Le morne au diable
CHAPITRE XXVII.
LE MARTYR.
—Mon Dieu, Jacques, que voulez-vous dire? vous m’effrayez, dit Angèle en voyant l’agitation de Monmouth.
—Vous savez, dit le prince à Croustillac, par suite de quels événements politiques j’ai été arrêté et mis à la Tour de Londres en 1685?
—Vous m’excuserez, monseigneur, si je n’en sais pas un mot; je suis ignorant comme une carpe à l’endroit de l’histoire contemporaine, ce qui, soit dit en passant, et sans me vanter, rendait mon rôle outrageusement difficile... car j’avais toujours peur de dire quelque ânerie... et de compromettre ainsi, non ma réputation de savant, je n’en ai cure, mais votre fortune dont je m’étais imprudemment chargé.
—Eh bien donc, dit Monmouth, après la mort de mon père, lorsque le duc d’York, mon oncle, monta sur le trône sous le nom de Jacques II, j’entrai dans une conspiration contre lui. Je ne chercherai pas à justifier ma conduite... aujourd’hui les années, les réflexions m’ont éclairé; je le reconnais, j’étais aussi coupable qu’insensé; le jeune comte d’Argyle était l’âme de ce complot; tout se tramait pour ainsi dire sous les yeux du prince d’Orange, alors stathouder, à cette heure roi d’Angleterre... Argyle connaissait mon action sur le parti protestant, mon ambition, mes ressentiments contre Jacques II; il n’eut pas de peine à m’associer à ses desseins; bientôt, grâce à mon nom, à mon influence, je fus le chef de la conjuration...
J’avais des intelligences en Angleterre... on n’attendait plus, disait-on, que ma présence pour renverser du trône un roi papiste et pour me proclamer à sa place. Je partis du Texel avec trois bâtiments chargés de soldats que j’avais embauchés; Argyle, m’ayant devancé en Écosse, avait payé de sa tête l’audace de sa tentative. J’abordai en Angleterre à la tête de quelques partisans dévoués. Je reconnus alors combien j’avais été trompé. Trois ou quatre mille hommes, au plus, se joignirent à la poignée de braves qui s’étaient associés à mon sort, et parmi lesquels on comptait Mortimer, Rothsay, Dudley. Le fils de Monck, le jeune duc d’Albemarle, s’avança contre moi à la tête de l’armée royale; je voulus brusquer la fortune, tenter un coup décisif: j’attaquai l’ennemi à Sedgemore, près de Bridge-Water, je fus battu... malgré des prodiges de valeur de ma petite armée et surtout de ma cavalerie, commandée par le brave lord Georges Sidney...
En prononçant ce mot, la voix du prince s’altéra, une douloureuse émotion se peignit sur ses traits.
—Georges Sidney! mon second père... mon bienfaiteur! s’écria Angèle, c’est en combattant pour toi qu’il est mort! C’est donc à cette bataille qu’il a été tué... tel était donc le secret que tu me cachais?...
Le duc baissa la tête, garda un moment le silence et reprit:
—Tout à l’heure tu sauras tout, mon enfant... Notre déroute fut complète. Blessé, j’errai au hasard, ma tête était mise à prix. Je fus arrêté le lendemain de cette fatale défaite et conduit à la Tour de Londres; on instruisit mon procès. Reconnu coupable de haute trahison, je fus condamné à mort.
—Ah! s’écria Angèle en poussant un cri d’effroi et en se précipitant dans les bras de Jacques, tu m’as trompée? Mon Dieu, je te croyais seulement exilé!
—Calme-toi, calme-toi, Angèle... oui, je t’avais caché cette condamnation, autant pour ne pas t’inquiéter que pour... Puis, après un moment d’hésitation, Monmouth ajouta:—Tu vas tout savoir... Il me faut du courage, oui, bien du courage, pour te faire cette révélation.
—Pourquoi? qu’as-tu donc à craindre? dit Angèle.
—Hélas... pauvre enfant, lorsque tu m’auras entendu, peut-être, tu me regarderas avec horreur.
—Toi, toi! Jacques, crois-tu cela? mon Dieu! le pourrais-je jamais?
—Enfin, reprit Monmouth avec effort, quoi qu’il arrive, je dois parler... au moment peut-être de nous séparer pour toujours.
—Jamais... oh! jamais! dit Angèle avec désespoir.
—Mordioux! je jetterai plutôt M. de Chemeraut du haut en bas du Morne-au-Diable, sous le plus mince prétexte, s’écria Croustillac. Ensuite de quoi, avec vos esclaves, nous aurons bon marché de l’escorte. Mais j’y pense... voulez-vous tenter ce moyen? Combien avez-vous d’esclaves capables de s’armer, monseigneur?
—Vous oubliez, chevalier, que l’escorte de M. de Chemeraut est considérable; les nègres pêcheurs sont partis, il n’y a pas ici plus de quatre ou cinq hommes... Toute violence est impossible... La Providence veut sans doute que j’expie un grand crime... Je me résignerai.
—Un crime! toi, Jacques! coupable d’un grand crime. Jamais je ne le croirai! s’écria Angèle.
—Si mon crime fut involontaire, il n’en fut pas moins horrible... Angèle, à cette heure, il est de mon devoir de te révéler tout ce que je dois à Sidney, à ton noble parent qui prit tant de soin de ton enfance, pauvre orpheline! Pendant que tu achevais ton éducation en France, où il t’avait conduite, Sidney, que j’avais vu en Hollande, s’était attaché à mon sort; une singulière conformité de goûts, de principes, de pensées, nous avait rapprochés; mais il était si fier, que je fus obligé d’aller au-devant de lui. Combien je me félicitai de lui avoir le premier serré la main... Jamais âme humaine n’approcha de la beauté de l’âme de Sidney! Jamais il n’existera de caractère plus noble, de cœur plus ardent, plus généreux! Rêvant le bonheur des peuples, trompé comme je le fus peut-être moi-même sur la véritable portée de mes desseins, il crut servir la sainte cause de l’humanité, il ne servit que la funeste ambition d’un homme! Pendant que la conspiration s’organisait, il fut mon émissaire le plus actif, mon confident le plus intime. Te dire, mon enfant, l’attachement profond, aveugle, de Sidney pour moi, serait impossible; une seule affection luttait dans son cœur avec celle qu’il m’avait vouée, c’était sa tendresse pour toi, toi sa parente éloignée qu’il avait recueillie; oh! combien il te chérissait! A travers les agitations et les périls de sa vie de soldat et de conspirateur, il trouvait toujours quelques moments pour aller embrasser son Angèle. A son retour... c’était toujours les larmes aux yeux qu’il me parlait de toi... Oui, cet homme d’une folle intrépidité, d’une énergie indomptable... pleurait comme un enfant en me disant tes grâces naïves, les qualités de ton cœur, ta jeunesse studieuse et triste, pauvre petite abandonnée, car tu n’avais au monde que Sidney... A la fatale journée de Bridge-Water, il commandait ma cavalerie; après des prodiges de valeur, il fut laissé pour mort sur le champ de bataille; quant à moi... emporté par un flot de fuyards, grièvement blessé, il me fut impossible de le retrouver.
—N’est-ce donc pas à cette journée qu’il mourut? dit Angèle en essuyant ses yeux.
—Écoute, écoute... Angèle... Oh! tu ne sais pas comme mon cœur se brise à ces souvenirs...
—Et le nôtre donc, monseigneur! dit Croustillac. Brave Sidney!... Un je ne sais quoi me dit qu’il n’était pas mort à cette journée de Bridge-Water... et que nous le retrouverons encore...
Monmouth tressaillit, resta un moment accablé et reprit:
—Allons, courage! Je vous le disais donc, Sidney fut laissé pour mort sur le champ de bataille; je fus arrêté, condamné, et mon exécution fut fixée au 15 juillet 1685. On m’avait signifié ma sentence, je devais être exécuté le lendemain, j’étais seul dans ma prison. Au milieu des funèbres méditations où j’étais plongé durant les heures terribles qui précédèrent le moment de mon supplice... je te le jure, Angèle, je te le jure devant Dieu qui m’entend, si quelques pensées douces et consolantes vinrent me calmer... ce furent celles que je donnai au souvenir de Sidney, en évoquant les beaux temps de notre amitié... Je le croyais mort, et je me disais:—Dans quelques heures je serai pour jamais réuni à lui... Tout à coup la porte de mon cachot s’ouvrit, Sidney parut...
—Mordioux!... tant mieux... J’étais bien sûr qu’il n’était pas mort, s’écria Croustillac.
—Non... il n’était pas mort, répondit le duc avec un soupir. Plût au ciel qu’il fût mort en soldat sur le champ de bataille!
Angèle et l’aventurier regardèrent Monmouth avec étonnement.
Celui-ci continua:
—A la vue de Sidney, je crus être le jouet d’une vision produite par l’agitation de mes esprits; mais je sentis bientôt ses larmes couler sur mes joues, mais je me sentis bientôt serré dans ses bras.—Sauvé!... vous êtes sauvé!... me dit-il à travers des pleurs de joie.—Sauvé? lui dis-je en le regardant avec stupeur.—Sauvé! oui... Écoutez-moi... reprit-il; et voici ce qu’il me raconta. Le roi mon oncle ne pouvait ouvertement m’accorder ma grâce, la politique s’y opposait; mais il ne voulait pas faire périr le fils de son frère sur l’échafaud. Instruit par un de ses courtisans, qui était néanmoins de mes amis, de la ressemblance qui existait entre Sidney et moi, ressemblance qui t’a si vivement frappée la première fois que je t’ai vue, chère enfant, dit Monmouth à Angèle, le roi Jacques avait secrètement procuré à Sidney les moyens de s’introduire dans ma prison; cet ami dévoué devait prendre mes vêtements, je devais prendre les siens et sortir de la Tour à l’aide de ce stratagème. Le lendemain, apprenant mon évasion, le dévouement de Sidney resté prisonnier à ma place, le roi le ferait mettre en liberté et ordonnerait de me rechercher activement; mais ces ordres ne seraient qu’une apparence; on favoriserait en secret mon départ pour la France. Je devais seulement écrire au roi pour lui donner ma parole de ne jamais rentrer en Angleterre.
—Eh bien! dit Angèle intéressée au dernier point par ce récit, tu acceptas l’offre de Sidney, et il resta prisonnier à ta place?...
—Hélas! oui, j’acceptai, car tout ce que me disait Sidney ne me paraissait que trop vraisemblable; sa présence à cette heure dans la Tour, malgré la sévère surveillance dont j’étais environné, devait me faire croire qu’une volonté toute-puissante concourait mystérieusement à mon évasion.
—N’en était-il donc pas ainsi? s’écria Angèle.
—Rien ne semble pourtant plus naturellement arrangé, dit Croustillac.
—En effet, dit Monmouth en souriant avec amertume, rien n’était plus naturellement arrangé; il ne fut que trop facile à Sidney de me persuader... de détruire mes objections.
—Et quelles objections pouvais-tu faire? dit Angèle, qu’y avait-il donc d’étonnant à ce que le roi Jacques ne voulût pu faire couler ton sang sur l’échafaud, en facilitant secrètement ta fuite?
—Et puis, Sidney aurait-il pu s’introduire si facilement auprès de vous, monseigneur, sans le secours d’une suprême influence? ajouta l’aventurier.
—Oh! n’est-ce pas, s’écria le duc avec une triste satisfaction, n’est-ce pas que tout ce que disait Sidney devait me sembler... probable, possible? n’est-ce pas que je pouvais le croire?
—Mais sans doute! dit Angèle.
—N’est-ce pas, continua le prince, n’est-ce pas qu’on pouvait ajouter foi à ses paroles sans être égaré par la peur de la mort, sans être entraîné par un lâche, par un horrible égoïsme? Et encore, je vous le jure, oh! je vous le jure, je ne me rendis pas tout d’abord à ce que me disait Sidney! avant d’accepter la vie et la liberté qu’il venait m’offrir au nom du roi mon oncle, je me demandai quel serait le sort de mon ami si Jacques ne tenait pas sa promesse; je me dis que la plus grande punition que pût mériter un homme capable d’en avoir fait évader un autre était la prison... alors... en admettant cette hypothèse, une fois libre, quoique réduit à me cacher, je disposais d’assez de ressources pour ne pas quitter l’Angleterre avant d’avoir à mon tour délivré Sidney... Que vous dire de plus?... L’instinct de la vie... la peur de la mort sans doute, obscurcirent non jugement... troublèrent ma raison... j’acceptai, car je crus à tout ce que me disait Sidney. Hélas!... combien j’étais insensé!
—Insensé, mordioux! c’est en n’acceptant pas que vous auriez été un insensé, s’écria Croustillac.
—Qui donc, mon Dieu, aurait hésité à ta place? dit Angèle.
—Non, non, je vous dis que je ne devais pas accepter; mon cœur, sinon ma raison, devait se révolter à cette proposition trompeuse. Mais que sais-je... une sanglante fatalité... peut-être un affreux égoïsme me poussaient... j’acceptai... je serrai Sidney dans mes bras, je pris ses vêtements et je lui dis... à demain... avec la conviction que le lendemain je le verrais. Je sortis de ma chambre, le geôlier m’attendait à la porte; grâce à ma ressemblance avec Sidney... il ne s’aperçut de rien et me conduisit à la hâte par un chemin secret jusqu’à une sortie de la Tour; j’étais libre... J’oubliais de vous dire que Sidney m’avait indiqué une maison de la Cité où je pourrais en toute sûreté l’attendre... car il devait, disait-il, revenir le lendemain me rejoindre pour concerter notre départ; enfin, dans cette maison de la Cité je retrouverais mes pierreries que j’avais confiées à Sidney à mon départ de Hollande, et dont la valeur était énorme... Enveloppé de son manteau, manteau que vous portiez tout à l’heure, et qui est resté sacré pour moi, je me dirigeai vers la maison de la Cité. Je frappai; une vieille femme vint m’ouvrir me conduisit dans une chambre écartée, et me remit un coffret de fer dont Sidney m’avait donné la clef, j’y trouvai mes pierreries. Brisé de fatigue, car les insomnies qui précèdent le jour du supplice sont bien affreuses, je m’endormis... Pour la première fois depuis ma condamnation à mort, je cherchai le sommeil sans me dire que l’échafaud m’attendait au réveil... Lorsque je me levai le lendemain, il était grand jour, un brillant soleil pénétrait à travers mes rideaux; je les ouvris, le ciel était pur, il faisait une radieuse journée d’été... Oh! j’eus alors des élans de bonheur et de joie impossibles à rendre... J’avais vu ma tombe ouverte et j’existais! j’aspirais la vie par tous les pores. Éperdu de reconnaissance, je me jetai à genoux, et j’enveloppai dans la même bénédiction Dieu, le roi, Sidney! je m’attendais à voir cet ami si cher... d’un moment à l’autre; je ne doutais pas, oh! non, je ne pouvais pas douter de la clémence du roi... Tout à coup j’entendis au loin la voix de ces crieurs qui annoncent les événements importants; il me sembla qu’ils prononçaient mon nom... je crus que c’était une illusion... C’était bien mon nom. Oh! alors un effroyable pressentiment me traversa l’esprit, mes cheveux se dressèrent sur ma tête... j’étais resté à genoux, j’écoutais avec d’horribles battements de cœur; les voix approchèrent... j’entendis encore mon nom mêlé à d’autres paroles; un éclair de joie aussi folle que mon pressentiment avait été horrible changea ma terreur en espoir... Insensé... je crus que l’on criait les détails de l’évasion du duc de Monmouth. Dans mon impatience, je descends dans la rue, j’achète cette relation; je remonte le cœur palpitant, serrant ce papier entre mes mains.
En disant ces mots, Monmouth devint d’une pâleur effrayante; il se soutint à peine; une sueur froide inonda son front.
—Eh bien! s’écrièrent Angèle et Croustillac qui ressentaient une angoisse poignante.
—Ah! s’écria le duc avec une explosion déchirante, c’étaient les détails de L’EXÉCUTION du duc de Monmouth.
—Et Sidney! s’écria Angèle.
—Sidney était mort... pour moi... mort martyr de l’amitié... Son sang, son noble sang avait coulé sur l’échafaud au lieu du mien... Maintenant, Angèle, malheureuse enfant! comprends-tu pourquoi je t’ai toujours caché ce funeste secret [4]?
En disant cet mots, le prince tomba assis dans un fauteuil en cachant sa figure dans ses mains. Angèle se jeta à ses pieds en étouffant ses sanglots.
CHAPITRE XXVIII.
L’ARRESTATION.
Le chevalier, profondément attendri par le récit de Monmouth, essuya furtivement ses larmes, et se dit:
—Je comprends maintenant ce que voulait me dire cet animal de Rutler, avec son éternel poignard, lorsqu’il me parlait de mon exécution...
—Angèle, Angèle, mon enfant, dit le duc en relevant son noble visage baigné de larmes et en serrant la jeune femme entre ses bras, pourras-tu jamais me pardonner le meurtre de Sidney, mon ami, mon frère, ton seul parent, ton seul protecteur?
—Hélas! ne l’avez-vous pas remplacé auprès de moi... Jacques... J’avais pleuré sa mort, croyant qu’il avait été tué sur un champ de bataille. Croyez-vous que mes regrets seront plus cruels maintenant que je sais qu’il a sacrifié sa vie pour vous, qu’il a fait ce que je ferais pour toi avec tant de bonheur... Jacques, mon amant, mon époux!
—Ange bien-aimée de toute ma vie, s’écria le duc, tes paroles n’apaisent pas la violence de mes remords, mais au moins tu sauras quelle reconnaissance religieuse j’ai toujours eue pour Sidney, pour ce saint martyr de l’amitié. Que te dirai-je de plus? Je passai deux jours dans un état voisin de la folie; lorsque je revins à moi, je trouvai une lettre de Sidney. Il avait fait en sorte qu’elle ne me fût remise que le soir du jour où il périssait pour moi; il m’expliquait son pieux mensonge, il n’avait pas vu le roi Jacques.
—Il ne l’avait pas vu! s’écria Angèle.
—Non; tout ce qu’il m’avait dit était faux... Aussi tu comprends si j’ai raison de maudire toujours la coupable facilité avec laquelle je me suis laissé persuader. Maintenant qu’il est mort pour moi... la fable à laquelle j’ai cru me semble folle, monstrueuse... Non, il n’avait pas vu le roi. Dépositaire de mes pierreries, il en avait distrait de quoi se procurer une somme considérable, grâce à laquelle il avait gagné un des officiers de la Tour, lui demandant pour toute grâce de me voir une dernière fois... Cet officier était-il d’accord avec Sidney pour la substitution de personne qui devait me sauver? fut-il aussi dupe de notre ressemblance, et ne s’aperçut-il de rien? je ne le sais... Le lendemain on vint chercher Sidney, il suivit ses bourreaux, mais il refusa de parler de peur qu’on ne le reconnût à sa voix... Le sacrifice fut accompli, ajouta Monmouth en essuyant ses larmes qui avaient encore coulé à ce récit. Je quittai Londres secrètement et je me rendis en France sous un faux nom pour t’y chercher, Angèle... Sidney m’avait donné tout pouvoir pour la retirer des mains des personnes auxquelles il l’avait confiée, dit le prince en s’adressant à Croustillac. Frappé de sa beauté, de sa candeur, de ses adorables qualités, me sentant digne et capable de remplir les derniers vœux de Sidney en faisant le bonheur de son enfant d’adoption... j’épousai cet ange, nous partîmes pour les colonies espagnoles, je croyais y être en sûreté. Tout en prenant les plus grandes précautions pour n’être pas reconnu... le hasard me fit rencontrer à Cuba un capitaine anglais que j’avais vu à Amsterdam. Je me crus découvert... Nous partîmes. Après quelques mois de voyage, nous vînmes nous établir ici. Afin de dérouter les soupçons, de pouvoir veiller sur ma femme et de n’être pas soumis à une réclusion qui m’eût été mortelle, je pris tour à tour les déguisements que vous savez, et je pus impunément parcourir l’île... Grâce à mes pierreries, nous achetâmes plusieurs petits navires, par l’intermédiaire de maître Morris, homme sûr et probe, qui savait, sans être dans le secret, à quoi s’en tenir sur les prétendus veuvages de ma femme. Non seulement nos armements de commerce augmentèrent peu à peu notre fortune... que nous pouvions avoir un jour à transmettre à des enfants... mais ils nous permirent d’avoir toujours à notre disposition un moyen d’évasion... Le Caméléon n’a pas été construit dans un autre but... et je l’ai même, au grand effroi d’Angèle, commandé comme flibustier, dans une rencontre avec un pirate espagnol... Nous vivions donc ici très heureux, presque tranquilles, lorsque j’appris que le chevalier de Crussol, à qui j’avais autrefois sauvé la vie, arrivait comme gouverneur... Quoiqu’il fût homme d’honneur, je craignis de me découvrir à lui... Mon premier mouvement fut de quitter la Martinique avec ma femme... mais j’appris alors la déclaration de guerre de la France contre l’Angleterre, l’Espagne et la Hollande, et... que certains bruits commençaient à circuler en Angleterre sur la manière miraculeuse dont j’avais été sauvé... Mes partisans s’agitaient, dit-on; je n’avais aucune justice à attendre de Guillaume d’Orange; je devais donc me croire plus en sûreté dans cette colonie que partout ailleurs... j’y demeurai, malgré la présence de M. de Crussol; mais en redoublant de précautions. Les prétendus veuvages de ma femme, les fréquentes visites du flibustier, du Caraïbe et du boucanier formèrent bientôt un ensemble de faits si incompréhensibles, qu’il fut impossible de deviner la vérité; ce qui nous servait d’un côté... nous fut cependant presque fâcheux. M. de Crussol, curieux de connaître la femme étrange dont on parlait de tant de façons différentes, vint au Morne-au-Diable; la fatalité voulut que j’y fusse alors, sous les traits du boucanier; je ne pus éviter la rencontre du gouverneur, que nous étions loin d’attendre.
Malgré la barbe épaisse qui déguisait mes traits, M. de Crussol avait conservé de moi un trop vif souvenir pour me méconnaître complétement; aussi, pour s’assurer de la vérité, il me dit brusquement: «Vous n’êtes pas ce que vous paraissez être.» Craignant que tout ne fût révélé à Angèle, qui me savait proscrit, mais qui ignorait les dangers auxquels j’étais alors exposé si mon existence était connue, je dis à M. de Crussol:—Au nom d’un service passé, je vous demande le silence... Mais je vous dirai tout... En effet, je ne lui cachai rien. Il me jura sur l’honneur de me garder le secret et de faire son possible pour que nous ne fussions pas inquiétés... il a tenu sa promesse... mais en mourant..
—Il a tout avoué au père Griffon par scrupule de conscience, dit le chevalier.
—Comment savez-vous cela? dit le duc.
Croustillac raconta alors à Monmouth comment le mystère de son existence avait été révélé au confesseur du roi Jacques, et comment le père Griffon avait involontairement causé cette trahison.
—Maintenant, chevalier, dit Monmouth, vous savez au prix de quel admirable sacrifice je dois cette vie que j’ai juré de consacrer à Angèle... je vous ai dit les affreux remords que me causent le dévouement de Sidney; vous comprendrez, je l’espère, chevalier, que je ne veuille pas m’exposer à de nouveaux et cruels regrets en causant votre perte.
—Ah! vous croyez, monseigneur, que ce que vous venez de nous raconter là est fait pour m’ôter l’envie de me dévouer pour vous? Mordioux! vous vous trompez furieusement!
—Comment, s’écria le duc, vous persistez?
—Si je persiste! je persiste doublement, s’il vous plaît, et par une raison toute simple... Tenez, monseigneur... pourquoi vous cacherais-je cela?... Tout à l’heure... c’était bien plus pour l’amour de madame la duchesse que je voulais vous servir que par dévouement raisonné pour vous; ça ne doit pas vous offenser, monseigneur, je ne vous connaissais pas... Mais maintenant que je vois ce que vous êtes, mais maintenant que je vois comment vous regrettez vos amis, et comment vous reconnaissez ce qu’ils font pour vous... madame votre femme serait une véritable Barbe-Bleue, elle serait le diable en personne, elle serait amoureuse de tous les boucaniers, de tous les anthropophages des Antilles, que je ferais pour vous tout ce que je faisais pour madame la duchesse, monseigneur!
—Mais, chevalier...
—Mais, monseigneur... tout ce que je puis vous dire, c’est que vous me donnez envie d’être pour vous un second Sidney... voilà tout... Eh! mordioux, c’est tout simple, on n’inspire jamais ces dévouements-là sans les mériter.
