Le morne au diable
Ils ont dessus les rois la puissance absolue.
Dieu... non... ce sont des cieux...
L’aventurier ne put terminer ce vers, Mirette vint le prévenir que sa maîtresse l’attendait pour souper.
Le Caraïbe ne soupant pas, Croustillac fit ce repas tête-à-tête avec la veuve: elle semblait rêveuse et parlait peu, plusieurs fois elle tressaillit involontairement.
—Qu’avez-vous, madame? dit Croustillac, qui était lui-même préoccupé.
—Je ne sais... de singuliers pressentiments, mais je suis folle. C’est votre physionomie taciturne qui me donne des vapeurs, ajouta-t-elle avec un sourire forcé; voyons, égayez-moi donc un peu, chevalier. Youmaalë est sans doute à cette heure en adoration devant certaines étoiles, et je suis étonnée de ne pas le voir. Mais il dépend de vous de me faire oublier sa présence.
—Voilà une merveilleuse occasion de placer mon sonnet, se dit le Gascon. Si j’osais, madame, je vous réciterais quelques petits vers qui pourraient peut-être... vous distraire...
—Des vers... Comment! vous êtes poëte, chevalier?
—Tous les amoureux le sont... madame.
—C’est-à-dire que vous êtes amoureux... pour avoir le droit d’être poëte.
—Non, dit tristement Croustillac, je suis amoureux pour avoir le droit de souffrir...
—Et de chanter votre douloureux martyre... Voyons les vers...
—Ces vers, madame, font tout ce qu’ils peuvent pour peindre deux yeux bleus... bleus... et beaux... tout comme les vôtres... c’est un sonnet...
—Voyons ce sonnet.
Et Croustillac récita les vers suivants d’un ton tour à tour langoureux et passionné:
| Ce ne sont pas des yeux, ce sont plutôt des dieux! |
| Ils ont dessus les rois la puissance absolue. |
| Dieux... non; ce sont des cieux... ils ont la couleur bleue |
| Et le mouvement prompt comme celui des cieux. |
—Il faudrait pourtant choisir, chevalier, dit la Barbe-Bleue. Sont-ce des yeux des dieux ou des cieux?
Croustillac reprit avec un merveilleux à propos.
| Cieux! non; mais deux soleils clairement radieux, |
| Dont les rayons brillants nous offusquent la vue. |
| Soleils... non; mais éclairs de puissance inconnue |
| Des foudres de l’amour signes présagieux. |
—Décidément, chevalier, je voudrais savoir à quoi vous vous arrêtez... soleils... je l’avoue... me plaisait assez... dieux aussi...
Croustillac continua avec une molle langueur:
| Ah! s’ils étaient des dieux feraient-ils tant de mal? |
| Si des cieux... Ils auraient leur mouvement égal; |
| Deux soleils ne se peut, le soleil est unique... |
—Ah! mon Dieu... chevalier, voici que vous me ravissez maintenant toutes ces charmantes comparaisons... il ne me reste plus qu’éclairs...
Croustillac secoua la tête...
| Éclairs... non; car ceux-ci durent trop et trop clairs; |
| Toutefois, je les nomme afin que je m’explique, |
| Des YEUX... des DIEUX... des SOLEILS... des ÉCLAIRS... |
—A la bonne heure... au moins, chevalier, dit Angèle en riant, vous me rendez mon bel écrin de comparaisons, et je n’ai qu’à choisir... aussi je garde tout... dieux... cieux... soleils... éclairs...
L’aventurier regarda un moment la Barbe-Bleue en silence, puis il dit avec un accent de tristesse si vraie que la petite veuve en fut frappée:
—Vous avez raison... madame... ce sonnet est ridicule... vous faites bien de vous en moquer... Que voulez-vous... j’ai du malheur... je suis bien puni de ma folle présomption... de mon étourderie...
—Ah! chevalier... chevalier, vous oubliez mes recommandations... je vous ai dit de m’égayer... de m’amuser...
—Et si je souffre, moi?... et si, malgré mes dehors grotesques, je ressens un chagrin cruel... comment puis-je faire le bouffon?
L’aventurier prononça ces paroles sans emphase, mais d’un ton pénétré, d’une voix émue...
Angèle le regarda avec étonnement, et elle fut presque touchée de l’expression de la physionomie du chevalier. Elle se reprocha d’avoir pris pour jouet cet homme qui, après tout, ne paraissait pas manquer de cœur, de courage et de bonté; ces réflexions ramenèrent la jeune femme dans un cercle de pensées mélancoliques. Malgré l’effort passager qu’elle avait fait pour être gaie et pour rire du sonnet du Gascon, elle se sentait agitée par d’inexplicables pressentiments, obsédée par des craintes vagues, comme si elle avait eu l’instinct des dangers qui grondaient autour d’elle.
Croustillac était tombé dans une rêverie douloureuse...
Angèle leva les yeux sur lui, elle en eut pitié; elle ne voulut pas prolonger plus longtemps la mystification dont il était victime; elle sortit brusquement de table, et lui dit d’un air sérieux:
—Venez, nous causerons dans le jardin, monsieur, et nous irons retrouver Youmaalë. Son absence me tourmente. Je ne sais, mais je me sens oppressée comme si un violent orage allait éclater sur cette maison.
La veuve sortit du salon, le chevalier lui offrit son bras, tous deux descendirent en se promenant les différentes rampes du jardin.
L’aventurier était si touché de l’état d’anxiété où il voyait Angèle, il conservait si peu d’espérance... qu’il osait à peine lui rappeler la promesse que celle-ci lui avait faite. Enfin il lui dit avec embarras:
—Vous m’avez promis, madame, de m’expliquer le mystère de...
La Barbe-Bleue interrompit le chevalier et lui dit:
—Écoutez-moi, monsieur; que ce soit faiblesse d’esprit ou prévision, je me sens de plus en plus agitée, il me semble qu’un malheur me menace; pour rien au monde je ne voudrais à cette heure, et dans la disposition d’esprit où je suis, prolonger à vos dépens une plaisanterie qui n’a que trop duré.
—Une plaisanterie, madame?
—Oui, monsieur; mais, je vous en prie, descendons encore cette terrasse. Ne voyez-vous pas Youmaalë là-bas.
Non, madame; la nuit est claire pourtant, mais je n’aperçois personne... Vous me disiez donc, madame, qu’une plaisanterie...
—Oui, monsieur, j’avais su par le père Griffon, notre ami, que vous aviez l’intention de venir me proposer votre main; j’ai envoyé le boucanier à votre rencontre... en le chargeant de vous amener ici... Je vous ai accueilli avec l’intention, je vous l’avoue, et je vous en demande pardon, de m’amuser un peu à vos dépens...
—Mais, madame... ce soir même vous deviez m’expliquer le mystère de votre triple veuvage... la mort de vos maris, la présence successive du flibustier, du...
Angèle interrompit encore le Gascon en lui disant:
—N’entendez-vous pas marcher?... N’est-ce pas Youmaalë?
—Je n’entends rien, dit Croustillac navré de voir ses espérances ruinées, quoique pourtant il s’attendît à tout depuis qu’un véritable amour avait éteint sa sotte et ridicule vanité.
—Avançons encore, reprit la Barbe-Bleue, le Caraïbe est peut-être dans le bois d’orangers près du bassin.
—Mais, madame, ce mystère?...
—Ce mystère, reprit Angèle, s’il en est un... ne peut pas... ne doit pas être pénétré par vous... ma promesse de vous découvrir ce soir ce secret était une plaisanterie dont j’ai honte maintenant, je vous le répète... et si j’avais tenu cette folle promesse, c’eût été en vous rendant le jouet d’une autre mystification plus coupable encore!
—Ah! madame, dit vivement le chevalier, c’est bien cruel.
—Que voulez-vous de plus, monsieur? je m’accuse et vous en demande pardon, dit Angèle d’une voix douce et triste. Oubliez-vous les folies que je vous ai dites; ne pensez plus à ma main, qui ne peut appartenir à personne; mais souvenez-vous quelquefois de la recluse du Morne-au-Diable, qui est peut-être à la fois... et bien coupable et bien innocente... Et puis enfin, ajouta-t-elle en hésitant, comme souvenir de la Barbe-Bleue... vous me permettrez, n’est-ce pas? de vous offrir quelques-uns de ces diamants dont vous étiez si épris avant de m’avoir vue...
Le chevalier rougit à la fois de dépit et de chagrin; le sentiment vrai qu’il ressentait pour Angèle lui faisait considérer comme injurieuse une offre qu’il eût auparavant sans doute acceptée sans le moindre scrupule.
—Madame, dit-il avec autant de fierté que d’amertume, vous m’avez accordé l’hospitalité pendant deux jours: demain je partirai; la seule grâce que je vous demande, c’est de me donner un guide. Quant à votre proposition, elle me blesse... doublement.
—Monsieur...
—Oui, madame... car vous me croyez assez vil pour oublier à prix d’argent un humiliant procédé...
—Monsieur... telle n’est pas mon intention...
—Madame, je suis pauvre, je suis ridicule, je suis vain, je suis ce qu’on appelle un homme d’expédient, mais j’ai mon point d’honneur à moi!
—Mais, monsieur...
—Mais, madame, en retour de l’hospitalité que m’aurait offerte un habitant, j’aurais pu mettre mon esprit et ma complaisance à sa disposition, c’eût été un marché comme un autre..... pire qu’un autre peut-être, soit: quand on se met dans la dépendance d’un plus heureux que soi, on doit se contenter de tout... J’ai amusé le capitaine de la Licorne pour le payer du passage qu’il m’a donné sur son navire... Nous sommes quittes. J’ai fait là un misérable métier, madame, je le sais mieux que personne, car mieux que personne j’ai souvent connu le malheur...
—Pauvre homme! dit tout bas la veuve attendrie.
—Je ne dis pas cela pour être plaint, madame, reprit fièrement Croustillac, je voulais seulement vous faire comprendre que si par nécessité j’ai pu accepter le rôle d’un commensal complaisant, jamais je n’ai reçu d’argent comme compensation d’un outrage.—Puis il ajouta d’un ton profondément ému et pénétré:—Puissiez-vous, madame, toujours ignorer le mal que m’a fait cette proposition, moins encore parce qu’elle était bien humiliante que parce qu’elle m’était faite par vous... Mon Dieu, vous vous seriez amusé de moi.... que je l’aurais souffert sans me plaindre... mais m’offrir de l’argent pour me dédommager de vos railleries... Ah! madame, vous me faites connaître une des peines de la misère que j’ignorais encore... Après un moment de silence, il reprit avec une nouvelle amertume:—Au fait... pourquoi m’auriez-vous traité autrement? qui suis-je? sous quels auspices suis-je entré ici? Les vêtements que je porte ne m’appartiennent seulement pas.... Pourquoi se gêner avec moi, n’est-ce pas, madame?
Ces derniers mots du pauvre Croustillac eurent un accent de douleur et de honte si sincère que la jeune femme, touchée de ces paroles, regretta vivement l’offre indiscrète qu’elle avait faite; elle baissa la tête, et marcha ainsi pendant quelque temps auprès de Croustillac.
La veuve et Croustillac arrivèrent ainsi assez près du bassin de marbre blanc dont on a parlé.
La jeune femme tenait toujours le bras de l’aventurier.
Après quelques minutes de réflexion, elle lui dit:
—Vous avez raison... j’ai eu tort... je vous ai mal jugé, monsieur... la réparation que je vous offrais était presque une injure... Ne croyez pas, je vous en prie, que j’aie voulu un instant vous humilier... rappelez-vous ce que je vous disais ce matin... de votre courage, de ce qu’il devait y avoir de généreux dans votre cœur... Eh bien! cela... je le pense encore... Vous m’aimez, dites-vous... si cet amour est sincère... il ne peut m’offenser... il serait mal à moi de répondre à un sentiment toujours flatteur par un procédé blessant... Allons, ajouta-t-elle avec une grâce charmante, la paix est-elle faite? me gardez-vous encore rancune?... dites-moi que non, afin que je puisse vous demander de passer ici quelques jours... comme mon ami... sans crainte d’être refusée.
—Ah! madame! s’écria Croustillac transporté, ordonnez... disposez de moi... je suis votre serviteur... votre esclave... votre chien... Ces bonnes paroles que vous venez de me dire me font tout oublier... Votre ami... vous m’avez appelé votre ami... Ah! madame, pourquoi ne suis-je qu’un pauvre cadet de Gascogne!... Je ne serai jamais assez heureux pour pouvoir vous prouver mon dévouement.
—Qui sait?... mais j’ai une réparation à vous faire... Attendez-moi là, il faut que j’aille voir où est Youmaalë et chercher quelque chose... un présent... oui... monsieur le chevalier, un présent... que je vous défierai bien de refuser cette fois...
—Mais, madame...
—Vous répliquez... Ah! mon Dieu! quand je pense pourtant... que vous vouliez être mon mari... Attendez-moi là... je reviens.—Et ce disant, Angèle qui, tout en causant était parvenue jusqu’au bassin de marbre, remonta légèrement l’allée du parc et disparut du côté de la maison.
—Que veut-elle dire? Que veut-elle faire? se demanda Croustillac en regardant machinalement l’eau du bassin. Puis il ajouta avec exaltation:—C’est égal, je suis à elle à la vie, à la mort; elle m’a appelé son ami; je ne la reverrai plus sans doute, mais c’est égal, je l’adore; ça ne fait de mal à personne... et, je ne sais, mais on dirait que ça me rend meilleur... Il y a deux jours, j’aurais accepté ces diamants... Aujourd’hui... cela me fait honte... C’est étonnant comme l’amour vous change...
Croustillac fut tout à coup interrompu dans ses réflexions philosophiques.
Le colonel Rutler, à la faible clarté de la nuit, avait vu l’aventurier se promener avec la Barbe-Bleue; il avait entendu ces derniers mots d’Angèle à Croustillac:—mon mari... attendez-moi là.
Rutler ne douta pas que le Gascon ne fût l’homme qu’il cherchait; il sortit tout à coup de sa cachette, s’élança sur le chevalier, lui jeta un voile sur la figure, profita de son saisissement pour le renverser à terre; puis, lui passant un nœud coulant autour des mains, il eut bientôt maîtrisé sa résistance, grâce à sa rare vigueur.
Le chevalier fut ainsi terrassé, garrotté, et bâillonné en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire.
Ceci fait, le colonel lui mit un poignard sur la gorge en lui disant:
—Milord-duc, vous êtes mort... si vous faites un mouvement, ou si vous appelez madame la duchesse à votre secours... Au nom de Guillaume d’Orange, roi d’Angleterre, je vous arrête comme coupable de haute trahison... et vous allez me suivre...
CHAPITRE XVIII.
MILORD-DUC.
Brusquement attaqué par un adversaire d’une force extraordinaire, Croustillac ne tenta pas même de résister.
Le voile dont on lui avait entouré la figure lui ôtait presque la respiration. A peine pouvait-il pousser quelques cris inarticulés.
Rutler se pencha à son oreille, et lui dit en anglais avec un accent hollandais très prononcé:
—Milord-duc, je puis vous débarrasser de ce voile; mais prenez garde... Si vous appelez du secours, vous êtes mort. Sentez-vous la pointe de mon poignard?
Le malheureux Croustillac, n’entendant pas l’anglais, mais sentant la pointe du poignard, s’écria:
—Parlez français! parlez français...
—Je comprends que votre Grâce, qui a été élevée en France, préfère cette langue, reprit Rutler, qui crut que son accent hollandais rendait ses paroles peu intelligibles, et il ajouta: Vous m’excuserez donc, monseigneur, si je ne m’exprime pas très bien en français... J’avais l’honneur de dire à votre Grâce qu’au moindre cri, je serais obligé de la tuer. Il dépend aussi de vous, milord-duc, d’avoir ou non la vie sauve... en empêchant madame la duchesse, votre femme, d’appeler du secours si elle revient.
Il est évident qu’on me prend pour un autre, pensa le chevalier. Mordioux! dans quel diable de guêpier me suis-je fourré? Quel est ce nouveau mystère?... et à qui en a ce Flamand brutal, avec son éternel poignard et son milord-duc? Après tout, encore est-il bon de n’être pas pris pour un homme de peu. Et la Barbe-Bleue qui serait duchesse... et qui passe pour ma femme!
—Écoutez, milord, dit Rutler après quelques moments de silence, pour la plus grande commodité de votre Grâce, je puis vous délivrer du voile qui vous entoure; mais, je vous le répète, au moindre cri de madame la duchesse, à la moindre manifestation de vos esclaves pour vous défendre... je me verrai forcé de vous tuer... j’ai promis au roi, mon maître, de vous ramener mort on vif.
—J’étouffe!... ôtez-moi d’abord ce voile... je ne crierai pas! murmura Croustillac, pensant que le colonel allait reconnaître son erreur....
Rutler ôta le voile qui enveloppait la figure de l’aventurier... Celui-ci vit un homme agenouillé près de lui et le menaçant d’un poignard.
La nuit était claire, le chevalier distingua parfaitement les traits du colonel, ils lui étaient absolument inconnus.
—Monseigneur, rappelez-vous votre promesse! lui dit Rutler, qui ne manifesta pas le moindre étonnement lorsque le visage de l’aventurier fut découvert.
—Comment.... il ne s’aperçoit pas de sa méprise! pensa le chevalier stupéfait.
—Maintenant, milord-duc, reprit le colonel en aidant Croustillac à s’asseoir assez commodément auprès du bassin de marbre, maintenant, milord-duc, pardonnez-moi la rudesse de mon attaque, mais j’ai dû agir ainsi...
Croustillac ne répondit rien; partagé entre la crainte et la curiosité, il brûlait de savoir à qui s’adressaient ces mots: Milord-duc. Naturellement aventureux, ne pouvant que gagner, sans doute, à être pris pour un autre, surtout pour le mari de la Barbe-Bleue, le chevalier se résolut de jouer, autant qu’il le pourrait, le rôle qu’on lui prêtait, espérant peut-être ainsi pénétrer le secret des habitants du Morne-au-Diable.
Il répondit néanmoins:
—Et vous êtes sûr, monsieur, que c’est bien moi que vous cherchez?
—Que votre Grâce n’essaie pas de me tromper, dit brusquement Rutler. Il est vrai que je n’ai pas eu l’honneur de vous voir jusqu’à ce jour, milord-duc; mais j’ai entendu votre conversation avec madame la duchesse... Quel autre d’ailleurs que vous, monseigneur, se promènerait à cette heure avec elle?... Quel autre que votre Grâce serait revêtu de ce justaucorps à manches rouges, illustré par James Syllon, qui vous a peint dans ce costume?
—Aussi trouvais-je cet habillement très bizarre, pensa Croustillac.
—Ce n’est pas à moi, milord-duc, de m’étonner de vous retrouver sous ces vêtements, qui doivent cependant vous rappeler des souvenirs... des souvenirs bien cruels... ajouta Rutler d’un air sombre.
—Des souvenirs cruels? répéta Croustillac.
—Milord-duc, dit le colonel, deux ans avant la fatale journée de Bridge-Water, revêtu de cet habit de votre charge, ne fîtes-vous pas hommage à votre royal père du faucon de Lancastre?
—A mon royal père?... un faucon?... dit le chevalier tout abasourdi.
—Je comprends l’embarras de votre Grâce, ne croyez pas que je veuille rappeler ces tristes discussions dont vous avez été si sévèrement, permettez-moi de vous le dire, milord, si justement puni.
—Je vous permets de tout me dire, monsieur, je vous y engage même très instamment, répondit le Gascon; et il ajouta tout bas:—Peut-être ainsi apprendrai-je quelque chose.
—Les moments sont précieux, reprit Rutler, il faut que je me hâte d’apprendre à votre Grâce ce que j’attends de sa soumission aux ordres de mon maître Guillaume d’Orange, roi d’Angleterre.
—Dites, monsieur, surtout ne craignez pas d’entrer dans les plus grands détails.
—Pour faire comprendre à votre Grâce ce qui me reste à exiger d’elle, il est bien nécessaire d’établir nettement votre position, milord-duc, tel pénible que soit ce devoir.
—Établissez, monsieur... établissez franchement. Ne nous déguisons rien.... Nous sommes des hommes et des soldats, nous devons savoir tout entendre.
—Vous avouerez qu’en ce moment vous ne pouvez m’échapper.
—C’est vrai.
—Que votre vie est entre mes mains.
—C’est encore vrai.
—Mais ce qui doit être pour vous d’une très grande considération, milord-duc, c’est que si, en essayant de m’échapper, ou en refusant d’obéir aux ordres dont je suis porteur... vous me mettiez dans la dure nécessité de vous tuer...
—Dure nécessité pour tous deux... monsieur.
—Que votre Grâce fasse bien attention à mes paroles, et le colonel accentua très fortement les mots suivants: Je pourrais d’autant plus impunément vous tuer... milord-duc, que vous ÊTES DÉJA MORT... et que l’on n’aurait ainsi aucun compte à rendre de votre sang.
Le chevalier regarda Rutler d’un air stupide, croyant avoir mal entendu.
—Vous dites, monsieur, reprit-il, que vous pouvez d’autant plus impunément me tuer?...
—Que votre Grâce est déjà morte... dit Rutler avec un sourire sinistre.
Croustillac le regarda de nouveau attentivement, croyant avoir affaire à un fou; puis il reprit, après un moment de silence:
—Si je vous ai bien entendu, monsieur, vous tenez à me faire comprendre que vous pouvez me tuer impunément sous le prétexte, assez spécieux, j’en conviens, que je suis déjà mort?
—Mais, certainement... Milord-duc, c’est tout simple.
—Vous trouvez cela tout simple, monsieur?
—Je ne pense pas, milord-duc, que vous vouliez nier... ce qui est connu de tout le monde, dit Rutler avec une certaine impatience.
—Il me semble pourtant qu’à la rigueur... et sans passer pour un homme d’un entêtement outrageux, et qui a la rage de contredire tout le monde... je pourrais jusqu’à un certain point nier que je sois mort.
—Je n’aurais jamais cru, milord-duc, que vous pussiez plaisanter sur ce terrible moment, qui a dû vous laisser pourtant de bien affreux souvenirs, dit le colonel avec un sombre étonnement.
—Certes, monsieur, un tel moment ne doit jamais s’oublier, jamais... ce qui est seulement assez difficile; c’est d’en conserver la mémoire, dit Croustillac en souriant.
Le colonel ne put retenir un mouvement d’indignation, et s’écria:
—Vous souriez! vous souriez! lorsque c’est au prix du plus noble sang que vous êtes ici... Ah! telle sera donc toujours la reconnaissance des princes!!!
—Je dois vous déclarer, monsieur, reprit impatiemment Croustillac,—qu’il ne s’agit pas de reconnaissance ou d’ingratitude dans cette affaire, et que..... Mais, reprit Croustillac, craignant de dire quelque bévue, mais il me semble que nous nous écartons singulièrement de la question.... je préfère parler d’autre chose...
