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Le Piccinino

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Que viens-tu faire ici, petite? (Page 23.) Que viens-tu faire ici, petite? (Page 23.)

—Curieux que tu es! tu es aveugle et lourd comme tous les curieux. Tu ne les reconnais pas? Tu ne te souviens pas d'où ils me viennent?

—Non, en vérité.

—Eh bien, pose-les auprès des tiens, et tu les reconnaîtras, quoique ta tête ait un peu bruni depuis un an.

—Chère petite sœur! oui, je me souviens, en effet, que tu les a coupés sur mon front le jour où tu as quitté Rome... et tu les a conservés ainsi!...

—Je les portais dans un petit sac noir. Mon amie Agathe m'a demandé de quel saint était la relique de mon scapulaire, et quand je lui ai dit que c'étaient les cheveux de mon frère unique et bien-aimé, elle les a pris en me disant qu'elle me les renverrait le lendemain; et, le lendemain, elle me faisait remettre par notre père ce beau joyau plein de tes cheveux. Pourtant il en manquait. Le bijoutier qui les a enchâssés là-dedans en aura volé ou perdu.

—Perdu, cela se peut, dit Michel en souriant, mais volé!... Ces cheveux n'ont de prix que pour toi, Mila!

X.

PROBLÈME.

—Mais, enfin, d'où vient cette amitié de la princesse, reprit Michel après une pause, et quel service lui as-tu jamais rendu pour qu'elle te fasse de pareils présents?

—Aucun. Mon père, qui est bien avec elle, m'a emmenée un jour au palais pour me présenter. Je lui ai plu; elle m'a fait mille caresses; elle m'a demandé mon amitié, je la lui ai promise et donnée tout de suite. J'ai passé la journée toute seule avec elle à me promener dans sa villa et dans ses jardins. Depuis ce temps-là, j'y vais quand je veux, et je suis toujours sûre d'être bien reçue.

—Et tu y vas souvent?

—Je n'y suis encore retournée que deux fois, car il n'y a pas longtemps que j'ai fait connaissance avec elle. Depuis huit jours, je sais que le palais a été sens-dessus-dessous pour les apprêts de ce bal, et j'aurais craint de gêner ma chère Agathe dans un moment où elle avait sans doute beaucoup d'occupations. Mais j'irai dans deux ou trois jours.

—Ainsi, voilà tout le mystère? Pourquoi te faisais-tu prier pour me le dire?

—Ah! parce que la princesse m'a dit en me quittant: «Mila, je te prie de ne parler à personne de la bonne journée que nous avons passée ensemble, et de l'amitié que nous avons contractée. J'ai mes raisons pour te demander le secret là-dessus. Tu les sauras plus tard, et je sais que je peux compter sur ta parole, si tu veux bien me la donner.» Tu penses bien, Michel, que je ne la lui ai pas refusée?

—Fort bien; mais tu y manques, maintenant.

—Je n'y manque pas. Tu n'es pas un autre pour moi, et certainement la princesse n'a pas compté que j'aurais un secret pour mon frère ou pour mon père.

—Mon père sait donc tout cela?

—Certainement, je lui ai bien vite tout raconté.

—Et il n'a été ni surpris ni inquiet de ce caprice de la princesse?

—Et pourquoi surpris? C'est ta surprise qui est singulière et un peu impertinente, Michel. Est-ce que je ne peux pas inspirer de l'amitié, même à une princesse? Et pourquoi inquiet? Est-ce que l'amitié n'est pas une bonne et douce chose?

—Mon enfant, je suis cependant, sinon inquiet, du moins étonné de cette amitié-là, moi. Dis-moi quelque chose qui me l'explique, au moins? Notre père a donc rendu quelque grand service à la princesse Agathe?

—Il a fait beaucoup de belles peintures de décor dans le palais. Il a fait des feuillages superbes dans la salle à manger, entre autres.

—J'ai vu tout cela; mais il est bien payé. La princesse l'a pris en amitié pour son activité et son désintéressement, n'est-ce pas?

—Oui, cela doit être. Tous ceux qui voient mon père pendant quelque temps, ne l'aiment-ils pas?

—C'est juste. Allons, c'est à cause de notre digne père que tu inspires tant d'intérêt à cette grande dame!

—Oh! ce n'est pas une grande dame, va, Michel! c'est une bonne femme, une excellente personne.

—Et qu'a-t-elle pu te dire, à toi, enfant, durant toute une journée?

—Elle m'a fait mille questions, sur moi, sur mon père, sur toi, sur notre séjour à Rome, sur tes occupations, sur notre vie de famille, sur nos goûts. Je crois qu'elle m'a fait raconter notre histoire, jour par jour, depuis que je suis au monde; à tel point que j'étais fatiguée, le soir, d'avoir tant parlé.

—Elle est donc terriblement curieuse, cette dame; car, que lui importe tout cela?

—Tu m'y fais songer; oui, je la crois un peu curieuse; mais il y a du plaisir à lui répondre: elle vous écoute avec tant d'intérêt, et elle est si aimable! Tiens, ne m'en dis pas de mal, je me fâcherais contre toi!

—Eh bien, n'en parlons plus, et Dieu me préserve de te faire connaître la méfiance et la crainte, à toi, mon beau cœur d'ange! Va te coucher; mon père m'attend. Demain, nous causerons encore de ton aventure, car c'est déjà une aventure merveilleuse dans ta vie que cette grande amitié contractée avec une belle princesse...qui ne pense pas plus à toi, à l'heure qu'il est, qu'à la dernière paire de pantoufles qu'elle a mise... N'importe! ne prends pas un air offensé. Dans un jour de solitude et de désœuvrement, il se pourra que la princesse de Palmarosa te fasse venir pour s'amuser encore de ton caquet.

—Vous ne savez pas ce que vous dites, Michel. La princesse n'est point désœuvrée, et, si vous voulez le prendre ainsi, je vous dirai que, quoique bonne, elle passe pour être assez froide avec les gens comme nous. Les uns disent qu'elle est haute, d'autres qu'elle est timide. Le fait est qu'elle parle toujours avec douceur et politesse aux ouvriers et aux serviteurs qui l'approchent, mais qu'elle leur parle si peu, si peu!... qu'en vérité elle est renommée pour cela, et que des gens qui ont travaillé pour elle, durant des années, n'ont pas su la couleur de ses paroles et l'ont à peine vue dans sa propre maison. Ainsi, son amitié pour mon père et pour moi n'est pas banale; c'est de l'amitié véritable, et vos moqueries ne m'empêcheront pas d'y compter. Bonsoir, Michel, je ne suis pas trop contente de toi, ce soir; je ne t'ai jamais vu cet air railleur. Tu as l'air de me dire que je ne suis qu'une petite fille et qu'on ne peut pas m'aimer!

—Ce n'est pas là ma pensée, en ce qui me concerne, toujours! puisque, toute petite fille que tu es, je t'adore!

—Comment dis-tu cela, mon frère? Tu m'adores? c'est beau, ce mot-là. Embrasse-moi.»

L'enfant vint se jeter dans ses bras. Michel l'y pressa tendrement, et comme elle appuyait sa belle tête brune sur son épaule, il baisa les longs cheveux qui retombaient sur le dos à demi nu de la jeune fille.

Mais tout à coup il la repoussa avec un frémissement douloureux. Toutes les pensées brûlantes qui avaient agité son cerveau une heure auparavant se présentaient à lui comme un remords, et il lui semblait que ses lèvres n'étaient plus assez pures pour bénir sa petite sœur.

Il se vit à peine seul, qu'il franchit tout d'un trait la porte de la vieille maison qu'il habitait, sans avoir daigné fermer celle de sa chambre. A vrai dire, il ne s'aperçut pas de la distance qu'il franchissait, et, toujours poursuivi par ses rêves, il s'imagina passer de plain-pied du palier de sa mansarde au péristyle de marbre de la villa. Il y avait pourtant un mille de chemin à peu près entre ce palais et les dernières maisons du faubourg de Catane.

La première figure qui frappa ses regards, comme il allait entrer dans la salle, fut celle de l'inconnu qui l'avait occupé au moment d'en sortir. Ce jeune homme se retirait lentement en s'essuyant le front avec un mouchoir garni de dentelles. Michel, intrigué, et se demandant si ce n'était point une femme déguisée, l'accosta résolûment. «Eh bien! mon maître, lui dit-il, avez-vous réussi à voir la princesse Agathe?»

L'inconnu, qui paraissait absorbé dans ses pensées, releva brusquement la tête, et lança à Michel un regard d'une défiance et même d'une malveillance si étranges, que le jeune homme en eut comme une sensation de froid. Ce n'était pas là le regard d'une femme, mais bien celui d'un homme énergique et irascible. Le sentiment de l'hostilité est étranger aux jeunes cœurs, et celui de Michel se serra comme à une douleur imprévue. Il lui sembla que l'inconnu faisait le geste de chercher un couteau dans son gilet de satin broché d'or, et il s'arrêta pour suivre ses mouvements avec surprise.

«D'où vient, lui dit l'autre de sa voix douce qui contrastait avec un accent de colère et de menace, que vous étiez tout à l'heure un ouvrier, et qu'à présent vous êtes un gentilhomme?

—C'est que je ne suis ni l'un ni l'autre, répondit Michel en souriant; je suis un artiste employé au palais. Êtes-vous rassuré? ma question paraît vous avoir choqué beaucoup. Pourtant, une question en vaut une autre. Ne m'en aviez-vous pas fait une sans me connaître?

—Avez-vous l'intention de railler, Monsieur? reprit, l'inconnu, qui s'exprimait en bon italien, sans aucun accent qui pût justifier l'origine grecque ou égyptienne que Barbagallo lui avait attribuée.

—Pas le moins du monde, répondit Michel, et si je vous ai adressé la parole, pardonnez à un mouvement de curiosité qui n'avait rien de malveillant.

—Curiosité? pourquoi curiosité? reprit l'inconnu en serrant ses dents et ses paroles d'une manière tout indigène.

—Ma foi! je n'en sais rien, répondit Michel. Voilà bien trop d'explications pour une parole oiseuse; je n'ai pas eu l'intention de vous blesser. Si votre mécontentement persiste, ne cherchez pas de prétextes pour engager une querelle, je n'ai pas l'intention de reculer.

—N'est-ce pas vous plutôt qui voudriez me chercher querelle? répondit l'inconnu en lui lançant un regard plus sombre que le premier.

—Ma foi! Monsieur, vous êtes fou, dit Michel en haussant les épaules.

—Vous avez raison, repartit l'inconnu, car je m'arrête ici à écouter les discours d'un sot.»

A peine cette parole fut-elle lâchée, que Michel s'élança vers l'inconnu avec la résolution soudaine de lui donner un soufflet. Mais, craignant de frapper une femme, car le sexe du personnage lui paraissait encore suspect, il s'arrêta; et il s'en applaudit en voyant cet être problématique s'enfuir et disparaître si vite que Michel ne put comprendre quelle direction il avait prise, et crut avoir fait un rêve de plus.

«Assurément, se dit-il, je suis, ce soir, assiégé par des fantômes.»

Mais à peine fut-il en présence d'êtres réels qu'il recouvra la notion de la réalité. On lui demanda sa carte d'entrée. Il se nomma.

«Ah! Michel! lui dit le gardien de la porte, je ne te reconnaissais pas. Tu es si brave! Tu as l'air d'un invité. Passe, mon garçon, et fais bien attention aux lumières. Le feu prendrait si vite aux jolis oripeaux que tu as tendus sur nos têtes! Il paraît qu'on te donne de grands éloges. Tout le monde dit que les figures sont faites de main de maître!»

Michel fut offensé d'être tutoyé par un valet, offensé d'être rappelé à l'office de pompier, et secrètement, flatté pourtant d'avoir obtenu un succès qui faisait déjà la nouvelle de l'antichambre.

Il se glissa dans la foule, espérant passer inaperçu et gagner quelque recoin d'où il pourrait voir et entendre à son aise; mais il y avait tant de monde dans la grande salle, qu'on se froissait et se marchait sur les pieds. Il se trouva porté à l'autre extrémité de cette vaste construction sans se rendre compte du mouvement que la masse compacte lui imprimait, et arriva ainsi au pied du grand escalier. Là seulement il put s'arrêter, haletant, et ouvrir ses yeux, ses narines, ses oreilles, son âme, au spectacle enchanteur de la fête.

Placé à une certaine élévation sur les gradins fleuris et ombragés, il pouvait embrasser d'un coup d'œil, et les danses qui tournoyaient autour des fontaines, et les spectateurs qui s'entassaient et s'étouffaient pour regarder les danses. Que de bruit, de lumière et de mouvement à éblouir et à faire tourner une tête plus mûre que celle de Michel! que de belles femmes, de parures merveilleuses, de blanches épaules et de chevelures splendides! que de grâces majestueuses ou agaçantes! que de gaieté feinte eu réelle! que de langueurs jouées ou mal dissimulées!

Michel fut enivré un instant; mais, quand l'ensemble commença à s'éclaircir et à se détailler sous ses yeux, quand il se demanda laquelle de ces femmes serait, à son sens, un modèle idéal, il reporta ses regards vers les figures qu'il avait peintes au plafond et fut plus content, l'orgueilleux! de son œuvre que de celle de Dieu.

Il avait rêvé la beauté parfaite. Il avait cru la trouver sous ses pinceaux. Il s'était probablement trompé; car il est impossible de créer une image divine sans la revêtir de traits humains, et rien sur la terre n'est doué d'une perfection absolue. Quoi qu'il en soit, Michel, encore hésitant et maladroit dans son art, sous plusieurs rapports, avait approché, autant que possible, de la beauté vraie dans ses types. C'était là ce qui frappait tous ceux qui regardaient son œuvre; ce fut là surtout ce qui le frappa lui-même lorsqu'il chercha, dans la réalité, la personnification de ses idées. Sur la quantité, il ne vit que deux ou trois femmes qui lui parurent véritablement belles, et encore eût-il voulu les tenir sur sa toile, pour ôter à l'une ou donner à l'autre certain contour ou certaine teinte, qui lui paraissait manquer de plénitude ou de pureté.

Il se sentit alors très-froid, froid comme un artiste qui analyse, et il reconnut que la physionomie humaine rachetait seule par l'expression de la vie ce qui manquait à la perfection des linéaments. «J'ai inventé de plus belles têtes, se dit-il, mais elles ne sont pas vraies. Elles ne pensent pas, elles ne respirent pas. Elles n'aiment pas. Il vaudrait mieux qu'elles fussent moins régulières et plus animées. En roulant ces toiles demain, je les crèverai toutes, et désormais je modifierai, je bouleverserai peut-être toutes les notions d'après lesquelles je me suis dirigé jusqu'ici.»

Et il ne s'occupa plus de chercher l'idéal de la forme parmi les danseuses vivantes qu'il étudiait, mais le mouvement, la grâce, l'attitude du corps, l'expression du regard et du sourire, en un mot, le secret de la vie.

Ravi d'abord, il se sentit encore une fois refroidi en prenant chaque être en particulier. Probablement il existe chez les femmes et chez les hommes beaucoup d'âmes naïves; mais il n'est guère de figures naïves dans un bal du grand monde. On s'y compose un maintien presque toujours opposé à son propre caractère, soit qu'on cherche ou qu'on craigne les regards. Michel crut voir que les uns cachaient hypocritement leur vanité, que les autres l'étalaient avec arrogance; que telle jeune fille, qui voulait paraître pudique, avait un fonds d'audace; que telle femme, qui voulait sembler amoureuse, était froide et blasée; que la gaieté de celle-ci était morne, et la mélancolie de celle-là minaudière. Un parvenu voulait avoir l'air noble; un noble voulait avoir l'allure populaire. Tout le monde posait plus ou moins. Les plus humbles cherchaient à se donner de l'aplomb, et l'intéressante timidité elle-même se contraignait pour éviter la gaucherie qui triomphait de ses efforts.

Michel vit passer quelques jeunes ouvriers de sa connaissance. Ils vaquaient au service qu'ils avaient accepté, et se faisaient remarquer par leur bonne mine et quelque chose de pittoresque dans l'arrangement de leur toilette de gala. L'intendant les avait choisis évidemment parmi les plus présentables, et ils le savaient bien: car, eux aussi, se maniéraient ingénument: l'un avançait alternativement chaque épaule pour en déployer la vaste carrure; l'autre ne perdait pas un pouce de sa haute taille en passant auprès de maint petit grand personnage; un troisième raidissait l'arc de ses sourcils pour montrer aux belles dames un œil brillant comme l'escarboucle.

Michel s'étonna de voir ces garçons se transformer de la sorte et perdre les avantages de leur belle prestance ou de leur agréable extérieur par une affectation involontaire, mais à coup sûr ridicule. «Je savais bien, pensa-t-il, que tous les hommes cherchaient ardemment l'approbation dans quelque classe et dans quelque genre que ce fût. Mais pourquoi ce besoin d'attirer les regards nous ôte-t-il tout à coup le charme ou la dignité de nos manières? Serait-ce que le désir est immodéré, ou que le but est méprisable? Faut-il nécessairement que la beauté s'ignore pour ne rien perdre de son éclat? Ou bien suis-je seul doué d'une insupportable clairvoyance? Où est le plaisir enthousiaste que je croyais trouver ici? Au lieu de subir l'action des autres, j'exerce la mienne sur moi-même pour juger sèchement tout ce qui frappe mes regards et m'ôter toute jouissance extérieure!»

A tant regarder et à tant comparer, Michel avait oublié le principal but de sa présence au bal. Il se rappela enfin qu'il voulait surtout étudier avec calme une certaine figure, et il allait se disposer à monter le grand escalier et à parcourir l'intérieur du palais, où tout était ouvert et éclairé, lorsqu'en se retournant il vit, à deux pas de lui, un détail de la fête, dont il avait oublié d'observer l'effet.

C'était une grotte en rocaille, qui formait, sous le profil du grand escalier, un assez vaste enfoncement. Lui-même avait orné de coquillages, de branches de corail et de plantes pittoresques ce frais réduit, au fond duquel une naïade d'albâtre versait son urne dans une vaste conque toujours pleine d'eau limpide et courante.

Le goût que Michel avait montré dans tous les détails dont il avait été chargé, avait déterminé le majordome à lui laisser arranger beaucoup de choses à sa guise; et, comme il avait trouvé cette naïade charmante, il s'était plu à placer dans sa grotte les plus jolis vases, les plus fraîches guirlandes et les plus beaux tapis. Il avait bien perdu une heure à encadrer la conque nacrée d'une bordure de mousse fine et douce comme du velours, à choisir et à disposer avec grâce et mollesse des touffes d'iris, de nénuphar; et de ces longues feuilles rubanées qui s'harmonisent si bien avec les mouvements onduleux des eaux courantes.

Maintenant la grotte était éclairée d'une pâle lumière cachée derrière des feuillages, et, comme tout le monde était occupé à voir la danse, l'entrée en était libre. Michel y entra furtivement; mais, à peine y eut-il fait trois pas, qu'il vit au fond une personne assise ou plutôt couchée, dans le demi-jour, aux pieds de la naïade. Il se dissimula précipitamment derrière une saillie du rocher, et il allait se retirer lorsqu'une invincible fascination le retint.

XI.

LA GROTTE DE LA NAIADE.

La princesse Agathe était assise sur un divan de velours sombre, où sa forme élégante et noble se dessinait pâle comme une ombre au clair de la lune. Michel la voyait de profil, dans la demi-teinte, et un reflet de la lumière voilée, placée derrière elle, dessinait avec une admirable pureté cette silhouette fine et suave comme celle d'une jeune vierge. Sa longue et ample robe blanche prenait, sous cette molle clarté, toutes les nuances de l'opale, et les diamants de sa couronne lançaient des feux changeants tantôt comme le saphir, tantôt comme l'émeraude. Cette fois, Michel perdit tout à fait la notion qu'il avait pu prendre de son âge à la première vue. Il lui sembla que c'était une enfant, et, quand il se souvint qu'il lui avait attribué une trentaine d'années, il se demanda si c'était un rayon céleste qui la transfigurait désormais, ou une lueur infernale dont, comme une magicienne, elle savait s'envelopper pour tromper les sens.

