Le Piccinino
—Je n'ai point cet honneur-là, dit le majordome un peu décontenancé; cependant, j'ai eu la satisfaction de m'assurer que je n'étais point issu d'une race vile: j'ai eu des ascendants mâles assez honorables dans le clergé et l'industrie.
—Je vous en fais mon compliment sincère, dit Michel avec ironie; quant à moi, je n'ai jamais songé à demander à mon père si nous avions eu des ascendants peintres d'enseignes, sacristains ou majordomes; j'avoue même que cela m'est parfaitement indifférent, et que je n'ai jamais eu qu'une préoccupation à cet égard, c'est de devoir mon illustration à moi-même et de me créer mes armoiries avec une palette et des pinceaux.
—A la bonne heure, répondit le marquis, c'est une noble ambition; tu voudrais être la souche d'une race illustre dans les arts, et acquérir ta noblesse au lieu de la laisser perdre, comme font tant de pauvres sires indignes d'un grand nom. Mais trouverais-tu mauvais d'avance que tes descendants fussent fiers de porter le tien?
—Oui, monsieur le marquis, je trouverais cela mauvais, si mes descendants étaient des ignorants et des sots.
—Mon ami, reprit le marquis avec un grand calme, je sais fort bien que la noblesse est dégénérée en tous pays, et je n'ai pas besoin de te dire qu'elle est d'autant moins pardonnable qu'elle avait plus d'illustration à porter et de grandeur à soutenir. Mais en sommes-nous à faire le procès à telle ou telle caste de la société, et avons-nous à nous occuper ici du plus ou moins de mérite des individus qui la composent? Ce qui pouvait être intéressant, et même utile pour nous tous, dans une discussion de ce genre, c'était l'examen de l'institution en elle-même. Veux-tu me dire tes idées, Michel, et si tu blâmes ou si tu approuves les distinctions établies entre les hommes?
—Je les approuve, dit Michel sans hésiter, car j'aspire moi-même à me distinguer; mais je désavoue tout principe d'hérédité dans ces distinctions.
—Tout principe d'hérédité? reprit le marquis. En tant que fortune et pouvoir, je le conçois. C'est une idée française, une idée hardie...; elles me plaisent, ces idées-là! Mais, en tant que gloire désintéressée, en tant que pur honneur..., veux-tu me permettre de te faire quelques questions, mon enfant?
«Supposons que Michel-Ange Lavoratori ici présent soit né il y a seulement deux ou trois cents ans. Supposons qu'il ait été l'émule de Raphaël ou de Titien, et qu'il ait laissé un nom digne de rivaliser avec ces noms magnifiques. Je suppose encore que ce palais où nous voici lui ait appartenu, et qu'il soit resté l'héritage de ses descendants. Supposons enfin que tu sois le dernier rejeton de cette famille et que tu ne cultives point l'art de la peinture. Tes inclinations t'ont poussé vers une autre profession, peut-être même n'as-tu aucune profession; car tu es riche, les nobles travaux de ton illustre aïeul t'ont constitué une fortune que ses descendants t'ont transmise fidèlement. Tu es ici chez toi, dans la galerie de peinture où tes ancêtres sont venus successivement prendre place. De plus, tu connais leur histoire à tous. Elle a été consignée dans des manuscrits qui se sont conservés et continués avec soin dans ta famille.
«J'entre ici, moi, enfant ramassé sur les marches d'un hospice, supposons cela encore. J'ignore le nom de mon père et jusqu'à celui de l'infortunée qui m'a donné le jour. Je ne tiens à rien sur la terre dans le passé, et, né d'hier, je contemple avec surprise cette succession d'aïeux qui te fait vivre depuis bientôt trois siècles. Je t'interroge avec stupeur, et même je me sens porté à te railler un peu de vivre ainsi avec les morts et par les morts, et je doute que cette postérité brillante ne se soit pas un peu détériorée en route.
«Tu me réponds en me montrant avec orgueil le chef de ta race, le célèbre Michel-Ange Lavoratori, qui, de rien, était devenu un grand homme, et dont le souvenir ne sera jamais perdu. Puis, tu m'apprends un fait dont je m'émerveille: c'est que les fils et les filles de ce Michel, pleins de vénération pour la mémoire de leur père, ont voulu être aussi des artistes. L'un a été musicien, l'autre graveur, un troisième peintre. S'ils n'ont pas reçu du ciel les mêmes dons que leur père, ils ont du moins conservé dans leur âme et transmis à leurs enfants le respect et l'amour de l'art. Ceux-ci, à leur tour, ont agi de même, et tous ces portraits, toutes ces devises, toutes ces biographies, que tu me montres et m'expliques, m'offrent le spectacle de plusieurs générations d'artistes jaloux de ne point déroger à leur profession héréditaire. Certes, parmi tous ces postulants à la gloire, quelques-uns seulement ont mérité grandement le nom qu'ils portaient. Le génie est une exception, et tu m'as bientôt montré le petit nombre d'artistes remarquables qui ont continué par eux-mêmes la gloire de ta race. Mais ce petit nombre a suffi pour retremper votre sang généreux et pour entretenir dans les idées des générations intermédiaires un certain feu, une certaine fierté, une certaine soif de grandeur qui pourra encore produire des sujets distingués.
