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Le morne au diable

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Le boucanier regarda Croustillac d’un air hébété, et ne parut pas le comprendre; il lui dit en montrant le soleil:

—Le soleil baisse, nous avons quatre lieues à faire avant d’arriver au Morne-au-Diable; en route.

—Ce malheureux-là n’a pas la moindre conscience du danger qu’il court, c’est pitié que d’abuser de son aveuglement. C’est battre un enfant, c’est tirer un faisan posé, c’est tuer un homme endormi; foi de Croustillac, il me donne des scrupules. Et il reprit tout haut:

—Vous ne comprenez donc pas, mon brave ami, que cet homme aussi séduisant qu’irrésistible dont je vous parle... c’est moi?

—Ah! bah! c’est impossible...

—Votre étonnement n’est pas flatteur... brave chasseur... mais si je vous parle ainsi de moi-même, c’est que l’honneur m’ordonne de vous dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Vous ne comprenez donc pas qu’une fois que la Barbe-Bleue m’aura vu, elle m’aimera, et qu’elle ne vous aimera plus, mon pauvre Arrache-l’Ame? Comprenez donc que ce serait une lâcheté, une trahison de ma part que de ne pas vous en prévenir, au point où vous êtes avec la Barbe-Bleue... Je vous le répète, du moment où je mettrai les pieds au Morne-au-Diable, du moment où elle m’aura vu, où elle m’aura entendu... ce sera fait de votre amour. Maintenant que je vous ai prévenu, loyalement prévenu... voyez si vous voulez risquer.

—Touchez là, frère, dit le boucanier, parfaitement insensible aux menaces que lui faisait le chevalier... Partons, nous arriverons à la nuit au Morne-au-Diable, et les sauts du précipice ne sont pas commodes à cette heure-là.

—Allons... vous vous entêtez... soit... mais je vous ai prévenu, ce sera de la bonne guerre, dit le chevalier.

Le boucanier, sans répondre au chevalier, dit à son engagé: Ramène les chiens à la case et tiens prêtes les deux douzaines de peaux de taureau qu’on doit venir chercher demain de la Basse-Terre; je ne rentrerai pas cette nuit.

—C’est le compte, dit tout bas l’engagé d’un air fin, il découche toujours de la case une nuit sur trois.

Pendant que le boucanier attachait son ceinturon, le chevalier se dit à lui-même, en regardant le chasseur avec un sentiment de pitié:

—Ma foi! puisqu’il se met de gaieté de cœur le lacet au cou, puisqu’il n’écoute pas mes avertissements, qu’il s’arrange, mordioux! Il paraît que les amants ont, sous ce rapport, juste autant d’intelligence que les maris. Mais comment la Barbe-Bleue, si elle est jolie... il faut qu’elle soit jolie... peut-elle s’accommoder d’un rustre pareil? Pauvre petite... cela est tout simple!... elle ne sait pas le dédommagement que le sort lui réserve...

—Vive Dieu! Croustillac, ton étoile se lève, ajouta le chevalier, après quelques minutes de réflexion.

—Allons, frère... en route... dit le boucanier; mais avant, Pierre va nous envelopper les jambes avec un reste de peau qu’il a là; nous avons à traverser une mauvaise savane pour les serpents.

Le chevalier remercia le boucanier, non sans hausser les épaules avec compassion, en se disant:

—Le malheureux! il me chausse, et moi je le coifferai!

Cette stupide plaisanterie devait être punie et bien fatale à Croustillac, qui suivit son guide avec une nouvelle ardeur, car il allait enfin voir la Barbe-Bleue.

DEUXIÈME PARTIE.

CHAPITRE XII.

LE MARIAGE.

Après quatre heures de marche, le chevalier et le boucanier arrivèrent assez près du Morne-au-Diable. La route était si difficile et si embarrassée, que les deux compagnons purent à peine échanger quelques paroles.

Croustillac devenait pensif à mesure qu’il approchait de l’habitation de la Barbe-Bleue; malgré la bonne opinion qu’il avait de lui-même, malgré ses consolantes réflexions sur la nudité allégorique de Vénus et de la Vérité, il regrettait que sa bonne mine naturelle ne fût point relevée par de riches vêtements. Il se hasarda donc, après maintes hésitations, à faire le mensonge suivant au boucanier:

—Je vous avouerai, mon loyal et digne rival, que mes gens et mes malles étant restés à Saint-Pierre, je me trouve, comme vous voyez, assez peu galamment troussé... pour me présenter devant la reine de nos pensées.

—Qu’est-ce que ça veut dire, demanda le boucanier.

—Cela veut dire, brave Nemrod, que j’ai l’air d’un mendiant; que mon justaucorps et mes chaussures qui étaient hier presque neufs, sont à cette heure abominablement outragés et paraissent avoir au moins.... six mois d’existence.

—Six mois? Oh! oh! ils ont l’air diablement plus âgés que cela, frère.

—C’est ce qui prouve combien votre diable de soleil est torréfiant! en une journée, il a dévoré la couleur de ces habits qui étaient hier du vert céladon le plus frais, le plus tendre et le plus coquet... tandis qu’à cette heure...

—Ils sont à peu près couleur de grenouille morte, dit le boucanier. C’est comme votre baudrier, notre soleil affamé en a mangé l’or, il n’a laissé que le fil rouge.

—Qu’importe le baudrier, si l’épée sort librement et vaillamment du fourreau? dit fièrement Croustillac; puis, se radoucissant, il ajouta:

—C’est justement parce que je suis momentanément dans un équipage indigne de ma qualité, que je voudrais savoir... si je ne trouverais pas à me vêtir plus convenablement au Morne-au-Diable.

—Ah ça! est-ce que vous croyez que la Barbe-Bleue tient une boutique de friperie? dit le boucanier.

—Me préserve le ciel de l’accuser de cet ignoble trafic! Mais enfin on pourrait par hasard... et cela n’aurait rien d’étonnant, on pourrait par hasard, dis-je, avoir oublié, dans le coin d’un vestiaire, quelques habits provenant d’un des défunts de notre infante!

—Eh bien? fit le boucanier.

—Eh bien! reprit imperturbablement le chevalier, quoiqu’il m’en coûte beaucoup de me parer de ce qui ne m’appartient pas, et surtout de ce qui peut m’habiller fort mal, je m’en accommoderai pourtant, à défaut de mes somptueux vêtements restés à Saint-Pierre... et au risque d’être abominablement défiguré peut-être par ces habits de hasard... ajouta-t-il dédaigneusement.

Le boucanier ne put s’empêcher de rire aux éclats de la singulière idée de son compagnon.

Croustillac rougit de colère, et dit:

—Mordioux! vous êtes bien gai, mon compagnon!

—Je ris parce que je vois que je ne suis pas le seul à trafiquer des peaux, dit Arrache-l’Ame. Pardieu! nous sommes vraiment frères! si je dépèce le cuir du taureau, vous ne faites pas fi de la dépouille d’un des maris de la veuve. Mais nous voici arrivés au pied du morne; attention, frère, il faut avoir le jarret ferme et le coup d’œil sûr pour gravir ce sentier escarpé; si vous le trouvez trop rude, vous pouvez vous arrêter ici, je vous enverrai un guide pour vous reconduire au Macouba.

—M’arrêter ici?... au terme du voyage?... après mille traverses? au moment de voir et de subjuguer cette enchanteresse Barbe-Bleue? s’écria le chevalier, vous perdez la tête... Allez, allez, mon camarade, ce que vous ferez, je le ferai, dit le chevalier.

En effet, grâce à ses longues jambes, à son agilité naturelle, à son sang-froid, Croustillac suivit le boucanier dans le chemin périlleux qui conduisait à l’habitation, à travers les effrayants précipices du Morne-au-Diable.

A un cri de reconnaissance du boucanier, l’échelle de la plate-forme descendit; il y monta avec son compagnon, et tous deux entrèrent dans les bâtiments extérieurs.

Arrivés au passage voûté qui conduisait à l’habitation particulière de la veuve, le boucanier dit un mot à l’oreille d’une vieille mulâtresse. Celle-ci prit le chevalier par la main et le conduisit à un escalier pratiqué dans l’épaisseur de la voûte.

Croustillac hésitait à suivre l’esclave, le boucanier dit:

—Allez, allez, frère, vous ne pouvez vous présenter ainsi devant la veuve; je viens de dire un mot à la vieille Jeannette, elle va vous donner les moyens d’être plus brillant qu’un soleil. Moi, je vais annoncer votre arrivée à la Barbe-Bleue.

Ce disant, le boucanier disparut par le passage voûté.

Croustillac, guidé par la mulâtresse arriva dans une chambre très élégamment et très confortablement meublée.

—Mordioux! s’écria l’aventurier en se frottant les mains et en marchant à grands pas, ceci s’annonce bien! pourvu que je puisse paraître à mon avantage. Pourvu qu’un des défunts de la veuve ait eu seulement taille et figure humaines, et que ces habits ne me déflorent pas trop, je parais... je plais... je séduis la veuve, et cette bête brute de boucanier, débusqué par moi du cœur de la Barbe-Bleue, retourne demain, peut-être même ce soir, dans ses forêts.

Croustillac vit bientôt entrer chez lui plusieurs nègres.

L’un était courbé sous le poids d’un énorme paquet.

L’autre apportait sur un plateau d’argent ciselé une écuelle de vermeil, où fumait un consommé le plus appétissant du monde; deux carafes de cristal, l’une remplie d’un vin vieux de Bordeaux, couleur de rubis; l’autre, de vin de Madère, couleur de topaze, flanquaient l’écuelle et complétaient cette légère réfection offerte au chevalier de la part de Madame.

Pendant qu’un des esclaves plaçait devant le chevalier une petite table d’un bois précieux incrusté d’ivoire, le nègre portant le paquet étalait sur le lit un habit complet de velours noir, orné de riches boutonnières brodées en or.

Ce qu’il y avait de singulier dans ce justaucorps, c’est que sa manche gauche était de satin cerise: cette manche fermait au-dessus du poignet par une sorte de large parement de buffle; du reste, à l’exception de cette étrangeté, cet habit était élégamment coupé; des bas de soie très fins, des rhingraves, de magnifiques dentelles, un large feutre orné d’une grosse tresse d’or et de belles plumes blanches devaient compléter la transfiguration de l’aventurier.

Pendant que le chevalier s’ingéniait à deviner pourquoi la manche gauche de ce justaucorps de velours noir était de satin cerise, deux nègres préparaient un bain dans un cabinet de toilette voisin de la chambre; l’autre esclave vint demander à Croustillac, en assez bon français, s’il voulait être rasé et peigné, Croustillac y consentit.

Parfaitement rafraîchi et délassé par un bain aromatique, bien enveloppé par les esclaves dans les peignoirs de fine toile de Hollande qui exhalaient les plus suaves odeurs, l’aventurier s’étendit voluptueusement sur un moelleux divan, pendant que ses nègres valets de chambre l’éventaient avec d’énormes plumeaux.

Le chevalier, malgré sa confiance aveugle dans sa destinée, qui, selon lui, devait être d’autant plus belle qu’elle avait été jusque-là plus misérable, le chevalier croyait quelquefois rêver; ses plus folles espérances étaient dépassées; en jetant un coup d’œil complaisant sur les riches habits qu’il allait revêtir et qui devaient le rendre fatalement irrésistible, et sentit presque un remords à l’endroit du boucanier, qui venait si imprudemment de mettre le loup dans la bergerie de son amour.

Cette pensée d’un précieux phébus fit sourire Croustillac; il se préparait à éblouir la Barbe-Bleue par un ravissant jargon de ruelle qui devait victorieusement l’emporter sur le langage de ses sauvages adorateurs.

Tout à coup une horrible appréhension vint obscurcir les riantes visions du Gascon; il craignit pour la première fois que la Barbe-Bleue ne fût d’une laideur repoussante; il eut la modestie de penser que peut-être aussi ce serait trop exiger du sort que de vouloir que la Barbe-Bleue fût d’une beauté idéale.

Croustillac se montra donc d’assez bonne composition; il se dit avec la conviction d’un homme qui sait sagement modérer et borner ses prétentions:

—Pourvu que la veuve n’ait pas plus de quarante à cinquante ans, pourvu qu’elle ne soit ni borgne ni audacieusement bossue; pourvu qu’il lui reste quelques dents et plusieurs cheveux, ma foi, son vin est si bon, sa vaisselle si splendide, ses gens si soigneux, que si elle justifie de trois à quatre millions, mordioux! je consens... à courir les risques de mes devanciers et à rendre la veuve heureuse, foi de Croustillac! vu que j’aime mieux subir toutes les conséquences de mon métier de mari... que de retourner à bord de la Licorne, avaler des bougies allumées pour la plus grande joie de cet animal amphibie de maître Daniel! Ainsi donc, la Barbe-Bleue fût-elle laide, fût-elle mûre, elle est millionnaire, je me charge de la bonne dame, et je serai pour elle si superlativement aimable que, loin de m’envoyer rejoindre les autres défunts, elle n’aura pas d’autre idée que celle de me conserver précieusement et d’embellir ma vie par toutes sortes de délicieuses imaginations.... Allons... allons, Croustillac, reprit l’aventurier avec une nouvelle exaltation, je te le disais bien, ton étoile se lève d’autant plus étincelante qu’elle a été plus longtemps obscurcie!... Oui... elle se lève.

En disant ces mots, le chevalier appela un des noirs qui attendait ses ordres dans la pièce voisine, et avec son aide revêtit l’habit de velours noir à manche cerise.

Le Gascon était grand, mais osseux et maigre; les vêtements qu’il portait avaient été faits pour un homme aussi de haute taille, mais large de poitrine et mince de corsage; aussi le justaucorps dessinait-il quelques plis majestueux autour du torse de Croustillac, et ses bas cerise se drapèrent non moins majestueusement autour de ses longues jambes sèches et nerveuses.

Le chevalier ne s’occupa pas de ces légères imperfections dans son costume; il jeta un dernier regard sur le miroir de Venise que lui présentait l’esclave, ajusta ses cheveux noirs et rudes, retroussa sa longue moustache, suspendit sa formidable épée à un riche baudrier de buffle qu’on lui avait apporté, se coiffa fièrement du feutre à tresses d’or et à plumes blanches, et, piaffant dans sa chambre d’un air triomphant, il attendit impatiemment l’heure d’être présenté à la veuve.

Cet instant désiré arriva bientôt.

La vieille mulâtresse qui avait reçu l’aventurier vint le chercher, le pria de la suivre et l’introduisit dans le bâtiment reculé que nous connaissons déjà.

Le salon où Croustillac dut attendre quelques minutes était meublé avec un luxe dont jusque-là il n’avait eu aucune idée; de superbes tableaux anciens, des porcelaines magnifiques, des curiosités d’orfèvrerie du plus grand prix encombraient, pour ainsi dire, des meubles aussi précieux par la matière que par le travail; un luth et un téorbe, dont les ornements d’ivoire et d’or étaient d’une finesse de sculpture extraordinaire, attirèrent l’attention de Croustillac, qui fut ravi de penser que sa future épouse était musicienne.

—Mordioux! se dit le chevalier, serait-il donc possible que la maîtresse de tant de richesses fût belle comme le jour... Non, non, je serais trop heureux.. quoique je mérite un tel bonheur.

Qu’on juge de l’étonnement, pour ne pas dire du saisissement du Gascon, lorsqu’il vit entrer Angèle.

La petite veuve était éblouissante de jeunesse, de grâces, de beauté, de parure; vêtue et coiffée à la mode du siècle de Louis XIV, elle portait une robe de tabis bleu céleste, dont le long corsage semblait brodé de diamants, de perles et de rubis, tant cette profusion de pierreries était disposée avec goût.

Croustillac, malgré son audace, recula d’un pas à cette apparition.