Elle paraissait fatiguée et accablée. Pourtant son attitude était chaste et sa figure sereine. Elle respirait son bouquet de cyclamen et jouait languissamment avec son éventail. Michel la regarda longtemps avant d'entendre, ou, du moins, d'attacher un sens aux paroles qu'elle disait. Il la trouvait plus belle qu'aucune des beautés qu'il venait d'examiner avec tant d'attention, et il ne pouvait se rendre compte de l'admiration sans mélange et sans bornes qu'elle lui inspirait. Il s'efforçait en vain de se faire à lui-même le détail de ses traits et l'analyse de ses charmes; il n'en venait point à bout. Il semblait qu'elle nageât dans un fluide magique qui la préservait d'être étudiée comme une autre femme. De temps en temps, croyant l'avoir comprise, il fermait les yeux et tâchait de faire son portrait dans sa mémoire, de la dessiner en imagination, avec des traits de feu, sur ce voile noir qu'il tendait lui-même devant lui en abaissant ses paupières. Mais, alors, il ne voyait plus que des lignes confuses et ne se représentait aucune figure distincte. Il était forcé de rouvrir les yeux à la hâte et de la contempler avec anxiété, avec délices, avec surprise surtout.

Car il y avait en elle quelque chose d'inouï. Elle était naturelle; seule de toutes les femmes que Michel venait de voir, elle ne paraissait pas songer à elle-même; elle ne s'était composé aucun air, aucun maintien; elle ne savait pas ou ne voulait pas savoir ce qu'on penserait d'elle, ce qu'on sentirait pour elle en la regardant: elle avait la tranquillité d'un esprit détaché de toutes les choses humaines, et l'abandon qu'elle aurait eu dans une solitude complète.

Et pourtant elle était parée comme une vraie princesse; elle donnait un bal, elle étalait son luxe, elle jouait son rôle de grande dame et de femme du monde, tout comme une autre, apparemment. Pourquoi donc cet air de madone, cette méditation intérieure, ou ce ravissement de l'âme au-dessus des vanités terrestres?

Elle était une énigme vivante pour l'imagination inquiète du jeune artiste. Quelque chose de plus étrange encore le bouleversait, c'est qu'il lui semblait ne pas l'avoir vue ce jour-là pour la première fois.

Où pouvait-il l'avoir déjà rencontrée? Il rassemblait en vain tous ses souvenirs. Lorsqu'il était arrivé à Catane, son nom même avait été nouveau pour lui. Une personne d'aussi grande maison et si remarquable par sa richesse, sa beauté et sa réputation de vertu, n'avait pu venir à Rome incognito. Michel se creusait l'esprit. Il ne se rappelait aucune circonstance où il eût pu la voir; d'autant plus qu'en la regardant, il ne se figurait pas la connaître un peu, mais la connaître intimement depuis longtemps, depuis qu'il était au monde.

Quand il eut bien cherché, il se dit qu'il y avait à cela une raison abstraite. C'est qu'elle était le vrai type de beauté qu'il avait toujours rêvé sans pouvoir le saisir et le produire. C'était un lieu commun poétique. Il lui fallait bien s'en contenter, faute de mieux.

Mais la princesse n'était pas seule, car elle parlait, et Michel s'aperçut bientôt qu'elle était là, tête à tête avec un homme. C'était certainement une raison pour l'engager à se retirer, mais la retraite était difficile. Pour conserver à la grotte son obscurité mystérieuse et empêcher l'éclat des lumières de la salle de bal d'y pénétrer, on avait masqué l'entrée par un grand rideau de velours bleu, que notre curieux venait, par le plus grand hasard du monde, d'écarter un peu pour passer, sans que les deux personnes occupées à causer y fissent attention. L'entrée de cette grotte, étant de moitié moins grande que l'intérieur, formait un cadre, non de rochers factices, comme cela pourrait être arrangé chez nous, dans nos imitations de rococo, mais de véritables blocs de lave vitrifiés ou nuancés de diverses couleurs, échantillons étranges et précieux qu'on avait recueillis jadis dans le cratère même du volcan, pour les enchâsser comme des joyaux dans la maçonnerie. Cette corniche brillante formait donc une saillie assez considérable pour cacher Michel, qui pouvait regarder à travers ses anfractuosités. Mais, pour sortir tout à fait, il fallait encore toucher au rideau, et, cette fois, il était difficile d'espérer que la princesse ou son interlocuteur fussent assez distraits pour ne pas s'en apercevoir.

Michel s'avisa de tout cela trop tard pour réparer son imprudence. Il n'était plus temps de sortir naturellement, comme il était entré. Et puis, il était cloué à sa place par une inquiétude et une curiosités ardentes. Cet homme, qui était là, c'était sans doute l'amant de la princesse.

C'était un homme de trente-cinq ans environ, d'une haute stature et d'une figure grave et douce, admirablement belle et régulière. Dans sa manière d'être assis en face d'Agathe, à une distance qui tenait le milieu entre le respect et l'intimité, il n'y avait pourtant rien à reprendre; mais quand Michel eut recouvré assez de sang-froid pour entendre les paroles qui frappaient ses oreilles, il crut voir un indice certain d'affection partagée dans cette phrase que prononça la princesse:

—Dieu merci, personne ne s'est encore avisé de lever ce rideau et de découvrir cette retraite charmante: malgré l'espèce de coquetterie que je pourrais mettre à y conduire mes hôtes (car elle est décorée à ravir, ce soir), je voudrais pouvoir y passer cette nuit toute seule, ou avec vous, marquis, pendant que le bal, le bruit et la danse iraient leur train derrière le rideau.

Le marquis répondit, d'un ton qui n'indiquait pas un homme avantageux:

—Vous auriez dû faire fermer tout à fait la grotte, par une porte dont vous auriez eu la clé, et vous en faire un salon réservé, où vous seriez venue de temps en temps vous reposer de la chaleur, de la lumière et des compliments. Vous n'êtes plus habituée au monde, et vous avez trop compté sur vos forces. Vous serez horriblement fatiguée demain matin.

—Je le suis déjà; mais ce n'est pas le monde et le bruit qui m'ont brisée ainsi en un instant.

—Cela, je le conçois, chère amie, dit le marquis en pressant fraternellement la main d'Agathe dans les siennes. Tâchez de vous en distraire, du moins pour quelques heures, afin qu'il n'y paraisse point; car vous ne pouvez échapper aux regards, et, hormis cette grotte, vous ne vous êtes pas laissé, dans tout votre palais, un coin où vous puissiez vous réfugier, sans traverser une foule de salutations obséquieuses, de regards curieux...

—Et de phrases banales dont je me sens déjà le cœur affadi, répondit la princesse en s'efforçant de sourire. Comment peut-on aimer le monde, marquis! concevez-vous cela?

—Je le conçois pour les gens satisfaits d'eux-mêmes, qui croient toujours avoir du profit à se montrer.

—Tenez, le bal est charmant ainsi, à distance, quand on ne le voit pas, et qu'on n'y est pas vu. Ce bourdonnement, cette musique qui nous arrivent, et l'idée qu'on s'amuse ou qu'on s'ennuie là-bas, sans que nous soyons forcés de nous en mêler, ont du piquant et presque de la poésie.

—On dit pourtant aujourd'hui que vous allez vous réconcilier avec le monde, et que cette fête splendide à laquelle vous a décidé l'amour des bonnes œuvres, va vous donner le goût d'en donner ou d'en voir d'autres. Enfin, c'est un bruit que vous allez changer toutes vos habitudes, et reparaître comme un astre trop longtemps éclipsé.

—Et pourquoi dit-on une si étrange chose?

—Ah! pour vous répondre, il faudrait que je me fisse l'écho de tous les éloges que vous n'avez pas voulu recueillir, et je n'ai pas l'habitude de vous dire même des vérités, quand cela pourrait ressembler à des fadeurs.

—Je vous rends cette justice, et je vous autorise, ce soir, à me redire tout ce que vous avez entendu.

—Eh bien! l'on dit que vous êtes encore plus belle que toutes celles qui se donnent de la peine pour le paraître; que vous effacez les femmes les plus brillantes et les plus admirées, par une certaine grâce qui n'appartient qu'à vous, et par un air de simplicité noble qui vous gagne tous les cœurs. On recommence à s'étonner que vous viviez dans la solitude, et... faut-il tout dire?

—Oui, tout absolument.

—On dit (je l'ai entendu de mes oreilles, en coudoyant des gens qui ne me croyaient pas si près): «Quelle fantaisie singulière a-t-elle donc de ne pas épouser le marquis de la Serra?»

—Allez, allez, marquis, dites encore, ne craignez rien; on dit sans doute que j'ai d'autant plus de tort que vous êtes mon amant?

—Non, Madame, on ne dit point cela, répondit le marquis d'un ton chevaleresque, et on ne le dira point tant qu'il me restera une langue pour le nier et un bras pour venger votre honneur.

—Excellent et admirable ami! dit la princesse en lui tendant la main; tu prends cela trop au sérieux. Je parie bien que tout le monde dit et pense que nous nous aimons.

—On peut dire et penser que je vous aime, puisque c'est la vérité, et, qu'à la longue, la vérité perce toujours. C'est pour cela qu'on sait aussi que vous ne m'aimez point.

—Noble cœur! Mais, a présent moins que jamais... Demain je te parlerai de cela plus que je ne l'ai fait encore. Il le faut. Je te dirai tout. Ce n'est pas ici le lieu et le moment. Il faut que je reparaisse dans ce bal où l'on s'étonne peut-être de ne me point voir.

—Êtes-vous assez reposée, assez calme?

—Oui; maintenant je puis reprendre mon masque d'impassibilité.

—Ah! il t'en coûte peu de le prendre, femme terrible! s'écria le marquis en se levant et en pressant convulsivement contre sa poitrine le bras qu'elle venait d'appuyer sur le sien. Au fond de l'âme, tu es aussi invulnérable qu'à la surface.

—Ne dites pas cela, marquis, dit la princesse en l'arrêtant et en le regardant avec des yeux clairs qui firent tressaillir Michel. Dans ce moment solennel de ma vie, c'est une cruauté dont vous ne sentez pas la portée. Demain, pour la première fois, depuis douze ans que nous nous parlons sans nous comprendre, vous me comprendrez parfaitement! Allons! ajouta-t-elle en secouant sa tête charmante, comme pour en chasser les pensées sérieuses, allons danser! Mais, auparavant, disons adieu à cette naïade si bien éclairée, et à cette grotte charmante, qui sera bientôt profanée par la foule des indifférents.

—Est-ce le vieux Pier-Angelo qui l'a si bien ornée? demanda le marquis, en se tournant vers la naïade.

Non, répondit la princesse, c'est lui!

Et, s'élançant dans le bal, comme par l'effet d'une résolution courageuse, elle tira brusquement le rideau et le rejeta sur Michel, qui, par un hasard inespéré, se trouva ainsi doublement caché au moment où elle passait près de lui.

Le trouble que sa situation personnelle lui causait fut à peine dissipé, qu'il entra dans la grotte, et, s'y voyant seul, il se laissa tomber sur le divan, à côté de la place que venait d'y occuper la princesse. Tout ce qu'il avait entendu l'avait agité singulièrement; mais toutes les réflexions qu'il eût pu faire étaient dominées maintenant par le dernier mot que cette femme étrange venait de prononcer.

Ce mot eût pu être une énigme pour un jeune homme tout à fait humble et candide: Non, ce n'est pas Pier-Angelo, c'est lui! Quelle mystérieuse réponse, ou quelle distraction singulière! Mais, pour Michel, ce n'était pas une distraction: ce lui ne se rapportait pas à Pier-Angelo, mais à lui-même. Pour la princesse, il était donc celui qu'on n'a pas besoin de nommer, et c'est avec cette concision énergique qu'elle le désignait à un homme épris d'elle.

Cette inexplicable parole, et les réticences qui l'avaient précédée, le refus qu'elle avait fait d'aimer le marquis, ce moment solennel de sa vie dont elle avait parlé, cette émotion terrible qu'elle disait avoir éprouvée dans la soirée, cette confidence importante qu'elle devait faire le lendemain, tout cela se rapportait-il donc à Michel?

Quand il se rappelait l'incroyable regard qu'elle avait jeté sur lui en le voyant pour la première fois avant l'ouverture du bal, il était tenté de se livrer aux plus folles présomptions. Il est vrai qu'en parlant au marquis, il y avait eu un instant où ses yeux rêveurs avaient brillé aussi d'un éclat extraordinaire; mais il ne semblait pas à Michel qu'ils eussent alors la même expression que lorsqu'ils avaient plongé dans les siens. Regard pour regard il aimait encore mieux celui qu'il avait obtenu.

Qui pourrait raconter les étranges et magnifiques romans que, pendant un quart d'heure, forgea la cervelle de ce téméraire enfant? Ils étaient tous bâtis sur la même donnée, sur le génie extraordinaire d'un jeune artiste qui s'ignorait lui-même, et qui venait de se révéler subitement dans une grande et vive peinture de décor. La belle princesse qui avait fait exécuter cet essai, était venue souvent, à la dérobée, pendant huit jours, examiner les progrès de l'œuvre magistrale; et, pendant huit jours que l'artiste avait fait la sieste et mangé à de certains moments, dans de certaines salles mystérieuses du palais enchanté, cette fée invisible était venue le contempler, tantôt de derrière un rideau, tantôt d'une rosace du plafond. Elle s'était prise d'amour pour sa personne, ou d'admiration pour son talent, enfin, d'un engouement quelconque pour lui; et ce sentiment était trop vif pour qu'elle eût trouvé le sang-froid de le lui manifester par des paroles. Son regard lui avait tout révélé malgré elle; et lui, tremblant et bouleversé, comment s'y prendrait-il pour lui dire qu'il avait bien compris?

Il en était là, lorsque le marquis de la Serra, l'adorateur de la princesse, reparut tout à coup devant lui et le surprit, tenant dans ses mains, et contemplant sans le voir, l'éventail qu'elle avait oublié sur le divan.

—Pardon, mon cher enfant, lui dit le marquis en le saluant avec une courtoisie charmante, je suis forcé de vous reprendre cet objet qu'une dame redemande. Mais si les peintures chinoises de cet éventail vous intéressent, je pourrai mettre à votre disposition une collection de vases et d'images curieuses, où vous serez libre de choisir.

—Vous êtes beaucoup trop bon, monsieur le marquis, répondit Michel, blessé d'un ton de bienveillance où il crut voir une impertinente protection; cet éventail ne m'intéresse point, et la peinture chinoise n'est pas de mon goût.

Le marquis s'aperçut fort rien du dépit de Michel, il reprit en souriant:

—C'est apparemment que vous n'avez vu que des échantillons grossiers de l'art de ce peuple; mais il existe des dessins coloriés, qui, malgré la simplicité élémentaire du procédé, sont dignes, pour la pureté des lignes et la naïveté charmante des mouvements, d'être comparés aux étrusques. Je serais heureux de vous montrer ceux que je possède. C'est un petit plaisir que je voudrais vous procurer et qui ne m'acquitterait pas encore envers vous, car j'en ai eu un bien grand à voir vos peintures.

Le marquis parlait d'un air si sincère, et il y avait sur sa noble figure une bienveillance si marquée, que Michel, attaqué par son côté sensible, ne put s'empêcher de lui avouer naïvement ce qu'il éprouvait.

—Je crains, dit-il, que Votre Seigneurie ne veuille m'encourager par plus d'indulgence que je n'en mérite; car je ne suppose pas qu'elle s'abaisse à railler un jeune artiste, au début délicat de sa carrière.

—Dieu m'en préserve, mon jeune maître! répondit M. de la Serra, en lui tendant la main d'un air de franchise irrésistible. Je connais et j'estime trop votre père pour n'être pas bien disposé d'avance en votre faveur; cela, je dois l'avouer; mais, sincèrement, je puis vous affirmer que vos peintures révèlent du génie et promettent du talent. Voyez, je ne vous flatte pas; il y a encore de grandes fautes d'inexpérience, ou peut-être d'emportement d'imagination, dans votre œuvre; mais il y a un cachet de grandeur et une originalité de conception qui ne s'acquièrent ni ne se perdent. Travaillez, travaillez, mon jeune Michel-Ange, et vous justifierez le beau nom que vous portez.

—Votre avis est-il partagé, monsieur le marquis, demanda Michel, violemment lente d'amener le nom de la princesse dans cette conversation.

—Mon avis est, je crois, celui de tout le monde. On critique vos défauts avec indulgence, on loue de grand cœur vos qualités; on ne s'étonne pas de vos dispositions brillantes quand on apprend que vous êtes de Catane, et fils de Pier-Angelo Lavoratori, excellent artisan, plein de cœur et de feu. On est bon compatriote ici, Michel-Ange! On se réjouit du succès qu'obtient un enfant du pays, et chacun en prend généreusement sa part. On estime tant ceux qui sont nés sur le sol bien-aimé, qu'on oublie toutes les distinctions de caste, et que, nobles ou paysans, ouvriers ou artistes, se pardonnent les antiques préjugés respectifs pour confondre leurs vœux dans le sentiment de l'unité de race.

—Oh! pensa Michel, le marquis me parle politique! Je ne connais point ses opinions. Peut-être, s'il a deviné les sentiments de la princesse, va-t-il travailler à me perdre! Je ne me fierai point à lui.—Puis-je savoir de Votre Seigneurie, dit-il, si la princesse de Palmarosa a daigné lever les yeux sur mes peintures, et si elle n'est pas trop mécontente de mes décors?

—La princesse est enchantée, n'en doutez pas, mon cher maître, répondit le marquis avec une merveilleuse cordialité; et, si elle vous savait ici, elle y viendrait pour vous le dire elle-même. Mais elle est trop occupée en ce moment pour que vous puissiez l'approcher. Demain, sans doute, elle vous donnera les éloges que vous méritez, et vous ne perdrez rien pour attendre... A propos, dit le marquis en se retournant, au moment de quitter Michel, voulez vous venir voir mes peintures chinoises et d'autres peintures qui ne sont pas sans mérite? Je serai charmé de vous recevoir souvent. Ma maison de campagne est à deux pas d'ici.

Michel s'inclina comme pour remercier et accepter; mais, quoiqu'il eût dû être flatté de la grâce du marquis à son égard, il demeura triste et comme accablé. Évidemment le marquis n'était pas jaloux de lui. Il n'était pas même inquiet.

XII.

MAGNANI.

Rien n'est si mortifiant que d'avoir cru, ne fût-ce que pendant une heure, à une aventure romanesque, enivrante, et de s'apercevoir tout doucement qu'on a bien pu faire un rêve absurde. Chaque nouvelle réflexion de notre jeune artiste refroidissait sa cervelle et le ramenait à la triste notion de la vraisemblance. Sur quoi avait-il pu bâtir tant de châteaux en Espagne! Sur un regard qu'il avait sans doute mal interprété, et sur une parole qu'il devait avoir mal entendue. Toutes les raisons probantes qui donnaient un démenti formel à son extravagante présomption se dressèrent devant lui comme une montagne, et il se sentit retomber du ciel sur terre.

«Je suis bien fou, se dit-il enfin, de m'occuper des yeux problématiques et des paroles inintelligibles d'une femme que je ne connais pas, et que par conséquent je n'aime point, quand il s'agit pour moi de choses bien autrement sérieuses. Allons donc voir si ce marquis ne m'a pas trompé, et si tout le monde trouve qu'il y a du génie à défaut de science dans ma peinture!

«Et cependant, se disait-il encore en quittant la grotte, il y a toujours au fond de tout ceci quelque chose qui sent le mystère. D'où ce marquis me connaît-il, moi qui ne l'ai jamais vu? D'où vient qu'il m'a abordé sans hésitation, avec une telle familiarité, en m'appelant par mon nom, comme si nous étions de vieux amis?»

Il est vrai que Michel se disait aussi: «Il a bien pu être à une fenêtre, ou dans une église, ou sur la place publique le jour où je me suis promené avec mon père dans la ville; ou encore, lorsque j'ai regardé les jardins suspendus de la Sémiramis qui me fait travailler, il pouvait être dans un de ces boudoirs si bien fermés en apparence, dont les croisées donnent de ce côté, et où il est autorisé, sans doute, à venir soupirer sans espoir pour ses beaux yeux fantasques.»

Michel parcourut la foule, et il n'attira l'attention de personne. On ne connaissait pas ses traits, quoique son nom eût passé dans beaucoup de bouches, et on parlait librement de ses peintures à ses oreilles.

«Cela promet, disaient les uns.

—Il a encore beaucoup à apprendre, disaient les autres.

