dit le chevalier, les nuances irisées d’un coup de poing sur l’œil, mais... en grand.
—Juste, mon gentilhomme. Je lui demandai ce qu’il avait; voici ce qu’il me raconta: «Mes chiens, menés par mon engagé[2], me dit-il, avaient lancé un taureau de deux ans; il me passe, je lui envoie une balle à l’épaule; il bondit dans un hallier; mes chiens arrivent, il fait tête et m’en découd deux. Pendant que je rechargeais en double, mon engagé arrive, tire et manque le taureau. Mon garçon se voyant désarmé, veut couper le jarret du taureau, mais le taureau l’éventre et le foule aux pieds. Placé comme j’étais, je ne pouvais tirer l’animal, de peur d’achever mon engagé; je prends mon grand couteau de boucan et je me jette entre eux deux; je reçois un coup de corne qui m’ouvre la cuisse; un second me casse ce bras-là (il me montre son bras gauche qui, en effet, était serré contre son corps avec une liane); le taureau continue de me charger; comme il ne me restait que la main droite de bonne, je prends mon temps, et au moment où l’animal baisse la tête pour me découdre, je le saisis aux cornes, je l’abaisse à ma portée, je lui saute aux lèvres avec mes dents, et je ne démords pas plus qu’un boule-dogue anglais, pendant que mes chiens lui travaillaient les côtes.»
—Mais c’est une vraie mâchoire que cet homme-là? dit dédaigneusement Croustillac. S’il n’a pas d’autres moyens de plaire, mordioux! je plains sa maîtresse...
—Je vous disais bien que c’était une espèce d’animal sauvage, reprit le narrateur; mais je continue mon récit: «Une fois mordu aux lèvres, ajouta le boucanier, un taureau est bien bas. Au bout de cinq minutes, épuisé par la perte du sang, car mes balles avaient porté, le taureau tombe à genoux et se renverse; mes chiens montent sur lui, le prennent à la gorge et l’achèvent. La lutte m’avait affaibli, je perdais beaucoup de sang: pour la première fois de ma vie, je m’évanouis ni plus ni moins qu’une petite femme... Vous allez voir que mal m’en a pris! Ne voilà-t-il pas mes chiens qui, pendant mon évanouissement, s’amusent à dévorer mon engagé!!! tant ils sont mordants et bien dressés! Comment, dis-je tout effrayé à Arrache-l’Ame, parce que vos chiens ont dévoré votre engagé, cela prouve qu’ils sont bien dressés? Et je vous avoue, monsieur, ajouta le passager qui racontait au Gascon la prouesse du boucanier, je vous avoue que je regardais avec un certain effroi ces féroces animaux qui tournaient et rôdaient autour de moi en me flairant d’une façon très peu rassurante...
—Le fait est que ce sont là des mœurs tant soit peu brutales, dit Croustillac, et l’on serait mal venu à parler à cet homme des bois le beau langage de la belle galanterie... Mais quelle diable de conversation peut-il avoir avec la Barbe-Bleue?
—Dieu me préserve d’aller les écouter! dit le narrateur.
—Une fois qu’Arrache-l’Ame à la Barbe-Bleue a dit:—J’ai mordu un taureau au nez, et mes chiens ont dévoré mon engagé, reprit le Gascon, la conversation doit devenir languissante, et, mordioux! on ne fait pas tous les jours manger un homme aux chiens pour avoir un sujet d’entretien.
—Ma foi, monsieur, on ne sait pas, dit un auditeur, ces gens-là sont capables de tout!
—Mais, dit impatiemment Croustillac, un pareil animal ne doit pas savoir ce que c’est que les petits soins, le parler fleuri qui subjugue les belles...
—Non certainement, reprit le narrateur (que nous soupçonnons fort d’exagérer les faits), car il sacre, il jure à faire abîmer l’île, et il a une voix... une voix... qui ressemble au beuglement d’un taureau.
—C’est tout simple, à force de les fréquenter il aura pris leur accent, dit le chevalier, mais la fin de votre histoire, je vous prie.
—M’y voici. Je demandai donc au boucanier, comment il osait soutenir que des chiens qui dévoraient un homme étaient bien dressés.—«Sans doute, reprit-il; mes chiens sont dressés à ne jamais donner un coup de dent à un taureau lorsqu’il est mis bas, car je vends les peaux, et il faut qu’elles soient intactes; une fois l’animal mort, ces pauvres bêtes, si affamées qu’elles soient, ont le courage de le respecter et d’attendre la curée; or, ce matin ils avaient une faim d’enfer: mon engagé était à moitié tué et couvert de sang. Il était très dur avec eux: ils ont sans doute commencé par lécher ses blessures: puis, comme on dit, l’appétit leur sera venu en mangeant; ça leur a mis l’eau à la bouche, à ces pauvres bêtes; finalement ils ne m’ont laissé que les os de mon engagé. Sans la morsure d’un serpent à tête d’agouti qui pince fort, mais qui n’est pas venimeux, je serais peut-être encore évanoui. Je reviens à moi, j’arrache le serpent de ma jambe droite où il s’était enroulé, je le prends par la queue, je le fais tourner comme qui dirait une fronde et je lui écrase la tête sur un tronc de goyavier; je me tâte, je n’avait presque rien... la cuisse fendue et le bras cassé; je bande la plaie de ma cuisse avec une feuille de balisier bien fraîche, attachée avec une liane. Quant à mon aileron gauche, il était brisé entre le coude et le poignet; je coupe trois petits bâtons et une longue liane, et je ficelle mon bras cassé comme une carotte de tabac; une fois pansé, je cherche mon engagé, car je ne m’étais pas encore aperçu du tour... je l’appelle, il ne répond pas; mes chiens étaient couchés à mes pieds, ils faisaient les innocents, les sournois! et me regardaient en remuant la queue, comme si de rien n’était; enfin je me lève et qu’est-ce que je vois à vingt pas: la carcasse de mon engagé! je le connais à sa corne à poudre et à sa gaine à couteaux. Voilà tout ce qu’il en restait. C’était pour en revenir à ce que je vous disais, ajouta Arrache-l’Ame en terminant son horrible histoire, et pour vous prouver que mes chiens étaient bien mordants et bien dressés; car il ne manque pas un poil à la peau du taureau.»
—Allons, allons, le boucanier vaut le flibustier, dit Croustillac. Tout ce que je vois là-dedans, c’est que la Barbe-Bleue est furieusement à plaindre de n’avoir eu jusqu’ici que le choix entre de pareilles brutes... Et le Gascon ajouta avec compassion: C’est tout simple: cette pauvre femme-là n’a pas d’idée de ce que c’est qu’un aimable et galant gentilhomme. Quand on a toute sa vie mangé du lard et des fèves, on ne se figure pas qu’il peut exister quelque chose d’aussi parfait, d’aussi délicat qu’un faisan ou un ortolan... Allons, mordioux! je vois qu’il m’était destiné d’éclairer la Barbe-Bleue sur une infinité de choses, et de lui dévoiler un monde tout nouveau... Quant au Caraïbe, il doit être digne de figurer à côté de ses farouches rivaux?
—Oh? pour le Caraïbe, dit un des passagers, je puis en parler à bon escient. J’ai fait cet hiver, dans son balaou, la traversée de l’Anse-au-Sable à Marie-Galande; j’avais hâte d’arriver dans ce dernier endroit, la rivière des Saintes était débordée, il m’aurait fallu faire un détour énorme pour trouver un endroit guéable. Au moment de m’embarquer, je vis à l’avant du balaou d’Youmaalë une espèce de figue brune; je m’approche, qu’est-ce que je vois? Jésus, mon Dieu! une tête et deux bras desséchés en manière de momie, qui formaient la figure d’ornement de sa pirogue. Nous partons; le Caraïbe, silencieux comme un sauvage qu’il était, pagayait sans mot dire. Arrivé à la hauteur de l’îlot des Crabes où avait échoué quelques mois auparavant, un brigantin espagnol, je lui demande:—N’est-ce pas là où a péri le bâtiment espagnol? Le Caraïbe me fait signe que c’est là..... Il est bon de vous dire qu’à bord de ce navire se trouvait le révérend père Simon, des Missions étrangères. Sa réputation de sainteté était telle qu’elle était parvenue jusque chez les Caraïbes; le brigantin avait péri corps et biens, du moins on le croyait. Je dis dont au Caraïbe:—C’est là qu’est mort le père Simon, tu en as entendu parler? Il me fit un nouveau signe de tête affirmatif... car ces gens-là regardent à prononcer une parole de trop.—C’était un excellent homme? ajoutai-je.
—J’en ai mangé, me répondit ce malheureux idolâtre, avec une sorte de satisfaction orgueilleuse et farouche.
—C’est une manière comme une autre de goûter quelqu’un, dit Croustillac, et de partager ses principes.
—D’abord, reprit le passager, je ne compris pas ce que voulait dire cet horrible anthropophage; mais, lorsque je l’eus fait s’expliquer, j’appris qu’ensuite de je ne sais quelle cérémonie sauvage, le missionnaire et deux matelots qui s’étaient sauvés sur un îlot désert avaient été surpris par les Caraïbes et ensuite dévorés... Comme je reprochais à Youmaalë cette atroce barbarie, en lui disant qu’il était affreux d’avoir sacrifié ces trois malheureux Français à leur rage sanguinaire, il me répondit sentencieusement et d’un ton approbatif, comme s’il eût voulu me prouver qu’il comprenait la force de mes arguments, en classant sinon la valeur, du moins la saveur de trois différents peuples:—Tu as raison: Espagnol, jamais; Français, souvent; Anglais, toujours.
—Ce qui prouve que l’Anglais est incomparablement plus délicat que le Français, et que l’Espagnol est coriace en diable, dit Croustillac; mais avec ces gourmandises-là, il finira un jour par manger la Barbe-Bleue de caresses... si tout ceci est vrai...
—Tout est vrai, mon gentilhomme...
—Il en résulte alors positivement que cette jeune ou vieille veuve n’est pas insensible aux agréments féroces de l’Ouragan, d’Arrache-l’Ame et de l’anthropophage.
—C’est la voix publique qui l’en accuse.
—Ils la fréquentent donc souvent?
—Tout le temps que l’Ouragan ne passe pas en flibuste, tout le temps qu’Arrache-l’Ame ne passe pas à son boucan, tout le temps qu’Youmaalë ne passe pas dans les bois, ils le passent auprès de la Barbe-Bleue.
—Sans jalousie les uns des autres?
—On dit que la Barbe-Bleue est une manière de femme aussi despotique et aussi impérieuse que le sultan des Turcs.... et qu’elle leur défend d’être jaloux...
—Mordioux! quel sérail elle s’est choisi là... Mais, allons, allons, messieurs, vous me savez Gascon, vous savez qu’on nous accuse d’exagérer, et vous voulez railler...
Le capitaine Daniel répondit d’un air sérieux qui ne pouvait pas être feint:
—A notre arrivée à la Martinique, demandez au premier créole venu ce que c’est que la Barbe-Bleue, et que saint Jean, mon patron, me maudisse si on ne vous dit pas ce qu’on vient de vous dire à propos de cette femme et de ses trois amis, le flibustier, le boucanier et le Caraïbe!
—Et de ses immenses richesses... m’en parlerait-on aussi? demanda le chevalier.
—On vous dira que l’habitation qui dépend du Morne-au-Diable est une des plus belles du pays, et que la Barbe-Bleue possède un comptoir au Fort-Saint-Pierre, et que ce comptoir, tenu par un homme à elle, en expédie chaque année cinq ou six bâtiments comme celui que nous avons rencontré tout à l’heure.
—Je vois ce que c’est alors, dit le chevalier d’un air railleur. La Barbe-Bleue est une femme blasée sur les richesses et sur les plaisirs de ce monde; pour se distraire elle est capable de boucaner, de flibuster, voire même de cannibaler, si le cœur lui en dit.
—Si cela lui plaît, il y a toute apparence qu’elle ne se gêne guère, dit le capitaine.
A ce moment le père Griffon monta sur le pont, Croustillac lui dit:
—Mon père, je disais tout à l’heure à ces messieurs qu’on nous accuse, nous autres Gascons, de faire des bourdes, mais ce qu’on dit de la Barbe-Bleue est-il vrai?
La figure du père Griffon, ordinairement placide ou joyeuse, se rembrunit tout d’un coup; et il répondit gravement à l’aventurier:
—Mon fils, ne prononcez jamais le nom de cette femme.
—Comment! mon père, il serait vrai? Elle remplacerait ses défunts maris par un flibustier.... un boucanier.... et un anthropophage...
—Assez, assez, mon fils... je vous prie, ne parlons pas du Morne-au-Diable et de ce qui s’y passe.
—Mais, mon père... cette femme est-elle aussi riche qu’on le dit? reprit le Gascon, dont les yeux brillaient de convoitise, a-t-elle d’immenses trésors? est-elle belle? est-elle jeune?
—Que le ciel me préserve de m’en informer!
—Est-il vrai que ses trois maris aient été tués par elle, mon père? Si cela est vrai... comment la justice a-t-elle laissé de pareils crimes impunis?
—Il est des crimes qui peuvent échapper à la justice des hommes, mon fils, mais ils n’échappent jamais à la justice de Dieu. Je ne sais d’ailleurs si cette femme est aussi coupable qu’on le dit; mais encore une fois, mon fils, n’en parlons plus... je vous en conjure, dit le père Griffon que cet entretien affectait péniblement.
Tout à coup le chevalier se campa fièrement sur sa hanche, enfonça son vieux feutre sur sa tête, caressa sa moustache, se dressa sur ses orteils comme un coq qui se prépare au combat, et s’écria avec une audace dont un Gascon était seul capable:
—Messieurs, dites-moi le quantième de ce mois?
—Le 13 juillet, lui répondit le capitaine.
—Eh bien! messieurs, reprit l’aventurier, que je perde mon nom de Croustillac, que mon blason soit à jamais entaché de félonie, si dans un mois d’ici, jour pour jour, malgré tous les boucaniers, tous les flibustiers et tous les anthropophages de la Martinique et de l’univers, la Barbe-Bleue n’est pas la femme de Polyphème de Croustillac!
Le soir, au moment où il allait se retirer dans l’entre-pont, l’aventurier fut pris en particulier par le père Griffon; celui-ci tâcha, par tous les moyens possibles, de pénétrer si le Gascon en savait plus qu’il ne paraissait savoir à l’endroit de la Barbe-Bleue. L’insistance extraordinaire avec laquelle Croustillac s’était occupé d’elle et des gens qui l’entouraient avait éveillé les soupçons du bon père.
Après s’être entretenu longtemps à ce sujet avec le chevalier, le religieux fut à peu près certain que Croustillac n’avait parlé ainsi que par outrecuidance et par vanité.
—Il n’importe, dit le père Griffon d’un air pensif en voyant le chevalier s’éloigner, je ne perdrai pas cet aventurier de vue... il a l’air fou et évaporé, mais les traîtres savent prendre tous les masques... Hélas! ajouta-t-il tristement, ce dernier voyage m’impose de grands devoirs envers ceux qui habitent le Morne-au-Diable. Maintenant leur secret est pour ainsi dire le mien... mais j’ai dû faire ce que j’ai fait, ma conscience le voulait... puissent-ils jouir longtemps encore du bonheur qu’ils méritent en échappant aux piéges qu’on leur tend... Ah! ce sont de dangereux ennemis que les rois... et on paye souvent bien cher le triste honneur d’être né sur les marches d’un trône... Hélas! reprit le bon père avec un profond soupir, pauvre et angélique femme... cela me navre d’entendre ainsi parler d’elle... mais il serait impolitique de la défendre... ces bruits font la sûreté des nobles créatures auxquelles je m’intéresse si vivement.
Après de nouvelles réflexions, le père Griffon se dit:
—J’avais un instant pris cet aventurier pour un secret émissaire de l’Angleterre, mais je me suis sans doute trompé... Malgré cela, je surveillerai cet homme... mais au fait, j’y songe, je lui offrirai l’hospitalité... de cette manière aucune de ses démarches ne m’échappera; en tout cas, je préviendrai mes amis du Morne-au-Diable de redoubler de prudence, car je ne sais pourquoi l’arrivée de ce Gascon m’inquiète.
Nous devons nous hâter d’avertir le lecteur que les soupçons du père Griffon à l’égard de Croustillac n’étaient pas fondés, le chevalier n’était rien autre qu’un pauvre diable de chevalier d’industrie, tel que nous l’avons dépeint. L’excellente opinion qu’il avait de lui-même était la seule cause de son impertinente gageure:—d’être avant un mois l’époux de la Barbe-Bleue.
CHAPITRE IV.
LA MAISON CURIALE.
La Licorne était mouillée à la Martinique depuis trois jours.
Le père Griffon, ayant quelques affaires à terminer avant que de retourner dans sa paroisse du Macouba, n’avait pas encore quitté le Fort-Saint-Pierre.
Le chevalier de Croustillac se trouvait transplanté aux colonies avec trois écus dans sa poche. Le capitaine et les passagers avaient regardé comme une fanfaronnade l’engagement pris par l’aventurier d’être avant un mois l’époux de la Barbe-Bleue.
Loin d’avoir abandonné ce projet, le chevalier y persistait de plus en plus depuis son arrivée à la Martinique; il avait pu s’informer des richesses de la Barbe-Bleue, et se convaincre que si l’existence de cette femme bizarre était entourée du plus profond mystère et le sujet des plus folles exagérations, il était du moins avéré qu’elle était colossalement riche.
Quant à sa figure, à son âge, à son origine, comme personne n’était à cet égard aussi instruit que le père Griffon, on n’en pouvait rien dire. Elle était étrangère à la colonie. Son intendant l’avait précédée dans l’île pour acheter une plantation magnifique et faire bâtir l’habitation du Morne-au-Diable, située au nord et dans la partie la plus inaccessible et la plus déserte de la Martinique.
Au bout de quelques mois, on apprit que le nouvel habitant et sa femme étaient arrivés; un ou deux colons, poussés par la curiosité, s’aventurèrent dans les solitudes du Morne-au-Diable; ils furent reçus avec une hospitalité royale, mais ils ne purent voir les maîtres de la maison.
Six mois après cette visite, on apprit la mort de ce premier mari, mort qui eut lieu pendant un petit voyage que les deux époux avaient fait à la Terre-Ferme.
Au bout d’une année d’absence et de veuvage, la Barbe-Bleue revint à la Martinique avec un second époux.
Ce dernier mari fut, dit-on, tué par accident, au milieu d’une promenade qu’il faisait tête-à-tête avec sa femme; le pied lui avait manqué, et il était tombé dans un de ces abîmes sans fond qu’on rencontre fréquemment au milieu du sol volcanisé des Antilles.
Telle était du moins l’explication que sa femme avait donnée de cette mort mystérieuse.
