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Le Piccinino

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Il vit une pauvre femme qui mendiait (Page 125.) Il vit une pauvre femme qui mendiait (Page 125.)

—O Pier-Angelo, ô mon père! s'écria Michel avec une impétuosité qui fit déborder son cœur en sanglots, il n'y a rien de changé entre nous, et le jour où mes entrailles ne frémiraient plus pour toi d'un élan filial, je crois que j'aurais cessé de vivre.»

XLV.

SOUVENIRS.

Agathe était brisée par tant d'agitations et de fatigues. Sa santé était délicate, quoique son âme fût forte, et, en la voyant si pâle, avec la voix presque éteinte, Michel s'effraya. Il commença à ressentir les tendres et poignantes sollicitudes d'un sentiment tout nouveau pour lui. Il avait à peine connu l'amour qu'une mère peut inspirer. La femme de Pier-Angelo avait été bonne pour lui sans doute, mais, outre qu'il l'avait perdue dans un âge bien tendre, elle avait laissé dans sa mémoire l'impression d'une robuste et fière virago, irréprochable, mais violente, pleine de soins pour ses petits, mais parlant haut et frappant fort. Quelle différence avec cette nature exquise, cette beauté suave, cet être poétique qui s'appelait Agathe, et que Michel pouvait admirer comme l'idéal d'un artiste, tout en l'adorant comme une mère!

Il la supplia de se jeter sur son lit, et d'essayer de prendre une heure de repos.

«Je resterai près de vous, lui dit-il; je veillerai à votre chevet, je serai heureux de vous contempler, et quand vous ouvrirez les yeux, vous me trouverez là.

—Et toi, lui dit-elle, ce sera la troisième nuit que tu auras passée presque sans sommeil. Ah! que je souffre pour toi de la vie que nous menons depuis quelques jours!

—Ne vous inquiétez pas de moi, ma mère chérie, reprit le jeune homme en couvrant ses mains de baisers. J'ai très-bien dormi le matin, durant ces trois jours; et, maintenant je suis si heureux, malgré ce que nous venons de souffrir, qu'il me semble que je ne dormirai plus jamais. Je cherchais le sommeil pour vous retrouver dans mes rêves: à présent que le rêve s'est transporté dans ma vie réelle, je craindrais d'en perdre la notion en dormant. C'est à vous de vous reposer, ma mère... Ah! que ce nom est doux, ma mère!

—Je n'ai pas plus envie de dormir que toi, dit-elle, je ne voudrais plus te quitter un instant. Et puisque le Piccinino me fait toujours trembler pour ta vie, quoi qu'il puisse en résulter, tu resteras avec moi jusqu'au jour. Je vais m'étendre sur mon lit, puisque tu le veux; assieds-toi sur ce fauteuil, ta main dans la mienne, et si je n'ai plus la force de te parler, je t'entendrai du moins; nous avons tant de choses à nous dire! Je veux savoir ta vie depuis le premier jour que tu peux te rappeler jusqu'à celui-ci.»

Ils passèrent ainsi deux heures qui s'envolèrent pour eux comme deux minutes; Michel dit toute sa vie, en effet, et n'en cacha pas même les émotions récentes. L'espèce d'attrait enthousiaste qu'il avait éprouvé pour sa mère sans la connaître, ne soulevait plus dans sa pensée aucune question délicate qui ne pût se traduire par des mots dignes de la sainteté de leurs nouvelles relations. Ceux dont il s'était servi avec lui-même avaient changé de sens, et ce qu'ils avaient pu avoir d'impropre s'était effacé comme les vagues paroles qu'on prononce dans la fièvre, et qui ne laissent pas de traces quand la raison et la santé sont revenues.

Et puis, d'ailleurs, Michel, sauf quelques mouvements de vanité, n'avait rien rêvé dont il eût à rougir maintenant vis-à-vis de lui-même. Il s'était cru aimé, il ne s'était guère trompé! Il avait été envahi par une passion ardente, et il sentait qu'il n'aimait pas Agathe, devenue sa mère, avec moins d'enthousiasme, de reconnaissance, et même de jalousie, qu'il ne l'avait aimée une heure auparavant. Il s'expliquait maintenant pourquoi il ne l'avait jamais vue sans un élan infini de son âme vers elle, sans un intérêt tout-puissant, sans un sentiment d'orgueil secret qui avait comme un contre-coup en lui-même. Il se rappelait comment, la première fois qu'il l'avait vue, il lui avait semblé l'avoir vue de tout temps; et quand il lui demanda l'explication de ce miracle, «Regarde-toi dans une glace, lui dit-elle, et tu verras que mes traits te présentaient ta propre image; cette ressemblance que Pier Angelo remarquait sans cesse avec joie, et qui m'enorgueillissait, me faisait pourtant trembler pour toi. Heureusement, elle n'a frappé personne, si ce n'est peut-être le cardinal, qui a fait arrêter sa chaise pour te regarder, le jour où tu te trouvais arrivé, et comme guidé par une main invisible, à la porte du palais de tes ancêtres. Mon oncle était jadis le plus soupçonneux et le plus clairvoyant des persécuteurs et des despotes. Certes, s'il t'eût vu avant de tomber en paralysie, il t'eût reconnu et fait jeter en prison, puis conduire en exil... peut-être assassiner! sans t'avoir adressé une seule question. Tout affaibli qu'il était, il y a dix jours, il a attaché sur toi un regard qui avait éveillé les soupçons de Ninfo, et ses souvenirs s'étaient éclaircis jusqu'à vouloir s'enquérir de ton âge. Qui sait quelle fatale lumière se fût faite dans son cerveau, si la Providence ne t'eût inspiré de répondre que tu avais vingt-un ans au lieu de dix-huit!

—J'ai dix-huit ans, reprit Michel, et vous, ma mère? vous me semblez aussi jeune que moi?

—J'en ai trente-deux, répondit Agathe, ne le savais-tu pas?

—Non! on aurait pu me dire que vous étiez ma sœur, je l'aurais cru en vous voyant! Oh! quel bonheur que vous soyez si belle et si jeune encore! Vous vivrez autant que moi, n'est-ce pas? Je n'aurai pas le malheur de vous perdre!.... Vous perdre... Ah! maintenant que ma vie est liée à la votre, la mort me fait peur, je ne voudrais mourir ni avant ni après vous!.... Mais, est-ce donc la première fois que nous nous trouvons réunis? Je cherche dans les vagues souvenirs de ma première enfance avec l'espoir d'y ressaisir quelque chose de vous...

—Mon pauvre enfant, dit la princesse, je ne t'avais jamais vu avant le jour où, te regardant par une rosace de la galerie où je dormais, je ne pus retenir un cri d'amour et de joie douloureuse qui te réveilla. Je ne connaissais même pas ton existence, il y a trois mois. Je te croyais mort le jour de ta naissance. Autrement, crois-tu donc que tu ne m'aurais pas vue accourir à Rome, sous un déguisement, pour te prendre dans mes bras et t'arracher aux dangers de l'isolement? Le jour où Pier-Angelo m'apprit qu'il t'avait sauvé des mains d'une infâme accoucheuse qui allait te jeter dans un hospice par l'ordre de mes parents, qu'il s'était enfui avec toi en pays étranger, et qu'il t'avait élevé comme son fils, j'allais partir pour Rome. Je l'aurais fait, sans la prudence de Fra-Angelo, qui me démontra que ta vie serait en danger tant que durerait celle du cardinal, et qu'il valait mieux attendre sa fin que de nous exposer tous à des soupçons et à des recherches. Ah! mon fils, que j'ai souffert, tant que j'ai vécu seule avec les affreux souvenirs de ma jeunesse! Flétrie dès l'enfance, maltraitée, enfermée et persécutée par ma famille, pour n'avoir jamais voulu révéler le nom de l'homme que j'avais consenti à épouser dès les premiers symptômes de ma grossesse; séparée de mon enfant et maudite pour les larmes que sa prétendue mort m'arrachait, menacée de le voir périr sous mes yeux, quand je m'abandonnais à l'espérance qu'on m'avait trompée, j'ai vu s'écouler le plus beau temps de la vie dans les pleurs du désespoir et les frissons de l'épouvante.

«Je t'ai donné le jour dans cette chambre, Michel, à la place où nous voici. C'était alors une espèce de grenier longtemps inhabité qu'on avait converti en prison pour cacher la honte de mon état. On ne savait pas ce qui m'était arrivé. J'aurais à peine pu le dire, je l'avais à peine compris, tant j'étais jeune et pure d'imagination. Je pressentais que le récit de la vérité attirerait sur l'enfant que je portais dans mon sein, et sur son père, de nouvelles catastrophes. Ma gouvernante était morte le lendemain de notre désastre, sans pouvoir ou sans vouloir parler. Personne ne put m'arracher mon secret, même pendant les douleurs de l'enfantement; et lorsque, comme des inquisiteurs, mon père et mon oncle, debout et insensibles auprès de mon lit, me menaçaient de la mort si je ne confessais ce qu'ils appelaient ma faute, je me bornais à répondre que j'étais innocente devant Dieu, et qu'à lui seul appartenait de punir ou de sauver le coupable.

«S'ils ont découvert, depuis, que j'étais la femme de Castro-Reale, c'est ce que je n'ai jamais pu savoir; jamais son nom n'a été prononcé devant moi, jamais je n'ai été interrogée sur son compte. S'ils l'ont fait assassiner, et si l'abbé Ninfo les a aidés à le surprendre, comme le prétend Carmelo, c'est ce que je ne sais pas non plus, et ce dont, malheureusement, je ne puis les croire incapables.

«Je sais seulement qu'à l'époque de sa mort, et lorsque j'étais à peine rétablie de la crise de l'enfantement, ils voulurent me forcer à me marier. Jusque-là ils m'avaient présenté comme un éternel châtiment l'impossibilité de m'établir. Ils me tirèrent de ma prison où j'avais été gardée avec tant de soin que l'on me croyait au couvent, à Palerme, et que rien n'avait transpiré au dehors. J'étais riche, belle, et de haute naissance. Vingt partis se présentèrent. Je repoussai avec horreur l'idée de tromper un honnête homme, ou de me confesser à un homme assez lâche pour m'accepter à cause de ma fortune. Ma résistance irrita mon père jusqu'à la fureur. Il feignit de me reconduire à Palerme. Mais il me ramena la nuit, dans cette chambre, et m'y tint encore enfermée une année entière.

«Cette prison était horrible, étouffante comme les plombs de Venise, car le soleil dardait sur une mince terrasse de métal, cet étage du palais n'ayant jamais été terminé, et n'étant couvert que provisoirement. J'y endurai la soif, les moustiques, l'abandon, l'isolement, le défaut d'air et de mouvement si nécessaires à la jeunesse. Et pourtant, je n'y mourus point, je n'y contractai aucune infirmité, tant était fort en moi le principe de la vie. Mon père, ne voulant confier à personne le soin de me garder, et craignant que la pitié de ses serviteurs n'adoucit mes souffrances, venait lui-même m'apporter mes aliments; et, quand ses intrigues politiques le retenaient dehors pendant des jours entiers, je subissais les tourments de la faim. Mais j'étais arrivée à une constance stoïque et je ne daignais pas me plaindre. J'ai puisé ainsi un certain courage et une certaine lumière dans cette épreuve, et je ne reproche point à Dieu de me l'avoir infligée. La notion du devoir et le goût de la justice sont de grands biens que l'on ne peut acheter trop cher!»

Agathe parlait ainsi, demi-couchée, et d'une voix faible qui s'animait peu à peu. Elle se releva sur son coude, et, secouant sa longue chevelure noire, elle dit à son fils, en lui montrant d'un geste le riche appartement où ils se trouvaient: «Michel! que les jouissances et l'orgueil de la naissance et de la fortune ne t'enivrent jamais! J'ai payé cher ces avantages, et, dans l'affreuse solitude de cette chambre, aujourd'hui si riante pour nous deux, j'ai passé de longues heures d'insomnie, couchée sur un grabat, consumée par la fièvre, et demandant à Dieu pourquoi il ne m'avait pas fait naître dans la grotte d'un chevrier ou sur la barque d'un pirate. Je soupirais après la liberté, et le dernier des mendiants me paraissait plus heureux que moi.

«Si j'avais été pauvre et obscure, j'eusse trouvé chez mes parents des consolations et de la pitié pour mon malheur; au lieu que les illustres Palmarosa faisaient un opprobre et un crime à leur fille; de ne pas vouloir être forcée de mentir, et de se refuser à relever l'honneur de sa famille par une imposture. Je manquais de livres dans ma prison; on ne m'avait jamais donné qu'une éducation superficielle, et je ne comprenais rien à la persécution dont j'étais l'objet. Mais, dans cette lente et cruelle inaction, je fis des réflexions et je découvris de moi-même le néant de l'orgueil humain. Mon être moral changea, pour ainsi dire, et tout ce qui était satisfaction et profit pour la vanité des hommes, m'apparut, à mes dépens, sous son véritable jour.

«Mais, pourquoi dirais-je à mes dépens, au lieu de dire à mon profit? Que sont deux années de tortures au prix du bienfait de la vérité? Quand je revins à la liberté et à la vie, quand je sentis que je reprenais aisément la force de la jeunesse et que j'avais le temps et les moyens de mettre à profit les idées qui m'étaient venues, j'éprouvai un grand calme, et j'entrai dans une habitude déjà toute faite d'abnégation et de fermeté.

«Je renonçai à jamais connaître l'amour et l'hyménée. La pensée de cette ivresse était flétrie et souillée dans mon imagination; et, quant aux besoins du cœur, ils n'avaient plus en moi rien de personnel. Ils s'étaient agrandis au delà du cercle des passions égoïstes; j'avais conçu dans la souffrance une passion véritable, mais qui n'avait plus pour objet la jouissance et le triomphe d'un être isolé des misères générales par la prospérité de sa propre condition. Cette passion qui me rongea comme la fièvre et avec la fièvre, je puis le dire, c'était la soif de combattre pour les faibles contre les oppresseurs, et de prodiguer autant de bienfaits et de consolations que ma famille avait semé de douleurs et d'épouvante. On m'avait élevée dans des idées de respect et de crainte envers la cour, de méfiance et de haine envers mes malheureux compatriotes. Sans mon propre malheur, j'aurais suivi peut-être ces habitudes et ces exemples d'insensibilité monstrueuse. Mon caractère nonchalant, comme celui des femmes de mon pays, n'eût jamais rien conçu de mieux, probablement, que les principes de ma race; car ma famille n'était pas de celles que la persécution a frappées, et à qui l'exil et la misère ont inspiré l'horreur du joug étranger et l'amour de la patrie. Mes parents, ardemment dévoués à la puissance officielle avaient toujours été comblés de biens, et la prospérité nouvelle que va nous donner l'héritage du cardinal est une exception honteuse, au milieu de la ruine de tant de maisons illustres que j'ai vues crouler sous les taxes forcées et la proscription.

«A peine fus-je maîtresse de mes actions et de ma fortune, que je consacrai ma vie au soulagement du malheur. Comme femme, il m'était interdit de m'occuper de politique, de sciences sociales ou de philosophie. Et à quel homme cela est-il possible sous le joug qui nous accable? Mais ce je pouvais faire, c'était de secourir les victimes de la tyrannie, de quelque classe qu'elles fussent. Je m'aperçus bientôt que le nombre en était si grand, que mes revenus n'y suffiraient point, quand même je me priverais du nécessaire. Alors, mon parti fut vite pris. J'avais la résolution de ne me point marier. J'ignorais ton existence, je me regardais comme seule au monde. Je me fis rendre un compte exact de ma fortune, soin que les riches patriciens de notre pays prennent bien rarement; leur incurie ne leur permet pas même d'aller voir leurs terres lorsqu'elles sont situées dans l'intérieur de l'île, et beaucoup d'entre nous n'ont jamais mis le pied sur leurs domaines. Je m'enquis et je pris par moi-même connaissance des miens; j'en aliénai d'abord en détail une partie, voulant donner à très-bas prix, et la plupart du temps pour rien, des terres aux pauvres habitants de ces provinces. Cela ne réussit point. On ne sauve pas d'un trait de plume des races tombées dans le dernier abattement de la misère et de l'esclavage. J'essayai d'autres moyens que je te détaillerai plus tard. Ils échouèrent. Tout doit échouer quand les lois d'un pays ont décrété sa ruine. A peine avais-je fait une famille heureuse, que l'impôt, augmentant avec son bien-être, en faisait une famille misérable. Quelle situation d'ordre et de fixité peut-on créer, quand l'État prélève soixante pour cent sur l'humble travail comme sur l'oisiveté opulente?

«Je vis donc avec douleur que, dans les pays conquis et brisés, il n'y avait plus de salut que dans l'aumône, et je vouai ma vie à l'aumône. Cela demandait bien plus d'activité et de persévérance que des dons ratifiés et des sacrifices absolus. Cette existence de dons arbitraires et de sacrifices perpétuels est une tâche sans repos, sans limites et sans consolations; car l'aumône ne remédie qu'à un instant donné de la vie, elle engendre la nécessité de se renouveler et de s'étendre à l'infini, sans qu'on voie jamais le résultat du travail qu'on s'impose. Oh! qu'il est cruel de vivre et d'aimer, là où l'on panse à toute heure une plaie qui ne peut guérir, où l'on jette sans cesse son âme et ses forces dans un gouffre qui ne se ferme pas plus que celui de l'Etna!

«Je l'ai acceptée, cette tâche, et je la remplis à toute heure; j'en vois l'insuffisance et ne me rebute pas. Je ne m'indigne plus contre la paresse, la débauche et tous les vices qu'engendre la misère; ou, si je m'en indigne, ce n'est plus à l'égard de ceux qui les subissent, mais de ceux qui les infligent et les perpétuent. Je ne comprends pas trop ce qu'on appelle le discernement dans l'aumône. Cela est bon pour les pays de liberté, où la réprimande peut être bonne à quelque chose, et où les enseignements d'une moralité praticable sont à l'usage de tous. Chez nous, hélas! le malheur est si grand, que le bien et le mal sont pour beaucoup d'êtres, en âge de raison, des mots vides de sens; et prêcher l'ordre, la probité et la prévoyance pendant l'agonie de la faim, devient un pédantisme presque féroce.

«Mes revenus n'ont pas toujours suffi à tant de besoins, Michel, et tu trouveras l'héritage de ta mère secrètement miné par des fouilles si profondes, qu'il s'écroulera peut-être sur ma tombe. Sans l'héritage du cardinal, j'aurais aujourd'hui quelque regret de ne t'avoir pas laissé les moyens de servir ton pays à ta guise; mais demain tu seras plus riche que je ne l'ai jamais été, et tu gouverneras cette fortune selon ton cœur et tes principes, sans que je veuille t'imposer ma tâche. Dès demain, tu entreras en possession de cette puissance, et je ne m'inquiéterai pas de l'emploi que tu sauras en faire. Je suis sûre de toi. Tu as été à une bonne école, mon enfant, celle du malheur et du travail! Je sais comment tu répares des fautes légères; je sais de quels sacrifices ton âme est capable, quand elle est aux prises avec le sentiment du devoir. Apprête-toi donc à porter le poids de ta fortune nouvelle, à être prince de fait comme de nom. Depuis trois jours que tu es lancé dans des aventures étranges en apparence, tu as reçu plus d'un enseignement. Fra-Angelo, le marquis de la Serra, Magnani, Mila elle-même, l'adorable enfant, t'ont parlé un langage qui t'a fait une impression profonde, je le sais; je l'ai vu à ta conduite, à ta résolution d'être ouvrier, et, dès ce moment, je m'étais promis de te révéler le secret de ta destinée, quand même la vie du cardinal se prolongerait et nous forcerait à des précautions extérieures.

—O ma mère! que vous êtes grande, s'écria Michel, et que l'on vous connaît peu, vous que l'on croit dévote, apathique ou bizarre! Votre vie est celle d'une martyre et d'une sainte: rien pour vous, tout pour les autres!

—Ne m'en fais pas un si grand mérite, mon enfant, reprit Agathe. Je n'avais plus le droit, quelque innocente que je fusse, de prétendre au bonheur général. Je subissais une fatalité que tous mes efforts n'eussent pu que rendre plus pesante. En me refusant à l'amour, je n'ai fait que remplir le plus simple devoir que la loyauté impose à une femme. De même, en me faisant sœur de charité, j'obéissais au cri impérieux de ma conscience. J'avais été malheureuse, je connaissais le malheur par moi-même; je n'étais plus de ceux qui peuvent nier la souffrance d'autrui parce qu'ils ne l'ont jamais ressentie. J'ai peut-être fait le bien sans lumière; du moins je l'ai fait sans relâche et sans tiédeur. Mais, à mes yeux, faire le bien, ce n'est pas tant qu'on croit; faire ce bien-là, c'est tout simplement ne pas faire le mal: n'être pas égoïste, c'est n'être pas aveugle ou infâme. J'ai une telle pitié de ceux qui tirent vanité de leurs œuvres, que j'ai caché les miennes avec presque autant de soin que le secret de mon mariage et de ta naissance. On n'a rien compris à mon caractère. Je voulais qu'il en fût ainsi. Je n'ai donc pas le droit de me plaindre d'avoir été méconnue.

—Oh! moi, je vous connais, dit Michel, et mon cœur vous rendra au centuple tout le bonheur dont vous avez été privée.