—Il y a de la fantaisie, du goût; cela plaît aux yeux et amuse la pensée.

—Oui, mais il y a de trop grands bras, de trop petites jambes, des raccourcis d'une ignorance extrême; des mouvements impossibles.

—D'accord, mais toujours gracieux. Je vous dis que ce garçon, car on prétend que c'est presque un enfant, ira loin.

—C'est un enfant de notre ville.

—Eh bien! il en fera le tour et il n'ira pas plus loin, répondait un Napolitain.»

Somme toute, Michel-Ange Lavoratori entendit plus d'éloges bienveillants que de critiques amères; mais il sentit beaucoup d'épines en cueillant beaucoup de roses, et il reconnut que le succès est un mets sucré où il entre pas mal de fiel. Il en fut attristé d'abord; puis, croisant ses bras sur sa poitrine, regardant son œuvre, et cessant d'écouter l'avis des autres, il se rendit compte à lui-même de ses qualités et de ses défauts avec une impartialité qui triompha de l'amour-propre.

«Ils ont tous raison, dit-il. Cela promet, mais ne tient pas d'avance. Je me l'étais déjà dit, je crèverai ces toiles en les rangeant dans les greniers du palais, et je ferai mieux dorénavant. J'ai fait sur moi-même une expérience que je ne regrette pas, quoique je n'en sois pas fort content; mais je saurai en profiter, et favorable ou non à ma fortune, cet essai le sera à mon talent.»

Michel ayant recouvré toute la lucidité de ses pensées, et se disant qu'il n'était point un des patrons qui payaient à leur entrée un droit pour les pauvres, il résolut de s'abstenir du spectacle de la fête et de se promener à l'écart dans quelque partie tranquille du palais, en attendant qu'il se sentit absolument calme et disposé à aller se reposer. Sa raison était revenue, mais la fatigue des jours précédents avait laissé dans son sang et dans ses nerfs un peu d'agitation fébrile. Il essaya de monter jusqu'au Casino, d'où l'on pouvait sortir sur les terrasses naturelles de la montagne.

Toute celle belle maison était éclairée et ornée de fleurs; le public y circulait librement; mais, après un tour de promenade, la foule cessa de s'y porter. Le gros du spectacle, les danses, la jeunesse, la musique, le bruit, l'amour, étaient en bas, dans la grande salle artificielle. Il ne resta plus dans les galeries supérieures, dans les élégants escaliers et dans les vastes appartements, que des groupes majestueux ou discrets, quelques graves personnages s'occupant d'affaires d'État, ou quelques grandes coquettes accaparant et retenant par leur conversation raffinée certains hommes autour de leur fauteuil.

Vers minuit, toutes les personnes qui ne prenaient pas un plaisir marqué ou un intérêt direct à la réunion se retirèrent, et la fête, devenue moins nombreuse, fut plus belle et mieux encadrée.

Michel arriva par un petit escalier dérobé jusqu'au parterre aérien de la princesse. A cette hauteur, la brise était très-fraîche, et il éprouva un grand bien-être à s'asseoir sur la dernière marche de cet escalier, auprès d'une plate-bande embaumée. Ce parterre était désert. On voyait à travers des rideaux de gaze d'argent l'intérieur, désert aussi, des appartements de la princesse. Mais Michel n'y fut pas longtemps seul; Magnani vint l'y joindre.

Magnani était un des plus beaux garçons parmi les ouvriers de la ville. Il était laborieux, intelligent, brave et probe. Michel ne se défendit point de l'amitié qu'il lui inspirait, et oublia avec lui l'espèce de gêne et de défiance que lui avaient causée tous les artisans avec lesquels la position de son père le forçait de se mettre à l'unisson. Il souffrait, le pauvre enfant, après des années de loisir, de se retrouver parmi des garçons un peu rudes, un peu bruyants, qui lui reprochaient de les dédaigner et qu'il faisait de vains efforts pour regarder comme ses pareils.

Il avoua tout à Magnani, qu'il voyait être le plus distingué de tous, et dont la cordiale franchise n'avait rien de blessant ni de tyrannique. Il lui confia toutes les ambitions, toutes les faiblesses, tous les enivrements et toutes les souffrances, enfin tous les petits secrets de son jeune cœur. Magnani le comprit, l'excusa et lui parla raison.

«Vois-tu, Michel, toi dit-il, tu n'as pas tort à mes yeux; l'inégalité des positions est jusqu'à présent la loi du monde; chacun veut monter, aucun ne veut descendre. S'il en était autrement, le peuple resterait à l'état de brute. Dieu merci, le peuple veut grandir, et il grandit, quoi qu'on fasse pour l'en empêcher. Moi-même, je cherche à parvenir, à posséder quelque chose, à ne pas obéir toujours, à être libre, enfin! Mais à quelque félicité que je puisse arriver, il ne me semble pas que je doive oublier le point d'où je serai parti. L'injuste hasard fait rester dans la misère bien des gens qui mériteraient aussi bien que moi, et mieux que moi, peut-être, d'en sortir. Voilà pourquoi je ne mépriserai jamais ceux que j'aurai laissés derrière moi, et ne cesserai pas de les aimer de toute mon âme et de les aider de tout mon pouvoir.

«Je sais bien que tu fuis tes frères d'origine sans les mépriser, sans les haïr; tu te déplais avec eux, et tu les obligerais pourtant dans l'occasion; mais, prends-y garde! il y a un peu d'orgueil mal entendu dans cette espèce d'affection protectrice, et, si elle devient légitime un jour, songe qu'à l'heure qu'il est, elle pourrait bien être déplacée. Tu as plus d'intelligence et de savoir-vivre que la plupart d'entre nous, je l'accorde; mais est-ce là une supériorité bien réelle? Tel pauvre diable qui aura plus de sagesse, de vertu ou de courage que toi, n'aura-t-il pas le droit de se croire au moins ton égal, quand même il aurait la parole brusque et le langage vulgaire?

«Il t'arrivera plus d'une fois, dans ta carrière d'artiste, d'avoir à prendre patience devant l'impertinence des riches; et même, si je ne me trompe, la vie des artiste doit être une attention continuelle à préserver le mérite personnel des dédains du mérite imaginaire attaché à la naissance, au pouvoir et à la fortune.

«Cependant, tu t'élances vers ce monde-là, sans effroi et sans honte; tu acceptes le défi d'avance, tu vas te mesurer avec la vanité amère des grands; d'où vient donc que cela te semble moins blessant et moins rude que la familiarité naïve des petits? J'excuserais plus volontiers l'offense d'un ignorant que celle d'un raffiné, et je me sentirais plus à l'aise au milieu des coups de poing de mes camarades que sous les gracieux quolibets de mes prétendus supérieurs.

«Est-ce l'ennui qui te chasse du milieu de nous? Est-ce parce que nous avons peu d'idées et point d'art pour les exprimer? Mais nous avons peut-être autre chose qui t'intéresserait, si tu le comprenais. Cette simplicité que nous caractérise a son beau côté, qui devrait frapper de respect et d'attendrissement ceux qui l'ont perdue. Sont-ce les défauts, les vices mêmes qui se rencontrent parmi nous, que te soulèvent le cœur de dégoût? Mais ces vices que me font mal à voir, et dont je veille sans cesse à me préserver, les hautes classes en sont-elles exemptes? De ce qu'elles les cachent mieux, ou de ce que, chez elles, le dévergondage de l'esprit colore et stimule celui des sens, s'ensuit-il que ces vices soient plus tolérables? Ils ont beau se cacher, ces heureux du siècle, leurs fautes, leurs crimes transpirent jusqu'à nous, et c'est souvent, presque toujours parmi nous qu'ils cherchent leurs complices ou leurs victimes.

«Va, Michel, travaille, espère, monte, mais que ce ne soit pas au détriment de l'esprit de justice et de bonté; car, alors, si tu grandissais dans l'opinion de quelques-uns, tu descendrais à proportion dans l'estime de la plupart.

—«Tout ce que tu dis est vrai et sage, répondit Michel; mais la conclusion est-elle bien posée? Dois-je poursuivre la carrière des arts, et faire en même temps ma société exclusive, ou du moins préférée, de ces ouvriers parmi lesquels le sort m'a fait naître? Tu verras, si tu y songes bien, que cela est incompatible, que les œuvres de l'art sont dans la main des riches, qu'eux seuls possèdent, achètent et commandent des tableaux, des statues, des vases, des ouvrages de ciselure et de gravure. Pour être employé par eux, il faut bien vivre avec eux, comme eux; sinon l'oubli, l'obscurité, la misère sont le partage du génie. Nos pères, les nobles artisans de la renaissance et du moyen âge, étaient à la fois des artistes et des ouvriers. Leur position était nette, et le plus ou moins de talent la faisait plus ou moins brillante. Aujourd'hui, tout est changé. Les artistes sont plus nombreux et les riches sont moins grands seigneurs. Le goût s'est corrompu, les Mécènes ne s'y connaissent plus. On bâtit moins de palais: pour un musée qui se forme, trente sont vendus en détail pour payer des dettes, ou parce que les héritiers des grandes maisons préfèrent l'argent aux monuments du génie. Il ne suffit donc plus d'être un homme supérieur pour trouver de l'emploi et de l'honneur dans son métier. C'est le hasard et encore plus souvent l'intrigue, qui font que quelques-uns naviguent, tandis que beaucoup d'autres, qui peut-être valaient mieux, sont submergés.

«Pourtant je ne me fie point au hasard, et ma fierté se refuse à l'intrigue. Que ferai-je donc? Attendrai-je que quelque amateur apprécie une figure de décor assez largement conçue, sur une toile peinte à la colle, et qu'il en soit assez frappé pour venir le lendemain me chercher au cabaret afin de me commander un tableau? Cette bonne fortune peut m'arriver une fois sur cent: mais encore, le jour où elle m'arrivera, il faudra que je doive mon pain à la protection du riche, que aura commencé à s'intéresser à moi. Tôt ou tard, il faudra bien que je me courbe devant lui et que je le prie de me recommander aux autres.

«Ne vaut-il pas mieux que, le plus tôt possible, et dès que je serai sûr de moi-même, je quitte l'échelle et le tablier, que je prenne l'extérieur d'un homme qui ne mendie point, et que je me présente, le front levé, parmi les riches? Si je sors du cabaret bras dessus, bras dessous, avec les joyeux compagnons de la scie ou de la truelle, il est évident que je ne pourrai pas entrer dans le palais comme un hôte, mais comme un salarié; et qu'aujourd'hui même, si je voulais aborder une de ces belles dames et l'inviter à danser, je serais bafoué et chassé au bout d'un quart d'heure. Un temps doit venir pourtant où elles me feront des avances, et où mon talent sera pour moi un titre qui pourra lutter avec avantage contre celui de duc ou de marquis, dans les succès de ce monde-là. Mais c'est à la condition que mes habitudes et mes manières auront pris l'empreinte et le cachet de l'aristocratie. Il faudra que je sois ce qu'ils appellent un homme de bonne compagnie; autrement, je serais en vain un homme de génie; personne ne s'en aviserait.

«Je ne ferai donc mon chemin, comme artiste, qu'en détruisant en moi l'artisan. Il faut que j'arrive à être libre possesseur de mes œuvres, et à les vendre comme fait un propriétaire, au lieu de les exécuter comme fait un journalier. Eh bien! pour cela, il faut que j'aie de la réputation, et la réputation aujourd'hui, ne vient pas chercher l'artiste au fond de son grenier; il est obligé de se la donner lui-même en payant de sa personne, en fréquentant ceux qui la dispensent, en la réclamant comme un droit et non en l'implorant comme une aumône. Vois, Magnani, si je puis sortir de ce dilemme! Pourtant, je souffre mortellement, je te le jure, en songeant qu'il faut que je renie en quelque sorte la race de mes pères, et que je dois me laisser accuser de sottise et d'impudence par des hommes dont je me sens le frère et l'ami. Tu vois bien qu'il faut que je m'éloigne d'un pays où la popularité de mon père rendrait ce divorce plus choquant pour les autres et plus douloureux pour moi-même que partout ailleurs. J'y suis venu remplir un devoir, expier des égarements; mais quand ma tâche sera remplie, il faut que je retourne à Rome, et que, de là, je parcoure le monde sous le déguisement peut-être anticipé d'un homme libre. Si je ne le fais point, adieu tout mon avenir; j'y puis renoncer dès aujourd'hui.

—«Oui! oui! je comprends, reprit Magnani, il faut s'affranchir à tout prix. Le travail du journalier c'est le servage; l'œuvre de l'artiste c'est le titre d'homme. Tu as raison, Michel, c'est ton droit, par conséquent ton devoir et ta destinée. Mais qu'elle est sombre et cruelle la destinée des hommes intelligent! Quoi, répudier sa famille, quitter sa terre natale, jouer une sorte de comédie pour se faire accepter des étrangers, prendre le masque pour recevoir la couronne, entrer en guerre contre les pauvres qui vous condamnent et les riches qui vous admettent à peine! C'est affreux, cela! c'est à dégoûter de la gloire! Qu'est-ce donc que la gloire pour qu'on l'achète à ce prix?

—«La gloire, comme on l'entend dans le sens vulgaire, n'est rien en effet, mon ami, répondit Michel avec feu, si ce n'est rien de plus que le petit bruit qu'un homme peut faire dans le monde. Honte à celui qui trahit son sang et brise ses affections pour satisfaire sa vanité! Mais la gloire, telle que je la conçois, ce n'est pas cela! C'est la manifestation et le développement du génie qu'on porte en soi. Faute de trouver des juges éclairés, des admirateurs enthousiastes, des critiques sévères, et même des détracteurs envieux, faute enfin de goûter tous les avantages, de recevoir tous les conseils et de subir toutes les persécutions que soulève la renommée, le génie s'éteint dans le découragement, l'apathie, le doute ou l'ignorance de soi-même. Grâce à tous les triomphes, à tous les combats, à toutes les blessures qui nous attendent dans une haute carrière, nous arrivons à faire de nos forces le plus magnifique usage possible, et à laisser, dans le monde de la pensée, une trace puissante, ineffaçable, à jamais féconde. Ah! celui qui aime vraiment son art veut la gloire de ses œuvres, non pas pour que son nom vive, mais pour que l'art ne meure point. Et que m'importerait de n'avoir pas les lauriers de mon patron Michel-Ange, si je laissais à la postérité une œuvre anonyme comparable à celle du Jugement dernier! Faire parler de soi est plus souvent un martyre qu'un enivrement. L'artiste sérieux cherche ce martyre et l'endure avec patience. Il sait que c'est la dure condition de son succès; et son succès, ce n'est pas d'être applaudi et compris de tous, c'est de produire et de laisser quelque chose en quoi il ait foi lui-même. Mais qu'as-tu, Magnani? tu es triste et ne m'écoutes plus?»

XIII.

AGATHE.

«Je t'écoute, Michel, je t'écoute beaucoup, au contraire, répondit Magnani, et je suis triste parce que je sens la force de ton raisonnement. Tu n'es pas le premier avec lequel je cause de ces choses-là: j'ai déjà connu plus d'un jeune ouvrier qui aspirait à quitter son métier, à devenir commerçant, avocat, prêtre ou artiste; et, il est vrai de dire que, tous les ans, le nombre de ces déserteurs augmente. Quiconque se sent de l'intelligence parmi nous se sent aussitôt de l'ambition, et jusqu'ici, j'ai combattu avec force ces velléités dans les autres et dans moi-même. Mes parents, fiers et entêtés comme de vieilles gens et de sages travailleurs qu'ils étaient, m'ont enseigné, comme une religion, de rester fidèle aux traditions de famille, aux habitudes de caste; et mon cœur a goûté cette morale sévère et simple. Voilà pourquoi j'ai résolu, en brisant parfois mon propre élan, de ne pas chercher le succès hors de ma profession; voilà pourquoi aussi j'ai rudement tancé l'amour-propre de mes jeunes camarades aussitôt que je l'ai vu poindre; voilà pourquoi mes premières paroles de sympathie et d'intérêt pour toi ont été des avertissements et des reproches.

«Il me semble que jusqu'à toi j'ai eu raison, parce que les autres étaient réellement vaniteux, et que leur vanité tendait à les rendre ingrats et égoïstes. Je me sentais donc bien fort pour les blâmer, les railler et les prêcher tour à tour. Mais avec toi je me sens faible, parce que tu es plus fort que moi dans la théorie. Tu peins l'art sous des couleurs si grandes et si belles, tu sens si fortement la noblesse de sa mission, que je n'ose plus te combattre. Il me semble que toi, tu as droit de tout briser pour parvenir, même ton cœur, comme j'ai brisé le mien pour rester obscur... Et pourtant ma conscience n'est pas satisfaite de cette solution. Cette solution ne m'en paraît pas une. Voyons, Michel, tu es plus savant que moi; dis moi qui de nous deux a tort devant Dieu.

—Ami, je crois que nous avons tous deux raison, répondit Michel. Je crois qu'à nous deux, dans ce moment, nous représentons ce qui se passe de contradictoire, et pourtant de simultané, dans l'âme du peuple, chez toutes les nations civilisées. Tu plaides pour le sentiment. Ton sentiment fraternel est saint et sacré. Il lutte contre mon idée: mais l'idée que je porte en moi est grande et vraie: elle est aussi sacrée, dans son élan vers le combat, que l'est ton sentiment dans sa loi de renoncement et de silence. Tu es dans le devoir, je suis dans le droit. Tolère-moi, Magnani, car moi, je te respecte, et l'idéal de chacun de nous est incomplet s'il ne se complète par celui de l'autre.

—Oui, tu parles de choses abstraites, reprit Magnani tout pensif, je crois te comprendre; mais dans le fait, la question n'est pas tranchée. Le monde actuel se débat entre deux écueils, la résignation et la lutte. Par amour pour ma race, je voudrais souffrir et protester avec elle. Par le même motif peut-être, tu veux combattre et triompher en son nom. Ces deux moyens d'être homme semblent s'exclure et se condamner mutuellement. Qui doit prévaloir devant la justice divine, du sentiment ou de l'idée? Tu l'as dit: «Tous deux!» Mais sur la terre, où les hommes ne se gouvernent point par des lois divines, où trouver l'accord possible de ces deux termes? Je le cherche en vain!

—Mais à quoi bon le chercher? dit Michel, il n'existe pas sur la terre à l'heure qu'il est. Le peuple peut s'affranchir et s'illustrer en masse par les glorieux combats, par les bonnes mœurs, par les vertus civiques, mais individuellement, chaque homme du peuple a une destinée particulière: à celui qui se sent né pour toucher les cœurs, de vivre fraternellement avec les simples; à celui qui se sent appelé à éclairer les esprits, de chercher la lumière, fût-ce dans la solitude, fût-ce parmi les ennemis de sa race. Les grands maîtres de l'art ont travaillé matériellement pour les riches, mais moralement pour tous les hommes, car le dernier des pauvres peut puiser dans leurs œuvres le sentiment et la révélation du beau. Que chacun suive donc son inspiration et obéisse aux vues mystérieuses de la Providence à son égard! Mon père aime à chanter de généreux refrains dans les tavernes; il y électrise ses compagnons; ses récits, sur un banc, au coin de la rue, sa gaieté et son ardeur au chantier, dans le travail en commun, font grandir tous ceux qui le voient et l'entendent. Le ciel l'a doué d'une action immédiate, par les moyens les plus simples, sur la fibre vitale de ses frères, l'enthousiasme dans le labeur, l'expansion dans le repos. Moi, j'ai le goût des temples solitaires, des vieux palais riches et sombres, des antiques chefs-d'œuvre, de la rêverie chercheuse, des jouissances épurées de l'art. La société des patriciens ne m'alarme pas. Je les trouve trop dégénérés pour les craindre; leurs noms sont à mes yeux une poésie qui les relève à l'état de figures, d'ombres si tu veux, et j'aime à passer en souriant parmi ces ombres qui ne me font point peur. J'aime les morts; je vis avec le passé; et c'est par lui que j'ai la notion de l'avenir; mais je t'avoue que je n'ai guère celle du présent, que le moment précis où j'existe n'existe pas pour moi, parce que je vais toujours fouillant en arrière, et poussant en avant toutes les choses réelles. C'est ainsi que je les transforme et les idéalise. Tu vois bien que je ne servirais pas aux mêmes fins que mon père et toi, si j'employais les mêmes moyens. Ils ne sont pas en moi.