De sa vie il n’avait rencontré une femme si ravissamment jolie, si royalement parée; il ne pouvait en croire ses yeux, il contemplait la Barbe-Bleue d’un air ébahi.

Nous devons dire à la louange du chevalier qu’il eut un louable retour de modestie malheureusement aussi rapide que sincère. Il pensa qu’une si charmante créature hésiterait peut-être à se marier avec un aventurier tel que lui; mais, se rappelant les impertinentes et glorieuses confidences du boucanier, il se dit qu’après tout un homme en valait un autre, et il reprit bientôt son imperturbable assurance.

Croustillac fit coup sur coup trois de ses plus respectueuses révérences; puis il se redressa de toute sa hauteur pour faire valoir la noblesse de sa taille, avança une de ses longues jambes, retira l’autre quelque peu en arrière et se hancha d’un air conquérant, en tenant son feutre de la main droite et appuyant sa main gauche sur la garde de son épée.

Sans doute, il allait débiter quelque galant compliment à la Barbe-Bleue, car déjà il portait une main à son cœur en ouvrant sa large bouche, lorsque la petite veuve, ne pouvant retenir la violente envie de rire que lui causait la figure hétéroclite du chevalier, donna un libre cours à sa bruyante hilarité.

Cette explosion de gaieté ferma la bouche à Croustillac et il tâcha de sourire, espérant ainsi complaire à la Barbe-Bleue.

Cette galante tentative se traduisit par une grimace si grotesque, qu’Angèle tomba assise sur un sofa, oublia toute convenance, toute dignité, s’abandonna étourdiment à un accès de fou rire; ses beaux yeux bleus, toujours si brillants, se voilèrent de joyeuses larmes; ses joues rondelettes se colorèrent d’un vif incarnat, et leurs charmantes fossettes se creusèrent à ce point que la veuve aurait pu y cacher, tout entier, le bout rosé de son petit doigt.

Croustillac, très embarrassé, restait immobile devant la jolie rieuse, tantôt fronçant les sourcils d’un air courroucé, tantôt, au contraire, tâchant de dilater sa longue et maigre figure par un sourire forcé.

Pendant ces jeux successifs de physionomie, qui n’étaient pas faits pour mettre un terme à l’hilarité de la Barbe-Bleue, le chevalier se disait in petto que, pour une meurtrière, la veuve n’avait pas un aspect bien sombre ni bien terrible.

Néanmoins la vanité de notre aventurier s’accommodait assez difficilement du singulier effet qu’il produisait. Faute de raisons meilleures, il finit par se dire qu’avant toutes choses il fallait frapper vivement l’imagination des femmes, qu’il fallait d’abord les étonner, les révolutionner, et que, sous ce rapport, sa première entrevue avec la Barbe-Bleue ne laissait rien à désirer.

Lorsqu’il vit la veuve un peu calmée, il lui dit résolument, en superbe phébus:

—Je suis sûr que vous riez, madame, de toutes les tentatives désespérées que je fais pour retenir en vain mon pauvre cœur qui vole à tire d’aile à vos pieds... C’est lui qui m’a entraîné ici, je n’ai fait que le suivre, malgré moi... oui, madame, malgré moi; je lui disais: Là... là... tout beau, mon cœur, tout beau... il ne suffit pas, pour plaire à une divine beauté, d’être passionnément amoureux... Mais mon petit... ou plutôt mon grand étourdi de cœur me répondait toujours en m’attirant vers vous de toutes ses forces... comme s’il eût été d’acier et que le Morne-au-Diable eût été d’aimant; mon cœur, dis-je, me répondait: Rassurez-vous, maître, tendre et vaillant comme vous l’êtes, de l’amour que vous ressentez naîtra l’amour qu’on ressentira; mais pardon, madame, le langage de mon cœur me paraît furieusement impertinent... c’est sans doute cette impertinence qui vous fait rire de nouveau?

—Non, monsieur, non; votre présence m’égaie à ce point parce que vous ressemblez, ah!... ah!... ah!... d’une façon étrange à mon second mari; vous avez absolument le même nez, ah!... ah!... et en vous voyant entrer, j’ai cru voir un spectre, ah!... ah!... ah!... qui venait me reprocher, ah!... ah!... ah!... sa fin cruelle... ah!... ah!...

Ici les éclats de rire d’Angèle redoublèrent.

Le chevalier n’ignorait pas les antécédents qu’on reprochait à la Barbe-Bleue, mais il ne put cacher son profond étonnement en entendant cette charmante et mignonne créature s’avouer homicide avec une si incroyable audace....

Néanmoins, le chevalier reprit son sang-froid habituel et répondit galamment.

—Je suis trop heureux, madame, de vous rappeler un de vos défunts, de réveiller par ma présence un de vos souvenirs, quel qu’il soit. Seulement, ajouta Croustillac d’un air galant, il est d’autres ressemblances que je voudrais avoir avec le défunt... dont la mémoire vous égaie si fort...

—Cela veut dire que vous voudriez m’épouser? lui demanda la Barbe-Bleue.

A cette brusque question, le chevalier resta un moment stupéfait.

Angèle continua.

—Je m’y attendais; Arrache-l’Ame, que par abréviation j’appelle mon petit Rache-l’Ame, m’avait prévenue de votre bon vouloir pour moi; peut-être a-t-il voulu me causer une fausse joie? ajouta la veuve en regardant coquettement le chevalier.

Croustillac marchait de surprise en surprise.

—Comment! s’écria-t-il, le boucanier vous a dit, madame...

—Que vous veniez exprès de France pour m’épouser; est-ce vrai? Voyons, parlez franchement, ne me trompez pas. Oh! d’abord, je n’aime pas à être contrariée... Je vous en préviens, si j’ai mis dans ma tête que vous soyez mon mari.... vous serez mon mari....

—Madame, je vous en supplie, ne me prenez pas pour une buse... pour une grue... pour une pécore... Si je reste sans voix... c’est l’émotion... l’étonnement... Et Croustillac regardait autour de lui avec inquiétude comme pour s’assurer qu’il n’était pas le jouet d’un rêve. Que je crève comme un mousquet, madame, si je m’attendais à un tel accueil.

—Eh! mon Dieu, il n’est pas besoin de faire tant de façons, reprit la veuve, on m’a dit que vous vouliez m’épouser; est-ce vrai?

—Aussi vrai que vous êtes la plus éblouissante beauté que j’aie jamais rencontrée! s’écria impétueusement le chevalier en portant la main à son cœur.

—Vraiment? oh! vraiment, vous êtes bien décidé à me prendre pour femme? s’écria la petite veuve en frappant joyeusement dans ses mains.

—J’y suis tellement décidé, adorable veuve, que ma seule crainte maintenant est de ne pas voir réaliser ce vœu qui, de ma part, je le confesse, est un vœu exorbitant... un rêve titanique, et...

—Mais, taisez-vous donc! dit la Barbe-Bleue en interrompant le chevalier avec une naïveté enfantine. A quoi bon ces grands mots?... Vous me demandez ma main... pourquoi ne vous la donnerais-je pas?...

—Comment, madame, je pourrais croire?... Ah! tenez, belle insulaire! j’ai eu bien des triomphes dans ma vie... des princesses m’ont avoué leur flamme... des reines ont soupiré en me regardant... mais jamais, madame, jamais je n’ai éprouvé un ravissement pareil... Oui, madame... vous pouvez vous applaudir, vous pouvez vous vanter d’avoir porté à leur comble ma surprise, ma joie et ma reconnaissance... Répétez encore, je vous en supplie, répétez ces mots charmants! vous consentez à me prendre pour mari, moi Polyphème de Croustillac.

—Je vous le répéterai tant que vous voudrez, rien n’est plus simple; vous comprenez bien que j’ai trop de peine à trouver des maris pour ne pas saisir avec avidité l’offre que vous me faites.

—Ah! madame, riposta galamment le chevalier, au risque de passer pour un impertinent, je me permettrai de vous contredire formellement... Non, non, jamais je ne croirai qu’il vous soit difficile de trouver des maris; je dirai plus... je suis convaincu que vous n’avez eu, depuis votre veuvage, que l’embarras du choix... mais c’est tout simple, vous n’avez pas voulu choisir... Vous aviez trop bon goût, madame, dit audacieusement Croustillac, vous attendiez...

—Je pourrais vous tromper et vous laisser croire cela... chevalier, mais vous êtes trop galant homme pour que je vous abuse... Au point où nous en sommes, ajouta Angèle d’un air gracieux et confidentiel, au point où nous en sommes, je puis tout vous dire..... Écoutez-moi donc: La première fois que je me suis mariée, je n’ai eu qu’à choisir, c’est vrai. Oh! mon Dieu! les épouseurs se présentaient en foule, et j’ai choisi... très bien choisi... Lors du mon second mariage... ce n’était déjà plus la même chose... On avait jasé sur la mort singulière de mon premier mari, et les épouseurs commençaient à réfléchir avant que de se déclarer... Pourtant comme je ne suis pas sotte, à force de grâce, de câlinerie, de coquetterie, je finis par happer un second époux... Hélas! ça n’avait pas été sans peine... Mais pour le troisième, oh! pour le troisième, vous n’avez pas idée de tout le mal que j’ai eu; vrai, c’était à en désespérer.

—Ah! madame, que n’étais-je là...

—Sans doute, chevalier, mais vous n’y étiez malheureusement pas... On avait jasé sur la mort du premier... jugez si on jasa sur le second... on commençait à se défier de moi, ajouta la veuve en secouant sa jolie petite tête avec une expression de mélancolie ingénue, que voulez-vous? le monde est si tracassier... si médisant... les hommes sont si bizarres!

—Le monde est un sot! le monde est un imbécile égoïste, s’écria Croustillac plein de pitié pour cette victime de la calomnie.—Les hommes sont des lâches et des niais, qui croient à toutes les billevesées qu’on leur raconte.

—C’est bien vrai ce que vous dites là... vous n’êtes pas comme cela vous... ami...

—Elle m’appelle ami... dit Croustillac transporté, et il reprit:—Non, certes... non... je ne suis pas comme cela...

—Sans doute, dit la veuve, vous... quelle différence... Aussi, tenez... vous me gâtez en acceptant si gentiment ma proposition.

—Dites que je me ravis moi-même au-delà des bornes du bonheur possible, madame!

—Si, si, vous me gâtez, ajouta la veuve avec un sourire enchanteur, en jetant un regard reconnaissant sur le chevalier, je vous assure que vous me gâtez; vous êtes si facile, si accommodant! Aussi, un jour, comment vous remplacerai-je, ami?

—Me remplacer?

—Oui... après vous, ami.

—Après moi, madame?

—Mais, sans doute, après vous?

—Madame, je ne comprends pas... je ne veux pas comprendre...

—Mais c’est tout simple cependant... comment voulez-vous que je puisse espérer de trouver quelqu’un qui se marie aussi facilement que vous? Oh! non, non, les hommes comme vous sont rares.

—Comment, madame, après moi? s’écria Croustillac abasourdi de cette prévision, vous songez déjà à mon successeur?

—Oui... ami... oui, répondit la veuve avec une petite mine sentimentale la plus touchante du monde. Oui... car lorsque vous ne serez plus, il me faudra encore me remettre en quête, chercher, demander, trouver un cinquième mari... Pensez donc! que de difficultés, que de préventions à vaincre... Peut-être même ne réussirai-je pas... Jugez donc: veuve en quatrièmes noces! Vous oubliez cela: c’est un fait pourtant, voyez-vous... ami. Après vous, je serai veuve en quatrièmes noces?

—Je n’oublie pas du tout cela, madame, dit le Gascon un peu refroidi, et se demandant s’il n’avait pas affaire à une folle, je n’oublie certes pas que, dans le cas où j’aurais eu l’honneur de vous épouser, vous seriez veuve en quatrièmes noces, si vous me perdiez;..... seulement..... il me paraît que vous assignez un terme un peu court à mon bonheur.

—Hélas! oui, ami... dit la veuve d’un ton attendri, un an... et un an... c’est bien court... Un an! cela passe si vite quand on s’aime! ajouta-t-elle en lui jetant un regard véritablement assassin.

—Un an, madame, un an! s’écria le chevalier; mais bientôt songeant que les paroles de la Barbe-Bleue cachaient peut-être un piége, qu’elle voulait sans doute l’éprouver pour juger de son courage, il s’écria d’un ton chevaleresque:

—Eh bien! soit... madame... que mon bonheur dure un an, un jour, une heure, une minute, il n’importe... je brave tout, pourvu que je puisse dire que j’ai été assez heureux pour obtenir votre main.

—Vous êtes un véritable chevalier, dit la veuve ravie, je n’attendais pas moins de vous... ceci est bien convenu, seulement je préviendrai mon petit Rache-l’Ame, pour la forme, s’entend... car, mariée ou non, je serai toujours pour lui ce que j’étais.

—Mais, madame, dit Croustillac avec un certain embarras, me serait-il permis... serait-il indiscret... de vous demander... ce que vous êtes à ce chasseur de taureaux... et quelle est auprès de vous sa position; ou plutôt voudriez-vous m’expliquer ensuite par quelle intimité vous vous croyez obligée de lui parler de vos projets?

—Certainement... et à qui dirai-je cela si ce n’est à vous... maintenant... ami?... Je vous avouerai que Rache-l’Ame est un de mes bien-aimés.

Ici Croustillac fit une grimace si singulière en toussant deux ou trois fois, qu’Angèle partit d’un éclat de rire.

Croustillac, un moment interdit, fit cette réflexion pleine de sagesse:

—Je suis fou! Rien de plus simple: elle avait une espèce de goût pour ce grossier personnage, ma vue la décide à me le sacrifier; elle y met des égards... malheureux boucanier que tu es! Seulement... pourquoi diable vient-elle me dire qu’au bout d’un an il faudra qu’elle s’occupe de me trouver un successeur?...

—Tenez, voici justement mon petit Rache-l’Ame, dit la veuve, nous allons lui parler de nos projets, et nous souperons ensuite comme trois amis.

—C’est égal, se dit Croustillac en voyant entrer le boucanier, voilà une petite femme qui peut se vanter d’être singulièrement originale.

CHAPITRE XIII.

LE SOUPER.

Lorsque le boucanier entra, le chevalier le reconnut à peine.

Arrache-l’Ame avait quitté ses vêtements de chasse; il portait une casaque et de larges chausses d’étoffe appelée guinée, soierie épaisse et rayée alternativement de blanc et de ponceau; sa barbe noire tombait sur une chemise d’une blancheur éclatante, et était fermée comme un pourpoint par une rangée de petits boutons de corail: une écharpe de soie ponceau, des bas de même couleur, et des souliers de daim à larges bouffettes de rubans, complétaient l’habillement presque élégant du boucanier et faisaient valoir sa taille robuste et élevée; à la lumière éclatante des bougies, son teint semblait moins hâlé que pendant le jour; ses cheveux noirs, naturellement bouclés, tombaient négligemment sur ses épaules; enfin ses mains étaient restées parfaitement belles, malgré son rude métier de chasseur.

A la vue du boucanier ainsi transformé et presque méconnaissable, malgré le caractère dur que sa barbe épaisse donnait toujours à sa physionomie, le chevalier se dit:

—J’aime mieux que ce personnage ait au moins figure humaine: il eût été par trop humiliant pour Polyphème de Croustillac de triompher d’un rival aussi laid que celui-ci m’avait paru d’abord; seulement, quoique je ne redoute pas ce Nemrod, je trouve que la Barbe-Bleue a de singulières façons d’agir; n’aurait-elle pas pu lui donner congé ailleurs qu’en ma présence? Je n’aime pas à abuser ainsi cruellement de mes avantages, à écraser un pauvre rival... car, mordioux! un homme est un homme! ce pauvre boucanier va se trouver dans une pitoyable position. Mais tenons-nous ferme, montrons bien à la Barbe-Bleue que je ne suis pas dupe de ses confidences sur ses défunts, et que je ne crains pas, moi, de mourir comme eux.