L’on ne savait rien de très positif sur le troisième mari de la Barbe-Bleue et sur sa mort.
Ces trois morts si rapprochées, si fatales, les bruits étranges qui commençaient à courir sur cette femme, éveillèrent l’attention du gouverneur de la Martinique, qui était alors M. le chevalier de Crussol: il partit avec une escorte pour le Morne-au-Diable; arrivé au pied de la montagne boisée, au sommet de laquelle s’élevait la maison d’habitation, il trouva un mulâtre qui lui remit une lettre.
Après l’avoir lue, M. de Crussol parut saisi d’étonnement; puis, ordonnant à son escorte de l’attendre, il suivit seul l’esclave.
Au bout de quatre heures, le gouverneur revint avec son guide, et reprit immédiatement le chemin de Saint-Pierre. Quelques personnes de son escorte remarquèrent qu’il était très pâle, très agité. Depuis ce moment jusqu’à sa mort, qui arriva treize mois, jour pour jour, après sa visite au Morne-au-Diable, on ne lui entendit pas prononcer une fois le nom de la Barbe-Bleue.
M. de Crussol se confessa très longuement au père Griffon, qu’il avait fait venir du Macouba...
On observa qu’en quittant le pénitent, le père Griffon avait la figure bouleversée.
Depuis ce temps, l’espèce de fatale et mystérieuse renommée de la Barbe-Bleue augmenta de jour en jour. La superstition vint se joindre à la terreur qu’elle inspirait, et l’on ne prononça plus son nom qu’avec épouvante; on croyait fermement qu’elle avait assassiné ses trois maris, et qu’elle n’échappait à la vindicte des lois qu’à force d’or, en achetant par de riches présents l’appui des différents gouverneurs qui se succédèrent.
Personne n’était donc tenté d’aller troubler la Barbe-Bleue au milieu des sites sauvages et solitaires qu’elle habitait, surtout depuis que le Caraïbe, le boucanier et le flibustier étaient devenus, disaient-on, les commensaux, ou même les consolateurs de la veuve.
Quoique ces hommes n’eussent légalement commis aucun crime, on faisait des récits fabuleux sur leur férocité; ils avaient, dit-on, déclaré qu’ils poursuivraient d’une haine et d’une vengeance implacables tous ceux qui tenteraient de parvenir auprès de la Barbe-Bleue.
A force d’être répétées et exagérées, ces menaces portèrent leur fruit. Les habitants se soucièrent peu d’aller, peut-être au péril de leur vie, pénétrer les mystères du Morne-au-Diable. Il fallait avoir l’audace désespérée d’un Gascon aux abois pour essayer de surprendre le secret de la Barbe-Bleue, et de prétendre l’épouser.
Tel était pourtant l’irrévocable dessein du chevalier de Croustillac; il n’était pas homme à renoncer si facilement à l’espoir, si insulté qu’il fût, de se marier à une femme riche à millions; belle ou laide, jeune ou vieille, peu lui importait.
Pour réussir, il comptait sur sa bonne mine, sur son esprit, sur son amabilité, sur son air à la fois galant et fier, car le chevalier continuait d’avoir de lui-même une excellente opinion; il comptait encore sur son adresse, sur sa ruse, et son courage.
En effet, un homme alerte et déterminé, qui n’a rien et qui ne craint rien, qui croit en lui et son étoile, qui se dit comme disait Croustillac:—«En risquant de mourir pendant une minute, car la mort ne dure que cela, je puis vivre dans le luxe et l’opulence;» un tel homme peut opérer des miracles, surtout lorsqu’il se propose un but aussi magnifique, aussi stimulant que celui que se proposait Croustillac.
Selon ce qu’il s’était proposé, le père Griffon après avoir terminé quelques affaires qui le retenaient à Saint-Pierre, offrit au chevalier de l’accompagner au Macouba et d’y rester jusqu’au moment où la Licorne ferait voile pour la France. Le Macouba n’étant éloigné que de quatre ou cinq lieues du Morne-au-Diable, le chevalier, qui avait dépensé ses trois écus et qui se trouvait sans ressources, accepta l’offre du révérend, sans toutefois l’informer encore de sa résolution à l’égard de la Barbe-Bleue; il ne voulait la lui révéler qu’au moment de l’exécuter.
Après avoir pris congé du capitaine Daniel, le chevalier et le prêtre s’embarquèrent dans une pirogue. Favorisés par une bonne brise du sud, ils firent voile pour le Macouba.
Croustillac paraissait indifférent aux sites magnifiques et nouveaux pour lui qu’offraient les côtes de la Martinique, vues de la mer; cette végétation tropicale, dont la verdure, d’une crudité de ton presque métallique, se détachait sur un ciel enflammé, le touchait peu.
L’aventurier, les yeux machinalement fixés sur le sillage scintillant que la pirogue laissait après elle, croyait y voir pétiller les vives étincelles des diamants de la Barbe-Bleue; les petites herbes vertes et brillantes, détachées des prairies sous-marines que paissent les grandes tortues et les lamentins, rappelaient au Gascon les émeraudes de la veuve; tandis que quelques gouttes d’eau qui s’irisaient au soleil en tombant des rames, lui faisaient songer aux sacs de perles fines que possédait la terrible habitante du Morne-au-Diable.
Le père Griffon était aussi profondément absorbé: après avoir songé à ses amis du Morne-au-Diable, il pensait, avec un mélange d’inquiétude et de joie, à son petit troupeau de fidèles, à son jardin, à sa simple et pauvre église, à sa maison, à sa vieille haquenée favorite, à son chien, à ses deux nègres, auxquels il rendait la servitude presque douce. Et puis, faut-il le dire? il pensait aussi à certaines conserves de ramiers qu’il avait faites quelques jours avant son départ, et dont il ignorait le sort.
En trois heures le canot arriva au Macouba.
Le père Griffon n’était pas attendu; la pirogue mouilla dans une petite anse, non loin de la rivière qui arrose ce quartier, l’un des plus fertiles de la Martinique.
Le père Griffon s’appuya sur le bras du chevalier.
Après avoir quelque temps suivi la grève où venaient se rouler les hautes et pesantes lames de la mer des Antilles, ils arrivèrent au bourg du Macouba, à peine composé d’une centaine de maisons construites en bois, et couvertes de roseaux ou de planchettes de palmier.
Le bourg s’élevait sur un plan demi-circulaire qui suivait la courbure de l’anse du Macouba, petit port où venaient mouiller plusieurs pirogues et bateaux de pêche.
L’église, long bâtiment en bois, du milieu duquel s’élevaient quatre poutres surmontées d’un petit auvent où pendait la cloche; l’église, disons-nous, dominait le bourg et était elle-même dominée par des mornes immenses, recouverts d’une puissante végétation, qui s’élevaient en amphithéâtre de verdure.
Le soleil commençait à décliner rapidement.
Le prêtre gravit la seule rue qui coupât le bourg de Macouba dans sa largeur et qui conduisit à l’église. Quelques petits nègres absolument nus se roulaient dans la poussière, ils s’enfuirent à l’aspect du père Griffon en poussant de grands cris; plusieurs femmes créoles, blanches ou métisses, vêtues de longues robes d’indienne et de madras de couleurs tranchantes, accoururent aux portes; en reconnaissant le père Griffon, elles témoignèrent leur surprise et leur joie; jeunes et vieilles vinrent lui baiser respectueusement les mains en lui disant en créole:
—Bien béni soit votre retour, bon père, vous manquiez au Macouba.
Quelques hommes sortirent ensuite et entourèrent le père Griffon des mêmes témoignages d’attachement et de respect.
Pendant que le curé causait avec les habitants des événements qui avaient pu arriver au Macouba depuis son départ, et qu’il donnait des nouvelles de France à ses paroissiens, les ménagères, craignant que le père ne trouvât pas de provision au presbytère, étaient rentrées choisir, l’une, un beau poisson; l’autre, une belle volaille; celle-là, un quartier de chevreau bien gras; celle-ci, des fruits ou des légumes, et plusieurs négrillons avaient été chargés de porter à la maison curiale cette dîme volontaire.
Le prêtre regagna son logis, situé à mi-côte, à quelque distance du bourg dominant la mer.
Rien de plus simple que sa modeste case de bois, recouverte en roseaux et élevée seulement d’un rez-de-chaussée. Des stores de toile très claire garnissaient les fenêtres et remplaçaient les vitres, qui étaient d’un grand luxe aux colonies.
Une vaste pièce, formant à la fois salon et salle a manger, communiquait avec la cuisine, bâtie en retour; à gauche de cette pièce principale, était la chambre à coucher du père Griffon, ainsi que deux autres petits réduits s’ouvrant sur le jardin, et destinés aux étrangers ou aux autres curés de la Martinique, qui venaient quelquefois demander l’hospitalité à leur confrère.
Un poulailler, une écurie pour la haquenée, le logement des deux nègres, et quelques autres hangars, complétaient cette habitation, meublée avec une simplicité rustique.
Le jardin avait été soigneusement entretenu. Quatre grandes allées le partageaient en autant de carrés, dont les bordures se composaient de thym, de lavande, de serpolet, d’hysope et autres herbes odoriférantes.
Ces quatre carrés principaux étaient subdivisés en plusieurs planches destinées aux légumes et aux fruits, mais entourées de larges plates-bandes de fleurs d’agrément.
Enfin, de deux petits cabinets de verdure couverts de jasmin d’Arabie et de lianes odorantes, on découvrait à l’horizon la mer et les terres élevées des autres Antilles.
On ne pouvait rien voir de plus frais, de plus charmant que ce jardin, dans lequel les plus belles fleurs se mêlaient à des fruits et à des légumes magnifiques.
Ici une couche de melons côtelés, couleur d’ambre, était entourée d’une bordure de grenadiers nains, taillés comme du buis à un pied de terre, et couverts à la fois de fleurs pourpres et de fruits si lourds et si abondants qu’ils touchaient à terre.
Plus loin, une planche de bois d’Angole aux longues gousses vertes, aux fleurs bleues, était entourée d’un rang de frangipaniers blancs et roses d’une odeur suave; des plants de carottes, d’oseille de Guinée, de guingambo, de pourpier, étaient encadrés d’un quadruple rang de tubéreuses des plus riches couleurs; enfin, un carré d’ananas qui parfumaient l’air, avait pour bordure une haie de magnifiques cactus à calices orange à longs pistils d’argent.
Derrière la maison s’étendait un verger composé de cocotiers, de bananiers, de goyaviers, d’avocatiers, de tamariniers et d’orangers, dont les branches courbaient sous le poids des fleurs et des fruits.
Le père Griffon parcourait les allées de son jardin avec un bonheur indicible, interrogeant du regard chaque fleur, chaque plante, chaque arbre.
Ses deux nègres le suivaient: l’un s’appelait Monsieur, l’autre Jean. Ces deux bonnes créatures pleuraient de joie en revoyant leur maître, ne répondaient à aucune de ses questions, tant ils étaient émus, et ne pouvaient que se dire l’un à l’autre en levant les mains au ciel:
—Bon Dieu! li ici, li ici!
Le chevalier, insensible à ces joies naïves, suivait machinalement le curé; il brûlait du désir de demander à son hôte si, à travers les bois qui s’élevaient au loin en amphithéâtre, on pouvait apercevoir le chemin du Morne-au-Diable.
Après avoir examiné son jardin, le bon prêtre alla voir sa haquenée, qu’il appelait Grenadille, et son gros dogue anglais, qu’il appelait Snog; lorsqu’il ouvrit la porte de l’écurie, Snog manqua de renverser son maître en sautant autour de lui. Ce n’étaient pas des aboiements, c’étaient des hurlements de joie, des emportements de tendresse si violents, que le nègre Monsieur fut obligé de prendre le chien par son collier et de le retenir à grand’peine pendant que le prêtre caressait Grenadille, dont la robe luisante, dont le ferme embonpoint témoignaient des bons soins de Monsieur, particulièrement chargé de l’écurie.
Après cette visite minutieuse de son petit domaine, le père Griffon conduisit le chevalier dans la chambre qui lui était destinée; un lit entouré d’une moustiquaire de gaze, un canapé de paille, un grand coffre de bois d’acajou, une table, tel était l’ameublement de cette chambre, qui s’ouvrait sur le jardin.
Pour tout ornement, on voyait un Christ suspendu au milieu de la boiserie à peine dégrossie.
—Vous trouverez ici une pauvre et modeste hospitalité, dit le père Griffon au chevalier; mais elle vous est offerte de grand cœur.
—Et je l’accepte avec reconnaissance, mon père, dit Croustillac.
A ce moment, Monsieur vint avertir le curé qu’il était servi, et le père Griffon précéda le chevalier dans la salle à manger.
CHAPITRE V.
LA SURPRISE.
Une grande verrine, où brillait une bougie de cire jaune, éclairait la table; le couvert était mis sur une nappe de grosse toile bien blanche: il n’y avait pas d’argenterie. Les fourchettes d’acier et les cuillers de bois d’érable étaient d’une merveilleuse propreté; une botterine de verre bleuâtre contenait environ une pinte de vin des Canaries; dans un grand pot d’étain moussait l’oagou, boisson fermentée faite avec le marc des cannes à sucre; enfin, une amphore de terre sigillée tenait l’eau aussi fraîche que si elle eût été à la glace.
Une belle dorade grillée dans ses écailles, à la mode caraïbe, un perroquet rôti de la grosseur d’un faisan, deux plats de crabes de mer cuits dans leur carapace et arrosés de jus de citron, une salade et des pois verts avaient été symétriquement arrangés par le nègre Jean, autour d’un surtout composé d’une grande corbeille de jonc caraïbe, où s’élevait une pyramide de fruits, qui avait pour base un melon d’Europe, un pastèque et un melon d’eau, et pour sommet un ananas; enfin, pour hors-d’œuvre des tranches de choux-palmistes confits dans du vinaigre et de très petits poissons blancs conservés dans une saumure pimentée pouvaient ranimer l’appétit des convives ou exciter leur soif.
—Mais, mon père, vous me traitez avec une magnificence royale, dit le chevalier au père Griffon; c’est la terre promise que votre île!
—Excepté le vin des Canaries dont on m’a fait présent, tout ceci, mon fils, vient du jardin que je cultive, ou de la pêche et de la chasse de mes deux noirs, car les provisions de mes paroissiens m’ont été inutiles, grâce à la prévoyance de Monsieur et de Jean, qui savaient mon arrivée par un patron de barque du Fort-Saint-Pierre. Vous servirai-je de ce perroquet, mon fils? dit le père Griffon au chevalier qui avait paru trouver le poisson fort à son goût.
Croustillac hésita quelque peu et regarda le curé d’un air indécis.
—Je ne sais pourquoi il me semble bizarre de manger du perroquet, dit le chevalier.
—Essayez, essayez, dit le père Griffon en lui mettant une aile d’arras sur son assiette; voyez: un faisan a-t-il une chair plus grasse, plus rebondie, plus dorée? Il est cuit à merveille; et puis sentez-vous quel parfum?
—On dirait des quatre épices, dit le chevalier en ouvrant ses larges narines.
—Cela vient tout bonnement de ce que ces oiseaux sont très friands des baies du bois d’Inde qu’ils trouvent dans les forêts; ces baies ont à la fois le goût de la cannelle, du girofle et du poivre, et la chair du gibier participe de la senteur de ces aromates; et ce jus, comme il est moiré! Ajoutez-y un peu de suc d’orange, et vous me direz si le Seigneur ne comble pas ses créatures en leur faisant de tels dons.
—De ma vie je n’ai rien mangé de plus tendre, de plus délicat, de plus gras, de plus savoureux, répondit le chevalier, la bouche pleine et en fermant à demi les yeux avec sensualité, s’écoutant, pour ainsi dire, manger.
—N’est-ce pas? dit le bon père qui, son couteau et sa fourchette à la main, regardait son hôte avec une orgueilleuse satisfaction.
Le repas terminé, Monsieur plaça un pot de tabac et des pipes à côté de la botterine de vin des Canaries; le père Griffon et Croustillac restèrent seuls.
Après avoir versé un verre de vin au chevalier, le curé lui dit:—A votre santé, mon fils.
—Merci, mon père, dit le chevalier en approchant son verre. Portez aussi la santé de ma future; cela sera pour moi de bon augure.
—Comment, de votre future? reprit le curé, que voulez-vous dire?
—Je parle de la Barbe-Bleue, mon père.
—Ah! toujours cette joyeuseté! Franchement, je croyais les gens de votre pays plus inventifs, mon fils, dit le père Griffon en souriant avec malice, et il vida son verre à petits coups.
—Je n’ai de ma vie parlé plus sérieusement, mon père. Vous avez entendu le serment que j’ai fait à bord de la Licorne.
—L’impossibilité relève de tout serment, mon fils; parce que vous auriez juré de combler l’Océan, seriez-vous engagé par cette promesse?
—Comment, mon père? le cœur de la Barbe-Bleue serait-il un abîme sans fond comme l’Océan? s’écria gaiement Croustillac.
—Un poëte anglais a dit de la femme: «Perfide comme l’onde», mon fils.
—Quant aux perfidies des femmes, mon digne hôte, dit le chevalier avec suffisance, nous savons les conjurer... et nous essaierons de nouveau notre puissance conjuratrice sur la Barbe-Bleue.
—Vous ne le tenterez même pas, mon fils; je suis bien tranquille.
—Permettez-moi de vous dire, mon père, que vous vous trompez. Demain, au point du jour, je vous demanderai un guide pour me conduire au Morne-au-Diable, et j’abandonnerai le reste de l’aventure à mon étoile.
Le chevalier parlait avec un accent de conviction si sérieuse, que le père Griffon posa brusquement sur la table le verre qu’il allait porter à ses lèvres, et regarda le chevalier avec autant d’étonnement que de défiance.
Jusqu’alors il avait réellement cru qu’il s’agissait d’une plaisanterie ou d’une fanfaronnade.
—Comment, mon fils, vous avez sincèrement cette résolution! Mais c’est une folie, mais...
—Pardonnez-moi, mon bon père, de vous interrompre, dit le chevalier; mais vous voyez devant vous un cadet de famille qui a tenté toutes les fortunes, épuisé toutes les ressources, et à qui rien n’a réussi. La Barbe-Bleue est riche, très riche, j’ai tout à gagner, rien à perdre.
—Rien à perdre!