—Je veux vous croire, chevalier; mais on est indigne de ces dévouements-là... quand on les accepte volontairement.
—Ah! mordioux! monseigneur, sans reproche... vous êtes aussi têtu avec votre générosité que cet ours de Flamand était insupportable avec son poignard.... Voyons.... raisonnons un peu... Ce que vous voulez avant tout, n’est-ce pas? c’est me sauver de la prison.
—Sans doute...
—Car je ne crois pas que vous soyez très pressé d’abandonner madame la duchesse. Eh bien! en disant qui vous êtes au bonhomme Chemeraut, me sauverez-vous? Je ne suis pas un grand clerc, mais il me semble que toute la question est là, n’est-ce pas, madame la duchesse?
—Il a raison, mon ami, dit Angèle en regardant son mari d’un air suppliant.
—Je poursuis, reprit fièrement Croustillac. Or, vous dites donc au bonhomme Chemeraut: «Monsieur, je suis le duc de Monmouth, et le chevalier que voici n’était qu’un mauvais plaisant...» Soit... jusque-là ça va bien. A cette ouverture, le Chemeraut vous répond: «Monseigneur, consentez-vous, oui ou non, à être le chef de l’insurrection en Angleterre?»
—Jamais... jamais! s’écria le duc.
—Très bien, monseigneur. Maintenant je sais ce que vous a coûté l’insurrection... maintenant j’ai le bonheur de connaître madame la duchesse; comme vous, je dirais... «Jamais...» Seulement, que répond le bonhomme Chemeraut à ce jamais? le bonhomme Chemeraut vous répond:—«Vous êtes mon prisonnier...» Est-ce vrai?
—Malheureusement, cela est possible, dit Monmouth.
—Hélas! cela n’est que trop réel! dit Angèle.
—«Quant à ce drôle, quant à cet intrigant, continuera le bonhomme Chemeraut en s’adressant à moi, dit Croustillac, quant à cet imposteur, à ce chevalier d’industrie, comme il s’est impudemment joué de moi, comme je lui ai confié une demi-douzaine de secrets d’État plus importants les uns que les autres, et particulièrement comme quoi les confesseurs de deux grands rois ont joué à l’aiguillette empoisonnée avec la confession de leurs pénitents... il va être traité selon ses mérites...» Or, ledit bonhomme Chemeraut, d’autant plus furieux que je lui aurai fait avaler une plus énorme quantité de couleuvres, ne me ménagera pas, et je m’estimerai très heureux s’il me fait pourrir dans un cul de basse fosse au lieu de me faire pendre haut et court, vu ses pleins pouvoirs, ce qui serait une autre manière de me réduire au silence.
—Ah! ne parlez pas ainsi... cette idée est affreuse... s’écria Angèle.
—Vous le voyez bien, généreux insensé, dit à son tour le duc avec attendrissement, vous reconnaissez vous-même l’imminence du danger auquel vous vous êtes exposé pour moi.
—D’abord, monseigneur, reprit le Gascon avec un flegme imperturbable, ainsi que je le disais tout à l’heure à madame la duchesse lorsque je la croyais affolée d’un certain drôle à figure cuivrée, d’abord, il est clair que l’on ne se dévoue pas pour les gens dans le seul but d’être couronné de roses et caressé par des nymphes sylvestres. C’est le péril qui fait le sacrifice... Mais la question n’est pas là. En vous livrant prisonnier au bonhomme Chemeraut, encore une fois, m’épargnez-vous la prison ou la potence, monseigneur?
—Mais, chevalier...
—Mais, monseigneur, je vous poursuivrai incessamment de cet argument ad hominem (c’est tout mon latin), comme le Flamand me poursuivait de son éternel poignard.
—Vous vous trompez, mon digne et brave chevalier, en croyant votre position aussi désespérée lorsque je me serai livré à M. de Chemeraut.
—Prouvez-moi cela, monseigneur...
—Sans insister trop sur mon rang et sur ma position, ils sont tels qu’on sera toujours obligé de compter avec moi. Aussi, lorsque je dirai à M. de Chemeraut que je désire... que je veux que vous ne soyez pas inquiété pour un trait qui vous honore, je ne doute pas que M. de Chemeraut ne s’empresse de m’agréer en cela, et de vous mettre en liberté.
—Monseigneur... permettez-moi de vous dire que vous vous abusez complétement.
—Mais que pourrait-il vouloir de plus? Ne serais-je pas en son pouvoir? Que lui importera votre capture?
—Monseigneur, vous avez été homme d’État, vous avez été conspirateur, vous êtes très grand seigneur, par conséquent vous devez connaître les hommes, et vous raisonnez, pardonnez ma hardiesse, comme si vous ne les connaissiez pas du tout... ou plutôt, votre généreux vouloir à mon endroit vous aveugle...
—Non, certes... chevalier.
—Écoutez, monseigneur, vous m’accorderez, n’est-ce pas, que les intelligences qu’on s’est ménagées en Angleterre, que la part que prend Louis XIV à toute cette intrigue prouvent l’importance de la mission du Chemeraut?
—Sans doute...
—Vous m’accorderez encore, monseigneur, que le Chemeraut doit compter le bon succès de cette mission pour beaucoup dans sa fortune.
—Cela est vrai...
—Eh bien, monseigneur, en refusant de prendre part à l’insurrection, vous ne laissez à Chemeraut qu’un rôle de geôlier; votre capture ne fait pas réussir la vaste entreprise à laquelle les deux rois portent un si vif intérêt. Aussi, croyez-moi, vous seriez mal venu à demander une grâce au Chemeraut, surtout dans le premier moment où il sera furieux de voir ses espérances détruites, surtout lorsqu’il saura que l’homme en faveur de qui vous intercédez lui a fait voir d’innombrables étoiles en plein midi... Croyez-moi donc, monseigneur, en acceptant toutes les propositions du Chemeraut, en secondant les projets de deux rois, vous pourriez à peine espérer d’obtenir ma grâce...
—Jacques... ce qu’il dit est plein de sens, reprit Angèle. Je ne voudrais pas te donner un conseil égoïste et lâche; mais encore une fois, il a raison, tu ne peux le nier.
Le duc baissa la tête sans répondre.
—Je le crois bien, madame, que j’ai raison, dit Croustillac. Je déraisonne assez souvent pour qu’une fois par hasard j’aie le sens commun.
—Mais, pour l’amour du ciel, envisagez donc au moins à votre tour ce qui arrive si j’accepte, s’écria le duc en prenant les deux mains du Gascon dans les siennes; vous me conduisez, moi et ma femme, à bord du Caméléon, nous mettons à la voile, nous sommes sauvés...
—A la bonne heure, mordioux! à la bonne heure; voilà comme j’aime à vous entendre parler, monseigneur.
—Oui, nous sommes sauvés, mais vous, malheureux, vous revenez avec M. de Chemeraut à bord de la frégate, on vous présente à mes partisans, votre ruse est découverte et vous êtes perdu.
—Peste, monseigneur, comme vous y allez. Sans reproche, vous me regardez donc comme un piètre sire? vous me destituez donc de toute imagination, de toute adresse? Si je ne me trompe, il y a très loin de l’anse aux Caïmans au Fort-Royal.
—Trois lieues environ, dit le duc.
—Eh bien! monseigneur, dans ce pays, trois lieues, c’est trois heures... et en trois heures, un homme comme moi a au moins six chances de s’échapper; j’ai les jambes longues et nerveuses comme un cerf. Le camarade Arrache-l’Ame m’a appris à marcher dans les halliers, ajouta le Gascon en souriant d’un air malicieux. Or, je vous jure qu’il faudra que l’escorte du bonhomme Chemeraut fasse de fières enjambées pour m’atteindre.
—Et vous voulez que je vous laisse jouer votre vie sur une chance aussi douteuse que celle d’une évasion, lorsque trente soldats habitués à ce pays seront à l’instant sur vos traces? dit le duc. Jamais!
—Et vous voulez, monseigneur, que je mette mon salut sur une chance aussi incertaine que la clémence du bonhomme Chemeraut?
—Ainsi, du moins, je ne vous sacrifie pas à coup sûr, et les chances sont égales, dit le duc.
—Égales! s’écria l’aventurier avec indignation, égales, monseigneur? Osez-vous bien vous comparer à moi? Qui suis-je? A quoi est-ce que je sers ici-bas, si ce n’est à traîner sur mes talons une vieille rapière... et à vivre çà et là aux crochets du genre humain?... Je ne suis rien, je ne fais rien, je ne tiens à rien. A qui ma vie est-elle utile? qui s’intéresse à moi? qui saura seulement si Polyphème Croustillac existe ou n’existe pas?
—Chevalier! vous n’êtes pas juste... et...
—Eh, mordioux! monseigneur, vous vous devez à madame la duchesse, à la fille adoptive de Sidney! S’il est mort pour vous, c’est bien le moins que vous viviez pour celle qu’il aimait comme son enfant! Si vous la réduisez au désespoir, elle est capable de périr de chagrin, et vous aurez à pleurer deux victimes au lieu d’une...
—Mais, encore une fois... chevalier.
—Mais, s’écria Croustillac en faisant un signe d’intelligence à Angèle, et en se mettant tour à tour à crier à tue-tête et à parler avec une volubilité extrême pour couvrir la voix du duc, mais tu es un misérable, un insolent! de me parler ainsi... A moi!... à moi!... à l’aide!... au secours!...
Puis Croustillac dit tout bas et rapidement au duc:
—Vous m’y forcez, pardon, monseigneur, mais je n’ai pas d’autre moyen.
Et l’aventurier se remit à crier de toutes ses forces.
Le prince, abasourdi, restait immobile et le regardait avec stupeur.
Aux cris du Gascon, six hommes de l’escorte, que M. de Chemeraut avait mis en sentinelle dans la galerie, sur la demande de Croustillac, six hommes, disons-nous, se précipitèrent dans la chambre.
—Bâillonnez ce scélérat! bâillonnez-le à l’instant, s’écria Croustillac, qui tremblait que M. de Chemeraut n’entrât pendant cette opération.
Les soldats avaient l’ordre d’obéir au chevalier; ils se précipitèrent sur le duc, qui s’écria en se débattant avec une force herculéenne:
—C’est moi qui suis le prince... c’est moi qui suis Monmouth.
Heureusement ces dangereuses paroles furent étouffées par les cris assourdissants du chevalier, qui, depuis le commencement de cette scène, feignait d’être en proie à une profonde colère, et frappait des pieds avec fureur.
Un des soldats, au moyen de son écharpe, réussit facilement à bâillonner le duc; il fut ainsi mis dans l’impossibilité de remuer et de parler.
M. de Chemeraut, attiré par ce tumulte, entra bientôt; il trouva Angèle pâle, horriblement agitée. Quoiqu’elle prévît l’issue de cette scène, de cette lutte, elle ne pouvait s’empêcher d’en être cruellement émue.
—Qu’y a-t-il donc, monseigneur? s’écria Chemeraut...
—Il y a, monsieur, dit le Gascon, que ce misérable a osé me tenir des propos d’une si abominable insolence que, malgré le mépris qu’il m’inspire, j’ai été obligé de le faire bâillonner!
—Monseigneur, vous avez eu raison... mais j’avais prévu que ce misérable sortirait de son farouche silence.
—Cette scène, d’ailleurs, s’écria Croustillac, n’aura pas été inutile, monsieur. J’hésitais encore. Oui, je l’avoue, j’avais cette faiblesse... Maintenant, le sort en est jeté, les coupables subiront la peine de leur crime. Partons, monsieur, partons pour l’anse aux Caïmans; j’ai envoyé mes ordres au capitaine Ralph; je ne serai content que lorsque j’aurai vu embarquer sous mes yeux ces deux criminels; alors nous retournerons au Fort-Royal.
—Décidément, monseigneur, vous voulez assister à ce triste embarquement?
—Si je veux y assister, monsieur! mais je ne donnerais pas pour le trône d’Angleterre le moment précieux, inestimable, où là, devant moi, je verrai le bâtiment qui porte ces deux coupables mettre à la voile pour la destination où le souffle de ma vengeance les conduit!
—Décidément, monseigneur, vous l’exigez? dit M. de Chemeraut en hésitant encore.
—Décidément, monsieur de Chemeraut, s’écria Croustillac d’un ton véritablement imposant et menaçant, tout-à-fait dans l’esprit de son rôle, j’aime à être obéi quand je ne demande rien que de juste. Faites tout préparer pour le départ, je vous en prie; si ce misérable ne veut pas marcher, on le portera à bras; mais, surtout, bâillonnez bien serré, car il profère de si horribles paroles que je ne voudrais les entendre à aucun prix.
Un des soldats s’assura que le bâillon était solidement attaché; on lia les mains du duc derrière son dos, il fut emmené par les gardes.
—Êtes-vous prêt, monsieur de Chemeraut? dit Croustillac.
—Oui, monseigneur; il faut seulement que je distribue les postes de la marche de l’escorte.
—Allez donc, monsieur, je vous attends; j’ai d’ailleurs quelques ordres à donner ici.
Le gouverneur salua et sortit.
CHAPITRE XXIX.
LE DÉPART.
Angèle et le chevalier restèrent seuls.
—Sauvé... sauvé par vous! s’écria Angèle.
—J’aurais voulu employer d’autres moyens, madame la duchesse; mais, sans reproche, le duc est aussi opiniâtre que moi... Il était impossible d’en finir autrement... Il ne nous reste que quelques moments, Chemeraut va revenir, songeons au plus pressé... Vos diamants... où sont-ils?... Allez vite les chercher, madame... emportez-les. Une fois tout ceci découvert, gare la confiscation!
—Ces pierreries sont là... dans un meuble secret de l’appartement du duc.
—Courez donc les y prendre: je vais sonner Mirette pour qu’elle vous prépare quelques habillements.
—O généreux... généreux ami... Et vous, mon Dieu... et vous...
—Soyez tranquille, une fois que je n’aurai plus à veiller sur vous, je veillerai sur moi. Mais vite, vite, vos diamants; Chemeraut peut revenir; je vais sonner Mirette.
Le chevalier frappa sur un gong.
Angèle entra chez Monmouth.
Mirette parut.
—Mon enfant, lui dit Croustillac, apporte tout de suite ici un grand panier caraïbe renfermant tous les objets nécessaires à ta maîtresse pour une petite absence, et n’oublie pas surtout de m’appeler toujours monseigneur.
Mirette fit un signe de tête affirmatif.
—Ah! dit Croustillac en ôtant l’épée et le baudrier du roi Charles, qui appartenaient à Monmouth et auxquels le duc tenait beaucoup, tâche que le panier soit assez grand pour contenir cette épée.
—Oui, monseigneur.
—Et puis demande aussi à la mulâtresse qui m’a reçu hier ici ma vieille épée de fer, mon justaucorps vert, ma paire de bas roses et mon feutre gris... j’ai laissé cette défroque dans l’appartement où je me suis habillé en arrivant... Sauf l’épée, que tu m’apporteras, tu feras mettre le tout dans un autre panier, dont un des soldats se chargera.
Mirette sortit.
Le chevalier se dit:—C’est un enfantillage, mais je tiens énormément à ce pauvre vieil habit; je l’endosserai avec d’autant plus de plaisir qu’il me rappellera les aventures du Morne-au-Diable... et que ce sera mon unique vêtement; car une fois tout ceci éclairci, je me débarrasse de ce velours noir à manches rouges, qui est un peu trop voyant. Après un moment de silence et un profond soupir, le chevalier reprit:—Allons, Croustillac... c’est bien... du courage, mordioux! du courage... Elle est bien jolie cette petite duchesse... bien jolie... oui. Oh! cette fois... ça me tient là, au cœur... Je le sens bien, jamais je ne l’oublierai... c’est de l’amour... oui, c’est vraiment de l’amour. Heureusement que ce danger, ces émotions, tout cela m’étourdit... Ah! la voici.
Angèle rentrait en effet portant un coffret.
—Nous avions toujours tenu ces pierreries en réserve dans le cas où nous serions obligés de fuir précipitamment, dit-elle au chevalier. Notre fortune est mille fois assurée. Hélas! pourquoi faut-il que... vous...
La jeune femme s’arrêta, craignant d’offenser le Gascon; puis elle ajouta tristement, les larmes aux yeux:
—Vous devez me trouver bien lâche, n’est-ce pas, d’avoir accepté sans hésiter votre admirable sacrifice?... mais vous serez bon et indulgent. Il s’agit de sauver ce que j’ai de plus cher au monde. Il s’agit de l’homme pour qui je donnerais mille fois ma vie...; mais tenez, ce que je vous dis là est d’un affreux égoïsme. Vous parler ainsi, à vous... à qui je dois tout... et qui allez peut-être vous perdre pour nous... je suis folle... pardonnez-moi...
—Plus un mot de cela, madame... je vous en supplie... Voici l’épée du duc, c’est celle de son père; voilà aussi cette petite boîte à portrait qui lui vient de sa mère... ce sont de précieuses reliques. Mettez tout cela dans le grand panier.
—Homme excellent et généreux, s’écria Angèle attendrie, vous songez à tout...
Croustillac ne répondit rien; il détourna les yeux pour que la duchesse ne vît pas les grosses larmes qui coulaient sur ses joues hâlées. Il tendit ses grandes mains osseuses à la jeune femme, en lui disant d’une voix étouffée:
—Adieu... et pour toujours adieu... Vous oublierez, n’est-ce pas, que je suis un pauvre diable de bouffon, et vous vous souviendrez quelquefois de moi comme...
—Comme de notre meilleur ami... comme de notre frère, dit Angèle en fondant en larmes.
Puis elle tira de sa poche un petit médaillon où était son chiffre et dit à Croustillac:
—Voici ce que j’étais revenue chercher ce soir; je voulais vous offrir ce gage de notre amitié; c’est en vous l’apportant que j’ai entendu votre conversation avec le colonel Rutler... acceptez-le, ce sera un double souvenir de notre amitié, et de votre générosité...
—Donnez... oh! donnez, s’écria le Gascon en pressant le médaillon sur ses lèvres, je suis trop payé de ce que j’ai fait pour vous... et pour le prince...
—Ne nous croyez pas ingrats... une fois le duc en sûreté... nous ne vous laisserons pas au pouvoir de M. de Chemeraut, et...
—Voici Mirette... à notre rôle, s’écria Croustillac en interrompant la duchesse.
Mirette entra suivie de la mulâtresse portant à la main la vieille épée de Croustillac; un soldat était chargé du panier renfermant les habits du chevalier.
Angèle mit le coffre de diamants et l’épée de Monmouth dans la vanne caraïbe.
M. de Chemeraut entra en disant:
—Monseigneur, tout est prêt.
—Monsieur, offrez votre bras a madame, je vous prie, dit le chevalier à M. de Chemeraut d’un air sombre.
Angèle parut frappée d’une idée subite, et dit au chevalier:
—Monseigneur, je voudrais dire quelques mots en secret au père Griffon... me refuserez-vous cette dernière grâce?
—Justement, monseigneur, dit M. de Chemeraut, le révérend éveillé par le bruit venait de faire demander à parler à madame la duchesse.
—Il est là! s’écria Angèle, Dieu soit loué!
—Qu’il entre, dit le Gascon d’un air sombre.
M. de Chemeraut fit un geste, un garde sortit. Le père Griffon entra; il était grave et triste.
—Mon père, lui dit Angèle, veuillez me donner quelques moments d’entretien.
Ce disant, elle passa avec le religieux dans une pièce voisine.
—Monseigneur, dit M. de Chemeraut en montrant un papier au Gascon, voici une lettre saisie sur le colonel Rutler: elle ne laisse aucun doute au sujet des projets de Guillaume d’Orange contre Votre Altesse... Rutler sera fusillé à notre arrivée au Fort-Royal.
—Nous reparlerons de cela, monsieur, mais je pencherais pour la clémence à l’égard du colonel... non par faiblesse, mais par politique. Je vous expliquerai d’ailleurs mes idées à cet égard.
—J’attendrai les ordres de Votre Altesse à ce sujet, dit M. de Chemeraut. Puis il ajouta:
—N’emportez-vous rien, monseigneur?
—Un soldat de l’escorte est chargé de ce que j’ai de plus précieux, dit le chevalier, mes papiers... mes diamants... Quant à cette maison et à ce qu’elle renferme, je donnerai par écrit mes instructions au père Griffon; pour rien au monde, je ne voudrais revoir jamais quoi que ce soit qui pût me rappeler les horribles lieux où j’ai été si affreusement trahi.
—Madame la duchesse ayant une chaise pour être transportée, monseigneur, j’ai fait renfermer le mulâtre dans la litière où il est gardé à vue. Vous et moi, monseigneur, nous escorterons à cheval.
—Très bien, monsieur.... voici ma criminelle épouse.
En effet Angèle sortait avec le père Griffon, elle avait les yeux pleins de larmes...
Au grand étonnement de M. de Chemeraut, ce religieux sortit gravement sans adresser une parole à Croustillac, qui dit tout bas à l’envoyé français:—Le révérend blâme ma conduite, son silence est très significatif... mais il n’ose prendre le parti de ma femme contre moi; voulez-vous offrir votre bras à madame, ajouta le Gascon.
Angèle, M. de Chemeraut et le Gascon sortirent ainsi du Morne-au-Diable.
Les différents personnages dont nous nous occupons gardèrent un profond silence pendant le temps qu’ils mirent à se rendre à l’anse aux Caïmans.
Tous, à l’exception de M. de Chemeraut, étaient gravement préoccupés de l’issue de cette aventure.
La petite baie où était mouillé le Caméléon n’était pas très éloignée de l’habitation de la Barbe-Bleue.
Lorsque l’escorte y arriva, l’horizon se rougissait des premières lueurs du soleil levant.
Le Caméléon, brigantin léger et rapide comme un alcyon, se balançait gracieusement sur les vagues, amarré à un coffre de sauvetage, ce mode de mouillage pouvant rendre son appareillage beaucoup plus prompt.
Non loin du Caméléon, on voyait un des gardes-côtes de l’île qui croisait toujours dans ces parages, seul point de la Cabesterre qui fût abordable.
La chaloupe du Caméléon, commandée par le second du capitaine Ralph, attendait au débarcadère; quatre marins la montaient, tenant leurs avirons levés, prêts à nager au premier signal.
—Le cœur du Gascon battait à se rompre...
Au moment de recueillir le prix de son sacrifice, il tremblait qu’un accident imprévu ne renversât le fragile échafaudage de tant de stratagèmes.
Enfin, la litière où était renfermé Monmouth arriva sur le rivage, et fut bientôt suivie de la chaise d’Angèle.
Les soldats de l’escorte se rangèrent le long de l’embarcadère; le Gascon dit à Angèle d’une voix émue;
—Embarquez-vous, madame, avec votre complice. Ce paquet (il le remit au patron du canot) instruira le capitaine Ralph de mes derniers ordres... Pourtant, dit le chevalier tout à coup, attendez... une idée me vient...
M. de Chemeraut et Angèle regardaient Croustillac d’un air surpris.
L’aventurier croyait avoir trouvé le moyen de sauver le duc et d’échapper lui-même à M. de Chemeraut; il ne doutait pas de la résolution et du dévoûment des cinq marins de la chaloupe, il pensait à s’y précipiter avec Angèle et Monmouth, et à ordonner aux matelots de faire force de rames pour rejoindre le Caméléon, afin d’appareiller en toute hâte... Les soldats de l’escorte, quoique au nombre de trente, devaient être tellement surpris de cette brusque évasion, que le succès en était possible.
Un nouvel incident vint renverser ce nouveau projet du chevalier.
Une voix, d’abord assez lointaine, mais très retentissante, s’écria:
—Au nom du roi, arrêtez; que personne ne s’embarque!
Croustillac se retourna brusquement du côté d’où venait la voix, et, à la faveur de l’aube naissante, il vit accourir un officier de marine qui sortait d’une redoute placée près de l’anse aux Caïmans.
—Au nom du roi, que personne ne s’embarque! s’écria-t-il de nouveau.
—Soyez tranquille, lieutenant, répondit un factionnaire, que l’on n’avait pas aperçu jusqu’alors, car il était caché par l’avancée des pilotis de l’embarcadère, je n’aurais pas laissé la chaloupe pousser au large sans votre ordre, lieutenant; elle attend les avirons bordés.
—C’est bien, Thomas; et d’ailleurs, ajouta l’officier en tirant un coup de fusil en manière de signal, le garde-côte n’eût pas laissé mettre le brigantin à la voile.
Il est inutile de peindre l’affreuse angoisse des acteurs de cette scène.
Croustillac reconnut que son projet d’évasion était impraticable, puisqu’au moindre signal le garde-côte se fût opposé au départ du Caméléon.