—Je conçois qu’après tout, un tel sujet d’entretien soit désagréable pour votre Grâce.
—Il y en a de plus gais, monsieur... certainement; mais, revenons au motif qui vous amène: que voulez-vous de moi?
—J’ai l’ordre, monseigneur, de vous conduire à la Barbade; de là vous serez transporté et incarcéré à la Tour de Londres, dont votre Grâce a dû conserver le souvenir.
—Mordioux! en prison... se dit Croustillac, que cette perspective était loin de séduire, en prison... à la Tour de Londres... Je vais avertir cet animal hollandais de sa méprise: le quiproquo ne me convient plus. Diable! à la Tour de Londres... c’est payer votre Grâce et milord-duc un peu trop cher!
—Je n’ai pas besoin de vous dire, milord-duc, que vous y serez traité avec les respecte qui sont dus à vos malheurs et à votre rang. Sauf la liberté, qui ne vous sera jamais rendue, vous serez entouré de soins, d’égards...
—Après tout, se dit Croustillac, pourquoi me hâterais-je de dissuader cet ours du Nord? Je n’ai aucun espoir, hélas! d’intéresser la Barbe-Bleue à mon martyre. Il me semble que j’entrevois vaguement que l’erreur de ce Flamand à mon endroit peut servir cette adorable petite créature. Si cela était, j’en serais ravi... Une fois arrivé en Angleterre, la méprise sera reconnue, et on m’élargira. Or, comme il faut, après tout, que je retourne en Europe, j’aime bien mieux, si cela se peut, y retourner en prince, en milord, qu’en passager-gratis de maître Daniel. J’y gagnerai au moins de ne plus mettre de fourchettes en équilibre sur le bout de mon nez, et de ne plus avaler de bougies allumées.
Le colonel, prenant le silence méditatif du Gascon pour de l’accablement, lui dit d’un ton moins brusque:
—Je conçois que votre Grâce envisage avec peine l’avenir qui lui est destiné.
—Il y a bien de quoi, monsieur, ce me semble; éternellement prisonnier à la Tour de Londres!
—Oui, milord-duc... Pourtant... vous ne jouissiez pas ici d’une extrême liberté; peut-être cette vie d’angoisses et d’inquiétudes continuelles n’est pas à regretter beaucoup.
—Vous voulez me dorer la pilule, monsieur, comme on dit vulgairement; le motif est louable... mais vous me paraissez bien certain de m’emmener à la Barbade, et de là à la Tour de Londres.
—Pour remplir cette mission, milord-duc, j’avais amené avec moi un homme déterminé. Il est mort... mort d’une mort affreuse.
Et Rutler frémit malgré lui au souvenir de la mort de John.
—De sorte, monsieur... que maintenant vous êtes réduit à vous-même pour accomplir cette expédition.
—Oui, milord-duc.
—Et vous vous flattez à vous tout seul de m’enlever d’ici?
—Oui, milord-duc...
—Vous en êtes sûr?
—Parfaitement sûr...
—Et par quel miracle?
—Il n’est pas besoin de miracles, milord, rien de plus simple.
—Puis-je savoir?
—Sans doute, vous devez être instruit de tout, milord-duc, puisque je compte principalement sur vous.
—Pour vous aider à m’emmener?
—Oui, milord-duc.
—Le fait est que, sans me vanter, je puis dans cette circonstance, si je veux m’en mêler, vous être de quelque secours.
Après un moment de silence, Rutler reprit:
—L’on ne m’avait pas exagéré la fermeté de votre Grâce... il est impossible de montrer plus de résolution et de sang-froid dans la mauvaise fortune, milord-duc...
—Je vous assure, monsieur, qu’il me serait difficile de la supporter autrement.
—Si je vous fais cette observation, milord, c’est qu’étant vous-même homme de sang-froid et de résolution, vous comprendrez mieux qu’un autre... qu’on peut beaucoup entreprendre avec du sang-froid et de la résolution; or, je n’ai pas d’autre ressource pour vous enlever d’ici...
—Voyons, monsieur, si le moyen est bon, je serai le premier à le reconnaître. Un moment, pourtant: vous semblez oublier que je ne suis pas seul ici?
—Je le sais, milord; madame la duchesse vient de vous quitter... elle peut revenir d’un moment à l’autre.
—Et non pas seule... je vous en préviens.
—Fût-elle accompagnée de cent hommes armés jusqu’aux dents, je ne crains rien.
—Vraiment?
—Non, milord... je dirai plus... je compte même beaucoup sur le retour de madame la duchesse pour vous décider à me suivre, dans le cas où vous hésiteriez encore.
—Monsieur... vous parlez en énigmes.
—Je vous en dirai tout à l’heure le mot, milord; mais auparavant je dois vous prévenir que l’on est à peu près au courant de tout ce qui vous est arrivé depuis votre fuite de Londres.
—En lui niant ceci, je le forcerai à parler, et j’apprendrai peut-être quelque chose de plus, dit le chevalier. Il reprit tout haut:
—Quant à cela, monsieur, je ne le crois pas... c’est impossible.
—Écoutez-moi donc, milord-duc; il y a quatre ans, vous avez épousé, en France, la maîtresse de cette maison. Que ce mariage soit légal ou non, ayant été contracté après votre exécution à mort, et par conséquent pendant le veuvage de votre première femme... cela ne me regarde pas, c’est une affaire de conscience et de théologie.
—Décidément, mon Sosie, le milord-duc s’est mis dans une position tout exceptionnelle, se dit Croustillac, on peut le tuer parce qu’il est mort... et il peut se remarier parce que sa femme est veuve de lui. Je commence à avoir les idées singulièrement embrouillées, car, depuis hier, il se passe autour de moi des événements bien étranges.
—Vous voyez, milord-duc, que mes renseignements sont exacts.
—Exacts... exacts... jusqu’à un certain point; vous me supposez capable de m’être remarié après mon exécution à mort, c’est au moins hasardé. Que diable... monsieur, savez-vous qu’il faut être bien sûr de son fait au moins... pour prêter aux gens de pareilles originalités.
—Tenez, milord-duc, vous ne vous croyez pas sans doute en mon pouvoir... et vous plaisantez... votre gaieté ne m’étonne pas, d’ailleurs; votre Grâce a conservé sa liberté d’esprit dans des circonstances plus graves que celle-ci.
—Que voulez-vous, monsieur! la gaieté est la richesse du pauvre...
—Milord-duc! s’écria le colonel d’un ton sévère, le roi, mon maître, ne mérite pas ce reproche...
—Quel reproche, monsieur? demanda le Gascon stupéfait.
—Votre Grâce dit que la gaieté est la richesse du pauvre.
—Eh bien! monsieur, je ne vois pas en quoi... cela insulte le roi, votre maître...
—N’est-ce pas dire, milord, que parce que vous vous voyez au pouvoir de mon maître, vous vous regardez comme dépouillé de tout...
—Vous êtes susceptible, monsieur. Rassurez-vous... Cette réflexion était purement philosophique... et n’avait nullement trait à ma position particulière.
—C’est différent, milord-duc; aussi m’étonnais-je de vous entendre parler de votre pauvreté.
—Parbleu!... cela m’irait bien... de crier misère, dit Croustillac en riant.
—Peu de fortunes égalent encore la vôtre, monseigneur... les sommes énormes que vous avez tirées de la vente d’une partie de vos pierreries seront conservées à vous et aux vôtres. Guillaume d’Orange, mon maître, n’est pas de ceux qui enrichissent leurs créatures par la confiscation des biens d’ennemis politiques.
—Je ne te savais pas si riche, pauvre Croustillac, se dit le Gascon. Si j’avais prévu cela... combien j’aurais peu avalé de bougies pour la plus grande récréation de cet animal marin de maître Daniel! Puis il ajouta tout haut:
—Je reconnais à cela la générosité de votre maître, monsieur; ainsi, mes grands biens... mes trésors... Et le Gascon ajouta tout bas: Cela fait toujours plaisir de dire une fois dans sa vie.. Mes grands biens, mes trésors...
—Le roi mon maître, milord-duc, m’a ordonné de vous dire que vous pourriez faire freter un navire pour conduire en Angleterre toutes vos richesses.
—Oh! mes vieux bas roses! mon vieux justaucorps vert! mon feutre pelé et ma vieille rapière... se dit Croustillac; voilà mon vrai domaine, mes vrais meubles et immeubles. Il ne faudra pas une flotte marchande pour les transporter. Puis il reprit tout haut:
—Mais revenons, monsieur, au sujet qui vous amène et aux découvertes que vous avez faites sur ma vie passée.
—Il y a trois ans, milord-duc, vous êtes venu habiter cette île, restant invisible pour tous et faisant répandre, par un flibustier et autres gens à votre solde, les bruits les plus étranges sur votre habitation, afin d’en éloigner les curieux.
—Je n’y comprends plus rien du tout, pensa Croustillac; la Barbe-Bleue... non... la veuve... c’est-à-dire non... la duchesse... ou plutôt la femme du mort... qui est veuf.... non... enfin la femme de n’importe qui... n’est donc pas du dernier mieux avec ces trois drôles? Pourtant j’ai vu... de mes yeux ses étranges privautés avec eux... j’ai entendu... Allons, allons, pour peu que cela dure... j’en deviendrai fou... je commence à me trouver stupide... et à voir une infinité de chandelles romaines dans l’intérieur de mon cerveau...
FIN DU PREMIER VOLUME.
| TABLE DES CHAPITRES. TOME PREMIER | |||
|---|---|---|---|
| PREMIÈRE PARTIE. | |||
| Pages | |||
| CHAPITRE | Ier. | Le passager | 1 |
| — | II. | La Barbe-Bleue | 12 |
| — | III. | L’arrivée | 27 |
| — | IV. | La maison curiale | 40 |
| — | V. | La surprise | 50 |
| — | VI. | L’avertissement | 57 |
| — | VII. | La caverne | 67 |
| — | VIII. | Le Morne-au-Diable | 83 |
| — | IX. | La nuit | 100 |
| — | X. | Un boucan | 110 |
| — | XI. | Maître Arrache-l’Ame | 122 |
| DEUXIÈME PARTIE. | |||
| Pages | |||
| CHAPITRE | XII. | Le Mariage | 133 |
| — | XIII. | Le souper | 150 |
| — | XIV. | L’amour vrai | 176 |
| — | XV. | L’envoyé de France | 189 |
| — | XVI. | L’orage | 202 |
| — | XVII. | La surprise | 211 |
| — | XVIII. | Milord-duc | 223 |
| Notes | |||
| FIN DE LA TABLE. | |||
LE
MORNE-AU-DIABLE
IMPRIMERIE DE GUSTAVE GRATIOT, RUE DE LA MONNAIE, 11.
LE
MORNE-AU-DIABLE
PAR
EUGÈNE SÜE
TOME SECOND
PARIS
PAULIN, ÉDITEUR
RUE RICHELIEU, 60
——
1846
LE
MORNE-AU-DIABLE.
CHAPITRE XIX.
LA SURPRISE.
Rutler continua:
—Les manœuvres de vos émissaires furent couronnées d’un plein succès, milord-duc, et il fallut le plus grand hasard pour que votre existence fût révélée à mon maître, il y a deux mois, et pour lui apprendre qu’à votre insu, ou de votre plein consentement, on voulait faire de vous, milord-duc... un danereux instrument...
—De moi... un instrument? et quel instrument, monsieur?
—Votre Grâce le sait aussi bien que moi; les politiques du cabinet de Versailles et de la cour papiste de Saint-Germain ne reculent devant aucun moyen; peu leur importe que la guerre civile déchire longtemps un malheureux pays, pourvu que leurs projets réussissent. Je n’ai pas besoin de vous en dire davantage, milord.
—Si... monsieur... si, je désire que vous m’en disiez davantage... je veux voir jusqu’à quel point on a abusé de votre crédulité... Expliquez-vous, monsieur, expliquez-vous.
—La preuve que l’on n’a pas abusé de ma crédulité, milord, c’est que ma mission a pour but de ruiner les projets d’un envoyé de France qui, d’accord ou non avec votre Grâce, doit arriver d’un moment à l’autre dans cette île...
—Je vous donne ma parole de gentilhomme, monsieur, que j’ignorais l’arrivée de cet envoyé français.
—Je dois vous croire, milord... Pourtant, certains bruits avaient autorisé le roi, mon maître, à penser que votre Grâce, oubliant ses anciens ressentiments contre Jacques Stuart son oncle, avait écrit à ce roi détrôné pour lui offrir ses services...
—Jacques Stuart étant détrôné, dit Croustillac avec un accent rempli de dignité, cela changeait singulièrement la face des choses, et j’aurais pu ainsi condescendre envers... mon oncle... à des démarches que ma fierté ne m’aurait pas permises auparavant.
—Aussi, milord... de votre point de vue à vous, votre résolution n’eût-elle pas manqué de générosité...
—Sans doute, j’aurais pu parfaitement, sans me commettre, me rapprocher de... d’un roi détrôné, reprit intrépidement Croustillac, mais je ne l’ai pas fait, je vous en jure ma foi de gentilhomme.
—Je crois votre Grâce.
—Eh bien, alors... votre mission n’ayant plus de but...
—Vous comprenez, milord-duc... que, malgré la garantie de votre parole, les circonstances peuvent changer... et vos résolutions changer... comme les circonstances... L’espoir d’arriver au trône d’Angleterre... peut faire oublier bien des engagements ou éluder bien des promesses, milord-duc... Loin de moi la pensée de vouloir récriminer le passé; mais votre Grâce sait ce qu’elle a sacrifié lorsqu’elle a voulu porter une main audacieuse sur la couronne des Trois-Royaumes!
—Peste! se dit Croustillac, il paraît que je n’y vais pas de main-morte, et que décidément je suis un gaillard à encager bel et bien... Si je savais comment tout ceci finira, je m’amuserais beaucoup.
—Le roi, mon maître, ne peut pas oublier, milord-duc, que vous avez porté vos vues jusque sur le trône.
—Eh bien, c’est vrai, s’écria Croustillac avec une expression de franchise spontanée, c’est vrai, je ne le nie pas. Que voulez-vous... l’ambition, la gloire, l’entraînement de la jeunesse... Mais, croyez-moi, monsieur, ajouta-t-il avec un soupir en parlant d’un ton mélancolique et élégiaque, croyez-moi, l’âge nous mûrit... nous rend sages, avec les années l’ambition s’éteint, on vit content de peu dans la retraite... Une fois tranquille dans le port, jetant un regard philosophique sur les orages des passions... on cultive les champs paternels... quand on en a... ou du moins on regarde couler en paix le fleuve de la vie... qui va bientôt se perdre dans l’océan de l’éternité... En un mot, vous comprenez, monsieur, que si, dans notre première jeunesse, nous avons pu nous laisser aller à d’audacieuses visées... il ne s’ensuit pas que dans notre âge mûr... nous n’en reconnaissions pas la vanité... toute la vanité... Je vis obscur et tranquille, au sein de mon intérieur, avec une jeune femme charmante, aimé de ceux qui m’entourent, faisant un peu de bien... Ah! monsieur, voilà la seule existence qui me convienne; je n’hésiterai donc pas, en confirmation de ces paroles, à vous jurer de ne jamais élever la moindre prétention au trône d’Angleterre... vrai... foi de gentilhomme, je n’en ai pas la moindre envie.
—Je n’ai malheureusement pas, milord-duc, le droit d’accepter votre serment; le roi, mon maître, peut seul le recevoir et y voir, si bon lui semble, une garantie suffisante contre de nouveau troubles... Quant à moi, j’ai ordre de conduire votre Grâce à Londres... et je dois remplir ma mission.
—Vous êtes persévérant, monsieur. Quand vous avez une idée... vous y tenez beaucoup...
—A quelque prix que ce soit, milord-duc, je remplis les ordres qui me sont donnés. Vous devez voir, au calme qui préside à notre entretien, que je ne doute pas du succès de mon entreprise; à cette heure que votre Grâce sait les motifs qui me font agir, je ne doute pas qu’elle ne me suive sans faire la moindre résistance.
Croustillac avait prolongé l’entretien autant qu’il l’avait pu; il lui fallait décidément suivre le colonel ou lui avouer la vérité. Le Gascon dit à Rutler:
—En supposant, monsieur, que je consente à vous suivre de bon gré, quel sera notre ordre de marche, comme on dit?
—Votre Grâce, toujours ainsi les mains liées, me permettra de lui offrir mon bras gauche; je tiendrai mon poignard à la main droite afin d’être prêt à vous frapper en cas d’alerte, milord, et nous nous dirigerons vers votre maison.
—Une fois arrivé chez vous, milord, vous ordonnerez immédiatement à un de vos esclaves d’aller avertir vos nègres pêcheurs de préparer leur barque; elle nous suffira pour nous transporter à la Barbade. Dans cette île, nous trouverons un bâtiment de guerre qui m’attend et à bord duquel, monseigneur, vous serez transporté à Londres et remis entre les mains du gouverneur de la Tour.
—Et vous vous imaginez sérieusement, monsieur, que je donnerai moi-même l’ordre de préparer tout ce qu’il faut pour mon enlèvement?
—Oui, monseigneur, par une raison fort simple: votre Grâce sent la pointe de ce poignard?
—Oui, sans doute... vous en revenez toujours là... vous vous répétez beaucoup, monsieur.
—Nous autres Flamands, nous avons peu d’imagination... que voulez-vous... il n’y a rien de plus brutal que nos procédés; mais réussir, voilà l’important; or, ce brin d’acier me suffit, car si vous refusez d’obéir à la moindre de mes injonctions, milord-duc, ainsi que j’ai déjà eu l’honneur de vous en prévenir, je vous tue sans miséricorde...
—J’ai aussi déjà eu l’honneur de vous dire, monsieur... que votre moyen ne manquait pas d’originalité... mais j’ai des esclaves... des amis, monsieur, et vous sentez bien que malgré votre bravoure...
—Mon Dieu, milord... si je vous tue... il est évident que je serai tué à mon tour, soit par vos esclaves, soit par vos âmes damnées de la flibuste ou du boucan, soit enfin par les autorités françaises, qui seront parfaitement dans leur droit de me faire fusiller, car je suis Anglais, et je m’introduis en temps de guerre dans cette île, qui est considérée comme une place forte.
—Vous voyez donc bien, monsieur, ma mort ne serait pas impunie.
—En acceptant cette mission, j’ai fait d’avance le sacrifice de ma vie; tout ce que je veux, milord-duc, c’est que vous ne soyez plus pour mon maître un sujet de crainte... pour l’Angleterre un sujet de troubles; le roi Guillaume n’aime pas le sang, mais il hait la guerre civile. Votre réclusion perpétuelle ou votre mort peuvent seules le rassurer; choisissez donc, milord-duc, entre le poignard ou la prison, il le faut; vous serez mon captif ou ma victime. Encore un mot, si vous n’étiez pas absolument en mon pouvoir, je ne vous dirais pas, au prix de ma vie, ce que je vais vous dire.
—Parlez, monsieur.
—Cette confidence, en vous prouvant le mal que vous pourriez faire à l’Angleterre, milord-duc, vous prouvera aussi de quel intérêt il est pour le roi Guillaume qu’un ennemi tel que vous soit dans l’impossibilité d’agir; les partisans de votre première révolte, qui vous ont vu décapiter sous leurs yeux, gardent encore de vous les plus chers souvenirs.
—Vraiment?... ça ne m’étonne pas de leur part, et c’est d’autant plus désintéressé à eux qu’il y avait tout lieu de croire que je ne pourrais jamais les remercier... Puis le Gascon se dit: Il faut que ce Flamand, qui parle du reste assez sagement, ait un coup de marteau... une idée fixe à l’endroit de mon exécution.
—Ah! milord-duc, vous payez cher votre influence.
—Fort cher, très cher, trop cher, monsieur... pour ce qu’elle est véritablement.
—Pourquoi vouloir le nier, milord, puisque vos ennemis même la reconnaissent?... Quand on songe que vos partisans conservent comme de pieuses reliques des lambeaux de vos vêtements imprégnés de votre sang, que chaque jour ils pleurent votre mort... Que serait-ce donc si vous reparaissiez tout à coup à leurs yeux? Que d’enthousiasme n’exciteriez-vous pas? Je vous le répète, milord; c’est parce que votre influence peut être fatale dans ces temps de troubles, qu’on doit à tout prix la neutraliser.
—Poignarder quelqu’un ou l’emprisonner éternellement, vous appelez ça neutraliser une influence, dit Croustillac. A la bonne heure... ça se dit probablement comme ça en politique... Après tout, je conçois la défiance que je vous inspire, car je suis un incorrigible conspirateur. On me coupe la tête devant mes partisans, croyant que ça va peut-être m’amender! Point! Au lieu de tenir compte de ce paternel avertissement, je conspire de plus belle; il est évident que ça doit finir par impatienter votre maître... Eh bien, monsieur, il s’impatiente à tort; car, une dernière fois, je vous déclare solennellement et à la face du ciel que je ne conspire pas, qu’il peut dormir en paix sur son trône, et que sa couronne ne me fait pas le moins du monde envie... Ceci est-il assez clair et assez catégorique, monsieur?
—Très clair et très catégorique, milord: mais je dois exécuter les ordres que j’ai reçus. Lorsque nous serons chez vous tout à l’heure, j’aurai l’honneur de vous communiquer une lettre autographe de S. M. le roi Guillaume, qui ne vous laissera aucun doute sur le but et l’autorité de la mission dont je suis chargé... Allons, milord, résignez-vous, c’est le sort de la guerre. D’ailleurs si vous hésitez, je compte sur un puissant auxiliaire...
—Et lequel?
—Instruite par moi du sort qui vous menace, vous voyant sous le coup de mon poignard...
—Toujours son éternel poignard... il est insupportable avec son poignard... pensa Croustillac; il n’a que ce mot-là... à la main...
—Madame la duchesse, reprit Rutler, aimera mieux vous voir prisonnier que tué... on sait combien elle vous aime, combien elle vous est dévouée... Elle donnerait sa vie pour vous; elle contribuera donc, j’en suis sûr, à vous faire envisager sagement votre position... Maintenant, milord-duc, choisissez: ou appelez quelques-uns de vos gens s’ils peuvent vous entendre, ou conduisez-moi chez vous, car il faut hâter votre départ...
Nous devons le dire à la louange de Croustillac, apprenant que la Barbe-Bleue était marié à un grand seigneur invisible, qu’elle aimait passionnément, et qu’on le prenait pour ce grand seigneur, il se résolut généreusement à être utile à la jeune femme, en prolongeant le plus possible le quiproquo dont il était victime, et en se faisant emmener prisonnier à la place du milord-duc inconnu.