Croustillac terminait cette réflexion, lorsque la petite veuve dit ingénuement au boucanier en lui montrant l’aventurier d’un signe de tête triomphant:—Eh bien! monsieur le chevalier demande ma main!... Vois-tu que tu avais tort de me soutenir que je ne trouverais jamais un quatrième épouseur? Aussi tu penses si j’ai bien vite accepté la proposition du chevalier; c’était une trop belle occasion pour ne pas la saisir.

Le boucanier ne répondit pas sur-le-champ.

Croustillac mit machinalement la main à la garde de son épée pour ne pas être pris sans défense dans le cas où le chasseur, exaspéré par la jalousie, voudrait se livrer à quelque violence.

Quelle fut la surprise de l’aventurier, lorsqu’il entendit Arrache-l’Ame répondre en se carrant dans son fauteuil:

—Je t’ai toujours dit, ma belle, ce que t’a dit le camarade l’Ouragan: Épouse... mille diables!!! épouse..... si tu en trouves l’occasion. Pour toi... les épouseurs sont rares! car on ne sait pas ce que tu en fais; ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils ne te durent guère!..... Quant à moi, je me doute à peu près de ton petit manége... Je t’ai vu plus d’une fois préparer certains breuvages de tes petites mains blanchettes.

—Oh! fi, fi, le vilain bavard, dit Angèle en menaçant le boucanier du bout de son petit doigt.

—Enfin, est-ce vrai? reprit le boucanier.

—Quel est le secret de cette poudre grise dont j’ai seulement fait prendre une pincée à l’engagé que mes chiens ont mangé plus tard. Quelle infernale préparation était cela?

—Eh bien! madame, cette poudre grise? demanda Croustillac, pourrait-on en savoir les vertus mirifiques?

—Oh! l’indiscret, s’écria Angèle en regardant le boucanier d’un air fâché. M. le chevalier va me prendre pour une enfant; de quoi aurai-je l’air à ses yeux, lorsqu’il saura que je m’amuse à de telles puérilités?

—Ne craignez rien à ce sujet, madame, dit Croustillac; je serais ravi, je vous le jure, d’avoir de nouvelles preuves de votre candeur enfantine... Eh bien! digne Nemrod... cette poudre grise?

—En vérité, je vais être toute honteuse, dit Angèle en baissant les yeux et faisant une adorable petite moue.

—Figurez-vous donc, reprit le boucanier, que j’ai fait prendre à mon engagé une seule pincée de poudre dans un verre d’eau-de-vie.

—Eh bien? dit Croustillac avec intérêt.

—Eh bien! pendant deux jours, il avait des accès de gaieté telle qu’il riait du soir jusqu’au matin et du matin jusqu’au soir...

—Jusqu’ici, dit Croustillac, je ne vois pas grand mal...

—Mais attendez donc, dit le chasseur, il ne faut pas croire que cela l’amusait... mon engagé; il souffrait comme un damné, les yeux lui sortaient de la tête, et il disait, en riant aux éclats, qu’il n’y avait pas de torture pareille à celle qu’il endurait... Le troisième jour, la douleur était si vive, qu’il est tombé comme en faiblesse, et il s’en est ressenti bien longtemps, allez... de la pincée de poudre grise de madame... Il ne faudra donc pas vous étonner si vous entendez dire que le second mari de madame était gai comme un pinson, et qu’il est mort très joyeusement...

—Oh! mon Dieu... si on ne peut pas faire une espiéglerie... sans qu’on vous la reproche, dit Angèle en se dandinant sur sa chaise, comme une petite fille capricieuse.

—Dites donc, camarade, elle appelle ça une espiéglerie, dit le chasseur. Figurez-vous que, grâce à la poudre grise de madame, son second défunt riait si fort que le sang lui sortait par le nez, par les yeux et par les oreilles... Mais pour ce qui est de rire... il riait comme s’il eût vu la chose la plus bouffonne du monde... ce qui ne l’empêchait pas de dire comme mon engagé... qu’il aurait mieux aimé être brûlé à petit feu que d’endurer cette gaieté-là; aussi a-t-il trépassé en riant à gorge déployée et en jurant comme un damné...

—Là... vous voici bien avancé, dit la Barbe-Bleue en haussant les épaules. Puis s’approchant de l’oreille du Gascon, elle dit: Ami... sois tranquille... j’ai perdu le secret de la poudre grise...

Le chevalier, en voulant sourire, fit une sinistre grimace; il avait quitté la France au moment où l’effroyable affaire des poisons était dans tout son retentissement, et l’on ne parlait que de poudre de succession, poudre de vieillesse, poudre de veuvage, etc. On citait même avec effroi les noms de quelques empoisonneuses; or, la poudre de gaieté de la Barbe-Bleue pouvait faire faire de lugubres réflexions au chevalier; aussi se dit-il en jetant un regard défiant sur Angèle:—Cette créature donnerait-elle en effet dans la chimie et dans la soufflerie; ce récit serait-il vrai?

—Qu’avez-vous donc, frère? dit le boucanier, frappé du silence de Croustillac.

—Voyez-vous! vous me l’avez effarouché, dit la veuve.

—Non... belle dame... non, dit Croustillac, je pensais qu’il devait être très agréable de mourir ainsi... de rire.

—Ma foi, vous avez raison, frère... il vaut mieux cette mort-là... que celle du dernier défunt... Et le boucanier fit un mouvement d’horreur.

—Il paraît que le trépas de celui-ci a été plus sérieux que l’autre, dit Croustillac en affectant de prendre un air dégagé.

—Quant à cette histoire-là, camarade, je ne vous la raconterai pas; vous auriez peur...

—Moi... peur? Et le Gascon haussa les épaules.

La Barbe-Bleue se pencha encore à l’oreille du chevalier et lui dit:

—Laissez-le faire, ami, cette histoire-là, au moins, en vaut la peine... Je vais bien attraper Arrache-l’Ame.

Puis, s’adressant au boucanier:

—Eh bien! voyons... dites... dites donc; ne vous arrêtez pas en si beau chemin... vous voyez bien que le chevalier vous écoute de toutes ses oreilles; voyons, parlez, je ne veux pas qu’il achète, comme on dit, chat en poche...

—Vous voulez dire tigresse en poche, reprit en riant le boucanier. Eh bien! mon gentilhomme, dit-il à Croustillac, figurez-vous que ce troisième mari-là était un beau brun, trente-six ans. Espagnol de naissance; nous l’avions empaumé à la Havane.

—Mais, mon Dieu, dis donc vite, Arrache-l’Ame; le chevalier s’impatiente.

—Ce ne fut pas de la poudre grise qu’il goûta celui-là, reprit le boucanier, mais une goutte... une seule goutte d’une jolie liqueur verte, contenue dans le plus petit flacon que j’aie vu de ma vie, car il est fait d’un seul rubis creusé.

—Mais c’est tout simple, dit Angèle, la force de cette liqueur est telle qu’elle dissoudrait ou briserait tout flacon qui ne serait pas fait d’un rubis ou d’un diamant.

—Vous jugez d’après cela, chevalier, dit le chasseur, de l’agrément que cette liqueur a dû procurer à notre troisième mari. Certes, je ne suis ni tendre ni peureux, mais après tout, on a toujours de la peine à s’habituer à voir un homme qui vous regarde avec des yeux verdâtres, lumineux et retirés si profondément dans leur orbite qu’ils vous font l’effet de vers luisants au fond d’un souterrain.

—Le fait est, dit Croustillac, qui n’avait pu réprimer un léger frisson, le fait est que la première fois cela doit paraître singulier...

—Ce n’est rien encore, ami... Écoutez la suite, dit tout bas la veuve d’un air parfaitement satisfait d’elle-même.

Le boucanier continua:

—Ça n’était que son état ordinaire, à ce pauvre cher homme, d’avoir les yeux comme des vers luisants; mais où ça devenait affreux, c’est lorsque madame nous donnait un gala à moi, à l’Ouragan et au Cannibale. Elle trempait une plume de colibri dans le petit flacon de rubis, elle faisait venir le malheureux Espagnol et lui passait cette plume sur les sourcils... Alors... on eût dit que des sourcils de ce malheureux sortaient des milliers d’étincelles; ses yeux verdâtres, si retirés au fond du crâne, s’avançaient... s’avançaient... en roulant dans leur orbite comme deux globes de feu, et jetaient des clartés si vives et si continues, qu’elles suffisaient pour éclairer notre festin, pendant lequel le défunt se tenait debout et immobile comme une statue de granit, disant d’une voix lamentable:—Mon cerveau fond pour alimenter les lampes de mes yeux... les lampes de mes yeux! Ce qui fait que le pauvre cher homme n’y voyait que du feu, dit le boucanier en riant aux éclats de cette cruelle plaisanterie. Et, comme faute d’huile, la lampe s’éteint, ajouta-t-il, le mari de madame a été rejoindre ses prédécesseurs... pour vous laisser la place libre...

—Ce que dit Arrache-l’Ame est vrai, dit la Barbe-Bleue en minaudant. Il est très indiscret, comme vous voyez, mais il n’est pas menteur... ni moi non plus. Vous le voyez, ami... j’ai de singuliers caprices, de ridicules fantaisies, je le sais.... mon Dieu! je ne veux pas me faire meilleure que je ne suis. Avant tout, je veux être franche et ne rien vous cacher... Vous allez me demander pourquoi mes maris seuls sont victimes de mes enfantillages? Rien de plus simple, je n’ai de pouvoir que sur eux... et il faut encore que je les prévienne du sort qui les attend... C’est ce qui me rend si difficile à marier... C’est à ces conditions-là seulement que l’homme rouge signe mon contrat, et alors ce contrat signé par lui acquiert une vertu aussi merveilleuse que mystérieuse. Hélas... ami... puisse-t-il bientôt signer au nôtre! J’ai imaginé deux nouvelles préparations qui ne sont rien auprès des autres, et dont j’attends des effets véritablement magiques.

Depuis quelque temps Croustillac éprouvait une sensation étrange, qu’il attribuait aux suites de ses fatigues du jour et de la veille; c’était comme un engourdissement de la pensée, qui lui ôtait presque la force de combattre par le raisonnement les étranges récits de la veuve et du boucanier. Sans croire à ces fabuleuses inventions, il en était pourtant effrayé comme on le serait d’un mauvais songe.

Le chevalier ne savait s’il veillait ou s’il rêvait, il regardait tour à tour le boucanier et la Barbe-Bleue d’un air stupide, presque épouvanté; cependant, ayant honte de sa crédulité, il se leva brusquement et marcha quelque temps avec agitation, comme si le mouvement avait dû dissiper la torpeur dont il se sentait accablé.

Croustillac ne voulait pas servir de jouet à ces deux personnages, et il regrettait presque de s’être imprudemment embarqué dans cette folle aventure. Il dit donc résolument à la Barbe-Bleue:

—Allons, allons, vous voulez railler, madame, ne vous gênez pas, j’entends la plaisanterie... je ne vous crois pas aussi féroce et aussi magicienne que vous voulez le paraître; demain, j’en suis sûr, je saurai le secret de cette comédie... qui, à cette heure, je l’avoue... me donne une espèce de cauchemar.

Ces mots, dits par le chevalier sans autre but que de montrer aux habitants du Morne-au-Diable qu’il ne voulait pas être leur dupe, produisirent sur la Barbe-Bleue un effet singulier.

Elle jeta un regard effrayé au boucanier, et dit à Croustillac avec hauteur:

—Je ne raille pas, monsieur; vous êtes venu ici dans l’intention de m’épouser; je vous offre ma main, je vous dirai à quelles conditions; si elles vous agréent, nous terminerons dans huit jours; il y a une chapelle ici; le révérend père Griffon, de la paroisse de Macouba, viendra nous unir; si mes propositions ne vous conviennent point, vous quitterez cette maison, où vous n’auriez pas dû venir.

A mesure que la Barbe-Bleue parlait, sa physionomie perdait son caractère malin et enjoué; elle devenait triste, presque menaçante.—Une comédie! répéta-t-elle, si je croyais que vous prissiez tout ceci pour un jeu, vous ne resteriez pas une minute de plus dans cette maison, monsieur!—ajouta-t-elle d’une voix altérée qui trahissait une profonde émotion.

—Non... le chevalier ne peut pas prendre ceci pour un jeu, reprit le boucanier en jetant au Gascon un regard scrutateur.

Croustillac, naturellement impatient et vif, éprouvait un dépit réel de ne pouvoir pénétrer ce qu’il y avait de vrai ou de feint dans cette singulière aventure; il s’écria donc:

—Eh! mordioux, madame, que voulez-vous que je pense?... Je rencontre le boucanier dans la forêt, je lui fais part du désir que j’ai de vous connaître; il me dit aussi nettement que vous venez de me le dire vous-même qu’il a le bonheur d’être dans vos bonnes grâces...

—Ensuite, monsieur?

—Ensuite, madame, quoi que je lui aie dit, le boucanier consent à m’amener ici, où l’on m’accueille avec la plus splendide hospitalité, je le reconnais; je suis introduit près de vous; instruite de mes vœux, vous m’offrez votre main avec empressement, vous faites part de mes espérances à votre ami, le chasseur de taureaux.

—Eh bien, monsieur?

—Madame... jusque-là tout allait à peu près bien... Mais voici maintenant que le boucanier veut me faire entendre, d’accord avec vous, que je suis destiné à faire un quatrième défunt et à succéder à l’homme qui meurt de rire ou à celui dont les yeux servent de flambeaux à vos orgies!...

—C’est la vérité, dit le boucanier.

—Comment, c’est la vérité! reprit Croustillac en retrouvant sa vivacité un moment engourdie, est-ce que nous sommes au pays des songes? Est-ce qu’on prend le chevalier de Croustillac pour une buse? Est-ce que je suis de ces esprits faibles qui croient au diable? Je ne suis pas un oison, et je ne demande pas vingt-quatre heures pour démêler ce que cachent toutes ces bizarreries.

Angèle devint très pâle, jeta au boucanier un nouveau regard d’angoisse et de crainte indéfinissables, et répondit au chevalier avec une indignation contenue:

—Eh! qui vous dit, monsieur, que tout ce qui se passe ici soit naturel? Savez-vous pourquoi, moi, jeune, riche, je vous offre ma main dès le premier moment où je vous vois? savez-vous à quel prix je mettrais cette union? Vous vous croyez un esprit fort: qui vous dit que certains phénomènes ne dépassent pas la portée de votre intelligence? Savez-vous qui je suis? savez-vous où vous êtes? savez-vous par suite de quel mystère étrange je vous offre ma main? Une comédie... répéta la Barbe-Bleue avec amertume, en regardant encore le boucanier d’un air effrayé. Puissiez-vous ne pas être forcé de reconnaître que tout ceci n’est pas un jeu, monsieur. Il ne faut pas croire que vous ayez été amené ici par votre bon ange, au moins.

—Et puis surtout, qui vous dit enfin que vous sortirez jamais d’ici?—ajouta froidement le boucanier.

Le chevalier recula d’un pas, tressaillit, et s’écria:

—Mordioux! pas de violence... au moins... ou sinon...

—Ou sinon que feriez-vous? dit la Barbe-Bleue avec un sourire qui parut au Gascon d’une implacable cruauté.

Croustillac se souvint trop tard des portes qui s’étaient refermées sur lui, des voûtes épaisses qu’il avait eu à traverser pour arriver dans cette maison diabolique; il se voyait à la merci de la veuve, du boucanier et de leurs nombreux esclaves. Il se repentit de nouveau, et plus sérieusement encore, de s’être aveuglément engagé dans cette entreprise.