—Je le sais, dit-elle, tes larmes me le prouvent, et je le sens; car, depuis que tu es là, si je n'avais eu mon histoire à te raconter, j'aurais oublié que j'ai été malheureuse.

—Merci! ô merci! mais ne dites pas que vous me laissez libre de mes actions et de ma conduite: je ne suis qu'un enfant, et je me sens si peu de chose auprès de vous que je ne veux jamais voir que par vos yeux, agir que d'après vos ordres. Je vous aiderai à porter le fardeau de la richesse et de l'aumône; mais je serai votre homme d'affaires, rien de plus. Moi, riche et prince! moi, revêtu d'une autorité quelconque quand vous êtes là! quand je suis votre fils!

—Mon enfant, il faut être un homme. Je n'ai pas eu le bonheur de t'élever; je ne l'eusse pas fait mieux que le vénérable Pier-Angelo. Mon affaire, maintenant, est de t'aimer, rien de plus, et c'est assez. Pour justifier mon amour, tu n'auras pas besoin que les portraits de tes ancêtres te disent jamais: «Je ne suis pas content de vous.» Tu feras en sorte d'entendre toujours ta mère te dire: «Je suis contente de toi!»

«Mais écoute, Michel!... les cloches sonnent... toutes les cloches de la ville sonnent le glas d'une agonie, et c'est pour un grand personnage!... C'est ton parent, c'est ton ennemi, c'est le cardinal de Palmarosa qui va rendre à Dieu ses comptes terribles. Il fait jour, séparons-nous! Va prier pour que Dieu lui soit miséricordieux. Moi, je vais recevoir son dernier soupir!»

XLVI.

ÉPANOUISSEMENT.

Tandis que la princesse sonnait sa camériste et ordonnait qu'on mît les chevaux à son carrosse pour aller remplir ses derniers devoirs envers le cardinal mourant, Michel descendait dans le parc par l'escalier de lave du parterre; mais lorsqu'il n'était encore qu'à moitié de cet escalier, il aperçut messire Barbagallo, qui déjà était debout et commençait sa consciencieuse journée de surveillance, bien éloigné, le brave homme, de croire que ce riche palais et ces beaux jardins n'étaient plus que l'enseigne trompeuse et le vain simulacre d'une fortune opulente. A ses yeux, dépenser ses revenus en aumônes était une habitude seigneuriale et respectable. Il secondait honnêtement la princesse dans ces œuvres de charité. Mais entamer son capital eût été une faute immense, contraire à la dignité héréditaire d'un grand nom; et si Agathe l'eût éclairé ou consulté à cet égard, il n'eût pas eu assez de toute son érudition généalogique pour lui prouver qu'aucun Palmarosa n'eût commis ce crime de lèse-noblesse, à moins d'y être invité par son roi. Se dépouiller de sa véritable puissance pour des misérables! Fi! A moins qu'il ne s'agît d'un hospice, d'un monastère à fonder, monuments qui demeurent et font passer à la postérité la gloire et la vertu du fondateur, et au lieu d'effacer l'éclat d'un nom, lui donnent un nouveau lustre.

Michel, en voyant le majordome lui barrer innocemment le passage, car Barbagallo s'obstinait à contempler un arbuste de l'Inde qu'il avait planté lui-même au bas de l'escalier, prit le parti de baisser la tête et de passer vite sans lui rien expliquer. Quelques heures plus tard, il n'aurait plus à se cacher; mais, par convenance, il valait mieux attendre la déclaration publique de la princesse.

Mais le majordome semblait être planté à côté de son arbuste. Il s'étonnait que le climat de Catane, qui selon lui était le premier climat du monde, ne convînt pas mieux que celui du tropique à cette plante précieuse; ce qui prouve qu'il entendait mieux la culture des arbres généalogiques que celle des arbres réels. Il s'était baissé et presque couché à terre pour voir si un ver rongeur n'attaquait point les racines de la plante languissante.

Michel, arrivé aux derniers degrés du rocher, prit le parti de sauter par-dessus messire Barbagallo, qui fit un grand cri, pensant peut-être que c'était le commencement d'une éruption volcanique, et qu'une pierre lancée de quelque cratère voisin venait de tomber à côté de lui.

Le gémissement qu'il fit entendre eut un son rauque si comique, que Michel éclata de rire.

«Cristo!» s'écria le majordome en reconnaissant le jeune artiste, que la princesse lui avait ordonné de traiter avec beaucoup d'égards désormais, mais qu'il était bien loin de croire le fils ou l'amant d'Agathe.

Mais, le premier effroi passé, il essaya de rassembler ses idées, pendant que Michel s'éloignait rapidement à travers le jardin. Il comprit que le fils de Pier-Angelo sortait du parterre avant le lever du soleil; du parterre de la princesse! ce sanctuaire réservé et fortifié, où un amant favorisé pouvait seul pénétrer pendant la nuit!

«Un amant à la princesse Agathe! et un tel amant! lorsque le marquis de la Serra, à peine digne d'aspirer à l'honneur de lui plaire, n'entrait et ne sortait jamais que par la grande porte du palais!...»

Cela était impossible à supposer. Aussi, maître Barbagallo, ne pouvant rien objecter à un fait aussi palpable, et ne voulant point se permettre de le commenter, se borna-t-il à répéter: «Cristo!» Et, après être resté immobile durant une ou deux minutes, il prit le parti de vaquer à ses occupations comme à l'ordinaire, et de s'interdire la faculté de penser à quoi que ce soit jusqu'à nouvel ordre.

Michel n'était guère moins étonné de sa propre situation, que le majordome de ce qu'il venait de voir. De tous les rêves qu'il avait cru faire depuis trois jours, le plus inattendu, le plus prodigieux, à coup sûr, était celui qui venait de couronner et d'expliquer les autres. Il marchait devant lui, et l'instinct de l'habitude le conduisait vers la maison du faubourg sans qu'il sût où il allait. Il regardait tous les objets qui frappaient sa vue comme des objets nouveaux. La splendeur des palais et la misère des habitations du peuple lui présentaient un contraste qui ne l'avait jamais attristé que comme un fait dont il avait eu à souffrir personnellement, mais qu'il avait accepté comme une loi fatale de la société. Maintenant qu'il se sentait libre et fort dans cette société, la pitié et la bonté lui venaient au cœur, plus larges, plus désintéressées. Il se sentait meilleur depuis qu'il était du nombre des heureux, et le sentiment de son devoir vibrait dans sa poitrine avec le souffle généreux de sa mère. Il se sentait grandir, dans la sphère des êtres, depuis qu'il se voyait chargé du sort de ses semblables au lieu d'être opprimé par eux. Il se sentait prince, en un mot, et ne s'étonnait plus de s'être toujours senti ambitieux. Mais son ambition s'était ennoblie, dans sa conscience, le jour où il l'avait résumée pour répondre aux objections de Magnani; et, maintenant qu'elle était satisfaite, loin de le corrompre, elle l'exaltait et l'élevait au-dessus de lui-même. Il est des hommes, et malheureusement c'est le plus grand nombre, que la prospérité rabaisse et pervertit; mais une âme vraiment noble ne voit dans la puissance que le moyen de faire le bien, et les dix-huit ans de Michel, c'est l'âge où l'idéal est pur et l'esprit ouvert aux bonnes et grandes aspirations.

A l'entrée du faubourg, il vit une pauvre femme qui mendiait, un enfant dans les bras, trois autres pendus aux haillons de sa jupe. Des larmes lui vinrent aux yeux, et il porta simultanément ses deux mains aux poches de sa casaque, car depuis la veille il avait endosse la livrée du peuple, avec la résolution de la garder longtemps, toujours, s'il le fallait. Mais il s'aperçut que ses poches étaient vides, et il se souvint qu'il ne possédait rien encore. «Pardon, ma pauvre femme, dit-il, c'est demain que je vous donnerai. Soyez ici demain, j'y viendrai.»

La pauvresse crut qu'il se moquait d'elle, et lui dit d'un ton grave, en se drapant dans ses guenilles avec la majesté des peuples méridionaux: «Il ne faut pas se moquer des pauvres, mon garçon, cela porte malheur.»

—Oui! oui! dit Michel en s'éloignant; je le crois, je le sens! cela ne m'arrivera jamais!»

Un peu plus loin il rencontra des blanchisseuses qui étendaient sans façon leur linge sur une corde, en travers de la rue, sur la tête des passants. Michel se baissa, ce qu'il n'eût pas fait la veille; il eût dérangé l'obstacle d'une main impatiente. Deux jolies filles qui tenaient la corde pour la consolider lui en surent gré, et lui sourirent; mais quand Michel eut passé ce premier rideau de biancheria, et comme il se baissait pour en passer un second, il entendit la vieille lavandière qui disait à ses apprenties d'un ton de sibylle courroucée: «Baissez les yeux, Ninetta; ne tournez pas tant la tête, Rosalina! c'est ce petit Michel-Angelino Lavoratori, qui fait le grand peintre, et qui ne vaudra jamais son père! Foin des enfants qui renient la profession de leurs parents!»

«Il me fallait absolument la profession de prince, pensa Michel en souriant, car celle d'artiste m'eût attiré de grands reproches.»

Il entra dans sa maison, et, pour la première fois, il la trouva pittoresque et riante dans son désordre misérable. «C'est une vraie maison d'artiste du moyen âge, se dit-il; je n'y ai vécu que peu de jours, mais ils marqueront dans ma vie comme de purs et doux souvenirs.» Il lui sembla qu'il le regrettait déjà un peu, cet humble nid de famille, et le besoin vague que, la veille, il avait éprouvé d'une demeure plus poétique et plus noble lui parut un désir maladif et insensé, tant il est vrai qu'on s'exagère les biens de la vie quand on ne les a pas.

«J'aurais très-bien pu passer là des années, pensa-t-il, aussi heureux que je le serai dans un palais, pourvu que ma conscience y eût été satisfaite elle-même, comme elle l'a été quand Pier-Angelo m'a dit: «Eh bien, vous êtes un homme de cœur, vous!» Tous les portraits des Castro-Reale et des Palmarosa pourront me dire qu'ils sont contents de moi; ils ne me donneront pas plus de joie que ne m'en a donné cette parole de mon père l'artisan.»

Il entra prince dans cette maison dont il était sorti ouvrier quelques heures auparavant, et il franchit le seuil avec un sentiment de respect. Puis il vola auprès du lit de son père, croyant le trouver endormi. Mais Pier-Angelo était dans la chambre de Mila, qui n'avait pas dormi tant elle était inquiète de n'avoir pas vu rentrer son frère. Le vieillard se doutait bien que la princesse l'avait retenu mais il ne savait comment faire accepter à Mila la probabilité de cette hypothèse. Michel se jeta dans leurs bras et y pleura avec délices. Pier-Angelo comprit ce qui s'était passé, et pourquoi le jeune prince de Castro-Reale lui donnait le nom de père avec tant d'effusion, et ne voulait pas souffrir qu'il l'appelât Michel, mais mon fils, à chaque parole.

Mila s'étonna beaucoup de ce que Michel, au lieu de l'embrasser avec sa familiarité accoutumée, lui baisait la main à plusieurs reprises en l'appelant sa sœur chérie.

«Qu'y a-t-il donc, Michel? lui dit-elle, et pourquoi cet air respectueux avec moi? Tu dis qu'il ne s'est rien passé d'extraordinaire, que tu n'as couru aucun danger cette nuit, et pourtant tu nous dis bonjour comme un homme qui vient d'échapper à la mort, ou qui nous apporte le paradis dans le creux de sa main. Allons! puisque te voilà, nous sommes heureux comme des saints dans le ciel, c'est vrai! car j'ai fait de bien mauvais rêves en t'attendant. J'ai réveillé ce pauvre Magnani deux heures avant le jour pour l'envoyer à ta recherche; et il court encore. Il aura dû aller jusqu'à Bel-Passo, pour voir si tu n'étais pas avec notre oncle.

—Ce bon, ce cher Magnani! s'écria Michel; eh bien, j'irai à sa rencontre pour le rassurer et le revoir plus tôt. Mais, auparavant, je veux déjeuner avec vous deux, à notre petite table de famille; manger ce riz que tu prépares si bien, Mila, et ces pastèques que ta main seule sait choisir.

—Voyez comme il est aimable les jours où il n'est pas fantasque! dit Mila en regardant son frère. Quand il est dans ses accès d'humeur, rien n'est bon, le riz est trop cuit et les pastèques sont gâtées. Aujourd'hui tout sera délicieux, avant même qu'on y ait goûté.

—Je serai tous les jours ainsi, désormais, ma sœur chérie, répondit Michel; je n'aurai plus d'humeur, je ne te ferai plus de questions indiscrètes, et j'espère que tu n'auras pas de meilleur ami que moi au monde.»

Dès qu'il fut seul avec Pier-Angelo, Michel se mit à genoux. «Donnez-moi votre bénédiction, lui dit-il, et pardonnez-moi de n'avoir pas toujours été digne de vous. Je le serai désormais, et si je venais à hésiter un instant dans le chemin du devoir, promettez-moi de me gronder et de m'enseigner plus sévèrement que vous ne l'avez fait jusqu'ici.

—Prince, dit Pier-Angelo, j'aurais été plus rude peut-être, si j'eusse été votre père! mais...

—O mon père, s'écria Michel, ne m'appelez jamais ainsi, et ne me dites jamais que je ne suis pas votre fils. Sans doute je suis le plus heureux des hommes d'être le fils de la princesse Agathe; mais ce serait mêler du fiel à mon bonheur que de vouloir m'habituer à n'être plus le vôtre; et, si vous me traitez de prince, je ne veux jamais l'être; je veux rester ouvrier!

—Eh bien, soit! dit Pier-Angelo en le pressant contre sa poitrine; restons père et fils comme nous étions, j'aime mieux cela: d'autant plus que j'en aurais gardé l'habitude malgré moi, quand même tu t'en serais offensé. Maintenant, écoute: je sais d'avance ce que tu vas me dire bientôt. Tu voudras m'enrichir. Je veux te dire d'avance que je te prie de ne pas me tourmenter là-dessus. Je veux rester ce que je suis; je me trouve heureux. L'argent donne du souci; je n'en ai jamais su garder. La princesse fera pour ta sœur ce qu'elle voudra; mais je doute que la petite veuille sortir de sa condition, car, si je ne me trompe, elle aime notre voisin Antonio Magnani et compte n'en point épouser d'autre. Magnani ne voudra rien recevoir de toi, je le connais; c'est un homme comme moi, qui aime son métier et qui rougirait d'être aidé quand il gagne ce dont il a besoin. Ne te fâche pas, mon enfant; j'ai accepté hier la dot de ta sœur. Ce n'était pas encore le don d'un prince, c'était le salaire de l'artisan, le sacrifice d'un bon frère. J'en étais fier, et ta sœur, quand elle le saura, n'en sera point honteuse; mais je n'ai pas voulu le lui dire. Elle ne l'eût jamais accepté, tant elle est habituée à regarder ton avenir d'artiste comme une chose sacrée; et l'enfant est obstinée, tu le sais.

«Quant à moi, Michel, tu me connais aussi. Si j'étais riche, je serais honteux de travailler. On croirait que c'est par ladrerie, et pour ajouter un peu de gain à mon avoir. Travailler sans y être forcé, je ne le pourrais pas non plus: je suis un animal d'habitude, un artisan routinier; tous les jours seraient pour moi le dimanche, et autant qu'il m'est bon de m'égayer un peu à table le saint jour du repos, autant il me serait pernicieux de m'amuser tout le long de la semaine. L'ennui me prendrait, la tristesse par conséquent. Je tâcherais d'y échapper, peut-être, par l'intempérance, comme font tous ceux qui ne savent point lire et qui ne peuvent se récréer avec de belles histoires écrites. Il leur faut se nourrir le cerveau pourtant, quand le corps se repose, et c'est avec le vin qu'ils le nourrissent. Cela ne vaut rien, je le sais par expérience. Quand je vais à une noce, je m'amuse le premier jour, je m'y ennuie le second, je suis malade le troisième. Non, non! il me faut mon tablier, mon échelle, mon pot à colle et mes chansons, pour que les heures ne me paraissent pas doubles. Si tu rougis de moi...

«Mais non, je n'achève pas, cela t'offense; tu ne rougirais jamais de moi. En ce cas, laisse-moi vivre à ma guise, et, quand je serai trop vieux et trop impotent pour travailler, tu me recueilleras, tu me soigneras, j'y consens, je te le promets! Je ne peux rien faire de mieux pour toi, j'espère?

—Vos désirs me seront sacrés, répondit Michel, et je comprends bien qu'il m'est impossible de m'acquitter envers vous avec de l'argent; ce serait trop facile de pouvoir, en un instant, et sans se donner aucune peine, se libérer d'une dette de toute la vie. Ah! que ne puis-je doubler le cours de la vôtre, et vous rendre, aux dépens de mon sang, les forces que vous avez usées pour me nourrir et m'élever!

—N'espère pas me payer autrement qu'en amitié, reprit le vieux artisan. La jeunesse ne peut revenir, et je ne désire rien qui soit contraire aux lois divines. Si j'ai travaillé pour toi, c'est avec plaisir et sans jamais compter sur une autre récompense que le bonheur dont je te verrais faire un bon usage. La princesse sait ma manière de penser à cet égard-là. Si elle me payait ton éducation, elle m'en ôterait le mérite et l'orgueil; car j'ai mon orgueil, moi aussi, et je serai fier d'entendre dire bientôt: «Quel bon Sicilien et quel bon prince que le Castro-Reale! C'est pourtant ce vieux fou de Pier-Angelo qui l'a élevé!» Allons, donne-moi ta main, et qu'il n'en soit plus question. Cela me blesserait un peu, je le confesse. Il paraît que le cardinal se meurt. Je veux que nous disions ensemble une prière pour lui, car il en a grand besoin; c'était un méchant homme, et la femme qui te portait à l'hospice, quand, avec l'aide de mon frère le moine, nous t'avons enlevé de ses bras, m'avait la mine de vouloir te jeter à la mer plutôt que dans la crèche des orphelins. Prions donc de bon cœur! Tiens, Michel, ce ne sera pas long!»

Et Pier-Angelo, découvrant sa tête, dit d'une voix forte, et avec un accent de sincérité profonde: «Mon Dieu! pardonnez-nous nos fautes et pardonnez à l'âme du cardinal Ieronimo, comme nous lui pardonnons nous-mêmes. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen. Michel, tu n'as pas dit amen?

—Ainsi soit-il, du fond de mon cœur,» répondit Michel pénétré de respect pour la manière naïvement évangélique dont Pier-Angelo pardonnait à son persécuteur.

Car monseigneur Ieronimo avait été bien dur au pauvre artisan. Il n'avait eu que des soupçons sur lui, et pourtant il l'avait poursuivi, jeté en prison, ruiné, contraint, enfin, à l'exil volontaire: ce qui était la plus grande douleur que le bon Pierre pût éprouver. Mais à cette heure suprême, il ne se souvenait de rien de ce qui lui était personnel.

Comme Mila recommençait à s'inquiéter pour Magnani, qui ne rentrait point, Michel partit pour aller à sa rencontre. Toutes les cloches de la ville sonnaient l'agonie du prélat; on disait des prières dans toutes les églises et ce pauvre peuple opprimé, rançonné et durement châtié par lui à la moindre apparence de révolte, s'agenouillait dévotement sur les marches du parvis pour demander à Dieu de l'absoudre. Tous, sans doute, s'étaient réjouis intérieurement au premier son de la cloche, et devaient se réjouir encore au dernier. Mais les terreurs de l'enfer agissent si fortement sur ces vives imaginations, et l'idée d'un châtiment éternel est si effroyable, que les ressentiments de la vie disparaissaient devant cette menace que le tintement des cloches semblait faire planer sur toutes les têtes.

Michel, n'entendant point le glas final annoncer que la mort avait saisi sa proie, et prévoyant que sa mère ne quitterait le lit funèbre qu'à ce moment décisif, se dirigea vers la colline de Mal-Passo. Il voulait embrasser son ami et son oncle encore une fois avant de les voir saluer en lui le prince de Castro-Reale. Il redoutait surtout, de la part de Magnani, le moment où celui-ci s'armerait de fierté, et peut-être de froideur, dans la crainte injuste de ses dédains. Il tenait à lui demander d'avance la conservation de leur amitié, à en exiger la promesse solennelle, et à l'informer le premier de sa position après qu'il aurait cimenté cette fraternité sacrée entre eux en présence de Fra-Angelo.

Et puis, Michel pensait aussi au Piccinino. Il se disait qu'il n'y avait pas assez loin de Bel-Passo à Nicolosi pour qu'il ne pût aller trouver son frère avant qu'il eût rien entrepris contre la princesse et contre lui-même. Il ne pouvait se résoudre à attendre et à braver des vengeances qui pouvaient atteindre sa mère avant lui; et, dût-il trouver le bâtard dans un accès de fureur pire que celui où il l'avait quitté, il regardait comme le devoir d'un fils et d'un homme d'en essuyer seul les premières conséquences.