—La vie? peut-être, direz-vous. D’abord j’en fais bon marché; et puis, si barbare que soit ce pays, si impuissante qu’y soit la justice, je ne puis croire que la Barbe-Bleue oserait me traiter, tout d’abord, comme un de ses trois maris; vous sauriez que j’ai été victime... et vous lui demanderiez compte de ma mort. Je ne risque donc rien que de voir mes hommages repoussés. Eh bien! s’il en est ainsi, si elle me repousse, je continuerai de faire les délices du capitaine Daniel dans ses traversées, en avalant des bougies allumées et en mettant des bouteilles en équilibre sur le bout de mon nez; certes, cette condition est honorable et récréative, mais je préférerais une autre existence. Ainsi donc, quoi que vous me disiez, mon père, je suis résolu à tenter l’aventure et à aller au Morne-au-Diable. Je ne sais quel pressentiment secret me dit que je réussirai, que je suis à la veille de voir ma destinée se résoudre de la manière la plus éblouissante... L’avenir me semble couleur de rose et or; je ne rêve que palais et magnificence, richesse et beauté: il me semble (pardonnez-moi cette comparaison païenne) que l’Amour et la Fortune viennent me prendre par les mains en me disant:—Polyphème Croustillac, le bonheur t’attend. Vous me direz peut-être, mon père, ajouta la chevalier en jetant un regard railleur sur son justaucorps fané, que je suis assez piètrement vêtu pour me produire en cette belle et galante compagnie de la fortune et du bonheur; mais la Barbe-Bleue, qui doit être connaisseuse, devinera tout de suite, sous cette enveloppe, le cœur d’un Amadis, l’esprit d’un Gascon et le courage d’un César.
Après être resté un moment silencieux, le curé, au lieu de sourire des plaisanteries du chevalier, lui répondit d’un ton presque solennel:
—Votre résolution est bien prise?
—Invariablement et absolument prise, mon père.
—Écoutez-moi donc; j’ai reçu la confession du chevalier de Crussol, le dernier gouverneur de cette île; celui qui, lors de la disparition du troisième mari de cette femme, s’était rendu seul au Morne-au-Diable.
—Eh bien! mon père?
—Tout en respectant le secret de sa confession, je puis, je dois vous dire que si vous persistez dans votre projet insensé, vous vous exposerez à de grands et d’inévitables périls. Sans doute, si vous perdiez la vie, votre mort ne demeurerait pas impunie; mais il n’y aurait aucun moyen de prévenir le sort fatal au-devant duquel vous voulez courir. Qui vous oblige à aller au Morne-au-Diable? L’habitante de ce séjour veut y vivre solitaire; les abords de cette demeure sont tels que vous ne pourriez les franchir sans violence; or, en tous pays, et surtout dans celui-ci, ceux qui violent la propriété d’autrui s’exposent à de grands dangers, dangers d’autant plus vains que toute tentative d’union avec cette veuve est impossible, lors même que vous seriez aussi riche que vous êtes pauvre, lors même que vous seriez d’une maison princière.
Ces paroles révoltèrent l’incommensurable amour-propre du Gascon, et il s’écria:
—Mon père, cette femme est femme... et je suis Croustillac!
—Qu’est-ce que cela veut dire, mon fils?
—Que cette femme est libre, qu’elle ne m’a pas vu... et qu’un regard... un seul regard peut changer complétement ses résolutions.
—Je ne le pense pas.
—Mon révérend, j’ai la plus grande, la plus aveugle confiance dans votre parole; je sais toute son autorité..... mais il s’agit du beau sexe... et vous ne pouvez connaître le cœur des femmes comme je le connais; vous ne savez pas de quels inexplicables caprices elles sont capables; vous ne savez pas que ce qui leur plaît aujourd’hui leur déplaît demain, et qu’elles veulent aujourd’hui ce qu’elles ne voulaient pas hier... Les femmes, mon révérend, les femmes... avec elles il faut oser pour réussir... Si ce n’était votre robe, je vous raconterais de curieuses témérités, d’audacieuses entreprises dont j’ai été bien amoureusement récompensé.
—Mon fils!
—Je comprends votre susceptibilité, mon père, et, pour en revenir à la Barbe-Bleue, une fois en présence, je la traiterai non seulement avec effronterie, avec hauteur... je la traiterai en conquérant... je n’ose dire en lion qui vient fièrement enlever sa proie.
Ces réflexions du chevalier furent interrompues par un accident imprévu.
Il faisait très chaud, la porte de la salle à manger qui donnait sur le jardin était restée entr’ouverte.
Le chevalier, tournant le dos à cette porte, était assis dans un fauteuil dont le dossier de bois n’était pas très élevé.
On entendit un sifflement assez aigu, et un coup sec vibra dans la partie pleine du siège du chevalier.
A ce bruit le père Griffon bondit sur sa chaise, courut prendre son fusil à un râtelier placé dans sa chambre, et se précipita dehors en s’écriant:
—Jean! Monsieur! prenez vos fusils! A moi, mes enfants, à moi! voici les Caraïbes!
CHAPITRE VI.
L’AVERTISSEMENT.
Tout ceci s’était passé si rapidement que le chevalier restait ébahi.
—Debout! lui cria le père Griffon, debout!! les Caraïbes! les Caraïbes!! Regardez au dossier de votre fauteuil! et ne restez pas près de la lumière.
Le chevalier se leva vivement et vit en effet une flèche de trois pieds de long profondément enfoncée dans le dossier de son fauteuil.
Deux pouces plus haut, le chevalier était transpercé entre les deux épaules.
Croustillac saisit son épée qu’il avait déposée sur une chaise et courut sur les pas du curé.
Celui-ci, à la tête de ses deux noirs armés de fusils, et précédé de son chien dogue, cherchait l’agresseur de tous côtés; malheureusement la porte de la salle à manger donnait sur le verger treillagé; la nuit était sombre: sans doute, celui qui avait lancé cette flèche était déjà loin ou bien caché dans la cime de quelque arbre touffu.
Snog aboyait et quêtait avec ardeur; le père Griffon rappela ses deux noirs qui s’aventuraient trop imprudemment hors du verger.
—Eh bien! mon père, où sont-ils? dit le chevalier en brandissant son épée, faut-il les charger? Une lanterne... donnez-moi une lanterne; nous allons visiter le verger et les environs de la maison!
—Non, non, pas de lanterne! mon fils! elle servirait de point de mire aux assaillants, s’il y en a plusieurs, et vous seriez trop exposé, vous recevriez quelque flèche en plein corps! Allons, allons, dit le curé en désarmant son fusil après quelques moments d’attente, ce n’est qu’une alerte; rentrons et remercions le Seigneur de la maladresse de cet idolâtre, car il s’en est fallu de peu que vous ne fussiez atteint, mon fils. Ce qui m’étonne, et j’en rends grâce à Dieu, c’est qu’on vous ait manqué; un Caraïbe assez hardi pour s’aventurer ainsi doit avoir le coup d’œil juste et la main sûre.
—Mais quel mal avez-vous fait à ces sauvages, mon père?
—Aucun. J’ai été souvent dans leur carbet de l’île des Saintes, et il m’ont toujours parfaitement accueilli: aussi je ne comprends pas le but de cette attaque.... Mais voyons donc cette flèche... je reconnaîtrai bien à son empennure si c’est une flèche caraïbe...
—Il faut faire bonne garde cette nuit, mon père, et pour cela... fiez-vous à moi, dit le Gascon. Vous voyez que ce n’est pas seulement à l’endroit de l’amour que j’ai de la résolution.
—Je n’en doute pas, mon fils, et j’accepte votre offre; je vais faire fermer les fenêtres avec les volets à meurtrières, et barrer solidement la porte. Snog nous servira de sentinelle avancée. Oh! ce ne serait pas la première fois que cette maison de bois soutiendrait un siége. Une douzaine de pirates anglais l’ont attaquée, il y a deux ans; mais avec mes nègres et le procureur fiscal de la Cabesterre qui se trouvait par hasard chez moi, nous avons rudement étrillé ces hérétiques.
En disant ces mots, le père Griffon rentra dans la salle à manger, arracha avec assez de peine la flèche qui tenait au fauteuil par un fer barbelé, et s’écria avec étonnement:
—Il y a un papier attaché à l’empennure de cette flèche.
Puis, en le déployant, il y lut ces mots d’une magnifique écriture bâtarde:
—Premier avertissement au chevalier de Croustillac.
—Au révérend père Griffon, respect et attachement.
Le curé regarda le chevalier sans dire une parole.
Celui-ci prit le papier et lut à son tour.
—Qu’est-ce que cela signifie? s’écria-t-il.
—Cela signifie que je ne me trompais pas en parlant de la sûreté de coup d’œil des Caraïbes. Celui qui a lancé cette flèche vous tuait s’il l’eût voulu. Voyez ce fer barbelé, empoisonné sans doute; il est entré d’un pouce dans le dossier de ce fauteuil de bois de fer; si vous aviez été atteint, vous étiez mort. Quelle adresse n’a-t-il pas fallu pour guider ainsi cette flèche!
—Peste, mon père... Je trouve ceci d’autant plus merveilleusement adroit que je ne suis pas touché, dit le Gascon. Mais que diable ai-je fait à ce sauvage?
Le père Griffon se frappa le front.
—Quand je vous le disais! s’écria-t-il.
—Quoi, mon révérend?
—Premier avertissement au chevalier de Croustillac!
—Eh bien?
—Eh bien! cet avis vient du Morne-au-Diable.
—Vous croyez, mon père?
—J’en suis certain. On a su vos projets, l’on veut vous forcer d’y renoncer.
—Comment les aura-t-on sus?
—A bord de la Licorne, vous ne les avez pas cachés. Quelques passagers, en débarquant il y a trois jours à Saint-Pierre, en auront parlé; ce bruit sera venu jusqu’au comptoir de la Barbe-Bleue, tenu par l’homme d’affaires; et il en aura instruit sa maîtresse.
—Je suis forcé d’avouer, reprit le chevalier en réfléchissant, que la Barbe-Bleue a de singuliers moyens de correspondance! C’est une drôle de petite poste...
—Eh bien mon fils, j’espère que la leçon vous profitera, dit le curé. Puis il ajouta, en s’adressant aux deux noirs qui apportaient les volets crénelés et les leviers pour les assujettir:
—C’est inutile, mes enfants, je vois maintenant qu’il n’y a rien à craindre.
Les deux noirs, habitués à une obéissance passive remportèrent leur attirail défensif.
Le chevalier regardait le père Griffon avec étonnement.
—Sans doute, reprit celui-ci, la parole des habitants du Morne-au-Diable est sacrée; je n’ai maintenant rien à craindre d’eux, ni vous non plus, mon fils, puisque vous êtes averti et que vous renoncerez nécessairement à cette folle entreprise.
—Moi, mon père?
—Comment?...
—Que je devienne à l’instant aussi noir que vos deux nègres, si j’y renonce!
—Que dites-vous?... malgré cet avertissement?
—Et! qui me dit d’abord que cet avertissement vienne de la Barbe-Bleue? ne peut-il pas venir d’un rival? du boucanier, du flibustier, du Caraïbe? car j’ai de quoi choisir parmi les galants de la beauté du Morne-au-Diable.
—Eh bien! qu’importe!...
—Comment, qu’importe, mon révérend? mais je tiens à montrer à ces drôles ce que c’est que le sang de Croustillac. Ah! ils croient m’intimider!... Mais ils ne savent donc pas que cette épée que voilà... s’agiterait toute seule dans son fourreau! que sa lame rougirait d’indignation, si je renonçais à mon entreprise!
—Mon fils, c’est de la folie... de la folie...
—Et pour quel pleutre, pour quel bélître passerait le chevalier de Croustillac aux yeux de la Barbe-Bleue, s’il était assez lâche pour se rebuter de si peu?
—De si peu! mais deux pouces plus haut, vous étiez tué.
—Mais comme on a tiré deux pouces plus bas, et que je ne suis pas tué, je consacrerai ma vie à dompter le cœur rebelle de la Barbe-Bleue et à vaincre mes rivaux, fussent-ils dix, vingt, trente, cent, dix mille! ajouta le Gascon avec une exaltation croissante.
—Mais si l’on a agi par l’ordre de la maîtresse du Morne-au-Diable?
—Si l’on a agi par son ordre, elle verra, la cruelle, que je brave la mort qu’elle m’envoie pour arriver jusqu’à son cœur..... Elle est femme..... elle sera sensible à la valeur. Je ne sais pas si c’est une Vénus, mais je sais que, sans faire tort au dieu Mars, Polyphème-Amador Croustillac est terriblement martial. Or, de la beauté au courage, il n’y a que la main.
Il faut se figurer l’exagération et la prononciation gasconne du chevalier pour avoir une idée de cette scène.
Le père Griffon ne savait s’il devait rire ou s’effrayer de l’opiniâtre détermination du chevalier. Le secret de la confession l’empêchait de parler, d’entrer dans aucun détail sur le Morne-au-Diable; il ne pouvait que supplier le chevalier de renoncer à sa funeste entreprise: ce qu’il tenta, mais en vain.
—Puisque rien ne peut vous ébranler, mon fils, il ne sera pas dit du moins que j’aurai été, même indirectement, le complice de votre entreprise insensée. Vous ignorez où est situé le Morne-au-Diable; ni moi, ni mes nègres, et, je vous l’affirme, nul de mes paroissiens ne voudra vous servir de guide; je les prierai de vous refuser. D’ailleurs la réputation du Morne-au-Diable est telle que personne ne se souciera d’enfreindre mes recommandations.
Cette déclaration du père Griffon sembla donner à réfléchir au chevalier; il baissa d’abord la tête en silence, puis il reprit résolument:
—Je le sais, le Morne-au-Diable est éloigné de quatre lieues d’ici; il est situé dans le nord de l’île; mon cœur me servira de boussole et me guidera vers la dame de mes pensées.... avec l’assistance du soleil et de la lune.
—Mais, malheureux insensé! s’écria le père Griffon, il n’y a pas de chemin tracé dans les forêts où vous allez vous engager; les arbres sont si touffus qu’ils vous cacheront la position du soleil; vous vous égarerez.
—J’irai tout droit devant moi, j’arriverai toujours quelque part, votre île n’est pas si grande (soit dit sans humilier la Martinique), mon père, alors je reviendrai sur mes pas et je chercherai jusqu’à ce que je trouve le Morne-au-Diable...
—Mais le sol de ces forêts est souvent impraticable; elles sont infestées des serpents les plus dangereux: je vous dis que vous y aventurer, c’est braver mille morts....
—Eh! mon père, qui ne risque rien n’a rien; s’il y a des serpents, eh bien, je mettrai des échasses, comme les habitants de nos landes!
—Allez donc marcher avec des échasses au milieu des lianes, des ronces, des rochers, des arbres déracinés par le temps! Je vous dis que vous ne savez pas ce que sont nos forêts.
—Si l’on pensait toujours au péril, mon révérend, on ne ferait jamais rien de bon. Est-ce que vous pensez au mal de Siam quand vous soignez ceux de vos paroissiens qui en sont attaqués?
—Mais mon but est pieux, à moi; je puis affronter la mort en faisant mon devoir.... tandis que vous y courez certainement pour une vanité.
—Une vanité! mon révérend! une commère qui a des écuelles remplies de diamants, des sacs pleins de perles fines, et peut-être encore cinq à six millions de biens! Peste! quelle vanité!
Il n’y avait pas à espérer de vaincre une pareille opiniâtreté: le curé ne l’essaya pas; il conduisit son hôte dans la chambre qu’il lui destinait, bien décidé à mettre tous les obstacles possibles à la fantaisie du chevalier.
Inébranlable dans sa résolution, Croustillac s’endormit profondément. Une ardente curiosité était venue augmenter son entêtement naturel et sa confiance imperturbable dans sa destinée; plus cette confiance avait été jusqu’alors trompée, plus l’aventurier croyait que l’heure promise devait arriver pour lui.
Le lendemain matin, au point du jour, il s’éveilla, et alla sur la pointe du pied jusqu’à la porte de la chambre du père Griffon.
Le curé dormait encore, ne croyant pas le chevalier capable de s’aventurer sans guide dans un pays inconnu. Il se trompait.
Croustillac, pour échapper aux instances et aux reproches de son hôte, partit au moment même.
Il ceignit sa formidable épée, arme assez incommode pour traverser des buissons; il enfonça son feutre sur sa tête, prit une gaule à la main pour effaroucher les serpents, et le jarret ferme, le nez au vent, le cœur un peu palpitant, il quitta la demeure hospitalière du curé du Macouba, et se dirigea vers le nord en suivant pendant quelque temps la lisière d’un bois extrêmement touffu.
Il lui fallut bientôt quitter cette lisière qui, formant un angle vers l’orient, se prolongeait indéfiniment dans cette direction.
Le chevalier, au moment d’entrer dans la forêt, hésita un instant; il se rappela les sages conseils du père Griffon, il songea aux dangers qu’il allait courir; mais, évoquant aussitôt par la pensée les trésors de la Barbe-Bleue, il fut ébloui des monceaux d’or, de perles, de rubis, de diamants qu’il crut voir étinceler et fourmiller à ses yeux; il se figura l’habitante du Morne-au-Diable d’une beauté achevée. Entraîné par ce mirage, il entra résolument dans la forêt, en soulevant un épais rideau de lianes qui retombaient du haut des arbres après s’y être enlacées.
Le chevalier n’oublia pas de battre les buissons avec sa gaule, en criant à haute voix:—Dehors, les serpents... dehors!
Excepté les cris du Gascon, on n’entendait aucun bruit.
Le soleil allait bientôt se lever; l’air, rafraîchi par l’abondante rosée de la nuit et par la brise de mer, était imprégné des odeurs fortes et aromatiques des fleurs tropicales.
La forêt était encore presque plongée dans les ténèbres au moment où le chevalier y pénétra...
Pendant quelques minutes, le profond silence qui régnait dans cette solitude imposante ne fut troublé que par les coups de gaule que le chevalier donnait sur les buissons en répétant:—Dehors, les serpents, dehors!
Peu à peu les cris du Gascon, qui s’éloignait de plus en plus, devinrent moins distincts; puis ils cessèrent tout à fait....
Le morne et profond silence qui régnait alors fut subitement interrompu par une espèce de hurlement sauvage qui n’avait rien d’humain.
Ce bruit et les premiers rayons du soleil qui jaillirent à l’horizon comme une gerbe enflammée semblèrent éveiller les habitants de ces grands bois. Ils y répondirent sur tous les tons; le tapage devint infernal: les glapissements des singes, les miaulements des chats-tigres, les sifflements des serpents, le grognement des sangliers, les beuglements des taureaux éclatèrent de toutes parts avec un ensemble effrayant; les échos de la forêt et des mornes se renvoyèrent ces sons discordants; on eût dit une bande de démons répondant à l’appel d’un démon supérieur.
CHAPITRE VII.
LA CAVERNE.
Pendant que le chevalier cherche la route du Morne-au-Diable à travers la forêt, nous conduirons le lecteur vers la partie la plus septentrionale de la côte de la Martinique.
La mer déferlait avec une majestueuse lenteur au pied des grands rochers presque à pic qui défendaient naturellement cette partie de l’île, en formant une sorte de muraille perpendiculaire de deux cents pieds de haut; le continuel ressac des vagues rendait ces parages si dangereux, qu’une embarcation ne pouvait risquer d’aborder en cet endroit sans être infailliblement brisée.