«Michel, dit Magnani en se frappant le front, tu l'emportes! Il faut bien que je t'absolve, et que je te délivre de mes remontrances! Mais je souffre, vois-tu, je souffre beaucoup! Tes paroles me font un grand mal!

—Et pourquoi donc, cher Magnani?

—C'est mon secret, et pourtant je veux te le dire sans en trahir la sainteté. Crois-tu donc que, moi aussi, je n'aie pas quelque ambition permise, quelque désir secret et profond de m'affranchir de la servitude où je vis? Ignores-tu que tous les hommes ont au fond du cœur le désir d'être heureux? Et crois-tu que le sentiment d'un sombre devoir me fasse nager dans les délices?

«Tiens! juge de mon martyre. J'aime éperdûment, depuis cinq ans, une femme que son rang dans le monde place aussi loin de moi que le ciel l'est de la terre. Ayant toujours regardé comme impossible qu'elle eût seulement un regard de compassion pour moi, je me suis rattaché à l'enthousiasme de ma souffrance, de ma pauvreté, de ma nullité forcée parmi les hommes. C'est avec une sorte d'amertume que j'ai résolu de ne point imiter ceux qui veulent parvenir et qui s'exposent à être bafoués en haut et en bas. Si j'étais de ceux-là, pensais-je, un jour viendrait peut-être où je pourrais porter galamment à mes lèvres la main de celle que j'adore. Mais dès que j'ouvrirais la bouche pour trahir le mystère de ma passion, je serais sans doute repoussé, raillé, foulé aux pieds; j'aime mieux rester perdu dans la poussière de mon métier, et ne jamais élever jusqu'à elle des prétentions insensées. J'aime mieux qu'elle croie à jamais impossible une aspiration de moi vers elle! Au moins, sous la livrée de l'ouvrier, elle respectera ma souffrance ignorée; elle ne l'envenimera point en la découvrant, en rougissant de l'avoir inspirée, en croyant nécessaire de s'en préserver. A l'heure qu'il est, elle passe près de moi comme à côté d'une chose qui lui est indifférente, mais qu'elle ne se croirait pas le droit d'insulter et de briser. Elle me salue, me sourit et me parle comme à un être d'une autre nature que la sienne: il n'y paraît point, mais cet instinct est en elle, je le sens et m'en rends compte. Du moins elle ne songe pas à m'humilier, elle ne le voudrait pas; et, moins j'ai l'orgueil de lui plaire, moins je crains qu'elle ne m'outrage par sa pitié. Tout cela changerait si j'étais peintre ou poëte, si je lui présentais son portrait fait de ma main tremblante, ou un sonnet de ma façon en son honneur; elle sourirait autrement, elle me parlerait autrement. Il y aurait de la réserve, de la raillerie ou de la compassion dans sa bonté, soit que j'eusse réussi ou échoué dans ma tentative d'art. Oh! que cela m'éloignerait d'elle et me ferait descendre plus bas que je ne suis! J'aime mieux être l'ouvrier qui lui rend service en lui vendant l'emploi de ses bras, que le débutant qu'elle protégerait comme faible ou qu'elle plaindrait comme fou!

—Je t'approuve, ami, dit Michel, devenu pensif à son tour. J'aime ta fierté, et je crois que ce serait un bon exemple à suivre, même dans ma position et avec les projets que je nourris, d'ailleurs, si j'étais tenté de chercher l'amour au delà de certains obstacles, absurdes, il est vrai, mais énormes!

—Oh! toi, Michel, c'est bien différent. Ces obstacles qui existeraient aujourd'hui entre toi et une grande dame seront rapidement franchis, et, tu l'as dit toi-même, un jour viendra où ces femmes-là te feront des avances. Cette parole, qui s'est échappée de ton cœur, m'a d'abord semblé présomptueuse et ridicule. A présent que je te comprends, je la trouve naturelle et légitime. Oui, tu plairas aux femmes les plus haut placées, toi, parce que tu es dans la fleur de la jeunesse, parce que ta beauté a un caractère délicat et un peu efféminé qui te fait ressembler aux hommes nés pour l'oisiveté, parce que tu as l'habitude de l'élégance, l'instinct des belles manières et de l'aisance dans les habits que tu portes; car il faut tout cela, joint au génie et au succès, pour que ces femmes orgueilleuses oublient l'origine plébéienne de l'artiste. Oui, tu pourras leur paraître un homme, tandis que moi je voudrais en vain me farder; je ne serai jamais qu'un manœuvre, et ma rude enveloppe percera malgré moi. Il serait trop tard à présent: j'ai vingt-six ans!.... Mais je frissonne sous une émotion étrange, en pensant qu'il y a cinq ans, quand j'étais encore maniable comme la cire, comme l'enfance, si quelqu'un eût légitimité et ennobli à mes yeux les instincts qui naissaient en moi, si quelqu'un m'eût parlé comme tu viens de le faire, j'eusse pu suivre une direction analogue à la tienne, et m'élancer dans une carrière enivrante. J'avais l'esprit ouvert au sentiment du beau; je pouvais chanter comme le rossignol, sans m'expliquer mes propres accents, mais avec la puissance de l'inspiration sauvage. Je pouvais lire, comprendre et retenir beaucoup de livres; je comprenais aussi la nature; je lisais dans le ciel et dans l'horizon des mers, dans la verdure des forêts et l'azur des grandes montagnes. Il me semble que j'aurais pu être musicien, poëte ou paysagiste. Et déjà l'amour parlait à mon cœur; déjà m'était apparue celle dont je ne puis détacher ma pensée. Quel stimulant pour moi si je m'étais livré à de violentes tentations!

«Mais j'ai tout refoulé dans mon cœur, craignant d'être parjure envers mes parents et mes amis, craignant de m'avilir à leurs yeux et aux miens en voulant m'élever. Je me suis endurci au travail: mes mains sont devenues calleuses, et mon esprit aussi. Ma poitrine s'est élargie, il est vrai, et mon cœur s'y est développé comme un polype qui me ronge, qui absorbe toute ma vie; mais mon front s'est rétréci, j'en suis certain; l'imagination s'est affaissée sur elle-même; la poésie est morte en moi; il ne m'est resté que la raison, le dévouement, la fermeté, le sacrifice... c'est-à-dire la souffrance! Ah! Michel, déploie tes ailes et quitte cette terre de douleurs! vole, comme un oiseau, aux coupoles des palais et des temples, et, de là-haut, regarde ce pauvre peuple qui se traîne et gémit sous tes pieds. Plains-le, du moins, aimes-le si tu peux, et ne fais jamais rien qui puisse le rabaisser dans ta personne.»

Magnani était profondément ému; mais tout à coup son agitation sembla changer de nature: il tressaillit, se retourna vivement et porta la main sur les branches d'un épais buisson de myrte rose qui masquait derrière lui un enfoncement obscur de la muraille. Ce rideau de verdure, qu'il entr'ouvrit convulsivement, ne cachait qu'une entrée de corridor dérobé, lequel, ne conduisant probablement qu'à des chambres de service, n'était pas indiqué à la circulation du public invité. Michel, étonné du mouvement de Magnani, jeta un regard sur ce couloir à peine éclairé d'une lampe pâlissante et dont l'extrémité se perdait dans les ténèbres. Il lui sembla qu'une forme blanche glissait dans ces ombres, mais si vague, qu'elle était presque insaisissable, et qu'on pouvait être abusé par un reflet de lumière plus vive, que l'écartement du buisson entr'ouvert aurait fait passer sur cette profondeur. Il voulut y pénétrer; Magnani le retint en lui disant:

«Nous n'avons pas le droit d'épier ce qui se passe dans les parties voilées de ce sanctuaire. Mon premier mouvement de curiosité a été irréfléchi: j'avais cru entendre marcher légèrement auprès de moi... et j'ai rêvé, sans doute! je m'imaginais voir remuer ce buisson. Mais c'est une illusion produite par la peur qui s'emparait de moi à l'idée que mon secret allait s'échapper de mes lèvres. Je te quitte, Michel; ces épanchements sont dangereux, ils me troublent; j'ai besoin de rentrer en moi-même et de laisser à la raison le temps de calmer les tempêtes soulevées dans mon sein par ta parole et ton exemple!...»

Magnani s'éloigna précipitamment, et Michel recommença à parcourir le bal. L'aveu de son jeune compagnon, pris d'amour insensé pour une grande dame, avait réveillé en lui une émotion dont il croyait avoir triomphé. Il erra autour des danses pour chercher à s'en distraire, car il sentait sa folie aussi dangereuse, pour le moment, que celle de Magnani. Bien des années devaient s'écouler encore avant qu'il pût se croire de niveau, par son génie, avec toutes les positions sociales: aussi se fit-il un amusement plein d'angoisses à regarder les plus jeunes danseuses, et à chercher en rêve, parmi elles, celle qu'un jour il pourrait regarder avec des yeux enflammés d'amour et d'audace. Probablement il ne la découvrit pas, car il attacha successivement sa fantaisie à plusieurs, et, comme dans ces sortes de châteaux en Espagne, on ne risque rien à être fort difficile, il ne cessa pas de chercher et de discuter avec lui-même le mérite comparé de ces jeunes beautés.

Mais, au milieu de ces aberrations de son cerveau, il vit passer tout à coup la princesse de Palmarosa. Attentif jusque-là à se tenir à une certaine distance des groupes dansants, et à circuler discrètement derrière les gradins de l'amphithéâtre, il se rapprocha involontairement; et, quoique la foule ne fût pas assez compacte pour autoriser ou masquer sa présence, il se trouva presque aux premiers rangs parmi des personnes plus titrées ou plus riches les unes que les autres.

Cette fois, son instinct de fierté ne l'avertit point du péril de sa situation. Un invincible aimant l'attirait et le retenait: la princesse dansait.

Sans doute c'était pour la forme, par convenance, ou par obligeance, car elle ne faisait que marcher, et ne paraissait pas y prendre le moindre plaisir. Mais elle marchait mieux que les autres ne dansaient, et, sans songer à chercher aucune grâce, elle les avait toutes. Cette femme avait réellement un charme étrange qui s'insinuait comme un parfum subtil et finissait par tout dominer ou tout effacer autour d'elle. On eût dit d'une reine au milieu de sa cour, dans quelque royaume ou régnerait la perfection morale et physique.

C'était la chasteté des vierges célestes avec leur sérénité puissante, une pâleur qui n'avait rien d'exagéré ni de maladif, et qui proclamait l'absence d'émotions vives. On disait cette vie mystérieuse consacrée à une abstinence systématique ou à une indifférence exceptionnelle. Pourtant ce n'était point l'apparence d'une froide statue. La bonté animait son regard un peu distrait, et donnait à son faible sourire une suavité inexprimable.

Là, au feu de mille lumières, elle apparaissait à Michel tout autre qu'il ne l'avait vue dans la grotte de la Naïade, une heure auparavant, lorsqu'une étrange clarté ou sa propre imagination la lui avaient fait trouver un peu effrayante. Sa nonchalance était maintenant plus calme que mélancolique, plus habituelle que forcée. Elle avait repris juste assez de vie pour s'emparer du cœur et laisser les sens tranquilles.

XIV.

BARBAGALLO.

Si Michel eût pu détourner les yeux de l'objet de sa contemplation, il eût vu, à quelques pas de lui, son père faisant une partie de flageolet à l'orchestre. Pier-Angelo avait la passion de l'art, sous quelque forme qu'il pût se l'assimiler. Il aimait et devinait la musique, et jouait d'instinct de plusieurs instruments, à peu de chose près dans le ton et dans la mesure. Après avoir surveillé plusieurs détails de la fête qui lui avaient été confiés, n'ayant plus rien à faire, il n'avait pu résister au désir de se mêler aux musiciens, qui le connaissaient et qui s'amusaient de sa gaieté, de sa belle et bonne figure et de l'air enthousiaste avec lequel il faisait entendre, de temps en temps, une ritournelle criarde sur son instrument. Quand le ménétrier dont il avait pris la place revint de la buvette, Pier-Angelo s'empara des cymbales vacantes, et, à la fin du quadrille, il raclait avec délices les grosses cordes d'une contre-basse.

Il était surtout ravi de faire danser la princesse, qui, ayant aperçu sa tête chauve sur l'estrade de l'orchestre, lui avait envoyé de loin un sourire et un imperceptible signe d'amitié, que le bonhomme avait recueilli dans son cœur. Michel-Ange eût trouvé peut-être que son père se prodiguait trop au service de cette patronne chérie, et ne portait pas avec assez de sévérité sa dignité d'artisan. Mais, en ce moment, Michel, qui s'était cru distrait où guéri du regard de la princesse Agathe, était si bien retombé sous le prestige, qu'il ne songeait plus qu'à en rencontrer un second.

L'unique toilette que, par un reste d'aristocratie incurable, il avait courageusement apportée sur ses épaules dans un sac de voyage, à travers les défilés de l'Etna, était à la mode et de bon goût. Sa figure était si noble et si belle, qu'il n'y avait certes rien à reprendre dans sa personne et dans sa tenue. Pourtant, depuis quelques minutes, sa présence, dans le cercle qui entourait immédiatement la princesse, importunait les yeux de maître Barbagallo, le majordome du palais.

Ce personnage, habituellement doux et humain, avait pourtant ses antipathies et ses moments d'indignation comique. Il avait reconnu du talent chez Michel; mais l'air impatient de ce jeune homme lorsqu'il lui adressait quelques observations puériles, et le peu de respect qu'il avait paru éprouver pour son autorité, le lui avaient fait prendre en défiance et quasi en aversion. Dans ses idées, à lui qui avait fait une étude particulière des titres et des blasons, il n'y avait de noble que les nobles, et il confondait dans un dédain muet, mais invincible, toutes les autres classes de la société. Il était donc blessé et froissé de voir le fier palais de ses maîtres ouvert à ce qu'il appelait une cohue, à des commerçants, à des hommes de loi, à des dames israélites, à des voyageurs suspects, à des étudiants, à de petits officiers, enfin à quiconque, pour une pièce d'or, pouvait s'arroger le droit de danser au quadrille de la princesse. Cette fête par souscription était une invention nouvelle, venue de l'étranger, et qui renversait toutes ses notions sur le décorum.

La retraite où la princesse avait toujours vécu avait aidé ce digne majordome à conserver toutes ses illusions et tous ses préjugés sur l'excellence des races; voilà pourquoi, à mesure que la nuit avançait, il était de plus en plus triste, inquiet et morose. Il venait de voir la princesse promettre une contredanse à un jeune avocat qui avait eu l'audace de l'inviter, et, en regardant Michel-Ange Lavoratori la contempler de si près avec des yeux ravis, il se demanda si ce barbouilleur n'allait pas aussi se mettre sur les rangs pour danser avec elle.

«Le monde est renversé depuis vingt ans, je le vois bien, se disait-il; si on eût donné un pareil bal ici, du temps du prince Dionigi, les choses se fussent passées autrement. Chaque société se fût tenue à l'écart des autres; on eût formé divers groupes qui ne se fussent pas mêlés à leurs supérieurs ou à leurs inférieurs. Mais ici tous les rangs sont confondus, c'est un bazar, une saturnale!

«Mais, à propos, s'avisa-t-il de penser, que fait là ce petit peintre? Il n'a pas payé, lui; il n'a pas même le droit qu'on achète aujourd'hui, hélas! à la porte du noble palais de Palmarosa. Il n'est admis ici que comme ouvrier. S'il veut jouer du tambourin à côté de son père ou veiller aux quinquets, qu'il se range d'où il est. Mais, à coup sûr, je rabattrai maintenant son petit amour-propre, et il aura beau trancher du grand peintre, je le renverrai à sa colle. C'est une petite leçon que je lui dois, puisque son vieux extravagant de père le gâte et ne sait pas le conduire.»

Armé de cette belle résolution, messire Barbagallo, qui n'osait lui-même approcher du cercle de la princesse, s'efforça d'attirer de loin l'attention de Michel, en lui faisant force signes, que celui-ci n'aperçut pas le moins du monde. Alors le majordome, voyant que la contredanse allait finir, et que la princesse ne pourrait manquer de voir le jeune Lavoratori ainsi installé cavalièrement sur son passage, se décida à en finir par un coup d'État. Il se glissa parmi les assistants comme un chien d'arrêt dans les blés, et, passant doucement son bras sous celui du jeune homme, il s'efforça de l'attirer à l'écart, sans esclandre et sans bruit.

Michel venait, en cet instant, de rencontrer ce regard de la princesse qu'il cherchait et attendait depuis si longtemps.

Ce regard l'avait électrisé, quoiqu'il lui parût voilé par un sentiment de prudence; et, lorsqu'il se sentit prendre le bras, sans détourner la tête, sans daigner seulement savoir à qui il avait affaire, il repoussa d'un coup de coude énergique la main indiscrète qui s'attachait à lui.

«Maître Michel, que faites-vous ici? lui dit à l'oreille le majordome indigné.

—Que vous importe? répondit-il en lui tournant le dos et haussant les épaules.

—Vous ne devez pas être ici, reprit Barbagallo prêt à perdre patience, mais se contenant assez pour parler bas.

—Vous y êtes bien, vous! répondit Michel en le regardant avec des yeux enflammés de colère, espérant s'en débarrasser par l'intimidation.»

Mais Barbagallo avait sa bravoure à lui; il se fût laissé cracher au visage plutôt que de manquer d'un iota à ce qu'il regardait comme son devoir.

«Moi, Monsieur, dit-il, je fais mon service; allez faire le vôtre. Je suis fâché de vous contrarier; mais il faut que chacun se tienne à sa place. Oh! ne faites pas l'insolent! Où est votre carte d'entrée? Vous n'avez pas de carte d'entrée, je le sais. Si l'on vous a permis de voir la fête, c'est apparemment à condition que vous veillerez au service comme votre père, au buffet, au luminaire... voyons, de quoi vous a-t-on chargé? Allez trouver le maître d'hôtel du palais pour qu'il vous emploie, et, s'il n'a plus besoin de vous, allez-vous-en, au lieu de regarder les dames sous le nez.»

Maître Barbagallo parlait toujours assez bas pour n'être entendu que de Michel; mais ses yeux courroucés et sa gesticulation convulsive en disaient assez, et déjà l'attention se fixait sur eux. Michel était bien résolu à se retirer, car il sentait qu'il n'avait aucun moyen de résister à la consigne. Frapper un vieillard lui faisait dégoût, et pourtant jamais il ne sentit le sang populaire lui démanger plus fort au creux de la main. Il eût cédé en souriant à une impertinence tournée poliment; mais, ne sachant que faire pour sauver sa dignité de cette ridicule atteinte, il crut qu'il allait mourir de rage et de honte.

Barbagallo menaçait déjà, à demi-voix, d'appeler main-forte pour vaincre sa résistance. Les personnes qui les serraient de près regardaient d'un air de surprise railleuse ce jeune homme inconnu aux prises avec le majordome du palais. Les dames froissaient leurs atours, en se rejetant sur la foule environnante, pour s'éloigner de lui. Elles pensaient que c'était peut-être quelque filou qui s'était introduit dans le bal, ou quelque intrigant audacieux qui allait faire un esclandre.

Mais au moment où le pauvre Michel allait tomber évanoui de colère et de douleur, car le sang bourdonnait déjà dans ses oreilles et ses jambes fléchissaient, un faible cri, qui partit à deux pas de lui, ramena tout le sang vers son cœur. Ce cri, il l'avait déjà entendu, à ce qu'il lui semblait, mêlé de douleur, de surprise et de tendresse, au milieu de son sommeil, le soir de son arrivée au palais. Par un instinct de confiance et d'espoir qu'il ne put s'expliquer à lui-même, il se retourna vers cette voix amie et s'élança au hasard comme pour chercher un refuge dans le sein qui l'exhalait. Tout à coup il se trouva auprès de la princesse, et sa main dans la sienne, qui tremblait en la serrant avec force. Ce mouvement et cette émotion mutuelle furent aussi rapides que le passage d'un éclair. Les spectateurs étonnés s'ouvrirent devant la princesse, qui traversa la salle, appuyée sur Michel, laissant là son danseur au milieu de son salut final, l'intendant effaré, qui eût voulu se cacher sous terre, et les assistants qui riaient de la surprise du bonhomme et jugeaient que Michel était quelque jeune étranger de distinction nouvellement arrivé à Catane, envers qui la princesse se hâtait de réparer délicatement, et sans explication inutile, la bévue de son majordome.