Pourtant Croustillac, en contemplant la figure enchanteresse de la Barbe-Bleue, ne pouvait croire cette jeune femme capable de quelque sanglante perfidie; néanmoins les singuliers aveux qu’elle venait de lui faire, les bruits terribles qui couraient sur elle, les menaces du boucanier, commençaient à faire quelque impression sur le chevalier.

Une mulâtresse vint annoncer que le souper était servi.

Pendant les sombres réflexions de l’aventurier, Angèle avait eu à voix basse un entretien de quelques secondes avec le boucanier; elle en fut sans doute satisfaite, et surtout rassurée, car peu à peu son front s’éclairait, et le sourire reparut sur ses lèvres.

—Allons, brave paladin, dit-elle gaiement au chevalier, n’ayez plus peur de moi; ne me prenez pas pour le diable, et faites honneur au modeste souper qu’une pauvre veuve est trop heureuse de vous offrir.

En disant ces mots, elle offrit gracieusement sa main à Croustillac.

Le souper fut servi avec une somptuosité, avec une recherche qui ne pouvaient laisser aucun doute au chevalier sur l’énorme fortune de la veuve.

Seulement, nous dirons au lecteur que la vaisselle de vermeil n’était pas écussonnée des armes royales d’Angleterre, ainsi que l’étaient les objets qui servaient seulement au petit couvert de la Barbe-Bleue.

Malgré l’enjouement et la grâce idéale de la veuve, malgré les saillies joviales du boucanier, le souper fut assez triste pour Croustillac; son assurance habituelle avait fait place à une sorte de vague inquiétude. Plus Angèle lui semblait charmante, plus elle déployait de séductions, plus le luxe qui l’entourait était éblouissant, plus l’aventurier sentait augmenter sa méfiance.

Malgré leur absurdité, les étranges récits du boucanier revenaient sans cesse au souvenir de Croustillac, ainsi que les contes de la poudre grise, qui faisait mourir de rire, de la liqueur au flacon de rubis, qui changeait les yeux en lampes ardentes. Quoique ces récits n’eussent pas plus de réalité qu’un mauvais rêve passé, le Gascon, dans la crainte d’un ragoût infernal, ne put s’empêcher de s’inquiéter des mets et des vins qu’on lui servait. Il observait attentivement la veuve et le boucanier; leurs manières n’avaient rien de choquant; Rache-l’Ame se comportait envers la Barbe-Bleue avec cette sorte de familiarité convenable qu’un mari a pour sa femme devant un étranger.

—Mais alors, se demandait le chevalier, comment allier cette réserve avec le cynisme de la petite veuve, qui avouait si cavalièrement que le Caraïbe et le flibustier partageaient ses bonnes grâces avec le boucanier, sans que ce dernier témoignât la moindre jalousie?

Le Gascon se demandait encore quel était le but de la Barbe-Bleue en lui offrant sa main, et à quel prix elle mettrait cette union? Malgré son outrecuidance, il avait trop de perspicacité pour n’avoir pas remarqué l’émotion vive, sincère de la veuve, lorsque celle-ci s’était indignée de ce que l’aventurier l’avait crue capable de railler et de jouer la comédie en lui offrant sa main?

En cela Croustillac ne s’était pas trompé, la Barbe-Bleue avait été péniblement émue; elle aurait été au désespoir de voir le Gascon prendre pour un jeu ou pour une comédie tout ce qui se passait au Morne-au-Diable.

Elle s’était rassurée en voyant la vague inquiétude que la physionomie du chevalier révélait malgré lui. En effet, il se perdait en vaines conjectures. Jamais il ne s’était trouvé dans une position assez étrange pour que l’idée d’une influence ou d’un pouvoir surnaturel se fût présentée à son esprit. Malgré lui, il se demanda s’il n’y avait rien que de très humain dans ce qu’il voyait et ce qu’il entendait.

Par cela même qu’il ressentait les premières et sourdes angoisses d’une terreur superstitieuse, Croustillac en était davantage frappé. Il n’osait s’avouer que des hommes plus énergiques, plus sages ou plus savants que lui, avaient, dans ce siècle et récemment encore, ajouté foi à la présence réelle du démon.

Et puis enfin l’aventurier avait été jusqu’alors beaucoup trop indifférent en matière de religion pour ne pas croire au diable tôt ou tard.

Cette première crainte ne fit que traverser rapidement l’esprit du chevalier, mais elle devait y laisser pour l’avenir une ineffaçable empreinte; pourtant il se rasséréna peu à peu en voyant la jolie veuve faire honneur au souper; elle se montrait par trop friande pour être un esprit des ténèbres.

Le souper terminé, les trois convives rentrent dans le salon; la Barbe-Bleue dit au chevalier d’une voix solennelle:

—Demain, je vous apprendrai à quelles conditions je vous offrirai ma main; si vous refusez, vous quitterez le Morne-au-Diable. Pour vous donner une preuve de ma confiance en vous, je consens à ce que vous passiez la nuit dans l’intérieur de cette maison, quoique je n’accorde jamais cette faveur à des étrangers. Arrache-l’Ame vous conduira dans l’appartement qui vous est destiné.

En disant ces derniers mots, la veuve rentra dans sa chambre.

Croustillac resta soucieux et absorbé.

—Eh bien! frère, lui dit le boucanier, décidément, comment la trouvez-vous?

—Quelle est votre intention en me faisant cette question, monsieur? Est-ce un sarcasme? s’écria le chevalier.

—Mon intention est seulement de savoir comment vous trouvez notre hôtesse.

—Hum... hum... sans vouloir en médire... vous avouerez que c’est une femme qu’il est assez difficile de classer à la première vue, dit Croustillac avec une certaine amertume. Vous ne vous étonnerez donc pas si je veux réfléchir avant de me prononcer... Demain je vous répondrai, si je parviens à me répondre à moi-même.

—A votre place, moi, dit le boucanier, je ne réfléchirais pas. J’accepterais les yeux fermés tout ce qu’elle me proposerait, et je l’épouserais; car, ma foi, on ne sait qui vit, qui meurt; les goûts changent avec l’âge. Les jours se suivent et ne se ressemblent pas.

—Ah çà! mordioux! où voulez-vous en venir avec vos proverbes et vos paraboles? s’écria le Gascon courroucé. Pourquoi ne l’épousez-vous pas alors, vous qui parlez?...

—Moi?

—Oui, vous?

—Parce que je ne me soucie pas de mourir de rire, ou d’être changé en lampe ardente...

—Et croyez-vous que je m’en soucie, moi?

—Vous?

—Oui... Pourquoi plus que vous aimerais-je à voir signer l’Homme rouge à mon contrat... comme dit cette femme bizarre?

—Alors ne l’épousez pas. Vous en êtes le maître. Ça vous regarde.

—Certainement, cela me regarde... et je l’épouserai si je veux... mordioux! s’écria le chevalier, qui commençait à craindre que sa raison ne s’égarât au milieu de ce chaos de pensées étranges.

—Voyons, frère, calmez-vous, dit le boucanier, ne vous fâchez pas, vous auriez tort. Est-ce que je n’ai pas tenu ma parole? je vous amène au Morne-au-Diable; la plus jolie femme du monde vous offre sa main, son cœur et ses trésors; que voulez-vous de plus?

—Je veux comprendre tout ce qui se passe ici, je veux comprendre tout ce qui m’arrive depuis deux jours, tout ce que j’ai vu et entendu ce soir! s’écria Croustillac exaspéré, je veux savoir si je veille ou si je rêve!...

—Vous n’êtes pas dégoûté, frère; peut-être cette nuit ferez-vous un songe qui vous éclairera... Ah ça! il est tard, la chasse a été rude, suivez-moi.

En disant ces mots, le boucanier prit une bougie et fit signe au chevalier de le suivre.

Ils traversèrent plusieurs pièces somptueusement meublées, et une petite galerie au bout de laquelle ils trouvèrent une chambre très élégante, dont les croisées s’ouvraient sur le délicieux jardin dont nous avons parlé...

—Vous avez été soldat ou chasseur, frère, dit le boucanier, vous saurez donc, je l’espère, vous passer de serviteurs: aucun homme, si ce n’est moi, ou l’Ouragan, ou le Caraïbe, ne passe la première porte de cette demeure; notre belle hôtesse a fait une exception en votre faveur; mais cette exception doit être la seule. Sur ce, frère, que Dieu ou le diable vous ait en bonne garde.

Le boucanier sortit en enfermant Croustillac à double tour.

Le chevalier, assez contrarié, ouvrit une fenêtre qui donnait sur le petit parc; elle était garnie d’un treillis de mailles d’acier qu’il était impossible de briser, mais qui ne cachait en rien la vue du délicieux jardin que la lune éclairait alors d’une douce clarté.

Croustillac, assez peu rassuré, interrogea les boiseries et le plancher de sa chambre, pour s’assurer qu’ils ne cachaient pas de piége; il regarda sous son lit, sonda le plafond avec la pointe de son épée; il ne trouva rien de suspect.

Néanmoins, pour plus de prudence et de sûreté, le chevalier résolut de se coucher tout habillé, après avoir placé sa fidèle rapière dans la ruelle et à sa portée.

Malgré sa résolution de veiller, les fatigues et les émotions de la journée plongèrent bientôt l’aventurier dans un profond sommeil. . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Angèle, assise dans un salon dont nous avons parlé, disait au boucanier:

—Malheureusement cet homme est moins sot et moins crédule que nous le pensions... Pourvu qu’il ne soit pas dangereux?

—Non, non, rassure-toi, dit le boucanier. Il a voulu faire l’esprit fort... mais nos deux histoires l’ont frappé; Il se souviendra longtemps de cette soirée... et qui mieux est, il en parlera; crois-moi, toutes les exagérations qu’il racontera rajeuniront les récits mystérieux que l’on fait sur le Morne-au-Diable.

—Ah! s’écria la veuve encore effrayée à ce souvenir, lorsque cet aventurier a dit que tout ceci était une comédie, et qu’il pénétrerait bien ces apparences... malgré moi j’ai été épouvantée...

—Il n’y a rien à craindre, vous dis-je, madame Barbe-Bleue, reprit gaiement le boucanier en se mettant aux genoux d’Angèle et la regardant avec tendresse, votre diabolique réputation est trop bien établie pour qu’elle souffre la moindre atteinte; mais avouez que j’ai eu de l’imagination, et que ma poudre grise et ma liqueur verte ont fait merveille...

—Et mon homme rouge qui signe à mon contrat, dit Angèle en éclatant de rire, pour quoi comptes-tu cela?

—A la bonne heure... voilà comme je t’aime, rieuse et folle, dit le boucanier. Lorsque je te vois triste et rêveuse, je crains toujours que cette retraite ne te pèse...

—Voulez-vous bien vous taire, monsieur Rache-l’Ame?... Est-ce que j’ai l’air de m’ennuyer auprès de vous? Seriez-vous jaloux de vos rivaux? Demandez-leur si je les aime mieux que vous!... Ne m’avez-vous pas procuré le divertissement et le régal de ce Gascon, à qui j’ai dû le plus délicieux accès de gaieté? j’en étais inconvenante. Enfin, excepté, mes sottes appréhensions, cette soirée n’eût-elle pas été charmante... ne l’est-elle pas puisque vous êtes là vos yeux sous mes yeux, monsieur mon amant?... Ah! mais j’y pense, il fait un clair de lune superbe... Allons faire une bonne promenade au dehors...

—Dehors de la maison?

—Oui... nous irons sur le grand pic, tu sais... d’où l’on découvre au loin la mer?... Par cette belle nuit, ce sera magnifique.

—Allons, enfant capricieux, prenez votre mante, dit le boucanier en se levant.

—Allons, monsieur Barbe-Noire, prenez votre sombrero espagnol et préparez-vous à me porter dans vos bras hors de tous les mauvais pas, car je suis paresseuse.

—Allons, madame Barbe-Bleue... mais vous ne voulez donc pas que nous allions visiter notre hôte?

—Je suis sûre que le pauvre diable fait quelque horrible rêve... Ah çà! demain nous lui donnons un guide et nous le renvoyons?

—Non, gardons-le encore un jour, je te dirai ce qu’en pense le père Griffon: les distractions sont rares, il t’amusera...

—Dieu! la belle nuit, dit Angèle, qui était allée soulever un des rideaux de la fenêtre, je me fais une joie de notre promenade.

Après s’être fait ouvrir les portes extérieures du Morne-au-Diable, le boucanier et la veuve sortirent de l’habitation. . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Contre son attente, Croustillac passa une nuit excellente. Lorsqu’il s’éveilla le lendemain matin, le soleil était déjà dans toute sa force; on avait eu la précaution de baisser les stores extérieurs qui garnissaient les fenêtres de sa chambre pour adoucir l’éclat du jour.

Le chevalier s’était couché tout habillé, il descendit de son lit et alla vers la croisée dont il souleva un peu le store.

Quel fut son étonnement! à l’extrémité d’une longue allée bordée de tamariniers qui formaient une voûte presque impénétrable au jour, il vit la Barbe-Bleue se promenant, nonchalamment appuyée au bras d’un Caraïbe d’une haute et vigoureuse stature.

Ce Caraïbe était complétement roucoué, selon l’usage, c’est-à-dire peint d’une sorte de composition luisante d’un rouge brun; ses cheveux lisses et noirs, séparés au milieu de son front, tombaient le long de ses joues; sa barbe semblait soigneusement épilée; ses traits parfaitement réguliers avaient ce caractère de calme sévère, particulier aux sauvages; à son col brillaient de larges croissants de carracolis (sorte de métal dont les Indiens avaient, disait-on, seuls le secret, et qui se composait d’or, de cuivre et d’argent).

Ces bijoux, d’un vermeil éclatant, étaient curieusement travaillés et incrustés de pierres vertes, minéral précieux, couleur de malachite, et auquel les Indiens attribuaient toutes sortes de vertus merveilleuses.

Le Caraïbe se drapait dans une vaste pagne de coton blanc bordée d’une frange bleue; les plis larges, simples, majestueux de cette espèce de manteau auraient pu servir de modèle à un statuaire.

A l’exception du cou, du bras droit nu jusqu’à l’épaule, et de la jambe gauche, cette pagne de coton enveloppait complétement le Caraïbe; autour des poignets, il avait aussi des bracelets de carracolis incrustés de pierres vertes; sa jambe était à demi-cachée par une sorte de brodequin à sandales fait de bandes d’étoffes de coton de couleurs vives et tranchantes, d’un effet très pittoresque.

Angèle et Youmaalë, car c’était lui, marchaient lentement et s’avançaient directement en face de la fenêtre à l’abri de laquelle le Gascon les épiait.

Une ceinture rose serrait autour de la fine taille de la veuve un long peignoir de mousseline blanche; ses cheveux blonds bouclaient autour de son jeune et frais visage, que l’aventurier n’avait pas encore vu au jour. Aussi ne se lassait-il pas d’admirer ce teint pur et blanc, ces joues d’un rose si transparent, ces yeux d’un bleu si limpide.

La veille, Angèle avait apparu à Croustillac dans l’éclat de la plus brillante parure; mais bientôt distrait par les bizarres confidences de la Barbe-Bleue et du boucanier, l’admiration du chevalier s’était trouvée mêlée de dépit, d’impatience et de crainte, et il avait été beaucoup plus ébloui que touché de la beauté d’Angèle; mais lorsqu’il la vit le matin, si naïvement jolie, il ressentit une impression profonde... il fut ému... il oublia les trésors de la Barbe-Bleue, il oublia les horribles aventures qu’on lui prêtait; il oublia le Morne-au-Diable et l’anthropophage, pour ne songer qu’à la ravissante créature qu’il avait devant les yeux.

L’amour... oui, un véritable amour envahit brusquement le cœur de l’aventurier..... jusqu’alors fort peu amoureux.

Si rapide, si instantané que paraisse le développement de cette brusque passion, elle n’était pas moins sincère.