Le site dont nous parlons était d’une simplicité sauvage, grandiose; une ceinture de rochers âpres, nus, d’un rouge fauve, se dessinait sur un ciel d’un bleu de saphir; leur base disparaissait au milieu d’un brouillard de neigeuse écume, soulevée par le choc incessant d’énormes montagnes d’eau qui s’abattaient sur ces récifs en tonnant comme la foudre.
Le soleil dans toute sa force jetait une lumière éblouissante, torride sur cette masse granitique; il n’y avait pas le plus léger nuage sur ce ciel d’airain. A l’horizon apparaissaient, à travers une vapeur brûlante, les terres élevées des autres Antilles.
A quelque distance de la côte, où brisaient les lames, la mer était d’un azur sombre, et calme comme un miroir.
Un objet d’abord imperceptible, tant il offrait peu de surface au-dessus de l’eau, s’approchait rapidement de cette partie de l’île appelée la Cabesterre.
Peu à peu on put distinguer un balaou, pirogue longue, légère, étroite, dont l’arrière et l’avant sont également coupés en taille-mer; cette embarcation non voilée s’avançait à force de rames.
A chaque banc, on distinguait parfaitement un homme qui nageait vigoureusement. Quoique pendant l’espace de trois lieues la côte fût aussi inabordable qu’en cet endroit, l’on ne pouvait douter que le balaou se dirigeât pourtant vers ces rochers.
Le dessein de ceux qui s’approchaient ainsi semblait inexplicable. Bientôt la pirogue fut engagée au milieu des vagues énormes qui déferlaient sur les récifs. Sans la merveilleuse adresse du pilote, qui évitait les masses d’eau dont l’arrière de cette frêle barque était incessamment menacé, elle eût été bientôt submergée.
A deux portées de fusil des rochers, le balaou mit en travers, en profitant d’une intermittence dans la succession des lames, embellie, ou moment de calme qui revient périodiquement après que sept ou huit lames ont déferlé.
Deux hommes, qu’à leurs vêtements on reconnaissait facilement pour des marins européens, assurèrent leur toque sur leur tête, et se jetèrent hardiment à la nage, pendant que leurs compagnons, virant de bord à la fin de l’embellie, regagnèrent le large et disparurent après avoir de nouveau bravé la fureur et l’élévation des vagues avec une merveilleuse habileté.
Pendant ce temps, les deux intrépides nageurs, tour à tour soulevés ou précipités au milieu de lames énormes qu’ils coupaient adroitement, arrivaient au pied des rochers au milieu d’une nappe d’écume.
Ils paraissaient courir à une mort certaine, et devoir être brisés sur les récifs.
Il n’en fut rien.
Ces deux hommes paraissaient connaître parfaitement la côte: ils se dirigèrent vers un endroit où la violence des eaux avait creusé une immense grotte naturelle.
Les vagues, s’engouffrant sous cette voûte avec un bruit horrible, retombaient ensuite en cataracte dans un bassin inférieur, large, creux et profond.
Après quelques sourdes ondulations, les lames s’apaisaient et formaient ainsi, au milieu des parois d’une caverne gigantesque, un petit lac souterrain, dont le trop plein retournait à la mer par quelque conduit caché.
Il fallait une grande témérité pour s’abandonner ainsi à l’impulsion des vagues furieuses qui vous précipitaient dans l’abîme; mais cette submersion momentanée était plus effrayante que dangereuse: l’ouverture de la caverne était si vaste qu’on ne risquait pas de se briser contre les rochers, et la nappe d’eau vous jetait ensuite au milieu d’un étang paisible, entouré d’une grève de sable fin et battu.
Pour ainsi dire tamisée à travers la chute d’eau qui bouillonnait à l’entrée de cette voûte énorme, la lumière y arrivait faible, douce, bleuâtre comme celle de la lune.
Les deux nageurs haletants, étourdis et meurtris par le choc des vagues, sortirent du petit lac et abordèrent sur sa grève, où ils se reposèrent quelque temps.
Le plus grand de ces deux hommes, quoique vêtu du costume d’un simple marin, était le colonel Rutler, partisan exalté du nouveau roi d’Angleterre, Guillaume d’Orange, sous les ordres duquel il avait servi alors que le beau-fils de l’infortuné Jacques II n’était encore que stathouder de Hollande.
Le colonel Rutler était grand et robuste; sa figure avait une expression d’audace, presque de cruauté; ses cheveux, dont quelques mèches roides et mouillées passaient à travers sa toque de marin, étaient d’un rouge ardent; d’épaisses moustaches de même nuance cachaient presque une large bouche surmontée d’un nez crochu comme le bec d’un oiseau de proie.
Rutler, homme fidèle et résolu, servait son maître avec un dévouement aveugle. Guillaume d’Orange lui avait témoigné sa confiance en le chargeant d’une mission aussi difficile que périlleuse, ainsi qu’on le verra plus tard.
Le marin qui accompagnait le colonel était petit, mais vigoureux, actif et déterminé.
Le colonel lui dit en anglais, après un moment de silence:
—Es-tu bien sûr au moins, John, qu’il y a un passage pour sortir d’ici?
—Ce passage existe, colonel, soyez tranquille.
—Pourtant... je n’aperçois rien...
—Tout à l’heure, colonel, lorsque votre vue sera habituée à cette espèce de jour, couleur de clair de lune, vous vous baisserez à plat ventre, et là, à droite, tout au bout d’un long conduit naturel, dans lequel on ne peut avancer qu’en rampant, vous distinguerez la lueur du jour qui y pénètre par une crevasse du roc.
—Si le chemin est sûr, il n’est pas commode.
—Si peu commode, colonel, que je défierais bien au master du brigantin, le Roi des eaux, qui vous a amené à la Barbade, d’entrer avec son gros ventre dans le boyau qui nous reste à traverser. C’est tout au plus si j’ai pu autrefois m’y glisser, moi; il est large comme un tuyau de cheminée.
—Et il aboutit?
—Au fond d’un précipice qui sert de défense au Morne-au-Diable; car de trois côtés ce précipice est à pic, et il est aussi impossible de le descendre que de le gravir...; quant à son quatrième côté, il n’est pas tout à fait impraticable, et en s’aidant des aspérités du roc, on peut arriver par ce chemin jusqu’aux limites du parc de l’habitation de la Barbe-Bleue.
—Je comprends... ce passage souterrain nous conduit au fond d’un abîme dominé par le Morne-au-Diable.
—Justement, colonel, c’est comme si nous étions au fond d’un fossé dont un des côtés inférieurs serait à pic, et l’autre en talus... quand je dis en talus, c’est une manière de parler, car, pour atteindre au sommet du rocher, il nous faudra rester plus d’une fois suspendus à quelque liane entre le ciel et la terre. Mais, arrivés au faîte, nous nous trouverons à l’extrémité du parc du Morne-au-Diable; une fois là, nous nous blottirons dans quelque trou en attendant le moment d’agir.
—Et le moment d’agir ne tardera pas. Allons, allons, allons, pour connaître si bien les êtres, il faut, en effet, que tu aies servi la Barbe-Bleue?
—Je vous l’ai dit, colonel. J’étais venu de la Côte-Ferme avec elle et son premier mari; au bout de trois mois, ils m’ont renvoyé; alors je suis parti pour Saint-Domingue, et je n’ai plus entendu parler d’eux.
—Et elle, la reconnaîtrais-tu bien?
—De taille, de tournure, oui, mais pas de figure, car nous sommes partis de la Côte-Ferme la nuit, et une fois débarquée, on l’a transportée en litière jusqu’au Morne-au-Diable. Quand, par hasard, elle sortait pendant le jour, elle mettait son masque; les uns disaient qu’elle était belle comme un ange; les autres, qu’elle était laide comme un monstre. Je ne puis pas dire qui se trompe, car moi et mes camarades nous ne mettions jamais le pied dans l’intérieur de la maison, le service particulier se faisait par des mulâtresses toujours muettes comme des poissons.
—Et lui?
—Il était beau, grand, mince, élancé; il avait trente-six ans environ; brun, des yeux et une moustache noirs, le nez aquilin.
—C’est lui, c’était bien lui, se disait le colonel à mesure que John faisait ce signalement. C’est ainsi qu’on l’a toujours dépeint. Et l’on ne sait pas comment il est mort?
—On a dit qu’il était mort en voyage; on n’en a pas su davantage.
—Et l’on n’a jamais eu de doutes sur sa mort?
—Ma foi, non, colonel, puisque la Barbe-Bleue s’est remariée deux fois depuis.
—Et ces deux maris, les as-tu vus?
—Non, colonel, car j’arrivais de Saint-Domingue, lorsqu’il y a huit jours vous m’avez engagé pour cette expédition, sachant que je pouvais vous servir. Vous m’avez promis cinquante guinées si je vous introduisais dans l’île malgré les croiseurs français qui, depuis la guerre, ne laissent aucun bâtiment approcher des côtes... abordables... s’entend; aussi notre balaou n’a pas été gêné, car, grâce aux rochers à pic de la Cabesterre, personne ne s’imagine qu’on puisse s’introduire dans l’île de ce côté, et on n’y veille pas.
—Et puis, ainsi, personne ne peut soupçonner notre présence dans l’île; et, selon ce que tu m’as dit, la Barbe-Bleue a une espèce de police qui l’instruit de l’arrivée de tous les étrangers.
—Du moins, colonel, on disait dans le temps que les gens qui tiennent ses comptoirs à Saint-Pierre ou à Fort-Royal étaient aux aguets, et que pas un étranger débarquant à la Martinique n’échappait à leur surveillance.
—Tout est donc pour le mieux: tu auras tes cinquante guinées... Mais encore une fois, tu es bien sûr que le conduit souterrain...?
—Soyez donc tranquille, colonel; j’y ai passé, vous dis-je, avec le nègre pêcheur de perles, qui m’a le premier conduit ici.
—Mais pour sortir du précipice, il t’a fallu traverser le parc du Morne-au-Diable?
—Sans doute, colonel, puisque c’était la curiosité de voir ce parc, dans lequel nous ne pouvions jamais entrer, qui m’avait fait accepter l’offre du pêcheur de perles; étant de la maison, je savais la Barbe-Bleue et son mari absents; j’étais donc bien sûr de pouvoir sortir par le jardin après être sorti du précipice: c’est ce que nous avons fait, non pas sans risquer de nous rompre le cou mille fois, mais, que voulez-vous! je mourais d’envie de voir l’intérieur de cette habitation, qui nous était défendue. De fait, c’était un vrai paradis. Ce qui a été très amusant, c’est la surprise de la mulâtresse qui servait de portière; quand elle nous a vus, moi et le noir, elle ne pouvait pas concevoir comment nous avions fait pour entrer. Nous lui avons dit que nous avions échappé à sa surveillance. Elle nous a crus; aussi nous a-t-elle mis à la porte le plus vite possible, et elle s’est tue pour n’être pas chassée par ses maîtres.
Après quelques moments de silence, le colonel dit brusquement à John:
—Ce n’est pas tout, maintenant il n’y a plus à reculer, je dois tout te dire.
—Quoi donc, colonel?
—Une fois introduits dans le Morne-au-Diable, nous aurons un homme à surprendre et à garrotter; quoi qu’il fasse pour se défendre, il ne faudra pas qu’il lui tombe un cheveu de la tête... à moins qu’il ne nous force absolument à défendre notre vie; alors, ajouta le colonel avec un sourire sinistre, alors... deux cents guinées pour toi, que nous réussissions ou non.
—Mille diables... Vous attendez un peu tard pour me dire cela, colonel... Mais maintenant le vin est tiré, il faut le boire.
—Allons, je ne me suis pas trompé, tu es un brave...
—Ah ça! mais cet homme que vous cherchez est-il fort et courageux?
—Mais... dit Rutler, après avoir réfléchi quelques minutes, figure-toi à peu près le premier mari de la veuve... un homme grand et mince.
—Diable... celui-là était mince, c’est vrai; mais une baguette d’acier aussi est mince, ce qui ne l’empêche pas d’être furieusement forte. Voyez-vous, colonel, cet homme-là savait mieux que personne comment on se sert du plomb et du fer; il était si vigoureux que je l’ai vu prendre un nègre insolemment par la ceinture et le jeter à dix pas de lui, comme il eût fait d’un enfant, quoique ce nègre fût plus grand et plus robuste que vous. Ainsi donc, colonel, si l’homme que vous cherchez ressemble à celui-là, nous aurons du mal à le bâter, comme on dit...
—Moins que tu ne le crois... je t’expliquerai ça...
—Et puis, dit John, si par hasard le flibustier, le boucanier ou le Caraïbe, qui, dit-on, fréquentent la veuve, sont aussi là... ça commencera à devenir gênant...
—Écoute-moi, d’après ce que tu m’as dit, il y a au bout du parc un bois où l’on peut se cacher.
—Oui, colonel.
—Excepté le boucanier, le flibustier ou le Caraïbe, personne n’entre dans l’habitation particulière de la Barbe-Bleue?...
—Personne, colonel, excepté les mulâtresses de service...
—Et aussi excepté l’homme que je cherche, bien entendu; j’ai mes raisons pour croire que nous l’y trouverons.
—Bien, colonel.
—Alors rien de plus simple, nous nous embusquons au plus épais du bois, jusqu’à ce que mon homme vienne de notre côté.
—Ce qui ne peut manquer d’arriver, colonel, car le parc n’est pas grand, et quand on s’y promène, il faut forcément passer près d’un bassin de marbre, non loin duquel nous serons très bien cachés...
—Si notre homme ne se promène pas, une fois la nuit venue, nous attendons qu’il soit couché, et nous le surprenons au lit...
—Cela serait plus sûr, colonel, à moins que votre homme n’appelât à son secours un des consolateurs de la Barbe-Bleue!...
—Sois donc tranquille... pourvu qu’avec ton aide je puisse mettre la main sur lui, alors, fût-il entouré de cent personnes armées jusqu’aux dents, il est à moi, j’ai un moyen sûr de le forcer à m’obéir... Ceci me regarde... Tout ce que je te demande, c’est de me conduire dans un endroit d’où je puisse sauter sur lui à l’improviste...
—C’est convenu, colonel...
—Alors, marchons... dit Rutler en se levant.
—A vos ordres, colonel, seulement au lieu de marchons... c’est rampons qu’il faut dire. Mais voyons donc, ajouta John en se baissant, si l’on aperçoit toujours la lumière du jour. Oui, oui... la voilà, mais comme ça paraît loin. A propos, colonel, si depuis que je suis venu ici le conduit avait été bouché par un éboulement, nous ferions, à l’heure qu’il est, une singulière figure! condamnés à rester ici et à mourir de faim... à moins de nous dévorer mutuellement... Impossible de sortir par le gouffre, vu qu’on ne peut pas remonter une chute d’eau comme une truite remonte une cascade...
—C’est vrai, dit Rutler en frémissant, tu m’épouvantes: heureusement il n’en est rien; tu as toujours le sac?
—Oui, oui, colonel; les courroies sont solides, et la peau de lamentin imperméable; nous trouverons là-dedans nos poignards, nos pistolets et notre cartouchière aussi secs que s’ils sortaient d’un râtelier d’armes.
—Allons... John, en route, passe le premier, dit le colonel, il nous faut le temps de faire sécher nos habits.
—Cela ne sera pas long, colonel... une fois au fond du précipice, nous serons comme dans un four; le soleil y donne en plein.
John, se mettant à plat ventre, commença à se glisser dans un passage si étroit, qu’il put à peine s’y introduire.
Les ténèbres y étaient profondes... au loin seulement on distinguait une pâle lueur.
Le colonel suivit John en se traînant sur un sol humide et fangeux..
Pendant quelque temps, les deux Anglais s’avancèrent ainsi, rampant sur les genoux, sur les mains et sur le ventre, dans l’obscurité la plus complète.
Tout à coup John s’arrêta brusquement, et s’écria d’une voix altérée par l’épouvante:
—Colonel...
—Que veux-tu?
—Ne sentez-vous pas une odeur forte?
—Oui, cette odeur est fétide.
—Ne bougez pas... c’est un serpent... fer-de-lance! Nous sommes perdus...
—Un serpent? s’écria le colonel avec effroi.
—Nous sommes morts... Je n’ose pas avancer... l’odeur devient de plus en plus forte, murmura John.
—Tais-toi... Écoute...
Dans une mortelle angoisse, les deux hommes retinrent leur respiration.
Tout à coup, à quelques pas, ils entendirent un bruit continu, précipité, comme si l’on eût battu le sol humide avec un fléau.
L’odeur nauséabonde et subtile que répandent les gros serpents devint de plus en plus pénétrante...
—Le serpent est en fureur, il s’est lové; c’est de sa queue qu’il bat ainsi la terre, dit John d’une voix affaiblie.—Colonel... recommandons notre âme à Dieu...
—Il faut crier pour l’effrayer, dit Rutler.
—Non, non, il se jettera tout de suite sur nous, dit John.
Les deux hommes restèrent quelques moments dans une horrible attente.
Ils ne pouvaient ni se retourner ni changer de position; leur poitrine touchait au sol, leur dos touchait au roc... Ils n’osaient faire un mouvement de recul dans la crainte d’attirer le reptile à leur poursuite.
L’air, de plus en plus imprégné de l’odeur infecte du serpent, devenait suffocant.
—Ne trouves-tu pas sous ta main une pierre pour la lui jeter? dit tout bas le colonel.
A peine avait-il dit ces mots que John poussa des cris terribles et se débattit avec violence en s’écriant:
—A moi! à moi! je suis mort...
Éperdu de terreur, Rutler voulut se redresser, mais il se frappa violemment le crâne aux parois de l’étroit passage.
Alors, rampant en arrière aussi rapidement qu’il le put à l’aide de ses genoux et de ses mains, il tâcha de fuir à reculons pendant que John, aux prises avec le serpent, poussait des hurlements de douleur et d’épouvante.
Tout à coup ses cris devinrent sourds: inarticulés, gutturaux, comme si le marin eût été étouffé.
En effet, le serpent, furieux, après avoir, dans l’obscurité, mordu John aux mains, à la gorge, au visage, essayait d’introduire sa tête plate et visqueuse dans la bouche entr’ouverte de ce malheureux, et le mordait aux lèvres et à la langue; et cette dernière blessure l’acheva.
Le serpent, avant assouvi sa rage, dénoua rapidement ses horribles nœuds et prit la fuite.
Le colonel sentit un corps flasque et glacé effleurer sa joue; il se tint immobile.
Le serpent glissa rapidement le long des parois du conduit souterrain et s’échappa.
Ce danger passé, le colonel resta quelques moments pétrifié de terreur; il écoutait les derniers râlements de John; son agonie fut rapide.
Rutler l’entendit faire quelques soubresauts convulsifs, et ce fut tout.