Heureux de songer qu’Angèle lui aurait une grande obligation, le Gascon se résigna donc courageusement à subir toutes les conséquences de la position qu’il avait acceptée; seulement il ne savait de quelle manière sortir du Morne-au-Diable sans que son stratagème fût découvert.
—Milord-duc, je suis à vos ordres; il faut absolument partir à l’instant, dit le colonel avec impatience.
—C’est moi qui suis à vos ordres, reprit le chevalier, qui voyait avec un certain effroi arriver le moment critique de cet entretien.
Une idée lumineuse frappa Croustillac; il crut avoir trouvé le moyen d’échapper à ce danger et de sauver le mystérieux mari de la Barbe-Bleue.
—Écoutez-moi, monsieur, dit l’aventurier en prenant un air digne et pénétré, je vous donne ma parole de gentilhomme que je vous suivrai librement partout où vous me conduirez; mais je voudrais que la duchesse, ma femme, ne fût instruite de mon arrestation qu’après mon départ.
—Comment, milord-duc, vous vous résigneriez à abandonner madame votre femme... sans lui faire connaître votre triste position?
—Oui, à cause de raisons à moi connues... et puis, je tiens à m’épargner des adieux toujours déchirants.
—Mes ordres ne concernant que vous, milord-duc, dit le colonel, vous êtes libre d’agir, au sujet de madame la duchesse, comme bon vous semblera. Rien de plus facile, ce me semble, que d’atteindre le but que vous vous proposez. Si madame votre femme s’étonne de votre départ, vous prétexterez de l’impérieuse nécessité d’un voyage de quelques jours à Saint-Pierre... Quant à ma présence ici... vous l’expliquerez aisément... Nous partons... et votre chaloupe nous conduit à la Barbade...
—Sans doute, sans doute, dit le Gascon embarrassé; car il voyait une foule de périls dans les propositions que lui faisait le colonel, sans doute... mon départ pourrait s’expliquer facilement ainsi; mais, pour donner des ordres aux nègres pêcheurs, il faudra faire du bruit dans la maison, éveiller ainsi l’attention de ma femme... Elle est extrêmement craintive et s’alarme de tout... Votre présence ici, monsieur, où personne au monde ne peut s’introduire, lui donnera des soupçons.... et ils amèneront nécessairement la scène pénible à laquelle je voudrais échapper à tout prix.
—Mais alors, milord, comment faire?
—Il y a un moyen infaillible, monsieur; quelque dangereux que soit le chemin par lequel vous vous êtes introduit ici, prenons-le; nous sortirons de l’île à l’aide du moyen dont vous vous êtes servi pour y entrer... Une fois à la Barbade, j’instruirai ma femme de l’événement... du cruel événement qui me sépare d’elle à jamais, et vous me jurerez à votre tour qu’elle ne sera pas inquiétée après mon départ.
—Malheureusement, milord, ce que vous me proposez est impossible.
—Comment cela?
—Je suis venu par la caverne du pêcheur de perles, milord.
—Eh bien, allons-nous-en par la caverne du pêcheur de perles.
—Il est donc vrai... milord..., vous ignoriez la communication secrète qui existait entre cette caverne et l’abîme qui cerne votre parc?
—Je l’ignorais complétement... mais puisque cette communication existe, servons-nous-en pour partir.
—Mais c’est impossible, milord; on ne peut parvenir dans l’intérieur de cette caverne qu’en s’abandonnant aux vagues qui vous précipitent au fond d’un lac souterrain, après vous avoir fait franchir une cataracte....
—Et pour sortir de cette caverne?
—Il faudrait, milord, remonter une chute d’eau de vingt pieds de haut...
—C’est trop fort pour moi.... Ainsi, le bâtiment qui vous a amené en dehors de cette caverne...
—Est parti pour la Barbade, milord... Il n’avait pu approcher de cette partie de l’île, malgré les croiseurs français, que parce que cette côte est inabordable...
—Je conçois que ce chemin ne soit guère praticable, dit le chevalier accablé.
—Si vous m’en croyez, milord, vous vous bornerez à annoncer à madame la duchesse que vous vous absentez pour quelques jours seulement... J’ai foi dans votre parole de gentilhomme que vous ne ferez aucune tentative pour vous échapper de mes mains.
—Je vous ai donné cette parole, monsieur.
—J’y crois, milord.... et mon poignard me répond de son exécution.
—J’aurais été en effet bien étonné si le poignard n’avait pas reparu, pensa Croustillac. Il croit parfaitement à ma parole... ce qui ne l’empêche pas de croire autant à son poignard.... Mordioux! cette défiance.... Mais il ne s’agit pas de cela... Que faire... que faire... La duchesse n’est pas prévenue; les esclaves ne m’obéiront pas si je les commande.... C’est fini.... me voici au bout de mon rouleau de mensonges...
Force fut à Croustillac de se résigner à toutes les suites de son quiproquo. Il regretta sincèrement de n’avoir pu se dévouer plus efficacement pour la Barbe-Bleue, car il ne doutait pas que sa ruse ne fût découverte au moment où il mettrait le pied dans la maison.
Il eut bientôt une autre crainte.
Le Caraïbe, voyant Croustillac revenir accompagné d’un étranger armé jusqu’aux dents, pouvait attaquer le colonel. Or, ce dernier avait nettement expliqué à l’aventurier comment, à la première agression, il serait obligé de le tuer sans miséricorde.
Le chevalier commença à trouver son rôle moins divertissant et à maudire la sotte curiosité, l’imprudente étourderie qui l’avaient ainsi jeté au milieu d’une position aussi compliquée que dangereuse.
CHAPITRE XX.
LE DÉPART.
L’esprit de Croustillac était trop mobile et trop aventureux pour s’appesantir longtemps sur de craintives et tristes pensées; il fit le raisonnement suivant: «Cejourd’hui, comme toujours, j’ai peu ou prou à perdre; si je parviens à sortir de la maison, je continue de passer pour le mystérieux milord-duc et je suis traité en prince jusqu’à ce qu’on s’aperçoive de ma supercherie; alors je redeviens Gros-Jean comme devant, et j’ai rendu un grand service à cette jolie petite Barbe-Bleue qui s’est moquée de moi, mais qui m’a ensorcelé, car elle m’intéresse plus que je ne voudrais, plus qu’elle ne le mérite peut-être; car, malgré son amour pour ce mari invisible, elle m’a paru furieusement tendre avec le boucanier et cet autre animal d’anthropophage. Enfin, il n’importe... si c’est mon caprice de me dévouer pour cette petite femme? j’en suis bien le maître; oui... mais si au contraire je ne puis sortir de céans? mais si le Caraïbe s’en mêle? ça se gâte... il est clair que je suis tué comme un chien par cet épais Flamand. Comment donc faire pour échapper à cet inconvénient? Dire maintenant à l’homme au poignard que je ne suis pas son milord-duc?... cela me sauverait peut-être... Mais non, non, ce serait une lâcheté, et de plus une lâcheté inutile, car, pour m’empêcher de jeter l’alarme dans la maison, ce buveur de bière m’expédierait immédiatement... oui, oui... malgré ma parole de gentilhomme de ne pas chercher à m’échapper, il me serre toujours de près. Mordioux! que cet homme-là est donc ridicule avec son poignard... Bah!... son poignard... il ne me tuera qu’une fois, après tout... Allons, courage... courage, Croustillac... et surtout ne réfléchis pas, cela te porte malheur; tu ne fais jamais de plus lourdes sottises, de plus énormes bévues que lorsque tu raisonnes... Abandonne-toi à ton étoile, comme toujours ferme les yeux, et va de l’avant.»
Raffermi par cette belle logique, le chevalier reprit tout haut:
—Eh bien, monsieur, puisqu’il faut absolument passer par la maison pour sortir d’ici... marchons.
—Monseigneur, dit le colonel après un moment d’hésitation, vous m’avez donné votre parole de gentilhomme de ne pas vous échapper.
—Oui, monsieur!
—Mais vos gens peuvent vouloir vous délivrer.
—Ma vie est entre vos mains, monsieur, vous avez ma parole. Je ne puis rien de plus.
—C’est juste, monseigneur... mais alors dans votre intérêt prévenez vos esclaves que leur moindre tentative contre moi vous coûterait la vie, car j’ai juré aussi, moi, de vous emmener mort ou vif.
—Ce ne sera pas de ma faute, monsieur, si vous ne tenez pas votre serment... Marchons...
Et le chevalier et le colonel s’avancèrent vers la maison.
Rutler tenait le bras de Croustillac sous son bras gauche, et avait toujours la main sur son poignard; non qu’il doutât de la parole de son prisonnier, mais les esclaves du Morne-au-Diable pourraient vouloir délivrer leur maître.
Croustillac et Rutler n’étaient plus qu’à quelques pas de la maison, lorsqu’au détour d’une allée obscure ils virent s’avancer une femme vêtue de blanc.
Le colonel s’arrêta, serra fortement le bras de son prisonnier, et lui dit tout bas:
—Qui est là? Monseigneur, avertissez cette femme... prenez garde qu’elle crie.
—C’est la Barbe-Bleue, je suis perdu, elle va pousser des cris de paon et tout découvrir, pensa Croustillac.
A son grand étonnement, la femme s’arrêta et ne dit mot.
Le Gascon s’écria:
—Qui donc est là?
—Fait-il donc si noir que monseigneur ne reconnaisse pas Mirette? dit la voix bien connue de la Barbe-Bleue.
Croustillac resta muet, confondu.
La Barbe-Bleue l’appelait aussi monseigneur, et elle prenait le nom de Mirette.
—Mordioux! se dit-il, je n’y comprends plus rien, mais plus rien du tout... du tout... cela devient de plus en plus obscur. C’est égal, tenons-nous ferme et jouons serré.
—Quelle est cette femme? lui dit tout bas le colonel.
—C’est... c’est la femme de confiance de ma femme, répondit le chevalier.
Angèle reprit:
—Monseigneur, je venais dire à votre Grâce que madame s’est couchée un peu souffrante... mais qu’elle dort à cette heure.
—Tout nous sert, monseigneur, dit le colonel à voix basse à Croustillac, madame la duchesse dort, vous pouvez partir sans qu’elle s’aperçoive de rien.
Angèle, qui s’était approchée, reprit d’un air effrayé en reculant vivement:
—Ah! mon Dieu! mais votre Grâce n’est donc pas seule?
—Monseigneur, dit le colonel, si elle pousse un cri, c’est fait de vous!!
—N’aie pas peur, Mirette, dit le chevalier, n’aie pas peur... pendant que tu étais auprès de ma femme, monsieur est entré; il arrive du Fort-Royal pour... des affaires très pressées, il faut que je sorte à l’instant pour l’accompagner.
—Si tard, monseigneur! mais vous n’y songez pas... Je vais prévenir madame.
—Non... non... je te le défends; mais, dis-moi, j’aurais tout de suite besoin des nègres pêcheurs et de leur chaloupe... fais-les prévenir.
—Mais, monseigneur...
—Obéis.
—Ce n’est pas difficile... c’est demain matin jour de pêche en haute mer, les noirs doivent être maintenant prêts à partir... pour être avant le jour à l’anse aux Caïmans, où est mouillé leur bateau.
—Monseigneur, tout nous seconde, vous le voyez, partons, dit le colonel à voix basse.
—C’est étonnant comme la Barbe-Bleue va au-devant de mes demandes, et comme elle facilite mon départ, se dit Croustillac; il y a là-dessous quelque chose de bien étrange... Je n’avais peut-être pas tout à fait tort de l’accuser de magie ou de nécromancie... Puis il reprit tout haut:
—Tu vas nous faire ouvrir les portes du dehors, Mirette, et ordonner aux noirs de se préparer à l’instant même.
—Eh bien! ajouta Croustillac en voyant la jeune femme rester immobile, ne m’as-tu pas entendu?
—Certainement, monseigneur, mais comment, votre Grâce... veut absolument...
—Monseigneur! ma Grâce!... Voilà une heure que tu m’appelles ainsi, devant un étranger, dit le Gascon d’un air courroucé, pensant faire un coup de maître: que serait-il arrivé... si monsieur n’était pas dans le secret?
—Oh! je sais bien que si cet étranger est ici à cette heure, c’est qu’on peut parler devant lui comme devant votre Grâce et devant madame... Mais est-ce bien possible, monseigneur, vous voulez absolument partir...
—La fine mouche veut avoir l’air de me retenir pour mieux jouer son rôle, pensa Croustillac. Mais, qui l’a instruite? qui lui a si bien tracé ce rôle?... Décidément il doit y avoir de la nécromancie là-dedans...
—Mais, monseigneur, reprit Mirette, que dirai-je à madame?
—Tu lui diras, reprit le pauvre Croustillac avec un attendrissement que le colonel attribua à des regrets bien naturels, tu lui diras, à cette chère et bonne femme, de n’avoir pas d’inquiétude... entends-tu bien, Mirette... pas d’inquiétude... assure-la bien que le petit voyage que je vais faire est absolument dans son intérêt... dis-lui enfin... de penser quelquefois à moi.
—Quelquefois, monseigneur? mais madame y pense... y pensera toujours, répondit Mirette d’une voix émue, car elle comprenait le sens caché des paroles de Croustillac. Soyez tranquille, monseigneur... madame sait combien vous l’aimez... et elle n’oublie rien... mais vous serez ici demain avant son réveil, n’est-ce pas?
—Oui, dit Croustillac, certainement, demain matin... Allons, Mirette, dépêche-toi de prévenir les nègres pêcheurs et de faire ouvrir la porte de la voûte; il faut que nous partions sans délai.
—Oui, monseigneur; en même temps je vous apporterai votre épée et votre manteau dans le salon, car la nuit est froide dans la montagne... Ah! J’oubliais, voici votre bonbonnière que vous portez toujours avec vous et que vous aviez laissée chez madame.
En disant ces mots, Angèle donna au Gascon une petite boîte, lui serra vivement la main et disparut.
—Vive Dieu! milord-duc, les choses ont mieux tourné que je ne l’espérais, dit le colonel; la maison est-elle encore éloignée?
—Non, après avoir monté cette dernière rampe, nous y arrivons.
En effet, au bout de quelques minutes, Rutler et son captif entrèrent dans le salon; le chevalier y trouva Angèle coiffée d’un madras et vêtue d’une longue simarre qui cachait sa taille; la jeune femme montra au chevalier un manteau qu’elle avait déposé sur un fauteuil.
—Voici votre cape et votre épée, monseigneur, dit-elle à Croustillac en lui remettant une rapière magnifique. Maintenant, je vais voir si les esclaves sont prêts.
L’épée dont on vient de parler était aussi riche par sa matière que curieuse par sa forme; la garde était d’or massif; sur la coquille, on voyait émaillées les armes royales d’Angleterre; la poignée représentait un lion debout, et sa tête, surmontée d’une couronne royale, servait de pommeau; le baudrier d’une grande richesse, quoique terni par un fréquent usage, était de velours rouge brodé de perles fines, au milieu desquelles les lettres C. S. étaient plusieurs fois reproduites.
Avant que de passer le baudrier, Croustillac dit au colonel:
—Je suis votre prisonnier, monsieur, puis-je garder mon épée? Je vous réitère ma parole de n’en faire aucun usage contre vous.
Sans doute cette arme historique était connue du colonel, car il répondit:
—Je savais que cette royale épée était entre les mains de votre Grâce; j’avais ordre de la respecter dans le cas où vous me suivriez de bon gré, monseigneur.
—Je comprends, se dit Croustillac, la Barbe-Bleue continue à agir en fine mouche... Elle me décore ainsi d’une partie de la défroque du milord-duc mystérieux pour augmenter encore l’erreur de cet ours flamand; tout mon regret est de ne pas connaître mon nom. Je sais, il est vrai, que j’ai eu le cou coupé; c’est déjà quelque chose, mais ça ne suffit pas pour constater mon identité, comme disent les gens de loi... Enfin, ceci durera ce qu’il plaira à Dieu; une fois que j’aurai tourné les talons, la Barbe-Bleue mettra sans doute son mari en sûreté; c’est le principal. Maintenant, affublons-nous du manteau, et mon déguisement sera sans doute complet.
Ce vêtement d’une coupe particulière était bleu, avec une sorte de camail en drap rouge galonné d’or; on voyait qu’il avait dû longtemps servir.
Le colonel dit au chevalier:
—Vous êtes fidèle au souvenir de la journée de Bridge-Water, monseigneur!
—Hum... hum... fidèle... comme ci... comme ça... cela dépend de la disposition dans laquelle je me trouve...
—Pourtant, monseigneur, reprit le colonel, je reconnais là le manteau des cavaliers rouges qui combattirent si valeureusement sous vos ordres à cette fatale journée.
—C’est ce que je vous disais... selon que j’ai froid ou chaud, je porte ce manteau; mais c’est toujours pour moi une manière de commémoration... de cette bataille... où les cavaliers rouges ont, comme vous le dites, si vaillamment combattu sous mes ordres.
Le chevalier avait posé sur une table la bonbonnière que la Barbe-Bleue lui avait donnée. Il prit cette boîte et la regarda machinalement; sur la couverture, il reconnut une figure bien caractérisée qu’il avait plusieurs fois vue reproduite en gravure ou en portrait. Après avoir un peu cherché, il se ressouvint que ces traits étaient ceux de Charles II d’Angleterre.
Rutler lui dit:
—Monseigneur, que votre Grâce me pardonne de l’arracher à des pensées qu’il est facile de deviner en voyant le portrait qui est sur cette boîte; mais les moments sont précieux.
Angèle rentra au même moment et dit à Croustillac:
—Monseigneur, les nègres sont là avec un fanal pour vous éclairer.
—Partons, monsieur, dit le chevalier en prenant son chapeau des mains de la jeune femme, qui lui dit tout bas:
—Après mon mari, c’est vous que j’aime le plus au monde; car vous l’avez sauvé...
Bientôt les portes massives du Morne-au-Diable se refermèrent sur le chevalier et sur le colonel, qui se mirent en route, précédés de quatre noirs dont l’un portait un fanal pour éclairer la route.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Pendant que l’aventurier, prisonnier du colonel Rutler, quitte le Morne-au-Diable, nous introduisons le lecteur dans l’appartement le plus secret de la maison de la Barbe-Bleue.
C’était une vaste pièce très simplement meublée; çà et là, pendues aux boiseries, on voyait des armes de prix. Au-dessus d’un lit de repos, était un très beau portrait du roi Charles II d’Angleterre; plus loin, une miniature représentant une femme d’une beauté ravissante.
Dans un cadre d’ébène, plusieurs esquisses au crayon, assez habilement dessinées, avaient reproduit toujours le même profil; il était facile de deviner qu’on avait ainsi tâché de faire un portrait de souvenir. Le cadre était supporté sur une sorte de cartouche d’argent ciselé représentant de funèbres allégories, au milieu desquelles on lisait cette date: 15 JUILLET 1685.
Cet appartement était occupé par un homme dans la force de l’âge, grand, svelte, robuste. Ses nobles proportions rappelaient singulièrement la stature et la taille du capitaine l’Ouragan, du boucanier Arrache-l’Ame ou du Caraïbe Youmaalë.
En colorant les beaux traits de l’homme dont nous parlons de la teinte cuivrée du mulâtre, du roucouage du Caraïbe, ou en les cachant à demi sous l’épaisse barbe noire du boucanier, on aurait cru revoir ces trois individus dans ce même personnage.
Nous dirons donc au lecteur, qui déjà, sans doute, a pénétré ce mystère, que les déguisements du boucanier, du flibustier et du Caraïbe avaient été successivement portés par le même homme, qui n’était autre que le fils naturel de Charles II, Jacques, duc de Monmouth, exécuté à Londres, le 15 juillet 1685, comme coupable de haute trahison.
Tous les historiens s’accordent à dire que ce prince était très brave, très affable, d’un caractère très généreux, et d’une figure noble et belle. «Telle fut la fin d’un seigneur (dit Hume en parlant de Monmouth) que ses grandes qualités auraient pu rendre l’ornement de la cour, et qui eût été capable de bien servir sa patrie.
«La tendresse que le roi son père avait eue pour lui, les caresses d’une nombreuse faction et les amorces de l’affection populaire l’avaient engagé dans une entreprise supérieure à ses forces. L’amour du peuple le suivit dans toutes les variétés de sa fortune; après son exécution même, ses partisans conservèrent l’espérance de le revoir un jour à leur tête.»
Nous expliquerons plus tard les causes de la singulière espérance des partisans de ce prince, et comment Monmouth avait en effet survécu à son exécution.
Ayant dépouillé son déguisement de Caraïbe et le roucouage qui cachait ses traits, Monmouth portait une ample simarre de tabis bleu à fleurs orange, et lisait attentivement plusieurs papiers étalés devant lui.
Pour expliquer le quiproquo dont le chevalier était la victime volontaire, nous dirons que Croustillac, sans ressembler beaucoup à Monmouth, était du même âge, de la même taille, brun comme lui, mince comme lui, et que le duc avait, comme le Gascon, le nez hardiment accusé et le menton saillant.
Tout autre que le colonel Rutler, officier hollandais arrivé des Provinces-Unies à la suite de Guillaume d’Orange, aurait donc pu tomber dans la même erreur, surtout en voyant entre les mains de Croustillac certains objets précieux connus que l’on savait avoir appartenu au fils de Charles II.
Quant au choix de Rutler, on conçoit que, pour remplir une pareille mission dans toutes ses conséquences, il fallait un homme sûr, intrépide, aveuglément dévoué, et capable de pousser le dévouement presque jusqu’à l’assassinat; le choix de Guillaume d’Orange se trouvant très circonscrit par de telles exigences, il lui avait été probablement impossible de trouver un homme qui connût personnellement Monmouth, et qui ne reculât devant aucune des terribles extrémités que pouvait amener cette périlleuse et cruelle entreprise.
Monmouth était profondément absorbé dans la lecture de quelques journaux anglais.
Tout à coup, la porte de sa chambre s’ouvrit, et Angèle se précipita à son cou en s’écriant:
—Sauvé! sauvé!
Puis, fondant en larmes, riant et sanglotant tour à tour, baisant les mains, le front, les yeux de son mari, elle répétait d’une voix entrecoupée:
—Sauvé... mon Jacques bien aimé... sauvé... Il n’y a plus de danger pour toi... mon amant, mon époux, mon frère. Dieu soit loué, le péril est passé... Mais quelle terreur a été la mienne! Hélas! j’en tremble encore...
Effrayé de l’exaltation d’Angèle, Monmouth lui dit avec une tendresse inquiète:
—Qu’as-tu, mon enfant... que veux-tu dire? Mais, sans lui répondre, Angèle s’écria:
—Maintenant, ce n’est pas tout, il faut fuir, entends-tu?... Le roi Guillaume d’Angleterre est sur tes traces... demain il nous faut quitter cette île. Tout sera préparé; je viens de donner l’ordre à un de nos nègres pêcheurs d’aller dire au capitaine Ralph de tenir le Caméléon tout prêt à mettre à la voile, il est mouillé à l’anse aux Caïmans... en deux heures nous pouvons avoir quitté la Martinique.