Sans doute, la veille, Croustillac avait été sous le coup d’agitations trop vives, d’étonnements trop soudains, de préoccupations trop étranges, pour apprécier sainement la Barbe-Bleue; calmé par le repos et par le sommeil, le passé lui semblait un songe, il croyait voir Angèle pour la première fois; en admirant cette taille qui se dessinait si souple et si parfaite sous un peignoir de mousseline blanche, il oubliait la robe de tabis constellée de pierreries, dont il avait été si épris la veille; il cherchait en vain sur la physionomie ingénue et charmante qu’il avait sous les yeux, les sourires diaboliques de la femme singulière qui faisait de si funèbres plaisanteries..... sur ses trois défunts maris...

Enfin, le pauvre Croustillac aimait... Peut-être était-ce lui et non la Barbe-Bleue qui avait changé... mais avec l’amour, vinrent toutes sortes de jalousies cruelles...

En voyant Angèle et Youmaalë se promener familièrement, l’aventurier ressentit des angoisses, des inquiétudes nouvelles, jointes à une curiosité poignante.

Hélas! pour lui... quel spectacle!

Tantôt Angèle abandonnait le bras du Caraïbe pour courir avec une ardeur et une joie enfantines après de beaux insectes aux élitres d’or et d’azur, ou pour cueillir quelque belle fleur parfumée, puis elle revenait bientôt auprès d’Youmaalë, qui, toujours calme, presque solennel, semblait avoir pour la jeune femme une tendresse grave et protectrice.

Quelquefois le Caraïbe donnait à la veuve sa main à baiser.

Angèle, heureuse et fière de cette faveur, portait cette main à ses lèvres d’un air à la fois respectueux et passionné;... on eût dit une femme caraïbe, habituée à vivre en esclave soumise et dévouée devant son maître.

Youmaalë tenait une fleur magnifique que la veuve lui avait donnée. Il laissa tomber cette fleur. Angèle se baissa précipitamment, la ramassa et la lui rendit, sans que le sauvage fît un geste pour la prévenir ou pour la remercier de son attention.

—Stupide et grossier animal! s’écria Croustillac indigné. Ne dirait-on pas un sultan! Comment cette créature adorable peut-elle se résoudre à baiser la main de ce cannibale, qui n’a pu faire d’autre éloge du vertueux père Simon, qu’en disant qu’il en avait mangé... Hier, un boucanier, aujourd’hui un anthropophage, demain sans doute un flibustier... Mais c’est donc une Messaline que cette femme! ajouta Croustillac, à la fois désespéré et effrayé de sentir se développer rapidement en lui les germes d’une passion réelle.

La veuve et le Caraïbe s’étant de plus en plus rapprochés de la fenêtre, d’où le chevalier les épiait, il entendit leur entretien...

Youmaalë parlait français avec le léger accent guttural naturel à sa race; ses paroles étaient rares et brèves.

Croustillac saisit ces mots d’une conversation commencée.

—Youmaalë, disait la petite veuve, qui, s’appuyant sur le bras du Caraïbe, le regardait tendrement... Youmaalë, vous êtes mon maître, j’obéirai, n’est-ce pas mon devoir, mon doux devoir, de vous obéir?

—C’est ton devoir, dit le Caraïbe, qui tutoyait Angèle, mais qu’Angèle ne tutoyait pas. La dignité de l’homme le voulait ainsi.

—Youmaalë, ma vie est votre vie; ma pensée est à vous, reprit Angèle, vous me diriez de mettre sur mes lèvres le suc mortel de cette pomme de mancenillier, que je le ferais pour vous montrer que je vous appartiens, comme votre arc, comme votre case, comme votre pirogue vous appartiennent.

En disant ces mots, Angèle montrait au silencieux Caraïbe un fruit jaunâtre qu’elle tenait à la main et qui renfermait le poison le plus violent et le plus subtil.

Youmaalë, après avoir pendant quelques moments regardé Angèle d’un œil perçant, fit un geste impératif en élevant l’index de sa main droite...

A ce signe muet, la veuve approcha si rapidement le fruit mortel de ses lèvres, que, sans un mouvement plus rapide encore du Caraïbe, elle lui eût peut-être donné cette fatale preuve d’obéissance passive au moindre caprice du maître.

Un mouvement d’épouvante fugitif comme l’éclair, contracta l’impassible physionomie du Caraïbe à l’instant où la veuve approcha la mancenille de ses lèvres... mais il reprit aussitôt son sang-froid, abaissa la main d’Angèle, baisa gravement la jeune femme au front, en lui disant d’une voix sonore et douce:

—C’était bien...

A ce moment, les deux promeneurs se trouvaient si près de la fenêtre de Croustillac, que celui-ci, craignant d’être surpris aux écoutes, se retira brusquement dans sa chambre en s’écriant:

—Quelle peur elle m’a faite avec son poison!... et cet animal sauvage qui a l’air d’un homard, autant pour la couleur de la peau que pour la lenteur des mouvements, qui lui dit: C’était bien! lorsque cette adorable femme, sur un signe de lui, allait peut-être s’empoisonner... car une fois affolées, les femmes sont capables de tout... Puis, après quelques moments de cruelles réflexions, le Gascon s’écria:

—Voilà ce qui est inexplicable... qu’une femme soit affolée d’un homme, cela se conçoit, de... deux... ça c’est vu... mais c’est déjà une énormité... mais c’est impossible qu’elle en aime trois à la fois... ça tombe dans la monstruosité.... dans le bas-empire!.... Comment, la Barbe-Bleue joindrait au boucanier et au flibustier l’affreux ragoût de ce cannibale! qui mange des missionnaires, sans compter que par là-dessus elle me propose de m’épouser! Allons donc, mordioux!... ce serait à en perdre la tête; décidément, je ne veux pas rester ici; non, non, mille fois non... ce que je vois me fait trop de mal; je pourrais devenir assez sot pour me sérieusement éprendre de cette femme... je perdrais tous mes avantages, le véritable amour vous rend bête comme une oie; depuis tout à l’heure je ne me sens déjà plus la résolution que j’avais en arrivant ici... mon cœur s’amollit... je me sens enclin à des sensibleries ridicules... Fuyons... fuyons... c’était une folie, un rêve; je suis né gueux, j’ai été gueux, je mourrai gueux; je quitterai cette maison, j’irai retrouver le digne capitaine de la Licorne; après tout, dit Croustillac avec un découragement singulier pour un homme de ce caractère, il est de pires conditions que celle d’avaler des bougies allumées, pour récréer maître Daniel.

Le chevalier fut interrompu dans ses tristes réflexions par la vieille mulâtresse qui vint gratter à sa porte et le prévenir que le nègre qui, la veille, lui avait servi de valet de chambre, l’attendait dans le bâtiment extérieur.

Croustillac suivit l’esclave, se fit peigner, raser, s’habilla, et revint attendre la Barbe-Bleue dans le même salon où il l’avait déjà attendue la veille.

La veuve parut bientôt.

CHAPITRE XIV.

L’AMOUR VRAI.

En voyant la Barbe-Bleue, malgré lui Croustillac rougit comme un écolier.

—J’ai été bien maussade hier, n’est-ce pas? dit Angèle au chevalier avec un sourire enchanteur, je vous ai donné une mauvaise opinion de moi en permettant à Arrache-l’Ame de raconter toutes sortes de folies; mais ne parlons plus de cela... A propos, Youmaalë le Caraïbe est ici.

—De ma fenêtre je l’ai vu avec vous, madame, dit amèrement l’aventurier, et il pensa: Elle n’a pas, en vérité, la moindre vergogne... quel dommage, avec une si adorable figure... Allons, Croustillac, sois ferme.

—N’est-ce pas qu’il est très beau, Youmaalë? demanda la veuve d’un air triomphant.

—Hum... hum... il est très beau pour un sauvage, répondit le chevalier avec dépit; mais puisque nous voilà seuls, madame, expliquez-moi donc comment vous pouvez, du jour au lendemain (ne vous choquez pas de cette question, que les circonstances m’obligent de vous poser), comment pouvez-vous, du jour au lendemain, changer ainsi d’amoureux?

—Oh mon Dieu! dit ingénument la veuve, l’un vient, l’autre s’en va; c’est tout simple.

—L’un vient, l’autre s’en va... c’est fort simple, en effet, envisagé sous le point de vue... mais, madame... la nature et la morale ont des lois...

—Ils m’aiment bien tous les trois, pourquoi ne les aimerais-je pas tous les trois?

Ces réponses étaient faites avec une si parfaite candeur, que le chevalier se dit:

—Il faut nécessairement que cette malheureuse-là ait été élevée dans quelque désert, dans quelque caverne; elle n’a pas la moindre notion du bien et du mal; ce serait absolument une éducation à faire... Il reprit tout haut avec certain embarras: Dussé-je passer pour un indiscret, pour un fâcheux, madame, je dois vous dire que, ce matin, pendant votre promenade avec le Caraïbe, je vous ai vue et entendue; comment se fait-il que sur un signe de lui vous ayez osé, au risque de vous empoisonner, porter à vos lèvres le fruit mortel du mancenillier?

—Youmaalë me dirait: Meurs! que je mourrais, répondit la veuve avec exaltation.

—Mais le boucanier, le flibustier, que diraient-ils si vous mouriez pour le Caraïbe?

—Ils diraient que j’ai bien fait.

—Et s’ils vous demandaient de mourir pour eux?

—Je mourrais pour eux.

—Comme pour Youmaalë?

—Comme pour Youmaalë.

—Vous les aimez donc tous trois également?...

—Oui, puisque tous trois m’aiment également...

—C’est une idée fixe, il n’y a pas moyen de la faire sortir de là, pensa le Gascon, je m’y perds, son accent est trop innocent pour être feint. Il se peut que la médisance ait calomnié l’affection peut-être fraternelle que cette jeune femme porte à ces trois bandits! pourtant le boucanier m’a donné à entendre... après tout, j’aurai peut-être mal compris, et puisque je veux la quitter, j’aime mieux la croire innocente que coupable, quoiqu’elle me semble, mordioux! furieusement difficile à innocenter. Il reprit:—Une dernière question, madame: quel était le but des atroces plaisanteries que vous et le flibustier avez faites, hier, sur deux de vos maris, dont l’un serait mort de rire, et dont l’autre aurait été changé en lampe ardente, grâce à l’intervention de l’homme rouge qui aurait, toujours selon la même plaisanterie, signé à votre contrat?... Vous sentez bien, madame, que si poli que je sois, il m’est extrêmement difficile de paraître prendre ces folies au sérieux.

—Ce ne sont pas des folies...

—Comment, vous voulez que je croie...

—Oh! il faudra bien que vous croyiez cela... et bien d’autres choses... enfin que vous vous rendiez à l’évidence, dit la veuve avec un accent singulier.

—Et quand m’expliquerez-vous ce beau mystère, madame?

—Lorsque je vous aurai dit à quel prix je mets ma main.

—Ah! elle recommence la même plaisanterie, se dit le Gascon. Ayons l’air d’être sa dupe pour voir jusqu’où elle ira; je voudrais même qu’elle allât très loin pour que mon sot amour fût complétement éteint. Il reprit tout haut:

—Et n’est-ce pas aujourd’hui que vous me direz à quel prix vous mettez votre main, madame?

—Oui.

—Et à quelle heure?

—Ce soir, au lever de la lune.

—Pourquoi à ce moment, madame?

—C’est un secret que vous saurez encore avec les autres.

—Et si je vous épouse, vous ne voulez pas me donner décidément plus d’un an à vivre?

La Barbe-Bleue soupira et dit tristement en secouant sa jolie tête:

—Hélas! non... pas plus d’un an.

Ayons toujours l’air d’être sa dupe, se dit le Gascon, et il ajouta:

—Et c’est par votre volonté que mes jours seraient sitôt comptés?

—Non, oh! non, s’écria la veuve.

—Ainsi, personnellement vous ne me haïssez pas, dit Croustillac.

A cette question, la physionomie de la Barbe-Bleue changea complétement d’expression et devint sérieuse et grave; elle redressa fièrement sa petite tête, et le chevalier fut frappé de l’air de noblesse et de bonté qui se répandit sur tous ses traits.

—Écoutez-moi, lui dit-elle d’une voix affectueuse mais protectrice: Parce que certaines circonstances de ma vie m’obligent à une conduite souvent étrange, parce que j’abuse peut-être de ma liberté, il ne faut pas croire que je méconnaisse les gens de cœur.

Croustillac regardait la veuve avec une incroyable surprise; ce n’était plus la même femme; à ce moment, la Barbe-Bleue lui paraissait une grande dame... Il fut tellement intimidé qu’il ne trouva pas une parole.

La Barbe-Bleue reprit:

—Vous me demandez si je vous hais, monsieur? nous ne sommes pas encore dans des termes où les sentiments, soit bons, soit mauvais, peuvent atteindre de telles extrémités... mais je suis loin de vous haïr... vous êtes certainement très vain, très fanfaron, très outrecuidant.

—Madame!...

—Mais vous êtes bon, mais vous êtes brave, mais vous seriez, j’en suis sûre, capable d’un généreux dévouement; vous êtes pauvre, d’une naissance obscure.

—Madame, le nom des Croustillac... en vaut bien un autre, s’écria le chevalier, ne pouvant vaincre le démon de l’orgueil.

La veuve continua, sans paraître avoir entendu le chevalier.

—Si vous étiez né riche et puissant, vous eussiez fait un noble emploi de votre puissance et de votre richesse; la misère aurait pu vous conseiller beaucoup plus mal qu’elle ne l’a fait, car vous avez souffert et enduré de nombreuses privations...

—Mais, madame...

—La pauvreté vous a trouvé insouciant et résigné, la fortune vous eût trouvé prodigue et bienfaisant; en un mot, ce qui est rare, vous n’avez pas été plus perverti par l’indigence que vous ne l’eussiez été par la prospérité! Si la somme de vos bonnes qualités ne l’avait pas emporté de beaucoup sur vos étourderies de jeunesse, cette maison ne vous aurait pas été ouverte, soyez-en bien certain, monsieur. Si la proposition que j’aurai à vous faire ce soir ne vous convenait pas... je suis sûre, du moins, que vous n’emporterez pas un méchant souvenir de la Barbe-Bleue. Veuillez m’attendre ici, ajouta-t-elle en souriant, je vais donner un coup d’œil au repas de Youmaalë, car il est d’usage chez les Caraïbes que les femmes seules s’occupent de ce soin, et je voudrais que, sous ce rapport du moins, Youmaalë se crût encore dans son carbet...

Ce disant, la veuve sortit.

Cet entretien fut, comme on dit vulgairement, le coup de grâce du malheureux chevalier.

Lorsque la veuve avait rapidement analysé le caractère de Croustillac, elle s’était exprimée d’une manière pleine de bienveillance, de grâce et de dignité. Elle s’était enfin montrée sous un aspect si nouveau, qu’il renversait toutes les suppositions du Gascon.

Les simples et affectueuses paroles d’Angèle, le doux et noble regard qui les avait accompagnées, rendirent Croustillac plus fier, plus heureux qu’il ne l’eût été des compliments les plus outrés. Il se sentit, avec un mélange de joie et de crainte, si décidément, si éperdument amoureux de la veuve, qu’elle eût été pauvre, abandonnée, qu’il se serait vaillamment et généreusement dévoué pour elle.

Autre irrécusable symptôme d’un véritable amour.

L’étourdissante présomption du chevalier tomba tout à coup; il comprit combien son rôle avait été ridicule, et comme si le propre des sentiments vrais était toujours de nous rendre meilleurs, plus sensés, plus sagaces... à travers le chaos de contradictions que devaient nécessairement soulever les aveux et la conduite d’Angèle, le chevalier pressentit que ces apparences devaient cacher un grave et sérieux mystère: il se dit que l’intimité de la Barbe-Bleue avec ses bien-aimés, comme elle les appelait, voilait sans doute un autre secret, et que cette jeune femme avait été nécessairement calomniée d’une manière indigne; il se dit encore avec assez de vraisemblance qu’Angèle n’aurait pas fait montre d’un effroyable cynisme devant un étranger, sans quelque motif d’une haute importance.