Son compagnon était mort....
Alors Rutler s’avança vers John, et le saisit par la jambe....
Cette jambe était déjà roide et froide, tant le venin du serpent fer-de-lance est rapide.
Un nouveau sujet d’effroi vint assaillir le colonel.
Le reptile, ne trouvant pas d’issue dans la caverne, pouvait revenir par le même chemin; Rutler croyait déjà entendre un léger frôlement derrière lui; il ne pouvait fuir en avant, le corps de John bouchait complétement le passage; fuir en arrière c’était s’exposer à rencontrer le serpent.
Pourtant, dans son épouvante, le colonel saisit le cadavre par les deux jambes, afin de l’entraîner jusqu’à l’entrée du conduit souterrain et de déblayer ainsi la seule issue par laquelle il pût sortir de cette caverne.
Ses efforts furent vains.
Soit que sa vigueur fût paralysée par la gêne de sa position, soit que le poison eût déjà fait gonfler le corps, Rutler ne put parvenir à le tirer à lui.
Ne voulant, n’osant croire que cette unique et dernière chance de salut lui fût enlevée, il trouva le moyen de détacher sa ceinture et de l’attacher aux pieds du mort, puis la prenant entre ses dents et s’aidant de tes deux mains, il se mit à tirer avec toute l’énergie du désespoir....
A peine il put imprimer un léger mouvement à ce cadavre.
Sa terreur augmenta; il chercha son couteau, dans le projet insensé de dépecer le corps de John: il reconnut bientôt l’inutilité de cette tentative.
Les pistolets et les munitions du colonel étaient dans un sac de peau de lamentin que portait John sur les épaules; il voulut au moins essayer d’enlever le sac à son compagnon; il y parvint après des difficultés inouïes, puis il regagna à reculons l’entrée du conduit.
Une fois dans la caverne, il se sentit faiblir, mais l’air le ranima, il se plongea le front dans l’eau froide et s’assit sur la grève.
Il avait presque oublié le serpent.
Un long sifflement lui fit lever la tête; il vit le reptile se balançant à quelques pieds au-dessus de lui, à demi enlacé dans les roches qui formaient la voûte du souterrain.
Le colonel retrouva son sang-froid à la vue du danger; restant presque immobile et n’agissant que des mains, il déboucla le sac, y prit un pistolet et l’arma.
Heureusement la charge et l’amorce étaient intactes.
Au moment où le serpent, irrité par le mouvement de Rutler, se précipita sur lui, ce dernier l’ajusta, tira, et le reptile tomba a ses pieds la tête fracassée. Il était d’un noir bleuâtre, tacheté de jaune, et avait huit à neuf pieds de long.
Délivré de cet ennemi, encouragé par ce succès, le colonel voulut tenter un dernier effort pour dégager la seule issue par laquelle il pût sortir.
Il rampa de nouveau dans le conduit; malgré sa vigueur, ses efforts inouïs, il ne put parvenir à déranger le cadavre de John.
De retour dans la caverne, il la parcourut en tous sens et ne trouva aucune autre issue.
Il ne pouvait espérer de secours du dehors, ses cris ne pouvaient être entendus.
A cette horrible pensée, ses yeux tombèrent sur le serpent; il y vit une ressource momentanée; il savait que quelquefois les nègres affamés mangeaient de ces chairs répugnantes, mais non malsaines.
La nuit vint, il se trouva dans de profondes ténèbres... Les lames mugissaient et se brisaient à l’entrée de la caverne; la chute d’eau se précipitait avec fracas dans le bassin inférieur.
Une nouvelle frayeur vint assaillir Rutler. Il savait que les serpents se rejoignent et s’accouplent souvent pendant la nuit; guidé par la voie, le mâle ou la femelle du reptile qu’il avait tué pouvait venir à sa recherche.
Les transes du colonel devinrent affreuses. Le moindre bruit le faisait tressaillir... malgré son caractère énergique; il se demanda, dans le cas ou il sortirait par un miracle de cette horrible position, s’il continuerait l’entreprise qu’il avait commencée.
Tantôt il croyait voir dans cette aventure un avertissement du ciel; tantôt il s’accusait de lâcheté, et attribuait ses folles appréhensions à l’état de faiblesse dans lequel il se trouvait. . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Nous abandonnerons le colonel dans cette position difficile pour conduire le lecteur au Morne-au-Diable.
CHAPITRE VIII.
LE MORNE-AU-DIABLE.
La lune brillante et pure jetait une clarté presque égale à celle du soleil d’Europe et permettait de distinguer parfaitement, au sommet d’une roche assez élevée et entourée de bois de toutes parts, une habitation construite en briques et d’une architecture bizarre.
On ne pouvait y arriver que par un étroit sentier, formant une spirale autour de cette espèce de cône. Ce sentier était bordé, d’un côté, par des masses de granit presque perpendiculaires; de l’autre, par un précipice, dont, en plein jour même, on n’apercevait pas le fond.
Ce chemin dangereux aboutissait à une plate-forme traversée par une muraille de briques d’une grande épaisseur et garnie de meurtrières.
Derrière cette espèce de glacis s’élevaient les murailles d’enceinte de l’habitation, dans laquelle on entrait par une porte de chêne très basse.
Cette porte communiquait à une vaste cour carrée, occupée par les communs et par d’autres bâtiments. Cette cour traversée, on arrivait à un passage voûté qui conduisait au sanctuaire, c’est-à-dire au pavillon habité par la Barbe-Bleue. Aucun des noirs ou des métis qui formaient le nombreux domestique de l’habitation ne dépassait les limites de cette voûte.
Le service de la Barbe-Bleue se faisait par l’intermédiaire de plusieurs mulâtresses, qui seules communiquaient avec leur maîtresse.
La maison s’élevait sur le versant opposé à celui par lequel on montait au faîte du morne. Ce versant, beaucoup moins rapide et disposé en plusieurs terrasses naturelles, se composait de cinq ou six gradins immenses qui, de tous côtés, aboutissaient à des précipices.
Par un phénomène assez fréquent dans les îles volcanisées, un étang de deux arpents environ de circonférence occupait presque toute l’étendue d’un des gradins supérieurs. L’eau en était limpide et pure. La maison de la Barbe-Bleue était séparée de ce petit lac par une étroite chaussée de sable uni, brillant comme de l’argent.
Cette maison n’avait qu’un étage; au premier aspect elle semblait seulement construite d’écorces d’arbres; son toit de bambous, très incliné, se plongeant de cinq ou six pieds en dehors du mur extérieur, s’appuyait sur des troncs de palmiers enfoncés en terre, et formait ainsi une sorte de galerie autour de la maison.
Un peu au-dessus du niveau de ce lac, descendait, en pente douce, une pelouse de gazon aussi frais, aussi vert que celui des plus belles prairies d’Angleterre; cette rareté inouïe aux Antilles était due à d’invisibles irrigations qui partaient de l’étang et répandaient dans ce parc une délicieuse fraîcheur.
A cette pelouse, ornée çà et là de corbeilles de fleurs équinoxiales, succédait un jardin composé de massifs d’arbustes variés; l’inclinaison du terrain était telle qu’on n’apercevait pas leurs tiges, mais seulement leurs cimes émaillées des plus vives nuances; enfin, après les arbustes venait, sur un gradin plus bas encore, un vaste bois d’orangers et de citronniers couverts de fleurs et de fruits. Au jour, ainsi vu de haut, on eût dit un tapis de neige odorante semée de boules d’or.
A l’extrême horizon, les tiges élancées des bananiers, des cocotiers, formaient une clôture splendide et dominaient le précipice, au fond duquel aboutissait le conduit souterrain dont nous avons parlé, et où était alors engagé le colonel Rutler.
Maintenant, entrons dans l’une des pièces les plus reculées de l’habitation; nous y trouverons une jeune femme âgée de vingt à vingt-trois ans; mais ses traits sont si enfantins, sa taille si mignonne, sa fraîcheur si juvénile, qu’on lui donnerait à peine seize ans.
Vêtue d’une tunique de mousseline à larges manches, elle est à demi couchée sur son sofa d’étoffe des Indes de couleur brune à fleurs d’or; elle appuie son front pur et blanc sur une de ses mains qui disparaît à demi dans une forêt de grosses boucles de cheveux blonds-cendrés, car cette jeune femme est coiffée presque à la Titus: une foule de soyeux anneaux tombent en profusion sur son cou, sur ses épaules de neige et encadrent sa délicieuse petite figure, ronde, ferme et rose comme celle d’un enfant.
Un gros livre relié en maroquin rouge, placé sur le bord du divan où elle est étendue, est ouvert devant elle.
La jeune femme y lit avec attention à la clarté de trois bougies parfumées que supporte un petit candélabre de vermeil, enrichi de ciselures exquises.
Les cils de la jolie lectrice sont si longs qu’ils projettent une ombre légère sur ses joues, où l’on remarque deux gracieuses fossettes; son nez est d’une délicatesse rare, sa bouche purpurine est moins grande que ses beaux yeux bleus; sa physionomie est empreinte d’une ravissante expression d’innocence et de candeur.
Du bas de sa tunique de mousseline sortent deux pieds de Cendrillon, chaussés de bas de soie blancs et de pantoufles moresques en satin cerise, côtelées d’argent, qui tiendraient dans le creux de la main.
La position de cette jeune femme laisse deviner les formes les plus accomplies, quoiqu’elle soit de petite taille.
Grâce à la largeur de sa manche qui est retombée, l’on peut admirer le ravissant contour d’un bras rond, poli comme de l’ivoire et marqué au coude d’une charmante fossette. La main qui feuillette le livre est digne du bras, ses ongles très longs ont la pureté luisante de l’agate. L’extrémité des doigts est nuancée d’un si vif incarnat, qu’on les dirait colorés du henné des Indiens.
L’ensemble de cette délicieuse créature rappelle la suave idéalité de la Psyché, adorable réalisation de ce moment de beauté si fugitif qui passe avec la première fleur de l’adolescence. Certaines organisations conservent pourtant assez longtemps cette primeur juvénile, et, nous l’avons dit, quoique âgée au plus de vingt-trois ans, la Barbe-Bleue était du nombre de ces natures privilégiées.
Car c’était la Barbe-Bleue!...
Nous ne cacherons pas plus longtemps au lecteur le nom de l’habitante du Morne-au-Diable, nous dirons de plus qu’elle s’appelait Angèle. Hélas! ce nom céleste, cette physionomie candide ne contrastent-t-ils pas singulièrement avec la réputation diabolique dont jouissait cette veuve de trois maris, qui, disait-on, avait autant de consolateurs qu’elle avait eu d’époux.
La suite des événements permettra de condamner ou d’innocenter la Barbe-Bleue.
A un léger bruit qu’elle entendit dans la pièce voisine, Angèle redressa vivement sa tête, comme une gazelle aux aguets, et s’assit sur le bord du sofa en rejetant ses cheveux en arrière par un mouvement plein de grâce.
Au moment où elle se levait en s’écriant:—C’est lui! un homme soulevait la portière de cette chambre.
Le fer ne court pas plus vite à l’aimant qu’Angèle ne courut au devant du nouveau venu. Elle se précipita dans ses bras, l’enlaça avec une sorte de tendre fureur, l’accabla de caresses, de baisers passionnés, en s’écriant avec joie:
—Mon tendre ami! mon bon Jacques!
Cette première effusion passée, le nouveau venu prit Angèle dans ses bras, comme on prend un enfant, et regagna le sofa avec son précieux fardeau.
Alors Angèle s’assit sur un des genoux de Jacques, prit une de ses mains dans les siennes, lui passa son joli bras autour du cou, approcha sa figure de la sienne, et le contempla avec une joie avide...
Hélas! hélas! les médisants de la Martinique avaient-ils donc raison de suspecter la moralité de la Barbe-Bleue?
L’homme qu’elle accueillait avec cette ardente familiarité avait le teint cuivré d’un mulâtre; il était grand et svelte, agile et robuste; ses traits nobles et gracieux ne rappelaient en rien le type nègre; une forêt de cheveux d’un noir de jais entourait son front, ses yeux étaient grands et d’un noir de velours; sous ses lèvres minces, rouges et humides, brillaient des dents du plus bel émail. Cette beauté à la fois charmante et virile, cet ensemble de force et d’élégance, rappelaient les nobles proportions du Bacchus Indien, ou de l’Antinoüs.
Le costume du mulâtre était celui que certains flibustiers adoptaient alors généralement, lorsqu’ils étaient à terre. Il portait un justaucorps de velours grenat foncé, à boutons d’or ouvragés; de larges chausses à la flamande de pareille étoffe et ornées de boutons pareils, qui serpentaient le long de sa cuisse, étaient soutenues par une ceinture de soie orange, où était passé un poignard richement travaillé; enfin de grandes guêtres de peau blanche, piquées et brodées en soie de mille couleurs, à la mexicaine, lui montaient jusqu’au-dessous du genou et dessinaient une jambe du plus beau galbe.
Rien de plus piquant, de plus joli que le contraste que présentaient Jacques et Angèle ainsi groupés. D’un côté, cheveux blonds, teint d’albâtre, joues rosées, grâces enfantines et gentillesse; de l’autre, teint bronzé, cheveux d’ébène, air mâle et hardi.
La blancheur de la robe d’Angèle se dessinait sur la couleur sombre des vêtements de Jacques, et l’on pouvait mieux apprécier encore les contours de la taille fine et souple de la Barbe-Bleue. Attachant ses grands yeux bleus sur les yeux noirs du mulâtre, la jeune femme se plaisait à rabattre le collet brodé de la chemise de Jacques, pour mieux admirer son cou hâlé, qui par sa couleur et par sa forme, pouvait rivaliser avec le plus beau bronze florentin.
Après avoir assez prolongé cette inconvenante exhibition, Angèle donna au mulâtre un bruyant baiser au-dessous de l’oreille, lui prit la tête entre ses deux petites mains, ébouriffa malicieusement sa noire chevelure, lui donna une tape sur la joue, et s’écria:
—Voilà comme je vous aime, monsieur l’Ouragan.
A un léger bruit qu’on entendit derrière la tapisserie qui servait de portière, Angèle dit:
—Est-ce toi, Mirette? que fais-tu là?
—Maîtresse, je viens d’apporter des fleurs... et je vais les arranger dans les caisses.
—Elle nous entend... dit Angèle en faisant un signe mystérieux au mulâtre; puis elle s’amusa encore en riant comme une folle à ébouriffer la chevelure de M. l’Ouragan.
M. l’Ouragan se prêtait complaisamment aux gentils caprices d’Angèle, et la contemplait avec amour.
Il lui dit en souriant:
—Enfant! parce que vous avez constamment seize ans, vous vous croyez tout permis! puis il ajouta en souriant d’un air gravement railleur:
—Et qui dirait pourtant, à voir cette petite mine si rose, si ingénue, que je tiens sur mes genoux la plus insigne scélérate des Antilles?
—Et qui dirait que cet homme, qui parle d’une voix si douce, est ce féroce capitaine l’Ouragan, la terreur des Anglais et des Espagnols! s’écria Angèle en éclatant de rire.
Nous devons avertir le lecteur que le mulâtre et la veuve s’exprimaient dans le meilleur français et sans le moindre accent étranger.
—Quelle différence! s’écria ce dernier en souriant, ce n’est pas moi qu’on accuse d’horribles et mystérieuses aventures, ce n’est pas moi qu’on appelle Barbe-Bleue.
A ces mots qui devaient lui rappeler les plus sinistres souvenirs, la petite veuve, d’un geste plein de coquetterie mutine, donna la plus mignarde de toutes les chiquenaudes sur le bout du nez du capitaine l’Ouragan, lui montra d’un geste la porte de la chambre voisine pour l’avertir qu’on pouvait l’entendre et dit d’un air malicieusement boudeur:
—Voilà pour vous apprendre à parler des trépassés.
—Fi! le monstre! dit le capitaine en riant aux éclats, et les remords, donc, madame?
—Donne-moi un baiser par remords, donc, et j’en aurai...
—Que Lucifer me soit en aide! Il n’y a que les femmes pour être aussi criminelles... Ah! ma chère, que vous êtes bien nommée... vous me faites frémir... Si nous soupions?
Angèle frappa sur un gong; la jeune métisse, qui avait entendu la conversation précédente, entra. Elle portait une robe de guinée blanche à raies écarlates, et avait des anneaux d’argent aux bras et aux jambes.
—Mirette, as-tu fini de ranger les fleurs là-dedans? lui dit la Barbe-Bleue.
—Oui, maîtresse.
—Tu nous écoutais?
—Non, maîtresse.
—D’ailleurs, ça m’est égal... je parle, c’est pour qu’on m’entende... Fais-nous donner à souper, Mirette.
Puis s’adressant au capitaine:
—Quel vin veux-tu?
—Du vin de Xérès, mais glacé. C’est un caprice...
Mirette sortit un moment, et revint bientôt procéder aux préparatifs du couvert.
—A propos, dit l’Ouragan, j’oubliais de te prévenir d’un très grand événement.
—Quoi donc? un de mes défunts qui revient?
—Ma foi, à peu près.
—Comment... Ah! monsieur Jacques, monsieur Jacques, pas de mauvaises plaisanteries, dit Angèle en prenant un air effrayé.
—Non, ce n’est pas un défunt, un spectre, mais un prétendant bien vivant qui ne demande qu’à être ton mari.
—Il veut m’épouser?
—Il veut t’épouser.
—Ah! le malheureux! il s’ennuie donc bien de vivre? s’écria Angèle en éclatant de rire.
Mirette, à ces mots, se signa tout en surveillant le service de deux autres mulâtresses qui apportaient des bouteilles de verre de Bohème couvertes d’arabesques d’or, et des piles d’assiettes de magnifiques porcelaines du Japon.
La Barbe-Bleue continua:
—Mon amoureux n’est-donc pas de ce pays?
—Non certes! car malgré vos richesses, ma chère, je vous défierais bien de trouver un quatrième mari, grâce à votre infernale réputation...
—Et d’où sort-il donc, cet épouseur, mon cher Jacques?
—Il vient de France.
—De France?... il vient de France pour m’épouser! diable!...
—Angèle, vous savez que je n’aime pas vous entendre jurer, dit le mulâtre avec un sérieux comique.
—Pardon, monsieur l’Ouragan, dit la jeune femme en baissant les yeux d’un air hypocrite. Cette exclamation signifiait que je trouvais très étonnante la nouvelle que vous me donniez... Il paraît que ma réputation commence à parvenir en Europe.
—N’ayez pas cette vanité, ma chère. C’est à bord de la Licorne que ce digne paladin a entendu parler de vous, et, sur la seule évaluation de vos richesses, il est devenu amoureux, mais amoureux fou... de vous... Voilà qui rabaissera, je l’espère, votre orgueil?
—L’impertinent! et quel homme est-ce... Jacques?