CHAPITRE XXI.
LA TRAHISON.
Le duc de Monmouth pouvait à peine croire ce qu’il entendait, il regardait sa femme avec angoisse.
—Que dis-tu? s’écria-t-il enfin, le roi Guillaume sait que j’habite cette île?
—Il le sait... Un de ses émissaires s’était introduit ici... cette nuit... Mais calme-toi... il est parti, il n’y a plus aucun danger, s’écria Angèle en voyant Monmouth courir à ses armes.
—Mais, cet homme? cet homme?...
—Il est parti, te dis-je... le péril est passé... Serais-je ici sans cela?... Non... tu n’as plus rien à redouter... quant à présent du moins. Mais sais-tu qui m’a aidé à conjurer ce menaçant orage?
—Non... de grâce explique-moi...
—C’est ce pauvre aventurier dont nous avions fait notre jouet.
—Croustillac?
—Oui, sa présence d’esprit nous a sauvés. Dieu soit loué... le péril est éloigné.
—En vérité, Angèle, je crois rêver.
—Écoute-moi donc: il y a une heure, lorsque tu m’as eu quittée pour lire ces papiers venus d’Europe, je suis descendue avec le chevalier dans le jardin... J’avais un pressentiment de notre danger, j’étais triste et rêveuse... je voulais me débarrasser de notre hôte le plus tôt possible... n’étant plus disposée à le railler; je lui dis que je ne pouvais lui expliquer le mystère de mes veuvages, que ma main n’appartiendrait à personne, et qu’il devait quitter cette maison demain au point du jour; notre but était ainsi rempli; le Gascon, par ses récits naturellement exagérés sur ce qu’il avait vu ici, donnerait plus de créance encore aux bruits qui circulent depuis trois ans dans l’île, bruits absurdes, mais précieux, qui, jusqu’à présent, hélas! nous avaient sauvegardés en jetant une telle confusion dans les événements qu’il avait été impossible de démêler le vrai du faux.
—Sans doute, mais par quelle fatalité ce mystère?... Achève... achève.
—Après avoir annoncé au chevalier qu’il ne pouvait plus rester ici, je lui dis que nous voulions néanmoins lui laisser un riche souvenir de son séjour au Morne-au-Diable. A mon grand étonnement, il refusa d’un air si péniblement humilié qu’il me fit pitié. Sachant combien il était pauvre, et voulant, par cela même qu’il témoignait quelque délicatesse, l’obliger à accepter un présent, j’étais revenue chercher ici un médaillon entouré de diamants où se trouve mon chiffre, espérant que le chevalier ne me refuserait pas. J’allais lui porter ce cadeau, lorsqu’en approchant de l’endroit où je l’avais laissé, au bout du parc, près du bassin... Ah! mon ami, j’en frémis encore.
Et la jeune femme jeta ses deux bras autour du cou de Jacques comme si elle eût voulu le protéger encore contre ce danger passé.
—Angèle, je t’en supplie, calme-toi, dit tendrement Monmouth, termine ce récit.
—Eh bien! reprit-elle, lorsque je m’approchai du bassin, j’entendis parler; effrayée, j’écoutai.
—C’était cet émissaire, sans doute?
—Oui, mon ami.
—Mais comment s’est-il introduit ici? Comment en est-il sorti? Comment a-t-il confié ses desseins au Gascon?
—Il a pris le chevalier pour toi.
—Il a pris le chevalier pour moi? s’écria Monmouth.
—Oui... Jacques, sans doute, il aura été trompé par la ressemblance de taille, et par cet habit que le Gascon avait endossé et que tu avait fait faire pour satisfaire un de mes caprices en t’habillant comme le portrait dont tu m’avais parlé.
—Oh! dit Monmouth en passant sa main sur son front avec accablement, oh! tu ne sais pas les souvenirs terribles que tout ceci éveille en moi.
Puis, après avoir jeté un long soupir et regardé tristement le cadre d’ébène incrusté d’argent qui renfermait l’esquisse d’un portrait, le duc reprit:
—Mais quelle a été l’issue de cette étrange rencontre? le chevalier qu’a-t-il dit? toi-même qu’as-tu fait? En vérité, sans ta présence, sans tes paroles qui me rassurent... j’irais moi-même...
Angèle interrompit le duc:
—Encore une fois, mon Jacques bien aimé, serais-je là si calme, s’il y avait quelque chose à craindre à cette heure?
—Eh bien! je t’écoute.... mais tu conçois mon impatience...
—Je ne la ferai pas durer longtemps... je continue... A quelques mots que je surpris, je devinai que le chevalier, en laissant notre ennemi dans l’erreur, ne savait comment le faire sortir de cette maison, craignant de ne pas être obéi par nos gens... Comptant avec raison sur l’intelligence du Gascon, je me suis présentée à lui au moment où il s’approchait de la maison, ayant soin de le prévenir indirectement qu’il devait me prendre pour Mirette. Ayant remarqué que l’émissaire de Guillaume, croyant s’adresser à toi, appelait le chevalier milord-duc ou monseigneur, je l’ai appelé ainsi; j’ai fait ouvrir les portes, et, pour compléter l’illusion, j’ai prêté au Gascon ton épée, ta boîte à portraits, et ce vieux manteau auquel tu tiens tant.
—Ah! qu’as-tu fait, Angèle! s’écria le duc, l’épée de mon père, une boîte qui m’a été donnée par ma mère... et le manteau qui a appartenu au plus saint, au plus admirable martyr qui se soit jamais sacrifié à l’amitié!
—Jacques, mon ami, pardon.... pardon... je croyais bien agir, s’écria Angèle, désolée de l’expression d’amertume et de chagrin qu’elle lisait sur les traits de Jacques.
—Pauvre ange bien-aimée, reprit Monmouth en lui serrant les mains avec tendresse, je ne t’accuse pas; mais j’ai un tel respect pour ces saintes reliques, qu’il m’est cruel de les voir profaner par un mensonge, même pendant quelques moments. Ah! je le répète, tu ne sais pas les souvenirs terribles qui se rattachent surtout à ce manteau... hélas! je ne t’ai pas tout dit.
—Tu ne m’as pas tout dit? s’écria Angèle surprise. Quand tu es venu me chercher en France au nom de mon second père, de mon bienfaiteur... mort sur un champ de bataille, et Angèle soupira tristement, ne m’as-tu pas offert de partager ta vie avec moi, pauvre orpheline... ne m’as-tu pas dit que tu m’aimais? que m’importe le reste. S’il ne s’était pas agi de ton salut, de ta vie, aurais-je jamais songé à te parler de ta condition, de ta naissance? Je t’ai épousé proscrit, fuyant la haine acharnée de tes ennemis... Nous avons échappé à bien des périls, dérouté les soupçons, grâce à mes prétendus mariages, à tes déguisements divers. Maintenant... que peux-tu m’avoir caché? Si c’est quelque nouveau danger! Jacques, mon ami... mon amant... je ne te le pardonnerais pas, car je dois tout partager avec toi... bonne et mauvaise fortune... Ta vie est ma vie; tes ennemis, mes ennemis. Quoique cette fatale tentative soit heureusement déjouée, maintenant ils connaissent ta retraite, ils vont recommencer à te poursuivre avec acharnement. Il faut fuir... Dans deux heures, le Caméléon sera prêt à mettre à la voile...
Profondément préoccupé, Monmouth n’entendait pas Angèle; il marchait à grands pas, se disant:
—Il n’y a pas à en douter... on sait que j’existe... Mais comment Guillaume d’Orange a-t-il pu pénétrer ce mystère, qui n’était plus connu que de moi... et du père Griffon... puisque le saint martyr avait emporté ce secret dans sa tombe, et que de Crussol, dernier gouverneur de cette île, est mort?... Quand je songe que pour plus de sûreté... j’ai même caché mon nom à cette femme adorablement dévouée... qui a donc pu me trahir? le père Griffon est incapable d’un tel sacrilége... car c’est sous le sceau de la confession que le gouverneur lui a fait cette révélation...
Après quelques moments de silence et de méditation, le duc reprit:—Et de quel moyen s’est servi le chevalier pour découvrir les desseins de l’émissaire de Guillaume d’Orange?
—Ses desseins? ô mon ami, cet homme ne s’en est pas caché; je l’ai entendu, il voulait t’enlever mort on vif et te conduire à la tour de Londres.
—Plus de doute... depuis la révolution de 1688, l’on craint que je ne me rapproche du roi détrôné, les papiers publics annoncent même que mes anciens partisans s’agitent... dit Monmouth en se parlant à lui-même.—Je reconnais là la politique de mon ancien ami Guillaume d’Orange... Mais de quel droit me soupçonne-t-il capable de visées ambitieuses?... Encore une fois, qui a pu éveiller dans l’esprit de Guillaume ces défiances si injustes... ces craintes si mal fondées?... Après un nouveau moment de silence, il dit à Angèle:—Dieu soit loué... mon enfant, l’orage est passé, grâce à toi, grâce à ce brave aventurier. Néanmoins... je ne sais si, malgré le dévouement qu’il vient de montrer dans cette occasion, je puis lui confier une partie de la vérité; peut-être serait-il plus prudent de la lui laisser toujours ignorer et de le persuader que l’émissaire lui-même avait été abusé par de faux renseignements. Qu’en penses-tu, Angèle? dois-je paraître aux yeux du chevalier sous d’autres traits que ceux d’Youmaalë, ou bien te chargeras-tu du soin de voir et de remercier encore ce brave homme? Quant à sa récompense, nous trouverons moyen d’y pourvoir sans blesser sa délicatesse.
Angèle regardait son mari avec un étonnement croissant.
Monmouth ne l’avait pas comprise, il croyait que le Gascon était parvenu à éloigner du Morne-au-Diable l’émissaire de Guillaume d’Orange, mais il ne savait pas qu’il l’eût accompagné comme prisonnier.
—Je ne sais pas quand reviendra le chevalier, mon ami. Il fera sans doute durer cette méprise le plus longtemps possible pour nous donner le temps de fuir...
—Le chevalier n’est donc plus ici? s’écria le duc.
—Mais, non, mon ami, il est parti prisonnier sous ton nom avec cet homme. Nos nègres pêcheurs les accompagnent jusqu’à l’anse aux Caïmans, où l’émissaire s’embarquera pour la Barbade... dans une de nos chaloupes avec le chevalier.
Le duc semblait ne pas croire à ce qu’il entendait.
—Parti prisonnier sous mon nom? s’écria-t-il. Mais cet émissaire, en reconnaissant son erreur, sera capable de sacrifier le chevalier... Par le ciel... je ne le souffrirai pas. Trop de sang, mon Dieu! a déjà coulé pour moi!...
—Du sang!... ah! ne crains pas cela... le chevalier ne peut courir aucun danger. Malgré mon désir d’éloigner de nous le péril dont nous étions menacés, jamais je n’aurais exposé cet homme généreux à une perte assurée...
—Mais, malheureuse femme! s’écria le duc, tu ne sais pas de quelle terrible importance est le secret d’état que possède maintenant le chevalier...
—Mon Dieu! que dis-tu?...
—Ils sont capables de le tuer...
—Ah! qu’ai-je fait, mon Dieu?... Mais où vas-tu? s’écria la jeune femme en voyant le duc s’apprêter à sortir.
—Je veux les rejoindre, délivrer ce malheureux aventurier. J’emmènerai quelques noirs avec moi. A peine le Gascon a-t-il une heure d’avance.
—Jacques... je t’en supplie... ne t’expose pas...
—Comment! j’abandonnerais lâchement cet homme qui s’est dévoué pour moi, je le livrerais aux ressentiments de l’envoyé de Guillaume!... Jamais... Ah! tu ne sais pas, malheureuse enfant, que certains sacrifices imposent une reconnaissance aussi douloureuse qu’un remords!... Va, je t’en prie, dire à Mirette d’ordonner à quelques esclaves de se tenir prêts à me suivre à l’instant... Grâce à la marée, le chevalier ne pourra pas mettre en mer avant le point du jour, je pourrai encore l’atteindre.
—Mais cet envoyé est capable de tout! s’il te voit venir délivrer le chevalier, il devinera peut-être... et alors...
—Ce n’est pas Jacques de Monmouth, mais le flibustier mulâtre qui va courir sur leurs traces... D’ailleurs, j’ai bravé, je crois, d’autres dangers que ceux-là.
Ce disant, le duc rentra dans un cabinet attenant à son appartement; là se trouvait tout ce qui lui était nécessaire pour son déguisement.
Restée seule, Angèle se livra aux regrets les plus cruels. Elle n’avait pas cru que les suites de l’erreur où le Gascon avait jeté Rutler pussent être si fatales. Elle craignait aussi que, malgré son déguisement, Monmouth ne fût reconnu. Au milieu de ses angoisses, elle entendit tout à coup frapper violemment à la porte extérieure de l’appartement où elle se trouvait, appartement rigoureusement fermé à tous les gens de la maison.
Angèle courut à cette porte, et y vit Mirette.
La mulâtresse, d’un air effrayé, dit à Angèle que le père Griffon demandait absolument à entrer, ayant les choses les plus importantes à lui apprendre.
L’ordre fut donné d’introduire à l’instant le religieux dans le salon du rez-de-chaussée.
Presque au même instant, Monmouth méconnaissable sortait de sa chambre sous les traits du flibustier mulâtre.
—Mon ami! s’écria Angèle dès que la jeune mulâtresse fut partie, le père Griffon arrive, il a les choses les plus importantes à nous révéler. Au nom du ciel! attendez-le, parlez-lui...
—Le père Griffon! s’écria le duc.
—Vous savez qu’il ne vient jamais ici que dans les circonstances les plus impérieuses; je vous en supplie... voyez-le.
—Il le faut bien... et pourtant chaque minute de retard peut compromettre la vie de ce malheureux chevalier! s’écria le duc.
Il descendit avec Angèle; le père Griffon, pâle, agité, épuisé de fatigue, était dans le salon.
—Dans un quart d’heure ils seront ici! s’écria le religieux.
—Qui cela, mon père? demanda Monmouth.
—Ce misérable Gascon! dit le père.
—Ah! Jacques, tout est découvert, tu es perdu! dit Angèle en poussant un cri déchirant; et elle se jeta dans les bras de Monmouth. Fuyons... il en est encore temps.
—Fuir! et par où? il n’y a qu’un chemin pour venir au Morne-au-Diable et pour en sortir. Je vous dis qu’ils me suivent, répondit le père, mais du calme, rien n’est encore désespéré.
—Expliquez-vous, mon père, qu’y a-t-il? de grâce, parlez, parlez! dit Angèle.
—Mon père, vous seul aviez mon secret, dit gravement le duc, j’aime mieux croire à l’impossible que de douter un moment de votre sainte probité.
—Et vous avez raison de ne pas en douter, mon fils... il y a là un mystère inexplicable... qui s’éclaircira un jour, croyez-moi; mais les moments sont trop précieux pour rechercher quelle est la cause du malheur qui vous menace. J’accours près de vous, donc je ne vous ai pas trahi! songeons au plus pressé. Sous ce déguisement, il est impossible que l’on vous reconnaisse, dit le curé. Mais ce n’est pas tout, votre position est devenue presque inextricable.
—Que dites-vous?
—Ce Gascon est un traître! un infâme... que Dieu me pardonne de m’être ainsi trompé sur lui, et de vous avoir fait partager mon erreur... Maudit soit ce misérable hypocrite...
—Mais, au contraire, s’écria Angèle, c’est le plus généreux des hommes... il s’est volontairement dévoué pour mon mari.
—Oui, il a pris votre nom, dit le père Griffon au prince; mais savez-vous dans quel but odieux?
—Oh! dites... dites, je meurs d’effroi, s’écria Angèle.
—Écoutez-moi donc, dit le religieux, car les minutes s’écoulent et le danger approche: ce matin, j’ai reçu au Macouba une lettre de maître Morin, du Fort-Royal, selon l’ordre qu’il a reçu de vous de me prévenir de tous les arrivages de navires et de ce qui pourrait lui sembler extraordinaire; il m’a dépêché un exprès pour m’apprendre qu’une frégate française était restée en panne et en vue de la rade, après avoir envoyé à terre un personnage inconnu. Ce personnage, ensuite d’une longue conférence avec le gouverneur, s’est mis en route, à la tête d’une escorte, dans la direction du Morne-au-Diable; en un mot, il vient ici.
—Un envoyé de France! s’écria Monmouth, qu’aurais-je à craindre maintenant, même si mon secret était connu à Versailles? La France n’est-elle pas en guerre avec l’Angleterre?
—Mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de nous! s’écria Angèle.
—Écoutez... écoutez... Je me suis mis en route en toute hâte, reprit le père, pour vous avertir, espérant arriver avant cet homme et son escorte, dans le cas où il se serait réellement rendu ici. Malheureusement... ou heureusement peut-être, je le joignis au pied du morne. Me reconnaissant à ma robe, il me dit qu’il était envoyé du roi de France, qu’il venait remplir une mission d’état, et il me pria de vouloir bien lui servir de guide et d’introducteur, puisque je connaissais les habitants de cette maison. Je ne pouvais le refuser sans éveiller ses soupçons; je restai près de lui; il me dit alors qu’il se nommait M. de Chemeraut; il commençait à me faire quelques questions très embarrassantes sur vous et sur votre femme, monseigneur, lorsque tout à coup, à quelque distance de nous, nous entendîmes une voix forte crier:—Qui vive?—Envoyé du roi de France, répondit M. de Chemeraut.—Trahison!... reprit la voix, et un sourd gémissement vint jusqu’à nous avec ces mots:—Je suis mort...
—Aux armes! cria M. de Chemeraut en mettant l’épée à la main, et en courant sur les traces de deux de nos matelots qui nous servaient d’éclaireurs. Je le suivis... Nous trouvâmes le Gascon étendu sur un côté du chemin, quatre nègres agenouillés, éperdus d’épouvante, tandis que nos deux matelots d’avant-garde terrassaient et contenaient à peine un homme robuste vêtu en marin.
—Et le chevalier, s’écria Monmouth, était donc blessé?
—Non, monseigneur; et quoique ça soit un bien méchant homme, il faut rendre grâce au ciel du miraculeux hasard qui l’a sauvé. L’homme au costume de marin, en entendant le bruit de notre troupe et les paroles de M. de Chemeraut... qui lui avait répondu: Envoyé du roi de France... s’était cru trahi... et conduit dans une embuscade; il avait alors donné au Gascon un si furieux coup de poignard, que ce misérable aventurier eût été tué si la lame ne se fût brisée sur son baudrier. Néanmoins, renversé par la violence du choc, il tomba en s’écriant:—Je suis mort, et il resta sans mouvement. C’est à cet instant que nous arrivâmes près de ce groupe. En nous voyant, l’assassin du Gascon s’écria avec un rire féroce, en poussant du pied le corps de celui qu’il croyait sa victime:
—«Monsieur l’envoyé de France, vos desseins avaient été pénétrés, ils sont déjoués... vous veniez chercher Jacques, duc de Monmouth, pour en faire un drapeau de sédition; le drapeau est brisé... relevez ce cadavre, monsieur; c’est moi, Rutler, colonel au service du roi Guillaume, que Dieu garde, qui ai commis ce meurtre»—«Malheureux!» s’écria M. de Chemeraut. «Je m’en fais gloire de ce meurtre, reprit le colonel. Ainsi j’ai renversé les odieux projets des ennemis du roi mon maître! Grâce à moi, l’épée de Charles II, que Jacques de Monmouth portait à son côté, ne sera plus tirée contre l’Angleterre.»—«Colonel, vous serez fusillé dans vingt-quatre heures,» dit M. de Chemeraut...
—«Je connais mon sort, répondit le colonel, un traître est mort. Vive le roi Guillaume et la vieille Angleterre!»
—Mais le chevalier? s’écria le duc.
—Lorsqu’il entendit ces paroles du colonel Rutler, il fit un léger mouvement, poussa un soupir; et pendant qu’une partie de l’escorte garrottait le colonel, qui hurlait de rage en s’apercevant que sa victime n’était pas morte, M. de Chemeraut s’empressa de secourir le Gascon, et lui dit:—«Monseigneur, êtes-vous grièvement blessé?» Je compris à l’instant, sans deviner le but de ce déguisement, que le chevalier jouait votre rôle et avait pris votre nom; cette erreur pouvait vous servir, je me tus.—«Le coup a glissé sur le baudrier de l’épée de mon père,» dit le drôle d’une voix faible pendant qu’on le relevait.—«Milord-duc, appuyez-vous sur moi, répondit M. de Chemeraut; je viens vers vous au nom du roi de France, mon maître. Le mystère est maintenant inutile. En deux mots, je vous dirai, monseigneur, le sujet de ma mission, et vous jugerez ensuite que nous devons retourner le plus tôt possible au Fort-Royal pour nous y embarquer.»—«Je vous écoute, monsieur,» dit le chevalier en feignant un léger accent anglais, sans doute pour mieux jouer son personnage.—Puis, au bout de quelques moments d’entretien secret, le Gascon dit à voix haute:—«Puisqu’il en est ainsi, monsieur, je ne puis maintenant me séparer de madame ma femme, et je désire formellement aller la chercher au Morne-au-Diable. Elle m’accompagnera... puisque telle est la destination qui m’est réservée.»
—Le misérable! s’écria Angèle.
Puis il ajouta, reprit le père Griffon:—«Je me sens étourdi de ma chute, je me reposerai un moment chez moi.»—«Qu’il soit fait ainsi que vous le désirez, monseigneur,» a dit M. de Chemeraut. Puis, s’adressant à moi:—«Voulez-vous, mon père, être assez bon pour aller prévenir madame la duchesse de Monmouth que monseigneur va venir la chercher pour l’emmener; qu’elle veuille donc se préparer en hâte, car nous devons être au point du jour au Fort-Royal et mettre à la voile ce matin même...» Maintenant, dit le père à Monmouth, comprenez-vous le projet de ce traître? il veut abuser du nom qu’il a pris pour vous ravir votre femme. Et vous serez obligé ou de déclarer qui vous êtes... ou de consentir au départ de madame la duchesse.
—Plutôt mourir mille fois! s’écria Angèle.
—Maudit soit le Gascon! reprit le père Griffon, moi qui ne le croyais que sot et aventureux, et c’est un monstre d’hypocrisie.
—Ne nous désespérons pas, dit tout à coup Angèle. Mon père, veuillez retourner dans les bâtiments extérieurs, et ordonner à Mirette d’ouvrir au Gascon et à l’envoyé quand ils se présenteront. Je me charge du reste.
TROISIÈME PARTIE.
CHAPITRE XXII.
LE VICE-ROI D’IRLANDE ET D’ÉCOSSE.
