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Le morne au diable

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Peu à peu je me rétablis complétement. Presque sans ressources, nous pensâmes à l’avenir avec effroi; pourtant nous étions jeunes, le malheur avait redoublé notre amour; la vie simple, obscure, paisible de nos hôtes nous frappa; ils étaient vieux, sans enfants; nous leur proposâmes de prendre la moitié de leur métairie, et de faire sous leur direction notre apprentissage, leur avouant que nous n’avions pas d’autres ressources que ces quatre mille livres que nous partagerions avec eux. Touchés de notre position, ces braves gens voulurent d’abord nous dissuader de ce projet, nous représentant combien cette vie était dure et laborieuse. J’insistai, je me sentais pleine de force et de courage; Jacques avait trop longtemps vécu pour ne pas s’accoutumer à la vie des champs. Nous accomplîmes notre dessein, je fus tranquille pour Jacques. Comment chercher le duc de Monmouth dans une ferme obscure de Picardie? Au bout de deux ans, nous avions fait notre apprentissage, grâce aux leçons et aux enseignements de nos braves devanciers; leur petite fortune, augmentée de nos deux mille livres, était suffisante... Ils nous firent agréer pour leurs successeurs par le trésorier de l’abbaye, et nous prîmes la métairie tout entière.

—Ah! madame, quelle résignation! quelle énergie! s’écria le chevalier.

—Ah! si vous saviez, mon ami, dit Monmouth, avec quelle admirable sérénité d’âme, avec quelle douce gaieté Angèle supportait cette vie si rude, elle habituée à une existence somptueuse! si vous saviez, comme elle savait toujours être gracieuse, élégante et charmante, tout en surveillant les travaux du ménage avec une admirable activité; si vous saviez enfin quelle force je puisais dans ce cœur vaillant et dévoué, dans ce doux regard toujours attaché sur moi avec une admirable expression de bonheur et de contentement, si précaire que fût notre position! Ah! qui récompensera jamais cette conduite si belle!

—Mon ami, dit tendrement Angèle, Dieu n’a-t-il pas béni votre vie laborieuse et paisible? ne nous a-t-il pas envoyé deux petits anges pour changer nos devoirs en plaisirs? Que vous dirai-je enfin, reprit Angèle, s’adressant au chevalier; depuis bientôt seize ans que dure cette vie uniforme qui chaque jour amène son pain, comme disent les bonnes gens, jamais un chagrin n’était venu la troubler, lorsque, l’an passé, de mauvaises récoltes nous gênèrent beaucoup. Nous fumes obligés de renvoyer deux de nos gens de ferme par économie. Jacques redoubla d’ardeur, de travail; ses forces le trahirent, il s’alita; nos petites ressources s’épuisèrent. Une mauvaise année, voyez-vous, pour de pauvres fermiers, dit Angèle en souriant doucement, c’est terrible. Enfin, sans vous, je ne sais comment nous aurions pu échapper au sort dont on nous menaçait, car l’abbé de Saint-Quentin est inflexible pour les tenanciers en retard; et pourtant nous mettions notre orgueil à lui payer toujours un terme d’avance. Cent écus... tout autant... et cent écus, chevalier, ne s’amassent pas aisément.

—Cent écus? cela ne payait pas la broderie d’un baudrier! dit Jacques avec un sourire mélancolique. Ah! que de fois... en voyant ma pauvre Angèle et ma fille travailler à leur dentelle une partie de la nuit pour parfaire cette somme... que de fois j’ai regretté le bien que j’aurais pu faire en éprouvant ce que c’est que le malheur.

—Écoutez, monseigneur, dit gravement Croustillac, je ne suis pas cagot. J’ai tout à l’heure manqué de secouer la robe d’un moine; j’ai fait des irrégularités pendant ma campagne de Moravie, mais je suis sûr qu’il y a quelqu’un là-haut qui ne perd pas de vue les honnêtes gens. Or, il est impossible qu’après dix-huit ans d’une vie de travail et de résignation, à cette heure que vous voilà vieux avec deux beaux enfants, vous pensiez rester à la merci d’un moine avare ou d’une année de grêle. En vous écoutant, il m’eut venu une idée. Si j’étais le fanfaron d’autrefois, je dirais que c’est une idée d’en haut... mais je crois tout bonnement que c’est une idée heureuse. Qu’est devenu le père Griffon?