Quand madame Agathe fut arrivée au bas du grand escalier, où il y avait peu de monde, elle avait repris tout son calme; mais Michel tremblait plus que jamais.

«Sans doute elle va me mettre elle-même à la porte, pensait-il, sans que personne puisse comprendre son intention. Elle est trop grande et trop bonne pour ne pas me soustraire aux insultes de ses laquais et au mépris de ses hôtes; mais l'avis qu'elle va me donner n'en sera pas moins mortel. Ici peut-être finit tout mon avenir, et le naufrage de la vie que j'ai rêvée est là sur le seuil de son palais.»

«Michel-Ange Lavoratori, dit la princesse en approchant son bouquet de son visage, pour étouffer le son de sa voix qui eût pu frapper quelque oreille ouverte à la curiosité, j'ai reconnu aujourd'hui que tu étais un artiste véritable et qu'un noble avenir s'ouvrait devant toi. Encore quelques années d'un travail sérieux, et tu peux devenir un maître. Alors le monde t'admettra comme tu mérites dès à présent de l'être, car celui qui n'a encore que des espérances fondées de gloire personnelle, est au moins l'égal de ceux qui n'ont que le souvenir de la gloire de leurs aïeux.

«Dis-moi pourtant si tu es pressé de débuter dans ce monde que tu viens de voir et dont tu peux déjà pressentir l'esprit. Pour que cela soit, je n'ai qu'une parole à dire, qu'un geste à faire. Tout ce qu'il y a ici de connaisseurs ont remarqué tes figures et m'ont demandé ton nom, ton âge et tes antécédents. Je n'ai qu'à te présenter à mes amis, à te proclamer artiste, et dès aujourd'hui tu seras considéré comme tel, et suffisamment émancipé de ta classe. L'humble profession de ton père, loin de te nuire, sera une cause d'intérêt envers toi; car le monde s'étonne toujours de voir un pauvre naître avec du génie, comme si le génie des arts n'était pas toujours sorti du peuple, et comme si notre caste était encore féconde en hommes supérieurs. Réponds-moi donc, Michel; veux-tu souper ce soir à ma table, à mes côtés! ou préfères-tu souper à l'office, à côté de ton père?»

Cette dernière question était si nettement posée, que Michel crut y lire son arrêt, «C'est une délicate mais profonde leçon que je reçois, pensa-t-il, ou c'est une épreuve. J'en sortirai pur!» Et, retrouvant aussitôt ses esprits, violemment bouleversés une minute auparavant: «Madame, répondit-il avec fierté, bien heureux ceux qui s'asseyent à vos côtés et que vous traitez d'amis! Mais la première fois que je souperai avec des gens du grand monde, ce sera à ma propre table, avec mon père en face de moi. C'est vous dire que cela ne sera probablement jamais, ou que, si cela arrive, bien des années me séparent encore de la gloire et de la fortune. En attendant, je souperai avec mon père dans l'office de votre palais, pour vous prouver que je ne suis point orgueilleux et que j'accepte votre invitation.

—Cette réponse me plaît, dit la princesse; eh bien! continue à être un homme de cœur, Michel, et la destinée te sourira; c'est moi qui te le prédis!»

En parlant ainsi, elle le regardait en face, car elle avait quitté son bras et se préparait à s'éloigner. Michel fut ébloui du feu qui jaillissait de ces yeux si doux et si rêveurs à l'ordinaire, animés pour lui seul, cela était désormais bien certain, d'une affection irrésistible. Pourtant, il n'en fut pas troublé comme la première fois. Ou c'était une expression différente, ou il avait mal compris d'abord. Ce qu'il avait pris pour de la passion était plutôt de la tendresse, et la volupté dont il s'était senti inondé se changeait en lui en une sorte d'enthousiaste adoration, chaste comme celle qui l'inspirait.

«Mais écoute, ajouta la princesse en faisant signe au marquis de la Serra, qui passait près d'elle en cet instant, de venir lui donner le bras, et l'appelant ainsi en tiers dans cet entretien: quoiqu'il n'y ait rien d'humiliant pour un esprit sage à manger à l'office; quoiqu'il n'y ait rien d'enivrant non plus à souper au salon, je désire que tu ne paraisses ni à l'un ni à l'autre. J'ai pour cela des raisons qui te sont personnelles et que ton père a dû t'expliquer. Tu as déjà bien assez attiré l'attention aujourd'hui par tes ouvrages. Évite, pendant quelques jours encore, de montrer ta personne, sans pourtant te cacher avec une affectation de mystère qui aurait aussi son danger. J'eusse souhaité que tu ne vinsses pas à cette fête. Tu aurais dû comprendre pourquoi je ne te faisais pas remettre une carte d'entrée, et, en t'annonçant que tu serais chargé, si tu restais, d'un office qui te sied mal, ton père essayait de t'en ôter l'envie. Pourquoi es-tu venu? Voyons, réponds-moi franchement: tu aimes donc beaucoup le spectacle d'un bal? Tu as dû en voir à Rome d'aussi beaux que celui-ci?

—Non, Madame, répondit Michel, je n'en ai jamais vu de beaux, car vous n'y étiez point.

—Il veut me faire croire, dit la princesse avec un sourire d'une mansuétude extrême, en s'adressant au marquis, qu'il est venu au bal à cause de moi. Le croyez-vous, marquis?

—J'en suis persuadé, répondit M. de la Serra en pressant la main de Michel avec affection. Allons, maître Michel-Ange, quand venez vous voir mes tableaux et dîner avec moi?

—Il prétend encore, dit vivement la princesse, qu'il ne dînera jamais avec des gens comme nous, sans son père.

—Et pourquoi donc cette timidité exagérée? répondit le marquis en attachant sur les yeux de Michel des yeux d'une intelligence pénétrante, où quelque chose de sévère se mêlait à la bonté; Michel craindrait-il que vous ou moi le fissions rougir de n'être pas encore aussi respectable que son père? Vous êtes jeune, mon enfant, et personne ne peut exiger de vous les vertus qui font admirer et chérir le noble Pier-Angelo; mais votre intelligence et vos bons sentiments suffisent pour que vous entriez partout avec confiance, sans être forcé de vous effacer dans l'ombre de votre père. Pourtant, rassurez-vous, votre père m'a déjà promis de venir dîner avec moi après-demain. Ce jour vous convient-il pour l'accompagner?»

Michel ayant accepté, en s'efforçant de cacher son trouble et sa surprise sous un air aisé, le marquis ajouta:

«Maintenant, permettez-moi de vous dire que nous dînerons ensemble en cachette: votre père a été accusé jadis; moi je suis mal vu du gouvernement; nous avons encore des ennemis qui pourraient nous accuser de conspirer.

—Allons, bonsoir, Michel-Ange, et à bientôt! dit la princesse, qui remarquait fort bien la stupéfaction de Michel; fais-nous la charité de croire que nous savons apprécier le vrai mérite, et que, pour nous apercevoir de celui de ton père, nous n'avons pas attendu que le tien se révélât. Ton père est notre ami depuis longtemps, et s'il ne mange pas tous les jours à ma table, c'est que je crains de l'exposer à la persécution de ses ennemis en le mettant en vue.»

Michel se sentit troublé et décontenancé, quoiqu'en cet instant il n'eût voulu, pour rien au monde, paraître ébloui des soudaines faveurs de la fortune; mais dans le fond il se sentait plutôt humilié que ravi de la leçon affectueuse qu'il venait de recevoir. «Car c'en est une, se disait-il lorsque la princesse et le marquis, accostés par d'autres personnes, se furent éloignés en lui faisant un signe d'adieu amical; ils m'ont fait fort bien comprendre, ces grands seigneurs esprits forts et philosophes, que leur bienveillance était un hommage rendu à mon père plus qu'à moi-même. C'est moi qu'on invite à cause de lui, et non lui à cause de moi; ce n'est donc pas mon propre mérite qui m'attire ces distinctions, mais la vertu de mon père! O mon Dieu! pardonnez-moi les pensées d'orgueil qui m'ont fait désirer de commencer ma carrière loin de lui! J'étais insensé, j'étais criminel; je reçois un enseignement profond de ces grands seigneurs, auxquels je voulais imposer le respect de mon origine, et qui l'ont, ou font semblant de l'avoir plus avant que moi dans le cœur.»

Puis, tout à coup, l'orgueil blessé du jeune artiste se releva de cette atteinte. «J'y suis! s'écria-t-il après avoir rêvé seul quelques instants. Ces gens-ci s'occupent de politique. Ils conspirent toujours. Peut-être qu'ils n'ont pas même pris la peine de regarder mes peintures, ou qu'ils ne s'y connaissent pas. Ils choient et flattent mon père qui est un de leurs instruments, et ils cherchent aussi à s'emparer de moi. Eh bien! s'ils veulent réveiller dans mon sein le patriotisme sicilien, qu'ils s'y prennent autrement et n'espèrent pas exploiter ma jeunesse sans profit pour ma gloire! Je les vois venir; mais eux, ils apprendront à me connaître. Je veux bien être victime d'une noble cause, mais non pas dupe des ambitions d'autrui.»

XV.

AMOUR ROMANESQUE.

«Mais, se disait encore Michel, les patriciens sont-ils tous de même dans ce pays-ci? L'âge d'or règne-t-il à Catane, et n'y a-t-il que les valets qui conservent l'orgueil du préjugé?»

L'intendant venait de passer près de lui et de le saluer d'un air triste et accablé. Sans doute il avait été réprimandé, ou il s'attendait à l'être.

Michel traversa le vestiaire, résolu à s'en aller, lorsqu'il trouva Pier-Angelo occupé à tenir la douillette d'un vieux seigneur à perruque blonde, qui cherchait ses manches en tremblotant. Michel rougit à ce spectacle et doubla le pas. Selon lui, son père était beaucoup trop débonnaire, et l'homme qui se faisait servir ainsi donnait un démenti formel aux conjectures qu'il venait de faire sur la noble bonté des grands.

Mais il n'échappa point à l'humiliation qu'il fuyait. «Ah! s'écria Pier-Angelo, le voilà, monseigneur! Tenez, vous me demandiez s'il était beau garçon, vous voyez!

—Eh! certes, il est fort bien tourné, ce drôle-là! dit le vieux noble en se plaçant devant Michel, et en le toisant de la tête aux pieds, tout en roulant sa douillette autour de lui. Eh bien! je suis très-content de ta peinture en décor, mon garçon; je l'ai remarquée. Je le disais à ton père, que je connais depuis longtemps: tu mériteras un jour de lui succéder dans la possession de sa clientèle, et, si tu ne cours pas trop la prétentaine, tu ne seras jamais sur le pavé, toi! Du moins, si cela t'arrive, ce sera bien ta faute. Appelle-moi ma voiture; dépêche-toi: il fait un petit vent frais, cette nuit, qui n'est pas bon quand on sort d'une cohue étouffante.

—Mille pardons, Excellence, répondit Michel furieux, je crains cette brise pour moi-même.

—Que dit-il? demanda le vieillard à Pier-Angelo.

—Il dit que la voiture de Votre Excellence est devant la porte, répondit Pierre, qui se tenait à quatre pour ne pas éclater de rire.

—C'est bien; je le prendrai à la journée chez moi, avec toi, quand j'aurai de l'ouvrage à te donner.

—Ah! mon père! s'écria Michel dès que le vieux seigneur fut sorti, vous riez! cet homme inepte vous traite comme un valet, et vous vous prêtez à cet office en riant!

—Cela te fâche, répondit Pierre, pourquoi donc? Je ris de ta colère et non du sans-gêne du bonhomme. N'ai je pas promis d'aider les domestiques de la maison en toutes choses? Je me trouve là, il me demande sa douillette, il est vieux, infirme, bête, trois raisons pour que j'aie compassion de lui. Et pourquoi le mépriserais-je?

—Parce qu'il vous méprise, lui!

—Selon toi, mais non selon l'idée qu'il se fait des choses de ce monde. C'est un vieux dévot, jadis libertin. Autrefois, il corrompait les filles du peuple; aujourd'hui il fait l'aumône aux pauvres mères de famille. Dieu lui pardonnera ses vieux péchés sans nul doute. Pourquoi serais-je plus collet-monté que le bon Dieu? Va, la différence que la société établit parmi les hommes n'est ni si réelle ni si sérieuse que tu crois, mon enfant. Tout cela s'en va a volo, peu à peu, et si ceux qui ont le cœur chatouilleux se raidissaient moins, toutes ces barrières ne seraient bientôt plus que de vaines paroles. Moi, je ris de ceux qui se croient plus que moi, et je ne me fâche jamais. Il n'est au pouvoir d'aucun homme de m'humilier, tant que je suis en paix avec ma conscience.

—Savez-vous, mon père, que vous êtes invité à dîner demain chez le marquis de la Serra?

—Oui, c'est convenu, répondit tranquillement Pier-Angelo. J'ai accepté, parce que cet homme n'est pas ennuyeux comme la plupart des grands seigneurs. Ah! qu'il faudrait me payer cher pour me décider à passer deux heures de suite avec certains d'entre eux! Mais le marquis est homme d'esprit. Veux-tu venir avec moi chez lui? N'accepte qu'autant que cela te plaira, Michel, entends-tu bien? Il ne faut se gêner avec personne, si l'on veut garder la franchise du cœur.»

Il y avait bien loin apparemment de l'idée que Pier-Angelo se faisait de l'honneur d'une pareille invitation à celle que Michel s'était forgée de son entrée triomphante dans le monde. Enivré d'abord de ce qui lui semblait être de l'amour chez la princesse, puis, étourdi de la bienveillance du marquis, qui atténuait le prodige sans l'expliquer, enfin, irrité de l'insolence de l'homme à la douillette, il ne savait plus où se prendre. Ses théories sur les victoires du talent tombaient devant la simplicité insouciante de son père, qui acceptait tout, l'hommage et le dédain, avec une gratitude tranquille ou une gaieté railleuse.

Aux portes du palais, Michel rencontra Magnani, qui se retirait aussi. Mais, au bout de cent pas, les deux jeunes gens, ranimés par l'air matinal, résolurent, au lieu de s'aller coucher, de tourner la colline et de contempler le lever du jour qui commençait à blanchir les flancs de l'Etna. Arrivés à mi-côte, sur une colline intermédiaire, ils s'assirent sur un rocher pittoresque, ayant à leur droite la villa Palmarosa, tout éblouissante encore de lumières et retentissante des sons de l'orchestre; de l'autre, la fière pyramide du volcan, avec les régions immenses qui montent en gradins de verdure, de rochers et de neiges jusqu'à son sommet. C'était un spectacle étrange et magnifique. Tout était vague dans cette perspective infinie, et la région piedimonta se distinguait à peine de la zone supérieure, dite région nemorosa ou silvosa. Mais, tandis que l'aube, reflétée par la mer, glissait en lueurs pâles et confuses sur le bas du tableau, la cime du mont dessinait avec netteté ses déchirures grandioses et ses neiges immaculées sur l'air transparent de la nuit, qui restait bleu et semé d'étoiles sur la tête du géant.

Le calme sublime, l'imposante sérénité de ce pic voisin de l'empyrée, contrastaient avec l'agitation répandue dans les alentours du palais. Cette musique, ces cris des valets et ce roulement des voitures semblaient, en face de l'Etna paisible et muet, un résumé dérisoire de la vie humaine en face de l'abîme mystérieux de l'éternité. A mesure que le jour augmenta, les cimes pâlirent encore, et la splendide banderole de fumée rougeâtre qui avait traversé le ciel bleu, devint bleue elle-même et se déroula comme un serpent d'azur sur un fond d'opale.

Alors, le tableau changea d'aspect, et le contraste se trouva renversé. Le bruit et le mouvement s'apaisaient rapidement vers le palais, et les horreurs du volcan devenaient visibles; ses aspérités redoutables, ses gouffres béants, et toutes les traces de désolation qu'il avait imprimées au sol, de son cratère jusqu'à ses pieds, jusque bien au delà de la place d'où Michel et Magnani le contemplaient, jusqu'à la rade enfin, où Catane se trouve enfermée par de nombreux blocs de lave noire comme l'ébène. Cette nature terrible semblait bravée et insultée par les phrases rieuses que l'orchestre ne jouait plus que mollement et par les clartés mourantes qui couronnaient le frontispice du palais. Par instants, la musique et la lumière des flambeaux semblaient vouloir se ranimer. Des danseurs acharnés forçaient sans doute les ménétriers à secouer leur engourdissement. Les bougies consumées enflammaient peut-être leurs collerettes de papier rose. Il est certain qu'on eût dit, de cet édifice lumineux et sonore, que l'insouciante gaieté de la jeunesse y luttait contre l'accablement du sommeil ou les langueurs de la volupté, tandis que l'impérissable fléau de ce pays superbe envoyait dans les airs sa fumée ardente, comme une menace de destruction qu'on ne braverait pas toujours en vain.

Michel-Ange Lavoratori était absorbé par la vue du volcan, Magnani avait plus souvent les yeux fixés sur la villa. Tout à coup il laissa échapper une exclamation, et son jeune ami, suivant la direction de ses regards, vit une forme blanche qui semblait flotter comme un point dans l'espace. C'était une femme qui marchait lentement sur la terrasse escarpée du palais.

—Elle aussi, s'écria involontairement Magnani, contemple le lever du jour sur la montagne. Elle aussi rêve et soupire peut-être!

—Qui? demanda Michel, dont l'esprit s'était un peu raidi contre sa propre chimère. As-tu d'assez bons yeux pour voir d'ici si c'est la princesse Agathe ou sa camériste qui prend le frais sur les balcons?»

Magnani cacha sa tête dans ses deux mains et ne répondit point.

«Ami, reprit Michel, frappé d'une subite divination, veux-tu être sincère avec moi? La grande dame dont tu es épris, c'est madame Agathe!

—Eh bien, pourquoi ne l'avouerais-je pas? répondit le jeune artisan avec un accent de profonde douleur: peut-être me repentirai-je tout à l'heure d'avoir livré à un enfant que je connais à peine, un secret que je n'ai pas laissé pressentir à ceux qui devraient être mes meilleurs amis. Il y a apparemment une raison fatale à ce besoin d'épanchement qui m'entraîne tout à coup vers toi. Peut-être que c'est l'heure avancée, la fatigue, l'excitation que m'ont causée cette musique, ces lumières et ces parfums: je ne sais. C'est peut-être plutôt parce que je sens que tu es ici le seul être capable de me comprendre, et assez fou toi-même pour ne pas trop railler ma folie. Eh bien, oui, je l'aime! je la crains, je la hais et je l'adore en même temps, cette femme, qui ne ressemble à aucune autre, que personne ne connaît et que je ne connais pas moi-même.

—Je ne te raillerai certainement pas, Magnani; je te plains, je te comprends et je t'aime, parce que je crois sentir une certaine similitude entre toi et moi. Moi aussi, je suis excité par les parfums, la vive clarté de ce bal, et cette bruyante musique de danse qui a quelque chose de si lugubre pour mon imagination, à travers sa fausse gaieté. Moi aussi, je me sens exalté et un peu fou dans ce moment-ci. Je me figure qu'il y a un mystère dans la sympathie que nous éprouvons l'un pour l'autre...

—Parce que nous l'aimons tous les deux! s'écria Magnani, hors de lui. Eh bien, Michel, je l'ai deviné dès le premier regard que tu as jeté sur elle; toi aussi tu l'aimes! Mais toi, tu es aimé ou tu le seras, et moi je ne le serai jamais!

—Aimé, je serai aimé, ou je le suis déjà! Que dis-tu là, Magnani? tu parles dans le délire.

—Écoute, il faut que tu saches comment ce mal s'est emparé de moi, et tu comprendras peut-être ce qui se passe en toi-même. Il y a cinq ans, ma mère était malade. Le médecin qui la soignait par charité l'avait presque abandonnée; son état semblait désespéré. Je pleurais, la tête dans mes mains, assis à l'entrée de notre petit jardin, qui donne sur une rue presque toujours déserte, et qui se perd dans la campagne à la limite du faubourg. Une femme, enveloppée d'une mante, passa près de moi et s'arrêta: «Jeune homme, me dit-elle, pourquoi t'affliges-tu ainsi? que peut-on faire pour soulager ta peine?» Il faisait presque nuit, son visage était caché; je ne voyais pas ses traits, et le son de sa voix, d'une douceur extrême, m'était inconnu. Mais, à sa prononciation et à son attitude, je sentais que ce n'était pas une personne de notre classe.