Pendant que le duc de Monmouth et sa femme, instruits par le père Griffon de l’infâme trahison de Croustillac, cherchent à échapper à ce nouveau danger, nous rejoindrons l’aventurier qui, négligemment appuyé sur le bras de M. de Chemeraut, gravissait les pentes escarpées du Morne-au-Diable.
Le colonel Rutler, furieux d’avoir échoué dans son entreprise, était conduit et gardé par deux soldats de l’escorte.
M. de Chemeraut ne connaissait pas Croustillac; ne pouvant élever le moindre doute sur l’identité du Gascon avec le personnage de Monmouth, l’action, les paroles de Rutler, confirmaient son erreur. On trouva sur le colonel un ordre de la main de Guillaume d’Orange, au sujet de l’enlèvement de Jacques, duc de Monmouth. Quelle défiance M. de Chemeraut pouvait-il donc concevoir, dès qu’un envoyé du roi Guillaume reconnaissait si formellement Croustillac comme duc, qu’il allait payer de sa vie sa tentative d’assassinat contre ce prétendu prince?
En voyant la nouvelle face que prenait cette aventure, Croustillac sentit la nécessité de s’observer davantage, pour compléter l’illusion qu’il voulait produire et pour arriver à ses fins.
Il savait du moins le nom du personnage qu’il représentait, et à quelle nation il appartenait. Ces renseignements ne furent cependant pas d’une excessive utilité pour l’aventurier, car il ignorait absolument l’histoire contemporaine; mais du moins en apprenant que l’homme dont il jouait le rôle était Anglais, il tâcha de modifier sa prononciation gasconne et il lui donna une manière d’accent britannique qui rendait son parler si étrange, que M. de Chemeraut était à mille lieues de soupçonner qu’il causait avec un Français.
Croustillac, pour ne pas compromettre son rôle, jugea prudent de se renfermer dans un laconisme extrême. M. de Chemeraut n’en fut guère étonné, il connaissait le peu d’expansion du caractère anglais.
Quelques mots de l’entretien de ces deux personnages qui cheminaient en tête de l’escorte donneront une idée de la nouvelle et assez embarrassante situation du chevalier.
—Dès que nous serons arrivés chez vous, monseigneur, disait M. de Chemeraut, je mettrai les pleins pouvoirs dont Sa Majesté m’a chargé sous les yeux de Votre Altesse.
—Altesse? diable! pensa Croustillac, cet homme me plaît beaucoup plus que l’autre... outre l’inconvénient de son éternel poignard, il m’appelait seulement Monseigneur ou ma Grâce, tandis que celui-ci m’appelle Altesse... Il y a progrès... j’avance... je frise le trône...
M. de Chemeraut continua:
—J’aurai aussi l’honneur de vous communiquer, monseigneur, bon nombre de lettres d’Angleterre qui vous prouveront que jamais le moment n’a été plus favorable pour une insurrection.
—Je le savais, dit effrontément le Gascon en se souvenant de ce que lui avait dit Rutler, je le savais, monsieur... mes partisans s’agitent... s’agitent même énormément...
—Monseigneur est mieux informé que je ne le pensais des affaires d’Europe.
—Je ne les ai jamais perdues de vue... monsieur, jamais...
—Votre Altesse me remplit de joie en parlant ainsi... il dépend de vous, monseigneur, de vous assurer de l’éclatante position qui vous est due, et qui vous serait acquise si vous remportez un avantage décisif.
—Et comment cela, monsieur?
—En vous mettant à la tête des partisans de votre royal oncle, Jacques Stuart; en oubliant les dissentiments qui vous avaient jadis séparés, monseigneur, car le roi ne veut plus voir maintenant en vous que son digne neveu.
—Et entre nous il a raison, il faut toujours en revenir à sa famille. Mon Dieu, que chacun y mette un peu du sien... et tout finira par s’arranger...
—Aussi, monseigneur, le roi Jacques vous donne-t-il une haute marque de confiance en vous chargeant de la défense de ses droits et de ceux de son jeune fils[3].
—Mon oncle est détrôné, il est malheureux, cela fait oublier bien des choses! dit philosophiquement Croustillac, aussi... je ne trahirai pas ses espérances; je me dévouerai à la défense de ses droits et de ceux de son jeune fils... si toutefois les circonstances le permettent...
—Votre Altesse ne conservera pas le plus léger doute sur l’opportunité de cette tentative, lorsqu’elle aura entendu à cet égard bon nombre de ses anciens compagnons d’armes, de ses partisans les plus exaltés.
—Le fait est qu’ils seront à même mieux que personne de me donner... des renseignements certains... Mais, hélas!... avant que je puisse les revoir... ces braves, ces fidèles, ces loyaux serviteurs... il se passera malheureusement beaucoup de temps...
—Je vais causer à Votre Altesse une bien douce surprise...
—Une surprise?
—Oui, monseigneur... plusieurs de vos partisans ayant appris par quelle admirable occurrence les jours de Votre Altesse avaient été préservés, ont demandé au roi la faveur de m’accompagner.
—De vous accompagner? s’écria le chevalier.—Et où sont-ils donc, monsieur?
—Ils sont ici... à bord de ma frégate qui m’a amené, monseigneur.
—A bord de votre frégate! reprit Croustillac avec une expression de surprise que M. de Chemeraut interpréta dans un sens très favorable aux souvenirs affectueux du chevalier.
—Oui, monseigneur... je conçois votre étonnement, votre bonheur, votre joie, de retrouver bientôt vos anciens compagnons d’armes.
—En effet... vous n’avez pas idée de l’impatience avec laquelle j’attends le moment où je les reverrai, monsieur, dit Croustillac.
—Et leur conduite justifia bien votre empressement, monseigneur; ils vous apportent le vœu de tous vos amis d’Angleterre. Et ils vont vous mettre bien vite au courant des affaires de ce pays. Qui pourrait mieux vous renseigner à ce sujet que les Dudley... les Rothsay?...
—Ah!.... ah!... ce cher Rothsay... est aussi venu? dit le Gascon d’un air dégagé.
—Oui, monseigneur; et pourtant il est si souffrant de ses anciennes blessures, qu’il peut à peine marcher; mais il a dit: «Il n’importe que je meure... si je meurs aux pieds de notre duc...» car c’est ainsi qu’ils vous appellent dans la familiarité de leur dévouement, monseigneur.
—Ce pauvre Rothsay... toujours le même, dit Croustillac en passant la main sur ses yeux d’un air attendri. Ces chers amis...
—Et lord Mortimer donc, monseigneur! était comme un fou... Sans les ordres du roi, qui étaient de la dernière sévérité, il m’eût été impossible de l’empêcher de descendre à terre avec moi.
—Mortimer... aussi... ce brave Mortimer...
—Et lord Dudley, monseigneur.
—Lord Dudley est aussi enragé que les autres... je le parie...
—Il parlait de venir à la nage, monseigneur; le capitaine s’était vu obligé de lui refuser une embarcation...
—C’est un vrai caniche pour la fidélité et pour l’amour de l’eau qu’un ami pareil, pensa Croustillac très désappointé.
—Ah! monseigneur, et demain?...
—Eh bien! quoi... demain?
—Quel beau jour ce sera pour vous, monseigneur!
—Oui, superbe... superbe...
—Ah! monseigneur, quelle touchante entrevue... quel moment pour vous et pour ceux qui vous sont si dévoués! Heureux! heureux les princes qui retrouvent de pareils amis dans l’adversité!
—Oui, ce sera en effet une entrevue très touchante, dit tout haut Croustillac. Puis il ajouta tout bas:
—Au diable cet animal de Mortimer et ses compagnons! Mordioux, voilà des amis bien stupides! quelle mouche les a piqués? Ils vont me reconnaître, et je serai perdu... maintenant que je connais le secret d’état de M. de Chemeraut.
—La présence de ces vaillants seigneurs, reprit M. de Chemeraut, a encore un autre but... Votre Altesse ne doit pas l’ignorer.
—Parlez, monsieur, ils me paraissent en veine d’excellentes idées, ces chers amis...
—Connaissant votre courage, votre résolution, monseigneur, le roi mon maître et le roi votre oncle m’ont commandé de vous faire une ouverture que vous ne pouvez manquer d’accueillir.
—Faites, monsieur... faites... tout ceci s’annonce à ravir.
—Non seulement vos partisans les plus intrépides sont à bord de la frégate qui est en rade, monseigneur, mais ce bâtiment est rempli d’armes et de munitions de guerre; des intelligences sont ménagées sur les côtes de Cornouailles; tout ce comté n’attend qu’un signal pour s’insurger en votre faveur... Que Votre Altesse débarque à la tête de ses partisans et donne aux populations de quoi s’armer... Le mouvement se répand jusqu’à Londres, l’usurpateur est chassé du trône, et vous rendez la couronne au roi votre oncle.
—J’en suis, pardieu! bien capable... Certes, voilà un projet magnifique, mais... il peut y avoir des chances contraires, et avant tout je dois être avare... très avare de la vie de mes partisans et du salut des peuples de mon oncle...
—Je reconnais la générosité habituelle du caractère de Votre Altesse; mais il n’y a pour ainsi dire pas de chances contraires à redouter, tout est préparé... les esprits agités... vous serez accueilli avec enthousiasme. Votre souvenir est resté, dit-on, si présent au peuple de Londres, que jamais il n’a voulu croire à votre exécution, monseigneur, quoiqu’il y eût assisté. Vivez donc pour cette noble nation qui vous chérit, qui vous a si profondément regretté, et qui attend votre venue comme le jour de sa délivrance!
—Allons, lui aussi, pensa Croustillac, il veut que j’aie été exécuté; mais il est plus raisonnable que l’autre, qui voulait me tuer au nom des regrets que ma mort avait laissés; au moins celui-ci me demande de vivre au nom de ces mêmes regrets. J’aime mieux cela.
—En un mot, monseigneur, faisons voile de la Martinique pour la côte de Cornouailles; et si, comme tout le fait croire, la population anglaise se soulève à votre nom, le roi, mon maître, appuiera cette insurrection avec des forces imposantes, et rendra ce mouvement décisif.
—Ah! ah! je te vois venir, mon drôle, je te vois venir... Quoique je ne sois pas un fin politique, se dit le Gascon, dans mon petit jugement je devine que le roi, ton maître et le mien, veut me lancer en manière de brûlot, d’enfant perdu... Si je réussis, il m’appuiera; si je ne réussis pas, il me laissera parfaitement bien pendre... c’est égal, ça me tente; mon ambition s’éveille... Au diable les Mortimer, les Rothsay et autres amis forcenés... Sans ces bélîtres, j’aurais été curieux de voir Polyphème de Croustillac révolutionnant la Cornouailles, chassant Guillaume d’Orange du trône d’Angleterre... et rendant généreusement ce même trône au roi Jacques. Sans être tenté de m’y asseoir... hum... peut-être m’y serais-je assis... un peu... pour voir... Allons, allons, Polyphème... pas de ces idées-là, rendez son trône à ce vieillard... Polyphème, rendez-lui son trône... Soit, je le lui rendrai, mais décidément, depuis quelque temps, il m’arrive de singulières aventures, et la Licorne, qui m’a amené ici, pourrait bien être un bâtiment enchanté.
Le chevalier reprit tout haut d’un air méditatif:
—Ceci est une détermination très grave, au moins, monsieur; il y a certainement beaucoup à dire pour... il y a certainement aussi beaucoup à dire contre... Je suis loin de vouloir temporiser outre mesure; mais il serait, je crois, d’une bonne politique de réfléchir... plus mûrement, avant de donner le signal de cette insurrection.
—Monseigneur, permettez-moi de vous le dire, les circonstances sont pressantes, il faut se hâter d’agir; les vues secrètes du roi, mon maître, ont été trahies; Guillaume d’Orange avait donné au colonel Rutler la mission de vous enlever mort ou vif, tant il craignait de vous voir le chef d’une insurrection; monseigneur, il nous faut donc frapper un coup rapide, décisif, tel qu’un brusque débarquement sur les côtes de Cornouailles. Monseigneur, je vous le répète, cette tentative faite au nom du roi Jacques sera accueillie avec enthousiasme, et la toute puissante influence de Louis XIV consolidera la révolution que vous aurez si glorieusement commencée; et grâce à vous, le roi légitime de la Grande-Bretagne remonte sur son trône.
—Ceci me paraît immanquable... si mon parti a le dessus...
—Et il l’aura, monseigneur, il l’aura...
—Oui, à moins qu’il n’ait le dessous... et alors, si je suis tué cette fois, ce sera sans rémission... Ce n’est pas par un vil égoïsme que je fais cette réflexion, monsieur; vous comprenez que, d’après les antécédents qu’on me prête, je dois être furieusement habitué à la mort, mais... je ne voudrais pas laisser mon parti... orphelin... Et puis songez-y donc, monsieur, replonger encore ce malheureux pays dans les horreurs de la guerre civile! Ah! Croustillac poussa un soupir douloureux.
—Sans doute, monseigneur, cette pensée est triste; mais à ces troubles passagers succédera le calme le plus profond; sans doute la guerre a des chances fatales, mais elle en a d’heureuses... Et puis quel avenir vous attend, monseigneur! Les lettres que je dois vous remettre vous prouveront que la vice-royauté d’Irlande et d’Écosse vous est destinée, sans nombrer d’autres faveurs que vous réservent et mon maître et Jacques Stuart, votre oncle, lorsqu’il sera remonté sur le trône qu’il vous devra.
—Peste! vice-roi d’Écosse et d’Irlande, se dit Croustillac, avec cela mari de la Barbe-Bleue, et par-dessus le marché fils et neveu de roi... Ah! Croustillac, Croustillac, je te l’avais bien dit... ton étoile se lève... il est dommage que ce soit pour un autre. Allons toujours... tant que cela pourra durer.
M. de Chemeraut, voyant l’hésitation du chevalier, employa un moyen décisif pour le forcer d’agir conformément aux vues des deux rois, et lui dit:
—Il me reste, monseigneur, à vous faire une dernière communication... et, si pénible qu’elle soit... je dois obéir aux ordres du roi mon maître.
—Parlez, monsieur...
—Il vous est presque impossible de refuser de vous mettre à la tête de l’insurrection, monseigneur... on a brûlé vos vaisseaux!
—On a brûlé mes vaisseaux!
—Oui, monseigneur; c’est une métaphore...
—Très bien, monsieur, je comprends; le roi votre maître m’a mis dans la nécessité d’agir selon ses vues?
—Votre perspicacité habituelle ne pouvait pas vous tromper, monseigneur. Dans le cas où vous ne croiriez pas devoir suivre les conseils pressants du roi mon maître, dans le cas où vous prouveriez ainsi à S. M. le roi Jacques que vous ne voulez pas lui faire oublier de fâcheux et tristes souvenirs, en vous dévouant à sa cause comme il l’espérait..
—Eh bien! monsieur, dit l’aventurier, devenu très soucieux en pensant qu’il allait connaître, comme on dit, le revers de la médaille.
—Eh bien! monseigneur, le roi, mon maître, par d’imminentes raisons d’état, se verrait, quoique bien à regret, obligé de s’assurer de votre personne... Voilà pourquoi je m’étais fait suivre d’une escorte...
—Monsieur... de la violence!!!...
—Malheureusement, monseigneur, mes ordres sont précis... Mais je suis sûr d’avance que Votre Altesse ne me mettra pas dans la dure nécessité de les exécuter...
Cette menace fit réfléchir Croustillac. M. de Chemeraut continua:
—Je dois ajouter, monseigneur, que la prudence voulant (vu votre exécution à mort) que vos traits restassent désormais invisibles, on vous couvrirait le visage d’un masque que vous ne quitteriez jamais. Enfin, d’après l’ordre de Sa Majesté, j’aurais l’honneur de conduire directement monseigneur aux îles Sainte-Marguerite, où vous resteriez éternellement prisonnier... Je vous laisse à penser les regrets de vos partisans qui étaient venus ici dans l’espoir de vous revoir bientôt à leur tête.
Après être resté longtemps dans l’attitude d’un homme qui médite profondément et qui lutte intérieurement contre plusieurs pensées contraires, Croustillac releva fièrement la tête, et dit à M. de Chemeraut d’un air majestueux:
—Toute réflexion faite, monsieur, j’accepterai la vice-royauté d’Irlande et d’Écosse, vous avez ma parole. Ne croyez pas surtout que ce soit la crainte d’une prison perpétuelle qui me force d’agir ainsi. Non, monsieur, non. Mais après de mûres réflexions, je viens de ne convaincre que je serais coupable de ne pas me rendre aux vœux des peuples opprimés qui me tendent les bras... et de ne plus tirer l’épée pour leur défense, ajouta l’aventurier d’un ton héroïque.
—Puisqu’il en est ainsi, monseigneur, s’écria M. de Chemeraut, vive le roi Jacques et S.A.R. monseigneur le duc de Monmouth! vive le roi d’Écosse et d’Irlande!
—J’en accepte l’augure, répondit gravement le chevalier.
Et il ajouta tout bas:—Diable d’homme! avec son air doucereux! je ne sais si je n’aimais pas mieux l’autre, malgré son éternel poignard... Ça se gâte singulièrement... Aller avec le Flamand prisonnier à la tour de Londres, ça n’était pas difficile... tandis que mon rôle se complique et devient diabolique, grâce à mes enragés de partisans qui sont là comme des grues à m’attendre à bord de la frégate; demain peut-être tout sera découvert... Et la Barbe-Bleue? moi qui croyais avoir fait un coup de maître en venant la chercher au Morne-au-Diable!... Mordioux! que va-t-il arriver de tout ceci? Bah! après tout, que peut-il m’arriver? d’être prisonnier... ou pendu... Prisonnier, ça me fait un avenir... Pendu... c’est un zeste... un clin d’œil... un bâillement... Allons, allons... Croustillac, pas de lâcheté; dédommage-toi, mon garçon, en te moquant, à part toi, de ces gens-là, et en t’amusant des étranges aventures que le diable t’envoie... C’est égal... maudits soient mes partisans! Sans eux, cela allait tout seul... Voyons s’il n’y aurait pas moyen de les envoyer... m’aimer ailleurs.
—Dites-moi, monsieur, reprit-il tout haut, à bord, mes partisans sont-ils nombreux?
—Monseigneur, ils sont onze.
—Cela doit bien vous gêner; eux-mêmes doivent être très mal à leur aise...
—Ce sont des soldats, monseigneur, ils sont habitués à la rude vie des camps; d’ailleurs le but qu’ils se proposent est si important, si glorieux, qu’ils ne songent pas aux privations que la vue de Votre Altesse leur fera bientôt oublier...
—C’est égal, est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de les caser ailleurs... de leur destiner un autre navire où ils seraient infiniment mieux, tandis que moi et ma femme nous nous accommoderions de la frégate?... Et puis, pour des raisons à moi connues, je ne me révélerai à ces chers et bons amis qu’au moment de débarquer en Angleterre.
—C’est impossible, monseigneur! Pour être sur le bâtiment où vous serez, vos amis coucheraient sur le pont dans leurs manteaux.
—Il est désespérant d’inspirer de pareils dévouements, se dit Croustillac.—Alors, n’y pensons plus, dit-il tout haut, je serais désolé de contrarier de si fidèles partisans. Mais quel logement nous destinez-vous, à moi et à ma femme?
—Ce logement sera bien modeste, monseigneur, mais Votre Altesse daignera être indulgente en songeant à l’impérieuse nécessité des circonstances. D’ailleurs, l’attachement bien connu de Votre Altesse pour madame la duchesse de Monmouth, ajouta M. de Chemeraut en souriant, vous fera, j’en suis sûr, monseigneur, excuser l’exiguïté de l’appartement, qui ne se compose que de la chambre du capitaine.
L’aventurier ne put s’empêcher de sourire à son tour, et il reprit:
—Cette chambre, en effet, nous suffira, monsieur.
—Ainsi Votre Altesse est toujours décidée à emmener madame la duchesse?
—Plus que jamais, monsieur; quand j’étais prisonnier du colonel Rutler, quand j’étais destiné à périr peut-être, j’avais dû laisser ignorer mes périls à ma femme, et l’abandonner sans la prévenir du sort qui m’attendait.
—Ainsi madame la duchesse ignorait?...
—Tout, monsieur... la pauvre femme ignorait tout... Surpris par le colonel Rutler pendant qu’elle reposait, je lui avais fait dire en quittant le Morne-au-Diable que mon absence ne durerait qu’un jour ou deux... Mais les circonstances ont tout à coup changé. Ce ne sont plus des dangers stériles que je vais courir. Je connais ma femme, monsieur: gloire et périls, elle voudra tout partager; en venant la chercher pour l’emmener avec moi, je devance son plus cher désir.
CHAPITRE XXIII.
LA SURPRISE.
Pendant quelque temps, M. de Chemeraut et Croustillac marchèrent en silence en continuant leur route vers le Morne-au-Diable.
Bientôt l’escorte atteignit les derniers escarpements du rocher.
De cet endroit, on découvrait au loin la plate-forme et la muraille de clôture de l’habitation de la Barbe-Bleue.
En voyant cette espèce de fortification, M. de Chemeraut dit au chevalier:
—Cette retraite était habilement choisie, monseigneur, pour éloigner et dérouter les curieux; sans compter que les bruits que vous aviez fait répandre par trois drôles qui étaient à votre service ne devaient pas encourager beaucoup les visiteurs.
—Vous voulez sans doute parler, monsieur, d’un boucanier, d’un flibustier et d’un Caraïbe?...
—Oui, monseigneur, on dit qu’ils vous sont dévoués à la vie et à la mort.
—En effet, monsieur, ils me sont singulièrement attachés.
—Avec tout cela, pensa Croustillac, je ne sais pas encore à quel titre ces trois misérables sont dans l’intimité de la duchesse, ni surtout comment son mari, monseigneur le duc de Monmouth, pouvait souffrir que de pareils bandits fussent aussi indécemment familiers avec madame sa femme... la tutoyassent... l’embrassassent... Le Caraïbe surtout, avec son air sérieux comme un âne qu’on étrille, était celui qui avait particulièrement le don de m’agacer les nerfs... Encore une fois, comment le duc de Monmouth permet-il ces privautés?... Sans doute cela déroute... cela sauve les apparences... mais, mordioux! il me semble à moi que cela déroute un peu trop... Ah! Croustillac, Croustillac, vous êtes toujours et de plus en plus amoureux, mon ami... c’est surtout la jalousie qui vous monte contre ces bandits... Allons, il y a encore un mystère que je découvrirai peut-être tout à l’heure... En attendant, tâchons d’apprendre comment l’on a su que le prince était caché au Morne-au-Diable.
—Monsieur, dit Croustillac à M. de Chemeraut, j’ai une question très importante à vous faire.
—Monseigneur, je vous écoute...