Chemin faisant, Michel se souvint qu'il était peintre en voyant le soleil levant resplendir dans la campagne. Un sentiment de tristesse profonde s'empara de lui tout à coup; son avenir d'artiste semblait finir pour lui, et, en repassant devant la grille de la villa Palmarosa, en regardant cette niche ornée d'une madone, d'où il avait salué les coupoles de Catane pour la première fois, son cœur se serra, comme si vingt ans, au lieu de douze jours, se fussent écoulés entre une vie arrivée à son dénouement et une aventureuse jeunesse, pleine de poésie, de craintes et d'espérances. La sécurité de sa nouvelle condition lui fit peur, et il se demanda avec effroi si le génie d'un peintre ne se trouverait pas mal logé dans le cerveau d'un riche et d'un prince. Que deviendraient l'ambition, la colère, la terreur, la rage du travail, les obstacles à vaincre, les succès à défendre, tous ces aiguillons puissants et nécessaires? Au lieu d'ennemis pour le stimuler, il n'aurait plus que des flatteurs pour corrompre son jugement et son goût; au lieu de la misère pour le forcer à la fatigue et le soutenir dans la fièvre, il serait rassasié d'avance de tous les avantages que l'art poursuit au moins autant que la gloire.

Il soupira profondément, et prit courage bientôt, en se disant qu'il serait digne d'avoir des amis qui lui diraient la vérité, et qu'en poursuivant ce noble but de la gloire il y pourrait porter, plus qu'auparavant, une abnégation complète des profits du métier et des jugements grossiers de la foule.

En raisonnant ainsi, il arriva au monastère. Les cloches du couvent répondaient à celles de la ville, et ce dialogue monotone et lugubre se croisait dans l'air sonore du matin, à travers les chants des oiseaux et les harmonies de la brise.

XLVII.

LE VAUTOUR.

Magnani savait tout; car Agathe avait, sinon deviné, du moins soupçonné son amour, et, pour l'en guérir, elle lui avait raconté sa vie; elle lui avait montré son passé flétri et désolé, son présent sérieux et absorbé par le sentiment maternel. En lui témoignant cette confiance et cette amitié, elle avait du moins guéri la secrète blessure de sa fierté plébéienne. Elle avait fait comprendre délicatement que l'obstacle entre eux n'était pas la différence de leurs conditions et de leurs idées, mais celle de leurs âges et d'une destinée inflexible. Enfin, elle l'avait élevé jusqu'à elle en le traitant comme un frère, et si elle ne l'avait pas guéri tout à fait dès le premier effort, elle avait au moins effacé toute l'amertume de sa souffrance. Puis elle avait amené avec adresse le nom de Mila dans leur entretien, et, en comprenant que la princesse désirait leur union, Magnani s'était fait un devoir d'obéir à son vœu.

Ce devoir, il devait travailler à le remplir, et il sentait bien lui-même que, pour le punir de sa folie, Agathe lui indiquait la plus douce des expiations, pour ne pas dire la plus délicieuse. Comme il n'avait point partagé les inquiétudes de Mila à propos de l'absence de Michel, il était sorti uniquement pour lui complaire, et sans songer qu'il fût besoin d'aller à sa recherche. Il était venu trouver Fra-Angelo pour le consulter sur les sentiments de cette jeune fille, et pour lui demander ses conseils et son appui. Lorsqu'il arriva au monastère, la communauté récitait les prières des agonisants pour l'âme du cardinal, et il fut forcé d'attendre, dans le jardin aux allées de faïence et aux plates-bandes de laves, que Fra-Angelo pût venir le rejoindre. Cette lugubre psalmodie l'attrista, et il ne put se défendre d'un noir pressentiment en songeant qu'il venait caresser l'espoir des fiançailles au milieu d'une cérémonie funèbre.

Déjà la veille, avant de se séparer de Pier-Angelo, au retour du palais de la Serra, il avait sondé le vieux artisan sur les sentiments de sa fille. Pier-Angelo, charmé de cette espèce d'ouverture, lui avait dit naïvement qu'il le croyait aimé; mais, comme Magnani se méfiait de son bonheur et n'osait prendre confiance, Pier-Angelo lui avait conseillé de consulter son frère le capucin, qu'il s'était habitué, bien qu'il fût son aîné, à regarder comme le chef de sa famille.

Magnani était bien troublé, bien incertain. Cependant une voix mystérieuse lui disait que Mila l'aimait. Il se rappelait ses regards furtifs, ses subites rougeurs, ses larmes cachées, ses pâleurs mortelles, ses paroles même, qui semblaient une affectation d'indifférence suggérée par la fierté. Il espéra; il attendit avec impatience que les prières fussent finies, et quand Fra-Angelo vint le trouver il le pria de lui prêter attention, de lui donner conseil, et, avant tout, de lui dire la vérité sans ménagement.

«Voici qui est grave, lui répondit le bon moine: j'ai toujours eu de l'amitié pour ta famille, mon fils, et une haute estime pour toi. Mais es-tu bien sûr de me connaître et de m'aimer assez pour me croire, si les conseils que je te donne contrarient tes secrets désirs? Car, nous autres moines, on nous consulte beaucoup et on nous écoute fort peu. Chacun vient nous confier ses pensées, ses passions, et même ses affaires, parce qu'on croit que des hommes sans intérêt direct dans la vie y voient plus clair que les autres. On se trompe. Nos conseils sont, la plupart du temps, ou trop complaisants ou trop austères pour être bons à suivre ou possibles à observer. Moi, je répugne aux conseils.

—Eh bien, dit Magnani, si vous ne me croyez pas capable de profiter de vos enseignements, voulez-vous me promettre de répondre sans hésitation et sans ménagement, à une question que je vais vous adresser?

—L'hésitation n'est pas mon fait, ami. Mais, faute de ménagement, on peut faire beaucoup souffrir ceux qu'on aime, et tu veux que je sois cruel envers toi? Tu mets mon affection à une cruelle épreuve!

—Vous m'effrayez d'avance, père Angelo. Il me semble que vous avez déjà deviné la question que je vais vous faire.

—Dis toujours, pour voir si je ne me trompe pas.

—Et vous répondrez?

—Je répondrai.

—Eh bien, dit Magnani d'une voix tremblante, ferais-je bien de demander à votre frère la main de votre nièce Mila?

—Précisément, voilà ce que j'attendais. Mon frère m'a parlé de cela avant toi. Il pense que sa fille t'aime; il croit l'avoir deviné.

—Mon Dieu! s'il était vrai! dit Magnani en joignant les mains.»

Mais la figure de Fra-Angelo resta froide et triste.

«Vous ne me jugez pas digne d'être l'époux de Mila, reprit le modeste Magnani. Ah! mon frère, il est vrai! mais si vous saviez comme j'ai la ferme intention de le devenir!

—Ami, répondit le moine, le plus beau jour de la vie de Pier-Angelo et de la mienne serait le jour où tu deviendrais l'époux de Mila, si vous vous aimez ardemment et sincèrement tous les deux; car, nous autres religieux, nous savons cela: il faut aimer de toute son âme l'épouse à laquelle on se donne, que ce soit la famille ou la religion. Eh bien, je crois que tu aimes Mila, puisque tu la recherches; mais je ne sais point si Mila t'aime et si mon frère ne se trompe point.

—Hélas! reprit Magnani, je ne le sais pas non plus.

—Tu ne le sais pas? dit Fra-Angelo en fronçant légèrement le sourcil, elle ne te l'a donc jamais dit?

—Jamais!

—Et pourtant, elle t'a accordé quelques innocentes faveurs? Elle s'est trouvée seule avec toi?

—Par rencontre ou par nécessité.

—Elle ne t'a jamais donné de rendez-vous?

—Jamais!

—Mais hier? hier, au coucher du soleil, elle ne s'est pas promenée avec toi de ce côté-ci?

—Hier, de ce côté-ci? dit Magnani en pâlissant; non, mon père.

—Sur ton salut?

—Sur mon salut et sur mon honneur!

—En ce cas, Magnani, il ne faut point songer à Mila. Mila aime quelqu'un, et ce n'est pas toi. Et, ce qu'il y a de pire, c'est que ni son père, ni moi, ne pouvons le deviner. Plût au ciel qu'une fille si dévouée, si laborieuse et si modeste jusqu'à ce jour, eût pris de l'inclination pour un homme tel que toi! Vous eussiez noblement élevé une famille, et votre union eût édifié le prochain. Mais Mila est un enfant, et un enfant romanesque, j'en ai peur. Désormais on veillera sur elle avec plus de soin; j'avertirai son père, et toi, homme de cœur, tu te tairas, tu l'oublieras.

—Quoi! s'écria Magnani, Mila, le type de la franchise, du courage et de l'innocence, aurait déjà une faute à se reprocher? Mon Dieu! la pudeur et la vérité n'existent donc plus sur la terre?

—Je ne dis pas cela, répondit le moine: j'espère que Mila est pure encore; mais elle est sur le chemin de sa perte si on ne la retient. Hier, au coucher du soleil, elle passait ici, seule et parée; elle évitait ma rencontre, elle refusait de s'expliquer, elle essayait de mentir. Ah! j'ai bien prié Dieu cette nuit pour elle, mais je n'ai guère dormi!

—Je garderai le secret de Mila, et je ne penserai plus à elle, dit Magnani atterré.»

Mais il continua à y penser. Il était dans sa nature douloureuse et forte, mais ennemie de toute confiance fanfaronne, de marcher toujours au-devant des obstacles, et de s'y arrêter sans savoir ni les franchir, ni les abandonner.

Michel arriva en cet instant; il semblait avoir subi une transformation magique depuis la veille, quoique son habit d'artisan fût resté sur ses épaules; mais son front et ses yeux s'étaient agrandis, ses narines aspiraient l'air plus largement, sa poitrine semblait s'être développée dans une nouvelle atmosphère. La fierté, la force et le calme de l'homme libre resplendissaient sur sa physionomie.

«Ah! lui dit Magnani en se jetant dans les bras que lui tendait le jeune prince, ton rêve est déjà accompli, Michel! C'était un beau rêve! le réveil est encore plus beau. Moi, je me débattais contre un cauchemar que ton bonheur fait évanouir, mais qui me laisse éperdu et brisé de fatigue.»

Fra-Angelo les bénit tous deux, et, s'adressant au prince:

—Je salue avec joie, lui dit-il, ton avénement à la grandeur et à la puissance, en te voyant presser contre ton cœur l'homme du peuple de ton pays. Michel de Castro-Reale, Michel-Ange Lavoratori, je t'aimerai toujours comme mon neveu en t'aimant comme mon prince. Direz-vous maintenant, excellence, que c'est duperie aux gens de ma race de servir et d'aimer ceux de la vôtre?

—Ne me rappelez pas mes hérésies, mon digne oncle, répondit Michel. Je ne sais plus à quelle race j'appartiens aujourd'hui, je sens que je suis homme et Sicilien, voilà tout.

—Donc, vive la Sicile! s'écria le capucin en saluant l'Etna.

—Vive la Sicile! répondit Michel en saluant Catane.»

Magnani était attendri et affectueux. Il se réjouissait sincèrement du bonheur de Michel; mais, pour son compte, il était fort abattu de l'obstacle qui s'élevait entre Mila et lui, et il tremblait de retomber sous l'empire de sa première passion. Pourtant la mère est plus que la femme, et voir Agathe sous cet aspect nouveau rendit le culte de Magnani plus calme et plus sérieux qu'il ne l'avait été encore. Il sentit qu'il rougirait en présence de Michel s'il conservait la moindre trace de sa folie. Il résolut de l'effacer en lui-même, et, heureux de pouvoir toujours se dire qu'il avait consacré sa jeunesse, par un vœu, à la plus belle sainte du ciel, il garda son image et son souvenir en lui comme un parfum céleste.

Magnani était guéri; mais quelle triste guérison, à vingt-cinq ans, que d'abjurer tous les rêves de l'amour! Il se sentit plein de résignation; mais, à partir de ce moment, la vie ne fut plus pour lui qu'un devoir rigide et glacé.

Les rêveries et les tourments qui lui avaient fait aimer ce devoir n'existaient plus. Jamais il n'y eut d'homme plus isolé sur la terre, plus dégoûté de toutes les choses humaines, que ne le fut Magnani le jour de sa délivrance.

Il quitta Michel et Fra-Angelo, qui voulaient se rendre sans tarder à Nicolosi, et passa tout le reste du jour à se promener seul au bord de la mer, vers les îles basaltiques de Jaciréale.

Le jeune prince et le moine partirent aussitôt après avoir résolu d'aller trouver le Piccinino. Ils approchaient de la sinistre croix du Destatore, lorsque les cloches de Catane, changeant de rhythme, firent entendre les notes lugubres qui annoncent la mort. Fra-Angelo fit un signe de croix sans s'arrêter; Michel songea à son père, assassiné peut-être par l'ordre de ce prélat impie, et doubla le pas afin de s'agenouiller sur la tombe de Castro-Reale.

Il ne se sentait pas encore le courage de regarder de près cette croix fatale, où il avait éprouvé des émotions si pénibles, alors même qu'il ne savait pas quel lien du sang l'attachait au bandit de l'Etna. Mais un grand vautour qui s'envola brusquement, du pied même de la croix, le força d'y porter les yeux involontairement. Un instant, il se crut la proie d'une odieuse hallucination. Un cadavre couché dans une mare de sang gisait à la place d'où le vautour s'enfuyait.

Glacés d'horreur, Michel et le moine s'approchèrent et reconnurent le cadavre de l'abbé Ninfo, à moitié défiguré par des coups de pistolet tirés à bout portant. Ce meurtre avait été prémédité ou accompli avec un rare sang-froid, car on s'était donné le temps et la peine d'écrire à la craie, et en lettres fines et pressées, sur la lave noire du piédestal de la croix, cette inscription d'une précision implacable:

«Ici fut trouvé, il y a aujourd'hui dix-huit ans, le cadavre d'un célèbre bandit, il Destatore, prince de Castro-Reale, vengeur des maux de son pays.

«L'on y trouvera aujourd'hui le cadavre de son assassin, l'abbé Ninfo, qui a confessé lui-même sa participation au crime. Un si lâche champion n'eût pas osé frapper un homme si brave. Il l'avait attiré dans un piége où il a fini par tomber lui-même, après dix-huit ans de forfaits impunis.

«Plus heureux que Castro-Reale frappé par des esclaves, Ninfo est tombé sous la main d'un homme libre.

«Si vous voulez savoir qui a condamné et payé l'assassinat du Destatore, demandez-le à Satan, qui, dans une heure, recevra à son tribunal l'âme perverse du cardinal Ieronimo de Palmarosa.

«N'accusez pas la veuve de Castro-Reale: elle est innocente.

«Michel de Castro-Reale, il y aura encore bien du sang à répandre avant que la mort de ton père soit vengée!

«Celui qui a écrit ces lignes est le bâtard de Castro-Reale, celui qu'on appelle le Piccinino et le Justicier d'aventure. C'est lui qui a tué le fourbe Ninfo. Il l'a fait au soleil levant, au son de la cloche qui annonçait l'agonie du cardinal de Palmarosa. Il l'a fait afin qu'on ne crût pas que tous les scélérats peuvent mourir dans leur lit.

«Que le premier qui lira cette inscription la copie ou la retienne, et qu'il la porte au peuple de Catane!»

«Effaçons-la, dit Michel, ou l'audace de mon frère lui deviendra fatale.

—Non, ne l'effaçons pas, dit le moine. Ton frère est trop prudent pour n'être pas déjà loin d'ici, et nous n'avons pas le droit de priver les grands et le peuple de Catane d'un terrible exemple et d'une sanglante leçon. Assassiné, lui, le fier Castro-Reale? assassiné par le cardinal, attiré dans un piége par l'infâme abbé! Ah! j'aurais dû le deviner! Il y avait encore en lui trop d'énergie et de cœur pour descendre au suicide. Ah! Michel! n'accuse pas ton frère de trop de sévérité, et ne regarde pas ce châtiment comme un crime inutile. Tu ne sais pas ce que c'était que ton père dans ses bons jours, dans ses grands jours! Tu ne sais pas qu'il était en voie de s'amender et de redevenir le justicier des montagnes. Il se repentait. Il croyait en Dieu, il aimait toujours son pays, et il adorait ta mère! Qu'il eût pu vivre ainsi une année de plus, et elle l'eût aimé, et elle lui eût tout pardonné. Elle serait venue partager ses dangers, elle eût été la femme du brigand au lieu d'être la captive et la victime des assassins. Elle t'eût élevé elle-même, elle n'eût jamais été séparée de toi! Tu aurais sucé le lait sauvage d'une lionne, et tu aurais grandi dans la tempête. Tout serait mieux ainsi! La Sicile serait plus près de sa délivrance qu'elle ne le sera peut-être dans dix ans, et moi, je ne fusse pas resté moine! Au lieu de nous promener dans la montagne, les bras croisés, pour voir ce cadavre tombé dans un coin, et le Piccinino fuyant à travers les abîmes, nous serions tous ensemble, le mousquet au poing, livrant de rudes batailles aux Suisses de Naples, et marchant peut-être sur Catane, le drapeau jaune frissonnant en plis d'or à la brise du matin! Oui, tout serait mieux ainsi, je te le dis, prince de Castro-Reale!... Mais la volonté de Dieu soit faite! ajouta Fra-Angelo, se rappelant enfin qu'il était moine. Bien certains que le Piccinino avait dû quitter le val, longtemps même avant l'heure désignée dans l'inscription comme celle du meurtre, Michel et le capucin n'allèrent pas plus loin et s'éloignèrent de ce lieu sauvage où, pendant plusieurs heures encore, le cadavre de l'abbé pouvait bien être la proie du vautour, sans que personne vint troubler son affreux festin. Comme ils revenaient sur leurs pas, ils virent l'oiseau sinistre passer sur leurs têtes et retourner à sa déplorable proie avec acharnement. «Mangé par les chiens et les vautours, dit le moine sans témoigner aucun trouble, c'est le sort que tu méritais! c'est la malédiction que, dans tous les temps, les peuples ont prononcée sur les espions et les traîtres. Vous voilà bien pâle, mon jeune prince, et vous me trouvez peut-être bien rude envers un prêtre, moi qui suis aussi un homme d'église. Que voulez-vous? J'ai beaucoup vu tuer et j'ai tué moi-même, peut-être plus qu'il ne le faudrait pour le salut de mon âme! mais dans les pays conquis, voyez-vous, la guerre n'a pas toujours d'autres moyens que le meurtre privé. Ne croyez pas que le Piccinino soit plus méchant qu'un autre. Le ciel l'avait fait naître calme et patient; mais il y a des vertus qui deviendraient des vices chez nous, si on les conservait. La raison et le sentiment de la justice lui ont appris à être terrible, au besoin! Voyez, pourtant, qu'il a l'âme loyale au fond. Il est fort irrité contre votre mère, m'avez-vous dit, et vous avez craint sa vengeance. Vous voyez qu'il l'absout du crime dont la sainte femme n'a jamais conçu la pensée; vous voyez qu'il rend hommage à la vérité, même dans le feu de sa colère. Vous voyez aussi qu'au lieu de vous adresser une malédiction, il vous exhorte à faire cause commune avec lui, dans l'occasion. Non, non, Carmelo n'est pas un lâche!»

Michel était de l'avis du capucin; mais il garda le silence: il avait un grand effort à faire pour fraterniser avec l'âme sombre de ce sauvage raffiné qui s'appelait le Piccinino. Il voyait bien la secrète prédilection du moine pour le bandit. Aux yeux de Fra-Angelo, le bâtard était, bien plus que le prince, le fils légitime du Destatore et l'héritier de sa force. Mais Michel était trop accablé des émotions tour à tour délicieuses et horribles qu'il venait d'éprouver depuis quelques heures, pour suivre une conversation quelconque, et, eût-il trouvé le capucin trop vindicatif et trop enclin à un reste de férocité, il ne se sentait pas le droit de contredire et même de juger un homme auquel il devait la légitimité de sa naissance, la conservation de ses jours, et le bonheur de connaître sa mère.

Ils aperçurent de loin la villa du cardinal toute tendue de noir.

«Et vous aussi, Michel, vous allez être forcé de prendre le deuil, dit Fra-Angelo. Carmelo est plus heureux que vous en ce moment, de ne pas appartenir à la société. S'il était le fils de la princesse de Palmarosa, il lui faudrait porter la livrée menteuse de la douleur, le deuil de l'assassin de son père.

—Pour l'amour de ma mère, mon bon oncle, répondit le prince, ne me montrez pas le mauvais côté de ma position. Je ne puis songer encore à rien, sinon que je suis le fils de la plus noble, de la plus belle et de la meilleure des femmes.

—Bien, mon enfant; c'est bien. Pardonnez-moi, reprit le moine. Moi, je suis toujours dans le passé; je suis toujours avec le souvenir de mon pauvre capitaine assassiné. Pourquoi l'avais-je quitté? pourquoi étais-je déjà moine? Ah! j'ai été un lâche aussi! Si j'étais resté fidèle à sa mauvaise fortune et patient pour ses égarements, il ne serait pas tombé dans une misérable embûche, il vivrait peut-être encore! Il serait fier et heureux d'avoir deux fils, tous deux beaux et braves! Ah! Destatore, Destatore! voici que je te pleure avec plus d'amertume que la première fois. Apprendre que tu es mort d'une autre main que de la tienne, c'est recommencer à te perdre.»

Et le moine, tout à l'heure si dur et si insensible en foulant sous ses pieds le sang du traître, se mit à pleurer comme un enfant. Le vieux soldat, fidèle au delà de la mort, reparut en lui tout entier, et il embrassa Michel en disant: «Console-moi, fais-moi espérer que nous le vengerons!»