—Madame, lui répondis-je en me levant, ma pauvre mère se meurt. Je devrais être auprès d'elle; mais, comme elle a toute sa connaissance, et que je suis à bout de mon courage, je suis venu pleurer dehors, afin qu'elle ne m'entendit pas. Je vais la rejoindre, car c'est lâche de pleurer ainsi...

—Oui, dit-elle, il faut avoir assez de courage pour en donner à ceux qui se débattent dans l'agonie. Va retrouver ta mère; mais avant, dis-moi, tout espoir est-il perdu? n'a-t-elle pas de médecin?

—Le médecin n'est pas revenu aujourd'hui, et je comprends qu'il n'y a plus rien à faire.

«Elle me demanda le nom du médecin et celui de ma mère, et, quand elle eut entendu ma réponse: «Quoi! dit-elle, le mal a donc bien empiré cette nuit? car, hier soir, il me disait encore qu'il espérait la sauver.

«Ces paroles, qui lui échappèrent dans un mouvement de sollicitude, ne m'apprirent pourtant pas que c'était la princesse de Palmarosa qui me parlait. J'ignorais alors ce que bien des gens ignorent encore aujourd'hui, que cette femme charitable payait plusieurs médecins pour les pauvres gens de la ville, des faubourgs et de la campagne; qu'enfin, sans jamais paraître et sans vouloir recueillir la récompense de ses bonnes œuvres dans l'estime et la reconnaissance d'autrui, elle s'occupait, avec une assiduité étonnante, de tous les détails de nos maux et de nos besoins.

«J'étais trop absorbé par ma douleur pour faire à ses paroles l'attention que j'y portai depuis. Je la quittai; mais, en entrant dans la chambre de ma pauvre malade, je vis que la dame voilée m'avait suivi. Elle s'approcha, sans rien dire, du lit de ma mère, prit sa main qu'elle tint longtemps dans les siennes, se pencha sur son visage, consulta son regard, son souffle, et me dit ensuite à l'oreille: Jeune homme, votre mère n'est pas si mal que vous croyez. Il y a encore de la force et de la vie chez elle. Le médecin a eu tort de désespérer. Je vais vous l'envoyer, et je suis sûre qu'il la sauvera.

—Quelle est donc cette femme? demanda ma mère d'une voix affaiblie; je ne vous reconnais pas, ma chère, et pourtant je reconnais tout mon monde ici.

—Je suis une de vos voisines, répondit la princesse, et je viens vous dire que le médecin va venir.

«Elle sortit, et aussitôt mon père s'écria: Cette femme, c'est la princesse Agathe! je l'ai bien reconnue.

«Nous ne pouvions en croire mon père; nous supposions qu'il se trompait, mais nous n'avions pas le loisir de nous consulter beaucoup là-dessus. Ma mère disait qu'elle se sentait mieux, et bientôt le médecin arriva, lui donna de nouveaux soins, et nous quitta en nous disant qu'elle était sauvée.

«Elle l'était en effet; et, depuis, elle a toujours dit que la femme voilée qu'elle avait vue à son lit de mort, était sa sainte patronne, qui lui était apparue au moment où elle la priait, et que le souffle de cet esprit bienheureux lui avait rendu la vie par miracle On n'ôterait pas cette pieuse et poétique idée de l'esprit de ma bonne mère, et mes frères et sœurs, qui étaient alors des enfants, la partagent avec elle. Le médecin n'a jamais voulu avoir l'air de comprendre ce que nous lui disions quand nous lui parlions d'une femme en mazzaro noir, qui n'avait fait qu'entrer chez nous et sortir, en nous annonçant sa visite et le salut de ma mère.

«On dit que la princesse exige de tous ceux qu'elle emploie à ses bonnes œuvres un secret absolu, et on ajoute même que sa modestie à cet égard est poussée presque à l'état de manie. Pendant bien des années, son secret a été gardé; mais, à la fin, la vérité perce toujours, et, à l'heure qu'il est, plusieurs personnes savent qu'elle est la providence cachée des malheureux. Vois pourtant l'injustice et la folie des jugements humains! Quelques-uns disent, parmi nous, qu'elle a commis un crime, qu'elle a fait un vœu pour l'expier; que sa noble et sainte vie est une pénitence volontaire et terrible; qu'au fond, elle hait tous les hommes au point de ne vouloir échanger aucune parole de sympathie avec ceux qu'elle assiste; mais que la peur du châtiment éternel la force à consacrer ainsi sa vie aux œuvres de charité.

«C'est affreux, n'est-ce pas, de juger ainsi? Voilà pourtant ce que j'ai entendu dire, bien bas il est vrai, par de vieilles matrones réunies autour de ma mère pendant la veillée, et ce que répètent parfois des jeunes gens, frappés de ces étranges suppositions. Pour moi, j'étais bien persuadé que je n'avais pas vu un fantôme, et, quoique mon père, craignant de perdre la protection de la princesse, s'il trahissait son incognito, n'osât plus affirmer que ce fût elle qui nous était apparue, il l'avait dit d'abord avec tant de naturel et d'assurance que je n'en pouvais pas douter.

«Dès que ma mère fut en voie de guérison, j'allai offrir au médecin le paiement de ses soins; mais, chez lui, comme chez le pharmacien du quartier, mon argent fut refusé. A mes questions, ils répondirent, selon la leçon qui leur a été faite, qu'une secrète association de riches et pieuses personnes les indemnisait de leurs peines et de leurs dépenses.»

XVI.

SUITE DE L'HISTOIRE DE MAGNANI.

«Mon cerveau commençait à travailler, dit Magnani, poursuivant son récit. A mesure que le chagrin qui m'avait accablé faisait place à la joie, ce qu'il y avait eu de romanesque dans mon aventure me revenait dans la mémoire. Les moindres détails s'y retraçaient et prenaient un charme enivrant. La voix douce, la stature élégante, la démarche noble, la main blanche de cette femme, étaient toujours devant mes yeux. Une bague d'une certaine forme qu'elle portait m'avait frappé, au moment où elle interrogeait le pouls de la pauvre agonisante.

«Je n'étais jamais entré dans le palais Palmarosa. Il n'est point ouvert aux étrangers ou aux curieux des environs, comme la plupart des antiques demeures de nos patriciens. La princesse y a vécu retirée et pour ainsi dire cachée depuis la mort de son père, n'y recevant que peu de personnes, n'en sortant que le soir et rarement. Il me fallait donc guetter et chercher l'occasion de la voir de près, car je voulais la voir avec les yeux que j'avais désormais pour elle. Je n'avais jamais désiré, jusque-là, de connaître ses traits, et, depuis dix ans, elle les avait si peu montrés, que les gens du faubourg les avaient oubliés. Quand elle sortait en voiture, les stores étaient baissés, et quand elle allait à l'église, elle était enveloppée de sa mantille noire jusqu'au-dessous du menton. C'était au point que l'on disait parmi nous que, après avoir été très-belle, elle avait eu au visage une lèpre qui la rendait si effrayante, qu'elle ne voulait plus se montrer.

«Tout cela n'était qu'un bruit vague, car mon père et d'autres ouvriers employés chez elle riaient de ses histoires et assuraient qu'elle était toujours la même. Mais ma jeune tête n'en était pas moins impressionnée de toutes ces rumeurs contradictoires, et à mon désir de voir cette femme se mêlait je ne sais quelle terreur qui me préparait insensiblement à la folie d'en devenir amoureux.

«Une particularité ajoutait encore à mon angoisse ardente. Mon père, qui allait souvent chez elle aider, comme simple ouvrier, le maître tapissier à lever et à poser les tentures, refusait de m'emmener avec lui à la villa Palmarosa, quoique j'eusse coutume de l'accompagner partout ailleurs. Il m'avait souvent payé de défaites dont je m'étais contenté sans examen; mais quand j'eus pris un intérêt violent à pénétrer dans ce sanctuaire, il fut forcé de m'avouer que la princesse n'aimait pas à voir des jeunes gens dans sa maison, et que le maître tapissier les excluait avec soin quand il se rendait chez elle avec ses ouvriers.

«Cette bizarre restriction ne servit qu'à m'enflammer davantage. Un matin, je pris résolument mon marteau, mon tablier, et j'entrai au palais Palmarosa, portant un prie-dieu couvert de velours que mon père venait de terminer dans l'atelier du maître. Je le savais destiné à madame Agathe: je ne consultai personne, je m'en emparai, je partis.

«Il y a de cela cinq ans, Michel! Le palais que tu vois aujourd'hui si brillant, si ouvert et si rempli de monde, était encore, il y a un mois, ce qu'il était à l'époque que je te raconte, ce qu'il avait été déjà depuis cinq ans qu'elle était libre et orpheline, ce qu'il sera peut-être de nouveau demain. C'était un tombeau où elle semblait s'être ensevelie vivante. Toutes les richesses aujourd'hui étalées aux regards, étaient enfouies dans l'obscurité et sous la poussière, comme des reliques dans un caveau funèbre. Deux ou trois serviteurs, tristes et silencieux, marchaient sans bruit dans les longues galeries fermées au soleil et à l'air extérieur. Partout, d'épais rideaux tendus devant les fenêtres, des portes rouillées qui ne tournaient plus sur leurs gonds, un air d'abandon solennel, des statues qui se dressaient, dans l'ombre, comme des spectres; des portraits de famille qui vous suivaient du regard, d'un air de méfiance: j'eus peur, et pourtant j'avançai toujours. La maison n'était pas gardée comme je m'y attendais. Elle avait, pour sentinelles invisibles, sa réputation de tristesse inhospitalière et l'effroi de sa propre solitude. J'y portais l'audace insensée de mes vingt ans, la témérité funeste d'un cœur épris d'avance et courant à sa perte.

«Par un hasard qui tient de la fatalité, je ne fus interrogé par personne. Les rares serviteurs de cette maison lugubre ne me virent pas, ou ne songèrent point à m'empêcher d'avancer, s'en remettant peut-être à quelque cerbère plus intime de la patronne, qui devait garder la porte de ses appartements, et qui, par miracle, ne s'y trouva point.

«L'instinct ou la destinée me guidaient. Je traversai plusieurs salles, je soulevai des portières lourdes et poudreuses; je franchis une dernière porte ouverte, je me trouvai dans une pièce fort riche, où un grand portrait d'homme occupait un panneau en face de moi. Je m'arrêtai. Ce portrait fit passer un frisson dans mes veines.

«Je le reconnaissais d'après la description que mon père m'en avait faite, car l'original de ce portrait défrayait encore alors les histoires et les propos de notre peuple, beaucoup plus que les singularités de la princesse. C'était le portrait de Dionigi Palmarosa, le père de madame Agathe, et il faut que je te parle de cet homme terrible, Michel; car peut-être ne l'as-tu pas encore entendu nommer dans ce pays, où on ne le nomme qu'en tremblant. Je m'aperçois aussi que j'aurais dû t'en parler plus tôt, car la haine et l'effroi qu'inspire sa mémoire t'auraient un peu expliqué la méfiance et même la malveillance dont, malgré toutes ses vertus, sa fille porte encore la peine dans l'esprit de certaines personnes de notre condition.

«Le prince Dionigi était un caractère farouche, despotique, cruel et insolent. L'orgueil de sa race le rendait presque fou, et toute marque de fierté ou de résistance chez ses inférieurs était punie avec une morgue et une dureté inconcevables. Vindicatif à l'excès, il avait, dit-on, tué de sa propre main l'amant de sa femme, et fait mourir cette malheureuse dans une sorte de captivité. Haï de ses pareils, il l'était encore plus des pauvres gens, qu'il secourait pourtant, dans l'occasion, avec une libéralité seigneuriale, mais avec des formes si humiliantes, qu'on se sentait avili par ses bienfaits.

«Tu comprendras mieux désormais le peu de sympathie qu'a conquis et recherché sa fille. Il me semble, moi, que la contrainte où elle a passé sa première jeunesse, sous la loi d'un père aussi détestable, doit nous expliquer la réserve de son caractère et cette espèce d'étiolement ou de refoulement prématuré de son cœur. Sans doute elle craint de réveiller bien des aversions attachées au nom qu'elle porte, en se communiquant à nous, et, si elle évite le commerce des humains, il y a à cela des motifs qui devaient exciter la compassion et l'intérêt des âmes justes.

«Un seul et dernier fait te fera connaître l'humeur du prince Dionigi. Il y a environ quinze ou seize ans, je crois (cela est resté vague dans mes souvenirs d'enfance), un jeune montagnard attaché à son service, poussé à bout par la rudesse de son langage, haussa, dit-on, les épaules, en lui tenant l'étrier pour descendre de cheval; ce garçon était brave et probe, mais fier et violent aussi. Le prince le frappa outrageusement. Une haine profonde s'alluma entre eux, et l'écuyer (il s'appelait Ercolano), quitta le palais Palmarosa en disant qu'il savait le grand secret de la famille et qu'il serait bientôt vengé. Quel était ce secret? Il n'eut pas le temps de le divulguer, et personne ne l'a jamais su; car, le lendemain matin, on trouva Ercolano assassiné au bord de la mer, avec un poignard aux armes de Palmarosa, dans la poitrine... Ses parents n'osèrent demander justice, ils étaient pauvres!»

Magnani en était là lorsque l'ombre pâle qu'ils avaient déjà vue errer sur la terrasse du palais, traversa de nouveau le parterre et rentra dans l'intérieur. Michel frémit de la tête aux pieds.

—Je ne sais pourquoi ton récit me fait tant de mal, dit-il. Je crois sentir le froid de ce poignard dans mon sein. Cette femme me fait peur. Une étrange superstition s'empare de moi... On n'est pas du sang des meurtriers sans avoir, ou l'âme perverse, ou l'esprit dérangé... Laisse-moi respirer, Magnani, avant d'achever ton histoire.

—L'émotion pénible que tu éprouves, les pensées sombres qui te viennent, reprit Magnani, tout cela eut lieu en moi à la vue du portrait de Dionigi; mais je passai outre, je franchis une dernière porte; l'escalier du casino s'offrit devant moi, et je me trouvai dans l'oratoire de la princesse; j'y déposai le prie-dieu, je regardai autour de moi. Personne! je n'avais pas de prétexte pour pénétrer plus loin; l'hôtesse de cette triste résidence était sortie apparemment. Il fallait donc me retirer sans l'avoir vue, perdre le fruit de mon audace et ne retrouver jamais peut-être le courage ou l'occasion.

«J'imaginai de faire du bruit pour l'attirer, au cas où elle serait dans une chambre voisine, car j'étais bien dans son appartement, je n'en pouvais douter. Je pris mon marteau, je frappai sur les clous dorés du prie-dieu, comme si j'y mettais la dernière main.

«Mon stratagème réussit.—Qui est là? qui frappe ainsi? dit une voix faible, mais avec une prononciation pure et nette qui ne me laissa aucun doute sur l'identité de cet accent avec celui de la femme mystérieuse, dont la voix n'avait cessé de vibrer en moi comme une ineffable mélodie.

«Je me dirigeai vers une portière de velours que je soulevai avec la résolution d'un dernier espoir. Je vis alors, dans une chambre richement décorée à l'ancienne mode, une femme couchée sur un lit de repos: c'était la princesse; je l'avais réveillée au milieu de sa sieste.

«Ma vue lui causa un effroi inconcevable: elle sauta au milieu de la chambre, comme si elle voulait prendre la fuite. Sa belle figure, dont j'avais pu, pendant une seconde admirer la sérénité douce et un peu languissante, était bouleversée par une terreur puérile, inouïe.

«Le pas que j'avais fait en avant, je me hâtai de le faire en arrière.—Que Votre Excellence ne s'effraie pas, lui dis-je; je ne suis qu'un pauvre ouvrier tapissier, un maladroit, honteux de sa méprise. Je croyais Son Altesse à la promenade, et je travaillais ici...

—Sortez! dit-elle, sortez!...

«Et, d'un geste où il y avait plus d'égarement et d'épouvante que d'autorité et de colère, elle me montra la porte.

«Je voulais me retirer, mais je me sentais enchaîné comme dans un rêve.

«Tout à coup je vis la princesse, qui s'était levée avec une animation extraordinaire, devenir pâle comme un beau lis; sa respiration s'arrêta, sa tête se pencha en arrière, ses mains se détendirent. Elle serait tombée par terre, si, m'élançant vers elle, je ne l'eusse retenue dans mes bras.

«Elle avait perdu connaissance. Je la déposai sur son sofa; éperdu que j'étais, je ne songeai point à appeler du secours. A quoi d'ailleurs eût servi de sonner? Tout le monde dormait, ou vaquait à ses affaires dans cette maison où le silence et l'abandon semblaient être les seuls maîtres absolus. Que Dieu me le pardonne! Vingt fois depuis j'ai été tenté d'entrer à son service comme valet!

«Te dire ce qui se passa en moi durant deux ou trois minutes que cette femme resta étendue et comme morte sous mes yeux, avec ses lèvres blanches et sèches comme de la cire vierge, ses yeux à demi ouverts, mais fixes et sans regard, ses cheveux bruns épais sur son front baigné d'une sueur froide, et toute cette beauté exquise, délicate, sans point de comparaison dans ma pensée, oh! Michel, ce me serait impossible aujourd'hui. Ce n'était pas l'ivresse d'une passion grossière qui s'allumait dans mon vigoureux sang de plébéien. C'était une adoration chaste, craintive, délicate et mystérieuse comme l'être qui me l'inspirait. J'éprouvais comme un besoin de me prosterner devant la châsse d'une martyre trépassée, car je la croyais morte, et je sentais mon âme prête à quitter la terre avec la sienne.

«Je n'osais la toucher, je ne savais que faire pour la secourir, je n'avais point de voix pour appeler au secours. J'étais immobile dans mon anxiété, comme lorsqu'on se débat contre un songe terrible. Enfin, un flacon me tomba sous la main, je ne sais comment; elle se ranima peu à peu, me regarda sans me voir, sans comprendre et sans chercher qui je pouvais être, se souleva enfin sur son coude et parut rassembler ses idées.

—Qui êtes-vous, mon ami, me dit-elle, en me voyant à genoux devant elle, et que demandez-vous? vous paraissez avoir beaucoup de chagrin.

—Oh! oui, Madame, je suis bien malheureux d'avoir ainsi effrayé Votre Altesse; Dieu m'est témoin.

—Vous ne m'avez point effrayée..., dit-elle avec un embarras qui m'étonna. Est-ce que j'ai crié?... Ah! oui, ajouta-t-elle en tressaillant et en s'abandonnant encore à un sentiment de méfiance ou de terreur... Je dormais, vous êtes entré ici, vous m'avez fait peur... Je n'aime pas qu'on me surprenne de la sorte... Mais vous ai-je dit quelque chose d'offensant, que vous pleurez?

—Non, Madame, répondis-je, vous vous êtes évanouie, et je voudrais être mort plutôt que de vous avoir causé ce mal.

—Mais je suis donc seule ici? s'écria-t-elle avec un accent de détresse qui me navra. Tout le monde peut donc entrer chez moi pour m'insulter? Elle se releva et courut à sa sonnette. Elle avait un air d'égarement désespéré. Ses paroles et son émotion m'étaient si douloureuses, que je ne songeais point à fuir. Cependant, si elle eût sonné, et si quelqu'un fût venu, on m'eût traité peut-être comme un malfaiteur. Mais elle s'arrêta, et ce qui se peignit sur son visage m'éclaira en un instant sur son véritable caractère.

«C'était un mélange de méfiance maladive et de bonté compatissante. Elle avait été si malheureuse dans sa première jeunesse, à ce qu'on dit! Elle ne pouvait ignorer, du moins, l'atroce caractère de son père. Elle avait peut-être assisté à quelque meurtre dans son enfance. Qui sait quelles scènes de violence et d'épouvante ont caché les murailles épaisses de cette muette demeure? Il n'y avait rien d'impossible à ce qu'il lui en fût resté quelque maladie morale dont je venais de voir un accès; et, pourtant, que de douceur exprimait son regard, lorsqu'elle quitta le cordon de sa sonnette, vaincue apparemment par mon humble attitude et la tristesse qui m'accablait!