—Nous l’ignorons, nous ne sommes pas retournés à la Martinique.

—Il appartient à l’ordre des Frères Prêcheurs; il doit être au bout du monde, dit Monmouth.

—Moi qui n’ai aucune nouvelle de France depuis dix-huit ans, j’en ignore comme vous, monseigneur, mais voici pourquoi je m’en inquiète. Je lui ai laissé le prix de la Licorne; c’est un bon et honnête religieux; s’il vit encore, il doit lui en rester quelque chose, car il aura été prudent et ménager dans ses aumônes. Mon avis serait donc de tâcher de savoir où est le révérend, car si le bon Dieu voulait qu’il eût gardé quelque bon morceau de la Licorne, avouez, monseigneur, que ça ne serait pas un méchant manger à cette heure! si ce n’est pour vous, du moins pour ces deux beaux enfants, car le cœur me saigne de les voir avec leurs sabots et leurs bas de laine, quoique ça leur tienne les pieds plus chauds que des bottes de basane à éperons dorés, ou des souliers de satin avec des bas de soie, fussent-ils roses, ces bas! roses comme ceux que je portais en 1690, ajouta le chevalier avec un soupir. Puis il reprit:—Eh bien! monseigneur, que dites-vous de mon idée griffonnante?

—Je dis, mon ami, que c’est un fol espoir. Le père Griffon est sans doute mort; il aura légué sans doute votre fortune à quelque communauté religieuse.

—A l’abbaye de Saint-Quentin, peut-être? dit Angèle.

—Mordioux! il ne manquerait plus que ça. J’irais mettre sur l’heure le feu au couvent.

—Ah! fi... fi... chevalier! dit Angèle.

—C’est qu’aussi je rage d’avoir fait ce que j’ai fait à l’endroit de vos deux cent mille écus; mais pouvais-je alors m’imaginer que je retrouverais fermier un fils de roi qui remuait des diamants à la pelle? Ah ça! il ne s’agit pas de philosopher, mais de retrouver le père Griffon, s’il existe.

—Et comment le retrouver? dit Monmouth.

—En le cherchant, monseigneur. Moi qui n’ai aucune raison pour me cacher, dès demain je me mettrai en quête, clopin clopant.. Rien n’est plus simple, en vérité, je suis stupide de n’y avoir pas songé plus tôt: je m’adresserai directement au supérieur des Missions étrangères, à Paris; ainsi nous saurons à quoi nous en tenir... Le supérieur m’apprendra du moins si le bon père est en vie ou non; et même, à ce sujet, je ferai demain une visite à votre voisin l’abbé de Saint-Quentin; il me dira comment m’y prendre... pour avoir ces renseignements. Je lui porterai vos cent écus, ce sera une bonne manière d’entamer l’entretien.

La journée se passa entre les trois amis. On laisse à penser les récits, les souvenirs, gais ou touchants ou tristes, qui furent évoqués.

Le lendemain Croustillac, qui s’était déjà fait un ami du jeune Jacques, partit pour l’abbaye. Le montant de la redevance, bien proprement empaqueté en beaux louis d’or, fut un excellent passe-port pour arriver jusqu’au père trésorier...

—Mon père, lui dit Croustillac, j’aurais une lettre très importante à remettre à un bon religieux de l’ordre des Frères-Prêcheurs; je ne sais s’il vit, s’il meurt, s’il est en Europe, ou au bout du monde; à qui faut-il s’adresser pour être renseigné à son sujet?

—A un de nos chanoines, mon fils, qui a fait partie des missions, et qui, après de longs et pénibles travaux apostoliques, est venu depuis six mois se reposer dans un canonicat de notre abbaye.

—Et quand pourrai-je voir ce vénérable chanoine, mon père?

—Ce matin même; demandez, en descendant dans la cour du cloître, qu’un frère lai vous conduise chez le père Griffon, et...