«Espérons pour la Sicile! répondit Michel. Nous avons mieux à faire que de venger nos querelles de famille, nous avons à sauver la patrie! Ah! la patrie! c'est un mot que tu avais besoin de m'expliquer hier, brave soldat; mais aujourd'hui, c'est un mot que je comprends bien.»

Ils se serrèrent fortement la main et entrèrent dans la villa Palmarosa.

XLVIII.

LE MARQUIS

Messire Barbagallo les attendait à la porte avec un visage plein d'anxiété. Dès qu'il aperçut Michel, il courut à sa rencontre et se mit à genoux pour lui baiser la main. «Debout, debout, Monsieur! lui dit le jeune prince, choqué de tant de servilité. Vous avez servi ma mère avec dévouement. Donnez-moi la main, comme il convient à un homme!»

Ils traversèrent le parc ensemble; mais Michel ne voulut pas encore recevoir les hommages de tous les valets, qui ne menaçaient pourtant pas d'être plus importuns que celui de l'intendant; car celui-ci le poursuivait en lui demandant cent fois pardon de la scène du bal, et en s'efforçant de lui prouver que si le décorum lui avait permis, en cette occasion, d'avoir ses lunettes, sa vue affaiblie ne l'eût pas empêché de remarquer qu'il ressemblait trait pour trait au grand capitaine Giovanni Palmarosa, mort en 1288, dont il avait porté la veille, en sa présence, le portrait au marquis de la Serra: «Ah! que je regrette, disait-il, que la princesse ait fait don de tous les Palmarosa au marquis! Mais Votre Altesse recouvrera cette noble et précieuse part de son héritage. Je suis certain que Son Excellence le marquis lui restituera par son testament, ou par une cession plus prompte encore, tous les ancêtres des deux familles.

—Je les trouve bien où ils sont, répondit Michel en souriant. Je n'aime pas beaucoup les portraits qui ont le don de la parole.»

Il se déroba aux obsessions du majordome et tourna le rocher, afin d'entrer par le casino. Mais, comme il pénétrait dans le boudoir de sa mère, il vit que Barbagallo tout essoufflé l'avait suivi sur l'escalier: «Pardon, Altesse, disait-il d'une voix entrecoupée, madame la princesse est dans la grande galerie, au milieu de ses parents, de ses amis et de ses serviteurs, auxquels elle vient de faire la déclaration publique de son mariage avec le très-noble et très-illustre prince votre père. On n'attend plus que le très-digne frère Angelo, qui a dû recevoir un exprès, il y a deux heures, afin qu'il apportât du couvent les titres authentiques de ce mariage, qui doivent constater ses droits à la succession de Son Éminence, le très-haut, très-puissant et très-excellent prince cardinal...

—J'apporte les titres, répondit le moine; avez-vous tout dit, très-haut, très-puissant et très-excellent maître Barbagallo?

—Je dirai encore à Son Altesse, reprit l'intendant sans se déconcerter, qu'elle est attendue aussi avec impatience... mais que...

—Mais quoi? Ne me barrez pas toujours le passage avec vos airs suppliants, monsieur Barbagallo. Si ma mère m'attend, laissez-moi courir vers elle; si vous avez quelque requête personnelle à me présenter, je vous écouterai une autre fois, et, d'avance, je vous promets tout.

—O mon noble maître, oui! s'écria Barbagallo en se mettant en travers de la porte, d'un air héroïque et en présentant à Michel un habit de gala à l'ancienne mode, tandis qu'un domestique, rapidement averti par un coup de sonnette, apportait une culotte de satin brodée d'or, une épée et des bas de soie à coins rouges. Oui, oui! c'est une demande personnelle que j'ose vous adresser. Vous ne pouvez pas vous présenter devant l'assemblée de famille qui vous attend, avec cette casaque de bure et cette grosse chemise. C'est impossible qu'un Palmarosa, qu'un Castro-Reale je veux dire, apparaisse, pour la première fois, à ses cousins-germains et issus de germains dans l'accoutrement d'un manœuvre. On sait les nobles infortunes de votre jeunesse et la condition indigne à laquelle votre grand cœur a su résister. Mais ce n'est pas une raison pour qu'on en voie la livrée sur le corps de Votre Altesse. Je me mettrai à ses genoux pour la supplier de se revêtir des habits de cérémonie que le prince Dionigi de Palmarosa, son grand-père, portait le jour de sa première présentation à la cour de Naples.

La première partie de ce discours avait vaincu la sévérité de Michel. Le moine et lui n'avaient pu résister à un accès de fou rire: mais la fin de l'exorde fit cesser leur gaieté et rembrunit leurs fronts.

«Je suis bien sûr, dit Michel d'un ton sec, que ce n'est pas ma mère qui vous a chargé de me présenter ce déguisement ridicule, et qu'elle n'aurait aucun plaisir à me voir revêtir cette livrée-là! J'aime mieux celle que je porte encore et que je porterai le reste de cette journée, ne vous en déplaise, monsieur le majordome.

—Que Votre Altesse ne soit pas irritée contre moi, répondit Barbagallo tout confus en faisant signe au laquais de remporter l'habit au plus vite. J'ai agi peut-être inconsidérément en ne prenant conseil que de mon zèle... mais si...

—Mais non! laissez-moi, dit Michel en poussant la porte avec énergie;» et, prenant le bras de Fra-Angelo, il descendit l'escalier intérieur du Casino et entra résolument dans la grande salle, sous son costume d'artisan.

La princesse, vêtue de noir, était assise au fond de la galerie sur un sofa, entourée du marquis de la Serra, du docteur Recuperati, de Pier-Angelo, de plusieurs amis éprouvés des deux sexes et de plusieurs parents, à la mine plus ou moins malveillante ou consternée, malgré leurs efforts pour paraître touchés et émerveillés du roman de sa vie qu'elle venait de leur raconter. Mila était assise à ses pieds sur un coussin, belle, attendrie, et pâle de surprise et d'émotion. D'autres groupes étaient espacés dans la galerie. C'étaient des amis moins intimes, des parents plus éloignés, puis des gens de loi qu'Agathe avait appelés pour constater la validité de son mariage et la légitimité de son fils. Plus loin encore, les serviteurs de la maison, en service actif ou admis à la retraite, quelques ouvriers privilégiés, la famille Magnani entre autres; enfin l'élite de ces clients avec lesquels les seigneurs siciliens ont des relations de solidarité inconnues chez nous, et qui rappellent les antiques usages du patriciat romain.

On peut bien penser qu'Agathe ne s'était pas crue forcée de dire quelles raisons cruelles l'avaient décidée à épouser le trop fameux prince de Castro-Reale, ce bandit si brave et si redoutable, si dépravé et pourtant si naïf parfois, espèce de don Juan converti, sur lequel couraient encore plus d'histoires terribles, fantastiques, galantes et invraisemblables, qu'il n'en avait pu mener à fin. Elle préférait à l'aveu public d'une violence qui répugnait à sa pudeur et à sa fierté, l'aveu tacite d'un amour, romanesque, de sa part, jusqu'à l'extravagance, mais librement consenti et légitimé. Le seul marquis de la Serra avait été le confident de sa véritable histoire; lui seul savait maintenant les malheurs d'Agathe, la cruauté de ses parents, l'assassinat présumé du Destatore, et les complots contre la vie de son fils au berceau. La princesse laissa pressentir aux autres que sa famille n'eût point approuvé ce mariage clandestin, et que son fils avait dû être élevé en secret pour ne point risquer d'être déshérité dans sa personne par ses parents maternels. Elle avait fait un récit court, simple et précis, et elle y avait porté une assurance, une dignité, un calme qu'elle devait à l'énergie du sentiment maternel. Avant qu'elle connût l'existence de son enfant, elle se serait donné la mort plutôt que de laisser soupçonner la dixième partie de son secret; mais, avec la volonté de faire reconnaître et accepter son fils, elle eût tout révélé si un aveu complet eût été nécessaire.

Elle avait fini de parler depuis un quart d'heure, quand Michel entra. Elle avait regardé tout son auditoire avec tranquillité. Elle savait à quoi s'en tenir sur l'attendrissement naïf des uns, sur la malignité déguisée des autres. Elle savait qu'elle aurait le courage de faire face à toutes les amplifications, à toutes les railleries, à toutes les méchancetés que sa déclaration allait faire éclater dans le public et surtout dans le grand monde. Elle était préparée à tout et se sentait bien forte, appuyée sur son fils, cette femme qui n'avait pas plus voulu de la protection d'un mari que des consolations d'un amant. Quelques-unes des personnes présentes, soit par malice, soit par bêtise, avaient essayé de lui faire ajouter quelques détails, quelques éclaircissements à sa déclaration. Elle avait répondu avec douceur et fermeté: «Ce n'est pas devant tant de témoins, et en un jour de deuil et de gravité pour ma maison que je puis me prêter volontairement à vous divertir ou à vous intéresser au récit d'une histoire d'amour. D'ailleurs, tout cela est un peu loin de ma mémoire. J'étais bien jeune alors, et, après vingt ans écoulés sur ces émotions, je pourrais difficilement me remettre à un point de vue qui vous fît comprendre le choix que j'avais jugé à propos de faire. Je permets qu'on le trouve extraordinaire, mais je ne permettrai à personne de le blâmer en ma présence; ce serait insulter à la mémoire de l'homme dont j'ai accepté le nom pour le transmettre à mon fils.»

On chuchotait avidement dans les groupes de cette assemblée déjà dispersée dans la vaste galerie. Le dernier de tous à l'extrémité de la salle, celui qui se composait de braves ouvriers et de fidèles serviteurs, était le seul grave, calme et secrètement attendri. Le père et la mère de Magnani étaient venus baiser, en pleurant, la main d'Agathe. Mila, dans son extase d'étonnement et de joie, était un peu triste au fond du cœur. Elle se disait que Magnani aurait dû être là, et elle ne le voyait point arriver, quoiqu'on l'eût cherché partout. Elle l'oublia cependant quand elle vit paraître Michel, et elle se leva pour s'élancer vers lui à travers les groupes malveillants ou stupéfiés qui s'ouvrirent pour laisser passer le prince artisan et sa casaque de laine. Mais elle s'arrêta, toute rouge et tout affligée: Michel n'était plus son frère. Elle ne devait plus l'embrasser.

Agathe, qui s'était levée avant elle, se retourna pour lui faire signe, et, la prenant par la main, elle marcha vers son fils avec la résolution et l'orgueil d'une mère et d'une reine. Elle le présenta d'abord à la bénédiction publique de son père et de son oncle adoptifs, puis aux poignées de main de ses amis et aux salutations de ses connaissances. Michel eut du plaisir à se montrer fier et froid avec ceux qui lui parurent tels; et quand il fut au milieu de la partie populaire de la réunion, il se montra tel qu'il se sentait, plein d'effusion et de franchise. Il n'eut pas de peine à se gagner ces cœurs-là, et il y fut accueilli comme si ces braves gens l'eussent vu naître et grandir sous leurs yeux.

Après la production des actes de mariage et de naissance, qui, ayant été contractés et enregistrés sous l'ancienne administration ecclésiastique, étaient parfaitement légitimes et authentiques, Agathe prit congé de l'assemblée de famille et se retira dans son appartement avec Michel, la famille Lavoratori et le marquis de la Serra. Là, on goûta encore sans trouble le bonheur d'être ensemble, et on se reposa un peu de la contrainte qu'on avait subie, en riant de l'incident de l'habit de gala du grand-père, heureuse imagination de Barbagallo! On s'amusa d'avance de tout ce qui allait être enfanté de monstrueux et de ridicule dans les premiers temps, par les imaginations catanaises, messinoises et palermitaines, sur la situation de la famille.

La journée ne s'écoula point sans qu'ils sentissent tous qu'ils auraient besoin d'un courage plus sérieux. La nouvelle de l'assassinat de l'abbé Ninfo, et surtout la copie de l'inscription audacieuse, arrivèrent dans la soirée et circulèrent rapidement par toute la ville. Des promeneurs avaient apporté l'écrit, des campieri apportèrent le cadavre. Comme cela avait une couleur politique, on en parla tout bas; mais comme cela était lié aux événements de la journée, à la mort du cardinal et à la déclaration d'Agathe, on en parla toute la nuit, jusqu'à en perdre l'envie de dormir. La plus belle et la plus grande ville possible, lorsqu'elle n'est point une des métropoles de la civilisation, est toujours, par l'esprit et les idées, une petite ville de province, surtout dans le midi de l'Europe.

La police s'émut d'ailleurs de la vengeance exercée sur l'un de ses employés. Les gens en faveur prirent, dans les salons, une attitude de menace contre la noblesse patriotique. Le parti napolitain fit entendre que le prince de Castro-Reale n'avait qu'à bien se tenir s'il voulait qu'on oubliât les forfaits de monsieur son père, et on fit bientôt pénétrer, jusque dans le boudoir de la princesse, de salutaires avertissements qu'on voulait bien lui donner. Un ami sincère, mais pusillanime, vint lui apprendre que son innocence proclamée par la main fantastique du Piccinino, et l'appel fait à son fils dans le même écrit pour qu'il eût à venger Castro-Reale, la compromettraient gravement, si elle ne se hâtait de faire quelques démarches prudentes, comme de présenter son fils aux puissances du moment, et de témoigner, d'une manière indirecte, mais claire, qu'elle abandonnait l'âme de son défunt brigand au diable et le corps de son beau-fils le bâtard au bourreau; qu'elle avait l'intention d'être une bonne, une vraie Palmarosa, comme l'avaient été son père et son oncle; enfin qu'elle se portait garant de la bonne éducation politique qu'elle saurait donner à l'héritier d'un nom aussi difficile à porter désormais que celui de Castro-Reale.

A ces avertissements, Agathe répondit avec calme et prudence qu'elle n'allait jamais dans le monde; qu'elle vivait, depuis vingt ans, dans une retraite tranquille, où aucun complot ne s'était jamais formé; que faire en ce moment des démarches pour se rapprocher du pouvoir, ce serait, en apparence, accepter des méfiances qu'elle ne méritait point; que son fils était encore un enfant, élevé dans une condition obscure et dans l'ignorance de tout ce qui n'était pas la poésie des arts; qu'enfin elle porterait hardiment, ainsi que lui, le nom de Castro-Reale, parce que c'était une lâcheté de renier ses engagements et son origine, et que tous deux sauraient le faire respecter, même sous l'œil de la police. Quant au Piccinino, elle feignit fort habilement de ne pas savoir ce qu'on voulait lui dire, et de ne pas croire à l'existence de ce fantôme insaisissable, espèce de Croquemitaine dont on faisait peur aux petits enfants et aux vieilles femmes du faubourg. Elle fut surprise et troublée de l'assassinat de l'abbé Ninfo; mais, comme le testament s'était retrouvé à propos dans les mains du docteur Recuperati, nul ne put soupçonner qu'une accointance secrète avec les bandits de la montagne l'eût remise en possession de son titre. Le docteur ne sut pas même qu'il lui avait été soustrait; car, au moment où il allait faire publiquement la déclaration que l'abbé Ninfo le lui avait volé, Agathe l'avait interrompu en lui disant: «Prenez garde, docteur, vous êtes fort distrait; n'accusez légèrement personne. Vous m'avez montré ce testament, il y a deux jours; ne l'auriez-vous pas laissé dans mon cabinet, sous un bloc de mosaïque?»

On avait été officiellement à l'endroit indiqué, et on avait trouvé le testament intact. Le docteur, émerveillé de son étourderie, y avait cru comme les autres.

Agathe avait trop souffert, elle avait eu de trop rudes secrets à garder pour ne pas être habile quand il fallait s'en donner la peine. Michel et le marquis admirèrent la présence d'esprit qu'elle déploya dans toute cette affaire, pour sortir d'une situation assez alarmante. Mais Fra-Angelo devint fort triste, et Michel se coucha, bien moins insouciant dans son palais qu'il n'avait fait dans sa mansarde. Les précautions indispensables, la dissimulation assidue dont il fallait s'armer, lui révélèrent les soucis et les dangers de la grandeur. Le capucin craignait qu'il ne se corrompît malgré lui. Michel ne craignait pas de se corrompre; mais il sentait qu'il lui faudrait s'observer et s'amoindrir pour garder son repos et son bonheur domestique, ou s'engager dans un combat qui ne finirait plus qu'avec sa fortune et sa vie.

Il s'y résigna. Il se dit qu'il serait prudent pour sa mère jusqu'au moment où il serait téméraire pour sa patrie. Mais déjà le temps de l'ivresse et du bonheur était passé; déjà commençait le devoir: les romans qu'on ne coupe pas au beau milieu du dénouement se rembrunissent à la dernière page, pour peu qu'ils aient le moindre fonds de vraisemblance.

Certaines personnes de goût et d'imagination veulent qu'un roman ne finisse point, et que l'esprit du lecteur fasse le reste. Certaines personnes judicieuses et méthodiques veulent voir tous les fils de l'intrigue se délier patiemment et tous les personnages s'établir pour le reste de leurs jours, ou mourir, afin qu'on n'ait plus à s'occuper d'eux. Je suis de l'avis des premiers, et je crois que j'aurais pu laisser le lecteur au pied de la croix du Destatore, lisant l'inscription qu'y avait tracée le justicier d'aventure. Il aurait fort bien pu inventer sans moi le chapitre qu'il vient de parcourir, je gage, avec tiédeur, se disant: «J'en étais sûr, je m'y attendais bien, cela va sans dire.»

Mais j'ai craint d'avoir affaire à un lecteur délicat qui ne se trouvât fort mal installé en la compagnie classiquement romantique d'un cadavre et d'un vautour.

Pourquoi tous les dénouements sont-ils plus ou moins manqués et insuffisants? la raison en est simple, c'est parce qu'il n'y a jamais de dénouements dans la vie, que le roman s'y continue sans fin, triste ou calme, poétique ou vulgaire, et qu'une chose de pure convention ne peut jamais avoir un caractère de vérité qui intéresse.

Mais puisque, contrairement à mon goût, j'ai résolu de tout expliquer, je reconnais que j'ai laissé Magnani sur la grève, Mila inquiète, le Piccinino à travers les champs, et le marquis de la Serra aux pieds de la princesse. Quant à ce dernier, il y avait à peu près douze ans qu'il était ainsi prosterné, et un jour de plus ou de moins ne changeait rien à son sort; mais, dès qu'il connut le secret d'Agathe et qu'il vit son fils en possession de tous ses droits et de tout son bonheur, il changea d'attitude, et, se relevant de toute la grandeur de son caractère chevaleresque et fidèle, il lui dit en présence de Michel:

«Madame, je vous aime comme je vous ai toujours aimée; je vous estime d'autant plus que vous avez été plus fière et plus loyale, en refusant de contracter sous le beau titre de vierge une union où il vous eût fallu apporter en secret ceux de veuve et de mère. Mais si, parce que vous avez jadis subi un outrage, vous vous croyez déchue à mes yeux, vous ne connaissez point mon cœur. Si, parce que vous portez un nom bizarre et effrayant par les souvenirs qui s'y rattachent, vous pensez que je craindrais d'y faire succéder le mien, vous faites injure à mon dévouement pour vous. Ce sont là, au contraire, des raisons qui me font souhaiter plus que jamais d'être votre ami, votre soutien, votre défenseur et votre époux. On raille votre premier mariage à l'heure qu'il est. Accordez-moi votre main et on n'osera pas railler le second. On vous appelle la femme du brigand; soyez la femme du plus raisonnable et du plus rangé des patriciens, afin qu'on sache bien que si vous pouvez enflammer l'imagination d'un homme terrible, vous savez aussi gouverner le cœur d'un homme calme. Votre fils a grand besoin d'un père, Madame. Il va être engagé dans plus d'un passage difficile et périlleux de la vie fatale que nous fait une race ennemie. Sachez bien que je l'aime déjà comme mon fils, et que ma vie et ma fortune sont à lui. Mais cela ne suffit pas: il faut que la sanction d'un mariage avec vous mette fin à la position équivoque où nous sommes vis-à-vis l'un de l'autre. Si je passe pour l'amant de sa mère, pourra-t-il m'aimer et m'estimer? Ne sera-t-il pas ridicule, peut-être lâche, qu'il ait l'air de le souffrir sans honte et sans impatience? Il faut donc que je m'éloigne de vous à présent, si vous refusez de faire alliance avec moi. Vous perdrez le meilleur de vos amis, et Michel aussi!... Quant à moi, je ne parle pas de la douleur que j'en ressentirais, je ne sais point de paroles qui puissent la rendre; mais il ne s'agit point de moi, et ce n'est point par égoïsme que je vous implore. Non, je sais que vous ne connaissez point l'amour et que la passion vous effraie; je sais quelle blessure votre âme a reçue, et quelle répugnance vous inspirent les idées qui enivrent l'imagination de ceux qui vous connaissent. Eh bien! je ne serai que votre frère, je m'y engage sur l'honneur, si vous l'exigez. Michel sera votre unique enfant comme votre unique amour. Seulement, la loi et la morale publique me permettront d'être son meilleur ami, son guide, et le bouclier de l'honneur et de la réputation de sa mère.»

Le marquis fit ce long discours d'un ton calme, et en maintenant sa physionomie à l'unisson de ses paroles. Seulement une larme vint au bord de sa paupière, et il eut tort de vouloir la retenir, car elle était plus éloquente que toutes ses paroles.