—Le chevalier de Croustillac.
—Tu dis?
—Le chevalier de Croustillac.
—C’est là le nom de... mon prétendant?...—et Angèle partit d’un fou rire que rien ne put arrêter, et le mulâtre partagea bientôt son hilarité.
Tous deux se calmaient à peine lorsque Mirette rentra, précédant deux autres métisses qui apportaient une table splendidement servie en vaisselle de vermeil.
Les deux esclaves posèrent la table près du divan; le capitaine se leva pour prendre un siége, pendant qu’Angèle, agenouillée sur le bord du sofa, découvrait les plats les uns après les autres et furetait la table avec des gestes et des mines de chatte gourmande.
—As-tu faim, Jacques?... moi, je dévore, dit Angèle. Et, pour prouver sans doute la vérité de cette assertion, elle entr’ouvrit ses lèvres de corail et montra deux rangées de ravissantes petites dents qu’elle fit claquer par deux fois.
—Angèle, ma chère, vous êtes décidément très mal élevée, dit le capitaine en lui servant une tranche de dorade au coulis de jambon d’une odeur appétissante.
—Capitaine l’Ouragan, si je vous reçois à ma table, ce n’est pas pour être grondée, dit Angèle en faisant une imperceptible et mutine grimace au mulâtre. Puis elle ajouta, tout en attaquant très bravement sa tranche de dorade et en becquetant dans son pain comme un oiseau:
—N’est-ce pas, Mirette, que s’il me gronde je ne le recevrai plus?
—Non, maîtresse, dit Mirette.
—Et que je donnerai sa place à Arrache-l’Ame, le boucanier?
—Oui, maîtresse.
—Ou à Youmaalë, le Caraïbe?
—Oui, maîtresse.
—Voyez-vous cela, monsieur? dit Angèle.
—Allez, allez, ma chère, je ne suis pas jaloux, vous le savez; la beauté est comme le soleil, elle luit pour tout le monde.
—Puisque vous n’êtes pas plus jaloux que ça, je vous pardonne. Servez-moi de ce que vous avez devant vous. Qu’est-ce que ça, Mirette?
—Maîtresse, des prigues frits dans la graisse de ramier.
—Qui vaut au moins la graisse de caille, dit l’Ouragan, mais il faut ajouter un jus de limon pendant que la friture est toute chaude.
—Voyez-vous, le gourmand... Ah çà! et mon épouseur? je l’oubliais... Donnez-moi à boire, Mirette.
Le flibustier, tout corsaire qu’il était, prévint la métisse, et versa du vin de Xérès glacé à Angèle.
—Faut-il que je vous aime... pour boire cela, moi qui préfère les vins de France.
Et la Barbe-Bleue but très résolument trois doigts de vin de Xérès qui donna un nouvel éclat à ses lèvres roses, à ses yeux bleus et anima ses joues rondelettes d’une teinte incarnate.
—Ah çà! mon épouseur... mon épouseur, reprit-elle, comment est-il? Est-il gentil? est-il digne d’aller rejoindre les autres?...
Mirette, malgré sa soumission passive, ne put s’empêcher de tressaillir encore en entendant sa maîtresse parler ainsi, quoique la pauvre esclave dût être habituée à ces abominables plaisanteries, et sans doute à de bien plus grandes énormités.
—Qu’est-ce que tu as, Mirette?
—Rien, maîtresse.
—Non, maîtresse.
—Tu serais peut-être fâchée de me voir remariée... Je n’en aurais pas pour longtemps, va, mon enfant. Puis s’adressant au capitaine l’Ouragan:
—Eh! le chevalier de... de... comment dis-tu ce nom?
—Le chevalier de Croustillac.
—Tu l’as vu?
—Non, mais sachant ses projets, et qu’il voulait à toutes forces, et malgré les représentations du bon père Griffon, parvenir jusqu’ici, j’ai prié Youmaalë le Caraïbe, dit l’Ouragan, en regardant Angèle d’une manière singulière, de lui adresser un petit avertissement pour l’engager à renoncer à ses projets.
—Et vous avez donné cet ordre sans m’en prévenir, monsieur? Et si je voulais, moi, ne pas le rebuter, ce prétendant! Car enfin, Croustillac, ça doit être un Gascon, et je n’ai jamais été mariée à un Gascon, moi!
—Oh! c’est le plus fameux Gascon qui ait jamais gasconné sur la terre; avec cela une figure inimaginable, une assurance inouïe; du reste assez de courage.
—Et l’avertissement de Youmaalë? demanda Angèle.
—N’a rien fait du tout, il a glissé sur l’âme inébranlable de ce capitan, comme une balle sur les écailles d’un crocodile. Il est parti ce matin bravement, au point du jour, à travers la forêt, avec ses bas de soie roses, sa rapière au côté et une gaule pour chasser les serpents; il y est sans doute encore à cette heure, car le chemin du Morne-au-Diable n’est pas connu de tout le monde.
—Jacques! une idée! s’écria la veuve avec joie, faisons-le venir ici pour nous amuser... pour le tourmenter. Ah! il est amoureux de mes trésors et non pas de moi... ah! il veut m’épouser, ce beau chevalier errant. Nous allons bien voir... Eh bien... tu ne ris pas de mon projet, Jacques? qu’as-tu donc?... D’abord, monsieur, vous savez que je ne peux pas être contrariée, je me fais une fête d’avoir ici mon Gascon; s’il n’est pas mordu par les serpents ou dévoré par les chats-tigres, je veux l’avoir demain ici... Tu mets demain en mer... Tu diras au Caraïbe ou à Arrache-l’Ame de me l’amener.
L’Ouragan, au lieu de partager la gaieté de la Barbe-Bleue, selon son habitude, était sérieux, pensif, et semblait réfléchir profondément.
—Jacques! Jacques!... ne m’entends-tu pas? s’écria Angèle avec impatience, en frappant du pied. Je veux mon Gascon, j’y tiens, je le veux!
Le mulâtre ne répondit rien, il décrivit de l’index de sa main droite un cercle au dessus de sa tête, et regarda la jeune femme d’un air significatif.
Celle-ci comprit ce signe mystérieux.
Sa figure exprima tout à coup la tristesse et la crainte; elle se leva brusquement, courut au mulâtre, se mit à genoux près de lui, et s’écria d’une voix touchante:
—Tu as raison, mon Dieu, tu as raison, je suis folle d’avoir eu cette pensée, je te comprends!
—Relève-toi, calme-toi, Angèle, dit le mulâtre. Je ne crois pas que cet homme soit à craindre; mais enfin c’est un étranger... il peut venir d’Angleterre ou de France, et...
—Je te dis que j’étais folle... que je plaisantais, mon bon Jacques... j’oubliais ce que je ne devrais jamais oublier... c’est affreux.
Et les beaux yeux de la jeune femme s’inondèrent de larmes; elle baissa la tête, prit la main du mulâtre sur laquelle elle pleura en silence pendant quelques minutes.
L’Ouragan baisa tendrement le front et les cheveux d’Angèle, et lui dit avec tendresse:
—Je m’en veux beaucoup d’avoir éveillé ces cruels souvenirs, j’aurais dû ne te rien dire, m’assurer qu’il n’y avait aucun danger à t’amener cet imbécile comme un jouet... et alors...
—Jacques, mon ami, s’écria tristement Angèle en interrompant le mulâtre, mon amant, y penses-tu, pour un caprice d’enfant, exposer... ce que j’ai de plus cher au monde.
—Voyons, voyons, calme-toi, dit le mulâtre en la relevant et en la faisant asseoir auprès de lui, ne vas pas t’effrayer; le père Griffon s’est informé de ce Gascon, il ne paraît que ridicule; pour plus de sûreté... j’irai demain lui en parler au Macouba, et puis je dirai à Arrache-l’Ame, qui doit justement chasser de ce côté, de tâcher de découvrir ce pauvre diable dans la forêt, où il se sera sans doute égaré. S’il est dangereux, dit le mulâtre en faisant un signe à Angèle, car les esclaves étaient toujours là, attendant la fin du souper, s’il est dangereux, le boucanier nous en débarrassera, et le guérira de l’envie de te connaître; sinon, comme tu n’as guère de distraction ici... il te l’amènera.
—Non, non, je ne veux pas, dit Angèle... Toutes les pensées qui me viennent maintenant à l’esprit sont d’une tristesse mortelle; mes inquiétudes renaissent. Angèle, voyant que le mulâtre ne mangeait plus, se leva; le flibustier l’imita et lui dit:
—Rassure-toi, mon Angèle, il n’y a rien, rien à craindre... Viens au jardin, la nuit est belle, la lune resplendissante... dis à Mirette d’apporter mon luth; pour te faire oublier ces pénibles idées, je te chanterai ces ballades écossaises que tu aimes tant.
En disant ces mots, le mulâtre passa un de ses bras autour de la taille d’Angèle, et la tenant ainsi embrassée, il descendit quelques marches qui conduisaient au jardin.
Au moment de sortir de l’appartement, la Barbe-Bleue dit à son esclave:
—Mirette, apporte ce luth dans le jardin, allume la lampe d’albâtre de ma chambre à coucher... Je n’aurai pas besoin de toi... N’oublie pas de dire à Cora et aux deux métisses que c’est demain leur jour de service... Puis elle disparut, appuyée sur le bras du mulâtre.
Cette dernière recommandation d’Angèle était motivée par l’habitude qu’elle avait depuis son dernier veuvage d’alterner de trois jours en trois jours le service de ses femmes.
Mirette porta au jardin un très beau luth, d’ébène incrusté d’or et de nacre.
Au bout de quelques instants, on entendit le flibustier moduler avec une grâce infinie quelques-unes des ballades écossaises que les chefs de clans royalistes chantaient de préférence pendant le protectorat de Cromwell.
La voix du mulâtre était à la fois douce, vibrante et mélancolique.
Mirette et les deux esclaves l’écoutèrent pendant quelques minutes avec ravissement.
Aux dernières strophes la voix du flibustier s’émut, quelques larmes semblèrent s’y mêler... puis les chants cessèrent.
Mirette entra dans la chambre de Barbe-Bleue pour allumer une lampe renfermée dans un globe d’albâtre qui jetait sur tous les objets une lumière douce et voilée.
Cette chambre était splendidement tendue d’étoffe des Indes fond blanc, émaillée de fleurs en broderie; une moustiquaire de mousseline d’un tissu semblable à une toile d’araignée enveloppait un immense lit de bois doré à dossier de glace qui apparaissait ainsi comme au travers d’un léger brouillard.
Après avoir exécuté les ordres de sa maîtresse, Mirette se retira discrètement et dit aux deux esclaves avec un malin sourire:
—Mirette allume la lampe pour le capitaine... Cora pour le boucanier... et Noün pour le Caraïbe...
Les deux vieilles esclaves secouèrent la tête d’un air d’intelligence, et toutes trois sortirent après avoir soigneusement fermé et verrouillé les portes qui conduisaient des bâtiments extérieurs à la maison particulière de la Barbe-Bleue.
CHAPITRE IX.
LA NUIT.
Nous avons laissé le chevalier de Croustillac alors qu’il s’enfonçait dans la forêt au milieu des cris de tous les animaux qui la peuplaient.
Un moment étourdi de ce vacarme, le Gascon poursuivit bravement sa route, s’orientant toujours vers le nord, du moins autant qu’il le pouvait, grâce à son peu de connaissances astronomiques.
Ainsi que le père Griffon l’en avait prévenu, on ne trouvait aucun chemin frayé à travers ces bois; des détritus de végétaux, de grandes herbes, des lianes, des troncs d’arbres, des broussailles inextricables encombraient le sol; les arbres étaient si touffus, que l’air, la lumière et le soleil pénétraient difficilement sous ces épaisses voûtes de verdure, où il régnait une humidité chaude presque suffocante, produite par la fermentation de l’humus végétal qui recouvrait la terre à une assez grande épaisseur.
Les violents parfums des fleurs tropicales saturaient cette atmosphère étouffante; aussi le chevalier éprouvait-il une sorte d’ivresse, de pesanteur; il marchait d’un pas moins délibéré, il se sentait la tête lourde, les objets extérieurs lui étaient presque indifférents, il n’admirait plus les colonnades de feuillée qui s’étendaient à perte de vue dans la pénombre de la forêt. Il jetait un coup d’œil distrait sur le plumage étincelant et varié des périques, des aras, des colibris, qui poussaient mille cris joyeux, becquetaient des insectes aux ailes d’or, ou concassaient entre leurs becs les baies aromatiques du bois d’Inde.
Les gambades des singes qui se balançaient aux souples guirlandes des passiflores, ou qui sautaient d’arbre en arbre, lui arrachaient à peine un sourire. Complétement absorbé, il n’avait que la force de songer au terme de son dangereux voyage. Il n’avait de pensée que pour la Barbe-Bleue et ses trésors.
Au bout de quelques heures de marche, il commença de s’apercevoir que ses bas de soie étaient une chaussure incommode pour traverser une forêt. Une énorme branche de raquette épineuse avait fait un large accroc à son pourpoint; ses chausses n’étaient pas irréprochables, et plus d’une fois, sentant sa longue rapière s’embarrasser dans quelques plantes rampantes, il s’était involontairement retourné comme pour châtier l’importun qui prenait la liberté de le retenir.
Soit hasard, soit grâce aux fréquentes évolutions de sa gaule, dont il battait incessamment les broussailles, le chevalier eut le bonheur de ne pas rencontrer un serpent sous ses pas.
Vers midi, harassé de fatigue, il s’arrêta pour cueillir quelques bananes, et monta sur un arbre assez peu élevé pour y déjeuner plus à son aise; il découvrit avec une douce surprise que les feuilles de cet arbre, roulées en cornets, contenaient une eau claire, fraîche, et parfaite au goût; le chevalier but quelques cornets de cette eau, mit dans ses poches les bananes qui lui restaient, et continua sa route.
D’après son estime, il devait avoir fait environ quatre lieues, et ne plus être éloigné du Morne-au-Diable.
Malheureusement l’estime du chevalier n’était pas d’une extrême précision, du moins quant à la direction qu’il croyait avoir prise, car il évaluait assez justement le chemin parcouru. Il se trouvait donc à midi un peu plus éloigné du Morne-au-Diable qu’il n’en était éloigné en entrant dans la forêt.
Pour ne pas perdre le soleil de vue (on l’apercevait à peine à travers l’épaisseur du feuillage), il eût été nécessaire d’avoir presque constamment les yeux levés au ciel. Or, le chemin était presque inextricable, et il fallait sans cesse veiller aux serpents; ainsi partagée entre le ciel et la terre, l’attention du chevalier avait pu s’égarer quelque peu.
Néanmoins, comme il lui était impossible de croire qu’il se fût trompé d’une seconde dans ses calculs, il reprit courage, presque certain d’arriver au terme de sa course.
Vers les trois heures du soir, il commença de soupçonner le Morne-au-Diable de s’éloigner à mesure qu’il s’en approchait. Croustillac était harassé, mais la crainte de passer la nuit dans la forêt l’aiguillonnait; à force de marcher, de marcher, il arriva enfin à une sorte de fondrière assez creuse, qui s’enfonçait entre deux gorges de rochers.
Le chevalier respira, s’épanouit.
—Mordioux! s’écria-t-il en s’éventant avec son feutre, me voici donc enfin au Morne-au-Diable! Il me semble que je m’y reconnais, quoique je n’y sois jamais venu. Je ne pouvais d’ailleurs pas me perdre; j’avais l’amour pour boussole; on irait ainsi aux antipodes sans dévier d’un cheveu. C’est tout simple, mon cœur tourne vers l’or et la beauté, comme l’aimant vers le pôle! car si la Barbe-Bleue est riche, elle doit être belle... et puis une femme qui se débarrasse aussi lestement de trois maris doit aimer le changement; or, je serai du fruit nouveau pour elle... Et quel fruit! Après tout, les trois défunts n’ont eu que ce qu’ils méritaient, puisqu’ils me font place... Ce qui me rassure à l’endroit du physique de la Barbe-Bleue, c’est qu’il n’y a qu’une très jolie femme qui puisse se permettre ces irrégularités, ces façons... un peu cavalières... de dénouer le lien conjugal... Mordioux! je vais la voir, lui plaire, la séduire; pauvre femme... elle ne se doute pas que son vainqueur est à sa porte! Si... si... je parie que son petit cœur bat bien fort à ce moment. Elle me presse... elle me devine... son attente ne sera pas trompée... elle va être éblouie... le bonheur lui arrive sur les ailes de l’amour...
En disant ces mots, le chevalier jeta un coup d’œil sur sa toilette; il ne put s’empêcher de trouver qu’elle était un peu en désordre: ses bas, primitivement pourpres, puis rose-pâle, s’étaient zébrés d’une multitude de rayures vertes depuis son voyage dans la forêt; son pourpoint s’était aussi orné de plusieurs crevés bizarrement placés, mais le Gascon fit tout haut cette réflexion, sinon très modeste, du moins très consolante:
—Mordioux! Vénus en sortant de l’onde n’avait pas de pourpoint; la Vérité n’en avait pas non plus en sortant de son puits. Or, puisque la beauté et la vérité apparaissent sans voile... je ne vois pas pourquoi... l’amour... D’ailleurs la Barbe-Bleue doit être femme à me comprendre!
Absolument rassuré, le chevalier hâta le pas, gravit le revers de la fondrière et se trouva... dans un endroit de la forêt beaucoup plus sombre et beaucoup plus fourré que celui qu’il venait de quitter.
D’autres auraient perdu courage, Croustillac s’écria au contraire:
—Mordioux! ceci est très habile, cacher son habitation au plus épais du bois est d’une femme de tête!... je suis sûr... plus je m’empêtre dans ces ronces, plus j’approche de la maison... je me regarde comme arrivé... Barbe-Bleue... Barbe-Bleue... enfin je te tiens!
Le chevalier conserva cette précieuse illusion tant que le jour dura, ce qui ne fut pas long: il n’y a pas de crépuscule sous les tropiques.
Bientôt le chevalier vit avec étonnement les rares clartés qui traversaient le sommet des arbres s’éteindre peu à peu, et en s’éteignant donner une apparence fantastique aux grandes masses de la forêt. Pendant quelques moments elle resta dans une demi-obscurité, çà et là éclairée par les vifs reflets du soleil, qui semblait rouge comme une fournaise, car il se couchait dans le vent, ainsi qu’on le dit aux Antilles.
Pendant un moment, cette végétation d’une verdure si puissante et si crue se teignit de pourpre: le chevalier croyait voir la nature à travers un vitrail rouge, ce qu’on apercevait du ciel était comme une lave en fusion.
—Mordioux... s’écria le chevalier, je ne me trompais pas, je suis près de ce morne infernal, cette réverbération me le prouve. Lucifer rend sans doute visite à la Barbe-Bleue qui, pour le recevoir, fait allumer tous les fourneaux de sa cuisine.