L’officier dont nous avons parlé arriva auprès de Croustillac et de M. de Chemeraut et leur dit:
—Au nom du roi, je vous somme de me dire qui vous êtes, et où vous allez, messieurs; d’après l’ordre de M. le gouverneur, personne ne peut s’embarquer ici sans un permis de lui.
—Monsieur, lui dit M. de Chemeraut, l’escorte dont je suis accompagné se compose des gardes du gouverneur; vous le voyez, je n’agis pas sans son agrément.
—Une escorte, monsieur, dit l’officier d’un air étonné, vous avez une escorte?
—Là... près du môle, monsieur, dit Croustillac.
—Oh! c’est différent... monsieur, le jour était tout à l’heure si faible, que je n’avais pas remarqué ces soldats. Veuilles m’excuser, monsieur, veuillez m’excuser.
Cet homme, qui semblait extrêmement bavard, s’approcha des gardes du gouverneur, les examina un instant, et continua avec une excessive volubilité:
—Mon planton m’avait seulement averti que plusieurs personnes se dirigeaient vers l’embarcadère; et comme justement le Caméléon, brave navire, du reste, qui appartient à la Barbe-Bleue, et qui a bravement coulé un pirate espagnol; et comme le Caméléon, dis-je, était venu cette nuit s’amarrer sur un corps mort[5]...
—Monsieur, je vous en supplie, faites taire ce bavard insupportable, dit le chevalier à M. de Chemeraut, vous devez comprendre combien cette scène m’est pénible.
—Vous le voyez, monsieur, dit M. de Chemeraut au lieutenant, les personnes qui vont s’embarquer s’embarquent sous ma responsabilité personnelle. Je suis M. de Chemeraut, commissaire extraordinaire du roi, et chargé de ses pleins-pouvoirs.
—Monsieur, dit le lieutenant, il est inutile de justifier de vos titres... Cette escorte est une garantie suffisante, et...
—Alors, monsieur, levez donc la consigne.
—Rien de plus juste, monsieur; la consigne étant maintenant sans aucun but, il est inutile de la maintenir. Thomas, s’écria le parleur éternel à son factionnaire, tu sais bien la consigne que je t’ai donnée?
—Laquelle, lieutenant?...
—Comment, tête sans cervelle?
—Mais, monsieur, mes moments sont comptés, il faut que je retourne à l’instant au Fort-Royal, dit M. de Chemeraut.
Le lieutenant continua intrépidement:
—Comment, tu as oublié la dernière consigne que je t’ai donnée?
—La dernière... non, lieutenant.
—Non, lieutenant... eh bien! répète-la donc, voyons, cette consigne? Puis s’adressant à M. de Chemeraut, il lui dit en montrant son soldat:—Il n’a pas plus de mémoire qu’un oison, je ne suis pas fâché de lui donner cette petite leçon devant vous, elle lui profitera.
—Morbleu! monsieur, je ne suis pas venu ici pour faire l’éducation de vos factionnaires, dit M. de Chemeraut.
—Eh bien! Thomas, cette consigne?
—Lieutenant, c’est de ne laisser embarquer personne.
—Allons donc, c’est bien heureux... Eh bien! je la lève, cette consigne.
—Embarquez-vous, madame, à l’instant, s’écria Croustillac, ne pouvant modérer son impatience.
Angèle jeta un dernier regard sur lui.
Le duc fit un mouvement désespéré pour rompre ses liens, mais il fut vivement entraîné dans la chaloupe par les marins de l’escorte.
A un signe de la Barbe-Bleue, les marins firent force de rames et se dirigèrent vers le Caméléon.
—Monseigneur, vous êtes satisfait, maintenant? dit M. de Chemeraut.
—Non, non... pas encore, monsieur; je ne serai complétement satisfait que lorsque j’aurai vu le bâtiment mettre à la voile, répondit le Gascon d’une voix altérée.
—Le prince est implacable dans sa haine, pensa M. de Chemeraut, il tremble encore de colère, quoique sa vengeance soit assurée.
Tout à coup le ciel s’enflamma des reflets d’une lumière ardente, qui rendit plus sombre encore la ligne d’azur que formait la mer à l’horizon... le soleil commença de s’élever majestueusement en inondant de torrents de clarté vermeille les eaux, les rochers, la baie...
En ce moment le Caméléon, qui avait été rejoint par la chaloupe, déployait à la brise ses légères voiles blanches, filant par le bout le câble qui l’amarrait à la bouée...
Le brigantin, dans sa gracieuse évolution, vira lentement de bord... pendant quelques secondes il masqua complétement le disque du soleil et parut enveloppé d’une éblouissante auréole... Puis le léger navire, tournant sa poupe vers l’anse aux Caïmans, commença de s’avancer vers la haute mer.
Croustillac restait immobile dans une contemplation douloureuse, les yeux attachés sur le bâtiment qui emportait cette femme qu’il avait si brusquement, si follement aimée.
L’aventurier, grâce à sa vue perçante, put apercevoir un mouchoir blanc qu’on agitait vivement à l’arrière du brigantin.
C’était un dernier adieu de la Barbe-Bleue.
Bientôt la brise devint plus fraîche... Le petit navire, d’une marche supérieure, s’inclina sous ses voiles et commença de s’éloigner si rapidement qu’il s’effaça peu à peu au milieu de la vapeur chaude et brumeuse du matin...
Puis il entra dans une zone de lumière torride que le soleil jetait sur les flots.
Pendant quelque temps Croustillac ne put suivre des yeux le Caméléon... lorsqu’il le revit, le brigantin s’enfonçait de plus en plus à l’horizon et ne paraissait plus qu’un point dans l’espace.
Enfin, doublant la dernière pointe de l’île, il disparut tout à fait.
Lorsque le pauvre Croustillac n’aperçut plus rien, il ressentit une émotion profondément douloureuse son cœur lui sembla vide et désert comme l’Océan.
—Maintenant, monseigneur, lui dit M. de Chemeraut, allons retrouver vos partisans qui vous attendent si impatiemment... Dans une heure nous serons à bord de la frégate.
QUATRIÈME PARTIE.
CHAPITRE XXX.
REGRETS.
Tant que Croustillac s’était trouvé en face de son sacrifice, tant qu’il avait été exalté par les périls et soutenu par la présence d’Angèle et de Monmouth, il n’avait pas envisagé les suites cruelles de son dévouement; mais lorsqu’il fut seul, ses réflexions devinrent pénibles; non qu’il redoutât les dangers dont il était menacé, mais il regrettait amèrement la présence de la femme pour laquelle il allait tout braver... Sous le regard d’Angèle il eût gaiement affronté les plus grands périls, mais il ne devait plus jamais la revoir...
Telle était la seule cause de son morne abattement.
Les bras croisés sur sa poitrine, la tête baissée, le regard fixe, l’air sombre, l’aventurier restait muet et immobile... Par deux fois. M. de Chemeraut lui dit:
—Monseigneur, il serait temps de partir.
Croustillac ne l’entendit pas...
M. de Chemeraut, voyant l’inutilité de ses paroles, lui toucha légèrement le bras, en répétant plus haut:
—Monseigneur, il nous reste plus de quatre lieues à faire avant d’arriver au Fort-Royal.
—Mordioux, monsieur, que voulez-vous? s’écria le Gascon en se retournant avec impatience vers M. de Chemeraut.
La figure de ce dernier exprima tant d’étonnement en entendant l’homme qu’il prenait pour le duc de Monmouth prononcer cette bizarre exclamation, que le Gascon comprit l’imprudence qu’il avait commise, il retrouva bientôt son sang-froid, regarda M. de Chemeraut d’un air impassible; puis, comme s’il fût sorti d’une distraction profonde, il lui dit d’un ton bref:
—Maintenant, monsieur, partons.
Et remontant à cheval, le Gascon prit la route du Fort-Royal, toujours suivi de l’escorte et accompagné de M. de Chemeraut.
Croustillac n’était pas homme, malgré son chagrin, à désespérer complétement du présent.
M. de Chemeraut, revenu de sa surprise, attribuait la sombre taciturnité du Gascon aux pénibles pensées que devait lui causer la criminelle conduite de la duchesse de Monmouth, tandis que l’aventurier, envisageant les chances de salut qui lui restaient, analysait l’état de son cœur et faisait le raisonnement suivant:
—La Barbe-Bleue (je l’appellerai toujours ainsi; c’est ainsi que je l’ai entendu nommer pour la première fois, lorsque j’ai pensé à elle sans la connaître), la Barbe-Bleue est partie... bien partie, je ne la reverrai jamais, au grand jamais. C’est évident... Il me sera impossible d’échapper à son souvenir. Je sens que je suis pincé au cœur. C’est absurde, c’est stupide, c’est inimaginable, mais cela est... la preuve de cela... c’est que cette petite femme m’a bouleversé complétement. Avant de la connaître, j’étais insoucieux, babillard et gai comme l’oiseau sur la branche... très peu scrupuleux à l’endroit de la délicatesse; et maintenant me voilà triste, morose, taciturne... et d’une délicatesse si outrée que j’avais une peur horrible que la Barbe-Bleue m’offrît en partant quelque rénumération autre que le médaillon dont elle a eu la générosité d’ôter les pierreries. Hélas! désormais ce souvenir fera toute ma joie... triste joie... Quel changement!!! moi qui, autrefois, tenais d’autant plus à la braverie des ajustements que j’étais mal troussé; moi qui aurais fait mes beaux jours de cet habit de velours noir garni de riches boutonnières d’or, j’aspire au moment où je pourrai revêtir mon vieux justaucorps vert et mes bas roses; fier de me dire:—Je suis sorti de ce Potose... du Morne-au-Diable, de cette mine de diamants, tout aussi gueux que lorsque j’y suis entré. N’est-il donc pas, mordioux, bien clair qu’avant de connaître la Barbe-Bleue je n’aurais jamais eu de ma vie ces pensées-là?... Maintenant que me reste-t-il à espérer? se dit Croustillac en adoptant, selon son usage, la forme interrogative pour faire ce qu’il appelait son examen de conscience.
—Voyons: sois franc, Polyphème! tiens-tu beaucoup à la vie?
—Eh!... eh!...
—Que t’en dirait d’être pendu?
—Hem! hem!
—Voyons, franchement!
—Franchement? Eh bien! la potence pourrait, à la rigueur, m’agréer, si la Barbe-Bleue était à même de me voir pendre. Et encore, non... c’est une mort ignoble, une mort ridicule: on tire la langue! on gigote!
—Polyphème, vous avez peur... d’être pendu?
—Non, mordioux, mais pendu tout seul, pendu à l’écart... pendu comme un chien enragé, pendu sans que deux beaux yeux vous regardent, sans qu’une jolie bouche vous sourie...
—Polyphème, vous êtes un fat et un stupide; croyez-vous pas que sa Grâce madame la duchesse de Monmouth serait venue applaudir à votre dernière danse? Encore une fois, Polyphème, vous rusez, vous cherchez toutes sortes d’échappatoires... Vous avez peur d’être pendu, vous dis-je.
—Soit, allons... oui, j’ai bien peur de la potence, j’en conviens, n’en parlons plus... écartons ces probabilités-là... n’admettons pas dans notre avenir cette crainte exagérée, mordioux! on ne vous pend pas pour si peu... tandis que la prison est possible, pour ne pas dire probable... Parlons donc de la prison.
—Eh bien! que vous semble de la prison, Polyphème?
—Eh!... eh!... la prison est monotone en diable; je sais bien que j’aurai la ressource de penser à la Barbe-Bleue, mais j’y penserais autant, j’y penserais même mieux dans la paisible solitude des bois, dans le calme de la vallée paternelle... La vallée paternelle! oui, décidément, c’est là que je veux finir mes jours, rêvant à la Barbe-Bleue. Seulement la retrouverais-je cette vallée paternelle? hélas! les brouillards de notre Garonne sont si épais, que j’errerai longtemps, sans doute, sans retrouver cette chère vallée.
—Polyphème, vous divaguez à dessein, vous voulez échapper à la prison aussi bien qu’à la corde, malgré votre phébus philosophique.
—Eh bien! oui, mordioux! j’y veux échapper; à qui avouerai-je cela, si ce n’est à moi-même? qui me comprendra, si ce n’est moi-même?
—Ceci admis, Polyphème, comment éviterez-vous le sort qui vous menace?
—Jusqu’à présent cette route n’est guère propre à une évasion, je le sais... à droite des rochers, à gauche la mer; devant moi, derrière moi l’escorte... mon cheval n’est pas mauvais; s’il était meilleur que celui du bonhomme Chemeraut, je pourrais essayer de lutter de vitesse avec lui.
—Et puis, Polyphème?
—Et puis je laisserais en route le bonhomme Chemeraut.
—Et puis?
—Et puis, abandonnant ma monture, je me cacherais dans quelque caverne, je gravirais les rochers; j’ai de longues jambes et des jarrets d’acier...
—Mais, Polyphème, on retrouve bien les nègres marrons; vous qui n’avez pas leur habitude de cette vie nomade, on vous retrouvera facilement, à moins que vous ne soyez dévoré par les chats-tigres ou tué par les serpents. Telles sont vos deux seules chances d’échapper à la battue qu’on fera pour vous rattraper.
—Oui... mais au moins j’ai quelque chance d’échapper, tandis que suivant le bonhomme Chemeraut, comme le mouton suit le boucher qui le mène à la tuerie, je tombe en plein au milieu de mes partisans; le Mortimer me saute au cou, non pour m’embrasser, mais pour m’étrangler en voyant qui je suis, ou plutôt qui je ne suis pas... tandis que, en tentant de m’échapper, je puis réussir... et, qui sait? aller rejoindre peut-être la Barbe-Bleue? Le père Griffon lui est dévoué, par lui je saurai toujours où elle est, s’il le sait...
—Mais, Polyphème, vous êtes fou, vous aimez cette femme sans aucun espoir; elle est passionnément amoureuse de son mari, et quoiqu’on vous ait pris complaisamment pour lui, il est aussi beau, aussi grand seigneur, aussi intéressant, que vous êtes laid; ridicule et homme de peu, quoique de race antique... Polyphème.
—Eh! mordioux! que m’importe... En revoyant la Barbe-Bleue, je ne serai pas heureux, c’est vrai... mais je serai content... Est-ce qu’on ne jouit pas d’un beau site, d’un admirable tableau, d’un magnifique poëme, d’une musique enchanteresse, quoique ce site, ce tableau, ce poëme, cette musique ne soient pas vôtres? Eh bien... telle sera l’espèce de mon contentement auprès de la divine Barbe-Bleue.
—Une dernière observation, Polyphème? Votre fugue, heureuse ou non, n’éveillera-t-elle pas les soupçons de M. de Chemeraut? Ne compromettrez-vous pas ainsi ceux que vous avez, je l’avoue, assez habilement sauvés?
—Il n’y a rien à craindre de ce côté: le Caméléon marche comme un albatros; il est déjà le diable sait où; l’on mettrait à ses trousses tous les gardes-côtes de l’île qu’on ne saurait où le chercher. Ainsi donc, je ne vois aucun inconvénient à essayer si mon cheval va plus vite que celui du bonhomme Chemeraut... le bonhomme me semble justement très cogitatif à cette heure, la grève est belle et droite. Si je partais.
—Voyons... essayez... Partez, Polyphème!
A peine l’aventurier se fut-il donné mentalement cette permission, qu’appuyant plusieurs coups de talon à son cheval, il partit brusquement avec une grande rapidité.
M. de Chemeraut, un moment surpris, regarda fuir le chevalier; puis, ne comprenant rien à cette bizarrerie du prince, il se mit à sa poursuite.
M. de Chemeraut avait longtemps fait la guerre et était excellent écuyer... Son cheval, sans être supérieur à celui de Croustillac, étant beaucoup mieux conduit et mené, regagna bientôt l’avance que le chevalier avait déjà prise.
M. de Chemeraut courut sur les traces de l’aventurier en criant:
—Monseigneur... monseigneur... où allez-vous donc?
Le chevalier, se voyant serré de près, hâtait de toutes ses forces la course de sa monture.
Bientôt l’aventurier fut obligé de s’arrêter court, la grève formait un coude en cet endroit et le Gascon se trouva en face d’énormes blocs de rochers qui ne laissaient qu’un passage étroit et dangereux.
M. de Chemeraut rejoignit son compagnon.
—Morbleu! monseigneur, s’écria-t-il, quelle mouche a piqué Votre Altesse? pourquoi ce courre si furieux et si subit?
Le Gascon répondit froidement et hardiment:
—J’ai grande hâte, monsieur, de rejoindre mes partisans... Ce pauvre Mortimer surtout, qui m’attend avec une si vive impatience... Et puis... malgré moi... je suis assiégé de certaines idées fâcheuses à l’endroit de ma femme, et je voulais les fuir, ces idées.... les fuir! à toute force... dit le Gascon avec un douloureux soupir.
—Il me paraît, monseigneur, que moralement et physiquement vous les fuyez à toutes jambes; malheureusement le chemin s’oppose à ce que vous leur échappiez davantage.
M. de Chemeraut appela le guide.
—A combien de distance sommes-nous du Fort-Royal? lui demanda-t-il.
—Tout au plus à une lieue, monsieur.
M. de Chemeraut tira sa montre et dit à Croustillac:
—Si le vent est bon, à onze heures nous pourrons être sous voile, et en route pour la côte de Cornouailles, où la gloire vous attend, monseigneur.
—Je l’espère, monsieur, sans cela, il serait absurde à moi d’y aller. Mais à propos de notre entreprise, il me semble que ce serait mal commencer que de l’inaugurer par un meurtre.
—Que voulez-vous dire, monseigneur?
—Je verrais avec peine fusiller le colonel Rutler. Je suis superstitieux, monsieur; cette mort me semblerait d’un fâcheux présage... Son attentat m’a été tout personnel. Je vous demande donc formellement sa grâce.
—Monseigneur, son crime a été flagrant, et...
—Mais, monsieur, ce crime n’a pas été commis; j’insiste pour que le colonel ne soit pas fusillé.
—Il expiera, du moins, monseigneur, par une détention perpétuelle son audacieuse tentative.
—En prison... soit... on en peut sortir, Dieu merci... ou on l’espère du moins, ce qui abrège infiniment le temps. D’ailleurs le colonel pourrait ébruiter ma prochaine descente en Cornouailles, ce qui serait vraiment dommage.
—Il sera fait, à ce sujet, ainsi que vous le désirez, monseigneur.
—Autre chose, monsieur... Je suis superstitieux, je vous l’ai dit... J’ai remarqué dans ma vie certains jours fastes et néfastes; le jour d’aujourd’hui, comme disent les bonnes gens, est néfaste... Or, pour rien au monde je ne voudrais commencer une entreprise aussi importante que la nôtre sous l’influence d’une heure que je me crois fatale... D’ailleurs, je me sens fatigué, vous devez le concevoir, en songeant aux émotions de toutes sortes qui m’assiégent depuis hier.
—Quels sont donc vos desseins, monseigneur?
—Ils contrarieront peut-être les vôtres, mais je vous saurai gré de faire ce que je désire... c’est-à-dire de ne mettre à la voile que demain matin au soleil levant.
—Monseigneur...
—Je sais, monsieur, ce que vous allez me dire... mais vingt-quatre heures de plus ou de moins ne sont pas d’un grand intérêt... et puis enfin je suis décidé à ne pas mettre aujourd’hui le pied en mer... je vous apporterais le sort le plus funeste, j’attirerais sur votre frégate tous les ouragans des tropiques... Je passerai donc la journée chez le gouverneur, dans une retraite absolue... j’ai besoin d’être seul, ajouta le chevalier d’un ton mélancolique, seul, oui, toujours seul. Et je dois commencer mon apprentissage de la solitude.
—La solitude? mais, monseigneur, vous ne la trouverez pas dans les agitations qui vous attendent.
—Hé, monsieur, répondit philosophiquement Croustillac, le malheureux trouve la solitude même au milieu de la foule... lorsqu’il s’isole dans ses regrets... Une femme que j’aimais tant, ajouta-t-il avec un profond soupir.
—Ah! monseigneur, dit M. de Chemeraut en soupirant aussi pour se mettre à l’unisson de Croustillac, c’est terrible... mais le temps cicatrise de pires blessures!
—Vous avez raison, monsieur, le temps cicatrise de pires blessures: j’aurai du courage. Bien reposé, bien remis de mes fatigues et de mes cruelles agitations, demain je me consolerai, j’oublierai tout... en embrassant mes partisans.
—Ah! monseigneur, demain sera un beau jour pour tous!
La position du chevalier commandait trop d’égards à M. de Chemeraut pour qu’il ne se rendît pas aux observations de son compagnon; il acquiesça donc, quoique à regret, aux volontés de Croustillac.
Le Gascon, en reculant l’heure où sa fourberie serait découverte, espérait trouver l’occasion de fuir; il se souvenait que la Barbe-Bleue lui avait dit:
«Nous ne serons pas ingrats: une fois le prince en sûreté, nous ne vous laisserons pas au pouvoir de M. de Chemeraut. Seulement, tâchez de gagner du temps.»
Quoique le chevalier ne comptât pas beaucoup sur la promesse de ses amis, sachant toutes les difficultés qu’ils auraient à vaincre et à braver pour le secourir, il voulait, en tout cas, ne pas sacrifier cette chance de salut, si incertaine qu’elle fût.
Ainsi que l’avait annoncé le guide, on arriva au Fort-Royal au bout d’une heure de marche.
Le palais du gouverneur était situé à l’extrémité de la ville, du côté des savanes; il fut facile d’y parvenir, sans rencontrer personne.
M. de Chemeraut envoya un des gardes prévenir en toute hâte le gouverneur de l’arrivée de ses deux hôtes.
Le baron avait encore mis sa longue perruque et revêtu son lourd justaucorps pour recevoir M. de Chemeraut et le chevalier. Il regardait ce dernier avec une curiosité féroce et était surtout extrêmement intrigué de ce justaucorps de velours noir à manches rouges. Mais songeant que M. de Chemeraut lui avait parlé d’un secret d’État où se trouvaient mêlés les habitants du Morne-au-Diable, il n’osait envisager Croustillac qu’avec une profonde déférence.
Le baron, profitant d’un moment où le chevalier jetait sur la fenêtre un regard mélancolique... tout en tâchant de voir si elle pourrait servir à son évasion, le baron dit à demi-voix à M. de Chemeraut:
—Je comptais sur une dame, monsieur. Cette litière que vous aviez emmenée?...
—Eh bien! monsieur le baron, vous comptiez malheureusement... sans votre hôtesse...
—Vous avez dû avoir bien chaud par ce coup de soleil matinal? ajouta le baron d’un air dégagé, quoiqu’il fût piqué de la réponse de M. de Chemeraut.
—Très chaud, monsieur... et votre hôte aussi... vous devriez lui offrir quelques rafraîchissements...
—J’y avais songé, monsieur, dit le baron; j’ai fait mettre trois couverts.
—Je ne sais, monsieur le baron, si monsieur, et il montra le chevalier, daignera nous admettre à sa table.
Le gouverneur stupéfait regarda Croustillac avec une nouvelle et ardente curiosité.
—Mais, monsieur, il s’agit donc d’un grand personnage?
—Monsieur le baron, je me vois malheureusement dans la nécessité de vous rappeler encore que j’ai mission de vous faire des questions et non de...
—Il suffit, il suffit, monsieur; voulez-vous demander à l’hôte que j’ai l’honneur de recevoir s’il veut me faire la grâce d’accepter ce déjeûner?
M. de Chemeraut transmit la demande du baron à Croustillac; celui-ci, prétextant sa fatigue, demanda de déjeuner seul dans son appartement.
M. de Chemeraut dit quelques mots à l’oreille du baron, qui aussitôt offrit son plus bel appartement à l’aventurier.
Croustillac pria le baron de lui faire apporter le panier caraïbe dont un de ses gardes avait été chargé, et qui, on le sait, ne renfermait que les vieux habits du Gascon.
M. de Chemeraut se trouvait dans l’appartement du Gascon, lorsqu’on lui remit ce panier.
—Qui dirait, à voir ce modeste panier, qu’il renferme pour plus de trois millions de pierreries!... dit négligemment Croustillac.
—Quelle imprudence, monseigneur!... s’écria M. de Chemeraut. Ces gardes sont sûrs... mais...
—Ils ignoraient le trésor qu’ils portaient... il n’y avait donc rien à craindre...
—Monseigneur, je dois vous annoncer que l’intention du roi n’est pas que vous usiez de vos ressources personnelles pour mettre à fin cette entreprise. Le trésorier de la frégate a une somme considérable destinée au payement des recrues qui y sont embarquées, et aux dépenses nécessaires, une fois le débarquement opéré.