—Dans le cas où vos ordres vous permettraient de me répondre, toutefois, apprenez-moi donc comment on a su à Versailles que j’étais caché à la Martinique.
Après un moment de silence, M. de Chemeraut répondit:
—En vous instruisant de ce que vous désirez connaître, monseigneur, je ne trahis en rien un secret d’état... ni le roi, ni ses ministres ne m’ont rien confié à ce sujet; non, monseigneur, c’est par une circonstance qu’il serait trop long de vous raconter ici que j’ai découvert ce qu’on avait cru devoir me laisser ignorer, je puis néanmoins compter que Votre Altesse gardera le silence à ce sujet.
—Vous pouvez en être sûr, monsieur.
—D’abord je crois savoir... monseigneur, que le dernier gouverneur de la Martinique, feu M. le chevalier de Crussol, vous avait connu en Hollande, où il vous avait dû la vie... lors de la bataille de Saint-Denis, où vous commandiez une brigade écossaise dans l’armée du stathouder, tandis que le chevalier de Crussol servait dans l’armée de M. le maréchal de Luxembourg.
—Cela est vrai de tout point, monsieur, dit imperturbablement Croustillac. Poursuivez.
—Je crois encore savoir, monseigneur, que feu M. le chevalier de Crussol ayant été, par suite des événements, nommé gouverneur de cette colonie, et ayant cru de son devoir de s’enquérir de l’existence mystérieuse d’une jeune veuve, surnommée la Barbe-Bleue, se rendit au Morne-au-Diable, ignorant complétement que vous y fussiez réfugié...
—C’est encore vrai, monsieur, vous voyez que je suis franc... dit Croustillac charmé de pénétrer peu à peu ce mystère.
—Il paraît enfin certain, monseigneur, que feu M. de Crussol, reconnaissant en vous le prince qui lui avait sauvé la vie, vous jura de vous garder le secret...
—Il le jura, monsieur... et si quelque chose m’étonne de la part d’un si galant homme... c’est qu’il ait manqué à sa parole, dit sévèrement le Gascon.
—Ne vous hâtez pas d’accuser M. de Crussol, monseigneur...
—Je suspendrai donc mon jugement, monsieur...
—Vous savez, monseigneur, qu’il y avait peu d’hommes plus sincèrement religieux que M. de Crussol?...
—Sa piété était proverbiale, monsieur... C’est ce qui fait que je m’étonne de son manque de parole...
—Au moment de mourir, monseigneur, M. de Crussol se fit un cas de conscience de n’avoir pas donné connaissance au roi son maître d’un secret d’état de cette importance... il confessa toute la vérité au révérend père Griffon.
—Je sais tout cela, monsieur... passons, dit Croustillac, qui ne voulait pas laisser paraître la dévorante curiosité avec laquelle il écoutait M. de Chemeraut.
—Aussi, monseigneur, je ne parle de ces précédents que pour mémoire. J’arrive à certaines particularités ignorées, je crois, de votre Altesse... Sur le point de mourir, M. le chevalier de Crussol, voulant, autant que possible, vous continuer la protection dont il vous avait entouré pendant sa vie, et craignant que son successeur ne commençât une nouvelle enquête contre les mystérieux habitants du Morne-au-Diable. M. de Crussol, dis-je, écrivit une lettre au gouverneur actuel, qu’on attendait d’un jour à l’autre. Dans cette lettre, il lui affirmait, sous sa garantie et sous celle du père Griffon, que la conduite de la Barbe-Bleue, ne devait être nullement suspectée... ni inquiétée... On a cru savoir enfin, monseigneur, que M. de Crussol vous avait prévenu que des scrupules de conscience l’ayant obligé de tout avouer au père Griffon, sous le sceau de la confession... il ne croyait pas avoir forfait à la parole qu’il vous avait donnée.
—S’il en est ainsi, monsieur... ce pauvre M. de Crussol... est resté jusqu’à la fin de sa vie, ce que je l’ai toujours connu... un religieux, un loyal gentilhomme, dit Croustillac d’un ton pénétré, mais faudrait-il donc maintenant accuser le père Griffon d’une indiscrétion sacrilége?... Cela serait cruel. Je m’y résoudrais avec peine, monsieur...
Après un moment de silence, M. de Chemeraut dit à l’aventurier:
—Connaissez-vous, monseigneur, le jeu de l’aiguillette empoisonnée?
Le Gascon regarda l’envoyé d’un air surpris:
—Est-ce une plaisanterie, monsieur?
—Je ne prendrais pas cette liberté, monseigneur, dit M. de Chemeraut en s’inclinant...
—Alors, monsieur... quel rapport?
—Permettez-moi, monseigneur, de vous apprendre quel est ce jeu, et à l’aide de cette figure je pourrai peut-être expliquer à Votre Altesse la fortune du secret d’état dont il s’agit.
—Voyons cette figure, monsieur...
—Eh bien, monseigneur, ce jeu de l’aiguillette empoisonnée consiste en ceci... Un cercle d’hommes et de femmes est rassemblé; un homme prend une des aiguillettes de son pourpoint, et il s’agit de la glisser dans la poche de son voisin le plus subtilement possible, car la personne qui se trouve en possession de l’aiguillette est condamnée à une pénitence.
—Très bien, monsieur, dit le Gascon, l’habileté du jeu se réduit à se débarrasser le plus lestement possible de l’aiguillette, en la passant adroitement à une autre.
—Vous y voilà, monseigneur...
—Mais je ne vois pas quel rapport il y a entre ce secret d’état qui me concerne... et... ce jeu-là.
—Pardonnez-moi, monseigneur... Pour quelques consciences scrupuleuses et timorées, certaines confidences... ou plutôt certaines confessions font le même effet que l’aiguillette dans le jeu de ce nom... lesdites consciences ne songeant qu’à se débarrasser du secret dans une conscience voisine... afin de se mettre à l’abri de toute responsabilité...
—Très bien, monsieur... je commence à saisir l’analogie... il se pourrait qu’on eût joué à l’aiguillette empoisonnée avec la confession de ce malheureux chevalier de Crussol...
—C’est justement ce qui est arrivé, monseigneur... Le père Griffon, se voyant dépositaire d’un secret d’état si important, s’est trouvé dans un mortel embarras; il craignait de commettre une action coupable envers son souverain en se taisant; il craignait, en parlant de violer le sceau de la confession et de vous perdre... Dans cette alternative, voulant mettre sa conscience en repos, il résolut d’aller en France, de tout confesser au général de son ordre, et de se décharger ainsi sur lui de toute responsabilité...
—Je comprends très bien maintenant votre comparaison, monsieur... Mais pour que ce secret se soit ébruité, il faut nécessairement, pour suivre toujours votre comparaison, que quelqu’un ait triché...
—Je puis affirmer à Votre Altesse qu’il y a quelques mois, le père Griffon, ainsi qu’il l’avait résolu, est arrivé en France et a tout confié... au général de son ordre; celui-ci, prenant alors sur lui toute la responsabilité, a déchargé complétement le père Griffon en lui recommandant le plus grand secret.
—Et à qui diable le général de l’ordre a-t-il passé l’aiguillette? dit le Gascon, que ce récit amusait beaucoup.
—Avant de répondre à Votre Altesse, je dois lui dire que don Sanche, le général de l’ordre, cache sous les dehors les plus austères une ambition effrénée; que peu d’hommes possèdent à un plus haut degré le génie de l’intrigue, se jouent plus audacieusement de ce que le monde révère... Une fois maître de l’importante confession que le père Griffon avait dû lui faire, comme à son supérieur spirituel, pour le repos de sa conscience... don Sanche voulut se servir de ce secret pour son élévation personnelle. Intimement lié avec le confesseur de S. M. le roi Jacques, le père Briars, jésuite madré, qui connaît parfaitement l’état des partis en Angleterre, il amena un jour la conversation sur la position de ce pays, et don Sanche demanda au père Briars si, dans le cas où vous eussiez encore vécu, monseigneur, vous n’auriez pas eu beaucoup de chances pour rallier autour de vous les partisans des Stuarts, et vous mettre ainsi à la tête d’un mouvement contre le prince d’Orange. Le père Briars répondit à don Sanche que si vous aviez vécu, votre influence eût été immense dans le cas où vous seriez sincèrement dévoué à la cause du roi Jacques; que ce prince déplorait souvent votre mort, en pensant aux services que vous auriez pu rendre à la cause des Stuarts... Vous concevez, monseigneur, quelle fut la joie de don Sanche... le secret de la confession fut trahi, et votre existence révélée, monseigneur...
—Mais c’est un abominable homme que ce don Sanche! s’écria Croustillac.
—Sans doute, monseigneur; mais il ambitionnait un chapeau de cardinal; et, comme premier moteur de l’entreprise, il sera prince de l’Église, si le roi Jacques, votre oncle, remonte sur le trône d’Angleterre. Il est inutile de vous dire, monseigneur, qu’une fois le père Briars maître du secret, il s’en prévalut auprès de son royal pénitent, et que le reste des dispositions fut concerté entre Louis XIV et Jacques Stuart.
—Tout s’éclaircit maintenant, se dit Croustillac. Je ne m’étonne plus de l’inquiétude du père Griffon lorsque je voulais absolument aller au Morne-au-Diable. Connaissant tout le mystère de cette habitation, il me prenait sans doute pour un espion; je m’explique aussi maintenant les questions dont il m’accablait pendant la traversée, et qui me semblaient si saugrenues.
M. de Chemeraut, attribuant le silence de Croustillac à l’étonnement où le plongeait cette révélation lui dit:
—Maintenant tout doit se dérouler clairement à vos yeux, monseigneur. Sans aucun doute, les préparatifs de l’entreprise n’auront pas été si secrets que Guillaume d’Orange n’en ait été instruit par ses espions, qui pénètrent dans le cabinet de Versailles, et jusqu’au sein de la petite cour de Saint-Germain. Pour déjouer des projets qui reposent entièrement sur Votre Altesse, l’usurpateur a donné au colonel Rutler la mission qui a failli vous être si fatale, monseigneur. Vous voyez qu’en tout ceci le père Griffon est complétement innocent; on a fait de sa confidence un abus sacrilége; mais après tout, monseigneur, il vous faut être indulgent, car c’est à cette révélation que vous devrez un jour la gloire d’avoir rétabli Jacques Stuart sur le trône d’Angleterre.
Quoique cette confidence eût satisfait la curiosité de l’aventurier, il regrettait alors de l’avoir provoquée; s’il était découvert, on lui ferait sans doute payer cher le secret d’état qu’il avait involontairement surpris; mais Croustillac ne pouvait revenir sur ses pas, il devait s’engager de plus en plus dans la voie dangereuse où il marchait.
L’escorte arriva sur la plate-forme, au pied de la muraille de l’habitation du Morne-au-Diable.
Il fut convenu que Rutler, toujours garrotté, resterait en dehors, et que six soldats et les deux marins accompagneraient M. de Chemeraut et Croustillac.
Arrivé au pied du mur, le Gascon appela résolument:
—Holà! les esclaves!
Après quelques moments d’attente, on descendit l’échelle. L’aventurier et M. de Chemeraut, suivis de leurs gens, entrèrent dans la maison; la porte voûtée, particulièrement habitée par la Barbe-Bleue, fut ouverte par Mirette. Le chevalier pria M. de Chemeraut d’ordonner aux six soldats de rester en dehors de la voûte.
Mirette, prévenue par sa maîtresse de ce qu’elle avait à faire, à dire, et à répondre, parut frappée de surprise en apercevant le Gascon, et s’écria:
—Ah! monseigneur!
—Tu ne m’attendais pas?... Et le père Griffon?...
—Comment, monseigneur, c’est vous?
—Certainement, c’est moi; mais le père Griffon où est-il?
—En apprenant tout à l’heure que vous étiez parti pour quelques jours, madame m’avait ordonné de ne laisser absolument entrer personne.
—Mais le révérend qui vient de venir ici de ma part?... N’a-t-il donc pas vu ta maîtresse?
—Mon, monseigneur; madame m’avait dit de ne laisser entrer personne; alors on a conduit le révérend dans une chambre des bâtiments extérieurs.
—Ainsi, ta maîtresse ne s’attend pas du tout à mon retour?
—Non, monseigneur, mais...
—C’est bon, laisse-nous.
—Mais, monseigneur, je dois aller prévenir madame de...
—Non, c’est inutile; j’y vais, moi, dit le Gascon en passant devant Mirette et en se dirigeant vers le salon.
—Vous allez, monseigneur, causer une adorable surprise à madame la duchesse, qui ne vous attend que dans quelques jours, et changer ainsi ses regrets en une joie bien douce, dit M. de Chemeraut, puisque le père Griffon n’a pu parvenir jusqu’à madame votre femme.
—Elle est toujours ainsi... pauvre chère amie! elle devient d’une sauvagerie inimaginable, dit tendrement Croustillac. Dès que je ne suis plus là, il lui est impossible de voir une figure humaine... pas même ce bon religieux; ma plus légère absence lui cause une douleur, un chagrin, une désolation, des larmes... qui, quelquefois m’inquiètent... C’est tout simple... depuis que j’étais condamné à cette retraite absolue... je ne quittais jamais ma femme... et cette absence d’aujourd’hui, de si peu de durée qu’elle la croie... lui est horriblement pénible... pauvre chère âme!...
—Mais aussi, monseigneur, quelle surprise charmante! Si Votre Altesse me permet de lui donner un avis, je l’engagerai à supplier madame la duchesse de consentir à partir à la hâte, cette nuit même... car, monseigneur, vous le savez, notre entreprise ne peut réussir que grâce à une extrême célérité dans l’action...
—Mon désir est aussi d’emmener ma femme le plus promptement possible.
—Ce départ si précipité causera malheureusement sans doute quelques dérangements à madame la duchesse.
—Elle n’y pensera pas, monsieur... il s’agit de me suivre... répondit Croustillac d’un air triomphant.
M. de Chemeraut et l’aventurier arrivèrent dans la petite galerie qui précédait le salon où se tenait habituellement la Barbe-Bleue.
Nous l’avons dit, cette pièce n’était séparée de ce salon que par des portières; d’épais tapis de Turquie recouvraient les planchers.
M. de Chemeraut et Croustillac s’approchaient donc sans bruit, lorsqu’ils entendirent tout à coup des éclats de rire prolongés.
Le chevalier reconnut la voix d’Angèle, il saisit vivement la main de M. de Chemeraut, et lui dit à voix basse:
—C’est ma femme!... Écoutons...
—Madame la duchesse me paraît moins accablée que monseigneur le supposait...
—Peut-être, monsieur... Il y a des sanglots, voyez-vous, qui, dans leur explosion, ont quelque chose d’un éclat de rire convulsif.... Ne bougez pas... je veux la surprendre dans la naïveté de sa douleur, ajouta le Gascon, en faisant signe à son compagnon de rester immobile et de garder le plus profond silence.
CHAPITRE XXIV.
L’ENTRETIEN.
Pour expliquer la confiance du Gascon, nous devons dire qu’en entendant Mirette l’appeler monseigneur, il s’était persuadé avec raison que la Barbe-Bleue était sur ses gardes, que Monmouth était bien caché; et, quoi qu’en eût dit la mulâtresse, Croustillac était convaincu, encore avec raison, que le père Griffon avait appris à Angèle que son soi-disant mari venait la chercher. Cette circonstance était trop grave pour que le révérend, au fait de tous les mystères du Morne-au-Diable, n’eût pas insisté pour prévenir la Barbe-Bleue du nouveau péril qui la menaçait.
Si Mirette avait affirmé que le père Griffon n’avait pas vu la Barbe-Bleue, c’est qu’il entrait dans les vues de celle-ci que le religieux ne parût pas avoir communiqué avec les habitants du Morne-au-Diable.
Nous expliquerons tout à l’heure ce qui doit sembler très contradictoire dans la conduite de Croustillac, et nous répondrons à cette question: «S’il voulait abuser du nom qu’il avait pris pour enlever la Barbe-Bleue, pourquoi l’avait-il fait avertir de son dessein par le père Griffon?»
Croustillac, ayant donc recommandé à M. de Chemeraut de rester muet, s’avança sur la pointe du pied, tout auprès de la portière entr’ouverte, et regarda ce qui se passait dans le salon, car les éclats de rire venaient encore de se faire entendre.
A peine eut-il jeté les yeux dans l’appartement, qu’il se retourna vivement du côté de M. de Chemeraut, et, la figure décomposée, il lui dit d’un air indigné:
—Voyez et écoutez, monsieur! voici à quoi servent les surprises? J’avais un pressentiment en envoyant ici le père Griffon!... Par l’enfer! les maris prudents devraient toujours se faire précéder par une escouade de cymbaliers pour annoncer leur retour...
Malgré l’ironie de ces paroles, les traits de Croustillac étaient bouleversés, sa physionomie exprimait un singulier mélange de douleur, de colère et de haine.
Après avoir jeté un rapide coup d’œil dans le salon, M. de Chemeraut, malgré son assurance, baissa les yeux, rougit, et resta quelques moments complétement interdit.
Qu’on juge du spectacle qui causait la confusion de M. de Chemeraut, et la rage, non pas feinte, mais sincère, mais cruelle, du Gascon qui, nous l’avons dit, aimait passionnément la Barbe-Bleue, se dévouait généreusement pour elle, et n’était pas encore au fait des déguisements du prince.
Monmouth, sous les traits du capitaine l’Ouragan, le flibustier mulâtre, était négligemment étendu sur un canapé; il fumait une longue pipe de caroubier dont le fourneau reposait sur un tabouret doré.
Angèle, agenouillée auprès de ce tabouret, avivait la flamme de la pipe du flibustier avec une longue épingle d’or.
—Bon, ça va, ça va maintenant, dit Monmouth, que nous appellerons l’Ouragan pendant cette scène. Ma pipe est allumée; maintenant, à boire...
Angèle prit sur une table une large coupe de verre de Bohême et une carafe de cristal, s’approcha du divan, et pendant que le flibustier aspirait vivement quelques bouffées de tabac, la duchesse lui versa avec une grâce charmante plein un verre de vin de muscatelle.
L’Ouragan le vida d’un trait, après quoi il embrassa cavalièrement Angèle en lui disant:—Le vin est bon, la femme jolie, au diable le mari!
En entendant ces mots trop significatifs, M. de Chemeraut voulut se retirer.
Croustillac le retint, et lui dit à voix basse:
—Restez, monsieur, restez; je veux les confondre, les surprendre, les misérables!
La figure de Croustillac s’assombrissait de plus en plus. L’alerte qu’il avait donnée au Morne-au-Diable en priant le père Griffon d’aller avertir la Barbe-Bleue qu’il se préparait à venir la chercher, cachait un dessein très louable, très généreux, que nous expliquerons tout à l’heure.
La vue du flibustier, en exaltant la jalousie de l’aventurier jusqu’à la rage, changea brusquement ses bonnes intentions. Il ne se rendait pas compte de l’audacieux sang-froid de la jeune femme. Il ne pouvait se refuser à l’évidence des privautés du mulâtre qu’il n’avait pas encore vues; il se souvenait des familiarités non moins choquantes du Caraïbe et du boucanier. Il se persuada qu’il était dupe d’une créature affreusement dépravée; il crut que Monmouth, son mari, n’existait plus ou n’habitait plus au Morne-au-Diable, et que si Angèle avait secondé son stratagème (à lui Croustillac), ç’avait été pour se débarrasser d’un témoin importun.
Furieux d’être pris pour jouet, douloureusement blessé dans un amour vrai, Croustillac résolut de se venger sans pitié, et d’abuser cette fois véritablement du nom et de la situation qu’il avait pris par un motif si honorable. Il dit à M. de Chemeraut, d’une voix sourde, émue, avec une expression de colère concentrée, qui rentrait admirablement bien dans l’esprit de son rôle:
—Pas un mot, monsieur, je veux tout entendre parce que je veux tout punir sans miséricorde.
—Mais, monseigneur...
Un geste impérieux de Croustillac ferma la bouche à M. de Chemeraut; tous deux prêtèrent une oreille attentive à la conversation d’Angèle et du flibustier qui, nous devons le dire, savaient parfaitement être écoutés.
—Enfin, ma belle infante, disait l’Ouragan, te voilà libre au moins pour quelque temps.
—Si ce n’est pour toujours, répondit la Barbe-Bleue en souriant.
—Pour toujours? que veux-tu dire, mauvais petit démon? dit le flibustier.
Angèle vint s’asseoir auprès du mulâtre; en causant, elle lui passa une main dans les cheveux avec une câlinerie coquette qui fit bondir le malheureux Croustillac.
—Monseigneur... un mot, et mes gens vous débarrasseront de ce sacripant, dit tout bas M. de Chemeraut, qui avait pitié du Gascon.
—Je saurai bien me venger moi-même, dit sourdement l’aventurier, qui ne put voir se prolonger cette scène, et s’adressant à M. de Chemeraut:
—Monsieur, laissez-moi seul... avec ces deux misérables.
—Mais, monseigneur, cet homme a l’air robuste et déterminé...
—Soyez tranquille, monsieur, j’en aurai bon compte.
—Si vous m’en croyez, monseigneur... nous partirons à l’instant, vous abandonnerez à ses remords une femme assez malheureuse pour oublier ainsi ses devoirs.
—L’abandonner?... Non, pardieu, monsieur. De gré ou de force elle me suivra... ce sera ma vengeance.
—Que Votre Altesse me permette une observation... Après un événement... si scandaleux, la vue de madame la duchesse ne peut vous être qu’à tout jamais odieuse... monseigneur. Partons, partons; oubliez une coupable épouse... la gloire vous consolera.
—Monsieur, dit impatiemment le Gascon, je désire parler à ma femme.
—Mais, monseigneur, ce misérable...
—Encore une fois, monsieur, suis-je un homme sans courage et sans force, pour qu’un pareil drôle m’intimide? Je veux rester seul avec eux... Certains débats domestiques doivent être murés. Veuillez m’attendre dans la pièce voisine; avant un quart d’heure je suis à vous.
Croustillac prononça ces mots d’un accent si impérieux, sa physionomie était tellement désolée, que M. de Chemeraut s’inclina sans oser insister davantage.
Il entra dans une chambre dont le chevalier lui avait ouvert la porte, qu’il referma aussitôt sur lui.
Traversant le salon à grands pas, l’aventurier entra brusquement dans la pièce où se tenaient le mulâtre et la Barbe-Bleue.
—Madame, s’écria le Gascon, la figure contractée par une douloureuse indignation, votre conduite est abominable!
Le mulâtre, qui était couché sur le canapé, se releva brusquement, il allait répondre... Angèle, d’un coup d’œil, le supplia de n’en rien faire.
Autant Monmouth avait voulu généreusement s’opposer au sacrifice du chevalier lorsqu’il croyait ce sacrifice désintéressé, autant il était résolu à ne pas se faire connaître alors qu’il croyait l’aventurier capable d’une indigne trahison.