La princesse rougit; ce fut la première fois que le marquis l'avait vue rougir, et il en fut si bouleversé, qu'il perdit tout le sang-froid dont il s'était armé. Cette rougeur qui la faisait femme pour la première fois, à trente-deux ans, fut comme un rayon de soleil sur la neige, et Michel était un artiste trop délicat pour ne pas comprendre qu'elle avait encore gardé un secret au fond de son cœur, ou bien que son cœur, ranimé par la joie et la sécurité, pouvait commencer à aimer. Et quel homme en était plus digne que La Serra?

Le jeune prince se mit à genoux: «O ma mère, dit-il, vous n'avez plus que vingt ans! Tenez, regardez-vous! ajouta-t-il en lui présentant un miroir à main oublié sur sa table par la camériste. Vous êtes si belle et si jeune, et vous voulez renoncer à l'amour! Est-ce donc pour moi? Serai-je plus heureux parce que votre vie sera moins complète et moins riante? Vous respecterai-je moins, parce que je vous verrai plus respectée et mieux défendue? Craignez-vous que je sois jaloux, comme Mila me le reprochait?... Non, je ne serai point jaloux, à moins que je ne sente qu'il vous aime mieux que moi, et cela, je t'en défie! Cher marquis, nous l'aimerons bien, n'est-ce pas, nous lui ferons oublier le passé; nous la rendrons heureuse, elle qui ne l'a jamais été, et qui, seule au monde, méritait un bonheur absolu! Ma mère, dites oui; je ne me relèverai pas que vous n'ayez dit oui!

—J'y ai déjà songé, répondit Agathe en rougissant toujours. Je crois qu'il le faut pour toi, pour notre dignité à tous.

—Ne dites pas ainsi, s'écria Michel en la serrant dans ses bras: dites que c'est pour votre bonheur, si vous voulez que nous soyons heureux, lui et moi!»

Agathe tendit sa main au marquis, et cacha la tête de son fils dans son sein. Elle avait honte qu'il vît la joie de son fiancé. Elle avait conservé la pudeur d'une jeune fille, et, dès ce jour, elle redevint si fraîche et si belle, que les méchants, qui veulent absolument trouver partout le mensonge et le crime, prétendaient que Michel n'était pas son fils, mais un amant installé dans sa maison sous ce titre profané. Toutes les calomnies et même les moqueries tombèrent pourtant devant l'annonce de son mariage avec M. de la Serra, qui devait avoir lieu à la fin de son deuil. On essaya bien encore de dénigrer l'amour donquichottesque du marquis, mais on l'envia plus qu'on ne le plaignit.

XLIX.

DANGER.

Cette nouvelle fit une grande impression sur Magnani. Elle acheva de le guérir et de l'attrister. Son âme exaltée ne pouvait se passer d'un amour exclusif et absorbant; mais, apparemment, il s'était trompé lui-même lorsqu'il se persuadait n'avoir jamais connu l'espérance; car, toute espérance devenue impossible, il ne se sentit plus assiégé du fantôme d'Agathe. Ce fut le fantôme de Mila qui s'empara de ses méditations et de ses insomnies. Mais cette passion débutait au milieu d'une souffrance pire que toutes les anciennes. Agathe lui était apparue comme un idéal qu'il ne pouvait atteindre. Mila lui apparaissait sous le même aspect, mais avec une certitude de plus, c'est qu'elle avait un amant.

Il se passa alors, au sein de cette famille de parents et d'amis, une série de petites anxiétés assez délicates et qui devinrent fort pénibles pour Mila et pour Magnani. Pier-Angelo voyait sa fille triste, et, n'y pouvant rien comprendre, il voulait avoir une explication cordiale avec Magnani et l'amener à lui demander ouvertement la main de Mila. Fra-Angelo n'était pas de son avis et le retenait. Cette contestation portée devant le doux tribunal de la princesse, avait amené, relativement à la promenade de Nicolosi, des explications satisfaisantes pour le père et pour l'oncle, mais qui pouvaient bien laisser quelque soupçon dans l'âme rigide et fière de l'amant. Fra-Angelo, qui avait fait le mal, se chargea de le réparer. Il alla trouver le jeune homme, et, sans lui révéler l'imprudence sublime de Mila, il lui dit qu'elle était justifiée complétement dans son esprit, et qu'il avait découvert que cette mystérieuse promenade n'avait pour but qu'une noble et courageuse action.

Magnani ne fit point de questions. Autrement, le moine, qui ne savait point arranger la vérité, lui eût tout dit: mais la loyauté de Magnani se refusait au soupçon, du moment que Fra-Angelo donnait sa parole. Il crut enfin au bonheur, et alla demander à Pier-Angelo de consacrer le sien.

Mais il était écrit que Magnani ne serait point heureux. Le jour où il se présenta pour faire sa déclaration et sa demande, Mila, au lieu de rester présente, quitta l'atelier de son père avec humeur et alla s'enfermer dans sa chambre. Elle était offensée dans le sanctuaire de son orgueil par les quatre ou cinq jours d'abattement et d'irrésolution de Magnani. Elle avait cru à une victoire plus prompte et plus facile. Elle rougissait déjà de l'avoir poursuivie si longtemps.

Et puis, elle était au courant de tout ce qui s'était passé durant ces jours d'angoisse. Elle savait que Michel n'approuvait pas qu'on se pressât tant d'amener Magnani à se déclarer. Michel seul avait su le secret de son ami, et il était effrayé pour sa sœur adoptive de la promptitude d'une réaction vers elle, qui pouvait bien être un acte de désespoir. Mila en conclut que Michel savait à quoi s'en tenir sur la persistance de Magnani à aimer une autre femme, quoique ce jeune homme eût refusé de lui reprendre la bague de la princesse, et qu'il eût prié Mila de la conserver comme un gage de son estime et de son respect. Ce soir-là même, le soir où il l'avait ramenée du palais de la Serra, tandis que Michel restait auprès de sa mère, Magnani, tout enivré de sa beauté, de son esprit et de son succès, lui avait parlé avec tant de vivacité que c'était presque une déclaration d'amour. Mila avait eu encore la force de ne point l'encourager ouvertement. Mais elle s'était crue victorieuse, et le lendemain, c'est-à-dire le jour de la déclaration d'Agathe, elle avait compté le revoir à ses pieds et lui avouer enfin qu'il était aimé.

Mais ce jour-là il n'avait point paru, et les jours suivants il ne lui avait pas adressé une seule parole; il s'était borné à la saluer avec un respect glacial, lorsqu'il n'avait pu éviter ses regards. Mila, mortellement blessée et affligée, avait refusé de dire à son père la vérité, que le bonhomme, inquiet de sa pâleur, lui demandait presque à genoux. Elle avait persisté à nier qu'elle aimât le jeune voisin. Pier-Angelo n'avait rien trouvé de mieux, simple et rond comme il l'était, que de dire à sa fille:

«Console-toi, mon enfant, nous savons bien que vous vous aimez. Seulement il a été inquiet et jaloux à cause de l'affaire de Nicolosi; mais, quand tu daigneras te justifier devant lui, il tombera à tes pieds. Demain tu l'y verras, j'en suis sûr.

—Ah! maître Magnani se permet d'être jaloux et de me soupçonner! avait répondu Mila avec feu. Il ne m'aime que d'hier, il ne sait pas si je l'aime, et lorsqu'un soupçon lui vient, au lieu de me le confier humblement et de travailler à supplanter le rival qui l'inquiète, il prend l'air d'un mari trompé, abandonne le soin de me convaincre et de me plaire, et croira me faire un grand honneur et un grand plaisir quand il viendra me dire qu'il daigne me pardonner! Eh bien, moi, je ne lui pardonne pas. Voilà, mon père, ce que vous pouvez lui dire de ma part.»

L'enfant s'obstina si bien dans son dépit, que Pier-Angelo fut forcé d'amener Magnani à la porte de sa chambre, où elle le laissa frapper longtemps, et qu'elle ouvrit enfin, en disant d'un ton boudeur, qu'on la dérangeait impitoyablement dans sa sieste.

«Croyez bien, dit Pier-Angelo à Magnani, que la perfide ne dormait pas, car elle sortait de chez moi au moment où vous êtes entré. Allons, enfants, mettez sous les pieds toutes ces belles querelles. Donnez-vous la main, puisque vous vous aimez, et embrassez-vous puisque je le permets. Non? Mila est orgueilleuse comme l'était sa pauvre mère! Ah! mon ami Antonio, tu seras mené comme je l'étais, et tu n'en seras pas plus malheureux, va! Allons, à genoux, en ce cas, et demande grâce. Signora Mila, faudra-t-il que votre père s'y mette aussi?

—Père, répondit Mila, vermeille de plaisir, de fierté et de chagrin tout ensemble, écoutez-moi au lieu de me railler, car j'ai besoin de garder ma dignité sauve, moi! Une femme n'a rien de plus précieux, et un homme, un père même, ne comprend jamais assez combien nous avons le droit d'être susceptibles. Je ne veux pas être aimée à demi, je ne veux pas servir de pis-aller et de remède à une passion mal guérie. Je sais que maître Magnani a été longtemps amoureux, et je crains qu'il ne le soit encore un peu, d'une belle inconnue. Eh bien! je souhaite qu'il prenne le temps de l'oublier et qu'il me donne celui de savoir si je l'aime. Tout cela est trop nouveau pour être si tôt accepté. Je sais que, quand j'aurai donné ma parole, je ne la retirerai pas, quand même je regretterais de l'avoir fait. Je connaîtrai l'affection de Magnani, ajouta-t-elle en lui lançant un regard de reproche, à l'égalité de son humeur avec moi et à la persévérance de ses attentions. Il a quelque chose à réparer et moi quelque chose à pardonner.

—J'accepte cette épreuve, répondit Magnani, mais je ne l'accepte pas comme un châtiment; je ne sens pas que j'aie été coupable de me livrer à la douleur et à l'abattement. Je ne me croyais point aimé, et je savais bien que je n'avais aucun droit à l'être. Je crois encore que je ne le suis pas, et c'est en tremblant que j'espère un peu.

—Ah! que de belles paroles pour ne rien dire! s'écria Pier-Angelo. Dans mon temps on était moins éloquent et plus sincère. On se disait: «M'aimes-tu?—Oui; et toi?—Moi, comme un fou.—Moi de même, et jusqu'à la mort.» Cela valait bien vos dialogues, qui ont l'air d'un jeu, et d'un jeu où l'on cherche à s'ennuyer et à s'inquiéter l'un l'autre. Mais peut-être que c'est moi qui vous gêne. Je m'en vais; quand vous serez seuls, vous vous entendrez mieux.

—Non, mon père, dit Mila qui craignait de se laisser fléchir et persuader trop vite; quand même il aurait assez d'amour et d'esprit aujourd'hui pour se faire écouter, je sais que je me repentirais demain d'avoir été trop confiante. D'ailleurs, vous ne lui avez pas tout dit, je le sais. Je sais qu'il s'est permis d'être jaloux parce que j'ai fait une promenade singulière; mais je sais aussi qu'en lui assurant que je n'y avais commis aucun péché, ce qu'il a eu la bonté de croire, mon oncle a cru devoir lui taire le but de cette promenade. Eh bien, moi, je souffre et je rougis de ce ménagement, dont on suppose apparemment qu'il a grand besoin, et je ne veux pas lui épargner la vérité tout entière.

—Comme tu voudras, ma fille, répondit Pier-Angelo. Je suis assez de ton avis, qu'il ne faut rien cacher de ce qu'on croit devoir dire. Parle donc comme tu le juges à propos. Cependant, souviens-toi que c'est aussi le secret de quelqu'un que tu as promis de ne jamais nommer.

—Je puis le nommer, puisque son nom est dans toutes les bouches, surtout depuis quelques jours, et que, s'il y a du danger à dire qu'on connaît l'homme qui porte ce nom, le danger est seulement pour ceux qui s'en vantent; mon intention, d'ailleurs, n'est pas de révéler ce que je sais sur son compte; je puis donc bien apprendre à maître Magnani que j'ai été passer volontairement deux heures en tête-à-tête avec le Piccinino, sans qu'il sache en quel endroit, ni pour quel motif.

—Je crois que la fièvre des déclarations va s'emparer de toutes les femmes, s'écria Pier-Angelo en riant; depuis que la princesse Agathe en a fait une dont on parle tant, toutes vont se confesser en public!»

Pier-Angelo disait plus vrai qu'il ne pensait. L'exemple du courage est contagieux chez les femmes, et la romanesque Mila avait une admiration si passionnée pour Agathe, qu'elle regrettait de n'avoir pas à proclamer, en cet instant, quelque mariage secret avec le Piccinino, pourvu toutefois qu'elle fût veuve et qu'elle pût épouser Magnani.

Mais cet aveu téméraire produisit un tout autre effet que celui qu'elle en attendait. L'inquiétude ne se peignit pas sur la figure de Magnani, et elle ne put se réjouir intérieurement d'avoir excité et réveillé son amour par un éclair de jalousie. Il devint plus triste et plus doux encore qu'à l'habitude, baisa la main de Mila et lui dit:

«Votre franchise est d'un noble cœur, Mila, mais il s'y mêle un peu d'orgueil. Sans doute, vous voulez me mettre à une rude épreuve en me disant une chose qui alarmerait au dernier point tout autre homme que moi. Mais je connais trop votre père et votre oncle pour craindre qu'ils m'aient trompé en me disant que vous aviez été sur la route des montagnes pour faire une bonne action. Ne cherchez donc point à m'intriguer; cela serait d'un mauvais cœur, puisque vous n'auriez d'autre but que celui de me faire souffrir. Dites-moi tout, ou ne me dites rien. Je n'ai pas le droit d'exiger des révélations qui compromettraient quelqu'un; mais j'ai celui de vous demander de ne point vous jouer de moi en cherchant à ébranler ma confiance en vous.»

Pier-Angelo trouva que cette fois Magnani avait parlé comme un livre, et qu'on ne pouvait faire, dans une occasion aussi délicate, une réponse plus honnête, plus généreuse et plus censée.

Mais que s'était-il donc passé depuis peu de jours dans l'esprit de la petite Mila? Peut-être qu'il ne faut jamais jouer avec le feu, quelque bon motif qui vous y porte, et qu'elle avait eu réellement tort d'aller à Nicolosi. Tant il y a que la réponse de Magnani ne lui plut pas autant qu'à son père, et qu'elle se sentit comme refroidie et piquée par l'espèce de leçon paternelle que venait de lui donner son amant.

«Déjà des sermons! dit-elle en se levant, pour faire comprendre à Magnani qu'elle ne voulait pas aller plus loin avec lui ce jour-là; et des sermons à moi, que vous prétendez aimer avec si peu d'espoir et de hardiesse? Il me semble, au contraire, voisin, que vous comptez me trouver fort docile et fort soumise. Eh bien, j'ai peur que vous ne vous trompiez. Je suis un enfant, et je dois le savoir, on me le dit sans cesse; mais je sais fort bien aussi que lorsqu'on aime, on ne voit aucun défaut, on ne trouve aucun tort à la personne aimée. Tout, de sa part, est charmant, ou tout au moins sérieux. On ne traite pas sa loyauté d'orgueil et sa fierté de taquinerie puérile. Vous voyez, Magnani, qu'il est fâcheux de voir trop clair en amour. Il y a une chanson qui dit que Cupido è un bambino cieco. Mon père la sait; il vous la chantera. En attendant, sachez que la clairvoyance se communique, et que celui qui écarte le bandeau de ses yeux découvre en même temps ses propres défauts aux autres. Vous avez vu clairement que j'étais un peu hautaine, et vous croyez sans doute que je suis coquette. Moi, j'ai vu par là que vous étiez très-orgueilleux, et je crains que vous ne soyez un peu pédant.»

Les Angelo espérèrent que ce nuage passerait, et, qu'après avoir donné carrière à sa mutinerie, Mila n'en serait que plus tendre et Magnani plus heureux. En effet, il y eut encore entre eux des entretiens et des luttes de paroles et de sentiment où ils furent si près de s'entendre, que leurs soudains désaccords l'instant d'après, la tristesse de Magnani et l'agitation de Mila semblaient inexplicables. Magnani avait parfois peur de tant d'esprit et de volonté chez une femme. Mila avait peur de tant de gravité et de raison inflexible chez un homme. Magnani lui semblait incapable d'éprouver une grande passion, et elle voulait en inspirer une, parce qu'elle se sentait d'humeur à l'éprouver violemment pour son propre compte. Il parlait et pensait toujours comme la vertu même, et c'était avec une imperceptible nuance d'ironie que Mila l'appelait le juste par excellence.

Elle était très coquette avec lui, et Magnani, au lieu d'être heureux de ce travail ingénieux et puissant entrepris pour lui plaire, craignait qu'elle ne fût un peu coquette avec tous les hommes. Ah! s'il l'avait vue dans le boudoir du Piccinino, contenir et vaincre par sa chasteté exquise, par sa simplicité quasi virile les velléités sournoises et les mauvaises pensées du jeune bandit, Magnani aurait bien compris que Mila n'était point coquette, puisqu'elle ne l'était que pour lui seul.

Mais ce malheureux jeune homme ne connaissait point les femmes, et, pour avoir trop aimé dans le silence et la douleur, il ne comprenait rien encore aux délicats et mystérieux problèmes de l'amour partagé. Il avait trop de modestie; il prenait trop au pied de la lettre les cruautés persifleuses de Mila, et il la grondait de se faire si méchante avec lui, quand il aurait dû l'en remercier à genoux.

Et puis, il faut tout dire. Cette affaire de Nicolosi avait été marquée du sceau de la fatalité, comme tout ce qui se rattachait, ne fût-ce que par le plus léger fil, à l'existence mystérieuse du Piccinino. Sans entrer dans les détails qui exigeaient le secret, on avait dit à Magnani tout ce qui pouvait le rassurer sur cette aventure de Mila. Fra-Angelo, toujours fidèle à sa secrète prédilection pour le bandit, avait répondu de sa loyauté chevaleresque en une pareille circonstance. La princesse, maternellement éprise de Mila, avait parlé avec l'éloquence du cœur du dévouement et du courage de cette jeune fille. Pier-Angelo avait tout arrangé pour le mieux dans son heureuse et confiante cervelle. Michel seul avait un peu frissonné en apprenant le fait, et il remerciait la Providence d'avoir fait un miracle pour sa noble et charmante sœur.

Mais, malgré sa grandeur d'âme, Magnani n'avait pu encore accepter la démarche de Mila comme une bonne inspiration, et, sans en jamais dire un mot, il souffrait mortellement. Cela se conçoit de reste.

Quant à Mila, les suites de son aventure étaient plus graves, quoiqu'elle ne s'en doutât pas encore. Ce chapitre de roman de sa vie de jeune fille avait laissé une trace ineffaçable dans son cerveau. Après avoir bien tremblé et bien pleuré en apprenant qu'elle s'était livrée étourdiment en otage au terrible Piccinino, elle avait pris son parti sur sa méprise, et elle s'était réconciliée en secret avec l'idée de ce personnage effrayant, qui ne lui avait légué, au lieu de honte, de remords et de désespoir, que des souvenirs poétiques, de l'estime pour elle-même et un bouquet de fleurs sans tache que, je ne sais par quel instinct, elle avait conservé précieusement et caché parmi ses reliques sentimentales, après l'avoir fait sécher avec un soin religieux.

Mila n'était pas coquette; nous l'avons bien prouvé en disant combien elle l'était avec l'homme qu'elle regardait comme son fiancé. Elle n'était pas volage non plus; elle lui eût gardé jusqu'à la mort une fidélité à toute épreuve. Mais il y a, dans le cœur d'une femme, des mystères d'autant plus déliés et profonds, que cette femme est mieux douée et d'une nature plus exquise. C'est d'ailleurs quelque chose de doux et de glorieux pour une jeune fille que d'avoir réussi à dominer un lion redoutable, et d'être sortie saine et sauve d'une terrible aventure par la seule puissance de sa grâce, de sa candeur et de son courage. Mila comprenait maintenant combien elle avait été forte et habile à son insu, en ce danger, et l'homme qui avait subi à ce point l'empire de son mérite ne pouvait pas lui sembler un homme méprisable ou vulgaire.

Une reconnaissance romanesque l'enchaînait donc au souvenir du capitaine Piccinino, et on eût pu lui en dire tout le mal possible sans ébranler sa confiance en lui. Elle l'avait pris pour un prince; n'était-il pas fils de prince et frère de Michel? Pour un héros, libérateur futur de son pays; ne pouvait-il pas le devenir, et n'en avait-il pas l'ambition? Son doux parler, ses belles manières l'avaient charmée; et pourquoi non? N'avait-elle pas un engouement plus vif encore pour la princesse Agathe, et cette admiration était-elle moins légitime et moins pure que l'autre?

Tout cela n'empêchait pas Mila d'aimer Magnani assez ardemment pour être toujours sur le point de lui en faire l'aveu malgré elle; mais huit jours s'étaient passés depuis leur première querelle sans que le modeste et craintif Magnani eût encore su arracher cet aveu.

Il eût obtenu cette victoire, un peu plus tard sans doute, le lendemain peut-être! mais un événement inattendu vint bouleverser l'existence de Mila et compromettre gravement celle de tous les personnages de cette histoire.