—Il n’importe, dit Croustillac. L’argent est le nerf de la guerre. Je n’avais pas prévu cette disposition du grand roi, et je voulais mettre au service de mon royal oncle ce qui me restait de sang, de fortune et d’influence!
Après cette ronflante péroraison, M. de Chemeraut sortit.
CHAPITRE XXXI.
LE DÉPART.
Croustillac se mit à la table qu’on lui avait servie, mangea peu et se coucha, espérant que le sommeil le calmerait, et lui donnerait peut-être quelque heureuse idée d’évasion; il avait reconnu avec chagrin l’impossibilité de fuir par la fenêtre de la chambre qu’il occupait; les deux factionnaires de l’hôtel du gouverneur se promenaient toujours au pied du bâtiment.
Une fois seul, M. de Chemeraut se prit à réfléchir sur les événements bizarres dont il venait d’être le témoin. Quoiqu’il ne doutât pas que le Gascon fût le duc de Monmouth, la conduite de la duchesse lui sembla si étrange, les manières et le langage de Croustillac, quoiqu’assez habilement adaptés à son rôle, sentaient parfois tellement l’aventurier, que, sans le concours des preuves évidentes qui devaient lui démontrer l’identité de la personne du chevalier, M. de Chemeraut aurait conçu quelques soupçons. Néanmoins il résolut de profiter de son séjour au Fort-Royal pour interroger de nouveau le gouverneur au sujet de la Barbe-Bleue, et le colonel Rutler au sujet du duc de Monmouth.
Le baron ne fit que lui répéter les bruits publics, à savoir: que la veuve était du dernier mieux avec les trois bandits qui hantaient le Morne-au-Diable.
M. de Chemeraut fut réduit à déplorer la dépravation de cette jeune femme et l’aveuglement du malheureux prince, aveuglement qui avait sans doute duré jusqu’alors.
Quant à Rutler, son arrestation par Chemeraut, la venue de cet envoyé de France au Morne-au-Diable, loin de l’ébranler, avaient encore affermi sa conviction à l’endroit de Croustillac; aussi, lorsque M. de Chemeraut vint l’interroger en lui annonçant qu’il ne serait pas fusillé, le colonel concourut-il, de son côté et à son insu, à donner plus d’autorité encore au mensonge de l’aventurier.
Le soleil était sur le point de se coucher; M. de Chemeraut, complétement rassuré sur le résultat si satisfaisant de sa mission, pensait aux avantages qu’elle devait lui rapporter, en se promenant sur la terrasse de l’hôtel du gouverneur, lorsque le baron, essoufflé d’avoir monté si haut, vint arracher son hôte aux idées ambitieuses dont il se berçait.
—Monsieur, lui dit le gouverneur, un capitaine marchand, nommé maître Daniel, et commandant le trois-mâts la Licorne, arrive de Saint-Pierre avec son navire; il demande à vous entretenir un moment pour affaires très pressées.
—Puis-je le recevoir sur cette terrasse, monsieur le baron?
—Parfaitement, monsieur; il y fait beaucoup plus frais qu’en bas. Puis, s’avançant vers l’escalier par lequel il était monté, le baron dit à un de ses gardes:
—Fais monter maître Daniel.
Nous avons oublié de dire que la frégate avait reçu l’ordre de mouiller à l’extrémité de la rade, dès que le chevalier avait eu manifesté le désir de passer la nuit à terre.
Au bout de quelques instants, maître Daniel, notre ancienne connaissance, parut sur la terrasse de l’hôtel du gouverneur.
La physionomie de maître Daniel, ordinairement joyeuse et franche, trahissait un assez grand embarras.
Le digne capitaine de la Licorne, si souverainement roi à son bord, semblait gêné, mal à son aise; ses joues, toujours plus que vermeilles, étaient légèrement pâles; le tressaillement presque imperceptible de sa lèvre supérieure agitait son épaisse moustache grise, signe physiologique qui annonçait chez maître Daniel une grave préoccupation; il portait des chausses et une casaque de toile rayée bleue et blanche; à sa ceinture de coton rouge était passé un long couteau flamand; un mouchoir des Indes noué à la marinière entourait son col couleur de brique; enfin, il donnait machinalement les formes les plus bizarres au flexible et large chapeau de paille qu’il tortillait entre ses deux mains. Le digne maître, faisant de nombreuses révérences, s’approcha de M. de Chemeraut, dont la figure sèche et dure, dont le regard perçant semblait l’intimider beaucoup.
—Je suis sûr que ce pauvre homme est en nage, dit tout bas le gouverneur à M. de Chemeraut d’un ton pitoyable.
En effet, de grosses gouttes de sueur couvraient les veines saillantes du front chauve et hâlé de maître Daniel.
—Que voulez-vous? lui dit brusquement M. de Chemeraut.
—Voyons, parle, explique-toi, maître Daniel, ajouta le baron d’un ton plus doux en voyant le capitaine marchand de plus en plus intimidé.
Enfin, celui-ci finit par dire d’une voix étranglée par l’émotion, et en s’adressant à M. de Chemeraut:
—Monseigneur...
—Je ne suis pas monseigneur, mais monsieur, dit celui-ci, parlez, je vous écoute.
—Eh bien! donc, mon bon monsieur, j’arrive à l’instant de Saint-Pierre avec un chargement, un riche chargement, sucre, café, poivre, girofle, tafia.
—Je n’ai pas besoin de savoir l’inventaire de votre chargement; que voulez-vous?
—Voyons, maître Daniel, mon garçon, rassure-toi, explique-toi et essuie-toi le front, tu as l’air de sortir de l’eau, dit le baron.
—Or, monseig... or, mon bon monsieur, quoique j’aie douze petits canons de huit et quelques sacrets ou pierriers, ma cargaison est d’une telle valeur, que je viens, mon bon monsieur, dans la crainte des corsaires et des pirates...
—Eh bien!
—Mais va donc, maître Daniel. Je ne t’ai jamais vu ainsi.
—Je viens, mon bon monsieur, vous demander la permission de faire voile de conserve avec la frégate qui a mouillé tantôt en grande rade.
—Peste! je crois bien que tu es embarrassé pour faire une telle demande, maître Daniel, dit le baron; on t’en donnera des frégates de Sa Majesté pour servir d’escorte à ta cargaison!
M. de Chemeraut regarda fixement Daniel, haussa les épaules, et répondit:
—C’est impossible! la frégate marche vite, elle ne pourrait diminuer de voiles pour attendre votre bâtiment; vous êtes fou!
—Oh! monsieur, si ce n’est que cela, ne craignez rien... Sans médire de la frégate de Sa Majesté, puisque je ne la connais pas, je puis bien m’engager à la suivre, quelle que soit la voilure qu’elle fasse, quelle que soit la brise ou la mer qui s’offre à ses voiles ou à sa proue.
—Je vois que vous êtes fou. La Fulminante est de la première vitesse.
—Mon bon monsieur, ne me refusez pas, dit Daniel d’un ton suppliant. Si cette fière frégate marche plus vite que la Licorne... eh bien! cette guerrière abandonnera la pauvre marchande, mais au moins j’aurai été un bon bout de chemin à l’abri du pavillon du roi, et les rôdeurs de mer ne sont surtout à craindre que dans les débouquements... Ah! monsieur, une cargaison de plus d’un million, dont profiteraient les ennemis de notre bon roi, s’ils s’emparaient de la Licorne...
—Mais je vous répète que la frégate, quoique bâtiment de guerre, n’aurait pas le temps de vous défendre si vous étiez attaqué; sa mission est telle qu’elle ne doit pas s’embarrasser d’un convoi.
—Oh! mon bon monsieur, reprit maître Daniel en joignant les mains, vous n’aurez pas d’embarras à cause de moi, je ne risque pas d’être attaqué si l’on me voit sous votre canon... il n’y a pas un corsaire qui oserait seulement m’approcher en me voyant si bravement accompagné: sauf votre respect, monsieur, les loups n’attaquent les brebis que quand les chiens ne sont pas là...
—Pauvre brebis de maître Daniel! dit le gouverneur.
—Ah! mon bon monsieur, qu’il ne soit pas dit qu’un bâtiment de guerre du roi notre maître repousse un malheureux marchand qui ne lui demande que l’abri de son pavillon, tant qu’il pourra suivre ce pavillon.
M. de Chemeraut pouvait difficilement se refuser à cette demande, qui ne gênait en rien la liberté de la manœuvre de la frégate, le capitaine Daniel s’engageant à suivre la marche de la Fulminante ou a être abandonné. Néanmoins, M. de Chemeraut refusa.
—Vous savez bien, dit-il à maître Daniel, que si, malgré notre escorte, un corsaire vous attaquait, un bâtiment du roi ne pourrait pas vous laisser sans défense. Encore une fois, vous gêneriez la manœuvre de la frégate.... c’est impossible.
—Mais, monsieur, ma riche cargaison...
—Vous avez des canons, défendez-la... Je ne vous convoierai pas, c’est impossible...
—Hélas! mon bon Dieu, moi qui suis venu exprès de Saint-Pierre pour vous faire cette demande, dit Daniel d’un ton douloureux.
—Eh bien! vous attendrez une autre occasion... mais je ne vous couvrirai pas de mon pavillon.
—Pourtant, mon bon monsieur...
—Assez! dit M. de Chemeraut d’un ton haut et rude.
Maître Daniel fit une dernière révérence, et, se retirant à reculons jusqu’à l’entrée de l’escalier, il disparut.
—A-t-on vu ces trafiquants. A les entendre, il n’y a pas d’autres intérêts que ceux de leurs cargaisons, dit M. de Chemeraut.
—Il y a pourtant, monsieur, peu de circonstances où l’on refuse l’escorte, dit le gouverneur d’un air étonné.
—Il y en a très peu en effet, monsieur le baron, mais il y en a, dit brusquement M. de Chemeraut en se retirant.
Croustillac avait été conduit dans le plus bel appartement de l’hôtel. Lorsqu’il se réveilla, la nuit était venue, la lune brillait d’un si vif éclat qu’elle éclairait parfaitement sa chambre.
Le chevalier alla regarder par ses fenêtres; les deux factionnaires se promenaient paisiblement au pied de la muraille.
—Diable! se dit le chevalier, il m’est décidément impossible de m’évader de ce côté, il y a au moins vingt pieds à descendre pour tomber sur le dos des sentinelles. Et elles trouveraient singulière cette manière de quitter l’hôtel du gouverneur. Voyons donc d’un autre côté.
Croustillac s’approcha de la porte d’un pas léger; mais une vive lueur qui se projetait sur le parquet lui apprit que la pièce voisine était éclairée et probablement occupée.
A l’aide d’un briquet qu’il trouva sur la cheminée, le chevalier alluma une bougie et revêtit ses anciens habits avec une sorte de satisfaction mélancolique; ils exhalaient la senteur aromatique et forte des plantes et des herbes odoriférantes au milieu desquelles Croustillac avait si longtemps marché en se rendant au Morne-au-Diable.
—Mordioux! le hasard est furieusement bien nommé le hasard, se disait le Gascon. Il m’a toujours eu en particulière affection. S’il était béatifié... j’en ferais mon saint et mon patron... Hasard-Polyphème, sire de Croustillac! Lorsqu’à bord de la Licorne j’avais parié d’épouser la Barbe-Bleue, qui aurait prévu que cette folle gageure serait presque gagnée? car enfin, aux yeux de l’homme au poignard et de M. de Chemeraut, j’ai passé, je passe pour le mari de l’habitante du Morne-au-Diable... Comme tout s’enchaîne dans la destinée! Lorsque j’ai quitté le presbytère du père Griffon, le nez au vent, le jarret tendu, ma gaule à la main pour chasser les serpents, qui diable m’aurait dit que je partais (non pas directement, il est vrai) pour aller révolutionner les Cornouaillais sous le nom du duc de Monmouth, au profit du roi Jacques et de Louis XIV!!!... Mordioux, on a bien raison de le dire, les vues de la Providence sont impénétrables! Qui aurait pénétré ceci? Ah ça! le moment critique approche... Je suis quelquefois tenté de tout découvrir au bonhomme Chemeraut! Oui, mais je pense que chaque heure de gagnée éloigne le duc et sa femme de trois ou quatre lieues de plus de la Martinique. Je pense encore qu’ici, à terre, mon procès peut être fait immédiatement et ma potence dressée en un clin d’œil, tandis qu’en pleine mer il n’y aura peut-être pas des gens aptes à me juger; je pense enfin que si la Barbe-Bleue a prié, je suppose, le père Griffon de tâcher de me retirer des griffes du bonhomme Chemeraut, une révélation intempestive de ma part pourrait tout gâter... Mieux vaut donc garder le silence. Oui, tout bien considéré, reprit Croustillac après un moment de réflexion, faire durer l’erreur de Chemeraut le plus longtemps possible... c’est le meilleur parti que j’aie à prendre.
Durant ces réflexions, Croustillac s’était habillé...
—Maintenant, dit-il, voyons s’il y a moyen de sortir secrètement d’ici.
En disant ces mots, le chevalier ouvrit doucement la porte, et vit avec désappointement les valets du gouverneur qui se levèrent à son aspect.
L’un courut chercher le baron; l’autre dit à Croustillac:
—M. le gouverneur avait défendu d’entrer dans la chambre de monsieur avant qu’il eût appelé; M. le baron va venir à l’instant même.
—C’est inutile, mon garçon, indique-moi seulement la porte du jardin; il fait très chaud, je voudrais prendre un peu le frais... et encore, non... Il y a sans doute des arbres dans le jardin; je préférerais l’espace, la savane... le grand air...
—C’est bien facile, monsieur: en descendant la galerie, on se trouve dans le jardin, qui a une sortie sur les champs.
—Très bien; alors, mon garçon, conduis-moi vite; J’aspire après les champs comme un oiseau en cage...
—Ah! c’est inutile, monsieur, voici M. le baron; il vous conduira lui-même, dit le laquais.
—Au diable le baron, pensa Croustillac.
Le gouverneur n’était pas seul, M. de Chemeraut l’accompagnait.
—Ma foi, monsieur, dit celui-ci, heureusement vous voici levé, nous venions vous éveiller.
—M’éveiller... et pourquoi?
—Le vent et la marée n’attendent personne: la marée descend à trois heures du matin... il est deux heures et demie, il nous faut une demi-heure pour nous rendre au môle où la chaloupe nous attend; nous avons juste le temps de partir, monsieur.
—Allons, le sort en est jeté, dit Croustillac, tâchons seulement de gagner encore quelques heures avant d’être présenté à mes enragés partisans. Monsieur, je suis à vos ordres, ajouta le chevalier en se drapant dans un manteau brun qu’il avait trouvé avec ses habits.
Le baron crut de son devoir d’accompagner et de faire escorter M. de Chemeraut et le mystérieux inconnu jusqu’au môle; la fuite du Gascon devint ainsi absolument impossible.
Au moment de quitter le gouverneur, M. de Chemeraut lui dit:
—Monsieur le baron, je rendrai compte au roi du parfait concours que vous m’avez prêté; je peux maintenant vous le dire, les indications qui m’avaient été données se sont trouvées de la dernière exactitude, le secret en avait été parfaitement gardé.
—Mais, monsieur, puis-je savoir quelles étaient les indications? s’écria le baron, si médiocrement renseigné sur ce qu’il brûlait de savoir.
—Vous pouvez être certain, monsieur le baron, ajouta M. de Chemeraut en lui serrant cordialement la main, que le roi saura tout... et qu’il ne dépendra pas de moi que vous ne soyez récompensé selon vos mérites.
Ce disant, M. de Chemeraut fit pousser la chaloupe au large.
—Si le roi sait tout, il sera plus avancé que moi, dit le baron en regagnant lentement son hôtel. Ce que j’ai appris par ceux des gardes de l’escorte n’a fait qu’augmenter ma curiosité. C’était bien la peine de suer sang et eau, et de rester sur pied toute la nuit pour être si mal instruit des choses de la dernière importance, et qui se passent dans mon gouvernement encore!
CHAPITRE XXXII.
LA FRÉGATE.
La lune jetait une clarté brillante sur les eaux de la rade de Fort-Royal. La chaloupe qui portail Croustillac et sa fortune s’avança rapidement vers la Fulminante, que l’on voyait mouillée à la sortie de la baie.
Le Gascon, enveloppé dans son manteau, occupait la place d’honneur de l’embarcation, qui semblait voler sur les eaux.
—Monsieur, dit-il à M. de Chemeraut, je voudrais mûrement réfléchir au discours que je compte prononcer à mes partisans; vous comprenez... il faut que je leur expose une sorte de manifeste où je leur déroule mes principes politiques, que je leur dise mes espérances pour les leur faire partager, que je leur donne enfin une manière de plan de campagne; or, tout ceci a besoin d’être longuement élaboré. Ce sont les bases de notre entreprise. Il faut encore leur développer toutes... les conséquences de l’alliance, ou plutôt de l’appui moral, c’est-à-dire matériel, que nous prête l’Angleterre, ou plutôt la France... Enfin, dit Croustillac, qui commençait à s’embrouiller singulièrement dans sa politique, je désire ne recevoir mes partisans que demain, dans la matinée... je voudrais même que mon arrivée à bord fût le moins bruyante possible.
—Il est très probable, monseigneur, que tous ces braves gentilshommes seront couchés, car on ignorait à quelle heure Votre Altesse devait arriver.
—Cet enragé... c’est-à-dire ce brave Mortimer, est capable de m’avoir attendu toute la nuit, dit Croustillac avec inquiétude.
—Il n’y a pas à en douter, monseigneur, pour qui sait l’ardente impatience avec laquelle il désire votre retour.
—Tenez, monsieur, dit le Gascon, entre nous, je connais mon Mortimer, il est très nerveux, très impressionnable; je craindrais pour lui... une révolution, un effet de joie trop subite... si je paraissais inopinément à sa vue. Aussi, en montant à bord, j’aurai la précaution de bien m’encaper afin d’échapper à ses regards... et même, s’il vous demande si j’arrive bientôt, obligez-moi de lui répondre d’une manière évasive... de cette façon on pourra le préparer à une entrevue qui, sans ces ménagements, pourrait être funeste à cet ami dévoué.
—Ah! ne craignez rien, monseigneur, l’excès de la joie ne peut jamais être funeste...
—Eh bien! vous vous trompez, monsieur; sans compter mille faits généraux dont je pourrais corroborer mon opinion, je vous citerai à ce sujet un fait tout personnel et justement particulier à l’homme dont nous nous occupons.
—A lord Mortimer?
—A lui-même, monsieur... Je n’oublierai jamais que je l’ai vu une fois saisi de convulsions épouvantables dans une circonstance presque semblable... C’étaient des soubresauts nerveux... des évanouissements...
—Pourtant, monseigneur, lord Mortimer est d’une constitution athlétique.
—D’une constitution athlétique? Allons, il ne me manquait plus que de rencontrer un Hercule dans ce Pylade acharné, pensa Croustillac. Il reprit tout haut:—Vous n’ignorez pas, monsieur, que ce sont justement les hommes d’une force extrême qui ressentent le plus vivement ces secousses; je vous dirai même... mais cela tout à fait entre nous, au moins...
—Monseigneur peut être sûr de ma discrétion...
—Vous comprendrez ma réserve, monsieur... je vous dirai donc que, dans l’occasion dont je vous parle... ce malheureux Mortimer fut tellement stupéfait... (sans notre étroite amitié, je dirais stupide) en revoyant subito quelqu’un qu’il n’avait pas rencontré depuis longtemps... que sa tête... vous comprenez...
—Comment, monseigneur, sa raison?...
—Hélas! oui, dans cette circonstance seulement... Vous comprenez maintenant pourquoi je vous demande le secret?
—Oui, oui, monseigneur.
—Mais ce ne fut pas tout, le saisissement de ce pauvre Mortimer fut tel qu’après être resté quelques moments comme abasourdi de surprise, il ne reconnut plus cette personne... Non, monsieur, il ne la reconnut plus, quoiqu’il l’eût vue mille fois!
—Serait-il possible, monseigneur? dit M. de Chemeraut d’un ton de doute respectueux.
—Cela n’est, hélas! que trop vrai, monsieur, car vous n’avez pas d’idée de l’exaltation de ce garçon-là... Aussi, moi qui suis son ami, je dois veiller à ce qu’il ne lui arrive rien de fâcheux... Jugez un peu... si je l’exposais à ne pas me reconnaître... Mortimer est maintenant ce que j’aime le plus au monde, et vous savez, hélas! monsieur, si les consolations de l’amitié me sont nécessaires.
—Encore ce funeste souvenir, monseigneur?...
—Oui, je suis faible, je l’avoue... c’est plus fort que moi...
—Quel est donc ce bâtiment mouillé non loin de la frégate? demanda M. de Chemeraut au patron de la chaloupe, afin de changer la conversation par égard pour le prince.
—Monsieur, c’est une hourque marchande arrivée hier au soir de Saint-Pierre, dit le patron en ôtant respectueusement son bonnet.
—Ah! je sais... reprit M. de Chemeraut, c’est probablement le navire de cet imbécile de capitaine marchand qui demandait notre escorte... Mais nous voici à bord, monseigneur... Toutes les lumières sont éteintes... Vous n’êtes pas attendu...
—Tant mieux! tant mieux!... Pourvu que Mortimer ne soit pas là!
—Il me semble que je l’aperçois sur le pont, monseigneur.
Croustillac releva son manteau presque sur ses yeux.
—Ah! voici l’officier de quart à l’escalier. Quel dommage d’arriver si tard, monseigneur... C’est au bruit des tambours, aux fanfares des buccins que vous auriez dû être reçu par l’équipage sous les armes.
—A demain les honneurs... à demain, dit Croustillac, l’heure de ces frivolités vient toujours assez tôt...
M. de Chemeraut s’effaça pour laisser le Gascon monter le premier à l’échelle. Celui-ci respira en ne voyant sur le pont qu’un officier de marine qui le reçut, chapeau bas, d’un air profondément respectueux. Croustillac répondit très dignement, et surtout très brièvement, en s’enveloppant de toutes ses forces dans son manteau et en jetant autour de lui des regards inquiets, craignant de voir apparaître le terrible Mortimer. Heureusement, il ne vit que des matelots causant ou à demi couchés le long des canons.
L’officier qui s’était entretenu à voix basse avec M. de Chemeraut, saluant de nouveau Croustillac, lui dit:
—Monseigneur, puisque vous l’exigez, je n’éveillerai pas le capitaine, et j’aurai l’honneur de vous conduire dans votre appartement.
Croustillac inclina la tête.
—A demain, monseigneur, lui dit M. de Chemeraut.
—A demain, répondit l’aventurier.
L’officier descendit par le panneau d’arrière dans la batterie, ouvrit la porte d’une belle et vaste chambre parfaitement éclairée par une verrine, et dit au Gascon:
—Monseigneur, voici votre appartement; il y a deux autres petites pièces à droite et à gauche.
—C’est à merveille, monsieur; veuillez, je vous prie, donner les ordres les plus sévères pour que personne n’entre chez moi demain avant que je n’appelle... Personne... monsieur... vous entendez... absolument personne!... ceci est de la dernière importance.
—Très bien, monseigneur... Votre Altesse ne désire pas qu’on avertisse un de ses gens pour la déshabiller?
—Je suis soldat, monsieur, dit fièrement Croustillac, et je me déshabille tout seul.
Le jeune officier s’inclina, prenant cette réponse pour une leçon de stoïcisme; il sortit, ordonna à l’un des plantons de ne laisser entrer personne dans l’appartement du prince, et remonta sur le pont rejoindre M. de Chemeraut.
—C’est un véritable Spartiate que votre prince, mon cher Chemeraut, lui dit-il; comment, il n’a pas emmené même un laquais!
—C’est juste, répondit M. de Chemeraut; il s’est passé de si étranges choses à terre que ni lui ni moi n’y avons songé; mais je lui donnerai un de mes gens. A cette heure, l’important est de mettre à la voile.
—C’est aussi l’avis du capitaine. Il m’a donné ordre de l’éveiller si vous jugiez nécessaire de partir promptement.
Nous partirons à l’instant même, car le vent et la marée sont favorables, je pense? répondit Chemeraut.
—Si favorables, dit l’officier, que, cette brise durant, demain au soleil levant nous n’apercevrons plus les terres de la Martinique.
Une demi-heure après l’arrivée du Gascon à bord, la Fulminante appareillait par une excellente brise de sud-ouest.