Peu à peu les tons ardents du ciel se refroidirent; ils devinrent d’un rouge pâle, violacé, et finirent par se fondre dans l’azur foncé de la nuit.
Dès que l’ombre envahit la forêt, les cris plaintifs des anolis, les sinistres glapissements des chouettes célébrèrent le retour des ténèbres.
La brise de mer, qui se lève toujours après le coucher du soleil, passa comme un souffle immense sur la cime des arbres; toutes les feuilles frissonnèrent.
Ces mille bruits vagues, lointains, sans nom, qu’on n’entend pour ainsi dire que la nuit, commencèrent à sourdre de toutes parts.
—Mordioux! s’écria le chevalier, c’est à se couper la figure!!! Penser que je ne suis qu’à cent pas peut-être du Morne-au-Diable, et que me voici obligé de dormir à la belle étoile!
Croustillac, craignant les serpents, se dirigea vers un énorme acajou qu’il avait remarqué; à l’aide des lianes dont cet arbre était enveloppé de toutes parts, il parvint à atteindre une espèce de fourche formée par deux maîtresses branches; il s’y installa assez commodément, ramena son épée entre ses genoux, et se mit à souper avec les bananes qu’il avait heureusement gardées dans ses poches.
Il ne ressentait aucune des frayeurs que tant d’hommes, même braves, auraient pu éprouver dans une position si critique. D’ailleurs, dans les cas extrêmes, le chevalier avait toutes sortes de raisonnements à son usage; tantôt il s’écriait:
—Mordioux! le sort s’acharne contre moi... il choisit bien... il ne peut se commettre... Au lieu de s’adresser à quelque faquin, à quelque pleutre, que fait-il? il avise le chevalier de Croustillac en disant: Voilà mon homme... Il est digne de lutter contre moi.
Dans la circonstance dont il s’agit, le chevalier vit une autre combinaison providentielle non moins flatteuse pour lui.
—Mon bonheur est certain, se dit-il, les trésors de la Barbe-Bleue vont être à moi; c’est une dernière épreuve que ledit sort me fait subir; j’aurais mauvaise grâce de me révolter... Il ne serait pas d’un galant homme de se plaindre. Je ne mériterais pas l’inestimable récompense qui m’attend.
A l’aide de ces réflexions, le chevalier combattit victorieusement le sommeil; il craignait, en y cédant, de se laisser choir du haut de son arbre; il finit par être enchanté des légères traverses qu’il avait à surmonter pour arriver jusqu’à la Barbe-Bleue; elle lui saurait gré de son courage, pensait-il, et serait sensible à son dévouement.
Dans ses accès de chevaleresque vaillance, le chevalier regrettait même de n’avoir eu jusqu’alors aucun ennemi sérieux à combattre, et de n’avoir lutté que contre des broussailles, des épines et des troncs d’arbres.
A ce moment, un bruit étrange attira l’attention de l’aventurier; il prêta l’oreille et s’écria:
—Qu’est-ce que ceci? on dirait que des chats viennent ici faire leur sabbat. Je le disais bien... Puisque voici des chats, la maison ne doit pas être éloignée.
Croustillac se trompait.
Ces chats n’étaient pas domestiques, mais sauvages, et jamais chats-tigres ne furent plus féroces; ils continuèrent de faire un vacarme infernal.
Pour les faire cesser, le chevalier prit sa gaule et frappa sur l’arbre. Les chats, au lieu de fuir, se rapprochèrent avec un redoublement de cris rauques et furieux.
Depuis très longtemps, les bois étaient parcourus par des bandes de ces animaux, qui le cédaient à peine aux jaguars en grosseur, en force et en voracité; ils avaient attaqué et dévoré de jeunes chevreaux, des chèvres, et jusqu’à de jeunes génisses.
Pour expliquer au lecteur les intentions hostiles des bêtes carnassières qui rôdaient autour du chevalier, que la subtilité de leur odorat leur avait fait éventer, il faut retourner à la caverne où est demeuré le colonel Rutler.
On sait que le cadavre de John, mort d’une piqûre de serpent, obstruait complétement le passage souterrain par lequel on pouvait seulement sortir de la caverne. Des chats-tigres, étant descendus dans le précipice, dépistèrent le cadavre de John, s’en approchèrent d’abord timidement; puis, bientôt enhardis, ils le dévorèrent.
Le colonel les entendit et ne sut que penser de ces cris féroces; au jour, grâce à l’avidité de ces animaux, l’obstacle qui empêchait Rutler de sortir avait presque complétement disparu; il ne restait dans l’étroit souterrain que les ossements de John, et le colonel pouvait facilement les déplacer.
Après cette horrible curée, les chats-tigres, affriandés, mais non rassasiés par ce régal nouveau pour eux, se sentirent en goût de chair humaine; ils abandonnèrent le fond du précipice, regagnèrent les bois, éventèrent le chevalier, et leur férocité carnassière s’exaspéra.
Pendant quelque temps la crainte les retint; mais encouragés par l’immobilité de Croustillac, l’un des plus hardis et des plus affamés grimpa lestement sur l’arbre, et le Gascon vit tout à coup près de lui deux gros yeux brillants et verdâtres qui luisaient au milieu de l’obscurité.
Au même instant il se sentit mordre vigoureusement au mollet; il retira brusquement sa jambe, mais le chat-tigre le retint en enfonçant ses griffes dans la chair et fit entendre un grondement sourd, furieux, qui fut le signal de l’attaque: les assaillants grimpèrent de tous côtés, le chevalier ne vit autour de lui que des yeux flamboyants, et se sentit mordre en plusieurs endroits à la fois.
Cette attaque avait été si imprévue, les assaillants étaient d’une si singulière espèce, que Croustillac, malgré son courage, resta un moment stupéfait; mais les morsures des chats et surtout son indignation profonde d’avoir à combattre de si ignobles ennemis réveillèrent sa fureur.
Il saisit le plus acharné (celui du mollet) par la peau du dos, et, malgré quelques coups de griffes, il le lança rudement contre un tronc d’arbre et lui brisa les reins. Le chat poussa des cris affreux; le chevalier traita de la même manière un autre de ces forcenés qui lui était sauté sur le dos et entreprenait de lui dévorer la joue.
La troupe hésita: Croustillac se saisit de son épée comme d’un poignard, en transperça quelques autres, et mit fin à cette attaque d’un nouveau genre en s’écriant:
—Mordioux! pourvu que la Barbe-Bleue ne sache pas que le brave Croustillac a failli être dévoré par les chats, ni plus ni moins qu’une volaille pendue au croc d’un garde-manger!
La fin de la nuit se passa paisiblement, le chevalier sommeilla quelque peu; au point du jour il descendit de son arbre, et vit étendus à ses pieds cinq de ses adversaires de la nuit; il se hâta de quitter ce lieu témoin d’exploits dont il rougissait, et, persuadé que le Morne-au-Diable ne pouvait être loin, il se remit en route.
Après avoir aussi vainement marché que la veille, les tiraillements d’estomac causés par une faim canine annoncèrent au chevalier qu’il devait être environ midi; qu’on juge de son ravissement lorsque la brise lui apporta une délicieuse odeur de rôti, mais si suave, mais si pénétrante, mais si appétissante, que le chevalier ne put s’empêcher de passer légèrement sa langue sur ses lèvres.
Il doubla le pas, ne doutant pas cette fois d’être arrivé au terme de ses tribulations. Pourtant il ne voyait aucune trace d’habitation, et comment concilier cette solitude apparente avec le fumet exquis dont son odorat était de plus en plus chatouillé?
Marchant très légèrement, il parvint inaperçu et sans être entendu près d’une sorte de clairière où il s’arrêta un moment; le spectacle qu’il avait sous les yeux méritait d’exciter son attention.
CHAPITRE X.
UN BOUCAN.
Au milieu d’un épais fourré, on voyait un large espace déblayé formant un carré long; à l’une des extrémités s’élevait un ajoupa, sorte de hutte de branchage appuyée au tronc d’un palmier et recouverte de longues feuilles vernissées de balisier et de cachibou.
Sous cet abri, qui pouvait parfaitement garantir des rayons du soleil ceux qui s’y retiraient, un homme était étendu sur un lit de feuilles; à ses pieds, une vingtaine de chiens courants dormaient couchés.
Ces chiens eussent été blancs et orangés si leur couleur primitive n’avait pas disparu sous le sang dont ils étaient couverts; leur tête et leur poitrail étaient surtout complétement ensanglantés par les suites d’une copieuse curée.
Le chevalier ne put distinguer que vaguement la physionomie de l’homme à demi caché dans le lit de feuilles fraîches.
Non loin de l’ajoupa était un feu couvert où cuisait doucement, à la boucanière, un marcassin d’un an.
Qu’on se figure une espèce de gril formé par quatre fourches enfoncées en terre, sur lesquelles on avait posé des traverses, et sur ces traverses des gaulettes, le tout de bois vert.
Le marcassin, recouvert de sa peau et de ses soies, était étendu sur le dos, le ventre ouvert et vidé; des lianes attachées à ses quatre pieds le retenaient dans cette position que l’ardeur du feu aurait pu déranger.
Ce gril était élevé au dessus d’une fosse de quatre pieds de long sur trois de large et de profondeur, remplie de charbon embrasé; le marcassin boucanait à la chaleur égale de ce brasier ardent et concentré. La cavité du ventre de l’animal était à demi pleine de jus de limon et de piments coupés qui, se combinant avec la graisse que la chaleur faisait lentement dissoudre, formaient une sorte de sauce intérieure d’un fumet très appétissant.
Cet énorme rôti était presque cuit; sa peau commençait à rissoler et à se fendre; ce qu’on voyait de sa chair à travers la sauce était du rose le plus vif.
Enfin, une douzaine de grosses ignames d’une pulpe jaune et savoureuse cuisaient sous la cendre et répandaient une excellente odeur.
Le chevalier ne se possédait plus: emporté par son appétit, il entra dans l’enceinte en brisant quelques broussailles; un ou deux chiens s’éveillèrent et coururent sur lui d’un air menaçant.
L’homme qui dormait se leva brusquement, regarda autour de lui d’un air étonné pendant que la meute entière manifestait des intentions assez hostiles à l’endroit du chevalier, en se hérissant et en montrant des dents formidables.
Croustillac se rappela l’histoire de l’engagé du boucanier Arrache-l’Ame, dévoré par ses chiens; mais il ne s’intimida pas; il leva sa gaule d’un air menaçant, en disant:
—Au chenil, valets! au chenil!
Ces termes, empruntés à la vénerie d’Europe, ne firent aucune impression sur les chiens; ils prirent même une attitude assez menaçante pour que le chevalier leur allongeât quelques coups de gaule.
Leurs yeux brillèrent de férocité; ils allaient se précipiter sur Croustillac sans l’intervention du boucanier, qui sortit de l’ajoupa un long fusil à la main, en s’écriant dans un espèce de patois moitié nègre, moitié français:
—Qui touche à mes chiens? Qui es-tu, toi que voilà?
Le chevalier mit bravement la main à sa rapière, et dit au boucanier:
—Vos chiens veulent me mordre, mon garçon, et je les fouaille... Ils veulent jouer des dents sur moi comme j’en jouerais moi-même si j’avais devant moi un morceau de cet appétissant marcassin, car je suis égaré dans la forêt depuis hier matin, et j’ai une faim d’enfer...
Le boucanier, au lieu de répondre au chevalier, restait stupéfait de l’étrange accoutrement de cet homme qui, une gaule à la main, voyageait à travers une forêt en bas de soie rose, en habit de taffetas et en baudrier brodé.
De son côté, Croustillac, malgré son appétit, contemplait le boucanier avec non moins de curiosité.
Ce chasseur était de taille moyenne, mais agile et vigoureux; pour tout vêtement il avait un caleçon court et une chemise qui flottait comme une blouse. Ses vêtements étaient tellement imbibés du sang des tauraux ou des sangliers que les boucaniers écorchaient pour vendre les peaux et fumer leurs chairs (branches principales de leur commerce), que la toile en paraissait goudronnée, tant elle était noire et roide.
Une ceinture de peau de taureau, garnie de ses poils, serrait la chemise autour des reins du boucanier; à cette ceinture pendait, d’un côté, une gaîne à compartiments, renfermant cinq ou six couteaux de diverses longueurs et de diverses formes; de l’autre côté, une gargoussière.
Le chasseur avait les jambes nues depuis le genou; ses chaussures étaient faites sans couture et d’une seule pièce, grâce au procédé que voici, et dont usaient toujours les boucaniers.
Après avoir écorché un taureau ou quelque grand sanglier, ils levaient avec précaution la peau d’une des extrémités de devant, depuis le poitrail jusqu’au genou, en la rabattant comme un bas que l’on déchausse; puis, après l’avoir complétement détachée de l’os, ils la prenaient et enfonçaient leur pied dans cette peau souple et fraîche, plaçant le gros orteil à peu près à l’endroit qui recouvre la rotule de l’animal; une fois chaussés, ils nouaient avec un nerf ce qui dépassait le bout du pied, et coupaient le surplus; ensuite ils montaient et tiraient le reste de la peau jusqu’à mi-jambe, où ils l’attachaient avec une courroie. En se séchant, cette espèce de brodequin prenait la forme du pied, restait toujours douce, souple, durait très longtemps, était imperméable et à l’épreuve de la morsure des serpents.
Le boucanier, qui examinait curieusement Croustillac, s’appuyait sur un fusil à long canon de très fort calibre, que l’on appelait fusil de boucan; ces armes se fabriquaient à Dieppe et à Saint-Malo.
La figure de ce chasseur était grossière et commune; il portait un bonnet de peau de sanglier; sa barbe était longue, hérissée; son regard farouche.
Croustillac lui dit résolument:
—Ah ça! camarade, refuserez-vous à un gentilhomme affamé un morceau de ce rôti?
—Ce rôti n’est pas à moi, dit le boucanier.
—Comment! et à qui donc appartient-il?
—A maître Arrache-l’Ame, qui a son magasin de peaux et de viandes boucanées à la pointe aux Caïmans.
—Ce rôti appartient à maître Arrache-l’Ame? s’écria le chevalier assez surpris du hasard qui le rapprochait de l’un des adorateurs heureux de la Barbe-Bleue, si les médisances étaient vraies.
—Ce rôti appartient à Arrache-l’Ame? reprit encore Croustillac...
—Il lui appartient, répondit laconiquement l’homme au long fusil.
A ce moment on entendit un coup de feu qui retentit longtemps dans la forêt.
—C’est le maître, dit l’engagé.
Les chiens reconnurent sans doute l’approche du chasseur, car ils se mirent à pousser des hurlements de joie et ils s’élancèrent à travers les broussailles pour courir au-devant du boucanier.
Averti du retour de son maître, l’engagé, que nous appellerons Pierre, tira l’un de ses plus grands couteaux, s’approcha du marcassin, et, pour bien humecter la venaison, il fit d’assez profondes scarifications dans les chairs, sans toutefois endommager la peau, car l’abondant mélange de jus de citron, de piment et de graisse qui remplissait la cavité abdominale du marcassin se fût écoulé.
Chacune de ses incisions faisait exhaler des bouffées de parfums si appétissants, que le chevalier, aspirant cette odeur exquise, oubliait presque la prochaine apparition d’Arrache-l’Ame.
Enfin, celui-ci parut, suivi de ses chiens, serrés et pressés autour de lui.
Maître Arrache-l’Ame était grand et robuste. Son teint naturellement blanc était hâlé par le soleil et par la vie sauvage qu’il menait; son épaisse barbe noire tombait sur sa poitrine; ses traits étaient réguliers, mais âpres et durs. Quoique moins sordides que ceux de son engagé, ses vêtements étaient à peu près de la même forme. Comme lui, il portait à sa ceinture une gaîne garnie de plusieurs couteaux; seulement ses jambes, au lieu d’être à demi-nues, étaient entourées jusqu’aux genoux par des bandes de peau de sanglier attachées avec des nerfs, et il portait de gros souliers de cuir non tanné.
Son large sombrero à l’espagnole était surmonté de deux ou trois plumes d’aras rouges; enfin, la garde et les capucins de son fusil à la boucanière étaient d’argent. Telle était la différence qui distinguait le costume et l’armement de maître Arrache-l’Ame de celui de son engagé.
Lorsqu’il entra dans la clairière, il tenait son fusil sous le bras et plumait négligemment un ramier qu’il venait de tuer; trois autres oiseaux pareils étaient suspendus à sa ceinture par un lacet; il les jeta à Pierre, qui se mit à les plumer et à les vider avec une dextérité merveilleuse.
Ces ramiers, de la grosseur d’une perdrix, étaient ronds, fins et gras comme des cailles. A mesure que Pierre en avait préparé un, il lui coupait le cou, les pattes, et le mettait cuire dans la sauce épaisse et abondante qui remplissait le ventre du marcassin. Lorsque maître Arrache-l’Ame eut fini de plumer le sien, il l’y jeta aussi.
Pierre lui demanda:
—Maître, faut-il fermer la marmite?
—Ferme, dit le maître.
Aussitôt Pierre coupa les lianes qui tenaient les membres du marcassin dans le plus grand écart possible; la cavité du ventre se referma presque complétement, et les ramiers commencèrent à mijoter dans cette daubière d’un nouveau genre.
Pendant tout le temps de cette préparation culinaire, le boucanier n’avait pas paru s’apercevoir de la présence du chevalier, qui, le jarret tendu, le nez au vent, la main sur la garde de son épée, se préparait à répondre fièrement aux interrogations qu’on allait lui faire, et peut-être même à interroger lui-même maître Arrache-l’Ame.
Ce dernier, après avoir coupé le cou et les pattes du ramier qu’il avait plumé, essuya tranquillement son couteau et le remit dans sa gaîne.
Pour expliquer l’indifférence du boucanier, nous devons dire au lecteur que rien n’était plus commun que de voir des habitants venir visiter les boucans par curiosité.
Les boucaniers avaient, dans leurs habitudes, beaucoup de ressemblance avec les Caraïbes. Comme eux, ils se piquaient d’une loyale hospitalité; comme eux, ils permettaient à tout venant qui avait faim et soif de prendre part à leurs repas; mais, comme les Caraïbes, ils regardaient une invitation comme une formalité superflue; le repas préparé, mangeait qui voulait.
Après s’être débarrassé de sa ceinture et de son fusil, Arrache-l’Ame s’étendit sous l’ajoupa, tira une gourde cachée au frais sous la feuillée et but un coup d’eau-de-vie pour se préparer au dîner.
Croustillac était toujours dans la même position, le nez au vent, le jarret tendu, la main sur la garde de sa rapière; le rouge lui monta au front, il ne trouvait rien de plus insultant que l’indifférence absolue d’Arrache-l’Ame à son égard.