Un soir que Michel se promenait dans les jardins de sa villa avec sa mère et le marquis, faisant tous trois des projets de dévouement réciproque et des rêves de bonheur, Fra-Angelo vint leur rendre visite, et Michel remarqua, à l'altération de sa figure et à l'agitation de ses manières, qu'il désirait lui parler en secret. Ils s'éloignèrent ensemble, comme par hasard, et le capucin, tirant de son sein un papier tout noirci et tout froissé, le lui présenta. Il ne contenait que ce peu de mots: «Je suis pris et blessé; à l'aide, mon frère! Malacarne vous dira le reste. Dans vingt-quatre heures il serait trop tard.»

Michel reconnut l'écriture nerveuse et serrée du Piccinino. Le billet était écrit avec son sang.

«Je suis au courant de ce qu'il faut faire, dit le moine. J'ai reçu la lettre il y a six heures. Tout est prêt. Je suis venu vous dire adieu, car je pourrai fort bien n'en pas revenir.»

Et il s'arrêta, comme s'il craignait d'ajouter quelque chose.

«Je vous entends, mon père, vous avez compté sur mon aide, répondit Michel; je suis prêt. Laissez-moi embrasser ma mère.

—Si vous l'embrassez, elle verra que vous partez, elle vous retiendra.

—Non, mais elle sera inquiète. Je ne l'embrasserai pas: partons. Chemin faisant, nous trouverons un motif à lui donner de mon absence et un exprès à lui envoyer.

—Ce serait fort dangereux pour elle et pour nous, reprit le moine. Laissez-moi faire: c'est cinq minutes de retard, mais il le faut.»

Il rejoignit la princesse, et lui parla ainsi en présence du marquis:

«Carmelo est caché dans notre couvent; il est dans les meilleurs sentiments pour Votre Altesse et pour Michel. Il veut se réconcilier avec lui ayant de partir pour une longue expédition que nécessite l'affaire de l'abbé Ninfo et les rigueurs ombrageuses de la police depuis ce moment-là. Il a aussi quelques services à demander à son frère. Permettez donc que nous partions ensemble, et si nous étions observés, ce qui est fort possible, je garderais Michel au couvent jusqu'à ce qu'il pût en sortir sans danger. Fiez-vous à la prudence d'un homme qui connaît ces sortes d'affaires. Michel passera la nuit peut-être au couvent, et quand il resterait plus longtemps, ne vous alarmez pas, et surtout ne l'envoyez pas chercher; ne nous adressez aucun message qui pourrait être intercepté et nous faire découvrir donnant asile et protection au proscrit. Que Votre Altesse me pardonne de ne pouvoir en dire davantage pour la rassurer. Le temps presse!»

Quoique fort effrayée, Agathe cacha son émotion, embrassa Michel, et le reconduisit jusqu'à la sortie du parc; puis elle l'arrêta:

«Tu n'as point d'argent sur toi, dit-elle; Carmelo peut en avoir besoin pour sa fuite. Je cours t'en chercher.

—Les femmes pensent à tout, dit Fra-Angelo; j'allais oublier le plus nécessaire.»

Agathe revint avec de l'or et un papier qui portait sa signature, et que Michel pouvait remplir à son gré, pour servir de mandat à son frère. Magnani venait d'arriver. Il devina, à l'agitation de la princesse et aux adieux que lui faisait Michel, en la rassurant, qu'il y avait un danger réel que l'on cachait à cette tendre mère.

«Est-ce que je vous serai nuisible si je vous accompagne? demanda-t-il au moine.

—Tout au contraire! dit le moine, tu peux nous être fort utile au besoin. Viens!»

Agathe remercia Magnani par un des regards de l'amour maternel qui sont plus éloquents que toutes les paroles.

Le marquis eût voulu se joindre à eux, mais Michel s'y opposa.

«Nous rêvons des dangers chimériques, dit-il en riant, mais s'il y en avait pour moi, il y en aurait pour ma mère; votre place est auprès d'elle, mon ami. Je vous confie ce que j'ai de plus cher au monde!... Ne voilà-t-il pas des adieux bien solennels pour une promenade au clair de la lune jusqu'à Bel-Passo?»

L

MARCHE NOCTURNE.

Quand ils furent à cent pas du parc, Michel, qui voulait bien exposer son existence, mais non pas celle du fiancé de Mila dans une affaire à laquelle celui-ci était étranger et n'avait aucun devoir de conscience et de famille à remplir, pria le jeune artisan de s'en retourner à Catane. Ce n'était pas l'opinion de Fra-Angelo. Fanatique dans ses amitiés comme dans son patriotisme, il trouvait en Magnani un secours providentiel. C'était un robuste et brave champion de plus, et leur troupe était si restreinte! Magnani valait trois hommes à lui seul; le ciel l'avait envoyé à leur aide, il fallait profiter de son grand cœur et de son dévouement à la bonne cause.

Tout en marchant vite, ils discutèrent chaudement. Michel reprochait au moine son prosélytisme inhumain en cette circonstance; le moine reprochait à Michel de ne pas vouloir les moyens en voulant la fin. Magnani termina ce débat par une fermeté invincible. «J'ai très-bien compris dès l'abord, dit-il, que Michel s'engageait dans une affaire plus sérieuse qu'on ne le disait à sa mère. Mon parti a été pris. J'ai fait à madame Agathe, en un autre moment, une promesse sacrée: c'est de ne jamais abandonner son fils à un danger que je pourrais partager avec lui. Je tiens à mon serment, et, que Michel le veuille ou non, je le suivrai où il ira. Je ne vois pas qu'il y ait d'autre moyen de m'en empêcher que de me faire sauter la cervelle ici. Choisissez, d'endurer ma société ou de me tuer, Michel...

—C'est bien! c'est bien! dit le moine; mais silence, enfants! Le pays se couvre, et il ne faut point parler le long des enclos. D'ailleurs, on marche moins vite quand on dispute. Ah! Magnani, tu es un homme!»

Magnani marchait au danger avec une bravoure froide et triste. Il ne se sentait point complétement heureux par l'amour; un besoin d'émotions violentes le poussait au hasard, vers quelque but extrême qui lui apparaissait vaguement comme une transformation de son existence présente et une rupture décisive avec les incertitudes et les langueurs de son âme.

Michel était résolu plutôt que tranquille. Il savait bien qu'il était entraîné par un fanatique au secours d'un homme peut-être aussi dangereux qu'utile à la cause du bien. Il savait qu'il y risquait lui-même une existence plus heureuse et plus large que celle de ses compagnons; mais il n'hésitait pas à faire acte de virilité dans une pareille circonstance. Le Piccinino était son frère, et quoiqu'il n'éprouvât pour lui qu'une sympathie mêlée de défiance et de tristesse, il comprenait son devoir. Peut-être aussi était-il devenu déjà assez prince pour ne pas supporter l'idée que le fils de son père pût périr au bout d'une corde, avec une sentence d'infamie clouée à la potence. Son cœur se serrait pourtant à l'idée des douleurs de sa mère s'il succombait à une si téméraire entreprise; mais il se défendait de toute faiblesse humaine et marchait comme le vent, comme s'il eût espéré combler, par l'oubli, la distance qu'il se hâtait de mettre entre Agathe et lui.

Le couvent n'était nullement soupçonné ou surveillé, puisque le Piccinino n'y était point, et que la police du Val savait très-bien qu'il avait passé le Garreta pour s'enfoncer dans l'intérieur de l'île. Fra-Angelo avait supposé des dangers voisins pour empêcher la princesse de croire à des dangers éloignés plus réels.

Il fit entrer ses jeunes compagnons dans sa cellule et les aida à se travestir en moines. Ils se répartirent l'argent, le nerf de la guerre, comme disait Fra-Angelo, afin qu'un seul ne fût pas gêné par le poids des espèces. Ils cachèrent sous leurs frocs des armes bien éprouvées, de la poudre et des balles. Leur déguisement et leur équipement prirent quelque temps; et là, Fra-Angelo qui était préservé par une ancienne expérience des dangers de la précipitation, examina tout avec un sang-froid minutieux. En effet, la liberté de leurs mouvements et de leurs actions reposait tout entière sur l'apparence extérieure qu'ils sauraient donner à leurs individus. Le capucin arrangea la barbe de Magnani, peignit les sourcils et les mains de Michel, changea le ton de leurs joues et de leurs lèvres par des procédés connus dans son ancienne profession, et avec des préparations si solides qu'elles pouvaient résister à l'action de la pluie, de la transpiration et du lavage forcé que la police emploie souvent en vain pour démasquer ses captures.

Quant à lui-même, le véritable capucin ne prit aucun soin de tromper les yeux sur son identité. Il lui importait peu d'être pris et pendu, pourvu qu'il sauvât auparavant le fils de son capitaine. Et puisqu'il s'agissait, pour y parvenir, de traverser le pays sous l'extérieur de gens paisibles, rien ne convenait mieux que son habit et sa figure véritables au rôle qu'il s'était assigné.

Quand les deux jeunes gens furent tout à fait arrangés, ils se regardèrent avec étonnement l'un et l'autre. Ils avaient peine à se reconnaître, et ils comprirent comment le Piccinino, plus expert encore que Fra-Angelo dans l'art des travestissements, avait pu sauver jusque là sa personnalité réelle à travers toutes ses aventures.

Et quand ils se virent montés sur de grandes mule maigres et ardentes, d'un aspect misérable, mais d'une force à toute épreuve, ils admirèrent le génie du moine, et lui en firent compliment.

«Je n'ai pas été seul à faire si vite tant de choses, leur répondit-il avec modestie; j'ai été vigoureusement et habilement secondé, car nous ne sommes pas seuls dans notre expédition. Nous rencontrerons des pèlerins de différentes espèces sur le chemin que nous allons suivre. Enfants, saluez très-poliment tous les passants qui vous salueront; mais gardez-vous de dire un mot à qui que ce soit sans avoir regardé de mon côté. Si un accident imprévu nous séparait, vous trouveriez d'autres guides et d'autres compagnons. Le mot de passe est celui-ci: Amis, n'est-ce pas ici la route de Tre-Castagne? Je n'ai pas besoin de vous dire que c'est la route tout opposée, et que nul autre que vos complices ne vous adressera une question aussi niaise. Vous répondrez cependant, par prudence, et comme en vous jouant: Tout chemin conduit à Rome. Et vous ne prendrez confiance entière que lorsqu'on aura ajouté: Par la grâce de Dieu le père. N'oubliez pas! ne vous endormez pas sur vos mules; ne les ménagez pas. Nous avons des relais en route; pas un mot qui ne soit dit à l'oreille l'un de l'autre.»

Dès qu'ils se furent enfoncés dans la montagne, ils firent prendre à leurs mules une allure très-décidée, et franchirent plusieurs milles en fort peu de temps. Ainsi que Fra-Angelo le leur avait annoncé, ils firent diverses rencontres avec lesquelles les formules convenues furent échangées. Alors, le capucin s'approchait de ces voyageurs, leur parlait bas, et on se remettait en marche, en observant assez de distance pour n'avoir pas l'air de voyager ensemble, sans toutefois se mettre hors de la portée de la vue ou de l'ouïe.

Le temps était magnifiquement doux et lumineux à l'entrée des montagnes. La lune éclairait les masses de rochers et les précipices les plus romantiques; mais, à mesure qu'ils s'élevèrent dans cette région sauvage, le froid se fit sentir et la brume voila l'éclat des astres. Magnani était perdu dans ses pensées; mais le jeune prince se laissait aller au plaisir enfantin des aventures, et, loin de nourrir et de caresser, comme son ami, quelque sombre pressentiment, il s'avançait plein de confiance en sa bonne étoile.

Quant au moine, il s'abstenait de penser à quoi que ce soit d'étranger à l'entreprise qu'il dirigeait. L'œil attentif et perçant, l'oreille ouverte au moindre bruit, il veillait encore sur le moindre mouvement, sur la moindre attitude de corps de ses deux compagnons. Il les eût préservés du danger de s'endormir et de faire des chutes au premier relâchement de la main qui tenait les rênes, au moindre balancement suspect des capuchons.

Au bout de quinze milles, ils changèrent de mules dans une sorte d'ermitage qui semblait abandonné, mais où ils furent reçus dans l'obscurité par de prétendus muletiers, auxquels ils demandèrent la route du fameux village de Tre-Castagne, et qui leur répondirent, en leur serrant la main et en leur tenant l'étrier, que tout chemin mène à Rome. Fra-Angelo distribua de l'argent, de la poudre et des balles, qu'il portait dans son sac de quêteur, à tous ceux qu'il rencontra nantis de cet éloquent passe-port; et quand ils touchèrent au but de leur voyage, Michel avait compté une vingtaine d'hommes de leur bande, tant muletiers que colporteurs, moines et paysans. Il y avait même trois femmes: c'était de jeunes gars dont la barbe n'avait pas encore poussé, et dont la voix n'était pas encore faite. Ils étaient fort bien accoutrés et jouaient parfaitement leurs rôles. Ils devaient servir d'estafettes ou de vedettes au besoin.

Voici quelle était la situation du Piccinino et comment il avait été fait prisonnier. Le meurtre de l'abbé Ninfo avait été accompli et proclamé avec une témérité insensée tout à fait contraire aux habitudes de prudence du jeune chef. Tuer un homme et s'en vanter par une inscription laissée sur le lieu même, au lieu de cacher son cadavre et de faire disparaître tout indice de l'événement, comme cela était si facile dans un pays comme l'Etna, c'était certainement un acte de désespoir et comme un défi jeté à la destinée dans un moment de frénésie. Cependant Carmelo, ne voulant pas se fermer à jamais sa chère retraite de Nicolosi, l'avait laissée bien rangée au cas d'une enquête qui amènerait des visites domiciliaires. Il avait promptement démeublé son riche boudoir et caché tout son luxe dans un souterrain situé sous sa maison, dont il était à peu près impossible de trouver l'entrée et de soupçonner l'existence. Enfin, au lever du soleil, il s'était montré, tranquille et enjoué, dans le bourg de Nicolosi, afin de pouvoir faire constater son alibi, si, prenant à la lettre la déclaration écrite sur le socle de la croix du Destatore, la police venait à avoir des soupçons sur lui et à s'enquérir de ce qu'il avait fait à cette heure. Le meurtre de l'abbé Ninfo avait été accompli au moins deux heures auparavant.

Tout cela fait, Carmelo s'était montré à cheval, dans le bourg, faisant quelques provisions pour un voyage de plusieurs journées, et disant à ses connaissances qu'il allait voir des terres à affermer dans l'intérieur de l'île.

Il était parti pour les monts Nébrodes, au nord de la Sicile, résolu d'y passer quelques jours chez des affiliés de sa bande, afin de laisser écouler le temps des enquêtes et des recherches autour de Catane. Il connaissait les allures de la police du pays: ardentes et farouches au premier moment, craintives et fourbes au second, ennuyées et paresseuses au troisième.

Mais l'affaire de la croix du Destatore avait ému le pouvoir plus qu'un assassinat ordinaire. Celui-là avait un caractère politique et se trouvait lié à la nouvelle du moment, la déclaration d'Agathe et l'apparition de son fils sur la scène du monde. Des ordres rapides et sévères avaient été donnés sur tous les points. Carmelo ne se trouva point en sûreté dans les montagnes, d'autant plus que son acolyte, le faux Piccinino, l'y avait rejoint, et attirait sur lui tout le danger des poursuites. Carmelo ne voulait point abandonner cet homme farouche et sanguinaire, qui lui avait donné des preuves d'un dévouement sans bornes, d'une soumission aveugle, et qui consentait à jouer son rôle jusqu'au bout avec une audace pleine d'orgueil et de persévérance.

Il résolut donc de le faire évader avant de songer à sa propre sûreté. Le faux Piccinino, dont le vrai nom était Massari, dit Verbum-Caro, parce qu'il était natif du village de ce nom, avait une bravoure à toute épreuve, mais aussi peu d'habileté qu'un buffle en fureur. Carmelo gagna la mer avec lui, et s'occupa de trouver une barque pour le faire passer en Sardaigne. Mais, malgré la prudence qu'il apporta dans cette tentative, le pilote les trahit et les livra comme contrebandiers aux douaniers de la côte. Verbum-Caro se défendit comme un lion, et ne tomba qu'à moitié mort dans les mains de ses ennemis. Carmelo fut assez légèrement blessé, et tous deux furent conduits au premier fort pour être confiés à une brigade de campieri, parmi lesquels se trouvèrent deux hommes qui reconnurent le faux Piccinino pour l'avoir vu dans un engagement sur un autre point de l'île. Ils firent leur déclaration au magistrat de Céfalù, et l'on se réjouit d'avoir mis la main sur le fameux chef de la bande redoutée. Le vrai Piccinino ne passa que pour un de ses complices, bien que Verbum-Caro protestât qu'il ne le connaissait que depuis trois jours, et que c'était un jeune pêcheur qui voulait passer avec lui en Sardaigne pour ses affaires.

Carmelo répondit avec une présence d'esprit et un talent d'imposture qui l'eussent fait relâcher dans tout autre moment; mais les esprits étaient en émoi: on décida qu'il serait envoyé à Catane avec son dangereux compagnon pour voir son affaire éclaircie, et on les confia à une brigade de gendarmerie qui leur fit prendre la route de Catane en descendant par l'intérieur des montagnes jusqu'à la route du centre, qu'on jugeait plus sûre.

Cependant, les campieri furent attaqués aux environs de Sperlinga par quelques bandits qui avaient déjà appris l'arrestation des deux Piccinino; mais, au moment où les prisonniers allaient être délivrés, un renfort imprévu vint à l'aide des campieri, et mit les bandits en fuite. Ce fut pendant cette action que le Piccinino eut l'adresse de faire tomber à quelque distance un papier roulé autour d'un caillou qu'il tenait prêt pour la première occasion. Malacarne, qu'il avait reconnu parmi ses libérateurs, était un homme actif, intelligent et dévoué, un ancien brave de son père et un fidèle ami de Fra-Angelo. Le billet fut ramassé et porté à son adresse avec des renseignements précieux.

Dans la crainte bien fondée, comme l'on voit, d'une attaque dans les monts Nébrodes, pour la délivrance du Piccinino, les autorités de Céfalù avaient essayé de cacher l'importance de cette capture, et l'escorte des prisonniers ne s'en était pas vantée en partant. Mais ces mêmes autorités avaient dépêché un exprès à Catane pour demander qu'on envoyât un détachement de soldats suisses au-devant de l'escorte jusqu'à Sperlinga, où l'on s'arrêterait pour les attendre. Les bandits de la montagne, qui étaient aux aguets, avaient assassiné le courrier; et, s'étant assurés, par l'examen de ses dépêches, que le prisonnier était bien leur chef, ils avaient essayé, comme on l'a vu, de l'arracher des mains de l'escorte.

Le mauvais succès de cette tentative ne les avait pas rebutés. Carmelo était l'âme de leur destinée. Sa direction intelligente, son activité, l'esprit de justice tantôt sauvage, tantôt chevaleresque qui présidait à ses décisions envers eux, et un prestige énorme attaché à son nom et à sa personne, le leur rendaient aussi sacré que nécessaire. C'était l'avis unanime parmi eux, et parmi un grand nombre de montagnards, qui, sans le connaître, et sans le servir immédiatement, se trouvaient fort bien d'un échange de services avec lui et les siens, que le Piccinino mort, la profession de bandit n'était plus soutenable, et qu'il ne restait plus aux héros d'aventures qu'à se faire mendiants.

Malacarne rassembla donc quelques-uns de ses compagnons près de Sperlinga, et fit parvenir aux deux Piccinino l'avis qu'ils eussent à se faire bien malades, afin de rester là le plus possible, ce qui n'était pas difficile, car Verbum-Caro était dangereusement blessé, et, dans les efforts désespérés qu'il avait faits pour rompre ses liens, au moment de l'engagement dans la montagne, il avait rouvert sa plaie et perdu encore tant de sang, qu'il avait fallu le porter jusqu'à Sperlinga. En outre, les campieri savaient qu'il était de la plus grande importance de l'amener vivant, afin qu'on pût tenter de lui arracher des révélations sur le meurtre de Ninfo et l'existence de sa bande.

Aussitôt que Malacarne eut pris ses dispositions, il dit à ses compagnons, qui n'étaient encore qu'au nombre de huit, de se tenir prêts, et, montant sur le cheval du courrier assassiné, après l'avoir rasé de manière à le rendre méconnaissable, il traversa le pays en ligne droite, jusqu'à Bel-Passo, avertissant sur son passage tous ceux sur lesquels il pouvait compter, de s'armer également et de l'attendre au retour. Secondé par Fra-Angelo, il passa six heures sur l'Etna à rassembler d'autres bandits, et, enfin, la seconde nuit après l'arrivée des prisonniers à Sperlinga, une vingtaine d'hommes résolus et exercés à ces sortes de coups de main, se trouvaient en marche vers la forteresse ou cantonnés au pied du rocher sur lequel elle est assise.

Fra-Angelo, le jeune prince de Castro-Reale et le fidèle Magnani venaient, en outre, pour diriger l'expédition, le premier en qualité de chef, car il connaissait le pays et la localité mieux que personne, ayant déjà enlevé cette bicoque en de meilleurs jours avec le Destatore; les deux autres en qualité de lieutenants, jeunes seigneurs du bon parti, forcés de garder l'anonyme, mais riches et puissants. Ainsi parlait Fra-Angelo, qui savait bien qu'il faut à la fois du positif et de la poésie pour stimuler des hommes qui combattent contre les lois.