Par suite de cette réhabilitation de la Barbe-Bleue dans l’esprit de Croustillac, elle devint à ses yeux complétement innocente du meurtre de ses trois maris.

Enfin, l’aventurier commençait à croire, tant l’amour le métamorphosait, que la solitaire du Morne-au-Diable pouvait bien avoir voulu se moquer de lui; et il se proposait d’éclaircir ce soupçon le soir même, lorsque la veuve lui dirait à quel prix elle mettait sa main.

Une chose embarrassait Croustillac: comment la veuve pouvait-elle être instruite de la vie qu’il avait menée? Mais il se souvint qu’à quelques détails près, il n’avait fait à personne un mystère de la plupart des antécédents de sa vie, à bord de la Licorne, et que l’homme d’affaires qui tenait le comptoir de la veuve à Saint-Pierre avait pu faire causer les passagers du capitaine Daniel.

Enfin, avec une sagesse et un bon sens qui feraient honneur au nouveau sentiment qu’il ressentait, Croustillac se posa ces deux hypothèses:

—Ou la Barbe-Bleue a voulu se divertir; et ce soir, elle me dira franchement: «Monsieur le chevalier, vous avez été un curieux impertinent; aveuglé par la vanité, poussé par la cupidité, vous avez donné votre parole d’être mon mari au bout d’un mois; j’ai voulu vous tourmenter un peu, et jouer le rôle de férocité qu’on me prête; le boucanier, le flibustier et le Caraïbe sont trois de mes serviteurs, en qui j’ai une entière confiance; et comme j’habite seule une maison très isolée... chacun d’eux vient à son tour veiller sur moi... Sachant les bruits absurdes qui circulent, j’ai voulu m’amuser de votre crédulité; ce matin même j’avais vu, du bout de l’allée, que vous étiez à m’épier, et la comédie de la pomme de mancenillier avait été convenue avec Youmaalë; quant au baiser qu’il m’a donné sur le front...»

Ici le chevalier fut un moment assez embarrassé pour justifier cet accessoire du rôle qu’il supposait joué par la veuve; mais il résolut la question en se disant que, dans les usages caraïbes, cette familiarité ne devait sans doute pas être inconvenante.

Le chevalier se promettait d’être satisfait de cette explication; et se rendant justice (un peu tard à la vérité), il renoncerait à une espérance insensée, prierait la veuve d’oublier la conduite qu’il avait tenue, lui baiserait la main, lui demanderait un guide, reprendrait son pauvre vieux justaucorps vert fané et ses bas roses, et attendrait un sort plus heureux en partageant la chambre du digne capitaine de la Licorne.

Si, au contraire, la veuve avait des vues sérieuses sur le chevalier (ce qu’il ne pouvait que difficilement admettre, alors qu’il ne s’aveuglait plus sur son mérite), dût-il payer ce bonheur de sa vie, il accepterait avec reconnaissance, bien décidé seulement à se charger personnellement de la garde de sa femme, et à renvoyer le boucanier à son boucan, le Caraïbe à son carbet et le flibustier à sa flibuste; à moins que la veuve ne préférât venir avec lui habiter la France.

Nous devons dire, à la louange du pauvre Croustillac, qu’il s’arrêtait à peine à cette dernière espérance; il considérait sa première interprétation de la conduite de la veuve comme beaucoup plus sage et plus probable.

Enfin, par une réaction naturelle du moral sur le physique, les airs triomphants et matamores du chevalier cessèrent en même temps que son outrecuidance... Sa physionomie, n’étant plus boursoufflée par une vanité grotesque, devint sinon belle, du moins presque intéressante, car elle n’exprimait plus que les bonnes qualités du chevalier, la résolution, la bravoure, nous dirions la loyauté, car il était impossible de mettre plus de franchise dans ses hâbleries que n’en mettait le Gascon. . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pendant que le chevalier de Croustillac attend avec impatience le soir de cette journée qui promet d’être si fertile en événements, puisque la Barbe-Bleue doit lui signifier ses dernières intentions, nous conduirons le lecteur au Fort-Royal de la Martinique, port principal de l’île, et résidence habituelle du gouverneur.

Il s’agit d’un nouvel incident qui se rattache impérieusement à notre récit.

La rade de Saint-Pierre, où avait abordé la Licorne, était destinée au mouillage des bâtiments marchands, comme la rade du Fort-Royal était destinée aux bâtiments de guerre.

A peu près à la même heure où Youmaalë faisait sa promenade au Morne-au-Diable avec la Barbe-Bleue, le gardien de la vigie élevée au-dessus de l’hôtel du gouverneur de la Martinique (au Fort-Royal) signalait une frégate française; aussitôt le guetteur envoya son aide avertir le sergent d’artillerie commandant la batterie du fort, afin que l’on pût saluer, comme de coutume, le pavillon du roi, l’usage étant de tirer une salve de dix coups de canon pour tous les bâtiments de guerre lorsqu’ils viennent au mouillage.

Au grand étonnement du gardien, qui se repentit alors d’avoir dépêché son aide au sergent, il vit la frégate mettre en panne en dehors de la rade et descendre une chaloupe à la mer: cette embarcation fit force de rames vers l’entrée du port, pendant que la frégate louvoyait au large en l’attendant.

Cette manœuvre était si extraordinaire, que le gardien se rendit auprès du capitaine des gardes du gouverneur, et le prévint de ce qui se passait, afin que l’on pût faire contremander la salve des batteries de terre. Cet ordre donné, le capitaine alla instruire à l’instant le gouverneur de la singulière évolution de la frégate.

Une heure après, la chaloupe du bâtiment français abordait au Fort-Royal, et mettait à terre un personnage vêtu en homme de condition, accompagné du lieutenant de la frégate; il entra chez le gouverneur, M. le baron de Rupinelle.

Le lieutenant remit au baron une lettre du capitaine commandant la Fulminante. Son navire avait ordre d’attendre sous voile le résultat de la mission dont était chargé M. de Chemeraut, et de repartir immédiatement; on devait prendre à la hâte quelques vivres frais et de l’eau pour les gens de l’équipage.

Le lieutenant alla s’occuper activement des rafraîchissements de la frégate; M. de Chemeraut et le gouverneur restèrent seuls.

M. de Chemeraut était un homme de quarante-cinq à cinquante ans, d’un teint sombre et olivâtre qui faisait paraître plus clairs encore ses yeux vert de mer; il portait une perruque noire et un justaucorps brun galonné d’or. Sa physionomie était intelligente, sa parole nette, brève; son coup d’œil perçant, scrutateur; sa bouche, pour ainsi dire sans lèvres, tant elles étaient minces et rentrées, ne souriait jamais; s’il lançait quelques sarcasmes, ce qui lui arrivait quelquefois, sa figure devenait encore plus sérieuse que d’habitude; il avait d’ailleurs les formes les plus polies et les habitudes de la meilleure compagnie. Son courage, sa discrétion, son sang-froid étaient tels que M. de Louvois l’avait jadis très souvent employé dans les missions les plus difficiles et les plus périlleuses.

M. de Chemeraut offrait un contraste frappant avec le gouverneur, M. le baron de Rupinelle, gros homme pansu, pesant, n’ayant qu’un soin, qu’une pensée, celle de se préserver de la chaleur; sa figure était grasse, pleine, pourprée; ses yeux, extraordinairement ronds, lui donnaient toujours un air étonné.

Le baron, probe et brave, mais parfaitement nul, devait son emploi à la toute puissante protection de la famille Colbert, à laquelle il était allié par sa mère.

Pour recevoir dignement le lieutenant de la frégate et M. de Chemeraut, le baron avait quitté bien à regret une casaque de coton blanc et un chapeau de paille caraïbe, pour se coiffer d’une énorme perruque blonde, endosser un justaucorps dit à brevet, espèce d’uniforme bleu galonné d’or, et se charger d’un lourd baudrier et d’une épée.

La chaleur était extrême, et le gouverneur maudissait l’étiquette dont il était victime.

—Monsieur, lui dit M. de Chemeraut qui paraissait parfaitement insensible à l’élévation de cette température tropicale, pouvons-nous parler sans crainte d’être entendus?

—Il n’y a aucun danger à cet égard, monsieur: cette porte ouverte donne dans mon cabinet, où il n’y a personne, et cette autre dans la galerie, déserte aussi.

M. de Chemeraut se leva, alla regarder dans les deux pièces et referma soigneusement les deux portes.

—Pardon, monsieur, dit le gouverneur, mais si nous restions seulement avec ces deux fenêtres ouvertes...

—Vous avez raison, monsieur le baron, dit M. de Chemeraut en interrompant le gouverneur et en allant fermer pareillement les fenêtres, ceci est plus prudent; on pourrait nous entendre du dehors.

—Mais, monsieur, si nous restons sans aucun courant d’air, nous allons étouffer ici. Cela va devenir une véritable étuve.

—Ce que je dois avoir l’honneur de vous dire, monsieur le baron, ne durera pas longtemps; mais il s’agit d’un secret d’état de la dernière importance, et la moindre indiscrétion pourrait compromettre la réussite de la mission que je viens remplir par ordre du roi. Vous m’accorderez donc la grâce de nous enfermer ainsi jusqu’à la fin de notre entretien.

—Si c’est l’ordre de Sa Majesté, je dois me soumettre, monsieur, dit M. de Rupinelle avec un long soupir et en s’essuyant le front, je saurai me dévouer pour son service.

—Veuillez d’abord jeter les yeux sur le pouvoir de Sa Majesté, dit M. de Chemeraut; et il prit un papier dans une petite cassette qu’il portait avec un soin tout particulier, et qu’il n’avait voulu confier à personne.

CHAPITRE XV.

L’ENVOYÉ DE FRANCE.

Pendant que le gouverneur lisait sa dépêche, M. de Chemeraut regarda d’un air complaisant un objet renfermé dans la cassette, et se dit:—Si j’ai occasion de l’employer, ce sera parfait; mon idée est excellente.

—Ce pouvoir, monsieur, est parfaitement en règle; je dois exécuter tous les ordres que vous me donnerez, dit le gouverneur en regardant M. de Chemeraut avec une profonde surprise. Puis il ajouta:

—Il fait, si chaud, monsieur, que je vous demanderai la permission d’ôter ma perruque, malgré la bienséance.

—Mettez-vous à votre aise, monsieur le baron, mettez-vous à votre aise, je vous en conjure.

Le gouverneur jeta sa perruque sur la table et sembla respirer plus facilement.

—Maintenant, monsieur le baron, veuillez répondre a plusieurs questions que je vais avoir l’honneur de vous faire.

Et M. de Chemeraut prit dans sa cassette des notes où étaient sans doute rédigées les demandes qu’il devait adresser au gouverneur.

—Il y a, non loin de la paroisse du Macouba, au milieu des bois et des rochers, une sorte de maison-forte appelée le Morne-au-Diable?

—Oui, monsieur, et même cette maison ne jouit pas d’une très bonne renommée. M. le chevalier de Crussol, mon prédécesseur, y fit une visite pour savoir à quoi s’en tenir sur ces bruits-là; mais j’ai en vain cherché ses dépêches à ce sujet dans les minutes de sa correspondance.

M. de Chemeraut continua:

—Cette maison est habitée par une femme, par une veuve, monsieur le baron?

—Tellement veuve, monsieur, qu’on l’a surnommée, dans le pays, la Barbe-Bleue, à cause de la rapidité avec laquelle ont successivement disparu trois maris qu’elle a eus. Mais... oserai-je vous faire observer que cette cravate m’échauffe horriblement, monsieur? ajouta le malheureux gouverneur, nous n’en portons pas habituellement ici, et si vous le permettiez...

—Faites, monsieur le baron, le service du roi n’en souffrira pas. M. le chevalier de Crussol, votre prédécesseur, dites-vous, avait commencé une sorte d’enquête au sujet de la disparition des trois maris de la Barbe-Bleue?

—On me l’a dit, monsieur, car je n’ai trouvé aucune trace de cette enquête.

—M. le commandeur de Saint-Simon, qui a rempli les fonctions de gouverneur après la mort de M. de Crussol, et avant votre arrivée ici, ne vous a-t-il pas remis, monsieur le baron, une lettre confidentielle dudit M. de Crussol?

—Oui... oui, monsieur..., dit le gouverneur en regardant M. de Chemeraut avec un profond étonnement.

—Cette lettre, monsieur le baron, avait été écrite par M. de Crussol peu de temps avant sa mort?

—Oui, monsieur...

—Cette lettre était relative à l’habitante du Morne-au-Diable, n’est-il pas vrai, monsieur le baron?

—Oui, monsieur, dit le gouverneur de plus en plus surpris de voir M. de Chemeraut si bien informé.

—Dans cette lettre, M. de Crussol vous affirmait, sur l’honneur, que la femme surnommée la Barbe-Bleue était innocente des crimes dont on l’accusait?

—Oui, monsieur... Mais comment pouvez-vous savoir...?

M. de Chemeraut interrompit le gouverneur, et lui dit:

—Permettez-moi de vous faire observer, monsieur, que le roi m’ordonne de vous faire des questions, et non pas des réponses... J’avais donc l’honneur de vous demander si, dans cette lettre, feu M. de Crussol ne vous garantissait pas la parfaite innocence de la veuve surnommée la Barbe-Bleue?

—Oui, monsieur....

—Vous affirmant sur sa foi de chrétien, et au moment de paraître devant Dieu, ainsi que sur sa parole de gentilhomme, que vous pouviez, sans nuire au service du roi, laisser cette femme libre et paisible...

—Oui, monsieur...

—Et qu’enfin le révérend père Griffon, des frères Prêcheurs, homme d’une piété reconnue et du caractère le plus honorable, vous serait encore caution de ladite femme si vous l’exigiez?

—Oui, monsieur... et en effet dans un entretien confidentiel très particulier... et très secret...

—Que vous avez eu avec le père Griffon, monsieur le baron, ce religieux vous a confirmé ce que vous avait avancé M. de Crussol dans sa dernière lettre? et vous lui avez formellement promis de ne pas inquiéter ladite veuve?

Le gouverneur regardait M. de Chemeraut avec ébahissement, ne comprenant pas comment il était si bien instruit.

L’espèce d’émotion que lui causait cet interrogatoire, jointe à la raréfaction de l’air, faillit étouffer le baron. Après une légère hésitation, il dit résolument à M. de Chemeraut:

—Ma foi, monsieur, à la guerre comme à la guerre. Je vous demanderai la permission d’ôter mon justaucorps.... Ces passements d’or et d’argent pèsent cent livres, je crois.

—Otez, ôtez, monsieur le baron, l’habit ne fait pas le gouverneur, dit gravement M. de Chemeraut en s’inclinant; puis il continua...

—Grâce aux recommandations de M. de Crussol et du révérend père Griffon, l’habitante du Morne-au-Diable n’a plus été inquiétée, monsieur le baron? Vous n’avez pas visité cette maison malgré les bruits étranges qui l’entouraient?

—Non, monsieur... je vous avoue que les recommandations de personnes aussi respectables que le père Griffon et feu M. de Crussol m’ont suffi... Et puis le chemin du Morne-au-Diable est impraticable... des roches nues et déchirées... il y en a pour deux ou trois heures à monter à travers des abîmes; or, ma foi, je vous l’avoue, monsieur, faire une pareille course par un soleil des tropiques, dit le baron en essuyant son front qui ruisselait à la seule pensée de cette ascension, faire une pareille course par un soleil des tropiques m’a paru complétement inutile... puisque moralement j’avais la conviction que les bruits susdits n’auraient aucun fondement... je ne crois pas, monsieur, avoir en cela eu quelque tort.