Lorsque M. de Chemeraut vit la frégate sortir de la rade, il ne put s’empêcher de se frotter les mains en se disant:
—Ma foi... ce n’est pas que je sois vain et glorieux, mais j’aurais donné cette mission en cent aux plus habiles... déjouer les projets de l’envoyé anglais... vaincre les scrupules du prince, l’aider à se venger d’une épouse criminelle, l’arracher à force d’éloquence aux accablantes idées que cet accident conjugal avait fait naître dans son esprit, le ramener en Angleterre à la tête de ses partisans... Ma foi, Chemeraut, mon ami, c’est à faire à toi!! Ta fortune était déjà en bon chemin, la voici à tout jamais assurée; ce bon succès me ravit d’autant plus que le roi regarde cette affaire comme très importante. Encore une fois, bravo!...
Chemeraut, le cœur joyeux, l’esprit allègre, s’endormit doucement, bercé par les plus séduisantes et par les plus ambitieuses espérances......
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Il était dix heures et demie du matin; la brise était fraîche, la mer un peu forte, mais très belle; la Fulminante laissait derrière elle un étincelant et rapide sillage.
On n’apercevait plus aucune terre des Antilles, on naviguait en plein Océan.
L’officier de quart, armé d’une longue vue, examinait avec attention un trois-mâts éloigné de deux portées de canon environ, qui tenait absolument la même route que la frégate et marchait aussi vite qu’elle quoiqu’il portât même quelques voiles légères de moins.
A l’extrême horizon l’officier remarquait aussi un autre navire qu’il distinguait encore vaguement, mais qui semblait suivre la même direction que le trois-mâts dont nous venons de signaler la manœuvre.
Voulant voir si ce dernier bâtiment était toujours décidé à imiter les mouvements de la Fulminante, l’officier ordonna au timonier de laisser porter un peu plus au nord...
Le trois-mâts laissa porter un peu plus au nord.
L’officier fit porter presque entièrement à l’ouest.
Le trois-mâts porta presque entièrement à l’ouest.
Plus impatienté qu’effrayé de cette obsession, car ce navire n’était pas de force à lutter avec une frégate, l’officier, par ordre du capitaine, fit virer de bord et marcher droit à cet importun bâtiment...
L’importun vire de bord pareillement, continue d’imiter scrupuleusement les évolutions de la frégate et de marcher de concert avec elle, mais toujours hors de portée de ses canons.
Le capitaine, irrité, fit forcer de voiles et courir sur le trois-mâts.
Le trois-mâts prouva qu’il était, sinon meilleur, du moins aussi bon marcheur que la frégate, qui ne put jamais rapprocher la distance qui les séparait.
Le capitaine, ne voulant pas perdre de temps précieux à cette chasse inutile, fit remettre le cap en route.
Le fâcheux navire remit le cap en route.
Ce mystérieux bâtiment n’était autre que la paisible Licorne... Le capitaine Daniel, malgré les refus de M. de Chemeraut, avait jugé convenable de s’attacher opiniâtrement à la Fulminante jusqu’à la sortie des débouquements.
Un nouveau personnage parut sur le pont de la frégate.
C’était un homme de cinquante ans environ, grand, replet, portant un buffle, de larges chausses écarlates et des bottes de basane; il avait les cheveux et la moustache d’un roux ardent; son teint coloré, ses yeux bleu clair, dont le globe était veiné de fibrilles que la moindre émotion devait injecter de sang, témoignaient d’un naturel violent et passionné...
Nous nous hâterons d’apprendre au lecteur que cet athlétique personnage était le plus fanatique des fanatiques partisans de Monmouth, et qu’il eût été mille fois heureux du sort de Sidney; en un mot, cet homme était lord Percy Mortimer. Son inquiétude, son agitation, son impatience, étaient inexprimables; il ne pouvait rester une minute en place.
Vingt fois le lord était descendu à la porte de la chambre de Croustillac pour savoir si milord duc ne l’avait pas fait demander. En vain il avait supplié l’officier de faire dire au duc que Mortimer, son meilleur ami, son ancien compagnon d’armes, désirait se jeter à ses pieds; les vœux du lord avaient été vains, on exécutait à la rigueur les ordres du malheureux Croustillac, qui regardait chaque minute gagnée comme une conquête précieuse.
M. de Chemeraut monta aussi sur le pont, revêtu d’un habit magnifique, l’air radieux, triomphant; il semblait dire à tous: Si le prince est ici, c’est grâce à mon habileté, à mon courage.
En le voyant, Mortimer s’approcha vivement de lui.
—Eh bien! monsieur, lui dit-il, sait-on enfin à quelle heure milord-duc nous recevra?
—Le prince a défendu d’entrer chez lui sans son ordre.
—Je suis sur des charbons ardents, reprit Mortimer; je ne me pardonnerai jamais de m’être couché cette nuit et de n’avoir pas été le premier à serrer notre Jacques dans mes bras, à me jeter à ses pieds... à baiser sa main royale.
—Ah! lord Mortimer, vous aimez bien notre brave duc, dit Chemeraut, des partisans comme vous sont rares!
—Si j’aime notre Jacques! s’écria Mortimer en devenant d’un rouge sanguin et apoplectique, si je l’aime! Tenez! moi et Dick Dudley, mon meilleur ami, qui aime le duc, non pas autant que moi (nous nous sommes battus une fois parce qu’il soutenait cette folle prétention), moi et Dudley, vous dis-je, nous nous demandions encore tout à l’heure si nous aurions la force de revoir notre Jacques sans faiblir... comme des femmelettes!
—Le duc avait raison, pensa Chemeraut. Quelle exaltation! Ce n’est pas de l’attachement, c’est de l’acharnement.
Mortimer reprit avec véhémence:
—Ce matin, en nous levant, nous nous embrassions, nous faisions mille extravagances en songeant que nous le reverrions aujourd’hui. Nous ne pouvions le croire, et encore à cette heure j’en doute... Ah! quel jour! quel jour!... Revoir en chair et en os un ami... un compagnon de guerre qu’on a cru mort, qu’on a pleuré pendant cinq ans! Ah! vous ne savez pas comme il était chéri et regretté, notre Jacques! comme on se souvenait de sa bravoure, de son courage, de sa gaieté! Quel bonheur de ne pas dire: C’était... mais c’est un cœur de roi, un vrai cœur de roi que notre duc!
—Et il faut que cela soit bien vrai, milord, puisqu’à l’exception de vous, de lord Dudley et de ce pauvre lord Rothsay qui, tout malade qu’il est de ces anciennes blessures, a voulu vous accompagner, les autres gentilshommes qui viennent offrir leur bras, leur vie, leur fortune à notre duc, ne le connaissent que de réputation...
—Et je voudrais bien voir que, sur son seul renom et sur notre garantie, ils ne l’aimassent pas autant que nous l’aimons; ce qui me rappelle qu’autrefois je me suis battu avec mon ami Dick Rothsay, parce qu’il avouait qu’il m’aimait un peu plus que notre Jacques.
—Le fait est, milord, dit Chemeraut, que peu de princes sont capables d’exciter un pareil enthousiasme, seulement par leur renom.
—Peu de princes, monsieur! s’écria lord Mortimer d’une voix redoutable, peu de princes! Dites donc aucun prince... Demandez à Dudley.
Lord Dudley paraissait en ce moment sur le pont.
Les cheveux et la moustache de ce lord étaient noirs et commençaient à grisonner; il y avait une grande conformité de taille, d’embonpoint et de force entre lui et Mortimer, véritable type (physiquement parlant) de ce qu’on appelait les gentilshommes fermiers.
—Qu’est-ce qu’il y a, Percy? dit familièrement lord Dudley à son ami.
—N’est-ce pas, Dick, qu’aucun prince ne peut être comparé à notre Jacques?
—En exceptant nos dignes amis et alliés de ce vaisseau, tout chien qui oserait soutenir que Jacques n’est pas le meilleur des hommes, je le sanglerais de coups de fouet et je le couperais en quartiers, dit le robuste personnage en frappant d’un de ses poings velus sur le plat-bord du navire. Puis, s’adressant à M. de Chemeraut:
—Mais maintenant vous le connaissez comme nous, vous l’élu, vous le bienheureux qui l’avez vu le premier... Votre main, monsieur de Chemeraut, votre brave et loyale main, plus brave et plus loyale s’il est possible, depuis qu’elle a touché celle de notre duc...
Dudley secoua rudement la main droite de M. de Chemeraut, pendant que Mortimer secouait non moins rudement la main gauche.
Rien de plus contagieux que l’enthousiasme; les partisans du duc étaient peu à peu montés sur le pont et s’étaient groupés autour des deux lords; tous voulaient à leur tour serrer la main qui avait touché celle du prince.
—Ah! messieurs, je conçois que monseigneur recule le moment de vous voir, dit Chemeraut, il craint l’émotion inséparable d’un pareil moment.
—Et nous, donc! s’écria Dudley. Enfin, voici tantôt quarante jours que nous sommes partis de La Rochelle, n’est-ce pas? eh bien! que je meure si j’ai dormi plus de trois ou quatre heures par chaque nuit, et encore d’un sommeil à la fois agréable et agité comme celui dont on dort la veille d’un duel... où l’on est sûr de tuer son homme... Du moins, tel est l’effet que cette impatience a produit sur moi; et toi, Percy? dit le robuste gladiateur, à Mortimer.
—Moi, Dick, répondit celui-ci, ça m’a fait un effet contraire; à chaque instant je me réveillais en sursaut... Il me semble que je dormirais ainsi la veille du jour où je devrais être fusillé.
—Moi, dit un autre gentilhomme, je ne connais le duc que d’après son portrait.
—Moi, d’après son renom.
—Moi, dès que j’ai su qu’il s’agissait de marcher sous ses ordres contre les Orangistes, j’ai tout quitté, amis... femme... enfant...
—C’est comme nous...
—Ah! monsieur, c’est qu’aussi Jacques de Monmouth, dit un autre, c’est un nom qui résonne comme un clairon.
—Il suffira de prononcer ce nom dans la vieille Angleterre, reprit un autre, pour chasser tous ces rats de Hollande dans leurs marécages!
—A commencer par le Guillaume...
—D’honneur, milords, dit M. de Chemeraut, vous me rendriez presque orgueilleux d’avoir si bien réussi dans une entreprise qui, j’oserais le dire, est assez délicate... Je ne veux pas attribuer à mes raisonnements, à mon influence, la résolution du prince... mais croyez du moins, milords, que j’ai su faire valoir auprès de lui l’enthousiasme que son souvenir vous avait inspiré.
—Aussi, notre ami... n’oublierons-nous jamais ce que vous avez fait! Vous nous l’avez amené ici... notre duc! s’écria cordialement Mortimer.
—Pour cela seulement nous vous devons une reconnaissance éternelle, ajouta Dudley...
—Le voir! le voir! s’écria Mortimer dans un nouvel entraînement, le revoir, lui que nous avions cru mort... Le revoir bien en face, retrouver devant nos yeux cette noble et fière figure si belle; le revoir au milieu du feu... le... le... ah!... eh bien oui, je pleure... je pleure, s’écria le brave Mortimer en ne contraignant plus son émotion. Oui, je pleure comme un enfant, et mille tonnerres écrasent ceux qui ne comprennent pas qu’un vieux soldat pleure ainsi...
L’attendrissement est aussi contagieux que l’enthousiasme.
Dick fit comme son ami Percy, et les autres gentilshommes firent comme Dick et comme son ami Percy...
CHAPITRE XXXIII.
LE JUGEMENT.
Un nouveau personnage vint augmenter le nombre des admirateurs passionnés de Monmouth.
On vit s’avancer, soutenu par deux serviteurs, un homme jeune encore, mais que de nombreuses blessures condamnaient à de précoces infirmités.
Lord Jocelyn Rothsay, malgré ses souffrances, avait voulu se joindre aux partisans du prince, et sinon combattre pour la cause que Monmouth allait défendre, du moins venir au-devant du duc, et être des premiers à le féliciter sur sa résurrection.
Les cheveux de lord Rothsay étaient blancs, quoique son pâle visage fût jeune encore et que sa moustache fût aussi noire que ses yeux brillants et hardis. Enveloppé d’une longue robe-de-chambre, il s’avança péniblement, appuyé sur les épaules de deux serviteurs.
—Voilà le brave Rothsay, qui a autant de blessures que de poils à sa moustache! s’écria lord Dudley.
—Par le diable, qui ne m’emportera pas du moins avant que j’aie vu notre duc! dit Rothsay, je serai comme vous l’un des premiers à lui serrer la main! N’aurais-je pas, dans ma verte jeunesse, risqué ma vie pour hâter d’un quart d’heure un rendez-vous d’amour? Pourquoi ne le risquerais-je pas pour voir notre duc un quart d’heure plus tôt?
Un homme à physionomie inquiète parut sur le pont peu de temps après lord Rothsay.
—Milord! lui dit-il d’un ton suppliant, milord! vous exposez votre vie par cette imprudence! Le moindre mouvement violent peut renouveler l’hémorrhagie de cette ancienne blessure que...
—Au diable! docteur, où mon sang coulera-t-il mieux et plus noblement qu’aux pieds de Jacques de Monmouth? dit Rothsay avec exaltation.
—Mais, milord, le danger...
—Mais, docteur, il s’agirait de sa damnation que Jocelyn Rothsay ne serait pas un des derniers à embrasser notre duc. Je n’ai pas fait ce voyage pour autre chose. Dick me prêtera une épaule, Percy une autre, et c’est soutenu par ces deux braves champions que je viendrai dire à Jacques:
—Voilà trois de tes fidèles soldats de Bridge-Water...
Ce disant, le jeune homme abandonna ses deux domestiques, et s’appuya en effet sur les deux robustes lords.
Un roulement de tambours auxquels se joignirent quelques fanfares de buccins et le bruit aigre des sifflets des maîtres d’équipage, annoncèrent que les marins et les troupes d’infanterie de la frégate s’assemblaient: bientôt ils montèrent en grande tenue sur le pont, et se rangèrent à leur poste, officiers en tête.
—Pourquoi cette prise d’armes? demanda Mortimer à M. de Chemeraut.
—Pour rendre hommage au duc et le recevoir sur le pont avec les honneurs de la guerre, lorsqu’il viendra tout à l’heure passer les troupes en revue.
Le capitaine de la frégate s’avança vers le groupe des gentilshommes:
—Messieurs, je viens de prendre les ordres de monseigneur.
—Eh bien! fut-il dit tout d’une voix.
—Son Altesse nous recevra à onze heures précises, c’est-à-dire dans cinq minutes.
Il est impossible de rendre l’exclamation de joie profonde qui souleva toutes les poitrines.
—Tiens, maintenant, Dick, je me sens faible, dit Mortimer.
—Diable! fais attention, Percy, dit Rothsay, ne vas pas tomber, tu es une de mes jambes.
—Moi? dit Dudley, j’ai comme le vertige...
—Écoutez, Dick; écoute, Jocelyn, dit Mortimer, ces dignes compagnons n’ont jamais vu notre duc: soyons généreux, laissons-les passer les premiers, nous l’apercevrons d’abord de loin; ça nous donnera le temps de nous faire à sa vue... Est-ce dit?
—Oui, oui, répétèrent Dick et Jocelyn.
Onze heures sonnèrent.
Le pont de la frégate offrit un spectacle véritablement grand et beau pendant quelques moments.
Les soldats et les marins en armes couvraient les passavants du navire.
Les officiers, tête nue, précédant le groupe des gentilshommes, descendirent lentement l’escalier étroit qui conduisait à l’appartement destiné au duc de Monmouth.
Enfin, derrière ce premier groupe s’avançaient Mortimer et Dudley soutenant, au milieu d’eux, le jeune lord Jocelyn, dont la taille voûtée, la démarche maladive, contrastaient avec la haute stature et l’air mâle de ses deux soutiens.
Pendant que les autres gentilshommes encombraient l’étroit escalier, les trois lords, ces trois nobles types de fidélité chevaleresque, restèrent un moment sur le pont.
—Écoutons... écoutons, dit Dudley, peut-être entendrons-nous la voix de Jacques...
En effet, le plus profond silence régna d’abord, mais il fut bientôt interrompu par des exclamations de joie auxquelles se mêlèrent de vives et attendrissantes protestations.
Enfin l’escalier fut libre.
Modérant à peine leur impatience par égard pour lord Jocelyn, qui descendait péniblement, les deux lords arrivèrent dans la batterie, et entrèrent à leur tour dans la grande chambre de la frégate, où Croustillac donnait audience à ses partisans.
Pendant quelques moments, les trois lords restèrent stupéfaits devant le tableau qu’ils eurent sous les yeux.
Au fond de la grande chambre, éclairée par cinq fenêtres de poupe, Croustillac, vêtu de son justaucorps vert et de ses bas roses, se tenait fièrement debout à côté de M. de Chemeraut; celui-ci, dans l’orgueil du succès, semblait présenter triomphalement le chevalier aux gentilshommes anglais.
Un peu en arrière de M. de Chemeraut étaient le capitaine de la frégate et son état-major.
Les partisans de Monmouth, pittoresquement groupés, entouraient le Gascon.
L’aventurier, bien qu’un peu pâle, payait toujours d’audace; ne se voyant pas reconnu, il reprenait peu à peu son assurance habituelle, et se disait:
—Le Mortimer se sera vanté de me connaître intimement pour se donner des airs de familiarité avec un seigneur de ma sorte... Allons toujours, mordioux! cela durera ce que ça pourra.
La force de l’illusion est telle que, parmi les gentilshommes qui se pressaient autour de l’aventurier, les uns lui trouvaient un air de famille assez décidé avec Charles II; d’autres, une ressemblance frappante avec ses portraits.
—Milords et messieurs, dit Croustillac en montrant Chemeraut, monsieur, en m’apportant vos vœux, m’a décidé à me rendre au milieu de vous.
—Milord-duc, c’est entre nous à la mort!... crièrent les plus exaltés.
—J’y compte, milords; quant à moi, ma devise sera: Tout pour l’Angleterre et...
—C’est trop d’impudence! sang et massacre! s’écria lord Mortimer d’une voix tonnante, en interrompant le chevalier et en se précipitant vers lui l’œil sanglant, les poings fermés, pendant que Dudley soutenait lord Jocelyn.
L’apostrophe de Mortimer fit un effet foudroyant sur les spectateurs et sur les acteurs de cette scène.
Les gentilshommes anglais se retournèrent vivement vers Mortimer.
Chemeraut et les officiers se regardèrent avec étonnement, ne comprenant rien encore aux paroles du lord.
—Mordioux, nous y voici, pensa Croustillac, rien qu’à voir cette brute avinée, je sens le Mortimer d’une lieue.
Le lord arriva au milieu du vide que les gentilshommes avaient laissé entre eux et le Gascon en se reculant; il se planta devant lui, les bras croisés, l’œil étincelant, le regardant face à face; et il s’écria d’une voix tremblante de rage:
—Ah! tu es Jacques de Monmouth... toi!... c’est à moi... Mortimer... que tu dis cela?
Croustillac fut alors sublime d’impudence et de sang-froid. Il répondit à Mortimer avec un accent de reproche mélancolique:
—L’exil et l’adversité m’ont donc bien changé!... que mon meilleur ami ne me reconnaît plus? Puis, se tournant à demi vers M. de Chemeraut, le chevalier ajouta tout bas:—Vous le voyez, je vous l’avais dit: l’émotion a été trop violente... sa pauvre tête est encore déménagée. Hélas! ce malheureux-là me méconnaît.
Croustillac s’était exprimé avec tant d’assurance et de naturel que M. de Chemeraut hésitait encore à se croire dupe d’une si énorme imposture; il ne conserva pas longtemps de doute à ce sujet.
Lord Dudley et lord Rothsay se joignirent à Mortimer et aux autres gentilshommes pour adresser au malheureux Gascon les apostrophes et les injures les plus furieuses.
—Ce misérable vagabond ose se dire Jacques de Monmouth!
—L’infâme imposteur!
—Le scélérat l’aura égorgé afin de se faire passer pour lui.
—C’est un émissaire de Guillaume!
—Un tel gueux! Jacques, notre duc!
—Quelle audace!
—Oser faire un tel mensonge!
—C’est à lui arracher la langue!
—Nous tromper si impudemment, nous autres qui n’avions jamais vu le duc!
—Cela crie vengeance!
—Puisqu’il prend son nom, il doit savoir où il est.
—Oui, il nous répondra de notre duc.
—Nous le jetterons à la mer s’il ne nous rend pas Jacques...
—Nous lui arracherons les ongles pour le faire parler.
—Se jouer ainsi de ce qu’il y a de plus sacré!
—Comment aussi M. de Chemeraut a-t-il donné dans un piége si grossier?
—Ce misérable m’a indignement trompé, messieurs, cria M. de Chemeraut en tâchant en vain de se faire entendre.
—Alors, expliquez-vous, monsieur.
—Il payera cher son audace, messieurs.
—Faites d’abord enchaîner ce traître.
—Il m’a abusé par les plus exécrables mensonges. Messieurs, tout autre que moi y eût été pris!
—On ne se joue pas ainsi de la croyance de braves gentilshommes qui se sacrifient à la bonne cause.
—Monsieur de Chemeraut, vous êtes aussi coupable que ce misérable fourbe.
—Mais, milords, l’envoyé anglais a été trompé comme moi.
—C’est impossible, vous êtes son complice.
—Milords, vous m’insultez.
—Un homme de votre expérience, monsieur, ne se laisse pas berner à ce point!
—Il faut nous venger.
—Oui, vengeance... vengeance!
Ces accusations, ces reproches partirent et se croisèrent si rapidement, causèrent un tel tumulte, qu’il fut impossible à M. de Chemeraut de se faire écouter au milieu de tant de cris furieux.
L’attitude des gentilshommes anglais devint même si menaçante envers lui, leurs récriminations si violentes, qu’il se rangea près des officiers de la frégate, et tous mirent la main à la garde de leur épée.
Croustillac, seul entre les deux groupes, était en butte aux invectives, aux attaques, aux malédictions des deux partis.
Intrépide, audacieux, les bras croisés, le nez au vent, l’œil hardi, l’aventurier écoutait gronder et éclater ce formidable orage avec un flegme impassible, en se disant intérieurement:
—Voici que ça se gâte énormément, ils peuvent me jeter par la fenêtre, c’est-à-dire en plein Océan; le saut est périlleux, quoique je nage comme un triton, mais je ne puis plus rien... ça devait arriver tôt ou tard, et d’ailleurs, ainsi que je le disais ce matin, on ne se sacrifie pas aux gens dans le seul but d’être couronné de fleurs et caressé par des nymphes silvestres.
Quoiqu’à son comble, le tumulte fut pourtant dominé par la voix tonnante de Mortimer qui s’écria:
—Monsieur de Chemeraut, faites d’abord pendre ce misérable, vous nous devez cette satisfaction.
—Oui, oui, qu’on l’accroche à la grande vergue, répétèrent les gentilshommes anglais, nous nous expliquerons après.
—Vous m’obligerez beaucoup en vous expliquant avant! s’écria Croustillac.
—Il parle, il ose parler, cria-t-on.
—Eh! qui donc, mordioux! parlera en ma faveur, si ce n’est moi, reprit le Gascon; serait-ce vous, par hasard, mon gentilhomme?
—Messieurs, s’écria M. de Chemeraut, lord Mortimer a raison en proposant de faire justice de cet imposteur abominable.
—Il a tort, je soutiens qu’il a tort, cent mille fois tort! s’écria Croustillac... c’est un moyen usé, rebattu, vulgaire...
—Te tairas-tu, malheureux! s’écria l’athlétique Mortimer en saisissant les deux mains du Gascon.
—Ne touchez pas un gentilhomme, ou, par la mort! vous payerez cher cet outrage! s’écria Croustillac avec colère.
—Ton épée, misérable fourbe, dit M. de Chemeraut pendant que vingt bras levés menaçaient l’aventurier.
—Au fait, un lion ne peut rien contre cent loups, dit majestueusement le Gascon en rendant sa rapière.
—Maintenant, messieurs, reprit M. de Chemeraut, je continue. Oui, l’honorable lord Mortimer avait raison de vouloir faire pendre ce drôle.
—Il a tort! tant que je pourrai élever la voix je protesterai qu’il a tort! c’est une idée cornue et biscornue... c’est un raisonnement de cheval... Le bel argument qu’une potence? cria Croustillac en se débattant entre deux gentilshommes qui le tenaient au collet.
—Mais avant d’en faire justice, il faut l’obliger à nous révéler la trame indigne qu’il a ourdie... il faut qu’il nous dévoile les circonstances mystérieuses à l’aide desquelles il a effrontément surpris ma bonne foi.
—A quoi bon? morte la bête, mort le venin, dit rudement Mortimer.