Quand Fra-Angelo et ses amis quittèrent leurs montures pour s'enfoncer dans les âpres rochers de Sperlinga, ils purent compter leurs hommes, et ils apprirent qu'une vingtaine de paysans se tenaient épars à peu de distance, auxiliaires prudents qui les seconderaient aussitôt qu'ils verraient la chance se montrer favorable; hommes vindicatifs et sanguinaires, d'ailleurs, qui avaient bien des souffrances à faire expier à l'ennemi, et qui savaient faire prompte et terrible justice quand il n'y avait pas trop de danger à courir.

Néanmoins, une partie de la bande commençait à se démoraliser lorsque le moine arriva. Le lieutenant des campieri, qui gardait les prisonniers, avait envoyé demander dans la journée, à Castro-Giovanni, un nouveau renfort, qui devait arriver avec le jour. Cet officier s'inquiétait de ne pas voir arriver les Suisses, qu'il attendait avec impatience. L'esprit de la population ne le rassurait point. Peut-être s'était-il aperçu de quelque mouvement des bandits dans la montagne et de leurs accointances avec certaines gens de la ville. Enfin, il avait peur, ce que le moine regardait comme un gage de la victoire, et il avait donné l'ordre du départ pour le jour même, aimant mieux voir, disait-il, un misérable comme le Piccinino rendre son âme au diable sur le grand chemin, que d'exposer de braves soldats à être égorgés dans une forteresse sans porte et sans murailles.

Peut-être cet officier savait-il assez de latin pour avoir lu, sur la porte de l'antique château normand où il était retranché, la fameuse devise que les Français touristes y vont contempler avec amour et reconnaissance: Quod Sicilis placuit, Sperlinga sola negavit. On sait que Sperlinga fut la seule place qui refusa de livrer les Angevins au temps des Vêpres-Siciliennes. Permis à nos compatriotes de lui en savoir gré; mais il est certain que Sperlinga n'avait pas fait alors acte de patriotisme[8]; et que si l'officier des campieri regardait le gouvernement actuel comme le vœu de la Sicile, il devait voir, dans le negavit de Sperlinga, une éternelle menace qui pouvait lui causer une terreur superstitieuse.

On attendait donc le renfort de Castro-Giovanni à tout instant. Les assiégeants allaient se trouver entre deux feux. L'imagination de quelques-uns rêvait aussi l'arrivée des Suisses, et le soldat suisse est la terreur des Siciliens. Aguerris et implacables, ces enfants de l'Helvétie, dont le service mercenaire auprès des gouvernements absolus est une honte pour leur république, frappent sans discernement sur tout ce qu'ils rencontrent, et le campiere qui hésiterait à se montrer moins brave et moins féroce qu'eux tombe le premier sous leurs balles.

Il y avait donc peur de part et d'autre; mais Fra-Angelo triompha de l'hésitation des bandits avec quelques paroles d'une sauvage éloquence et d'une hardiesse sans égale. Après avoir adressé de véhéments reproches à ceux qui parlaient d'attendre, il déclara qu'il irait seul, avec ses deux princes, se faire tuer sous les murs du fort, afin qu'on pût dire dans toute la Sicile: «Deux patriciens et un moine ont seuls travaillé à la délivrance du Piccinino. Les enfants de la montagne ont vu cela et n'ont pas bougé. La tyrannie triomphe, le peuple de Sicile est devenu lâche.»

Malacarne le seconda en déclarant qu'il irait aussi se faire tuer. «Et alors, leur dit-il, cherchez un chef et devenez ce que vous voudrez.» On n'hésita plus, et, pour ces hommes-là, il n'y a pas de milieu entre un découragement absolu et une rage effrénée. Fra-Angelo ne les eut pas plus tôt vus se mettre en mouvement, qu'il s'écria: «Le Piccinino est sauvé!» Michel s'étonna qu'il put prendre tant de confiance en des courages tout à l'heure si chancelants; mais il vit bientôt que le capucin les connaissait mieux que lui.

LI.

CATASTROPHE.

La forteresse de Sperlinga, réputée jadis imprenable, n'était plus dès lors qu'une ruine majestueuse, mais hors de défense. La ville, ou plutôt le hameau situé au-dessous, n'était plus habité que par une chétive population rongée par la fièvre et la misère. Tout cela était porté par un rocher de grès blanchâtre, et les ouvrages élevés de la forteresse étaient creusés dans le roc même.

Les assiégeants gravirent le rocher du côté opposé à la ville. Il semblait inaccessible; mais les bandits étaient trop exercés à ce genre d'assaut pour ne pas arriver rapidement sous les murs du fort. La moitié d'entre eux, commandée par Malacarne, gravit plus haut encore pour se poster dans un bastion abandonné perché à la dernière crête du pic. Ce bastion crénelé offrait une position sûre pour tirer presque perpendiculairement sur le château. Il fut convenu que Fra-Angelo et les siens se placeraient aux abords de la forteresse, qui n'était fermée que par une grande porte vermoulue, disjointe, mais peu nécessaire à enfoncer, cette opération pouvant prendre assez de temps pour donner à la garnison celui d'organiser la résistance. Malacarne devait faire tirer sur le château un certain nombre de coups de carabine, pendant que Fra-Angelo se tiendrait prêt à tomber sur ceux qui sortiraient. Puis il ferait semblant de fuir, et, pendant qu'on le poursuivrait, Malacarne descendrait pour prendre l'ennemi en queue et le placer entre deux feux.

La petite garnison, temporairement installée dans le château, se composait de trente hommes, nombre plus considérable qu'on ne s'y attendait, le renfort de Castro-Giovanni étant arrivé furtivement à l'entrée de la nuit, sans que les bandits, occupés à faire leurs préparatifs, et soigneux de se tenir cachés, les eussent vus monter par le chemin ou plutôt par l'escalier du village. La partie de l'escorte qui avait veillé la nuit précédente dormait enveloppée dans les manteaux, sur le pavé des grandes salles délabrées. Les nouveaux arrivés avaient allumé un énorme feu de branches de sapin dans la cour, et jouaient à la mora pour se tenir éveillés.

Les prisonniers occupaient la grande tour carrée: Verbum-Caro, épuisé et pantelant, étendu sur une botte de joncs; le Piccinino, triste, mais calme, assis sur un banc de pierre, veillant mieux que ses gardiens. Déjà il avait entendu, dans le ravin, siffler un petit oiseau, et il avait reconnu, dans ce chant, inexact a dessein, le signal de Malacarne. Il travaillait patiemment à user, contre une pierre saillante, la corde qui lui liait les mains.

L'officier des campieri se tenait dans une salle voisine, assis sur l'unique chaise, et les coudes appuyés sur l'unique table qui fussent dans le château, et qu'encore il avait fallu aller chercher dans le village par voie de réquisition. C'était un jeune homme grossier, énergique, habitué à entretenir son humeur irascible par l'excitation du vin et du cigare, et à combattre peut-être en lui-même un reste d'amour pour son pays et de haine contre les Suisses. Il n'avait pas fait une heure de sieste depuis que le Piccinino était confié à sa garde, aussi tombait-il littéralement sous les assauts du sommeil. Son cigare allumé dans sa main lui brûlait de temps en temps le bout des doigts. Il s'éveillait en sursaut, prenait une bouffée de tabac, regardait par une grande crevasse située vis-à-vis de lui si l'horizon commençait à blanchir, et, sentant les atteintes du froid piquant qui régnait sur ce pic isolé, il frissonnait, serrait son manteau autour de lui, envoyant une malédiction au faux Piccinino qui râlait dans la salle voisine, et laissait bientôt retomber sa tête sur la table.

Une sentinelle veillait à chaque extrémité du château; mais, soit la fatigue, soit l'incurie qui s'empare de l'esprit le plus inquiet lorsque le danger touche à sa fin, l'approche silencieuse et agile des bandits n'avait pas été signalée. Une troisième sentinelle veillait sur le bastion isolé dont Malacarne allait s'emparer, et cette circonstance faillit faire manquer tout le plan d'attaque.

En enjambant une brèche, Malacarne vit cet homme assis sous ses pieds, presque entre ses jambes. Il n'avait pas prévu cet obstacle; il n'avait pas son poignard, mais son pistolet dans la main. Un coup de stylet donné à propos tranche la vie de l'homme sans lui donner le temps de crier. Le coup de pistolet est moins sûr, et, d'ailleurs, Malacarne ne voulait pas tirer avant que tous ses compagnons fussent postés de manière à engager un feu meurtrier sur le fort. Cependant, la sentinelle allait donner l'alarme, lors même que le bandit ferait un mouvement en arrière, car ses pieds étaient mal assurés, et, les pierres, dépourvues de ciment, commençaient à crouler autour de lui. Le campiere ne dormait pas. Il était transi de froid et avait abrité sa tête sous son manteau pour se préserver du vent aigu qui l'engourdissait.

Mais si cette précaution atténuait le bruit de la rafale et l'aidait à mieux saisir les bruits éloignés, elle l'empêchait d'entendre ceux qui se faisaient à ses côtés, et le capuchon rabattu sur ses yeux le rendait aveugle depuis un quart d'heure. C'était pourtant un bon soldat, incapable de s'endormir à son poste. Mais il n'est rien de si difficile que de savoir bien veiller. Il faut pour cela une intelligence active, et celle du campiere était vide de toute pensée. Il croyait observer parce qu'il ne ronflait pas. Cependant il ne fallait qu'un grain de sable roulant à ses pieds pour qu'il tirât son fusil. Il avait la main sur la détente.

Par une inspiration désespérée, Malacarne jeta ses deux mains de fer autour de la gorge du malheureux gardien, roula avec lui dans l'intérieur du bastion et le tint ainsi étouffé jusqu'à ce qu'un de ses compagnons vint le poignarder entre ses bras.

Aussitôt après, ils se postèrent derrière les créneaux, de manière à ne pas craindre la riposte du fort; le feu qui brillait dans la cour leur permit de voir les campieri occupés à jouer sans méfiance, et ils prirent tout le temps de viser. Les armes furent rechargées précipitamment pendant que les assiégeants cherchaient les leurs; mais, avant qu'ils eussent songé à s'en servir, avant qu'ils eussent compris de quel côté ils étaient attaqués, une seconde décharge tomba sur eux d'aplomb et en blessa grièvement plusieurs. Deux ne se relevèrent point, un troisième tomba la figure en avant dans le feu, et y périt faute d'aide pour s'en retirer.

L'officier avait vu, de la tour, d'où partait cette attaque. Il accourait, rugissant, exaspéré. Il n'arriva pas à temps pour empêcher ses hommes d'envoyer aux murailles une décharge inutile. «Anes stupides, s'écria-t-il, vous usez vos munitions à tirer au hasard! Vous perdez la tête! Sortez, sortez! c'est dehors qu'il faut se battre!»

Mais il s'aperçut que lui-même avait perdu la tête, car il avait laissé son sabre sur la table où il s'était endormi. Six marches seulement le séparaient de cette salle. Il les franchit d'un seul bond car il savait bien qu'au bout d'un instant il lui faudrait combattre à l'arme blanche.

Mais, pendant la fusillade, le Piccinino avait réussi à défaire ses liens, et il avait profité du bruit pour enfoncer la porte mal assujettie de sa prison. Il avait sauté sur le sabre du lieutenant et renversé la torche de résine qui était fichée dans sa table. Lorsque l'officier rentra et chercha son arme à tâtons, il reçut en travers du visage une horrible blessure et tomba à la renverse. Carmelo s'élança sur lui et l'acheva. Puis il alla couper les liens de Verbum-Caro et lui mit dans les mains la gourde du lieutenant, en lui disant: «Fais ce que tu peux!»

Le faux Piccinino oublia en un clin d'œil ses souffrances et son état de faiblesse. Il se traîna sur ses genoux jusqu'à la porte, et là il réussit à se lever et à se tenir debout. Mais le vrai Piccinino, voyant qu'il ne pouvait marcher qu'en se tenant aux murs, lui jeta sur le corps le manteau de l'officier, le coiffa du chapeau d'uniforme, et lui dit de sortir sans se presser. Quant à lui, il descendit dans la cour abandonnée, arracha le manteau d'un des campieri qui venait d'être tué, se déguisa comme il put, et, fidèle à son compagnon, il vint le prendre par le bras pour l'emmener vers la porte du fort.

Tout le monde était sorti, sauf deux hommes qui devaient empêcher les prisonniers de profiter de la confusion pour s'évader, et qui revenaient prendre la garde de la tour. Le feu s'éteignait dans le préau et ne jetait plus qu'une lueur livide. «Le lieutenant blessé!» cria l'un d'eux en voyant Verbum-Caro soutenu par Carmelo, travesti lui-même. Verbum-Caro ne répondit point; mais, d'un geste, il leur enjoignit d'aller garder la tour. Puis il sortit le plus vite qu'il put avec son chef, qu'il suppliait de fuir sans lui, mais qui ne voulait à aucun prix l'abandonner.

Si c'était générosité chez le Piccinino, c'était sagesse aussi; car, en donnant de telles preuves d'affection à ses hommes, il s'assurait à jamais leur fidélité. Le faux Piccinino pouvait être repris dans un instant, mais s'il l'eût été, aucune torture ne lui eût fait avouer que son compagnon était le vrai Piccinino.

Déjà l'on se battait sur l'étroite plate-forme qui s'avançait devant le château, et les bandits commandés par Fra-Angelo feignaient de lâcher pied. Mais les campieri, privés de leur chef, agissaient sans ensemble et sans ordre. Lorsque la bande de Malacarne, descendant du bastion comme la foudre, vint s'emparer de la porte et leur montrer la retraite impossible, ils se sentirent perdus et s'arrêtèrent comme frappés de stupeur. En ce moment, Fra-Angelo, Michel, Magnani et leurs hommes, se retournèrent et les serrèrent de si près que leur position parut désespérée. Alors, les campieri, sachant que les brigands ne faisaient point de quartier, se battirent avec rage. Resserrés entre deux pans de muraille, ils avaient l'avantage de la position sur les bandits, qui étaient forcés d'éviter le précipice découvert. D'ailleurs, la bande de Malacarne venait d'être frappée de consternation.

A la vue des deux Piccinino, qui franchissaient la herse, et trompés par leur déguisement, les bandits avaient tiré sur eux. Verbum-Caro n'avait pas été touché; mais Carmelo, atteint par une balle à l'épaule, venait de tomber.

Malacarne s'était élancé sur lui pour l'achever, mais en reconnaissant son chef, il avait rugi de douleur, et ses hommes rassemblés autour de lui ne songeaient plus à se battre.

Pendant quelques instants, Fra-Angelo et Michel, qui combattaient au premier rang, faisant tête aux campieri, furent gravement exposés. Magnani s'avançait plus qu'eux encore; il voulait parer tous les coups qui cherchaient la poitrine de Michel, car on n'avait plus le temps de recharger les armes, on se battait au sabre et au couteau, et le généreux Magnani voulait faire un rempart de son corps au fils d'Agathe.

Tout à coup, Michel, qui le repoussait sans cesse, en le suppliant de ne songer qu'à lui-même, ne le vit plus à ses côtés. Michel attaquait avec fureur. Le premier dégoût du carnage s'étant dissipé, il s'était senti la proie d'une étrange et terrible exaltation nerveuse. Il n'était pas blessé; Fra-Angelo, qui avait une foi superstitieuse dans la destinée du jeune prince, lui avait prédit qu'il ne le serait pas; mais il eût pu l'être vingt fois qu'il ne l'eût pas senti, tant sa vie s'était concentrée dans le cerveau. Il était comme enivré par le danger, et comme enthousiasmé par la lutte. C'était une jouissance affreuse, mais violente; le sang de Castro-Reale s'éveillait et commençait à embraser les veines du lionceau. Quand la victoire se déclara pour les siens, et qu'ils purent rejoindre Malacarne en marchant sur des cadavres, Michel trouva que le combat avait été trop court et trop facile. Et cependant il avait été si sérieux, que presque tous les vainqueurs y avaient reçu quelque blessure. Les campieri avaient vendu chèrement leur vie, et si Malacarne n'eût retrouvé son énergie en voyant que le Piccinino se ranimait et se sentait assez de force pour se battre, la bande de Fra-Angelo eût pu être culbutée dans l'affreux ravin où elle se trouvait engagée.

L'aube grise et terne commençait à blanchir les cimes brumeuses qui fermaient l'horizon, lorsque les assiégeants rentrèrent dans la forteresse conquise. On devait la traverser pour se retirer, à couvert des regards des habitants de la ville, qui étaient sortis de leurs maisons et montaient timidement l'escalier de leur rue pour voir l'issue du combat. C'est à peine si cette population inquiète pouvait distinguer la masse agitée des combattants, éclairée seulement par les rapides éclairs des armes à feu. Quand on se battit corps à corps, les pâles citadins de Sperlinga restèrent glacés de terreur, en entendant les cris et les imprécations de cette lutte incompréhensible. Ils n'avaient aucune envie de secourir la garnison, et la plupart faisaient des vœux pour les bandits. Mais la peur des représailles les empêchait de venir à leur secours. Au lever de l'aube, on les aperçut presque nus, groupés sur des pointes de rocher comme des ombres frissonnantes, et s'agitant faiblement pour venir au secours du vainqueur.

Fra-Angelo et le Piccinino se gardèrent bien de les attendre. Ils entrèrent dans la forteresse précipitamment, chaque bandit y traînant un cadavre pour lui donner le coup de sécurité. Ils relevaient leurs blessés et défiguraient ceux d'entre eux qui étaient morts. Mais cette scène hideuse, pour laquelle Verbum-Caro retrouvait des forces, causa un dégoût mortel au Piccinino. Il donna des ordres à la hâte pour qu'on se dispersât et pour que chacun regagnât ses pénates ou son asile au plus vite. Puis il prit le bras de Fra-Angelo, et, confiant Verbum-Caro aux soins de Malacarne et de sa bande, il voulut entraîner le moine dans sa fuite.

Mais Fra-Angelo, en proie à une anxiété affreuse, cherchait Michel et Magnani, et sans dire leurs noms à personne, il allait demandant les deux jeunes moines qui l'avaient accompagné. Il ne voulait point partir sans les avoir retrouvés, et son obstination désespérée menaçait de lui devenir funeste.

Enfin le Piccinino aperçut deux frocs tout au fond du ravin.

«Voici tes compagnons, dit-il au moine, en l'entraînant. Ils ont pris les devants: et je conçois qu'ils aient fui le spectacle affreux de cette victoire: mais leur sensibilité ne les empêche pas d'être deux braves. Quels sont donc ces jeunes gens? Je les ai vus se battre comme deux lions; ils ont l'habit de ton ordre. Mais je ne puis concevoir comment ces deux héros ont vécu dans ton cloître sans que je les connusse.»

Fra-Angelo ne répondit point; ses yeux voilés de sang cherchaient à distinguer les deux moines. Il reconnaissait bien les costumes qu'il avait donnés à Michel et à son ami; mais il ne comprenait pas leur inaction, et l'indifférence qui semblait les isoler du reste de la scène. L'un lui paraissait assis, l'autre à genoux près de lui. Fra-Angelo descendit le ravin avec tant d'ardeur et de préoccupation qu'il faillit plusieurs fois rouler dans l'abîme.

Le Piccinino, douloureusement blessé, mais plein de volonté et de stoïcisme, le suivit, sans s'occuper de lui-même, et bientôt ils se trouvèrent au fond du précipice, dans un lieu abrité de tous côtés et horriblement désert, avec un torrent sous les pieds. Forcés de tourner plusieurs roches perpendiculaires, ils avaient perdu de vue les deux moines, et l'obscurité qui régnait encore au fond de cette gorge leur permettait à peine de se diriger.

Ils n'osaient appeler; enfin ils aperçurent ceux qu'ils cherchaient. L'un était assis, en effet, soutenu dans les bras de l'autre. Fra-Angelo s'élança, et abattit le premier capuchon que sa main rencontra. Il vit la belle figure de Magnani, couverte des ombres de la mort; son sang ruisselait par terre: Michel en était inondé et se sentait défaillir, quoiqu'il n'eût pas d'autre mal qu'une immense et insupportable douleur de ne pouvoir soulager son ami et de le voir expirer dans ses bras.

Fra-Angelo voulut essayer de secourir le noble artisan; mais Magnani retint doucement la main qu'il voulait porter sur sa blessure. «Laissez-moi mourir en paix, mon père, dit-il d'une voix si faible que le moine était obligé de mettre son oreille contre la bouche du moribond pour l'entendre. Je suis heureux de pouvoir vous dire adieu. Vous direz à la mère et à la sœur de Michel que je suis mort pour le défendre; mais que Michel ne le sache pas! Il aura soin de ma famille, et vous la consolerez... Nous avons la victoire n'est-ce pas? dit-il en s'adressant au Piccinino, qu'il regarda d'un œil éteint sans le reconnaître.

«O Mila! s'écria involontairement le Piccinino, tu aurais été la femme d'un brave!

—Où es-tu, Michel? je ne le vois plus, dit Magnani en cherchant son ami avec ses mains défaillantes. Nous sommes en sûreté ici, n'est-ce pas? aux portes de Catane, sans doute?... Tu vas embrasser ta mère? Ah! oui! J'entends le murmure de la naïade, ce bruit me rafraîchit; l'eau pénètre dans ma blessure, bien froide... mais bien salutaire.