—Vous êtes entré ici par hasard, n'est-ce pas? me dit-elle. Vous ne saviez pas que j'ai le caprice de ne pas aimer les nouveaux visages...; ou bien, si vous le saviez, vous avez eu le courage d'enfreindre ma défense, parce que vous avez éprouvé quelque malheur que je puis adoucir? Je vous ai vu quelque part, j'ai un vague souvenir de vos traits... Votre nom?

—Antonio Magnani. Mon père travaille ici quelquefois.

—Je le connais; il a quelque aisance. Est-il donc malade? endetté?

—Non, Madame, répondis-je; je ne demande point l'aumône, quoique vous soyez la seule personne au monde de qui je l'accepterais peut-être sans rougir. J'ai désiré depuis longtemps vous voir, non pour vous implorer, mais pour vous bénir. Vous avez sauvé ma mère, vous me l'avez guérie; vous vous êtes courbée sur son chevet, vous m'avez rendu l'espoir et à elle la vie... Cela est certain! vous ne vous en souvenez certainement pas; mais moi je ne l'oublierai jamais. Que Dieu vous rende le bien que vous m'avez fait! Voilà tout ce que je voulais dire à Votre Altesse, et, à présent, je me retire, en la suppliant de ne gronder personne, car toute la faute vient de moi seul.

—Et je ne dirai à personne que, malgré mes ordres, vous êtes entré dans ma maison, reprit-elle. Votre maître et votre père vous en blâmeraient. Ne dites pas non plus, par conséquent, que vous m'avez vue si effrayée devant vous. On dirait que je suis folle, on le dit déjà, je crois, et je n'aime pas beaucoup qu'on parle de moi. Quant à vos remerciements, je ne les mérite pas. Vous vous êtes trompé, je n'ai jamais rien fait pour vous, mon enfant.

—Oh! je ne me trompe pas, Madame; je vous aurais reconnue entre mille. Le cœur a des instincts plus profonds et plus sûrs que les sens. Vous ne voulez pas qu'on devine vos bienfaits; aussi ce n'est pas de cela que je vous parle. Je ne songe pas à vous remercier d'avoir payé le médecin: non, vous êtes riche, donner vous est facile. Mais vous n'êtes pas obligée d'aimer et de plaindre ceux que vous assistez. Pourtant vous m'avez plaint en me voyant pleurer à la porte de la maison où ma mère agonisait, et vous avez aimé ma mère en vous penchant vers son lit de douleur...

—Mais, mon enfant, je vous répète que je ne connais pas votre mère.

—C'est possible; mais vous saviez qu'elle était malade, vous avez voulu la voir, et la charité était dans votre âme, ardente à ce moment-là, puisque votre regard, votre voix, votre main, votre souffle, l'ont guérie avec la soudaineté du miracle. Ma mère l'a senti, elle s'en souvient; elle croit que c'est un ange qui lui est apparu; elle vous adresse ses prières, parce qu'elle croit que vous êtes dans le ciel. Mais moi, je savais bien que je vous trouverais sur la terre, et que je pourrais vous remercier.

«La physionomie froide et contenue de madame Agathe s'était attendrie comme involontairement. Elle s'éclaira un instant d'un chaud rayon de sympathie, et je vis qu'un trésor de bonté luttait encore dans cette âme souffrante contre je ne sais quelle misanthropie douloureuse.—Allons! dit-elle avec un sourire divin, je vois, du moins, que tu es un bon fils, et que tu adores ta mère. Fasse le ciel qu'en effet je lui aie porté bonheur! mais je crois que c'est Dieu seul qui mérite des actions de grâces. Remercie-le et adore-le, mon enfant, il n'y a que lui qui connaisse et soulage certaines douleurs, car les hommes ne peuvent pas grand'chose les uns pour les autres. Quel âge as-tu?

«J'avais alors vingt ans. Elle écouta ma réponse, et, me regardant, comme si elle n'avait pas encore fait attention à mes traits:—C'est vrai, dit-elle, vous êtes moins jeune que je ne croyais. Tu peux revenir travailler ici quand tu voudras. Me voici habituée à ta figure, elle ne m'effraiera plus; mais, une autre fois, ne me réveille pas en sursaut en frappant ainsi à mes oreilles, car j'ai le réveil triste et peureux. C'est ma maladie!

«En disant ces mots, et, tandis qu'elle me suivait des yeux jusqu'à la porte, ses yeux exprimaient cette pensée intérieure: «Je ne t'offre pas mon assistance dans la vie, mais je veillerai sur toi, comme sur tant d'autres, et je saurai te servir à ton insu; et je m'arrangerai de manière à ne plus entendre tes remerciements.»

«Oui, Michel, voilà ce que disait cette figure à la fois angélique et froide, maternelle et insensible; énigme fatale, que je n'ai pu sonder davantage, et que je devine aujourd'hui moins que jamais!»

XVII.

LE CYCLAMEN.

Magnani ne parlait plus, et Michel ne songeait plus à l'interroger. Enfin, ce dernier, revenant à lui-même, demanda à son ami la fin de son histoire.

—Mon histoire est terminée, répondit le jeune artisan. Depuis ce jour-là, j'ai été admis comme ouvrier au palais. J'ai souvent aperçu la princesse, et je ne lui ai jamais parlé.

—Et d'où vient donc que tu l'aimes? car, enfin, tu ne la connais pas? tu ne sais pas le fond de sa pensée?

—Je croyais la deviner. Mais, depuis huit jours qu'elle semble vouloir tout à coup sortir de sa tombe, ouvrir sa maison, se lancer dans la vie du monde, depuis aujourd'hui surtout qu'elle se répand et se communique aux gens de notre classe avec des paroles bienveillantes et des invitations libérales (car j'ai entendu la conversation que tu as eue sur le grand escalier avec elle et le marquis de la Serra; j'étais là, tout près de vous), je ne sais plus que penser d'elle. Oui, naguère encore, je croyais avoir deviné son caractère. Deux fois par an, au printemps et à l'automne, j'entrais ici avec les ouvriers, je la voyais de temps en temps passer, à pas lents, l'air distrait, mélancolique, et pourtant calme. Si, parfois, elle semblait abattue et souffrante, la sérénité de son regard n'en était point troublée. Elle nous saluait collectivement avec une politesse plus grande que ne l'observent ordinairement les personnes de son rang à notre égard. Quelquefois elle accordait au maître tapissier ou à mon père un ou deux mots d'une bienveillance sans morgue, mais sans chaleur. Elle semblait éprouver un respect instinctif pour leur âge. J'étais le seul ouvrier jeune, admis chez elle, mais elle n'a jamais paru faire la moindre attention à moi. Elle n'évitait pas mes regards, elle les rencontrait sans les voir.

«Dans de certains moments j'ai remarqué pourtant qu'elle voyait beaucoup plus de choses qu'elle n'en avait l'air, et que des gens qui se plaignaient, sans qu'elle parût les entendre, obtenaient justice ou assistance aussitôt, sans savoir quelle était la main mystérieuse étendue sur eux.

«C'est qu'elle cache sa charité immense comme les autres cachent leur égoïsme honteux. Et tu me demandes comment il se fait que je l'aime! Sa vertu m'enthousiasme, et le muet désespoir qui semble l'opprimer m'inspire une compassion tendre et profonde. Admirer et plaindre, n'est-ce pas adorer? Les païens, qui ont laissé sur notre sol tant de ruines superbes, sacrifiaient à leurs dieux, tout rayonnants de force, de gloire et de beauté; mais ils ne les aimaient pas; et nous, chrétiens, nous avons senti la foi passer de notre esprit dans notre cœur, parce qu'on nous a montré notre Dieu sous l'aspect d'un Christ sanglant et baigné de larmes. Oh! oui, je l'aime, cette femme qui a pâli, comme une pauvre fleur des bois, sous l'ombre terrible de la tyrannie paternelle. Je ne sais pas l'histoire de son enfance, mais je la devine à l'abattement de sa jeunesse. On dit que, lorsqu'elle avait quatorze ans, son père, ne pouvant la contraindre à se marier selon ses vues d'orgueil et d'ambition, auxquelles il voulait la sacrifier, l'enferma pendant longtemps dans une chambre reculée de ce palais, et qu'elle y souffrit la faim, la soif, la chaleur, l'abandon, le désespoir..... On n'a jamais eu là-dessus de données certaines. Une autre version circulait à cette époque: on disait qu'elle était dans un couvent; mais l'air consterné de ses serviteurs disait assez que sa disparition cachait quelque châtiment injuste et dénaturé.

«Quand Dionigi mourut, on vit reparaître son héritière dans le palais, avec une vieille tante qui n'était guère meilleure que lui, et qui pourtant la laissait respirer un peu plus à l'aise. On dit qu'à cette époque il fut encore question de plusieurs brillants mariages pour elle, mais qu'elle s'y refusa obstinément, ce qui irrita fort contre elle la princesse sa tante. Enfin, la mort de celle-ci mit fin aux persécutions, et, à vingt ans, elle se vit libre et seule dans la maison de ses pères. Mais sans doute il était trop tard pour qu'elle se réveillât de l'abattement où tant de chagrins l'avaient plongée. Elle avait perdu la force et la volonté d'être heureuse. Elle demeura inerte, un peu sauvage, et comme incapable de chercher l'affection d'autrui. Elle l'a trouvée pourtant chez quelques personnes de son rang, et il est certain que le marquis de la Serra, qu'elle a refusé pour époux lorsqu'il s'est mis sur les rangs, il y a plusieurs années, n'a jamais cessé d'en être ardemment épris. Tout le monde le dit, et moi je le sais; je vais te dire comment.

«Quoique je me pique, sans vanterie, d'être un bon ouvrier, je t'avoue que, quand je suis ici, je me trouve être, malgré moi, le dernier des paresseux. Je suis agité, oppressé. Le bruit des marteaux m'agace les nerfs, comme si j'étais une demoiselle; la chaleur m'accable au moindre effort des bras. Je me sens, à chaque instant, ou prêt à défaillir, ou tenté de me glisser dans les endroits sombres, de m'y blottir et de m'y laisser oublier. Je me surprends à écouter, à fureter, à espionner. Je n'ose plus pénétrer seul dans l'oratoire ni dans la chambre de la princesse. Oh! non, quoique j'en sache bien le chemin! Désormais, le respect est plus fort que mon inquiète et folle passion! Mais, si je puis respirer le parfum qui s'échappe de son boudoir à travers les fentes d'une porte; si je puis entendre, seulement à quelque distance, le bruit léger de ses pas que je connais si bien!... je suis satisfait, je suis enivré.

«J'ai donc entendu, je n'ose pas dire malgré moi (car si le hasard me plaçait à portée d'entendre, ma volonté n'était pas assez forte pour m'empêcher d'écouter), plus d'un entretien de la princesse avec le marquis. Combien de temps n'ai-je pas été consumé d'une jalousie insensée! mais j'ai acquis la certitude qu'il n'était que son ami, un ami fidèle, respectueux, soumis.

«Un jour, entre autres, ils eurent une conversation dont tous les mots se sont gravés, je crois, dans ma mémoire avec une netteté fatale.

«La princesse disait, au moment où j'arrivais dans la pièce voisine:—Oh! pourquoi donc m'interroger toujours? Vous savez pourtant bien, mon ami, que je suis ridiculement impressionnable; que l'idée du passé me glace, et que si je pouvais me décider à en parler... je crois, oui, je crois que je deviendrais folle!

—Eh bien, eh bien, s'écriait-il avec empressement n'en parlons point, n'y pensons plus; soyons au présent, à l'amitié, au repos. Regardez ce beau ciel et ces charmantes fleurs de cyclamen qui semblent sourire dans vos mains.

—Ces fleurs, reprit Agathe, elles ne sourient point, vous ne comprenez point leur langage, et je puis vous dire pourquoi je les aime. C'est qu'elles sont à mes yeux l'emblème de ma vie et l'image de mon âme. Regardez leur étrange désinvolture; elles sont pures, elles sont fraîches, embaumées; mais n'ont-elles pas, par le renversement et l'enroulement forcé de leurs pétales, quelque chose de maladif et de décrépit qui vous frappe?

—Il est vrai, dit le marquis, elles ont l'air échevelé; elles naissent en général sur les cimes battues des vents. On dirait qu'elles veulent s'envoler de leurs tiges comme si elles ne tenaient à rien, et que la nature les a pourvues d'ailes comme des papillons.

—Et pourtant elles ne s'envolent pas, reprit Agathe; elles sont attachées solidement à leur tige. Frêles en apparence, il n'est point de plantes plus robustes, et la fougue des brises ne les effeuille jamais. Tandis que la rose succombe à une journée de chaleur et sème de ses pétales la terre brûlante, le cyclamen persiste et vit bien des jours et bien des nuits retiré et comme crispé sur lui-même: c'est une fleur qui n'a pas de jeunesse. Vous n'ayez pas sans doute observé le moment de son éclosion. Moi, j'ai patiemment assisté à ce mystère; lorsque le boulon s'entr'ouvre, les pétales roulés et serrés en spirale se séparent avec effort. Le premier qui se détache s'étend comme l'aile d'un oiseau, puis aussitôt se renverse en arrière et reprend son pli contourné. Un autre le suit, et la fleur, à peine ouverte, est déjà flottante et froissée comme si elle allait mourir de vieillesse. C'est sa manière de vivre, et elle vit longtemps ainsi. Ah! c'est une triste fleur, et c'est pour cela que je la porte partout avec moi.

—Non, non, elle ne vous ressemble pas, dit le marquis, car son sein découvert exhale généreusement son parfum à toutes les brises, tandis que votre cœur est mystérieusement fermé, même à l'affection la plus discrète et la moins exigeante!

«Ils furent interrompus; mais j'en savais assez. Depuis ce jour-là, moi aussi, j'ai aimé le cyclamen, et j'en cultive toujours dans mon petit jardin; mais je n'ose les cueillir et les respirer. Leur parfum me fait mal et me rend fou!»

—C'est comme moi, s'écria Michel. Oui, c'est une odeur dangereuse!.... Mais je n'entends plus rouler les voitures, Magnani. Sans doute on va fermer le palais. Il faut que je rejoigne mon père, car il doit être brisé de fatigue, quoi qu'il en dise, et il peut avoir besoin de mon aide.»

Ils se dirigèrent vers la salle du bal.

Elle était déserte; Visconti et ses compagnons éteignaient les lumières qui luttaient encore contre le jour.

«Et pourquoi cette fête? disait Magnani en promenant ses regards sur cette vaste salle dont l'élévation semblait doubler en se plongeant rapidement dans l'obscurité, tandis que les reflets bleuâtres du matin pénétraient mélancoliquement dans les parties basses par les portes ouvertes. La princesse pouvait secourir autrement les pauvres, et je n'ai pas encore compris pourquoi elle se soumettait à une convenance de charité publique, elle qui faisait le bien avec tant de mystère jusqu'à présent. Qu'est-il survenu de miraculeux dans l'existence de notre discrète bienfaitrice? Au lieu de m'en réjouir, moi, qui donnerais pourtant ma vie pour elle, j'en suis blessé, et n'y pense qu'avec amertume. Je l'aimais comme elle était; je ne la comprends pas guérie, expansive et consolée. Tout le monde va donc la connaître et l'aimer maintenant? On ne dira plus qu'elle est folle, qu'elle a fait un crime, qu'elle cache un secret affreux, qu'elle rachète son âme par des œuvres pies, quoiqu'elle déteste le genre humain! Insensé que je suis! j'ai peur de guérir moi-même, et je suis jaloux du bonheur qu'elle peut avoir retrouvé!... Michel, dis-moi, peut-être qu'elle s'est décidée à aimer le marquis de la Serra, et qu'elle invite la cour, la ville et les faubourgs à célébrer chez elle l'éclat de ses fiançailles? Elle donnait aujourd'hui une fête royale, peut-être donnera-t-elle demain une fête populaire. Elle se réconcilie avec tout le monde; petits et grands vont se réjouir à ses noces!.... Oh! nous allons danser! quel plaisir pour nous, n'est-ce pas? et que la princesse est bonne!...»

Michel remarqua l'aigreur et l'ironie de son compagnon; mais bien qu'il se sentit frémir d'une étrange émotion à l'idée du mariage d'Agathe avec le marquis, il se contint davantage. Il avait été vivement frappé au cœur, lui aussi; mais le choc était trop récent pour qu'il osât ou daignât donner le nom d'amour à ce qu'il éprouvait. L'égarement de Magnani lui servait de préservatif; il le plaignait, mais il trouvait, dans la situation bizarre de ce jeune homme, quelque chose d'humiliant dont il ne voulait pas être solidaire.

«Reprends ta raison, ami, lui dit-il. Une si belle fête de nuit exalte, surtout lorsqu'on n'en est que spectateur; mais voici le soleil qui monte sur l'horizon et qui doit dissiper tous les fantômes et tous les songes. Je me sens comme éveillé après un rêve fantasque. Écoute! les oiseaux chantent dehors, il n'y a plus ici que poussière et fumée. Je suis bien sûr que ta folie n'est pas aussi intense à toutes les heures de ta vie que tu te l'imagines dans ce moment d'agitation et d'abandon. Je parie que quand tu auras dormi deux heures, et que tu retourneras au travail, tu te sentiras un autre homme. Moi, déjà, j'éprouve les salutaires influences de la réalité, et je te promets que, la prochaine fois que nous verrons ensemble passer le spectre auprès de nous, je ne chercherai pas à te disputer son regard.

—Son regard! s'écria Magnani avec amertume, son regard! Ah! tu me rappelles celui qu'elle a arrêté sur toi avant que le bal fût ouvert, lorsque, pour la première fois, elle a remarqué ta figure... Quel regard! mon Dieu! S'il fût tombé sur moi, une seule fois dans ma vie, je me serais tué aussitôt pour ne plus vivre de certitude et de raison, après une illusion, après un délire semblables. Et toi, Michel, tu l'as senti, ce feu dévorant qu'elle te communiquait; tu en as été consumé un instant, et, sans mes railleries, tu le savourerais encore avec ivresse. Mais que m'importe maintenant? Je vois bien qu'elle a perdu l'esprit, qu'elle a dépouillé la sainteté de sa douleur solitaire, qu'elle aime quelqu'un, toi ou le marquis, qu'importe? Pourquoi cette manifestation particulière d'amitié pour ton père, qu'elle ne connaît guère que depuis un an? Le mien travaille pour elle depuis qu'elle est née, et elle sait à peine son nom. Veut-elle couronner sa vie d'excentricité par un acte de haute démence! Veut-elle réparer la tyrannie et l'impopularité de son père, à elle, en épousant un enfant du peuple, un adolescent?

—C'est toi qui es fou, dit Michel troublé et presque irrité. Va prendre l'air, Magnani, et ne me mets pas de moitié dans les aberrations que te suggère la fièvre. Madame Agathe s'endort tranquillement à l'heure qu'il est sans se rappeler ni ton nom, ni le mien. Si elle m'a honoré d'un regard de bonté, c'est parce qu'elle aime la peinture, et qu'elle a été contente de mon ouvrage.

«Tiens, vois-tu, mon ami, ajouta le jeune artiste en montrant à son compagnon les figures de sa fresque, qu'un rayon rose du soleil matinal effleurait à travers les ouvertures de la salle. Voilà, quant à moi, les seules réalités enivrantes de mon existence! Que la belle princesse épouse M. de la Serra, j'en serai fort aise; c'est un galant homme et sa figure me plaît. Je peindrai, quand je le voudrai, une divinité plus parfaite et moins problématique que la pâle Agathe.

—Toi? malheureux! jamais! s'écria Magnani indigné.

—Je conviens qu'elle est belle, reprit Michel en souriant; je l'ai bien regardée, et j'ai fait mon profit de cet examen. J'ai obtenu d'elle tout ce que je ne lui demanderai jamais, le spectacle de sa grâce et de ses charmes, pour les reproduire et les idéaliser à ma fantaisie.

—On m'avait toujours dit que les artistes avaient un cœur de glace, dit Magnani en regardant Michel avec stupeur; tu as vu l'orage qui me bouleverse, et tu restes froid, tu me railles! Ah! je rougis de t'avoir révélé ma folie, et je vais me cacher!»

Magnani s'enfuit exaspéré, et Michel resta seul dans la salle à peu près déserte. Visconti achevait d'éteindre les dernières bougies; Pier-Angelo, avant de se retirer, aidait à remettre un peu d'ordre provisoire dans cette salle qu'on devait faire disparaître le soir même.