—Je vous dis que vous raisonnez aussi ingénieusement qu’un boule-dogue qui saute au col d’un taureau, cria Croustillac.
—Patience, patience... c’est une cravate de bon chanvre qui t’empêchera de prêcher tout à l’heure, répondit Mortimer.
—Croyez-moi, milords, dit M. de Chemeraut, un conseil va se former... on interrogera ce fourbe; s’il ne répond pas, nous aurons bien les moyens de l’y contraindre; il y a plus d’une sorte de tortures.
—Ah! comme ça je suis de votre avis, dit Mortimer, je consens à ce qu’il ne soit pas pendu... avant d’avoir été mis à la torture, ça fera deux choses au lieu d’une.
—Vous êtes généreux, milord, dit le Gascon.
En songeant à la fureur dont devait être possédé M. de Chemeraut, qui voyait complétement échouer une entreprise qu’il croyait avoir si habilement conduite, on comprend, sans l’excuser, la cruauté de ses résolutions envers Croustillac.
Les esprits étaient si montés; le désappointement avait été si irritant, si douloureux même, pour la plupart des partisans de Monmouth, que ces gentilshommes, assez humains d’ailleurs, se laissèrent aller dans cette occasion à l’entraînement d’une colère aveugle, et peu s’en fallut que le malheureux Croustillac ne fût même cité devant une espèce de conseil de guerre dont la réunion donnait au moins une apparence de légalité à la violence dont il était victime.
Cinq lords et cinq officiers s’assemblèrent immédiatement sous la présidence du capitaine de frégate.
M. de Chemeraut se mit à droite, le chevalier se tint debout à gauche. La séance commença.
M. de Chemeraut dit d’une voix brève et encore tremblante de colère:
—J’accuse l’homme ici présent d’avoir faussement et méchamment pris les noms et titres de Sa Grâce le duc de Monmouth, et d’avoir ainsi par son odieuse imposture, renversé les desseins du roi mon maître, et ce, dans de telles circonstances que le crime de cet homme doit être considéré comme un attentat à la sûreté de l’État. En conséquence, je demande que l’accusé, ici présent, soit déclaré coupable de haute trahison et puni de mort.
—Mordioux! monsieur, vous concluez vite et bien, voici qui est net et bref, dit Croustillac, dont le courage naturel s’élevait à la hauteur des circonstances.
—Oui, oui, cet imposteur mérite la mort; mais avant, il faut qu’il parle... et qu’on le mette tout de suite à la question, reprirent les lords.
Le capitaine de la frégate, qui présidait le conseil, n’était pas, comme M. de Chemeraut, sous l’influence d’un ressentiment personnel; il dit aux Anglais:
—Milords, nous n’avons pas encore à voter une peine; il faut auparavant interroger l’accusé, écouter sa défense s’il peut se défendre; après quoi nous aviserons à la peine qui devra lui être infligée. N’oublions pas que nous sommes juges et qu’il n’est pas encore reconnu coupable.
Ces paroles froides et sages plurent moins aux lords que l’emportement de M. de Chemeraut. Néanmoins, pouvant élever aucune objection, ils se turent.
—Accusé, dit le capitaine au chevalier, quels sont vos noms?
—Polyphème, chevalier de Croustillac.
—Un Gascon! dit M. de Chemeraut entre ses dents; j’aurais dû m’en douter à son impudence. Avoir été le jouet d’un tel misérable!
—Votre profession? continua le capitaine.
—Pour le moment... celle d’accusé devant un tribunal que vous présidez dignement, capitaine, car vous ne voulez pas, avec raison, que l’on pende les gens sans les entendre.
—Vous êtes accusé d’avoir sciemment et méchamment trompé M. de Chemeraut chargé d’une mission d’État pour le service du roi, notre maître.
—C’est M. de Chemeraut qui s’est trompé lui-même: il m’a appelé monseigneur, et j’ai répondu innocemment à ce nom.
—Innocemment! s’écria M. de Chemeraut en fureur, comment, misérable, tu n’as pas abusé de ma confiance par les plus atroces mensonges? tu ne m’as pas surpris les secrets les plus importants par ton impudente trahison?
—Vous avez parlé... j’ai écouté... je dois même déclarer, pour ma justification, que vous m’avez paru singulièrement bavard... Si c’est un crime de vous avoir entendu... vous avez rendu ce crime énorme...
Le capitaine fit signe à M. de Chemeraut de contenir son indignation; il dit au Gascon:
—Voulez-vous révéler ce que vous savez relativement à Jacques, duc de Monmouth? voulez-vous nous apprendre par suite de quels événements vous avez pris ses noms et ses titres?
Croustillac voyait sa position devenir très inquiétante: il eut envie de tout révéler: il pouvait s’adresser aux partisans dévoués du prince, s’assurer de leur appui en leur annonçant que le duc avait été sauvé grâce à lui. Mais un scrupule honorable le retint; ce secret n’était pas le sien, il ne lui appartenait pas de trahir les mystères qui avaient caché et protégé l’existence du prince et qui pouvaient la protéger encore.
CHAPITRE XXXIV.
LA CHASSE.
Lorsque le capitaine intima de nouveau à Croustillac l’ordre de révéler tout ce qu’il savait sur le duc, l’aventurier répondit cette fois avec une fermeté pleine de dignité:
—Je n’ai rien à dire à ce sujet, capitaine. Ce secret n’est pas le mien.
—Tonnerre et sang! la question va te faire parler, s’écria Mortimer; qu’on allume deux mèches soufrées, je les lui mettrai moi-même, s’il le faut, sous le menton, ça lui déliera la langue... et nous saurons où est notre Jacques... Ah! j’avais bien un pressentiment que je ne le verrais pas.
—Je dois vous faire observer, dit le capitaine au Gascon, que si vous vous obstinez dans un coupable silence, vous compromettrez ainsi de la manière la plus grave les intérêts du roi et de l’État, et l’on sera forcé de recourir à de dures extrémités pour vous faire parler.
Ces paroles calmes, prononcées par un homme à figure vénérable, qui, depuis le commencement de cette scène, avait tâché de calmer la violence des adversaires de Croustillac, firent sur celui-ci une vive impression; il frissonna légèrement, mais sa résolution ne fut pas ébranlée; il répondit d’une voix assurée:
—Excusez-moi, capitaine, je n’ai rien à dire et je ne dirai rien.
—Capitaine! s’écria M. de Chemeraut, au nom du roi, dont j’ai les pouvoirs, je déclare formellement que le silence de ce criminel peut porter un grave préjudice aux intérêts de Sa Majesté et de l’État. J’ai trouvé cet homme dans la propre maison de milord duc de Monmouth, nanti même d’objets précieux appartenant à ce seigneur, tels que l’épée de Charles Ier, une boîte à portraits, etc., tout concourt enfin à prouver qu’il a, sur l’existence de Sa Grâce le duc de Monmouth, les renseignements les plus précis; or, ces renseignements sont de la plus haute importance relativement à la mission dont le roi m’a chargé... Je requiers donc que l’accusé soit immédiatement contraint de parler par tous les moyens possibles.
—Oui, oui, la question! répétèrent les lords.
—Réfléchissez bien, accusé, dit encore le capitaine, ne vous exposez pas à de terribles rigueurs; vous pouvez tout espérer de notre indulgence si vous dites la vérité.. Sinon, prenez garde!
—Je n’ai rien à dire, reprit Croustillac; ce secret n’est pas le mien.
—Il s’agit d’une cruelle torture, dit le capitaine; ne nous forcez pas de recourir à ces extrémités.
Le Gascon fit un signe de résignation et répéta:
—Je n’ai rien à dire.
Le capitaine ne put dissimuler son chagrin d’être obligé d’employer de pareilles mesures; il sonna.
Un planton se présenta.
—Ordonnez au prévôt de venir ici, à quatre hommes de se tenir dans la batterie, près du fanal de l’avant, et dites au maître canonnier de préparer des mèches soufrées.
Le planton sortit.
Ces ordres étaient d’un positif effrayant.
Malgré son courage, Croustillac sentit chanceler sa détermination; le supplice dont on le menaçait était affreux. Monmouth était alors sans doute en sûreté; l’aventurier pensait qu’il avait déjà beaucoup fait pour le duc et pour la duchesse; il allait peut-être céder à la crainte de la torture, lorsque son courage lui revint à cette réflexion, grotesque sans doute, mais qui, dans la circonstance où elle se présentait à son esprit, devenait presque héroïque:
On ne se sacrifie pas pour les gens dans le seul but d’être couronné de fleurs...
Le prévôt entra dans la salle du conseil:
Croustillac frissonna... mais son regard ne trahit aucune émotion.
Tout à coup trois coups de canon très rapprochés les uns des autres retentirent longuement dans la solitude de l’Océan.
Les membres du tribunal improvisé bondirent sur leurs siéges.
Le capitaine courut aux fenêtres de la grande chambre, déclara la séance suspendue... Partisans et officiers, oubliant l’accusé, montèrent en hâte sur le pont.
Croustillac, non moins curieux que ses juges, les suivit.
La frégate avait reçu l’ordre de mettre en panne jusqu’à l’issue du conseil qui décidait du sort du chevalier.
Nous avons dit que la Licorne s’était obstinée depuis la veille à suivre la Fulminante; nous avons dit aussi que l’officier de quart avait signalé à l’horizon un bâtiment d’abord presque imperceptible, mais qui s’était bientôt rapproché de la frégate avec une rapidité presque merveilleuse.
Lorsque la Fulminante mit en panne, ce bâtiment, léger brigantin, n’était tout au plus qu’à une demi-lieue d’elle; à mesure qu’il approcha, on distingua sa mâture extraordinairement élevée, ses voiles très larges, très hautes, sa coque noire, étroite, effilée, qui sortait à peine hors de l’eau; en un mot, on reconnut dans ce petit navire toutes les apparences d’un pirate.
A l’apparition du brigantin, la Licorne alla se mettre dans ses eaux à un signal qu’il lui fit.
On était en temps de guerre; le branle-bas de combat fut fait en un moment à bord de la frégate. Le capitaine, voyant l’étrange manœuvre des deux bâtiments, n’avait pas voulu s’exposer à une surprise hostile.
Le léger navire s’approcha, ses voiles à demi-carguées, ayant à sa proue un pavillon parlementaire.
—Monsieur de Sainval, dit le capitaine à un de ses officiers, ordonnez aux canonniers de se tenir à leurs pièces la mèche allumée... Si ce pavillon parlementaire cache une ruse, ce bâtiment sera coulé bas.
M. de Chemeraut et Croustillac partagèrent le même étonnement en reconnaissant le Caméléon, à bord duquel s’étaient embarqués le mulâtre et la Barbe-Bleue.
Le cœur de Croustillac battait à se rompre; ses amis ne l’avaient pas abandonné, ils venaient le secourir, mais par quel moyen?
Bientôt le Caméléon fut à portée de voix de la frégate et lui passa à poupe.
Un homme de haute taille, magnifiquement vêtu, était debout à l’arrière du brigantin, qui mit alors en panne comme la Fulminante.
—Jacques... notre duc!!! Le voilà!!! s’écrièrent avec enthousiasme les trois lords qui, penchés sur le couronnement de la frégate, venaient de reconnaître le duc de Monmouth.
Le brigantin mit alors en panne; les deux navires restèrent immobiles.
Lord Mortimer, lord Dudley et lord Rothsay avaient poussé des cris de joie délirants à la vue du duc de Monmouth.
—Jacques! notre brave duc! te revoir... te revoir enfin!!...
—Serait-ce possible? vous seriez le duc de Monmouth, monseigneur? s’écria M. de Chemeraut.
—Oui, monsieur, je suis Jacques de Monmouth, dit le duc, ainsi que vous le prouvent les joyeuses acclamations de mes amis.
—Oui, voilà notre Jacques!
—C’est bien lui cette fois!
—C’est bien notre duc, notre véritable duc, reprirent les lords.
—Monseigneur, reprit Chemeraut, j’ai été indignement abusé depuis avant-hier... par un misérable qui avait pris votre nom.
—Oui, et nous allons le faire pendre en ton honneur! s’écria Dudley.
—Gardez-vous-en bien, dit Monmouth, celui que vous appelez un misérable m’a sauvé avec le plus généreux dévouement... et je viens, monsieur de Chemeraut, prendre sa place à votre bord, s’il court quelques dangers pour avoir pris la mienne.
—Certainement, monseigneur, répondit M. de Chemeraut, saisissant cette occasion de s’assurer de la personne du prince, il faut que Votre Altesse vienne à bord, c’est le seul moyen qu’elle ait de sauver ce vil imposteur.
—A moins pourtant que ce vil imposteur ne se sauve lui-même! s’écria Croustillac en se redressant debout sur le couronnement et en sautant à la mer.
Ce mouvement fut si brusque que personne ne put s’y opposer. Le Gascon plongea sous les vagues et reparut à très peu de distance du brigantin, vers lequel il se dirigeait à la nage.
Il y avait peu de distance entre les deux navires, le Caméléon était presque au niveau de la mer; le chevalier, aidé par le duc de Monmouth, et par quelques marins, se trouva sur le pont du petit navire avant que les passagers de la frégate fussent revenus de leur surprise.
—Voilà mon sauveur, le plus généreux des hommes! dit Monmouth en serrant Croustillac dans ses bras.
Puis Jacques dit quelques mots à l’oreille du Gascon, et celui-ci disparut avec le capitaine Ralph.
Le duc s’avançant à l’extrémité de la poupe de son brigantin, s’adressa à M. de Chemeraut:
—Je sais, monsieur, les projets du roi mon oncle, Jacques Stuart, et ceux du roi votre maître... Je sais que ces braves gentilshommes viennent m’offrir leurs bras pour m’aider à chasser Guillaume d’Orange du trône d’Angleterre.
—Oui, oui, lorsque tu seras à notre tête nous chasserons ces rats hollandais, s’écria Mortimer.
—Viens, viens, notre duc, avec toi nous irions au bout du monde, dit Dudley.
—Monseigneur, vous pouvez compter sur l’appui du roi, mon maître. Une fois à bord, je vous communiquerai mes pleins-pouvoirs, s’écria Chemeraut, ravi de voir que sa mission, qu’il avait cru désespérée, renaissait avec toutes ses chances de réussite.
—Monseigneur, voulez-vous qu’on vous envoie la chaloupe? ou bien allez-vous venir dans une de vos embarcations? ajouta Chemeraut, et puisque Votre Altesse s’intéresse à ce misérable fourbe, sa grâce est assurée.
—Dépêche-toi noble duc...
—Viens comme tu voudras, Jacques, notre Jacques, mais viens tout de suite!
—Oui, viens! s’écria Mortimer, ou bien nous ferons comme ce drôle à la casaque verte et au bas roses: nous sauterons à l’eau comme une bande de canards sauvages, pour être plus tôt près de toi.
—Pas d’imprudence, mes vieux amis, pas d’imprudence! s’écria Monmouth qui cherchait à gagner du temps depuis que le Gascon avait disparu.
Enfin le capitaine Ralph vint dire un mot à l’oreille du prince; celui-ci donna un nouvel ordre à voix basse d’un air radieux.
—Monseigneur, on va faire mettre la chaloupe à la mer, dit Chemeraut qui brûlait d’impatience de voir le duc à bord.
—C’est inutile, monsieur, dit le prince. Puis, s’adressant aux lords avec un accent profondément ému:
—Mes vieux amis, mes fidèles compagnons, adieu, et pour toujours adieu!... J’ai juré, par la mémoire du plus admirable martyr de l’amitié, de ne jamais prendre part aux troubles civils qui pourraient ensanglanter l’Angleterre; je ne serai pas parjure à ma promesse! Adieu, brave Mortimer; adieu, bon Dudley; adieu, vaillant Rothsay; mon cœur se brise de ne pouvoir vous embrasser une dernière fois... Oubliez cette apparition! Que désormais Jacques de Monmouth... soit mort pour vous comme il l’a été pour le monde pendant cinq ans!... Encore adieu... et pour toujours adieu...
Puis se retournant vers son capitaine, le duc s’écria vivement d’une voix sonore:
—Ralph, toutes voiles dehors!...
A ces mots, Ralph saisit la barre du gouvernail; les voiles du brigantin préparées à l’avance furent bordées et orientées avec une prestesse merveilleuse... Grâce à la brise et à ses avirons de galère, le Caméléon était sous voile avant que les passagers de la frégate fussent revenus de leur surprise.
Le brigantin en s’éloignant se maintint dans la direction de la poupe de la frégate, afin de n’être pas exposé à son artillerie.
Il est impossible de peindre la rage de M. de Chemeraut, le désespoir des lords, en voyant le léger navire s’éloigner rapidement.
—Capitaine, s’écria M. de Chemeraut, couvrez la frégate de voiles, nous atteindrons ce brigantin: il n’y a pas de meilleure marcheuse que la Fulminante.
—Oui, oui, s’écrièrent les lords, à l’abordage!
—Reprenons notre duc.
—Lorsque nous l’aurons, nous le forcerons bien à se mettre à notre tête.
—Il ne refusera pas ses vieux compagnons!
—Mes enfants, deux cents louis pour boire à la santé de Jacques de Monmouth, si nous rejoignons cette mouche de mer, s’écria Mortimer en s’adressant aux matelots et en leur montrant le petit navire.
Le Caméléon se trouva bientôt hors de portée du canon de la frégate; il quitta la direction qu’il avait d’abord prise, et, au lieu de se tenir au plus près du vent, il laissa largement arriver.
Cette manœuvre découvrit la Licorne qui, pendant l’entretien du duc et de M. de Chemeraut, était constamment restée dans les eaux du Caméléon et absolument dans la même ligne que lui.
C’est à bord de ce dernier bâtiment que nous conduirons le lecteur; il pourra ainsi assister à la chasse que la frégate va donner au brigantin.
Polyphème de Croustillac était sur le pont de la Licorne, en compagnie de son ancien hôte, le capitaine Daniel, et du père Griffon, embarqué de la veille sur ce bâtiment.
On ce souvient du plongeon que le chevalier avait fait en sautant du haut du couronnement de la frégate dans la mer afin de rejoindre Monmouth.
Pendant que le Gascon se secouait, se frottait les yeux et se laissait cordialement embrasser par le duc, celui-ci lui avait dit:
—Allez vite m’attendre à bord de la Licorne. Ralph va vous conduire.
Croustillac, encore étourdi de sa chute, ravi d’avoir échappé à M. de Chemeraut, suivit le capitaine Ralph. Celui-ci le fit descendre dans une petite yole pagayée par un seul marin.
Ce fut ainsi que l’aventurier aborda la Licorne. Afin de ne pas perdre de temps, Ralph avait ordonné au marin de suivre le chevalier et d’abandonner la yole; le transbordement du Gascon fut donc exécuté très-rapidement.
Le duc n’avait donné l’ordre de déployer les voiles du brigantin que lorsqu’il avait su Croustillac en sûreté, car il prévoyait que M. de Chemeraut abandonnerait évidemment l’ombre pour le corps, le faux Monmouth pour le véritable, la Licorne pour le Caméléon.
Maître Daniel à la vue du Gascon s’écria:
—Il est dit que je ne vous verrai jamais arriver à mon bord que par des moyens étranges! En partant de France vous m’êtes tombé des nues; en quittant les Antilles vous me sortez de l’onde comme un dieu marin, comme Neptunus en personne!!!
Très surpris de cette rencontre, et surtout de revoir le père Griffon qui, debout sur la dunette, observait attentivement la manœuvre des deux navires, le chevalier dit au capitaine:
—Mais comment diable vous trouvez-vous ici à point nommé, pour me recueillir au sortir de cette coquille de noix que voici là-bas, flottant à l’aventure?
—Ma foi, à vrai dire, je n’en sais à peu près rien.
—Comment cela, capitaine?
—Hier matin le correspondant de mon armateur de La Rochelle m’a demandé si mon chargement était complet. Je lui ai dit que oui; alors il m’a ordonné d’aller au Fort-Royal, où était une frégate en partance, et de lui demander instamment son escorte; si elle me refusait, je devais me faire escorter tout de même, en restant toujours en vue de ladite frégate, quoi qu’elle fît pour m’en empêcher. Enfin, je devais me conduire envers elle à peu près comme un chien galeux qui s’attache à un passant: le passant à beau le chasser, le chien se tient toujours à longueur de pied... ou de pierre, court quand le passant court, marche quand il marche, se sauve quand il le poursuit... s’arrête quand le passant s’arrête, et finit par rester malgré lui sur ses talons... Voilà comme j’ai manœuvré avec la frégate... Ce n’est pas tout... mon correspondant m’avait encore dit:—Vous suivrez la frégate jusqu’à ce que vous soyez rejoint par un brigantin; alors vous resterez dans ses eaux beaupré sur poupe; il se peut que ce brigantin vous envoie un passager (ce passager je vois maintenant que c’était vous); alors vous le prendrez et vous ferez voile à l’instant pour la France sans vous occuper du brigantin ni de la frégate... sinon, le brigantin vous enverra d’autres ordres, et vous les exécuterez. Je ne connais que la volonté de mes armateurs; j’ai suivi la frégate depuis le Fort-Royal. Ce matin le brigantin m’a rejoint, tout à l’heure je vous ai repêché, maintenant je fais voile pour la France.
—Le duc ne viendra donc pas à bord? demanda Croustillac.
—Le duc? Quel duc? Je ne connais d’autre duc que mon armateur ou son correspondant, ce qui est tout comme... Ah ça! dites donc, voilà la frégate qui appuie une fameuse chasse au petit navire.
—Abandonnez-vous donc ainsi le Caméléon? s’écria Croustillac, si la frégate l’atteint, n’irez-vous pas à son secours?
—Moi, non, de par Dieu, quoique j’aie ici douze bonnes petites pièces de huit qui diraient leur mot tout comme d’autres... et que les quatre-vingts gaillards qui composent mon équipage vaillent bien les marins du roi... Mais il ne s’agit pas de cela.... Je ne connais que les ordres de mon armateur... Ah çà! mais voilà maintenant le brigantin qui donne du fil à retordre à la frégate, dit Daniel.
CHAPITRE XXXV.
LE RETOUR.
La Fulminante poursuivait le Caméléon avec acharnement. Soit calcul, soit ralentissement forcé dans sa marche, plusieurs fois le brigantin fut sur le point d’être atteint par la frégate; mais alors, reprenant sans doute une allure qui convenait mieux à sa construction, il regagnait l’avantage qu’il avait perdu.
Tout à coup, par une brusque évolution, le brigantin vira de bord, vint droit à la Licorne, et en peu d’instants, la rejoignit à portée de voix.
Qu’on juge de la joie de l’aventurier lorsque, sur le pont du Caméléon, qui vint passer à poupe du trois-mâts, il vit la Barbe-Bleue, vêtue de blanc, appuyée sur le bras de Monmouth, et qu’il entendit la jeune femme lui crier d’une voix émue:—Adieu, notre sauveur... adieu... que le ciel vous protège.... Nous ne vous oublierons jamais!
—Adieu, notre meilleur ami... dit Monmouth. Adieu, digne et brave chevalier!!
Et le Caméléon s’éloigna.... Tandis qu’Angèle avec son mouchoir et le duc avec sa main faisaient un dernier signe d’adieu à l’aventurier.
Hélas! cette apparition fut aussi courte que ravissante...
Le brigantin, après avoir ainsi un moment rasé l’arrière de la Licorne, retourna sur ses pas et marcha droit à la frégate, qu’il prolongea presque à portée de canon avec une hardiesse incroyable.
La Fulminante, à son tour, vira de bord. Sans doute le capitaine, furieux de cette chasse inutile, voulut la terminer à tout prix...
Un éclair brilla, un coup sourd et prolongé se fit entendre au loin, et la frégate laissa derrière elle un nuage de fumée bleuâtre...
A cette démonstration significative, le Caméléon, ne s’amusant plus à ruser devant la frégate, se lança au plus près du vent, allure qui lui était particulièrement favorable, et prit sérieusement chasse.
La Fulminante le poursuivit, tous deux se dirigèrent vers le sud.
La Licorne avait le cap au nord-est. Elle marchait supérieurement; on comprend donc qu’elle laissa bientôt et bien loin derrière elle les deux bâtiments s’enfoncer de plus en plus dans les profondeurs de l’horizon.
Croustillac était resté les yeux attachés sur le navire qui emportait la Barbe-Bleue... Il le suivit d’un regard avide et désolé jusqu’à ce que le brigantin eût tout à fait disparu dans l’espace...
Alors deux grosses larmes roulèrent sur les joues de l’aventurier...