Croustillac donna un si furieux coup de bâton sur le plancher en poussant trois fois son exclamation moscovite:—Hourra... hourra... hourra!... que le père trésorier fut effrayé et sonna précipitamment, croyant avoir affaire à un fou.

Un père entra.

—Pardon, mon bon père, dit Croustillac, ces cris sauvages et ce coup de bâton non moins sauvage vous peignent l’état de mon âme!... mon étonnement!... ma joie!... C’est justement le père Griffon que je cherche.

—Conduisez donc monsieur chez le père Griffon, dit le trésorier.

Nous renonçons à peindre cette nouvelle reconnaissance si importante pour les résultats qu’en attendait le Gascon.

Nous dirons seulement que le bon religieux, chargé du fidéicommis de Croustillac, et craignant que le chevalier ne vînt un jour à regretter son désintéressement, mais voulant pourtant exécuter jusque-là ses intentions charitables et ne pas priver les malheureux de cette riche aumône, avait chaque année distribué aux pauvres les revenus du capital, qu’il se réservait d’employer à une fondation pieuse si le Gascon ne reparaissait pas.

La vente de la Licorne, faite prudemment, avait rapporté sept cent mille livres environ. Le père, trouvant par hasard une vente domaniale avantageuse aux environs d’Abbeville, non loin de l’abbaye de Saint-Quentin, en avait profité. Il s’était donc rendu acquéreur d’une fort belle terre appelée Châteauvieux. Au retour de ses longs voyages, six mois environ avant l’époque dont il s’agit, le père Griffon avait demandé de préférence un canonicat en Picardie, afin d’être plus à portée de surveiller les biens qu’il gérait, ignorant toujours si le Gascon était vivant ou mort, mais penchant plutôt pour cette dernière supposition, d’après un silence de dix-huit ans.

Le père Griffon, bien vieux, bien infirme, ne quittait l’abbaye que pour aller visiter le domaine de Châteauvieux. Depuis six mois qu’il logeait à Saint-Quentin, il n’était jamais allé du côté de la métairie dont Jacques de Monmouth était le fermier.

La reconnaissance du père Griffon, du duc et de sa femme fut aussi touchante que celle de l’aventurier.

Après mainte discussion, il fut résolu que la moitié du domaine appartiendrait à Jacques, l’autre moitié à Croustillac, sous le nom duquel il resterait.

Le Gascon testa immédiatement en faveur des deux enfants de Monmouth, à condition que le fils prendrait le nom de Jacques de Châteauvieux.

Pour expliquer ce brusque changement de fortune aux yeux des gens de l’abbaye et des environs, il fut convenu que Croustillac passerait pour un oncle d’Amérique, qui était venu incognito éprouver ses neveux, pauvres cultivateurs.

Jacques céda sa métairie au tenancier qu’on lui avait destiné pour remplaçant, et partit avec sa femme, ses enfants et son oncle Croustillac pour Châteauvieux.

Les trois amis vécurent longuement, heureusement dans le domaine, et leurs enfants et petits-enfants y vécurent après eux.

Le chevalier ne quitta jamais Monmouth et sa femme. Une fois l’an, le père Griffon venait passer quelques semaines à Châteauvieux.

Un seul jour chaque année assombrissait cette vie paisible et heureuse. C’était l’anniversaire du 15 juillet 1685, anniversaire du sacrifice du courageux SIDNEY.

Jamais le fils de Jacques de Monmouth ne sut que son père descendait de race royale. Le secret fut toujours gardé par Jacques, par sa femme, par Croustillac et par le père Griffon.

L’âge avait tellement changé le duc, tant d’années avaient d’ailleurs passé sur les événements de la Martinique, qu’il ne fut plus jamais inquiété.

Quelquefois seulement les enfants et les petits-enfants de Jacques de Monmouth ouvraient des yeux étonnés, lorsque leur bon et vieil ami, le chevalier de Croustillac, s’adressant à la duchesse de Monmouth d’un air d’intelligence, lui disait, en ne pouvant cacher une larme d’attendrissement, ces mots d’une apparence véritablement cabalistique:

Barbe-Bleue, l’Ouragan, Arrache-l’Ame, Youmaalë, le Morne-au-Diable.