—Permettez-moi, monsieur le baron, de vous adresser encore quelques questions.

—A vos ordres, monsieur.

—La femme surnommée la Barbe-Bleue a un comptoir à Saint-Pierre?

—Oui, monsieur.

—L’homme d’affaires de cette femme est chargé d’expédier ses navires, qui sont toujours destinés pour la France?

—Cela, monsieur, est très facile à vérifier dans les registres des déclarations de partance des capitaines.

—Et ce registre?

—Est là, dans ce casier.

—Veuillez vous donner la peine de le feuilleter, monsieur le baron, et de relever quelques dates que je vais avoir l’honneur de vous demander.

Le gouverneur se leva, monta péniblement sur une chaise, prit un gros volume relié en vélin vert, et le posa sur son bureau: puis, comme si le mouvement eût redoublé la chaleur qu’il ressentait, et épuisé ses forces, il dit à M. de Chemeraut:

—Monsieur, vous avez sans doute été soldat... Vous devez comprendre qu’on vive un peu à la cavalière; or, sans plus de façon, et tout en vous demandant pardon de la liberté grande, j’ôterai ma veste s’il vous plaît... elle est de tabis brodée et aussi pesante qu’une cuirasse.

—Otez... ôtez toujours, monsieur le baron, ôtez tout ce qu’il vous plaira, répondit M. de Chemeraut avec un impitoyable sérieux; il me reste si peu à vous dire que vous n’aurez pas besoin, je l’espère, de vous dévêtir davantage... Voulez-vous vous assurer d’abord de ce fait, que les navires affrétés par notre veuve l’ont toujours été pour la France?

—Oui, monsieur, dit le gouverneur en ouvrant son registre; puis, en suivant du bout du doigt les indications des tableaux, il dit:

—Pour La Rochelle... pour La Rochelle... pour Bordeaux... pour Bordeaux... pour La Rochelle... pour La Rochelle... pour le Havre-de-Grâce. Vous le voyez, monsieur, les navires ont toujours été destinés pour la France.

—C’est à merveille, monsieur le baron... D’après le mouvement assez considérable de navires de commerce qui partent de ce comptoir, il résulte que la Barbe-Bleue (nous adopterons ce surnom populaire) peut mettre un bâtiment en mer très rapidement.

—Sans doute, monsieur...

—N’a-t-elle pas un brigantin toujours prêt à mettre à la voile... et qui peut en deux heures être rendu à l’anse aux Caïmans, non loin du Morne-au-Diable, où se trouve un petit havre? dit M. de Chemeraut en consultant encore ses notes?

—Oui, monsieur... ce brigantin s’appelle le Caméléon; la Barbe-Bleue l’a dernièrement mis, d’ailleurs très généreusement, à mon service (par l’intermédiaire de maître Morris, son homme d’affaires), pour donner la chasse à un pirate espagnol... et c’est un ancien capitaine flibustier, appelé l’Ouragan, qui commandait le brigantin...

—Nous reparlerons à l’instant de ce flibustier, monsieur le baron... Mais ce pirate?...

—A été coulé bas à la hauteur des Saintes...

—Pour en revenir à ce flibustier... monsieur le baron, il fréquente souvent la maison de la Barbe-Bleue?...

—Oui, monsieur...

—Ainsi qu’un autre assez mauvais drôle, boucanier de son métier?

—Oui, monsieur, dit le baron d’un ton sec et très décidé à se renfermer dans le rôle secondaire que lui imposait M. de Chemeraut.

—Un Caraïbe aussi quelquefois s’y rend?

—Oui, monsieur.

—La présence de ces gens dans l’île date-t-elle de loin, monsieur le baron?

—Je l’ignore, monsieur; ils étaient établis ici à mon arrivée à la Martinique. On dit que le flibustier a autrefois fait la course dans le nord des Antilles et dans la mer du sud. Comme beaucoup de capitaines qui ont gagné quelque chose à la flibuste, il a acheté ici une petite habitation à la pointe de l’île, où il vit seul.

—Et le boucanier, monsieur le baron?

—De telles gens sont aujourd’hui ici, demain ailleurs, selon que la chasse est plus ou moins abondante; quelquefois il reste un mois absent, il en est de même du Caraïbe.

—Ces renseignements s’accordent parfaitement avec ceux que l’on m’avait donnés; d’ailleurs, je ne vous parle de ces gens-là, monsieur le baron, que pour mémoire. Ils sont beaucoup trop subalternes et beaucoup trop en dehors de la mission que j’ai à remplir pour mériter de nous occuper plus longtemps... Ce sont tout au plus des instruments passifs, ajouta M. de Chemeraut en se parlant à lui, et c’est sans doute très indirectement même qu’ils se relient à cette grave affaire.

Puis, après quelques moments de réflexion, il reprit tout haut:

—Maintenant, monsieur le baron, une dernière question. Votre police secrète ne vous a pas appris que des Anglais aient tenté de s’introduire dans l’île depuis la guerre?

—Deux fois depuis peu de temps, monsieur, nos croiseurs ont donné la chasse à un bâtiment suspect venant de la Barbade et tâchant de s’approcher des côtes du Vent... seuls endroits où l’on puisse aborder dans l’île; ailleurs, les côtes sont trop accores pour que l’atterrissement soit possible.

—Très bien, dit M. de Chemeraut.

Après un moment de silence, il reprit:

—Dites-moi, monsieur le baron, combien faut-il de temps pour se rendre d’ici au Morne-au-Diable?

—Il est environ onze heures, les chemins sont difficiles; on ne pourrait guère y arriver avant la nuit tombante.

—Eh bien donc! monsieur le baron, dit M. de Chemeraut en tirant sa montre, dans deux heures d’ici, c’est-à-dire à une heure de relevée, vous aurez la bonté d’ordonner à une trentaine de vos gardes les plus déterminés de bien s’armer, de se munir d’une bonne échelle, d’un ou deux pétards d’artillerie tout faits, et de se tenir prêts à me suivre et à m’obéir comme à vous-même.

—Mais, monsieur, si vous voulez aller au Morne-au-Diable, il faudrait partir tout de suite pour y arriver de jour.

—Sans doute, monsieur le baron, mais comme je désire y arriver en pleine nuit, vous trouverez bon que je ne parte que dans deux heures.

—C’est différent, monsieur.

—Pouvez-vous aussi me procurer une litière fermée?

—Oui, monsieur, j’ai la mienne.

—Et cette litière pourrait-elle arriver jusqu’au Morne-au-Diable, monsieur le baron?...

—Jusqu’au pied de la montagne seulement, mais pas plus loin, car on dit qu’il est impossible à un cheval de gravir ces roches entassées et crevassées.

—Très bien; veuillez alors, monsieur le baron, me faire préparer cette litière, ainsi qu’une monture pour moi; je la laisserai au pied du Morne.

—Oui, monsieur.

—Je vous préviens, monsieur le baron, qu’il est de la dernière importance que le but de cette entreprise soit parfaitement ignoré; tout serait perdu si l’on était prévenu de ma visite au Morne-au-Diable; nous n’instruirons donc l’escorte de sa destination qu’une fois hors du Fort-Royal, et nous ferons, je l’espère, autant de diligence que les chemins le permettront. En un mot, monsieur le baron, ajouta M. de Chemeraut d’un air confidentiel, qu’il n’avait pas eu jusqu’alors, le mystère est d’autant plus indispensable qu’il s’agit d’un secret d’état et de l’avenir de deux grands peuples...

—A cause de la Barbe-Bleue? dit le gouverneur en interrogeant d’un regard curieux la physionomie sérieuse et froide de M. de Chemeraut.

—A cause de la Barbe-Bleue.

—Comment, répéta le baron, la Barbe-Bleue est pour quelque chose dans un secret d’état, dans le repos de deux grands peuples?

M. de Chemeraut, qui n’aimait pas se répéter, fit un signe affirmatif et reprit:

—Je vous prierai aussi, monsieur le baron, de vouloir bien veiller à ce que la chaloupe de la frégate ne quitte pas le débarcadère, afin que je puisse retourner à bord et remettre à la voile sans m’arrêter ici une seconde, si, comme je l’espère, ma mission a un bon succès... Ah! j’oubliais; il faut que la litière soit autant que possible susceptible d’être parfaitement fermée.

—Mais, monsieur, c’est donc un prisonnier que vous allez chercher?

—Monsieur le baron, dit M. de Chemeraut en se levant, mille pardons de vous répéter encore que le roi m’a ordonné de vous faire des questions et non des...

—Bien, parfaitement bien, monsieur, dit le gouverneur. Puis-je maintenant ouvrir les fenêtres, monsieur? demanda le baron qui étouffait dans cet appartement.

—Je n’y vois pas d’inconvénient, monsieur le baron, dit M. de Chemeraut.

Le gouverneur se leva.

—Ainsi, monsieur le baron, lui dit M. de Chemeraut, il est bien convenu que vous ne préviendrez le guide qui doit me conduire à ma destination qu’au moment de notre départ.

—Mais, d’ici-là, monsieur, si je le fais mander, que lui dirai-je?

M. de Chemeraut parut étonné de la naïveté du gouverneur et lui dit:

—Quel est ce guide, monsieur?

—Un de mes noirs, qui travaille à l’habitation du roi, à une bonne lieue d’ici. C’est un drôle qui s’est enfui si souvent marron, qu’il est plus habitué aux retraites inaccessibles de l’île qu’aux grandes routes.

—Cet esclave est-il sûr, monsieur le baron?

—Très sûr, monsieur, il n’aurait aucun intérêt à vous égarer; d’ailleurs je le préviendrai que s’il vous égare, il aura le nez et les oreilles coupés.

—Il est impossible qu’il résiste à une pareille considération, monsieur le baron; maintenant pour répondre à votre objection, que faire de ce nègre jusqu’au moment de notre départ, pour l’occuper...

—Mais j’y pense!... une idée! s’écria le baron d’un air triomphant, on pourrait le fouetter: ça le dérouterait; il croirait qu’on ne l’a fait venir ici absolument que pour ça!

—Ce serait, certes, un excellent moyen, monsieur le baron, d’opérer une diversion dans ses idées; mais il suffira, je pense, de le tenir enfermé jusqu’au moment de notre départ. Ah! j’oubliais encore, monsieur le baron; je vous prierai de veiller à ce que l’on porte à bord, pendant mon absence, tout ce que l’on pourra trouver de plus délicat en volailles, légumes, gibier, vins exquis, confitures, etc., etc.; vous ne regarderez aucunement à la dépense, j’acquitterai tous ces frais.

—Je vous comprends, monsieur, il faut rassembler, en fait de rafraîchissements, tout ce qu’il est possible de conserver à bord pendant les premiers jours d’une traversée, absolument comme s’il s’agissait de l’embarquement d’une personne de grande distinction, dit le gouverneur d’un air curieux.

—Vous me comprenez à merveille, monsieur le baron; mais j’y songe, ce noir, notre guide, a vu au moins les dehors de l’habitation du Morne-au-Diable?

—Sans doute, monsieur, et il fait d’assez étranges récits sur cette maison et sur la solitude où elle est bâtie.

—Eh bien! monsieur le baron, voici une occupation toute trouvée pour cet esclave; ordonnez qu’on le conduise près de moi en attendant l’heure de notre départ, je l’interrogerai sur ce que je veux savoir.

—Je vais donc l’envoyer quérir à l’instant, dit le gouverneur en sortant.

—Que Dieu ou le diable mène cette affaire à bon port, dit M. de Chemeraut lorsqu’il fut seul. Heureusement je n’ai pas besoin de l’aide de cette pécore de gouverneur; le plus difficile n’est pas fait; mais il n’importe, je me fie à mon étoile... l’affaire de Fabrio-Chigi était bien autrement difficile; et puis enfin l’espoir, sinon d’une couronne, du moins presque d’un trône... l’ambition de diriger le mouvement d’un grand peuple, le désir de rentrer un grâce auprès du roi son parent... ne voilà-t-il pas des raisons capables de déterminer la volonté la plus rebelle?... et puis enfin si ces raisons-là ne suffisent pas... dit M. de Chemeraut après quelques moments de silence en frappant sur la cassette, voici un autre argument qui sera peut-être plus décisif. . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Deux heures après, M. de Chemeraut partait pour le Morne-au-Diable à la tête de trente gardes du gouverneur, armés jusqu’aux dents.

Une litière attelée de deux mules suivait le petit détachement, que précédait le guide.

Cet esclave s’était assez longuement entretenu avec M. de Chemeraut, et, en suite de cet entretien, celui-ci avait fait ajouter aux deux échelles et aux pétards portés sur un cheval de bât, un paquet de fortes cordes garnies de crampons de fer et deux haches à marteau. De plus, M. de Chemeraut avait donné ordre au lieutenant de la frégate de lui envoyer deux excellents matelots, choisis parmi les quinze marins formant l’équipage de la chaloupe qui attendait, au débarcadère du Fort-Royal, l’issue de l’expédition.

Cette petite troupe se mit donc en marche, précédée du guide noir qui, flanqué des deux marins, marchait à peu de distance de M. de Chemeraut.

Après avoir suivi assez longtemps le bord de la mer, la troupe gravit une colline assez haute et s’enfonça bientôt dans l’intérieur de l’île.

Nous laisserons M. de Chemeraut s’avancer lentement vers le Morne-au-Diable, et nous irons rejoindre le père Griffon au Macouba, et le colonel Rutler au fond du précipice où il était arrivé par le passage souterrain lorsque les chats-tigres, en dévorant le cadavre de John, eurent enlevé l’obstacle qui avait jusque-là retenu l’envoyé anglais dans la caverne du Caraïbe.

CHAPITRE XVI.

L’ORAGE.

M. de Chemeraut quittait à peine le Fort-Royal à la tête de son escorte, qu’un jeune mulâtre de quinze ans environ, après l’avoir suivi pendant quelque temps, caché dans les ravins ou dans les savanes, et voyant la troupe prendre la route du Morne-au-Diable, avait pris en toute hâte le chemin du Macouba.

Grâce à sa parfaite connaissance du pays et de certains chemins non frayés, cet esclave arriva très promptement à la paroisse du père Griffon.

Il était environ quatre heures de l’après-midi; le bon curé faisait la sieste, fraîchement étendu dans un de ces hamacs de jonc si merveilleusement tissus par les Caraïbes.

Le jeune mulâtre eut toutes les peines du monde à décider les deux noirs du curé à éveiller leur maître; enfin Monsieur s’y décida après avoir longtemps hésité, tant le sommeil du religieux semblait doux et profond.

—Qu’est-ce? que veux-tu? dit le père Griffon.

—Maître, c’est un jeune mulâtre qui arrive en hâte du Port-Royal; il veut vous parler à l’instant.

—Un mulâtre du Fort-Royal? dit le père Griffon en sautant de son hamac, qu’il entre, qu’il entre! Que veux-tu? mon enfant, ajouta-t-il en s’adressant au jeune esclave, est-ce que tu viens de la part de maître Morris?

—Oui, mon père. Voici une lettre de lui. Il m’a dit de suivre une escorte de troupes partie ce matin du Fort-Royal, de m’assurer si elle prenait le chemin du Morne-au-Diable et de venir vous le dire, mon père... La lettre de maître Morris vous expliquera le reste...

—Eh bien, mon enfant... cette troupe?

—S’est enfoncée dans la vallée des Goyaviers, a pris les ravines des Roches-Noires... elle ne peut aller qu’au Morne-au-Diable.

Le père Griffon, tout troublé, décacheta la lettre, et sembla désolé de son contenu; il la relut par deux fois avec les marques du plus grand étonnement; puis il dit au mulâtre:

—Va vite me chercher Monsieur. Le mulâtre sortit.