Il laissa tomber sa tête dans ses deux mains dont il se couvrit le visage. . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le capitaine Daniel vint brusquement interrompre la douloureuse rêverie du chevalier; il lui frappa joyeusement sur l’épaule et s’écria:
—Ah ça, notre hôte, la Licorne est en bon chemin, si nous descendions boire un coup de sangria au madère en attendant l’heure du souper? J’espère que vous allez me faire encore de vos drôles de tours qui me font tant rire... vous savez? quand vous faites tenir des fourchettes toutes droites sur le bout de votre nez... Allons boire un coup...
—Je n’ai pas soif, maître Daniel, dit tristement le Gascon.
—Tant mieux, vous n’en boirez qu’avec plus de plaisir; boire sans soif, c’est ce qui distingue l’homme de la brute, comme on dit.
—Merci... maître Daniel... mais je ne saurais...
—Ah ça, morbleu! qu’avez-vous donc? vous avez l’air tout drôle; est-ce parce que vous n’avez pas fait fortune, vous qui vous étiez vanté d’épouser la Barbe-Bleue avant un mois? Dites donc, vous souvenez-vous? vous auriez joliment perdu votre pari! vous n’avez pas seulement osé aller au Morne-au-Diable, j’en suis bien sûr...
—Vous avez raison, maître Daniel, j’ai perdu mon pari...
—Comme vous n’avez rien parié du tout, ça ne vous ruinera pas de le payer... heureusement... Ah! dites-donc, j’ai depuis un quart d’heure quelques questions sur le bout de la langue; comment étiez-vous à bord de la frégate? comment le capitaine du brigantin vous a-t-il recueilli? vous le connaissiez donc? et puis cette femme et ce seigneur qui vous ont dit tout à l’heure adieu... qu’est-ce que tout cela signifie?... Oh! après ça, si ça vous gêne, ne me répondez pas; je vous demande cela, c’est seulement pour le savoir... S’il y a un secret... motus, n’en parlons plus...
—Je ne puis rien vous dire à ce sujet, maître Daniel.
—Mettons alors que je n’ai rien demandé, et vive la joie... allons, riez donc, riez donc... qu’est-ce qui vous attriste? est-ce parce que vous voilà encore avec votre même habit vert et vos mêmes bas roses qui ont joliment déteint à l’eau de mer, soit dit sans vous offenser? Je vais vous prêter de quoi changer, quoiqu’il fasse une chaleur d’étuve, car ce n’est pas sain de laisser ses habits sécher sur son corps... Allons, allons, quittez donc cet air soucieux! voyons! est-ce que vous n’êtes pas mon hôte, puisque vous êtes ici par ordre de mon armateur? Et quand même! est-ce que je ne vous avais pas dit que vous pouviez rester à bord de la Licorne tant que ça vous plairait? car, vrai Dieu, j’adore votre conversation, vos histoires, et surtout vos tours. Ah! dites donc, j’ai justement une espèce d’étoupe faite avec du fil d’écorce de palmier... ça brûle comme une amorce, ça sera fameux, vous avalerez ça, et vous nous cracherez de la flamme et de la fumée comme un vrai démon, pas vrai?
—Le chevalier ne paraît pas disposé à vous égayer beaucoup, maître Daniel, dit une voix grave.
Croustillac et le capitaine se retournèrent; c’était le père Griffon qui, de la dunette, avait assisté à la poursuite du brigantin, et qui descendait sur le pont.
—Il est vrai, mon père, je me sens un peu triste, dit Croustillac.
—Bah! bah! si mon hôte n’est pas en train, il le sera tout à l’heure, car il n’est guère mélancolique de son état... Je vais toujours préparer le sangria, dit Daniel. Et il quitta le pont.
Après quelques moments de silence, le religieux dit à Croustillac:
—Vous voici encore l’hôte de maître Daniel... Vous voilà aussi pauvre qu’il y a dix jours.
—Pourquoi serais-je plus riche aujourd’hui qu’il y a dix jours, mon père? demanda le Gascon.
Il faut le dire à la louange de Croustillac, ses regrets amers étaient purs de toute pensée cupide; quoique pauvre, il était heureux de songer qu’à part le petit médaillon de la Barbe-Bleue, son dévouement avait été complétement désintéressé.
—Je crois, dit le père Griffon, que le duc de Monmouth sera fâché de n’avoir pu récompenser votre dévouement comme il le devait. Mais ce n’est pas tout à fait sa faute... les événements se sont tellement pressés...
—Vous ne parlez pas sérieusement, mon père... Pourquoi le prince aurait-il voulu humilier un homme qui a fait ce qu’il a pu pour le servir?
—Vous avez fait pour le prince ce qu’un frère aurait fait; pourquoi, vous sachant pauvre, ne serait-il pas en frère venu à votre aide?
—Pour mille raisons j’en aurais été désolé, mon père... Je compte même sur l’agitation de la vie que je vais mener plus aventureuse que jamais pour me distraire... Et j’espère...
Le Gascon n’acheva pas et cacha de nouveau sa tête dans ses mains.
Le religieux respecta son silence et s’éloigna.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Grâce aux vents alizés et à une belle traversée, la Licorne fut en vue des côtes de France environ quarante jours après son départ de la Martinique.
Peu à peu la tristesse morne du chevalier s’était calmée.
Avec un instinct de grande délicatesse, instinct aussi nouveau pour lui que le sentiment qui l’avait sans doute développé, le chevalier avait réservé pour la solitude les pensées mélancoliques et douces qu’éveillait en lui le souvenir de la Barbe-Bleue, car il ne voulait pas exposer ces précieuses rêveries aux grossières plaisanteries de maître Daniel ou aux interprétations du père Griffon.
Au bout de huit jours, le chevalier était redevenu, aux yeux des passagers de la Licorne, ce qu’il avait été durant la première traversée. Sachant qu’il devait payer son passage par sa bonne humeur, il mit cette espèce de probité qui lui était particulière à amuser maître Daniel; il se montra si bon compagnon, que le digne capitaine voyait arriver avec désespoir la fin de la traversée.
Croustillac avait formellement déclaré qu’il irait prendre du service en Moscovie, où le czar Pierre accueillait alors parfaitement les soldats de fortune.
Le soleil était sur le point de se coucher, lorsque la Licorne se trouva en vue des côtes de France.
Maître Daniel, par prudence, préféra d’attendre le lendemain pour aller au mouillage.
Peu de temps avant le moment de se mettre à table, le père Griffon pria le Gascon de venir avec lui dans sa chambre.
L’air grave, presque solennel du religieux parut étrange à Croustillac.
La porte fermée, le père Griffon, les yeux humides de larmes, tendit ses bras au Gascon, et lui dit:
—Venez... venez, excellente et noble créature... venez, mon bon et cher fils.
Le chevalier, à la fois attendri et étonné, serra cordialement le religieux dans ses bras, et lui dit:
—Qu’avez-vous donc, mon père?
—Ce que j’ai? ce que j’ai? comment! vous... pauvre aventurier... vous que votre vie passée devait rendre moins scrupuleux qu’un autre... vous sauvez la vie du fils d’un roi, vous vous dévouez avec autant d’abnégation que d’intelligence.... et puis, cela fait, vos amis en sûreté... vous revenez à votre obscure et misérable vie; ne sachant pas même à cette heure, à la veille de rentrer en France... où vous coucherez demain! et cela sans avoir dit un mot, un seul mot pour vous plaindre, ou de l’ingratitude, ou du moins de l’oubli de ceux qui vous doivent tant!
—Mais, mon père...
—Oh! je vous ai bien observé, moi, pendant cette traversée! jamais une parole amère... jamais seulement l’ombre d’un reproche... comme par le passé, vous êtes redevenu insouciant et gai... Et encore... non... non... Oh! je l’ai bien vu... votre joie est factice; vous avez même perdu dans ce voyage... votre seul bien... votre seule ressource... cette insouciante gaieté qui vous aidait à supporter l’infortune.
—Mon père... je vous assure que non...
—Oh! je ne me trompe pas, vous dis-je! la nuit.... je vous ai surpris seul... assis à l’écart... sur le pont, y rêvant tristement... Autrefois est-ce que vous rêviez jamais?
—N’ai-je pas, au contraire, pendant la traversée, diverti maître Daniel par mes plaisanteries, mon bon père?
—Oh! je vous observai bien; si vous avez consenti à amuser maître Daniel, c’était pour reconnaître comme vous le pouviez l’hospitalité qu’il vous donnait... Écoutez, mon fils... Je suis vieux, je puis tout vous dire sans vous offenser, eh bien! une conduite telle que la vôtre serait déjà très belle, très digne de la part d’un homme que ses antécédents, que ses principes rendraient naturellement délicat; mais de votre part, à vous, qu’une jeunesse oisive, peut-être coupable, semblait devoir destituer de toute élévation... cela est doublement noble et beau, c’est à la fois l’expiation du passé et la glorification du présent... aussi de pareils sentiments ne pouvaient rester sans récompense..... l’épreuve a trop duré, oui... je m’en veux presque de vous l’avoir imposée.
—Quelle épreuve, mon père?
—Encore non... cette épreuve vous a permis de montrer une délicatesse aussi noble que touchante.
On frappa à la porte du père Griffon.
—Qu’est-ce?
—Le souper, mon père.
—Allons, venez, mon fils, dit le père Griffon en regardant Croustillac d’un air singulier, je ne sais pourquoi il me semble que la journée se terminera heureusement pour vous.
Le chevalier, assez surpris de ce que le révérend l’avait fait descendre dans sa chambre pour lui tenir le discours que nous avons rapporté, suivit le père Griffon sur le pont.
Au grand étonnement de Croustillac, il vit l’équipage en habit de fête; des fanaux allumés étaient suspendus aux haubans et aux mâts.
Lorsque l’aventurier parut sur le pont, les douze pièces d’artillerie du trois-mâts tirèrent en salut.
—Mordioux! mon père, qu’est-ce que cela? dit Croustillac, sommes-nous attaqués?
Le père n’eut pas le loisir de répondre à l’aventurier; le capitaine Daniel, en habit de gala, suivi de son lieutenant, de son officier et des maîtres et contremaîtres de la Licorne, vint respectueusement saluer Croustillac, et lui dit avec un embarras mal dissimulé:
—Monsieur le chevalier... vous êtes mon armateur... ce bâtiment et la cargaison vous appartiennent.
—Au diable, compère Daniel, répondit Croustillac, si vous êtes ainsi fou avant souper, que sera-ce donc après boire... notre hôte?
—Je vous demande bien des pardons, monsieur le chevalier, continua Daniel, de vous avoir fait faire des tours d’équilibre sur votre nez, et de vous avoir induit à mâcher de l’étoupe pour cracher du feu pendant la traversée. Mais, aussi vrai que nous sommes en vue des côtes de France, j’ignorais que vous fussiez le propriétaire de la Licorne.
—Ah çà, mon père, m’expliquerez-vous? dit Croustillac.
—Le révérend vous expliquera d’autant mieux les choses, monsieur le chevalier, reprit Daniel, que c’est lui qui m’a remis tout à l’heure une lettre de mon correspondant du Fort-Royal, qui m’annonce qu’en vertu de la procuration qu’il a toujours eue de mon armateur de La Rochelle, il a vendu la Licorne et sa cargaison aux fondés de pouvoirs de M. le chevalier Polyphème de Croustillac; ainsi donc la Licorne et sa cargaison vous appartiennent, monsieur le chevalier, vous me donnerez reçu et acquit de ladite Licorne et de ladite cargaison lorsque nous aurons touché à tel port de France ou de l’étranger qu’il vous conviendra de désigner, lequel reçu et acquit je remettrai à mon armateur pour ma complète décharge dudit navire et de ladite cargaison.
Après avoir prononcé cette formule légale tout d’une haleine, maître Daniel, voyant Croustillac rêveur et soucieux, crut que le chevalier lui gardait rancune; il reprit avec un nouvel embarras:
—Que le père Griffon, qui me connaît depuis des années, vous l’affirme, et vous le croirez, monsieur le chevalier... je vous jure qu’en vous demandant d’avaler de l’étoupe et de cracher du feu, j’ignorais que j’avais affaire à mon armateur et au maître de la Licorne... Non, non, monsieur le chevalier, ce n’est pas à celui qui possède un bâtiment qui, tout chargé, peut valoir au moins deux cent mille écus...
—Ce bâtiment et sa cargaison valent ce prix? dit l’aventurier.
—Au bas prix encore, monsieur le chevalier... au plus bas prix... à vendre en bloc et tout de suite;... mais en ne se pressant pas, on aurait cinquante mille écus de plus...
—Comprenez-vous maintenant, mon fils? dit le père Griffon. Nos amis du Morne-au-Diable, apprenant que de graves intérêts me rappelaient subitement en France, m’ont chargé de vous faire accepter ce don de leur part. Pardonnez-moi, ou plutôt félicitez-moi d’avoir si bien éprouvé l’élévation de votre caractère en ne vous révélant qu’à cette heure le bienfait du prince...
—Ah! mon père, dit Croustillac avec amertume, en tirant de son sein le médaillon que la duchesse lui avait donné, et qu’il portait suspendu à un pauvre lacet de cuir, avec cela j’étais récompensé en gentilhomme... Pourquoi maintenant me traitent-ils en vagabond, en me faisant cette splendide aumône. . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le lendemain la Licorne entra dans le port.
Croustillac, usant de ses nouveaux droits, emprunta vingt-cinq louis à maître Daniel sur la cargaison, et lui défendit de descendre à terre avant vingt-quatre heures.
Le père Griffon alla loger au séminaire.
Croustillac lui donna rendez-vous pour le lendemain à midi.
A midi, le chevalier ne parut pas; mais il fit remettre ce billet au religieux par un garde-note de La Rochelle.
—«Mon bon père... je ne puis accepter le don que vous m’avez offert... Je vous envoie un acte en règle qui vous substitue à tous mes droits sur ce bâtiment et sur sa cargaison... Vous emploierez le tout en bonnes œuvres, selon que vous l’entendrez. Le tabellion qui vous remettra ce billet se consultera avec vous pour les formalités, il a mes pouvoirs.
«Adieu, mon bon père; souvenez-vous quelquefois du Gascon, et ne l’oubliez pas dans vos prières.
«Chevalier de Croustillac.»
Et le père Griffon n’entendit plus parler de l’aventurier.
ÉPILOGUE.
CHAPITRE XXXVI.
L’ABBAYE.
L’abbaye de Saint-Quentin, située non loin d’Abbeville et presque à l’embouchure de la Somme, possédait les plus belles propriétés de la province de Picardie; chaque semaine, ses nombreux tenanciers lui payaient en nature une partie de leurs redevances.
Pour représenter l’abondance, un peintre aurait pu choisir le moment où cette dîme énorme était apportée au couvent.
A la fin du mois de novembre 1708, environ dix-huit ans après les événements dont nous avons parlé, les tenanciers étaient réunis par une brumeuse et froide matinée d’automne, dans une petite cour située à l’extérieur des bâtiments de l’abbaye et non loin de la loge du portier.
Au dehors on voyait les chevaux, les ânes, les charrettes qui avaient servi à transporter l’immense quantité de denrées destinées à l’approvisionnement du couvent.
Une cloche sonna, tous les paysans se pressèrent au pied d’un petit escalier de quelques marches, situé sous un hangar qui occupait le fond de la cour. Le perron de cet escalier était surmonté d’une voûte en ogive par laquelle on sortait de l’intérieur du cloître.
Le père cellerier, accompagné de deux frères lais, parut sous cette voûte.
La figure grasse, rubiconde, animée du père se détachait à la Rembrandt sur le fond obscur du passage à l’extrémité duquel il s’était arrêté; de crainte du froid, le moine avait rabattu sur sa tête le chaud capuce de son camail noir. Une moelleuse soutanelle de laine blanche se drapait largement autour de son énorme obésité.
Un des frères lais portait une écritoire à la ceinture, une plume derrière l’oreille et un gros registre sous son bras; il s’assit sur une des marches de l’escalier, afin d’inscrire les redevances apportées par les fermiers.
L’autre frère lai classait les denrées sous le hangar à mesure qu’elles étaient déposées, tandis que le père cellerier, du haut du perron, présidait solennellement à leur admission, ses mains cachées dans ses larges manches.
Il est impossible de nombrer et de dépeindre cette masse de comestibles déposés au pied de l’escalier.
Ici, c’étaient d’énormes poissons de mer, d’étang ou de rivière, qui frétillaient encore sur les dalles de la cour; là, des chapons magnifiques, des oies monstrueuses, des dindons énormes couplés par les pattes s’agitaient convulsivement au milieu de montagnes de beurre frais et d’immenses paniers d’œufs, de légumes et de fruits d’hiver. Plus loin étaient garrottés deux de ces moutons engraissés dans les prés salins qui donnent tant de haut goût à leur chair succulente; les pêcheurs roulaient de petits barils d’huîtres sortant du parc; plus loin, c’étaient des coquillages de toute espèce, puis des homards, des langoustes, des écrevisses qui soulevaient les clayons d’osier où ils étaient renfermés.
Un des gardes de l’abbaye, à genoux devant un daim d’un an, en pleine venaison et tué de la veille, en soupesait un quartier, afin d’en faire admirer la pesanteur au père cellerier; auprès du daim gisaient deux chevreuils, bon nombre de lièvres et de perdreaux, tandis qu’un autre garde dépaillait des bourriches remplies de toute espèce de gibier de marais et de passage, tels que canards sauvages, bécasses, sarcelles, pluviers, etc.
Enfin, dans un autre coin de la cour s’étalaient des offrandes plus modestes, mais non moins utiles, telles que des sacs du plus pur froment, des légumes secs, des chapelets de jambons fumés, etc.
Un moment ces richesses gastronomiques s’entassèrent tellement qu’elles atteignirent le niveau de l’escalier où se tenait le père cellerier.
En voyant ce moine replet, au visage enluminé, au vaste abdomen, debout sur ce piédestal de comestibles qu’il couvait d’un œil gourmand, on eût dit le génie de la bonne chère.
Selon la qualité ou le choix de sa redevance, chaque tenancier, après avoir reçu un blâme ou un éloge du père cellerier, se retirait après une légère génuflexion.
Le révérend daignait même quelquefois tirer de ses longues manches sa main rouge et grasse pour la donner à baiser aux plus favorisés.
L’appel que faisait le frère lai touchait à sa fin...
On venait d’apporter au père cellerier un savoureux chaudeau dans une écuelle d’argent portée sur une assiette du même métal. Le révérend avait avalé ce consommé, parfait spécifique contre la froidure et la brume du matin. A ce moment le frère lai se plaignit d’avoir en vain appelé par deux fois Jacques, tenancier de la métairie de Blaville, qui redevait six poulardes, trois sacs de blé et cent écus pour son terme de fermage.
—Eh bien! dit le père cellerier, où est donc Jacques? Il est ordinairement... exact. Depuis quinze ans qu’il tient la métairie de Blaville, il n’a jamais manqué à ses échéances.
Les paysans appelaient encore Jacques...
Jacques ne parut pas.
De la foule des fermiers sortirent deux enfants, un jeune garçon et une jeune fille âgés de treize à quatorze ans; tremblants de confusion, ils s’avancèrent au pied de l’escalier, redoutable tribunal, en se tenant par la main, les yeux baissés et gros de pleurs.
La petite fille roulait un des coins de son tablier de grosse toile bise, qui recouvrait sa jupe de laine blanchâtre à larges raies noires; le jeune garçon serrait convulsivement son bonnet de laine brun.
Ils s’arrêtèrent au pied de l’escalier.
—Ce sont les enfants du métayer Jacques, dit une voix.
—Eh bien! et les six poulardes, et les trois sacs de blé, et les cent écus de votre père? dit sévèrement le révérend.
Les deux pauvres enfants se serrèrent l’un contre l’autre, se poussèrent le coude pour s’encourager à répondre.
Enfin le jeune garçon, ayant plus de résolution, releva son noble et beau visage, que la grossièreté de ses vêtements rendait plus remarquable encore, et dit tristement au religieux:
—Notre père est bien malade depuis deux mois, notre mère le soigne... il n’y a pas d’argent à la maison... nous avons été obligés de prendre le blé de la redevance pour nourrir un journalier et sa femme qui ont remplacé mon père dans les travaux de la métairie; et puis il a fallu vendre les poulardes pour payer le médecin.
—C’est toujours le même refrain lorsque les tenanciers manquent à leurs redevances, dit brusquement le religieux. Jacques était bon et exact fermier, voilà qu’il se gâte tout comme les autres; mais, dans l’intérêt de l’abbaye comme dans le sien, nous ne le laisserons pas s’égarer dans la mauvaise voie.
Puis s’adressant aux enfants, il ajouta sévèrement:
—Le père trésorier avisera... attendez là.
Les deux enfants se retirèrent dans un coin obscur du hangar.
La jeune fille s’assit en pleurant sur une borne; son frère se tint debout auprès d’elle, appuyé au mur, en regardant sa sœur avec une morne tristesse.
L’appel achevé, les moines rentrèrent dans l’abbaye, les paysans regagnèrent les chevaux et les charrettes qui les avaient amenés, les deux enfants restèrent seuls dans la cour... attendant avec une douloureuse inquiétude la résolution du trésorier à l’égard de leur père.
Un nouveau personnage parut à la porte de la petite cour.
C’était un grand vieillard à larges moustaches blanches et barbe négligée, il marchait péniblement à l’aide d’une jambe de bois, et portait un vieil habit uniforme vert à collet orange; un sac de peau attaché sur son dos contenait son modeste bagage; il s’appuyait sur un gros bâton de cornouiller, et était coiffé d’un gros bonnet hongrois, d’une fourrure noire et râpée, qui, descendant jusque sur ses sourcils, lui donnait l’air du monde le plus sauvage; ses cheveux, aussi blancs que sa moustache, rattachés par un nœud de cuir, formaient une longue queue qui lui tombait au milieu des épaules; son teint était hâlé, ses yeux vifs, et l’âge avait courbé sa haute taille.
Ce vieillard entra dans la cour sans voir d’abord les enfants, il regardait autour de lui comme un homme qui cherche à s’orienter; apercevant les deux petits paysans, il alla droit à eux.
La jeune fille, effrayée de cette figure étrange, ou plutôt de cet énorme bonnet de poils tout hérissés, jeta un cri de frayeur; son frère lui prit la main pour la rassurer, et, quoique la pauvre enfant voulût la retirer, il s’avança résolument au-devant du vieillard.
Celui-ci s’était arrêté, frappé de la beauté de cet deux enfants, et surtout des traits délicats de la jeune fille, dont le visage, d’une finesse, d’une régularité parfaite, était couronné de deux bandeaux de cheveux blonds à demi cachés sous un pauvre petit béguin d’indienne de couleur brune; elle portait, comme son frère, de gros sabots et des bas de laine.
—Vous avez donc peur de moi, mordioux! vous ne voulez donc pas m’enseigner où est l’abbaye de Saint-Quentin? dit le vieux soldat.
Quoiqu’il fût loin de vouloir intimider ces enfants, le ton de ses paroles effraya davantage encore la jeune fille, qui, se serrant contre son frère, lui dit à demi-voix:
—Réponds-lui, Jacques, réponds-lui, vois comme il a l’air méchant.
—N’aie pas peur, Angèle, n’aie pas peur, dit le jeune garçon; puis il dit au soldat:
—Oui, monsieur, c’est ici l’abbaye de Saint-Quentin; mais si vous voulez entrer, la loge du frère portier est de l’autre côté, en dehors de cette cour.
L’enfant aurait pu parler longtemps encore sans que le soldat fît attention à ses paroles.
Lorsque la jeune fille avait appelé son frère Jacques, le vieillard avait fait un mouvement de surprise; mais lorsque Jacques, à son tour, appela sa sœur Angèle, le vieillard tressaillit, laissa tomber son bâton, et il eut besoin de s’appuyer au mur, tant son saisissement fut violent.
—Vous vous appelez Jacques et Angèle... mes enfants? dit-il d’une voix tremblante.
—Oui, monsieur, répondit le jeune homme tout à fait rassuré, mais assez étonné de cette question.
—Nos parents sont tenanciers de l’abbaye, monsieur.
—Allons, se dit le soldat, que le lecteur a sans doute déjà reconnu, je suis un vieux fou... mais aussi, mordioux! la réunion de ces deux noms... Jacques... Angèle... Allons, allons, Polyphème, vous perdez la tête, mon ami; parce que vous rencontrez deux petits paysans en sabots, vous vous imaginez... et il haussa les épaules; c’est bien la peine d’avoir cette large barbe blanche au menton pour donner dans de pareilles visions! Si c’est pour faire de telles découvertes que vous revenez de Moscovie, Polyphème, vous auriez tout aussi bien... fait... de...