—Ranime-toi pour voir ma sœur et ma mère! s'écria Michel. Ah! tu vivras, nous ne nous quitterons jamais!

—Hélas! je connais ce sourire, dit le Piccinino à voix basse, en examinant les lèvres bleues de Magnani qui se contractaient; ne le laissez plus parler.

—Mais je suis bien! dit Magnani d'une voix forte en étendant les bras. Je ne me sens point malade. Parlons, mes amis!»

Il se leva par un mouvement convulsif, resta un instant debout et vacillant; puis il retomba mort sur le sable que mouillait l'écume du ruisseau.

Michel resta atterré. Fra-Angelo ne perdit pas sa présence d'esprit, bien que sa poitrine, oppressée par de rudes sanglots, exhalât des rugissements rauques et déchirants. Il souleva une énorme pierre qui fermait l'entrée d'une des mille grottes creusées jadis dans le grès, pour en tirer les matériaux de la forteresse. Il entoura soigneusement le corps de Magnani des plis du froc qui le couvrait, et, l'ayant ainsi enseveli provisoirement, il referma la grotte avec la pierre.

Ensuite il prit le bras de Michel et l'emmena avec le Piccinino à quelque cent pas de là, dans une grotte plus vaste qui servait d'habitation à une misérable famille. Michel eût pu reconnaître, dans l'homme qui vint les rejoindre peu d'instants après, un des paysans alliés de la bande; mais Michel ne comprenait rien et ne reconnaissait personne.

Le paysan aida le moine à panser la blessure du Piccinino, qui était profonde et qui commençait à le faire souffrir, au point qu'il avait besoin de toute sa volonté pour cacher ses angoisses.

Fra-Angelo était meilleur chirurgien que la plupart de ceux de son pays qui en portaient le diplôme. Il fit subir au Piccinino une cruelle mais rapide opération, pour extraire la balle. Le patient ne proféra pas une plainte, et Michel ne retrouva la notion de la réalité qu'en le voyant pâlir et grincer les dents:

«Mon frère, dit-il en prenant sa main crispée, allez vous donc mourir aussi?

—Plût au ciel que je fusse mort à la place de ton ami! répondit Carmelo avec une sort de cruauté envers lui-même. Je ne souffrirais plus, et je serais pleuré. Au lieu que je souffrirai toute ma vie, et ne serai regretté de personne!

—Ami, dit le moine en jetant la balle par terre, est-ce ainsi que tu reconnais le dévouement de ton frère?

—Mon frère, répéta le Piccinino en portant la main de Michel à ses lèvres, tu ne l'as pas fait par affection pour moi, je le sais; tu l'as fait pour ton honneur. Eh bien! tu es vengé de ma haine; car tu conserves la tienne, et moi, je suis condamné à t'aimer!»

Deux larmes coulèrent sur la joue livide du bandit. Était-ce un mouvement de sensibilité véritable, ou la réaction nerveuse qui succède à la tension violente de la douleur physique? Il y avait sans doute de l'un et de l'autre.

Le paysan proposa un remède étrange que Fra-Angelo accepta avec un grand empressement. C'était une vase bitumineuse que l'on trouvait au fond d'une source voisine, sous une eau saumâtre chargée de soufre. Les gens du pays la recueillent et la conservent dans des pots de grès pour en faire des emplâtres, c'est leur panacée. Fra-Angelo en fit un appareil qu'il posa sur la blessure du bandit. Puis, l'ayant lavé et couvert de quelques hardes qu'on acheta sur l'heure au paysan, ayant aussi lavé Michel et lui-même du sang dont ils avaient été couverts dans le combat, il fit avaler quelques gorgées de vin à ses compagnons, plaça Carmelo sur le mulet de leur hôte, donna à ce dernier une bonne somme en or, pour lui montrer qu'il y avait de l'avantage à servir la bonne cause, et le quitta en lui faisant jurer qu'il irait chercher, la nuit suivante, le corps de Magnani pour lui donner la sépulture avec autant de respect que s'il eût été son propre fils!

«Mon propre fils! dit le paysan d'une voix sourde: celui que les Suisses m'ont tué l'année dernière?»

Cette parole donna à Michel plus de confiance en cet homme que tout ce qu'il eût pu promettre et jurer. Il le regarda pour la première fois, et remarqua une singulière énergie et une exaltation fanatique sur cette figure terne et creuse. C'était plus qu'un bandit, c'était un loup cervier, un vautour, toujours prêt à tomber sur une proie ensanglantée pour la déchirer et assouvir sa rage dans ses entrailles. On voyait qu'il n'aurait pas assez de toute sa vie pour venger la mort de son fils. Il ne proposa point à ses hôtes de les guider dans leur fuite. Il lui tardait d'avoir rempli ses devoirs envers eux, afin d'aller voir dans le château si quelque campiere respirait encore, et d'insulter à son agonie.

LII.

CONCLUSION.

Les trois fugitifs mirent pour retourner à Catane le double du temps qui leur avait suffi pour venir à Sperlinga. Le Piccinino ne pouvait marcher longtemps sans tomber accablé par la fièvre sur le cou de son mulet. On faisait halte dans quelque grotte ou dans quelque ruine abandonnée, et le moine était forcé de lui faire boire du vin pour soutenir ses forces, bien qu'il reconnût que cela augmentait la fièvre.

Il fallait suivre des chemins escarpés et pénibles, ou plutôt éviter toute espèce de chemin, pour ne point s'exposer à des rencontres fâcheuses. Fra-Angelo comptait trouver, à mi-chemin de Catane, une famille de pauvres gens sur lesquels il pouvait compter comme sur lui-même, pour recueillir et soigner son malade; mais il ne trouva qu'une maison déserte et déjà à demi écroulée. La misère avait chassé ces infortunés de leur asile. Ils ne pouvaient payer l'impôt dont cette chaumière était frappé. Peut-être étaient-ils en prison.

C'était un grave désappointement pour le moine et pour son compagnon. Ils s'étaient éloignés à dessein du pays exploité par les bandits, parce que, vers le midi, l'absence de danger rendait la police moins active. Mais en voyant désert le seul asile sur lequel ils avaient pu compter dans cette partie des montagnes, ils furent réellement alarmés. Le Piccinino pressa en vain le moine et Michel de l'abandonner à sa destinée, prétendant que, dès qu'il se verrait seul, la nécessité lui donnerait peut-être des forces surnaturelles; ils s'y refusèrent, comme on peut croire, et, après avoir examiné tous les moyens, ils s'arrêtèrent au plus prompt et au plus sûr, quoiqu'il parût être le plus audacieux: c'était de conduire Carmelo dans le palais Palmarosa, et de l'y tenir caché jusqu'à ce qu'il fût en état de fuir. La princesse n'avait qu'à faire la moindre démarche de déférence auprès de certaines gens, pour écarter tout soupçon de sa conduite; et dans une pareille circonstance, lorsque Michel lui-même pouvait être soupçonné d'avoir aidé à la délivrance du Piccinino, elle n'hésiterait point à tromper le parti de la cour sur ses sentiments politiques.

Cette idée du moine eût répugné à Michel quelques jours auparavant: mais chaque événement le rendait plus Sicilien, en lui faisant mieux comprendre la nécessité de la ruse. Il y acquiesça donc, et on n'eut plus à s'occuper que de faire entrer le blessé dans le palais, sans que personne l'aperçût. C'était le seul point important, car la retraite où vivait Agathe, son domestique peu nombreux et aveuglément dévoué, la fidélité et la discrétion de sa camériste Nunziata, qui, seule, pénétrait dans certaines pièces du casino, mille détails de l'existence habituellement mystérieuse de la princesse, rendaient cette retraite aussi sûre que possible. D'ailleurs, on aurait à deux pas le palais de la Serra pour y transporter le blessé, au cas où le palais Palmarosa ne pourrait plus offrir de sécurité. Il fut décidé que Michel prendrait les devants, et s'introduirait, à l'entrée de la nuit, chez sa mère; qu'il l'avertirait de l'arrivée du blessé, et l'aiderait à disposer tout pour le recevoir et le faire entrer secrètement quelques heures plus tard.

Agathe était dans un état d'anxiété impossible à décrire, lorsque Nunziata l'avertit que quelqu'un l'attendait dans son oratoire. Elle y courut, et, au premier aspect d'une robe de moine, elle faillit s'évanouir, croyant qu'un des frères de Bel-Passo venait lui apporter quelque nouvelle funeste. Mais, quelque bien déguisé que fût Michel, l'œil maternel ne fut pas longtemps incertain, et elle l'étreignit dans ses bras en fondant en larmes.

Michel lui cacha les dangers qu'il avait courus; elle les pressentirait assez tôt, lorsque la délivrance du Piccinino deviendrait la nouvelle du pays. Il lui dit seulement qu'il avait été chercher son frère dans une retraite sauvage, où il était mourant et privé de secours, qu'il le lui amenait pour le confier à ses soins et qu'il fallait préparer son nouvel asile.

Au milieu de la nuit, le blessé arriva sans encombre; mais il ne gravit point l'escalier de laves avec la même fierté d'allure que la dernière fois. Ses forces déclinaient de plus en plus. Fra-Angelo fut forcé de le porter jusqu'en haut. Il reconnut à peine Agathe, et pendant quelques jours il fut entre la vie et la mort.

L'inquiétude de Mila fut d'abord calmée lorsqu'elle apprit de Michel que Magnani était allé à Palerme pour lui rendre service. Mais il se passa bien des jours, et Magnani ne revenant pas, la famille s'étonna et s'alarma, Michel prétendait avoir reçu de ses nouvelles. Il était parti pour Rome, toujours pour lui rendre service, et, plus tard, on prétendit que l'affaire importante et secrète dont la famille Palmarosa l'avait chargé le conduisait à Milan, à Venise, à Vienne. Que sais-je? On le fit voyager pendant des années, et, pour calmer l'inquiétude et la douleur des parents, on leur lut, à eux qui ne savaient pas lire, des fragments de prétendues lettres; on leur remit beaucoup d'argent qu'il était censé leur faire passer.

La famille Magnani fut riche et émerveillée de la fortune du pauvre Antonio. Elle vécut de mélancolie et d'espérance; sa vieille mère mourut, s'affligeant de ne l'avoir pas embrassé, mais chargeant Michel de lui envoyer sa bénédiction.

Quant à Mila, elle eût été plus difficile à tromper, si la princesse, résolue à lui épargner une plus grande douleur, ne lui en eût suggéré une dont elle pouvait mieux prendre son parti. Elle lui fit entendre peu à peu, et finit par lui déclarer que Magnani, partagé entre son ancienne passion et son nouvel amour, avait craint de ne pas la rendre heureuse, et qu'il était parti, résolu à attendre, pour reparaître, qu'il fût entièrement guéri du passé.

Mila trouva de la noblesse et de la sincérité dans ce procédé; mais elle se sentit piquée de n'avoir pas réussi toute seule à effacer le souvenir d'une passion si tenace. Elle travailla à se guérir, car on ne lui donnait pas pour certaine la guérison de son amant, et sa grande fierté vint à son secours. Chaque jour l'absence prolongée de Magnani la rendit plus forte et plus courageuse. Lorsqu'on parla du voyage de Rome, on lui fit entendre que Magnani ne surmontait point l'ancienne affection et renonçait à la nouvelle. Mila ne pleura point, elle pria sans amertume pour le bonheur d'un ingrat et reprit peu à peu la sérénité de son humeur.

Michel souffrit beaucoup, sans doute, de l'entendre accuser parfois cet absent, qui eût mérité un culte dans sa mémoire; mais il sacrifia tout au repos de sa chère sœur d'adoption. Il alla en secret, avec Fra-Angelo, voir la tombe de son ami. Le paysan qui l'avait enseveli les mena dans le cimetière d'un couvent voisin. De bons moines, patriotes comme ils le sont généralement en Sicile, l'y avaient porté durant la nuit, et avaient inscrit ces mots en latin sur une pierre qui lui servait de monument, parmi les roses blanches et les cytises en fleur:

«Ici repose un martyr inconnu.»

La convalescence du Piccinino fut plus longue qu'on ne s'y était attendu. La blessure guérit assez vite; mais une fièvre nerveuse d'un caractère assez grave le retint trois mois dans le boudoir d'Agathe, qui lui servait de chambre, et qui fut gardé avec un soin religieux.

Une révolution morale tendait à s'opérer chez ce jeune homme méfiant et entier. La sollicitude de Michel et de la princesse, la délicatesse de leurs consolations, ces mille douceurs de la bonté qu'il avait perdues avec sa mère et qu'il n'avait jamais espéré retrouver dans d'autres âmes, entamèrent peu à peu la sécheresse et l'orgueil dont il s'était cuirassé. Il avait toujours éprouvé un besoin ardent d'être aimé, bien qu'il ne fût pas capable lui-même de sentir l'affection avec autant de force et de persistance que la haine. Il fut d'abord comme blessé et humilié d'être forcé à la reconnaissance. Mais il arriva qu'un miracle du cœur d'Agathe en produisit un sur Michel, et que ce miracle s'accomplit à son tour sur Carmelo. Agathe, quoique froide en apparence et exclusive dans ses sentiments, avait le cœur si large et si généreux qu'elle arrivait à aimer ceux qu'elle plaignait. Il y eut encore bien des moments où les froides théories du Piccinino lui firent horreur; mais la pitié fut plus forte lorsqu'elle comprit combien ce parti pris de se raidir contre toutes choses le rendait malheureux. Dans ses souffrances physiques et dans ses exaltations nerveuses, le Piccinino, après avoir vanté et prouvé la sûreté de sa clairvoyance à l'endroit des affections humaines, déplorait cette triste faculté avec une amertume qui frappait Agathe.

Un soir, qu'elle parlait de lui avec Michel, et que celui-ci lui avouait ne ressentir aucune sympathie pour son frère: «Le devoir t'amène, lui dit-elle, à le soigner, à t'exposer pour lui, à le combler de services et d'égards. Eh bien! il faut aimer son devoir, et ce frère en est un bien terrible. Le devoir serait donc plus doux si tu pouvais l'aimer. Essaie, Michel, peut-être qu'alors ce cœur de marbre changera aussi, car il a des facultés de sibylle. Il sent peut-être que tu ne l'aimes point, et il reste froid. Tu n'auras pas eu plus tôt un élan sincère et tendre vers lui, même sans le lui témoigner, qu'il le devinera et t'aimera peut-être à son tour. Moi, je vais essayer pour te donner l'exemple. Je vais m'efforcer de me persuader qu'il est mon fils, un fils bien différent de toi, Michel, mais que ses défauts ne m'empêchent pas d'aimer.»

Agathe tint parole, et Michel voulut la seconder. Le Piccinino sentit de l'intérêt véritable pour son mal moral au milieu de tous ces soins vertueux prodigués à son mal physique; il s'attendrit peu à peu, et un jour il porta pour la première fois la main d'Agathe à ses lèvres, en lui disant:

«Vous êtes bonne comme ma mère. Oh! que ne suis-je votre fils! j'aimerais alors Michel, parce que les mêmes entrailles nous auraient portés. On n'est vraiment frères que par la femme. Elle seule peut nous faire comprendre ce qu'on appelle la voix du sang, le cri de la nature.»

Puis, un autre jour, il dit à Michel: «Je ne t'aime pas, parce que tu es le fils de mon père. Un homme qui a mêlé la pureté de son sang à celui de tant de femmes si diverses d'origine et de nature devait être une organisation mobile, compliquée, manquant d'unité: aussi ses fils diffèrent-ils entre eux comme le jour de la nuit. Si je venais à t'aimer, toi que j'estime et que j'admire, c'est parce que tu as une mère que j'aime et que je me persuade parfois être la mienne aussi.»

Quand le Piccinino fut en état de reprendre sa vie d'aventures, à laquelle il avait tant aspiré durant les langueurs de sa maladie, il fut tout à coup brisé à l'idée de rompre une vie qu'on lui avait faite si douce. Il voulut prendre un air dégagé, et refusa les offres d'un meilleur sort que lui faisaient Michel et Agathe; mais il était évident qu'il était dévoré d'effroi et de regrets.

«Mon cher enfant, lui dit le marquis, vous devez accepter les moyens de rendre plus vaste et plus efficace la mission à laquelle vous vous êtes voué. Nous n'avons jamais eu la pensée de vous faire rentrer d'une manière puérile et poltronne dans cette société que vous dédaignez, et pour laquelle vous n'êtes point fait. Mais, sans subir de contrainte, sans changer rien à vos principes de négation et d'indépendance, vous pouvez faire une alliance véritable, au-dessus des lois établies, avec la véritable humanité. Jusqu'à ce jour, vous vous êtes trompé, en vous efforçant de haïr les hommes. Ce sont leurs méchantes et fausses institutions contre lesquelles vous protestez. Au fond du cœur, vous aimez vos semblables, puisque vous souffrez de leur aversion et de votre isolement. Comprenez donc mieux votre fonction de justicier d'aventure. Jusqu'ici, votre imagination a usurpé ce titre, puisque vous ne l'avez fait servir qu'à des vengeances personnelles et à la satisfaction de vos instincts. Ce qui vous a manqué pour jouer un plus beau rôle et servir plus grandement notre pays, c'est un plus vaste théâtre et des ressources proportionnées à votre ambition. Votre frère vous offre ces ressources; il est prêt à partager ses revenus avec vous, et ce partage vous rendra puissant dans votre œuvre sans vous lier à la société par aucun point. Vous ne pourriez, en effet, devenir seigneur et propriétaire sans contracter des engagements avec les choses légales; mais, en puisant en secret dans l'amitié fraternelle la force qui vous est nécessaire, vous resterez étranger au monde où nous vivons, tout en devenant capable de travailler à en changer les vices. Vous pourrez sortir de cette île malheureuse où vos efforts sont trop concentrés pour avoir de l'effet; vous pourrez chercher ailleurs des compagnons et des adeptes, établir au loin des relations avec les ennemis du mal public, travailler pour la cause de l'esclavage universel, vous instruire des moyens qui peuvent le faire cesser, et revenir chez nous avec des lumières et des secours qui feront plus en un an que vos expéditions contre de malheureux campieri ne feraient dans toute votre vie. Vos facultés vous placent bien au-dessus de ce métier de bandit. Votre pénétration, votre sagacité, votre instruction étendue et variée, tout jusqu'au charme de votre visage et à la séduction de vos paroles, vous destine à être un homme d'action politique aussi prudent que téméraire, aussi habile que brave. Oui, vous êtes né conspirateur. Le hasard de la naissance vous a jeté dans cette voie, et votre organisation vous a rendu propre à y briller d'un grand éclat. Mais il y a de grandes conspirations, qui, lors même qu'elles avortent sur un point du globe, font marcher la cause de la liberté dans l'univers: et il y en a de petites qui finissent au bout d'une potence avec le héros inconnu qui les a ourdies. Que vous tombiez demain dans une embuscade, votre bande est dispersée, et le dernier soupir de l'indépendance nationale s'exhale de votre poitrine. Mais conspirez sous le soleil de l'humanité, au lieu de flibuster dans l'ombre de nos précipices, et un jour vous pourrez être le libérateur de nos frères, au lieu d'être la terreur de nos vieilles femmes.»

Ces paroles étaient à la fois dures et flatteuses pour l'amour-propre chatouilleux du Piccinino. Cette critique de sa vie passée le faisait souffrir; mais le jugement porté sur sa capacité future le rassurait. Il rougit, pâlit, rêva, comprit. Il était trop intelligent pour se défendre contre la vérité. Agathe et Michel prirent ses mains avec affection, et le supplièrent à genoux d'accepter la moitié d'une fortune qu'ils lui devaient tout entière. Des larmes de fierté, d'espérance, de joie, et peut-être aussi de reconnaissance, s'échappèrent de ses yeux ardents, et il accepta.

Il faut dire aussi qu'un autre miracle s'était fait à l'insu de tous dans le cœur de cet homme étrange. L'amour, le pur amour l'avait vaincu. Mila avait été sa garde-malade, et Mila avait enchaîné le tigre. Elle en était fière avec raison, et puis elle était très-fière naturellement. L'amour du capitaine Piccinino la relevait à ses propres yeux de la tache que Magnani avait faite à sa gloire en l'abandonnant. Elle était brave aussi. Elle se sentait née pour quelque chose de plus difficile et de plus brillant que de filer de la soie. Ses instincts d'héroïsme et de poésie s'arrangeaient fort bien d'une existence périlleuse et pleine d'émotions. Carmelo, qui avait regretté, à leur première entrevue, qu'elle ne fût pas un petit garçon dont, comme Lara, il pourrait faire son page, changea d'avis, en se disant que la beauté d'une femme et le cœur d'une héroïne ajoutaient singulièrement au charme du jeune compagnon qu'il rêvait.

Cependant il n'obtint pas Mila tout de suite. Elle se fit elle-même le gage et la récompense de la docilité avec laquelle il suivrait les conseils de la princesse et du marquis. Je crois que ce jour viendra bientôt, s'il n'est déjà venu... Mais ici finit le roman, qui pourrait encore durer longtemps si l'on voulait, car je persiste à dire qu'aucun roman ne peut finir.

FIN DE PICCININO.

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