La Barbe-Bleue avait-elle, par l’intermédiaire du capitaine flibustier, prescrit au boucanier d’agir ainsi dans le cas où il rencontrerait le chevalier? L’insouciance du chasseur de taureaux était-elle réelle? C’est ce que nous ne pouvons encore apprendre au lecteur.
La position de Croustillac n’en était pas moins délicate et difficile; malgré son audace, il ne savait comment entamer la conversation. Enfin, faisant un effort sur lui-même, il dit au boucanier en s’avançant vers l’ajoupa:
—Est-ce que vous êtes aveugle, mon camarade?
—Réponds, Pierre, on te parle, dit négligemment Arrache-l’Ame à son engagé.
—Non... C’est à vous que je parle, dit le Gascon avec impatience.
—Non, fit le boucanier.
—Comment, non? s’écria le chevalier.
—Vous dites camarade, je ne suis pas votre camarade: mon engagé l’est peut-être...
—Mordioux!
—Je suis maître boucanier, vous ne l’êtes pas; il n’y a que mes frères les chasseurs qui soient mes camarades, dit Arrache-l’Ame en interrompant Croustillac.
—Et comment faut-il vous appeler pour avoir l’honneur d’une réponse? s’écria le chevalier avec colère.
—Si vous venez m’acheter des peaux ou de la viande boucanée, appelez-moi comme vous voudrez; si vous venez voir un boucan, regardez... si vous avez faim, quand le marcassin sera cuit, mangez.
—Ce sont de véritables brutes, de vrais sauvages, pensa le chevalier; il serait fou à moi de m’offenser de ses grossièreté; je meurs de faim, je suis égaré, cet animal peut me donner à dîner, et, si je m’y prends adroitement, m’indiquer la route du Morne-au-Diable: ménageons-le.
Puis, contemplant cet homme à demi-barbare avec ses vêtements souillés de sang, Croustillac se dit à lui-même en haussant les épaules:
—Et c’est un pareil sanglier qu’on donne pour amant à la belle, à l’adorable Barbe-Bleue... Mordioux! ce serait à devenir sanglier soi-même.
Pierre l’engagé, voyant sans doute le marcassin cuit à point, s’occupait activement de mettre le couvert; il étendit par terre, sous l’ajoupa, plusieurs larges feuilles de balisier du vert le plus tendre et le plus frais pour servir de nappe; il cueillit ensuite une large feuille de cachibou, fit quatre trous à son bord, y passa une liane, la serra et forma ainsi une espèce du bourse dans laquelle il exprima le jus de plusieurs limons qu’il alla cueillir et auquel il mêla du sel et du piment écrasé entre des pierres. Cette sauce s’appelait de la pimentade, elle était d’une force extrême, et les boucaniers et les flibustiers en faisaient toujours usage.
En face de cette sauce, et dans une autre feuille, il plaça les ignames cuites sous la cendre; leur enveloppe un peu brûlée s’était fendue et laissait voir une pulpe jaune comme de l’ambre.
Le chevalier était assez inquiet de savoir ce qu’on boirait, car il avait une soif ardente; il vit bientôt revenir l’engagé avec une grosse calebasse remplie d’un liquide, rose et limpide. C’était le suc de l’érable vineux qui découle en abondance de cet arbre lorsqu’on l’incise profondément. Cette boisson fraîche, salubre, a le goût d’un léger vin de Bordeaux mêlé de sucre et d’eau. Enfin, après avoir mis cette calebasse sur les feuilles qui servaient de nappe, l’engagé rompit une grosse branche d’abricotier couverte de fruit et de fleurs et la planta en terre au milieu des feuilles de balisier en manière de surtout.
—Ces rustres ne sont pas si sots qu’ils le paraissent, pensa le chevalier. Voici un repas dont dame nature fait seule les frais, et qui satisferait, j’en suis sûr, les plus gourmets.
Croustillac attendait avec impatience le moment de s’attabler; enfin l’engagé, ayant regardé le ventre du marcassin d’un œil exercé, dit au boucanier:
—Maître, c’est cuit.
—Mangeons, dit celui-ci.
Au moyen d’une fourchette de bois coupée à un chêne, l’engagé piqua d’abord un des ramiers, le mit sur une feuille fraîche et l’offrit au boucanier; puis, s’étant servi à son tour, il laissa la fourchette dans le ventre du marcassin.
Le chevalier, voyant qu’on ne s’occupait pas de lui, prit un ramier, une igname, revint s’asseoir près du maître et de l’engagé boucaniers; comme eux il se mit à manger du meilleur appétit.
Le ramier ainsi cuit était délicieux, les ignames parfaites et comparables aux plus délicieuses pommes de terre.
Les ramiers expédiés, Pierre alla couper de longues et épaisses aiguillettes de marcassin pour lui et pour son maître. Le chevalier l’imita et trouva cette chair exquise, grasse, succulente, d’un haut et excellent goût, encore relevé par la pimentade.
Plusieurs fois Croustillac se désaltéra comme ses convives en puisant à la calebasse remplie du suc d’érable, et il termina son repas en mangeant une demi-douzaine d’abricots d’un merveilleux parfum et très supérieurs aux abricots d’Europe.
Pierre apporta ensuite une gourde d’eau-de-vie; le maître en but quelques gorgées et la passa à son engagé; celui-ci en usa de même, puis la reboucha soigneusement, au grand désappointement du chevalier, qui avançait déjà la main pour la saisir.
Cette manière d’agir n’était pas grossièreté de la part des boucaniers: ils faisaient, ainsi que les Caraïbes, une très grande distinction entre les dons naturels qui, ne coûtant rien, appartenaient pour ainsi dire à tous, et les choses acquises à prix d’argent, qui appartenaient exclusivement à ceux qui les possédaient. L’eau-de-vie, la poudre, le plomb, les armes, les peaux, la venaison boucanée pour être vendue, étaient de ce nombre; les fruits, le gibier, le poisson tombaient au contraire dans la communauté.
Néanmoins, le chevalier fronça le sourcil, moins par gourmandise que par fierté. Il fut sur le point de se plaindre du manque d’égards de l’engagé; mais réfléchissant qu’après tout il devait à Arrache-l’Ame un excellent repas, et que ce dernier pouvait seul le mettre sur la route du Morne-au-Diable, il contint sa mauvaise humeur, et dit au boucanier d’un air joyeux:
—Mordioux! mon maître, savez-vous que vous faites grande et bonne chère?
—On mange ce qu’on trouve; les sangliers et les taureaux ne manquent pas encore dans l’île, et le commerce de peau ne va pas mal, dit le boucanier en chargeant sa pipe.
CHAPITRE XI.
MAITRE ARRACHE-L’AME.
Plus le chevalier examinait maître Arrache-l’Ame, moins il pouvait croire que cet homme à demi-barbare fût dans les bonnes grâces de la Barbe-Bleue. Le boucanier, ayant allumé sa pipe, s’étendit sur le dos, mit ses deux mains sous sa tête, et tout en fumant, les yeux fixés sur le toit de l’ajoupa, avec une apparence de profonde béatitude digestive, il dit au chevalier:
—Vous êtes venu ici en litière, avec vos bas roses?
—Non, mon brave ami, je suis venu à pied, et je serais venu sur la tête pour contempler le plus fameux boucanier de toutes les Antilles, dont le nom est venu jusqu’en Europe.
—Si vous avez besoin de peaux, reprit le boucanier, j’ai une douzaine de peaux de taureau si belles, qu’on les prendrait pour du buffle... J’ai aussi un chapelet de jambons de sanglier boucanés comme on ne boucane pas à la Tortue.
—Non, non, vous dis-je, mon brave ami... L’admiration, l’unique admiration m’a guidé, mordioux!... Je suis arrivé de France, il y a cinq jours, par la Licorne... et ma première visite a été pour vous, dont je connaissais le mérite.
—Vraiment?
—Aussi vrai que je m’appelle le chevalier de Croustillac... car vous ne serez peut-être pas fâché de savoir à qui vous avez affaire. Mon nom est Croustillac...
—Tous les noms me sont indifférents, à moi, excepté celui acheteur.
—Et admirateur... mon brave ami... admirateur n’est-il donc rien? moi qui viens exprès d’Europe pour vous voir!
—Vous saviez donc me trouver ici?
—Pas précisément, mais la Providence s’en est mêlée; et, grâce à elle, j’ai rencontré le fameux Arrache-l’Ame.
—Décidément, il est stupide, pensa le chevalier. Je n’ai rien à redouter d’un pareil rival; si les autres ne sont pas plus dangereux, il me sera trop facile de me faire adorer de la Barbe-Bleue; mais il faut que je sache le chemin du Morne-au-Diable; il serait, palsambleu! piquant de m’y faire conduire par cet ours... Il reprit donc tout haut:
—Mais, mon brave chasseur, hélas! toute gloire s’achète, j’ai voulu vous voir, je vous ai vu.
—Eh bien! allez-vous-en, dit le boucanier en lançant une bouffée de fumée de tabac.
—J’aime votre rude franchise, digne Nemrod; mais pour m’en aller, il faudrait connaître un chemin quelconque, et je n’en sais aucun.
—Du Macouba, où j’ai couché chez le révérend père Griffon.
—Vous n’êtes qu’à deux lieues du Macouba, mon engagé vous y conduira.
—Comment, à deux lieues! s’écria le chevalier, c’est impossible. Comment! j’ai marché hier depuis le point du jour jusqu’à la nuit et depuis ce matin jusqu’à cette heure, et je n’aurais fait que deux lieues?
—On a vu des sangliers, mais surtout les jeunes taureaux, ruser ainsi et faire beaucoup de chemin presque sans changer d’enceinte, dit le boucanier.
—Votre comparaison étant empruntée à l’art de la vénerie, art noble s’il en est, elle ne peut choquer un gentilhomme; donc, admettons que j’aie rusé, ainsi qu’un jeune taureau, comme vous dites; mais il ne s’ensuit pas que je veuille retourner au Macouba, et je compte sur vous pour m’enseigner la route que je dois suivre.
—Où voulez-vous donc aller?
Ici le chevalier fut un moment indécis, il ne savait que répondre, devait-il avouer franchement son intention de se rendre au Morne-au-Diable?
Croustillac trouva un biais, et répondit:
—Je voudrais passer par le chemin du Morne-au-Diable.
—Le chemin du Morne-au-Diable ne conduit qu’au Morne-au-Diable, et....
Le boucanier n’acheva pas, mais ses traits rembrunis devinrent presque menaçants.
—Et... où conduit-elle encore, la route du Morne-au-Diable? demanda le chevalier.
—Elle conduit les pécheurs aux Enfers, et les saints au Paradis...
—Ainsi, un curieux, un voyageur qui aurait la fantaisie d’aller au Morne-au-Diable....
—N’en reviendrait pas.
—Au moins, de la sorte, on ne risque pas de s’égarer au retour, dit le chevalier avec sang-froid: c’est bien, mon brave ami; alors indiquez-moi cette route.
—Nous avons mangé sous le même ajoupa; nous avons bu au même couï; je ne veux pas causer volontairement votre mort.
—Ainsi, me conduire au Morne-au-Diable, ou... me tuer...?
—Ce serait la même chose.
—Quoique votre dîner ait été parfait et votre connaissance très agréable, mon brave Nemrod, vous me les feriez presque regretter... puisque cela vous empêche de satisfaire mon désir. Mais, quel danger me menacerait donc?
—Tous les dangers de mort qu’un homme peut braver.
—Tous ces dangers-là n’en font qu’un, vu qu’on ne meurt qu’une fois, dit négligemment le Gascon.
Le boucanier regarda attentivement le chevalier et parut frappé de son courage ainsi que de l’air de franchise et de bonne humeur qui paraissait en lui, malgré ses rodomontades.
Le chevalier continua:
—Jamais le chevalier de Croustillac n’a connu la peur, tant qu’il a eu sa sœur à côté de lui.
—Celle-ci, qui, mordioux! n’est pas vierge, s’écria le Gascon en tirant son épée et la brandissant. Les baisers qu’elle donne sont cuisants, et les plus hardis ont regretté d’avoir fait connaissance avec elle.
—Miaou... miaou... fit l’engagé qui écoutait cette scène.
Ce cri fit tressaillir le Gascon, et lui rappela ses exploits de la nuit.
Il rougit de colère, s’avança sur l’engagé l’épée haute pour le châtier du plat de sa lame; mais Pierre se releva dextrement et se mit hors de portée, pendant que le boucanier riait aux éclats.
Cette hilarité exaspéra le chevalier, qui dit à Arrache-l’Ame:
—Mordioux! si vous osez attaquer un homme comme un taureau, en garde!
—Regardez votre épée, la lame est tachée de sang et couverte de poil de chats-tigres: c’est pour cela que Pierre a crié: Miaou.
—En garde! répéta le chevalier furieux.
—Quand j’aurai quatre pattes, des griffes et une queue... je me battrai avec vous, dit le boucanier en se levant tranquillement.
—Je te marquerai au visage alors, s’écria le chevalier en marchant sur Arrache-l’Ame.
—Tout doux, patte de velours, minet, patte de velours, dit le boucanier en riant et en parant avec le canon de son fusil une botte furieuse que lui porta le chevalier exaspéré.
L’engagé allait venir au secours de son maître, mais celui-ci l’arrêta en s’écriant:
—Ne bouge pas, je réponds de ce redoutable compagnon; chat échaudé craint l’eau froide, comme on dit. Je vais lui donner une bonne leçon.
Ces sarcasmes redoublèrent la rage du chevalier; il oublia que son adversaire se défendait avec un fusil, et il lui fournit quelques coups désespérés, que le boucanier paraît, en faisant preuve d’une merveilleuse adresse et d’une rare vigueur, en se servant d’un lourd fusil comme d’un bâton.
Pendant ce combat inégal, le boucanier poussait l’insolence jusqu’à faire entendre ce cri sourd que font les chats quand ils sont en colère et qu’ils jurent, comme on dit.
Ce dernier outrage mit le comble à la fureur du Gascon; mais, contre son attente, il trouvait dans le boucanier un gladiateur de première force sur l’escrime, et eut bientôt le chagrin de se voir désarmer: son épée sauta à dix pas.
Le boucanier se précipita sur le Gascon, son fusil levé comme une massue; il saisit le chevalier au collet, et s’écria:
—Ta vie est à moi; je vais te briser la tête comme un œuf.
Croustillac le regarda sans sourciller et répondit froidement:
—Et vous aurez trois fois raison, mordioux! car je suis un triple traître.
Le boucanier recula d’un pas.
—J’avais faim, et vous m’avez donné à manger; j’avais soif, et vous m’avez donné à boire; vous étiez sans armes, et je vous ai attaqué: brisez-moi la tête! mordioux! brisez, vous en avez le droit, Croustillac est déshonoré!
—Cela n’est pas le langage d’un assassin ni d’un espion, puis, tendant la main au chevalier, il ajouta d’une voix rude:
—Allons, touchez là... nous nous sommes assis sous le même ajoupa, nous nous sommes battus ensemble, nous sommes frères.
Le chevalier allait mettre sa main dans celle du boucanier, mais il se ravisa, et lui dit gravement:
—Franchise pour franchise. Avant de vous donner la main, il faut que je vous déclare une chose.
—Quoi?
—Je suis votre rival!
—Rival, qu’est-ce que c’est que ça?
—J’aime la Barbe-Bleue, et je suis décidé à tout pour parvenir jusqu’à elle et pour lui plaire.
—Touchez là... frère.
—Un moment; je dois vous déclarer que, lorsque Polyphème Croustillac veut plaire, il plaît; quand il plaît, on l’aime... et quand on l’aime, on l’aime à la rage, à la mort.
—Touchez là, frère.
—Je ne toucherai là que lorsque vous m’aurez dit si vous m’acceptez loyalement pour rival.
—Sinon?
—Sinon, cassez-moi la tête, vous en avez le droit; nous sommes seuls, votre engagé ne vous trahira pas; mais je ne renoncerai pas à l’espoir, à la certitude de plaire à la Barbe-Bleue.
—Une dernière question, dit le chevalier.—Vous allez souvent au Morne-au-Diable?
—Je vais souvent au Morne-au-Diable.
—Vous y voyez la Barbe-Bleue?
—J’y vois la Barbe-Bleue.
—Vous l’aimez?
—Je l’aime.
—Elle vous aime?
—Elle m’aime.
—Vous?
—Moi.
—Elle vous aime?
—Comme une enragée...
—Elle vous l’a dit?
—Elle me l’a prouvé.
—Enfin... la Barbe-Bleue?
—Est ma maîtresse.
—Foi de boucanier?
—Foi de boucanier.
—Allons, se dit le chevalier, il n’y a pas plus de discrétion chez les barbares que chez les gens civilisés! Qui dirait, à voir un pareil butor, qu’il est fat?... Puis il reprit tout haut:
—Eh bien! alors, je vous le répète: Cassez-moi la tête, car, si vous me laissez la vie, je ferai tout pour arriver au Morne-au-Diable, et j’y arriverai; je ferai tout pour plaire à la Barbe-Bleue, et je lui plairai, je vous en préviens. Ainsi donc, encore une fois, cassez-moi la tête, ou résignez-vous à voir en moi un rival, bientôt rival heureux.
—Je vous dis de toucher là, frère.
—Comment! malgré ce que je vous dis?
—Oui.
—Cela ne vous effraie pas?
—Non.
—Il vous est égal que j’aille au Morne-au-Diable?
—Je vous y conduirai moi-même.
—Vous?
—Aujourd’hui.
—Et je verrai la Barbe-Bleue.
—Vous la verrez tant que vous voudrez.
Le chevalier, pénétré de la confiance que lui témoignait le boucanier, ne voulut pas en abuser; il lui dit d’un ton solennel:
—Écoutez, boucanier, vous êtes généreux comme un sauvage: ceci soit dit sans vous offenser; mais, mon digne ami, mon loyal ennemi, vous êtes aussi ignorant comme un sauvage; élevé au milieu des forêts, vous n’avez pas une idée de ce que c’est qu’un homme qui a passé sa vie à plaire, à séduire; vous ne savez pas les ressources merveilleuses que cet homme trouve dans ses séductions naturelles; vous ne savez pas l’influence irrésistible d’un mot, d’un geste, d’un sourire, d’un regard! Cette pauvre Barbe-Bleue ne le sait pas non plus, d’après ce qu’on dit de ses trois maris. C’étaient trois pleutres, trois bélîtres, dont elle s’est débarrassée avec raison. Pourquoi s’en est-elle débarrassée? parce qu’elle cherchait un idéal, un être inconnu, le rêve de ses rêves..... Or, mon brave ami, toujours soit dit sans vous offenser, vous ne pouvez pas vous abuser au point de croire que vous réalisez ce rêve de la Barbe-Bleue; vous ne pouvez vraiment pas vous prendre pour un Céladon, pour un sylphe.....