—Monsieur, dit froidement Angèle au Gascon, l’envoyé de France peut encore nous entendre. Passons dans une autre pièce.
Elle ouvrit la porte de l’appartement particulier de Monmouth, et y entra, suivi du flibustier et de Croustillac.
La porte fermée, l’aventurier s’écria:
—Je vous répète, madame, que vous avez indignement abusé de ma délicatesse!
—J’ai à vous demander compte de votre déloyale conduite, monsieur, dit fièrement Angèle. Mais expliquez-vous d’abord.
Pendant cette scène, Monmouth, gravement préoccupé, se promenait, les bras croisés dans la chambre, les yeux fixés sur le parquet.
—Vous voulez que je m’explique, madame; oh! ce ne sera pas long. D’abord, apprenez... qu’à tort... ou à raison... je vous aimais, madame! s’écria Croustillac avec une explosion de tendresse et de colère.
—C’est-à-dire que vous vous étiez vanté à vos compagnons de voyage d’épouser la riche veuve du Morne-au-Diable, monsieur!
—Soit, madame, à bord de la Licorne... mon langage a été impertinent, mes prétentions ont été absurdes, cupides... je vous l’accorde... Mais quand je parlais ainsi, mais quand je pensais ainsi, je ne vous avais pas vue.
—Ma vue, monsieur, ne vous a pas donné des idées beaucoup plus honorables, dit sévèrement Angèle, toujours persuadée que Croustillac voulait cruellement abuser de la position où il se trouvait.
—Écoutez-moi... madame, je vous aimais véritablement... C’est vous dire que j’étais capable de tout pour vous prouver cet amour, tout grotesque, tout stupide qu’il vous parût... Oui... je vous aimais parce que mon cœur me disait que je faisait bien de vous aimer, parce que je me sentais meilleur en vous aimant... Vous pouviez railler cet amour... j’étais assez payé par le bonheur qu’il me donnait... Quand vous m’avez dit:—Monsieur, je me suis moquée de vous, je vous ai pris pour un jouet... vous êtes un pauvre diable, je vous ferai l’aumône... et vous serez trop content...
—Monsieur...
—Quand vous m’avez dit cela... ne croyez pas que j’aie été humilié, madame... non, cela m’a fait mal... bien mal, mais j’ai vite oublié cette injure... dès que j’ai vu que vous compreniez que tout pauvre que j’étais... je pouvais être sensible à autre chose qu’à l’argent... Alors vous m’avez dit quelques bonnes paroles, vous m’avez appelé votre ami, votre ami!... après ce mot-là... je me serais jeté dans le feu pour vous, et cela pour le seul plaisir de m’y jeter; car je n’avais plus rien à espérer de vous, moi... le bon temps de ma folie était passé... je voyais trop clair dans mon cœur pour ne pas reconnaître que j’étais une espèce de mendiant bouffon... je ne pouvais jamais avoir rien de commun avec une femme aussi belle, aussi jeune que vous!... Ma seule ambition... et celle-là n’offensait personne... eût été de me dévouer pour vous... Mais comment avoir un pareil bonheur... moi?... moi... vagabond! qui n’ai que ma vieille épée, mon vieux chapeau et mes bas roses... Eh bien! pourtant, par un hasard que j’ai d’abord béni, le soir, le colonel Rutler me prend pour celui qu’on nomme votre mari; l’erreur du colonel peut vous être utile... Jugez de ma joie... Je puis sauver un homme que vous aimez passionnément... J’aurais préféré sauver autre chose... mais je n’avais pas le temps de choisir... Je risque tout, y compris l’éternel poignard du colonel. J’augmente par tous les moyens possibles sa double méprise. Vous venez à mon aide... c’est-à-dire que vous m’enfoncez dans le bourbier jusqu’au cou, au moyen de bagatelles dont vous me harnachez... C’est égal... j’y vais de tout cœur... je me trouve satisfait comme ça, et je quitte cette maison sans espoir de jamais vous revoir, avec la potence ou la prison en perspective, sans compter l’éternel poignard du Flamand... Eh bien! malgré tout, je vous le répète, j’étais content... Je me disais: Je ne sais pas ce qui m’attend, corde ou cachot; mais je suis bien sûr que la Barbe-Bleue se dira: C’est heureux, mordioux, bien heureux pour nous au moins que cet original de Gascon soit venu ici... Pauvre diable, que lui sera-t-il arrivé?... Voilà quelle était mon ambition... Mais je ne demandais pas même un regret... un souvenir seulement... un souvenir, dit le Gascon en s’attendrissant malgré lui.
—Aussi, monsieur, dit Angèle, tant que je vous ai cru réellement généreux, ma reconnaissance ne vous a pas manqué.
Ces mots parurent redoubler la colère du Gascon. Il s’écria:
—Votre reconnaissance, madame! mordioux, parlons-en... elle est belle! Mais je continue:—Nous sortons d’ici avec le Flamand... En descendant du morne, nous rencontrons l’envoyé de France; Rutler se croit trahi, il commence par m’allonger un coup furieux de son éternel poignard... Ce sont les profits du dévouement. Si la lame ne s’était pas brisée, j’étais tué. Rien de plus simple: quand on se sacrifie aux gens... ça n’est probablement pas dans l’espérance d’être prochainement couronné de roses ou caressé par des nymphes silvestres. Enfin le poignard se brise, on garrotte Rutler, je me trouve face à face avec l’envoyé de France... Je ne perds pas la tête, il s’agissait de vous et d’un malheureux proscrit que vous aimiez passionnément... J’aurais toujours mieux aimé qu’il se fût agi de M. votre père ou de M. votre oncle... Mais je continuais à n’avoir pas le choix... d’ailleurs la conscience d’être utile à deux jeunes gens intéressants faisait taire mon égoïsme... Plus ça se compliquait plus je mettais d’amour-propre à vous sauver... Il fallait redoubler d’aplomb, d’audace... ça m’allait... Les monstrueux mais honnêtes mensonges que je faisais pour vous m’absolvaient de tous ceux que j’avais faits dans de mauvaises intentions..... Le bon Dieu s’en mêla, il m’inspira les plus énormes bourdes qu’on puisse imaginer, elles furent avalées comme une manne céleste par l’envoyé de France; je jouai mon rôle de mon mieux; M. de Chemeraut me dit en deux mots le sujet de sa mission: une insurrection appuyée par le roi de France était prête à éclater en Angleterre; si le duc de Monmouth se mettait à la tête du mouvement, le succès était certain.
Monmouth fit un mouvement et échangea à la dérobée un regard avec Angèle.
Le Gascon continua:
—Quand je m’en allais en prison en Angleterre en compagnie du Flamand et de son poignard, je n’avais pas soufflé mot... Je m’étais bien gardé de vouloir revenir ici; mais M. de Chemeraut me confiait une chose peut-être avantageuse pour le prince... je n’avais pas le droit de refuser pour lui... Je commençai donc par accepter en son nom toutes sortes de vice-royauté. Mais s’il voulait réellement prendre part à ce mouvement, comment le prévenir? M. de Chemeraut désirait mettre à la voile sur-le-champ. Par quel moyen pouvais-je revenir ici avec l’envoyé de France sans exposer le duc, qui, ignorant ma dernière rencontre et me croyant toujours prisonnier du Flamand, pensait, sans doute être ici en sûreté? Une idée me vint; je dis à M. de Chemeraut:—«Les choses ont changé de face. Je veux emmener ma femme avec moi, allons la chercher au Morne-au-Diable!» C’était le seul moyen d’avoir une entrevue avec vous, madame... et d’avertir le prince de ce qu’on lui proposait. S’il acceptait, je me déprincipalisais; s’il refusait, je refusais comme devant, et il était sauvé...
—Comment, monsieur, s’écria Angèle, telle était votre généreuse intention? vous vouliez...
—Oh! attendez, madame... attendez... ne me croyez ni plus sot ni plus généreux que je ne le suis, dit amèrement le Gascon. Je priai donc le père Griffon de venir vous avertir, madame, que je désirais vous emmener. M. de Chemeraut m’écoutait; je ne pouvais en dire davantage au religieux, mais cela suffisait. De deux choses l’une... ou vous me comprendriez... ou vous me croiriez capable de cette infamie. Dans tous les cas, vous étiez sur vos gardes... et le prince était sauvé... car c’était mon idée fixe...
—Ainsi, monsieur, s’écria Angèle en regardant Croustillac avec autant d’étonnement que de reconnaissance, votre intention n’était véritablement pas..... d’abuser de...
Le Gascon l’interrompit brusquement. Non... madame, non; je n’avais alors aucune méchante intention quoique certaines particularités de votre existence me parussent très inexplicables... Je vous croyais sincèrement attachée à un prince malheureux, et à tout prix j’aurais sauvé le duc.
—Ah! monsieur, combien je vous ai mal jugé! Vous êtes le plus généreux des hommes, s’écria Angèle.
L’aventurier poussa un éclat de rire sardonique qui stupéfia la jeune femme; puis il continua d’un air sombre:
—Dieu merci... mes yeux se sont ouverts. Je vois maintenant que généreux veut dire stupide; que dévoué veut dire niais. Je profiterai de la leçon. Polyphème de Croustillac se venge rarement... mais quand il se venge, il se venge bien... surtout lorsque la vengeance est aussi charmante que celle qui l’attend.
—Vous... venger, monsieur! dit Angèle, et de quoi?
—De quoi, madame? Vous avez l’audace de me le demander, vous?
—Mais, sans doute; que vous ai-je fait? pourquoi cette haine?
L’aventurier frappa du pied avec tant de violence, que le mulâtre fit un pas vers lui; mais Croustillac concentra sa colère, et dit à Angèle d’une voix brève, avec une amère ironie:
—Écoutez, madame, il me semble que, sans être possédé d’un orgueil infernal, je pouvais espérer un souvenir de votre part, lorsque pour vous je me jetais, de gaieté de cœur, au milieu des positions les plus dangereuses. Il me semble, madame, ajouta le Gascon en ne pouvant contenir son indignation, qui augmentait à mesure qu’il parlait, il me semble, madame, que ce n’était pas au moment même où, au risque de ma vie, je faisais tout au monde pour sauver ce mari que vous aimez si passionnément, dit-on, que ce n’était pas alors que vous deviez oublier toute pudeur...
—Monsieur...
—Oui, madame... oublier toute pudeur, toute honte, pour vous jeter dans les bras d’un misérable mulâtre... et pousser l’abjection jusqu’à lui allumer sa pipe... En vérité, j’étais bien brute! ajouta le Gascon avec une recrudescence de fureur... Par dévoûment pour madame, je risquais ma peau pour le mari de madame... pendant que madame, qui se moque outrageusement de son époux et de moi, fait ici d’abominables orgies avec un tas de bandits... Allons donc, mordioux... le fils de ma mère ne mériterait pas d’être né dans mon pays et d’avoir rôti le balai, comme on dit... dans la capitale de l’univers, s’il ne trouvait pas à son tour de quoi rire dans cette aventure... En un mot, madame, reprit-il durement, vous pouvez me supposer les plus méchantes intentions du monde... et vous ne serez jamais au dessous de la vérité... car je vous suis aussi hostile que je vous étais dévoué... Du reste, j’aime mieux cela... rien n’est plus gênant que les beaux sentiments... J’aurais à recommencer mes bergerades et mes sonnets de ce matin... que je m’en garderais bien... Je préfère, mordioux! la façon dont je vous aime maintenant à celle de tantôt, ajouta Croustillac en jetant un regard étincelant sur Angèle.
CHAPITRE XXV.
RÉVÉLATION.
Le pauvre Gascon, emporté par la colère et par la jalousie, se faisait beaucoup plus méchant qu’il ne l’était réellement; malheureusement la duchesse de Monmouth ne le connaissait pas assez pour deviner l’exagération de ces féroces apparences.
Angèle crut l’aventurier capable de regretter sérieusement de s’être montré généreux; dans ce doute, elle hésita naturellement à calmer la jalousie du Gascon en lui dévoilant le secret du déguisement de Monmouth, cet aveu pouvait tout perdre si le chevalier n’était pas de bonne foi. Il était donc prudent de se tenir encore sur la réserve.
—Monsieur, dit Angèle, vous vous trompez... il y a dans ma conduite des mystères que je ne puis vous expliquer encore.
Ces mots redoublèrent l’irritation de Croustillac; depuis trois jours il ne se trouvait que trop mêlé à de mystérieux événements: aussi s’écria-t-il:
—J’ai assez de mystères comme cela! j’en ai trop, de ceux qui vous regardent surtout; je ne veux pas être plus longtemps votre dupe, madame! Je ne sais pas quel sort m’attend, je ne sais comment tout ceci finira, mais, par l’enfer, vous me suivrez!
—Monsieur...
—Oui, madame, j’ai les inconvénients du rôle de votre époux bien-aimé, j’en aurai du moins les agréments; quant à cet indigne scélérat de mulâtre... qui ne dit mot, fait le sournois, et n’en pense pas moins, je le livrerai à M. de Chemeraut, et il m’en rendra bon compte... Si ce n’était souiller l’épée d’un gentilhomme que de la tremper dans le sang esclave, je me serais chargé moi-même de cette vengeance!
Angèle échangea un coup d’œil avec Monmouth, dont l’imperturbable sang-froid exaspérait le Gascon. Tous deux sentirent la nécessité de calmer le chevalier, sa colère pouvait devenir dangereuse; il fallait le calmer toutefois sans lui découvrir le secret du déguisement du prince.
La jeune femme dit donc à l’aventurier:
—Tout va s’expliquer, monsieur. Mon plus grand, mon seul tort envers vous, a été de douter de la générosité de votre caractère, de la loyauté de votre dévouement. Le père Griffon (quoiqu’il eût répondu de vous, monsieur) a été, comme moi, trompé sur le véritable motif de vos intentions; nous avons cru... et nous avons eu tort de croire... que vous étiez capable d’abuser du nom que vous aviez pris... Pour échapper au nouveau danger dont vous sembliez nous menacer, il fallait tenter un moyen, bien certain, sans doute, mais qui pouvait réussir. Je ne pouvais fuir, c’était aller à votre rencontre; je donnai donc les ordres nécessaires pour que vous fussiez introduit ici avec M. de Chemeraut, espérant que vous me surprendriez à l’improviste, et qu’ainsi témoin de la tendre intimité qui m’attachait au capitaine...
—Comment! c’est exprès que vous m’aviez ménagé cette agréable perspective? s’écria le Gascon furieux... et vous osez me dire cela en face... Mais c’est le dernier terme de la dégradation et du dévergondage, madame... Et dans quel but, s’il vous plaît, teniez vous à me prouver l’abominable intimité qui vous lie à ce bandit?
—Afin, monsieur, qu’il vous fût impossible de m’emmener avec vous. M. de Chemeraut étant témoin de ma coupable liaison avec le capitaine l’Ouragan, vous ne pouviez pas... vous qui passez pour le duc de Monmouth, reprendre aux yeux de l’envoyé français, une femme aussi coupable que je le paraissais... aussi coupable que je le suis...
—Vous l’avouez donc, madame?
—Oui!... eh bien, oui, monsieur!... ne soyez pas généreux à demi... Que vous importe que j’aime... un esclave, comme vous dites...
—Comment, madame, que m’importe... mais vous avez donc juré de me mettre hors de moi... Que m’importe? Et à quoi sert-il alors que je joue le rôle de votre mari? existe-t-il seulement? est-il ici? ne vous servez-vous pas de l’erreur dont je suis victime pour vous débarrasser de moi? n’est-il pas déjà bien loin, en sûreté, ce mari? Mais c’est à devenir fou, s’écria la Gascon d’un air égaré, à chaque instant je crois que ma tête est sens dessus dessous; je suis ou non depuis deux jours le jouet d’un abominable cauchemar... Qui êtes-vous? où suis-je? que suis-je? suis-je Croustillac? suis-je milord? suis-je le prince? suis-je vice-roi... ou même roi? ai-je eu le cou coupé, oui ou non?... qu’on s’explique; il faut que cela finisse! s’il y a un duc de Monmouth, où est-il? montrez-le moi... s’écria le malheureux aventurier dans un état d’exaltation impossible à décrire, mais facile à concevoir.
Angèle, effrayée et moins disposée que jamais à tout avouer au Gascon, dit en hésitant:
—Monsieur, certaines circonstances mystérieuses...
Croustillac ne la laissa pas continuer, et s’écria:
—Encore des mystères!... je vous le répète, j’ai assez de mystères comme ça... Je ne crois pas avoir la cervelle plus faible qu’un autre, mais que cela dure une heure encore, et je deviens fou.
—Monsieur, veuillez donc comprendre...
—Madame, je ne veux pas comprendre, s’écria le chevalier en frappant du pied avec fureur, c’est justement parce que j’ai voulu comprendre que ma tête se dérange...
—Monsieur, reprit Angèle, je vous en prie, calmez-vous, réfléchissez.
—Je ne veux ni comprendre ni réfléchir, s’écria Croustillac avec une nouvelle exaspération, à tort ou à raison j’ai mis dans ma tête que vous m’accompagneriez, et vous m’accompagnerez... Je ne sais pas où est votre mari, je ne veux pas le savoir... ce que je sais, c’est que vous n’êtes cruelle ni pour les Caraïbes, ni pour les boucaniers, ni pour les mulâtres... Eh bien! vous ne le serez pas davantage pour moi... Vous voyez bien cette pendule, si dans cinq minutes vous ne consentez pas à m’accompagner, je dis tout à M. de Chemeraut, et il en arrivera ce qu’il pourra... Décidez-vous, je ne parle plus jusque-là, je me fais sourd, car ma tête crèverait comme une grenade au moindre propos.
Et Croustillac se jeta dans un fauteuil, mit ses mains sur ses oreilles pour ne rien entendre, et attacha ses yeux sur la pendule.
Monmouth n’avait pas cessé de se promener dans la chambre avec agitation; il était, ainsi qu’Angèle, dans une affreuse perplexité.
—Jacques, peut-être est-ce un honnête homme lui dit tout bas Angèle; mais son exaltation m’épouvante, regarde comme il a l’air égaré.
—Il faut risquer de nous confier à sa loyauté, il parlera sans cela.
—Mais s’il nous trompe? Mais s’il parle?
—Angèle, entre deux dangers il faut choisir le moindre.
—Oui, s’il consent à passer pour toi... tu es sauvé... cette fois du moins.
—Mais dans ce cas, je ne puis le laisser au pouvoir de M. de Chemeraut.
—Oh! c’est un abîme... un abîme!
—Jamais je ne consentirai maintenant à rallumer la guerre civile en Angleterre... j’aimerais mille fois mieux la prison... la mort... mais te quitter... mon Dieu...
—Que faire, Jacques? Quel danger court cet homme?
—D’immenses..... possesseur d’un pareil secret d’état!
—Mais alors... il faut te perdre... ou le suivre. Ah! que faire? Jacques, l’heure s’avance.
Après un moment de réflexion, Monmouth dit:
—Il n’y a pas à balancer, disons-lui tout; s’il consent à jouer encore mon rôle pendant quelques heures, je suis sauvé, et j’ai le moyen de le mettre à l’abri du ressentiment de l’envoyé de France.
—Jacques, si cet homme était un traître? Mon Dieu, prends garde...
A ce moment, l’aventurier, voyant l’aiguille marquer la cinquième minute, se leva et dit à Angèle:
—Eh bien! madame, à quoi vous décidez-vous? Un oui ou un non, car je suis incapable d’entendre ou de comprendre autre chose; voulez-vous me suivre ou ne le voulez-vous pas? répondez.
Monmouth s’approcha de lui d’un air grave et imposant:
—Je vais, monsieur, vous donner une preuve de haute estime et de...
—Ton estime, scélérat! s’écria Croustillac indigné en interrompant le duc, est-ce bien à moi que tu oses parler ainsi? Ton estime...
—Mais, monsieur...
—Pas un mot de plus, s’écria Croustillac indigné en se retournant vers Angèle, madame, voulez-vous me suivre? Est-ce oui, est-ce non?
—Mais, écoutez...
—Est-ce oui, est-ce non? s’écria-t-il en se dirigeant vers la porte, répondez, ou j’appelle M. de Chemeraut.
—Mais, par saint Georges! s’écria Monmouth.
Le chevalier allait ouvrir la porte, lorsque la jeune femme lui saisit les deux mains d’un air si suppliant, qu’il s’arrêta malgré lui.
—Eh bien oui... oui, je vous suivrai, dit-elle avec épouvante.
—Enfin! dit le Gascon, à la bonne heure... Donnez-moi votre bras, et partons; M. de Chemeraut doit trouver le temps long.
—Mais un instant... il faut que vous sachiez tout, dit la pauvre femme en toute hâte. Le Caraïbe n’était autre chose que le flibustier... ou plutôt le boucanier et le Caraïbe ne sont que...
—Ah çà! vous recommencez; vous voulez donc que ma raison y reste? s’écria le Gascon en faisant un effort désespéré et en courant vers la porte pour appeler M. de Chemeraut.
Le prince se précipita sur Croustillac, lui saisit les deux poignets dans une de ses mains, et lui mit l’autre sur la bouche au moment où le chevalier criait:—A moi, M. de Chemeraut! puis il lui dit à voix basse:
—C’est moi, monsieur, qui suis le duc de Monmouth.
Le prince croyait mettre le chevalier au fait de tout en prononçant ces paroles; mais, au point d’exaspération où était Croustillac, il ne vit dans la révélation du prince qu’une nouvelle ruse ou une nouvelle injure, et il redoubla d’efforts pour se dégager.
Quoique beaucoup moins vigoureux que le duc, le chevalier ne manquait pas d’énergie; il commençait à se débattre d’une manière inquiétante, lorsque Angèle, épouvantée, courut prendre un flacon, mit sur son mouchoir une goutte de liqueur, et frottant la main du prince, enleva la couleur de bitume qui s’y trouvait, et la peau redevint blanche.
—Comprenez-vous enfin, monsieur, que les trois personnages n’en font qu’un? dit le prince en cessant de bâillonner Croustillac, et en lui montrant sa main blanchie.
Ces mots furent un trait de lumière pour l’aventurier: il comprit tout.
Malheureusement, au moment où le prince ôta sa main de la bouche du Gascon, celui-ci n’avait pu retenir, ce cri: A moi, monsieur de Chemeraut!
Le bruit de la lutte avait déjà éveillé l’attention de l’envoyé de France; en entendant le cri du Gascon, il se précipita dans la chambre l’épée à la main.
Il est impossible de peindre la stupéfaction, l’effroi de ces trois personnages, lorsque M. de Chemeraut parut.
Le duc mit la main sur son poignard;
Angèle tomba assise dans un fauteuil en cachant son visage dans ses mains;
Croustillac regarda autour de lui d’un air désolé, regrettant, mais trop tard, sa maladresse.