—Un envoyé de France est arrivé... Il a longtemps causé avec le gouverneur... et je crains qu’il ne soit parti avec sa troupe pour le Morne-au-Diable... me dit maître Morris, s’écria le religieux en marchant à grands pas. Maître Morris n’en sait pas, n’en peut pas savoir davantage... Mais moi... moi... je frémis en songeant aux conséquences de cette visite... Sans doute... ce mystère est pénétré... Et comment, comment? qui a pu les mettre sur la voie? ce secret n’est-il pas mort avec M. de Crussol? Sa lettre est ma garantie. N’ont-ils pas rassuré le gouverneur actuel et fait cesser toute poursuite contre cette malheureuse femme? Puis, relisant encore la lettre de maître Morris, le religieux ajouta:—Une frégate française... qui reste en panne en dehors de la rade... un envoyé qui confère pendant deux heures avec le gouverneur... et qui, ensuite de cette conférence, part pour le Morne-au-Diable avec une escorte... c’est plus qu’un soupçon... c’est une certitude. Ils viennent l’enlever... mon Dieu... serait-il vrai?... Mais encore une fois, ce secret... que maintenant moi seul connais... car je le connais seul... oh, oui... seul... à moins qu’un épouvantable sacrilège... mais non, non, dit le père en joignant les mains avec effroi, une telle pensée de ma part... est un crime... Non... c’est impossible... j’aime mieux croire à l’indiscrétion de la seule personne qui ait un intérêt de vie ou de mort dans ce mystère qu’à la trahison la plus impie... Non, encore une fois, non, c’est impossible; mais il faut que je parte à l’instant pour le Morne-au-Diable. Peut-être pourrai-je devancer cet envoyé qui est parti du Fort-Royal avec une escorte... oui, en me pressant, j’y parviendrai peut-être. J’y retrouverai le malheureux Gascon, ils n’ont rien à en craindre. Sa bizarre apparition à bord m’avait fait un moment redouter que ce pauvre diable ne fût un secret émissaire de Londres ou de Saint-Germain; mais je l’ai, comme on dit, retourné dans tous les sens; j’ai prononcé devant lui et à l’improviste certains noms... qui, s’il eût été dans le secret, l’auraient fait certainement tressaillir, quelque cuirassé qu’il fût, et il est resté impassible... Je connais trop les hommes pour m’être trompé, le chevalier n’est qu’un fol aventurier, un enfant perdu chez lequel, après tout, les bonnes qualités l’emportent sur les mauvaises.

A ce moment, Monsieur entra.

—Selle-moi tout de suite Grenadille.

—Oui, maître.

—Détache Colas.

—Oui, maître.

—N’oublie pas de mettre mon grand manteau de voyage derrière ma selle.

—Oui, maître.

Le noir sortit, puis il rentra presque aussitôt, disant:

—Maître, faudra-t-il armer Colas?

—Sans doute, sans doute... je passe par la forêt.

En attendant que sa jument fût sellée, le religieux continuait de marcher avec agitation; tout à coup il s’écria presque avec effroi, frappé d’une idée subite:

—Mais si je m’étais trompé; mais si cet aventurier, sous cette feinte étourderie, cachait quelque plan froidement arrêté, quelque sinistre dessein? Mais non, non, la ruse et la dissimulation ne peuvent atteindre à une si odieuse perfection. Pourtant, si sa mission coïncidait avec celle de cet homme qui vient de partir avec une escorte? Et moi... moi qui leur ai répondu de cet aventurier; moi qui, dans ma lettre d’hier, ai presque approuvé leur détermination à son égard... pensant comme eux que ce que dirait le Gascon, ce qu’il raconterait des mystères du Morne-au-Diable, ne pourrait que servir les vues de celle qui l’habite... Pourtant... si je m’étais trompé? Si j’avais contribué à introduire un dangereux ennemi? Mais non, il aurait déjà agi s’il était instruit du secret... Et encore... non... non... peut-être attendait-il l’arrivée de cette frégate... et de cet émissaire pour agir? Peut-être est-il d’accord avec lui? Oh! je suis dans une inquiétude mortelle.

Ce disant, le père Griffon sortit précipitamment pour hâter les préparatifs de son départ.

Monsieur finissait de seller Grenadille et Jean terminait l’armement de Colas.

Quelques mots sont nécessaires pour présenter au lecteur le nouvel acteur dont nous n’avions pas eu jusqu’ici occasion de parler.

Colas était un sanglier privé, d’une merveilleuse intelligence, dont le père Griffon se faisait toujours accompagner et précéder lors de ses excursions à travers les bois.

Grâce à leur peau couverte de soies rudes, à leur épaisse cuirasse de graisse où s’arrête et se fige, dit-on, le venin des serpents, les sangliers et même les porcs domestiques font, aux colonies, une guerre acharnée aux reptiles; Colas était un de leurs plus intrépides adversaires. Son armement se composait d’une muselière de fer percée de petits trous, et terminée par une sorte de croissant très tranchant. On défendait ainsi le bout de la hure du sanglier, seule partie qui fût vulnérable, et on lui donnait une arme formidable contre les serpents.

Colas précédait toujours Grenadille de quelques pas, lui frayant la route et faisant fuir les reptiles qui auraient pu piquer la haquenée.

Le père Griffon, qui ne s’était pas attendu au brusque départ de Croustillac (l’aventurier avait, on le sait, quitté le presbytère sans faire ses adieux à son hôte), le père Griffon voulait confier Colas au chevalier, lorsqu’il eût vu celui-ci absolument décidé à s’aventurer dans la forêt; le religieux pensait que le sanglier privé épargnerait quelques dangers à Croustillac; mais la disparition matinale de ce dernier rendit vaine la prévoyance du père Griffon.

Après avoir recommandé la maison à ses deux noirs, sur la fidélité desquels il savait d’ailleurs pouvoir compter, le curé du Macouba enfourcha Grenadille, siffla Colas qui répondit par un grognement joyeux, et, nouveau saint Antoine, le bon père commença de prendre en hâte le chemin qui conduisait au Morne-au-Diable, craignant d’arriver trop tard et aussi de rencontrer en route M. de Chemeraut, qu’il n’aurait pu alors que difficilement devancer. . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lecteur se souvient que, grâce à la voracité des chats-tigres qui avaient dévoré le cadavre de John, le colonel Rutler avait pu sortir de la caverne du pêcheur de perles par le conduit souterrain.

Pour faire comprendre l’extrême importance et la difficulté de l’entreprise que le colonel allait tenter, nous rappellerons au lecteur que le parc de l’habitation de la Barbe-Bleue s’avançait du sud au nord, comme une espèce d’isthme entouré d’abîmes.

A l’est et à l’ouest, ces abîmes étaient presque sans fond, car dans ces parties-là les derniers arbres du jardin surplombaient à pic une muraille granitique d’une hauteur énorme, et baignée par les eaux profondes et rapides de deux torrents.

Mais au nord, le parc aboutissait à une pente très escarpée, mais dangereusement praticable. Néanmoins, ce côté du jardin était à l’abri de toute surprise, car, pour escalader ces rochers, moins perpendiculaires que ceux de l’est ou de l’ouest, il aurait fallu d’abord descendre au fond de l’abîme par le revers opposé, entreprise physiquement impossible à tenter, même à l’aide d’une corde d’une longueur démesurée, ce revers étant tantôt à pic, tantôt brisé par des angles de rochers saillants et rentrants.

Le colonel Rutler ayant, au contraire, passé par le conduit souterrain, était arrivé tout d’abord au fond du précipice; il ne lui restait à tenter qu’une périlleuse ascension pour parvenir dans l’intérieur du Morne-au-Diable.

Il lui fallait une heure environ pour gravir ces rochers; ne voulant pénétrer dans le parc de l’habitation qu’à la nuit close, il attendit pour se mettre en marche que le soleil commençât de décliner.

Le colonel avait poussé hors du conduit le squelette de John. Ce fut auprès de ces débris humains, dans une sauvage et profonde solitude, au milieu d’un véritable chaos d’énormes masses granitiques entassées par les convulsions de la nature, que l’émissaire de Guillaume d’Orange passa quelques heures, tapi dans l’enfoncement d’un rocher, afin d’échapper à l’ardeur torréfiante du soleil.

Le morne silence de cet abîme solitaire n’était çà et là interrompu que par le grondement de la mer qui tonnait au loin.

Bientôt l’ardente clarté du soleil devint rougeâtre; les grands angles de lumière qu’elle dessinait sur le faîte des rochers où l’on apercevait les derniers arbres du parc de la Barbe-Bleue s’amoindrirent peu à peu, une vapeur sombre commença d’envahir le fond de l’abîme où se tenait Rutler...

Le colonel jugea qu’il était temps de partir.

Malgré sa rare énergie, cet homme de fer se sentait atteint malgré lui d’une sorte de crainte superstitieuse; l’horrible mort de son compagnon l’avait vivement frappé, le jeûne forcé auquel il était soumis depuis la veille (il n’avait pu se résigner à manger du serpent), réagissait sur son cerveau, éveillait en lui des idées étranges, sinistres... mais, surmontant ces faiblesses, il commença son escalade.

D’abord, Rutler trouva assez de points d’appui pour pouvoir gravir assez rapidement le premier tiers de la hauteur du rocher. Là, de sérieuses difficultés se rencontrèrent, il les surmonta avec une courageuse opiniâtreté; le colonel, au moment où le soleil disparaissait tout à fait à l’horizon, atteignit le faîte du rocher; épuisé de fatigue et de besoin, il tomba presque évanoui au pied des derniers arbres du parc du Morne-au-Diable; heureusement, parmi ces arbres se trouvaient quelques cocotiers; une grande quantité de noix de cocos jonchaient le sol; Rutler en ouvrit une avec son poignard, le liquide frais que renferment ces fruits apaisa sa soif ardente, et leur pulpe nourrissante apaisa sa faim.

Cette réfection inattendue retrempant ses forces, le colonel s’avança résolument dans le bois; il marchait avec d’excessives précautions, se guidant d’après les indications que John lui avait données, afin de rencontrer le bassin de marbre blanc, non loin duquel il voulait s’embusquer.

Après avoir assez longtemps erré dans l’obscurité, sous une haute futaie d’orangers, Rutler entendit au loin le léger bruissement que faisait une gerbe d’eau en retombant dans un bassin; bientôt il arriva sur la lisière du bois d’orangers, et à la faible clarté des étoiles, car la lune ne se levait que fort tard, il aperçut une large vasque de marbre blanc, située au centre d’un rond-point entouré d’arbres de tous côtés; le colonel, écartant quelques touffes épaisses de canna indica, roseaux énormes qui poussaient en abondance dans ce sol humide, se cacha parfaitement à quelques pas du bassin et attendit les événements. . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pour résumer les chances de salut et de perte auxquelles semblent exposés les mystérieux habitants du Morne-au-Diable, nous rappellerons au lecteur:

Que M. de Chemeraut était parti du Fort-Royal dans la matinée, et s’avançait en toute hâte;

Que le père Griffon avait quitté en hâte le Macouba, afin de devancer l’envoyé de France;

Que le colonel Rutler s’était secrètement introduit dans l’intérieur du jardin.

Disons maintenant ce qui, depuis le matin, s’était passé entre Youmaalë, la Barbe-Bleue et le chevalier de Croustillac.

CHAPITRE XVII.

LA SURPRISE.

Nous avons laissé l’aventurier sous le coup imprévu d’une passion aussi subite que sincère, et attendant avec impatience l’explication, peut-être même les espérances que la Barbe-Bleue devait lui donner.

Après avoir pris son repas, qui lui fut respectueusement servi par Angèle, au grand désespoir du chevalier, le Caraïbe alla gravement s’asseoir au bord du petit lac, à l’ombre épaisse d’un palétuvier qui croissait sur sa rive; puis, mettant les coudes sur ses genoux, appuyant son menton dans la paume de ses deux mains, Youmaalë, semblant regarder l’espace, resta longtemps immobile dans cette sorte de paresse contemplative si chère aux peuples sauvages.

Angèle était rentrée chez elle.

Le chevalier se promenait pensif dans le parc, jetant quelquefois un coup d’œil jaloux et courroucé sur le Caraïbe.

Impatienté du silence et de l’immobilité de son rival, espérant peut-être en tirer quelques renseignements. Croustillac vint se placer auprès d’Youmaalë. Celui-ci ne parut pas l’apercevoir.

Croustillac toussa, s’agita; même immobilité de la part du Caraïbe.

Enfin, le chevalier, dont la patience n’était pas la vertu favorite, lui toucha légèrement l’épaule en lui disant:

—Que diable regardez-vous donc là depuis deux heures? le soleil va bientôt se coucher et vous n’avez pas encore fait un mouvement.

Le Caraïbe retourna lentement la tête du côté du chevalier, le regarda fixement sans cesser d’appuyer son menton dans la paume de ses mains, puis il reprit la position qu’il avait et resta muet.

L’aventurier rougit de colère et lui dit:

—Mordioux!... quand je parle j’aime qu’on me réponde.

Même silence de la part du Caraïbe.

—Ces grands airs-là ne m’imposent pas, s’écria Croustillac, je ne suis pas de ceux que l’on mange tout vivants, je pense?

Même silence.

—Mordioux! s’écria l’aventurier, savez-vous qu’à la fin, tout cannibale que vous êtes, je pourrais bien vous faire prendre un bain dans ce lac en manière de leçon de politesse et à cette fin de vous civiliser, monsieur le sauvage?

En disant ces mots, le chevalier s’approcha du Caraïbe d’un air menaçant.

Youmaalë se leva gravement, jeta un regard dédaigneux sur le chevalier, puis lui montra du doigt une énorme souche de bois d’acajou à racines contournées, qui formait le siège rustique sur lequel il était assis.

—Eh bien! après? demanda le chevalier, je vois cette souche, je ne comprends pas votre signe, à moins qu’il ne signifie que vous êtes aussi sourd, aussi muet, aussi impassible que cette souche.

Sans lui répondre, le Caraïbe se baissa, prit le tronc d’arbre entre ses bras nerveux, le jeta dans l’étang, et, d’un geste significatif, sembla dire à Croustillac: Voilà comme je puis vous traiter.

Puis Youmaalë s’éloigna lentement sans que sa physionomie eût, pendant cette scène, révélé la moindre émotion.

Le chevalier était resté stupéfait de cette preuve de force extraordinaire; car ce bloc d’acajou lui avait paru et était en effet si pesant, que deux hommes auraient pu difficilement accomplir ce que venait de faire le Caraïbe.

Son étonnement passé, le chevalier courut sur les pas du sauvage et s’écria:

—Est-ce à dire que vous m’auriez jeté dans le lac comme vous avez jeté cette souche?

Le Caraïbe, sans s’arrêter dans sa marche grave et silencieuse, baissa la tête en manière de signe affirmatif.

—Après tout, se dit Croustillac en s’arrêtant, ce mangeur de missionnaire ne manque pas de bon sens; je l’ai menacé le premier de le jeter à l’eau, et d’après ce que je viens de voir de sa vigueur, je suis forcé de convenir que j’aurais eu de la peine, et puis c’eût été une manière déloyale de se débarrasser d’un rival... Ah! cette soirée tarde bien à venir! Dieu merci, voici le soleil couché, bientôt la nuit sera venue, la lune levée, et je saurai mon sort; la veuve me dira tout, je pénétrerai enfin tous ces profonds mystères qui me sont cachés... Ruminons encore ce sonnet que je réserve pour un grand effet... Il est destiné à peindre la beauté de ses yeux... Peut-être n’a-t-elle jamais entendu de sonnet... Peut-être sera-t-elle sensible au bel esprit... Mais non, non, je n’aurai pas ce bonheur...

Croustillac commença à déclamer ces vers en marchant à grands pas:

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