FIN.

TABLE DES CHAPITRES.
TOME SECOND
Pages
CHAPITREXIX.La surprise1
XX.Le départ12
XXI.La trahison25
 
TROISIÈME PARTIE.
 
CHAPITREXXII.Le vice-roi d’Irlande et d’Écosse40
XXIII.La surprise54
XXIV.L’entretien65
XXV.Révélation78
XXVI.Le dévouement90
XXVII.Le martyr101
XXVIII.L’arrestation113
XXIX.Le départ127
 
QUATRIÈME PARTIE.
 
Pages
CHAPITREXXX.Regrets140
XXXI.Le départ152
XXXII.La frégate162
XXXIII.Le jugement177
XXXIV.La chasse190
XXXV.Le retour201
 
ÉPILOGUE.
 
CHAPITREXXXVI.L’abbaye213
XXXVII.Réunion226
 
Notes
FIN DE LA TABLE.

NOTES:

[1] Espèce de calebasse assez profonde.

[2] Apprenti boucanier.

[3] Le Prétendant, né en 1688.

[4] Voici comment finit le paragraphe de Hume déjà cité:

«Après son exécution, ses partisans conservèrent l’espérance de le revoir à leur tête; ils se flattèrent que le prisonnier qu’on avait exécuté n’était pas le duc de Monmouth, mais qu’un de ses amis qui lui RESSEMBLAIT BEAUCOUP AVAIT EU LE COURAGE DE MOURIR POUR LUI.

—Sainte-Foix, dans une lettre sur le Masque de fer (Amsterdam, 1768), ajoute:

«Il est certain que le bruit courut dans Londres qu’un officier de l’armée de Monmouth qui lui ressemblait beaucoup, fait prisonnier et sûr d’être condamné à mort, avait reçu la proposition de passer pour lui avec autant de joie qui si on lui eût accordé la vie, et que, sur ce bruit, une grande dame, ayant gagné ceux qui pouvaient ouvrir son cercueil, et lui ayant regardé le bras droit, s’écria: Ah! ce n’est pas le duc de Monmouth!»

Enfin, Sainte-Foix, qui cherche à prouver que le Masque de Fer n’était autre que le duc de Monmouth, cite un passage d’un autre ouvrage anglais, par Pyms, et dans lequel on lit:

«Le comte Danby envoya chercher le colonel Skelton, qui avait eu ci-devant la lieutenance de la Tour, et à qui le prince d’Orange l’avait ôtée pour la donner au lord Lucas.—Skelton, lui dit le comte Danby, hier au soir, en soupant avec Robert Johnston, vous lui dites que le duc de Monmouth était vivant et enfermé dans quelque château en Angleterre.—Je n’ai point affirmé cela, puisque je n’en sais rien, dit Skelton, mais j’ai dit que, la nuit d’après la prétendue exécution du duc de Monmouth, le roi, accompagné de trois hommes, vint lui-même le tirer de la Tour, et que le duc fut emmené par lui.»

Sainte-Foix cite encore une conversation du père Tournemine, et ajoute:

«La duchesse de Portsmouth dit au père Tournemine et au confesseur du roi Jacques qu’elle reprocherait toujours à la mémoire de ce prince l’exécution du duc de Monmouth, après que Charles II, à l’heure de la mort et prêt à communier, avait fait promettre devant l’hostie, que Huldeston, prêtre catholique, avait secrètement apportée, avait fait promettre au roi Jacques (alors duc d’York) que, quelque révolte que tentât le duc de Monmouth, il ne le ferait jamais punir de mort.—Aussi le roi Jacques ne l’a-t-il PAS FAIT MOURIR, répondit le père Sunders.»

Nous ne multiplierons pas les citations. Nous voulions seulement établir que la donnée de ce récit n’était pas absolument une fiction romanesque, et que si elle ne reposait pas sur une certitude historique absolue, elle était du moins basée sur une possibilité vraisemblable.

[5] Sorte de coffre destiné à l’amarrage des navires.

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