Néanmoins, la présence d’esprit de l’aventurier lui revint peu à peu; de même qu’il suffit d’un vif rayon de soleil pour dissiper un épais brouillard, du moment où le bon chevalier eut la clef des trois déguisements du prince, tout s’éclaircit à ses yeux; son esprit, jusqu’alors si douloureusement agité, se calma, ses doutes offensants sur la Barbe-Bleue cessèrent, il ne lui resta que le chagrin de l’avoir accusée, et la volonté de se dévouer pour elle et pour le prince.
Avec une merveilleuse spontanéité d’invention (nous nous intéressons trop maintenant au Gascon pour dire: avec une merveilleuse faculté de mensonge), Croustillac basa son plan de campagne contre M. de Chemeraut, qui, toujours l’épée à la main, se tenait sur le seuil de la porte, et répétait pour la seconde fois:
—Qu’y a-t-il, monseigneur?... qu’y a-t-il donc? Je croyais avoir entendu le bruit d’une lutte, et votre voix qui criait à l’aide...
—Vous ne vous étiez pas trompé, monsieur... dit Croustillac d’un air sombre.
Monmouth et sa femme étaient dans une horrible anxiété. Ils ignoraient les projets du Gascon; connaissant le secret de Monmouth, il était alors complétement maître de leur sort.
Pourtant, si Angèle et son mari avaient eu assez de sang-froid pour bien examiner la physionomie de Croustillac, ils y auraient remarqué une sorte de joie maligne et triomphante, qui se trahissait malgré lui à travers les rides menaçantes dont il assombrissait son front.
M. de Chemeraut lui demanda pour la troisième fois pourquoi il l’avait appelé.
—Je vous ai appelé, monsieur, lui dit le chevalier d’une voix lugubre, en ayant l’air du sortir d’une profonde rêverie, je vous ai appelé pour me venir en aide...
—Monseigneur... serait-ce ce misérable? dit l’envoyé en montrant Monmouth, qui, debout, les bras croisés, se tenait près du fauteuil où était Angèle, prêt à la défendre et à vendre chèrement sa vie; car, nous l’avons dit, il ignorait encore les projets de l’aventurier.
—Dites un mot, monseigneur, reprit M. de Chemeraut, et je le mets entre les mains de mon escorte.
Le Gascon secoua la tête, et répondit:
—Je me charge de cet homme, son sort me regarde... Ce n’est pas contre un pareil bandit que je vous ai appelé à mon aide, monsieur, c’est contre moi-même.
—Que voulez-vous dire, monseigneur?
—Je veux dire que j’ai peur de me laisser fléchir par les larmes de cette femme, aussi... dangereusement hypocrite... qu’audacieusement coupable.
—Monseigneur, il faut souvent du courage... beaucoup de courage... pour être juste.
—Vous avez raison, monsieur... c’est pour cela que je redoute tant ma faiblesse. Je vous ai appelé afin que votre vue rallume mon indignation, renflamme ma colère; car vous avez été témoin de mon déshonneur, monsieur... Aussi... venez... venez me dire que si je pardonnais, je serais un lâche... que je mériterais mon sort... N’est-ce pas, monsieur?
—Monseigneur...
—Je vous comprends... vous avez raison... oui, par saint Georges! Croustillac se souvenait d’avoir entendu le prince faire ce serment, par saint Georges... je saurai me venger...
Angèle et le duc respirèrent; ils comprirent que le chevalier voulait les sauver.
—Monseigneur, dit sévèrement M. de Chemeraut, je ne crains pas de répéter à Votre Altesse, devant madame, ce que j’avais l’honneur de vous dire il y a quelques instants... Une barrière insurmontable vous sépare maintenant... d’une épouse coupable, ajouta l’envoyé avec effort, pendant qu’Angèle cachait sa confusion en se mettant le visage dans son mouchoir.
Croustillac releva la tête, et s’écria d’une voix déchirante:
—Trompé par un mulâtre... encore!... monsieur, par un misérable mulâtre... un sang mêlé... un teint cuivré!
—Monseigneur!
—Enfin, monsieur, ajouta Croustillac, en s’adressant à l’envoyé d’un air d’indignation douloureuse, vous saviez pourquoi je revenais... quels étaient mes projets... ce que je voulais mettre sur la tête de madame; eh bien, n’est-ce pas une affreuse raillerie de la destinée... qu’à ce moment-là justement... une épouse... criminelle...
—Monseigneur, s’écria M. de Chemeraut en interrompant le Gascon, maintenant ces projets doivent être un secret pour madame.
—Je le sais, je le sais... mais enfin... quelle horrible surprise! Je rentre, le cœur battant de joie, dans le foyer domestique, dans mes paisibles lares... Eh bien! qu’est-ce que j’entends!
—Monseigneur!...
—Vous l’avez entendu comme moi... Ce n’est pas tout... qu’est-ce que je vois?...
—Monseigneur, monseigneur, calmez-vous...
—Vous l’avez vu comme moi... un bandit mulâtre!!! Mais cela ne se passera pas ainsi... non... non... par saint Georges! Oui, j’ai bien fait de vous appeler, monsieur... maintenant ma colère bouillonne, les projets les plus cruels s’offrent en foule à mon imagination... Oui... oui... c’est cela, dit Croustillac d’un air méditatif, j’y suis enfin!... j’ai trouvé une vengeance digne de l’offense.
—Monseigneur... le mépris...
—Le mépris? cela vous est bien facile à dire, monsieur... le mépris!... Non, monsieur, il me faut autre chose... j’ai trouvé mieux... et vous m’aiderez.
—Monseigneur, tout ce qui dépendra de mon zèle, sans nuire aux ordres que j’ai reçus et au succès de ma mission.
—Je renonce à emmener cette indigne femme! De ce jour, de ce moment, tout est à jamais fini entre elle et moi!
—Vive Dieu! monseigneur, s’écria M. de Chemeraut, ravi de cette détermination, vous ne pouviez plus sagement agir.
—Demain, au point du jour, dit le Gascon d’une voix brève, elle et son odieux complice s’embarqueront à bord d’un de mes bâtiments.
CHAPITRE XXVI.
LE DÉVOUEMENT.
—Oui, monsieur... répéta le Gascon, demain ma femme et ce misérable s’embarqueront sur un de mes bâtiments, voilà toute ma vengeance, ajouta-t-il en appuyant sur ces mots avec une sauvage ironie. Oh! je sais ce que je fais. Mon Dieu oui, monsieur, elle et son complice... tous les deux... comme s’ils étaient véritablement mari et femme... les misérables... ils seront embarqués ensemble... Quant à la destination du bâtiment, ajouta le chevalier avec un regard d’une si épouvantable férocité que M. de Chemeraut en fut frappé, quant au sort qui attend les coupables... je ne puis vous le dire, monsieur... cela ne regarde que moi.
Puis, prenant rudement Angèle par le bras, Croustillac s’écria:
—Ah! vous voulez pour amant des mulâtres, madame la duchesse! eh bien! vous en aurez! Et toi, scélérat! il te faut des femmes blanches! des duchesses! eh bien! tu en auras, vous ne vous quitterez plus... tendres amants... non... plus jamais... mais vous ne savez pas à quel prix terrible vous serez réunis.
—Monseigneur, que prétendez-vous faire?
—Cela me regarde, monsieur, votre responsabilité sera à couvert; le reste se passera sur un terrain neutre, ajouta le Gascon avec un sourire mystérieux et farouche, oui... dans une île déserte... et puisque ce tendre couple s’aime... s’aime à la mort, il aura du temps de reste pour se le prouver... jusqu’à la mort...
—Ah! monseigneur, je crois comprendre, ce serait terrible en effet, dit M. de Chemeraut, qui pensa que Croustillac voulait faire mourir de faim sa femme et le mulâtre.
—Terrible! vous l’avez dit, monsieur... Tout ce que je vous demande, et comme témoin de mon outrage vous ne pouvez me refuser... c’est de me prêter main-forte pour conduire ces deux coupables à bord d’un de mes navires. Je tiens à les remettre moi-même au capitaine, et à lui donner des ordres... des ordres auxquels il n’oserait peut-être pas obéir si je ne les lui donnais personnellement.
M. de Chemeraut, malgré sa finesse, fut dupe de la feinte colère de Croustillac; il lui dit avec une fermeté respectueuse:
—Monseigneur, la justice est sévère... mais elle ne dois pas être cruelle.
—Qu’est-ce à dire, monsieur? reprit fièrement Croustillac, ne suis-je pas seul juge... de la peine que méritent ces coupables? me refusez-vous votre concours lorsqu’il s’agit seulement de conduire cet homme et sa complice à bord d’un bâtiment qui m’appartient?
—Non, monseigneur, mais je fais observer à Votre Altesse qu’il serait peut-être plus généreux de...
Angèle, voyant qu’elle ne devait pas rester inactive, se jeta aux pieds de Croustillac en criant grâce! pendant que Monmouth semblait se renfermer dans un morne et sombre silence; puis, s’adressant à M. de Chemeraut, la jeune femme ajouta:
—Ah! monsieur, vous qui paraissez sensible et bon, intercédez pour moi auprès de mon cher lord... qu’il me condamne aux peines les plus cruelles, j’ai tout mérité, je souffrirai tout... mais que mon cher lord...
—Je vous défends de m’appeler votre cher lord... madame, dit amèrement Croustillac, je ne suis plus votre cher lord.
—Eh bien! monseigneur, ne me faites pas conduire à bord de ce bâtiment dont vous parlez.
—Et pourquoi cela, madame?
—Mon Dieu, parce que c’est le brigantin le Caméléon, commandé par le capitaine Ralph, monseigneur; cet homme est cruel; il a remplacé le flibustier l’Ouragan dans ce commandement.
—Et c’est justement pour cela que j’ai choisi le Caméléon, madame; c’est justement parce que le capitaine Ralph est le plus cruel ennemi de votre indigne amant, dit Croustillac, qui comprenait à merveille l’intention d’Angèle.
—Mais, monseigneur, vous savez bien que ce bâtiment sera mouillé demain matin, ici tout près, presque au pied du Morne... à l’anse aux Caïmans.
—Oui, madame, je le sais.
—Eh bien, monseigneur, vous voulez me forcer à m’embarquer là, lorsque, pour rien au monde, je n’aurais seulement osé approcher de ce rivage... Oubliez-vous donc, grand Dieu, les affreux souvenirs qui, pour moi, se rattachent à cet endroit?
—Oh! la fine mouche! pensa Croustillac, cela veut dire ce que je ne savais pas, qu’il y a justement un bâtiment à elle appelé Caméléon, dont le capitaine lui est dévoué, et qui sera demain matin mouillé près d’ici... J’y suis... Il s’agit probablement de ce navire qu’elle avait fait préparer en toute hâte pour assurer sa fuite et celle du duc lorsqu’elle m’avait vu emmené par le colonel Rutler; un des nègres pêcheurs était sans doute parti en avant pour donner des ordres en conséquence.
Le Gascon reprit tout haut après un moment de réflexion:
—Oui, ces souvenirs sont affreux pour vous... je le sais... madame.
—Eh bien! monseigneur... aurez-vous donc le courage?...
—Oui, oui! s’écria le chevalier avec une explosion de fureur, oui... point de pitié pour l’infâme qui m’a indignement outragé... Tant mieux... ma vengeance commencera plus tôt... je vais vous prouver que vous n’avez aucune pitié à attendre; vous allez voir.
Il frappa sur un gong.
—Qu’allez-vous faire, monseigneur?
—Votre fidèle Mirette va venir, vous-même lui donnerez l’ordre d’envoyer dire au capitaine Ralph de tout préparer à bord du Caméléon pour mettre à la voile au point du jour.
—Ah! monseigneur, donner moi-même un tel ordre!... C’est de la barbarie...
—Obéissez, madame, obéissez!
Mirette parut.
Angèle donna l’ordre d’un air abattu.
—Je vous ai obéi, monseigneur. Eh bien! maintenant par pitié accordez-moi une dernière grâce, au nom de notre amour passé...
—Oh! oui... par saint Georges! s’écria Croustillac, passé... Oh! bien passé...
—Accordez-moi, monseigneur, la faveur d’un moment d’entretien.
—Non, non, jamais.
—Monseigneur, ne me refusez pas... ne soyez pas impitoyable!
—Arrière, femme infidèle!
—Monseigneur, dit Angèle en joignant les mains.
—Monseigneur, dit M. de Chemeraut, au moment de quitter madame pour jamais... ne lui refusez pas cette dernière consolation.
—Vous aussi, M. de Chemeraut! vous aussi... et pourtant vous avez été témoin... Eh bien! j’y consens, madame, mais à une condition...
—Ordonnez, monseigneur.
—C’est que votre complice restera là pendant notre conversation.
—Peste! ceci n’est pas maladroit, je pense, se dit Croustillac, j’espère bien que la duchesse va me comprendre et d’abord refuser.
—Mais, mon cher lord, dit en effet Angèle, le dernier entretien que je vous supplie de m’accorder ne doit être entendu que de vous.
—A merveille! oh! elle comprend à demi-mot, se dit Croustillac; et il reprit tout haut:
—Et pourquoi donc, madame, notre entretien serait-il secret? auriez-vous quelque chose de caché pour votre bien-aimé... pour l’amant de votre choix?...
—Mais si j’ai à implorer votre pardon, monseigneur?...
—Eh bien! madame, vous l’implorerez devant votre complice... plus vous vous accuserez, plus vous reconnaîtrez votre conduite comme déloyale, infâme, indigne; plus vous constaterez l’abjection de votre choix. Ce sera la punition de ce scélérat et la vôtre.
—Mais, monseigneur...
—C’est mon dernier mot, répondit Croustillac.
—Ne craignez-vous pas le désespoir de cet homme? dit tout bas M. de Chemeraut.
—Non, non, les traîtres sont lâches! voyez celui-ci, quel air morne, attéré! il n’ose pas seulement lever les yeux sur moi... En tout cas, monsieur, envoyez, je vous prie, quelques hommes de votre escorte au dehors de cette galerie, et qu’à mon premier signal ils entrent.
Puis, ayant l’air de le raviser, et croyant faire un coup de maître, Croustillac dit:—Au fait, si vous assistiez aussi à cet entretien, monsieur de Chemeraut? la punition des coupables serait plus cruelle encore.
—Oh! monseigneur, par pitié, ne me condamnez pas à cet excès de honte et d’humiliation, s’écria Angèle avec un accent désespéré. Et vous, monsieur, ayez la générosité de ne pas accepter, dit-elle à M. de Chemeraut.
Celui-ci eut la délicatesse de s’excuser auprès du Gascon; il sortit et laissa ensemble Monmouth, sa femme et l’aventurier.
A peine l’envoyé de France fut-il sorti, que Monmouth, après s’être assuré qu’il ne pouvait pas être entendu, tendit cordialement la main à Croustillac, et lui dit avec effusion:
—Monsieur, vous êtes un homme d’esprit, de courage et de résolution; merci à vous, et pardonnez-nous de vous avoir un moment soupçonné.
—Oh! oui, pardonnez-nous notre injuste défiance, dit Angèle en prenant de son côté la main du Gascon dans les siennes. Nous étions si inquiets... et puis vous aviez l’air si furieux, si égaré!
—Nous avions tous raison, madame la duchesse, dit l’aventurier; vous aviez raison d’être inquiète, car mon retour n’annonçait rien de bien rassurant; j’avais raison d’être furieux, car je prenais monseigneur pour un bandit; quant à mon air égaré, mordioux! soit dit sans reproches... vous avouerez qu’il s’est passé ici assez de choses étranges depuis deux jours, pour qu’à la fin j’aie bien pu m’ahurir un peu. Heureusement que mon aplomb est revenu... quand j’ai vu que je n’étais qu’un sot... et que je risquais de tout perdre.
—Brave et excellent homme! dit Monmouth.
—Brave, c’est dans le sang des Croustillac, monseigneur; excellent, ma foi, je n’en sais rien... si cela est... ce n’est pas ma faute... c’est l’ouvrage de madame votre femme... qui m’a donné l’envie d’être meilleur que je ne l’étais. Ah ça! prince, les moments sont précieux, tout est prêt pour soulever une province d’Angleterre en votre faveur; Louis XIV appuiera cette insurrection... On vous offre en perspective la vice-royauté d’Écosse et d’Irlande, et toutes sortes d’autres faveurs.
—Jamais je ne consentirai à profiter de ces offres... Les guerres civiles m’ont coûté trop cher, s’écria Monmouth. Puis regardant Angèle, il ajouta:—Et je n’ai plus d’ambition.
—Monseigneur, réfléchissez-bien.... Si le cœur vous en dit, vous ôtez de votre visage cet enduit couleur de bronze, vous dites au Chemeraut que des raisons à vous connues vous ont obligé de garder l’incognito jusqu’ici; vous lui prouvez qui vous êtes, je vous rends votre duché, et je vous demande la grâce d’aller me battre à vos côtés en Cornouailles, ou ailleurs, afin de vous servir, comme on dit, de cuirasse humaine... Je suis sûr que ça fera plaisir à madame la duchesse...
—Et nous le soupçonnions, dit Angèle en regardant son mari.
—Il faut qu’il nous pardonne, dit le duc, les hommes comme lui sont si rares... qu’il est permis de douter qu’on les rencontre...
—Ah! tenez, mordioux! monseigneur... vous allez m’embarrasser... Parlons affaires... Acceptez-vous, oui ou non, les vice-royautés?... Après ça, n’allez pas croire que je vous presse de dire... oui... monseigneur, pour me débarrasser de votre rôle: il me plaît, il m’amuse... j’y suis fort habitué... Maintenant, ça me ferait même un effet désagréable de ne plus m’entendre dire monseigneur, sans compter que je ris dans ma moustache en pensant à toutes les bourdes que je fais avaler au bonhomme Chemeraut avec son air important. Si j’insiste, monseigneur, pour vous prier de reprendre votre rang, c’est qu’il paraît qu’on a furieusement besoin de vous en Angleterre pour faire le bonheur du peuple en général, et celui des Cornouaillais en particulier... vous devez savoir ça mieux que moi....
—Ah! je connais trop ces vains prétextes que l’on offre à l’ambition.
—Mais, monseigneur, ça a l’air cette fois-ci d’être parfaitement préparé. La frégate qui a amené le bonhomme Chemeraut est remplie d’armes et de munitions de guerre; il y a là-dedans de quoi armer et révolutionner tous les Cornouaillais du monde; de plus vous pouvez compter sur une douzaine de vos partisans...
—De mes partisans? et où cela? s’écria Monmouth.
—A bord de la frégate de Chemeraut. Ces braves gens m’attendent, c’est-à-dire vous attendent, monseigneur, avec une impatience incroyable. Il y a surtout un forcené, nommé Mortimer, que Chemeraut a eu toutes les peines du monde à retenir à bord, tant cet enragé était possédé du désir de me serrer... je veux dire de vous serrer dans ses bras, monseigneur, car je nous confonds toujours.
Angèle, voyant l’air accablé de son mari, lui dit:
—Mon Dieu, mon ami, qu’avez-vous?
—Il n’y a plus à hésiter, dit Monmouth, je dois déclarer toute la vérité à M. de Chemeraut...
—Grand Dieu! Jacques, que dis-tu?
—Vous voulez être vice-roi! A la bonne heure, monseigneur.
—Non, monsieur... je veux vous empêcher de vous perdre pour moi; ma reconnaissance n’en sera pas moins éternelle pour le service que vous avez voulu me rendre...
—Comment, monseigneur, ce n’est pas pour être vice-roi que vous me dépossédez de ma principauté?
—Mes partisans sont à bord de la frégate; si j’acceptais votre offre généreuse, monsieur, demain vous seriez reconnu... perdu...
—Mais, monseigneur...
—Sans cette circonstance qui, je vous le répète, doit vous faire découvrir d’un moment à l’autre... j’aurais peut-être accepté votre généreux dévouement; l’erreur de M. de Chemeraut eût au moins duré quelques jours... et je pouvais vous mettre à l’abri de ses ressentiments; mais accepter votre offre, monsieur, sachant la présence de mes partisans à bord de la frégate, ce serait vous exposer à un danger certain... Je n’y consentirai jamais.
—Monseigneur, vous oubliez donc qu’il s’agit pour vous d’une prison perpétuelle, si vous ne voulez pas vous mettre à la tête de ce soulèvement?
—C’est parce qu’il s’agit pour moi d’échapper à un danger que je ne veux pas vous sacrifier, monsieur. Lorsque j’appris que vous étiez parti prisonnier du colonel Rutler, j’allais courir à votre poursuite afin de vous enlever de ses mains.
—Mon Dieu, Jacques! pensez-y donc, la prison... une prison éternelle! mais c’est impossible... et moi... moi, que deviendrai-je, si l’on m’empêche de vous accompagner? Non, non, vous ne refuserez pas le sacrifice de cet homme généreux.
—Angèle, dit le prince d’un ton de reproche, Angèle... Et cet homme généreux... l’abandonnerons-nous lâchement lorsqu’il se sera dévoué pour nous? Pour échapper à la prison... le condamnerons-nous à une captivité éternelle?...
—Lui...
—Mais sans doute... N’est-il pas maintenant possesseur d’un secret d’État? M. de Chemeraut ne sera-t-il pas furieux de se voir joué? Je vous dis qu’il n’échappera pas à une prison perpétuelle lorsque la méprise sera découverte.
—Mordioux! monseigneur, mêlez-vous de ce qui vous regarde, s’il vous plaît, s’écria Croustillac, et ne m’ôtez pas le pain de la bouche, comme on dit... Prisonnier d’État! peste! vous êtes bien dégoûté... Mais vous ne savez donc pas que ça me fera une retraite assurée... un abri certain pour mes vieux jours? Franchement la vie aventureuse m’ennuie, il faut une fin, je voulais quelque chose de stable... jugez si cela me convient... Prisonnier d’État! diable! ne l’est pas qui veut, monseigneur; par pitié, je vous le répète, n’ôtez pas cette dernière ressource à mes vieux ans... ne détruisez pas mon avenir.
—Écoutez-moi, brave et digne chevalier, lui répondit affectueusement Monmouth en lui serrant la main, je ne suis pas dupe de vos ingénieuses défaites...
—Monsieur, je vous jure...
—Écoutez-moi, je vous en prie; lorsque vous m’aurez entendu, vous ne vous étonnerez plus de mon refus... Vous verrez que je ne puis accepter votre généreux sacrifice sans être doublement coupable... Vous comprendrez les douloureux souvenirs, pour ne pas dire les remords... que vos offres de dévouement, que les événements présents éveillent en moi... Et vous, Angèle, mon enfant bien-aimée... vous apprendrez enfin un secret que jusqu’à présent j’ai dû vous cacher; il faut une circonstance aussi grave que celle où nous nous trouvons pour me forcer à vous faire cette douloureuse révélation.