Michel aida aussi, mais mollement; ses propres réflexions ayant calmé son enthousiasme, il se sentait brisé de fatigue au moral et au physique.

L'emportement subit de Magnani l'affligeait; il se reprochait, après avoir subi en silence le contre-coup des agitations de ce jeune homme, de n'avoir pas su mieux compatir à sa peine et de l'avoir laissé partir sans le consoler. Mais, à son tour, il ne pouvait se défendre d'un peu d'irritation. Il lui semblait que Magnani avait poussé l'expansion trop loin en voulant lui persuader qu'il était l'objet de la subite passion de la princesse. Cela était si absurde, si invraisemblable, que Michel, plus de sang-froid et homme du monde, à dix-huit ans, que Magnani ne pouvait jamais l'être, en haussait les épaules de pitié.

Et pourtant, l'amour-propre est un si tenace et si impertinent conseiller, que, par moments encore, Michel entendait au dedans de lui une voix qui lui disait: «Magnani a deviné juste. La jalousie lui a donné une clairvoyance que tu n'as pas toi-même; Agathe t'aime, elle s'est enflammée à la première vue. Et pourquoi ne t'aimerait-elle pas?»

Michel était à la fois enivré et honteux de ces bouffées de vanité qui lui montaient au visage. Il avait hâte de rentrer chez lui pour retrouver tout à fait le calme avec le sommeil. Pourtant il voulait attendre son père qui, assidu et infatigable, vaquait obstinément à mille soins minutieux, à mille précautions inutiles en apparence.

«Patience! lui dit le bon Pier-Angelo, je vais avoir fini dans un instant; mais je veux que notre bonne princesse puisse dormir tranquille, que personne ne puisse revenir ici lui faire du vacarme avant ce soir, et surtout qu'il ne reste pas une bougie allumée dans le moindre coin. C'est maintenant que l'incendie est le plus à craindre! Tiens, l'étourdi de Visconti! la lampe de la grotte brûle encore, je la vois d'ici. Va donc l'éteindre, Michel, et prends garde que l'huile ne se répande sur le divan.»

Michel entra dans la grotte de la Naïade; mais, avant d'éteindre la lampe, il ne put s'empêcher de contempler encore un instant la ravissante statue, les beaux feuillages dont il l'avait ornée, et ce divan où il avait vu Agathe comme dans un songe.

«Qu'elle paraissait jeune et qu'elle était belle! se disait-il, et comme cet homme épris d'elle la regardait avec un sentiment d'adoration qui se trahissait malgré lui, et qui se communiquait à la partie la plus éthérée de mon âme! J'en ai remarqué d'autres, dans le bal, qui la regardaient avec une audace de désirs dont tout mon être frémissait d'indignation! Ils l'aiment tous, chacun à sa manière, ces grands seigneurs, et elle n'en aime aucun!»

Et le regard d'Agathe passait dans son souvenir comme un éclair, dont l'éblouissement faisait disparaître toute raison, toute crainte de ridicule, toute méfiance de lui-même.

En rêvant ainsi, il avait éteint la lampe, et il s'était affaissé sur les coussins du divan, comptant que son père allait l'appeler et qu'il pouvait bien savourer un dernier instant de bien-être avant de quitter cette grotte délicieuse.

Mais la fatigue le dominait. Il ne pouvait plus lutter contre les chimères de son imagination. Assis mollement et seul pour la première fois depuis vingt-quatre heures, il s'engourdissait rapidement. Un instant il rêva tout éveillé. Un instant après il était profondément endormi.

XVIII.

LES MOINES.

Combien de minutes, ou de secondes seulement, s'écoulèrent pendant que Michel fut plongé dans cet accablement insurmontable, il n'en eut pas conscience. La force de l'imagination, rapidement emportée dans le domaine des songes, fait tant de chemin et franchit tant d'obstacles d'un seul bond, que le temps ne peut plus lui servir de mesure, surtout dans le premier sommeil.

Michel fit un rêve étrange. Une femme entrait doucement dans la grotte, elle s'approchait de lui, elle se penchait sur son visage, elle le contemplait longtemps; il sentait sa respiration embaumée caresser son front, il croyait sentir aussi la chaleur de son regard attaché sur lui avec passion. Mais il ne pouvait la voir, il faisait nuit dans la grotte, et, d'ailleurs, il lui était impossible de soulever ses paupières appesanties; mais c'était Agathe: le sein de Michel, embrasé par la présence de cette femme, le lui disait assez.

Enfin, comme il essayait de s'éveiller pour lui parler, elle posa ses lèvres fraîches et douces sur son front, et y imprima un baiser si long, mais si léger, qu'il ne trouva pas la force d'y répondre, vaincu qu'il était par la joie, et en même temps par la crainte que ce ne fût un rêve.

«Mais c'est un rêve en effet, hélas! ce n'est qu'un rêve.» se disait-il tout en dormant; et pourtant, la crainte de s'éveiller fit qu'il s'éveilla. C'est ainsi que, dans le sommeil, le désir instinctif et violent de prolonger l'illusion la fait envoler plus vite.

Mais quel rêve étrange et obstiné! Michel, les yeux ouverts, et à demi soulevé sur son bras tremblant, vit et entendit fuir cette femme. Le rideau qui ornait l'entrée de la grotte étant baissé, il ne put distinguer qu'une forme vague; il sentit le frôlement d'une robe de soie; le rideau s'entr'ouvrit et se referma si vite qu'il lui sembla que le fantôme le traversait, sans y toucher.

Il fit un mouvement pour le suivre; mais tout son sang refluait vers son cœur avec tant de violence qu'il ne put se soutenir, et, forcé de retomber sur le divan, ce ne fut qu'au bout d'une minute environ qu'il put se précipiter vers la portière de velours bleu qui le séparait de la salle.

Il l'entr'ouvrit d'une main convulsive, et se trouva en face de son père, qui lui dit d'un air riant et tranquille: «Il me paraît que nous avons fait un somme, enfant? Maintenant, tout est rangé, allons-nous-en voir si la petite Mila est éveillée chez nous.

—Mila? s'écria Michel, Mila est-elle ici, mon père?

—Il se pourrait bien qu'elle ne fût pas loin, répondit le vieillard. Je parie qu'elle n'a pas fermé l'œil de la nuit; elle avait tant d'envie de venir voir le bal! Mais je lui avais défendu de sortir avant qu'il fit grand jour.

—Il fait grand jour, en effet, dit Michel, et Mila doit être ici! Mon père, dites-moi, une femme, ma sœur, peut-être, vient d'entrer dans la grotte?

—Tu as rêvé cela? je n'ai vu personne. Il est vrai que je n'ai pas eu les yeux toujours attachés de ce côté, et que j'ai vu rôder dehors des jupons bariolés qui m'annoncent que de jeunes curieuses ont pénétré dans les jardins. Mila serait-elle entrée jusqu'ici pendant que j'avais le dos tourné?

—Mais, à l'instant même, mon père, comme vous approchiez de ce rideau, quelqu'un en sortait, une femme... j'en suis certain!

—Pour le coup, tu divagues, car je n'ai vu que mon ombre sur ce rideau. Allons, tu as besoin d'un bon somme, rentrons. Voici la dernière porte qui va se fermer. Si ta sœur est par là, nous la retrouverons bien.»

Michel s'apprêta à suivre son père; mais quelque chose qu'il vit briller dans la grotte, au moment de s'en éloigner, l'engagea à y jeter un dernier regard. Était-ce une étincelle tombée sur le tapis, auprès du divan? Il se baissa: c'était un bijou qu'il examina au jour après l'avoir ramassé. C'était le médaillon d'or entouré de brillants et orné du chiffre de la princesse, que celle-ci avait donné à Mila. Il l'ouvrit pour bien s'assurer que c'était le même. Il y reconnut une mèche de ses propres cheveux.

«Je savais bien que Mila était entrée dans la grotte, dit-il à son père en s'avançant vers le jardin; elle m'a donné un baiser qui m'a réveillé.

—Apparemment, Mila est entrée dans la grotte, répéta Pier-Angelo avec insouciance. Mais je ne l'ai point vue.»

Au même instant, Mila sortit d'un massif de magnolias, et s'avança en riant et en sautant au-devant de son père, qu'elle embrassa tendrement ainsi que Michel.

«Il est bien temps de venir vous reposer, dit-elle; je venais vous dire que votre déjeuner vous attend. J'étais impatiente de vous revoir! Êtes-vous bien fatigué, pauvre père?

—Pas du tout, répondit le bonhomme, je suis habitué à ces choses-là, et une nuit blanche n'est que plaisir quand on soupe jusqu'au matin. Ton déjeuner aura tort, Mila; mais voici ton frère qui dort debout. Allons, enfants! sortons, voilà qu'on ferme aussi les grilles du jardin.»

Mais, au lieu de continuer à fermer les grilles, les portiers du palais se mirent à les rouvrir toutes grandes, et Michel vit entrer une procession de moines de divers ordres, portant tous des besaces et des escarcelles: c'étaient les frères quêteurs de tous les ordres mendiants, qui ont de nombreux établissements à Catane et dans les environs. Ils venaient faire leur ronde et recueillir les restes de la fête pour leurs couvents respectifs. Il en passa lentement une quarantaine; la plupart avaient un âne pour emporter le produit de leur quête. Leur attitude obséquieuse et leur démarche solennelle, lorsqu'ils franchirent la grille, escortés de leurs baudets, hôtes étranges d'une matinée de bal, avaient quelque chose de si imprévu et de si comique, que Michel, distrait de son émotion, eut beaucoup de peine à s'empêcher de rire.

Mais, à peine ces capucins furent-ils entrés dans le jardin, que, rompant leurs rangs, et secouant leur mine empesée et discrète, ils se mirent à courir vers la salle de bal, qui poussant son voisin pour le devancer, qui battant son âne pour le faire marcher plus vite, tous se hâtant, se disputant la place, et laissant voir leur convoitise et leur jalousie. Ils se répandirent dans la salle de bal, dont ils forcèrent presque les portes fragiles, et tentèrent de monter le grand escalier du péristyle, ou de s'introduire dans les cuisines. Mais le maître d'hôtel et ses officiers, préparés à l'assaut, et connaissant leurs allures, avaient barricadé avec soin toutes les issues, et apportèrent leur pitance, qui fut distribuée avec autant d'impartialité que possible. C'étaient des plats de viande, des restes de pâtisserie, des cruches de vin, et jusqu'à des débris de verres et de porcelaines qui s'étaient brisés durant le service, et que les bons frères recueillaient avec soin et raccommodaient ensuite avec art pour en orner leurs buffets ou les revendre aux amateurs. Ils se disputaient le butin avec peu de discrétion, et reprochaient aux domestiques de ne pas leur donner tout ce qui leur revenait de droit, de traiter l'un mieux que l'autre, de manquer de respect au saint patron du couvent. Ils les menaçaient même des infirmités que ces saints étaient réputés guérir spécialement quand on se les rendait favorables.

«Fi! le pauvre jambon que tu me donnes! s'écriait l'un. Tu es déjà sourd d'une oreille, tu peux bien compter qu'avant peu l'autre n'entendra pas le tonnerre.

—Voici une bouteille à moitié vide, criait l'autre. Il ne sera pas fait de prières pour toi chez nous, et tu ne guériras jamais de la pierre, si tu prends cette vilaine maladie.»

D'autres mendiaient gaiement avec des lazzis qui faisaient rire les distributeurs, et montraient tant d'esprit et de bonhomie que les valets leur glissaient de meilleures parts en cachette des autres frères.

Michel avait vu à Rome de beaux capucins, parfumés sous leur froc, et traînant avec une solennité poétique leurs sandales tout auprès de la pantoufle sacrée du saint-père. Les pauvres moines de Sicile lui parurent bien malpropres, bien grotesques et tant soit peu cyniques, lorsqu'ils s'abattirent, comme une nuée de corbeaux avides et de pies babillardes, sur les miettes de ce festin. Cependant, quelques-uns lui plurent par leur physionomie hardie et intelligente. C'était encore le peuple sicilien sous la bure du cloître, noble race que le joug fait plier et ne peut jamais rompre.

Le jeune artiste était rentré dans la salle de bal pour assister à ce curieux spectacle, et il en observait les incidents avec l'attention d'un peintre qui fait son profit de tout. Il remarqua surtout un de ces moines qui avait le capuchon rabattu jusque sur le bout de sa barbe, et qui ne mendiait pas. Il s'éloignait des autres et se promenait dans la salle, comme s'il se fût plus intéressé au local de la fête qu'au profit qu'il pouvait en retirer. Michel essaya plusieurs fois d'apercevoir ses traits, et de juger, à sa physionomie, si l'intelligence d'un artiste ou les regrets d'un homme du monde se cachaient sous ce froc. Mais ce ne fut qu'une seule fois, et à la dérobée, qu'il put le voir écarter son capuchon, et il fut frappé de sa laideur repoussante. Au même instant, les yeux du moine se portèrent sur lui avec une expression de curiosité malveillante, et s'en détournèrent aussitôt, comme si cet homme eût craint d'être surpris en examinant les autres.

«J'ai déjà vu cette laide figure quelque part, dit Michel à sa sœur, qui se tenait près de lui.

—Tu appelles cela une figure? répondit la jeune fille. Je n'ai vu qu'une barbe de bouc, des yeux de chouette et un nez qui ressemble à une vieille figue écrasée... Tu ne feras pas son portrait, j'espère?

—Mila, tu connais, disais-tu tout à l'heure, plusieurs de ces moines pour les avoir vus quêter dans le faubourg: n'as-tu jamais rencontré celui-ci?

—Je ne le crois pas; mais, si tu es désireux de savoir son nom, ce sera très-facile, car voici un frère qui me le dira.»

Et la jeune fille courut à la rencontre d'un moine qui arrivait le dernier, sans besace et sans âne, avec une petite escarcelle seulement. C'était un grand et bel homme, entre deux âges; sa barbe était encore noire comme de l'ébène, quoique sa couronne de cheveux commençât à blanchir. Le noir de ses yeux vifs, la noblesse de son nez aquilin et le sourire de sa bouche vermeille, annonçaient une belle santé jointe à un caractère heureux et ferme. Il n'avait ni la maigreur maladive ni l'obésité ridicule de la plupart de ses confrères. Son vêtement marron était propre, et il le portait avec une certaine majesté.

Ce capucin gagna, dès les premiers regards, la confiance de Michel; mais il fut subitement courroucé de voir Mila sauter presque à son cou, et lui prendre la barbe dans ses deux petites mains, en riant et en feignant de vouloir l'embrasser malgré lui.

«Allons, petite, modère-toi, dit le frère en la repoussant avec une douceur paternelle. J'ai beau être ton oncle, on ne doit pas embrasser un moine.»

Michel se souvint alors du capucin Paolo-Angelo, dont son père lui avait si souvent parlé, et qu'il n'avait encore jamais vu. Fra-Angelo était, par le sang comme par le cœur, le frère de Pier-Angelo. C'était le plus jeune des oncles de Michel. Son intelligence et la dignité de son caractère faisaient l'orgueil de la famille, et, dès que Pier-Angelo l'aperçut, il courut prendre Michel pour le lui présenter.

«Frère, dit le vieil artisan en serrant cordialement la main du capucin, donne ta bénédiction à mon fils; je l'aurais déjà conduit à ton couvent pour te la demander, si nous n'eussions été occupés ici un peu au delà de nos forces.

—Mon enfant, répondit Fra-Angelo en s'adressant au jeune homme, je te donne la bénédiction d'un parent et d'un ami; je suis heureux de te voir, et ta figure me plaît.

—C'est bien réciproque, lui dit Michel en mettant sa main dans celle de son oncle.»

Mais, pour lui témoigner son affection, le bon moine, qui avait les muscles d'un athlète, lui serra les doigts si fort que le jeune artiste crut un instant les sentir brisés. Il ne voulut pas avoir l'air de trouver cette caresse trop rude; mais la sueur lui en vint au front, et il se dit en souriant qu'un homme de l'étoffe de son oncle le capucin était plus propre à exiger l'aumône qu'à la demander.

Mais, comme la force est presque toujours unie à la douceur, Fra-Angelo s'approcha de l'élémosinaire du palais avec autant de retenue et de discrétion que ses confrères y avaient mis d'ardeur et d'insistance. Il le salua d'un sourire, lui ouvrit son escarcelle sans daigner tendre la main, et la referma sans regarder ce qu'on y avait mis, en murmurant une formule de remerciment très-laconique, après quoi il revint vers son frère et son neveu, refusant de se charger de vivres d'aucune espèce.

«En ce cas, lui dit un valet fort dévot en s'approchant de lui, vous n'avez pas reçu assez d'argent!

—Vous croyez? répondit le moine. Je n'en sais rien. Quoi que ce soit, il faudra bien que le couvent s'en contente.

—Voulez-vous que j'aille réclamer pour vous, mon frère? Si vous voulez me promettre de prier pour moi tous les jours de cette semaine, je vous ferai donner davantage.

—Eh bien, ne prends pas cette peine, repartit en souriant le fier capucin; je prierai pour toi gratis, et ma prière en vaudra mieux. Ta patronne, la princesse Agathe, fait bien assez d'aumônes, et je ne viens chez elle que pour obéir à ma consigne.

—Mon oncle, dit la petite Mila en lui parlant bas, il y a là-bas un frère de votre ordre dont la figure tourmente mon père et mon frère. Ils trouvent qu'il ressemble à un autre.

—A un autre? Que veux-tu dire?

—Regarde-le, répondit Pier-Angelo. Michel a raison, il a une mauvaise figure. Tu dois le connaître. Il se tient là-bas tout seul, sous l'estrade des musiciens.

—A sa taille et à sa démarche, je ne le reconnais pour aucun frère de mon couvent. Pourtant, il a la robe d'un capucin. Mais en quoi cela peut-il vous intéresser?

—C'est que nous trouvons, répondit Pierre en baissant la voix, qu'il ressemble à l'abbé Ninfo.

—En ce cas, allez-vous-en, dit vivement Fra-Angelo; moi, je vais lui adresser la parole, et je saurai bien ce qu'il est et ce qu'il vient faire ici.

—Oui, oui, partons, répondit Pier-Angelo. Enfants, passez devant. Je vous suis.»

Michel prit le bras de sa sœur sous le sien, et fut bientôt sur le chemin de Catane.

«Il paraît, dit Mila à son frère, que cet abbé Ninfo nous en veut et peut nous faire du mal? Sais-tu pourquoi, Michel?

—Pas très-bien; mais je me méfie d'un homme qui se déguise, apparemment pour espionner. Que ce soit à propos de nous ou de tout autre, le mystère cache ici de mauvais desseins.

—Bah! dit l'insouciante Mila après un moment de silence, ce n'est peut-être qu'un moine comme les autres. Il se tenait à l'écart et furetait dans les coins, comme quelques-uns font souvent après le passage des foules dans les processions et les fêtes, pour voir s'ils ne trouveraient pas quelque bijou perdu... Alors, ils le ramassent sans rien dire, et portent cela à leur couvent, pour le rendre, moyennant une ou deux messes bien payées, ou pour découvrir quelque secret d'amour; car ils sont, en général, assez curieux, ces bons pères!

—Tu n'aimes pas les moines, Mila? Tu n'es qu'à demi Sicilienne.

—C'est selon. J'aime mon oncle et ceux qui lui ressemblent.

—A propos! reprit Michel, ramené par le mot bijou perdu à l'aventure dont les capucins l'avaient distrait; tu étais entrée dans la salle du bal avant le moment où je t'ai rencontrée dans le jardin?

—Non, répondit-elle; si tu ne m'y avais fait entrer pour assister à la quête, je n'y aurais pas songé. Pourquoi me demandes-tu cela? J'avais vu la salle terminée avant la fête. Que m'importe une salle vide où l'on ne danse pas? C'est le bal, et la danse, et les toilettes, que j'aurais voulu voir! Mais tu n'as pas voulu m'emmener seulement à la porte, cette nuit!

—Pourquoi ne pas me dire la vérité, lorsque le fait n'a aucune importance? Il n'y a rien d'étonnant, chère petite sœur, à ce que tu sois venue tout à l'heure me réveiller dans la grotte de la Naïade.

—Mon père dit que tu dors debout, Michel, et je vois bien qu'il dit vrai. Je te fais serment que, depuis hier matin, lorsque je t'ai apporté les feuillages que tu m'avais demandé de cueillir, je ne suis pas entrée dans la grotte.

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