En se parlant ainsi à lui-même, Croustillac avait examiné la jeune fille avec une avide curiosité; de plus en plus frappé d’une ressemblance qui lui semblait incompréhensible, il attachait sur Angèle des regards étincelants.
La jeune fille, effrayée de nouveau, dit à son frère en cachant sa tête derrière son épaule:
—Mon Dieu, voilà qu’il me fait encore peur.
—Pourtant ces traits, disait Croustillac en sentant son cœur battre à la fois de doute, d’anxiété, de crainte et d’espoir, ces traits charmants me rappellent... mais non... c’est impossible... impossible! Quelle probabilité? décidément, je suis un vieux fou... des fermiers?... Allons, le coup de sabre que j’ai reçu sur la tête au siége d’Azof m’a dérangé la cervelle. Après cela, il y a des hasards si étranges (et certes, plus que personne, j’ai le droit de croire aux bizarreries du hasard. Je serais un ingrat d’en médire); oui, le hasard, peut faire que des paysans donnent à leurs enfants certains noms... plutôt que d’autres, mais le hasard ne fait pas de ces ressemblances... Allons, c’est impossible... Après tout, je puis bien leur demander, et en vérité en leur demandant, je ris de moi-même; c’est stupide...—Mes enfants, dites-moi comment s’appelle votre père?
—Jacques, monsieur.
—Oui... Jacques... mais... Jacques... quoi?
—Jacques, monsieur.
—Jacques, tout court?
—Oui, monsieur, répondit l’enfant en regardant Croustillac avec surprise.
—Voilà qui est de plus en plus étrange, dit Croustillac en réfléchissant.
—Et il y a longtemps qu’il est en France?
—Mais il y a toujours été, monsieur.
—Allons, j’étais fou, décidément j’étais fou. Est-ce que votre père était soldat, mes enfants?
Angèle et Jacques se regardèrent encore avec étonnement.
Le jeune garçon répondit:
—Non, monsieur, il a toujours été fermier.
A ce moment la porte qui communique dans l’abbaye s’ouvrit, l’un des frères lais parut du haut de l’escalier.
Ce frère était le type du moine ignoble, sensuel, grossier... Il fit un signe aux enfants, qui s’approchèrent tout tremblants.
—Viens ici, la petite, dit-il.
La pauvre enfant, après avoir jeté un regard craintif sur son frère, qu’elle ne pouvait se décider à quitter, monta timidement les marches de l’escalier.
Le moine lui prit insolemment le menton dans sa grosse main, lui redressa la tête qu’elle tenait baissée, et lui dit:
—La belle enfant, tu préviendras ton père que s’il ne paye pas, d’ici à huit jours, sa redevance en nature et cent écus qu’il doit, il y a un fermier plus solvable que lui qui demande la métairie et qui l’obtiendra. Comme ton père est un bon sujet, on lui donne huit jours... Sans cela, on l’aurait mis dehors aujourd’hui.
—Mon Dieu, mon Dieu, dirent les enfants en pleurant et en joignant les mains, il n’y a pas d’argent chez nous. Notre pauvre père est malade, hélas! comment ferons-nous?
—Vous ferez comme vous pourrez, dit le moine, c’est l’ordre du prieur, et il fit signe à la jeune fille de descendre.
Les deux enfants se jetèrent dans les bras l’un de l’autre en sanglotant et en disant:—Notre père en mourra... mon Dieu, il en mourra...
Croustillac, à demi caché par un pilier du hangar, avait été à la fois touché et indigné de cette scène.
Au moment où le moine allait fermer la porte de l’ogive, le Gascon lui dit:
—Mon révérend, un mot... c’est ici l’abbaye de Saint-Quentin?
—Oui, après? dit le frère d’un ton brutal.
—Vous voudrez bien, n’est-ce pas, me donner un gîte jusqu’à demain?
—Hum... toujours des mendiants, dit le moine... Eh bien! va sonner à la porte du portier, on te donnera une botte de paille et on te trempera une soupe. Puis il ajouta:—Ces vagabonda sont la plaie des maisons religieuses.
L’aventurier devint cramoisi, redressa sa grande taille, enfonça d’un coup de poing son bonnet de fourrure jusque sur ses yeux, frappa la terre de son bâton et s’écria d’une voix menaçante:
—Mordioux! mon révérend, connaissez un peu mieux votre monde, au moins.
—Qu’est-ce que c’est que ce vieux porte-besace? dit le moine irrité.
—Parce que je porte besace, il ne s’ensuit pas que je vous demande l’aumône, mon révérend, s’écria Croustillac.
—Que veux-tu donc alors?
—Je demande à souper et un abri, parce que votre riche couvent peut bien donner du pain et un abri aux pauvres voyageurs. La charité le commande à votre abbé. D’ailleurs, en hébergeant les chrétiens... vous ne donnez pas... vous restituez. Votre abbaye est assez engraissée par les dîmes.
—Veux-tu te taire, vieil hérétique, vieil insolent!
—Vous m’appelez vieil insolent! Eh bien! apprenez, dom Bourru, que j’ai encore un écu dans ma besace, et que je puis me passer de votre paille et de votre soupe, dom Ribaud.
—Qu’entends-tu par dom Ribaud, drôle que tu es? dit le frère lai en s’avançant sur le perron. Prends garde que j’aille un peu secouer tes guenilles.
—Puisque nous nous tutoyons, dom Biberon, prends garde à ton tour, dom Glouton, que je te fasse tâter de mon bâton de cornouiller, dom Bedaine, tout infirme que je suis, dom Brutal...
Le vigoureux moine fut au moment de descendre pour châtier le Gascon, mais il haussa les épaules et dit à Croustillac:
—Si tu as jamais l’audace de te présenter à la loge du frère portier, tu seras étrillé d’importance. Voilà l’hospitalité que tu recevras désormais à l’abbaye de Saint-Quentin.
Puis s’adressant aux enfants:
—Et vous, dites bien à votre père que dans huit jours il ait à payer ou à sortir de la métairie, car, je vous le répète, il y a un fermier plus solvable qui la demande.
Et le moine ferma brusquement la porte.
—Je ne puis dire cela à ces enfants, reprit l’aventurier, en se parlant à lui-même, ce serait d’un mauvais exemple pour cette jeunesse; mais j’avais comme un petit remords d’avoir contribué à la rôtisserie d’un couvent dans la guerre de Moravie... Eh bien! je me plais à me figurer que les rôtis ressemblaient à cet animal dodu et pansu, et je me sens tout allègre... Le drôle!... traiter si durement ces pauvres enfants. Il est bizarre combien je m’intéresse à eux... si j’avais moins de raison, je me laisserais aller à des espérances. Après tout, pourquoi ne pas éclaircir mes doutes? Qu’est-ce que je risque... j’ai un excellent moyen.—Ah ça! mes enfants, dit-il aux jeunes paysans... votre père est malade et pauvre? il ne sera pas fâché de gagner une petite aubaine; quoique je porte la besace, j’ai un boursicot... Eh bien! au lieu d’aller coucher et dîner à l’auberge... (que la foudre m’écrase si je mets jamais les pieds dans cette abbaye, que Dieu confonde), j’irai dîner et coucher chez vous! Je ne vous gênerai pas, j’ai été soldat, je ne suis pas difficile; un escabeau au coin du feu, un morceau de lard, un verre de cidre, et pour la nuit une botte de paille fraîche, à la douce chaleur de l’étable; voilà tout ce qu’il me faut... ça sera toujours une pièce de vingt-quatre sous qui entrera dans votre ménage... Qu’est-ce que vous dites de ça?
—Mon père n’est pas hôtelier, monsieur, répondit le jeune garçon.
—Bah... bah... mon enfant, si le bonhomme a du sens, si la bonne mère est ménagère, comme elle doit l’être, ils ne regretteront pas ma venue, cette aubaine fera toujours bouillir votre marmite pendant un jour... Allons!... conduisez-moi à la métairie, mes enfants; votre père ne vous grondera pas de lui amener un vieux soldat.
Malgré la rudesse apparente et sa figure hétéroclite, le chevalier inspira quelque confiance à Jacques et à Angèle; les deux enfants se prirent par la main, marchèrent devant l’invalide, qui les suivait absorbé dans une profonde rêverie.
Au bout d’une heure de route, ils arrivèrent à l’entrée d’une longue avenue de pommiers qui conduisait à la métairie.
CHAPITRE XXXVII.
RÉUNION.
Jacques et Angèle étaient entrés dans la métairie afin de savoir si leur père consentait à donner l’hospitalité au vieux soldat.
En attendant le retour des enfants, l’aventurier examinait l’extérieur de la ferme.
Tout y paraissait tenu avec soin et propreté; à côté des bâtiments d’exploitation était la maison du métayer, deux énormes noyers ombrageaient sa porte et son toit de chaume velouté de mousse verte, une légère fumée s’échappait de la cheminée de briques; au loin on entendait gronder l’Océan, car la ferme s’élevait presque sur les falaises de la côte.
La pluie commençait à tomber, le vent murmurait; un petit pâtre ramenait des champs deux belles vaches brunes qui regagnaient leur chaude étable en faisant tinter leurs clochettes mélancoliques.
L’aventurier se sentit ému à l’aspect de cette scène paisible; il enviait le sort des habitants de cette ferme, quoiqu’il sût leur gêne momentanée.
L’aventurier vit venir à lui une femme pâle et de petite taille, d’un âge mûr, vêtue comme les paysannes de Picardie, mais avec une extrême propreté. Son fils l’accompagnait; sa fille s’était arrêtée au seuil de la porte.
—Nous sommes bien fâchés, monsieur...
A peine cette femme avait-elle dit ces mots, que Croustillac devint pâle comme un spectre, étendit les bras vers elle... sans prononcer une parole, abandonna son bâton, perdit l’équilibre et tomba subitement à la renverse sur un tas de feuilles sèches qui se trouva heureusement derrière lui.
L’aventurier était évanoui.
La duchesse de Monmouth (c’était elle), ne reconnaissant pas d’abord le chevalier, attribua sa faiblesse à la fatigue ou au besoin, et s’empressa, aidée de ses deux enfants, de secourir l’inconnu.
Jacques, garçon vigoureux pour son âge, appuya le vieillard au tronc de l’un des noyers, pendant que sa mère et sa sœur allèrent chercher un cordial.
En ouvrant l’uniforme du chevalier pour faciliter sa respiration, Jacques vit attaché avec un lacet de cuir le riche médaillon que l’aventurier portait sur sa poitrine.
—Ma mère, regardez donc le beau reliquaire! dit le jeune garçon.
La duchesse s’approcha et fut à son tour stupéfaite de reconnaître le médaillon qu’elle avait autrefois donné à Croustillac. Puis, regardant le chevalier avec plus d’attention, elle s’écria:
—C’est lui! c’est l’homme généreux qui nous a sauvés...
Le chevalier revint à lui.
Lorsqu’il ouvrit les yeux, ils étaient inondés de larmes.
Il est impossible de peindre le bonheur, les élans de joie du bon Croustillac.
—Vous! sous ce costume, madame! vous que je revois après tant d’années! Quand j’ai tout a l’heure entendu ces enfants s’appeler Jacques et Angèle, le cœur m’a battu si fort... Mais je ne pouvais croire... espérer... Et le prince?
La duchesse de Monmouth mit un doigt sur ses lèvres, secoua tristement la tête et dit:
—Vous allez le voir. Hélas! pourquoi faut-il que le plaisir de vous revoir soit attristé par la maladie de Jacques! Sans cela ce jour eût été beau pour nous.
—Je n’en reviens pas, madame, vous sous ces habits! dans cette pénible condition!
—Silence! mes enfants pourraient nous entendre... mais attendez-moi un moment ici, je vais préparer mon mari à vous recevoir.
Après quelques minutes, l’aventurier entra dans la chambre de Monmouth; ce dernier était couché dans un de ces lits à baldaquin de serge verte, comme on en voit encore dans quelques maisons de paysans.
Quoiqu’il fût amaigri par la souffrance, et qu’il eût alors plus de cinquante ans, la physionomie du prince offrait toujours le même caractère gracieux et élevé.
Monmouth tendit affectueusement ses mains à Croustillac, et lui montrant un fauteuil à son chevet, lui dit:
—Asseyez-vous là, mon vieil ami! A quel miraculeux hasard devons-nous cette heureuse rencontre? Je ne puis en croire mes yeux... Enfin, chevalier, nous voici réunis après plus de dix-huit années de séparation!... Ah! bien souvent, Angèle et moi, nous avons parlé de vous, de votre généreux dévouement... Notre chagrin était de ne pouvoir dire à nos enfants la reconnaissance que nous vous devons... et qu’ils vous doivent aussi.
—Ah ça, monseigneur, songeons au plus pressé, dit le Gascon, chacun son tour.
Ce disant, il prit un couteau dans sa poche, dégrafa son justaucorps, et fit gravement dans la doublure de son habit une large incision.
—Que voulez-vous faire? demanda le duc.
Le chevalier tira de sa poche secrète une espèce de bourse de cuir, et dit au duc:
—Il y a là-dedans cent doubles louis, monseigneur; mon autre revers en contient autant. C’est le fruit de mes épargnes sur ma paye et le prix de la jambe que j’ai laissée l’an passé à la bataille de Mohiloff, après le passage de la Bérésina; car il faut être juste, Pierre le Grand, bien nommé, paye généreusement les soldats de fortune qui s’enrôlent à son service et qui lui font hommage de quelqu’un de leurs membres.
—Mais, mon ami, je ne vous comprends pas, dit Monmouth en repoussant doucement la bourse que l’aventurier lui tendait.
—Je vais être clair, monseigneur: vous êtes en arrière de cent écus de redevance, et vous êtes menacé d’être renvoyé de cette métairie sous huit jours. C’est un animal dodu, pansu, ventru et barbu, vêtu d’une robe de moine, qui a fait cette menace à vos pauvres chers enfants, cela tout à l’heure devant moi, à la porte du couvent.
—Hélas! Jacques, cela n’est que trop probable, dit tristement Angèle à son mari.
—Je le crains, dit Monmouth, mais ce n’est pas une raison, mon ami, pour accepter.
—Mais, monseigneur, il me semble que vous m’avez, il y a quelque dix-huit ans, fait un assez joli cadeau pour que nous partagions aujourd’hui; et, puisque nous parlons du passé, pour vous débarrasser tout de suite de ce qui me regarde, et causer ensuite de vos affaires tout à notre aise, monseigneur, en deux mots, voici mon histoire. En arrivant à La Rochelle, le père Griffon m’a dit que vous me donniez la Licorne et sa cargaison.
—Mon Dieu, mon ami, c’était si peu de chose auprès de ce que nous vous devions, dit Jacques.
—Pouvions-nous seulement essayer de reconnaître ce que vous aviez fait pour nous? reprit Angèle.
—Sans doute, c’était peu... ça n’était rien, rien du tout... une tasse de café bien sucrée, avec du rhum pour l’adoucir, n’est-ce pas? seulement la tasse était un navire... et pour la remplir, il y avait, en café, en sucre et en rhum, le chargement d’un bâtiment de 800 tonneaux... le tout valant environ 200,000 écus, vous avez raison, c’était moins que rien... Mais, pour en finir avec les mauvaises paroles, monseigneur, et pour parler franc, mordioux! ce don-là m’a blessé.
—Mon ami...
—J’étais payé par ce médaillon... n’en parlons plus... d’ailleurs, je n’ai plus le droit de vous en vouloir, j’ai fait un acte de donation du tout au père Griffon, afin qu’il en fît à son tour donation aux pauvres ou à des couvents, ou au diable si cela lui plaisait.
—Serait-il possible que vous ayez refusé, s’écrièrent les deux époux.
—Oui, j’ai refusé... et je suis sûr, monseigneur, quoique vous fassiez l’étonné, que vous auriez agi comme moi. Je n’étais pas déjà si riche en bonnes œuvres pour ne pas garder le souvenir du Morne-au-Diable pur et sans tache!... C’était un luxe un peu cher, si vous voulez, mais j’avais été Jacques de Monmouth pendant vingt-quatre heures, et il m’était resté quelque chose de mon rôle de grand seigneur.
—Noble et excellent cœur! dit Angèle.
—Mais, reprit Monmouth, vous étiez si pauvre!
—C’est justement parce que j’avais l’habitude de la pauvreté et d’une vie aventureuse, que ça ne me coûtait pas... Je me suis murmuré à l’oreille: Polyphème... suppose que tu as rêvé cette nuit que tu étais riche à 200,000 écus. J’ai supposé le rêve... tout a été dit... et ça m’a fait du bien. Oui, souvent en Russie... quand j’avais de la misère... du chagrin... ou que j’étais cloué sur mon grabat par une blessure... je me disais pour me réconforter et me ragaillardir:—Après tout, Polyphème, tu as fait quelque chose de noble et de généreux une fois dans ta vie... eh bien, vous me croirez, ça me redonnait du courage. Mais voilà que je me vante, et, qui pis est, que je m’attendris... revenons à mon départ de La Rochelle... Je vous l’avoue et je vous en remercie... j’ai néanmoins profité un peu de votre générosité. Comme il ne me restait rien de mes trois malheureux écus de six livres et que c’était peu pour aller en Moscovie, j’empruntai 25 louis à maître Daniel sur la cargaison; je payai mon passage à un Hambourgeois, de Hambourg à Fallo; je m’embarquai pour Revel sur un Suédois; de Revel j’allai à Moscou, j’arrivai comme marée en carême; l’amiral Lefort recrutait des enfants perdus pour renforcer la polichnie du czar, autrement dit la première compagnie d’infanterie équipée et manœuvrant à l’allemande qui ait existé en Russie. J’avais fait la campagne de Flandre avec les reîtres, je connaissais le service; je fus donc enrôlé dans la polichnie du czar, et j’eus l’honneur d’avoir ce grand homme pour serre-file, car il servit dans cette compagnie comme simple soldat, vu qu’il avait l’habitude de croire que pour savoir un métier il faut l’apprendre...
Une fois incorporé dans l’armée moscovite, j’ai fait toutes les guerres. Vous pensez bien, monseigneur, que je ne vais pas vous raconter mes campagnes, vous parler du siége d’Azof, où je reçus un coup de sabre sur la tête; de la prise d’Astrakan sous Schérémétoff, où j’ai gagné un coup de lance dans les reins; du siège de Narva, où j’ai eu l’honneur d’ajuster sa majesté Charles XII et le bonheur de le manquer, et enfin de la grande bataille de Dorpat.
Non, non, ne craignez rien, monseigneur; je garde ces beaux récits-là pour endormir vos enfants pendant les veillées d’hiver, au coin du feu, quand la bise de mer fera rage dans les branches de vos vieux noyers. Tout ce qui me reste à vous dire, monseigneur, c’est que j’ai fait la guerre, depuis que je vous ai quitté, d’abord comme bas officier, puis comme lieutenant; je la ferais peut-être encore, si l’an passé je n’avais pas oublié une de mes jambes à Mohiloff. Le czar m’a donné généreusement le capital de ma pension, et je suis revenu mourir en France, parce que, après tout, c’est encore là que l’on meurt le mieux... quand on y est né; Je m’en allais pédestrement, en flânant, regagner ma vallée paternelle, couchant et gîtant dans les abbayes pour ménager mon boursicot, lorsque le hasard... cette fois, non, dit le chevalier d’un ton grave et pénétré qui contrasta avec son langage ordinaire, oh! cette fois, non, ça n’a pas été le hasard... mais c’est la providence du bon Dieu qui m’a fait rencontrer vos enfants, monseigneur; ils m’ont amené jusqu’ici... je suis tombé à la renverse sur un tas de feuilles sèches en reconnaissant madame la duchesse... et me voilà!
Maintenant, voici mon projet... si vous y consentez toutefois, monseigneur. Ma vallée paternelle est bien déserte, mon père et ma mère sont morts depuis longtemps, j’aimerais donc furieusement m’établir auprès de vous... Quoique éclopé, je serais encore bon à quelque chose, quand ça ne serait qu’à servir d’épouvantail pour empêcher les oiseaux de manger vos pommes et vos cerises; j’oublierais que vous êtes monseigneur; je vous appellerais maître Jacques; j’appellerais madame la duchesse dame Jacques; vos enfants m’appelleraient le père Polyphème, je leur conterais mes batailles, et ça durerait comme ça jusqu’à vitam æternam.
—Oui... oui... nous acceptons, vous ne nous quitterez plus, dirent à la fois Jacques et Angèle, les yeux mouillés de larmes.
—Mais à une condition, dit le chevalier en essuyant aussi ses yeux, c’est que moi qui suis orgueilleux comme un paon, je vous paierai d’avance ma pension, et que vous accepterez ces deux cents louis que vous m’avez refusés; total 6,000 livres; à 500 francs par an, douze de pension... dans douze ans nous ferons un autre bail.
—Mais, mon ami...
—Mais, monseigneur, c’est oui ou non. Si c’est oui, je reste, et je suis plus heureux que je ne le mérite. Si c’est non, je reprends mon bâton, mon bissac, et je pars pour la vallée paternelle, où je crèverai, mordioux! tristement, tout seul dans un coin, comme un vieux chien qui a perdu son maître.
Si grotesques que fussent ces paroles, elles furent prononcées d’un ton si ému, si pénétré, que le duc et sa femme ne purent refuser l’offre du chevalier:
—Eh bien donc j’accepte.
—Hourra! cria Croustillac d’une voix de Stentor, et il accompagna cette exclamation moscovite en jetant en l’air son bonnet de poil.
—Oui, j’accepte de grand cœur, mon vieil ami, dit Monmouth, et pourquoi vous le cacher? ce secours inattendu que vous nous offrez si généreusement.. me sauve peut-être la vie... sauve peut-être ma femme et mes enfants de la misère, car cette somme nous remet à flot, et nous pouvons braver deux années aussi mauvaises que celle qui a été la cause première de notre gêne. La fatigue, le chagrin, l’inquiétude de l’avenir m’avaient rendu malade... Maintenant, tranquille sur le sort des miens... assuré d’un ami comme vous... je suis sûr que ma santé va renaître.
—Ah çà! mordioux, monseigneur, comment se fait-il qu’avec ces énormités de pierreries que vous aviez, vous soyez réduits?...
—Angèle va vous raconter cela, mon ami; l’émotion à la fois si douce et si vive que je ressens m’a fatigué...
—Après vous avoir laissé à bord de la Licorne, dit Angèle, nous fîmes voile en toute hâte pour le Brésil; nous y séjournâmes quelques temps, mais pour plus de prudence, nous résolûmes de partir pour l’Inde à bord d’un bâtiment portugais. Nous avions vécu trois ans dans ce pays très ignorés, très heureux, très tranquilles, lorsque je tombai sérieusement malade. Un des meilleurs médecins de Bombay déclara que le climat de l’Inde deviendrait mortel pour moi, l’air natal pouvant seul me sauver. Vous savez combien Jacques m’aime; il me fut impossible de vaincre sa résolution; il voulut à toute force revenir en Europe, en France, malgré les dangers qui le menaçaient. Nous partîmes du Cap sur un bâtiment hollandais, faisant voile pour le Texel. Nous possédions une somme très considérable provenant des ventes de nos pierreries. Notre traversée fut très heureuse jusque sur les côtes de France; mais là une tempête horrible nous assaillit. Après avoir perdu ses mâts, après avoir été pendant trois jours battu par les flots, notre navire échoua sur la côte, à un quart de lieue d’ici; par un miracle du ciel, moi et Jacques nous échappâmes seuls à une mort presque certaine. Plusieurs passagers furent, comme nous, jetés sur la grève pendant cette nuit horrible. Tous périrent, je vous le répète, mon ami, il fallait un miracle pour nous sauver, moi et Jacques, moi surtout, si souffrante. Les tenanciers que nous remplaçons dans cette ferme nous trouvèrent mourants sur la plage; ils nous transportèrent ici. Le navire était englouti avec toutes nos richesses; Jacques, ne s’occupant que de moi, avait tout oublié; nous ne possédions plus rien; j’étais orpheline, sans aucune fortune; Jacques ne pouvait s’adresser à personne sans être reconnu. Ce qui nous restait à la Martinique avait sans doute été confisqué... et puis comment réclamer ces biens? Pour toute ressource, il nous restait une bague que je portais au doigt lors du naufrage; nous chargeâmes les fermiers de cette métairie, qui nous avaient recueillis, de vendre ce diamant à Abbeville; ils en tirèrent environ quatre mille livres: c’était tout notre avoir. Ma santé était tellement altérée que nous fûmes obligés de nous arrêter ici; cette mesure conciliait d’ailleurs la prudence et l’économie; les métayers étaient bons, pleins de soins pour nous.