«Pourtant, moi, bâtard, isolé dans l'abîme des temps (je continue mon apologue), contempteur naturel de toutes les illustrations de famille, je cherche à rabaisser ton orgueil. Je souris d'un air de triomphe quand tu m'avoues que tel ou tel aïeul, dont le portrait me frappe par son air candide, n'a jamais été qu'un pauvre génie, une cervelle étroite; que tel autre, dont je n'aime point le costume débraillé et la moustache hérissée, fut un mauvais sujet, un fou ou un fanatique; enfin, je te donne à entendre que tu es un artiste dégénéré, parce que tu n'as point hérité du feu sacré, et que tu t'es endormi dans un doux far niente, en contemplant la vie fructueuse de tes pères.
«Alors tu me réponds; et permets que je place dans ta bouche quelques paroles qui ne me paraissent pas dénuées de sens:
«Je ne suis rien par moi-même; mais je serais moins encore si je ne tenais à un passé respectable. Je me sens accablé par l'apathie naturelle aux âmes privées d'inspiration, mais mon père m'a enseigné une chose qui de son sang a passé dans le mien: c'est que j'étais d'une race distinguée, et que si je ne pouvais rien faire pour raviver son éclat, je devais, du moins, m'abstenir des goûts et des idées qui pouvaient le ternir. A défaut de génie, j'ai le respect de la tradition de famille, et, ne pouvant m'enorgueillir de moi-même, je répare le tort que ma nullité pourrait faire à mes aïeux en leur rendant une sorte de culte. Je serais cent fois plus coupable si, me targuant de mon ignorance, je brisais leurs images et profanais leur souvenir par des airs de mépris. Renier son père parce qu'on ne peut l'égaler est le fait d'un sot ou d'un lâche. Il y a de la piété, au contraire, à invoquer son souvenir pour se faire pardonner de valoir moins que lui; et les artistes que je fréquente et auxquels je ne puis montrer mes œuvres, m'écoutent, du moins, avec intérêt, quand je leur parle de celles de mes aïeux.»
«Voilà ce que tu me répondrais, Michel, et crois-tu que cela serait sans effet sur moi? Il me semble que, si j'étais ce pauvre enfant abandonné que j'ai supposé, je tomberais dans une grande tristesse et que j'accuserais le sort de m'avoir jeté seul, et, pour ainsi dire, irresponsable sur la terre!
«Mais pour te conter un apologue moins lourd et plus conforme à ton imagination d'artiste, en voici un que tu interrompras, dès le premier mot, si tu le connais déjà... On a attribué le fait à plusieurs personnages taillés sur le type de don Juan, et, comme les vieilles histoires se rajeunissent en traversant les générations, on l'a attribué, dans ces derniers temps, à César de Castro Reale, Il Destatore, ce fameux bandit, qui n'était un homme ordinaire ni dans le bien, ni dans le mal.
«A Palerme, dans le temps où il cherchait à s'étourdir dans de folles ivresses, incertain s'il parviendrait à s'abrutir, ou s'il se déciderait à lever l'étendard de la révolte, on raconte qu'il alla visiter, un soir, un antique palais qu'il venait de perdre au jeu, et qu'il voulait revoir une dernière fois avant d'en sortir pour n'y jamais rentrer. C'était le dernier débris de sa fortune, et le seul, peut-être, qui lui causât un regret; car c'est là qu'il avait passé ses jeunes années, là que ses parents étaient, là, enfin, que les portraits de ses ancêtres étaient plongés dans la poussière d'un long oubli.
«Il y vint donc pour signifier à son intendant de recevoir, dès le lendemain, comme le possesseur de ce manoir, le seigneur qui l'avait gagné sur un coup de dé.
—Quoi! dit cet intendant, qui avait, comme messire Barbagallo, le respect des traditions et des portraits de famille: vous avez tout joué, même la tombe de votre père, même les portraits de vos ancêtres?
«Tout joué et tout perdu, répondit Castro-Reale avec insouciance. Pourtant, il est quelques objets que je suis en mesure de racheter, et que mon vainqueur au jeu ne me fera pas marchander. Voyons-les donc, ces portraits de famille! Je ne me les rappelle plus. Je les ai admirés dans un temps où je ne m'y connaissais pas. S'il en est quelques-uns qui aient du mérite, je les marquerai pour m'en arranger ensuite avec leur nouveau possesseur. Prends un flambeau, et suis-moi.
«L'intendant, ému et tremblant, suivit son maître dans la galerie sombre et déserte. Castro-Reale marchait le premier avec une assurance hautaine; mais on dit que, pour se donner du stoïcisme ou de l'insouciance jusqu'au bout, il avait bu d'une manière immodérée en arrivant dans son château. Il poussa lui-même la porte rouillée, et voyant que le vieux majordome tenait le flambeau d'une main vacillante, il le prit dans la sienne et l'éleva au niveau de la tête du premier portrait qui s'offrait à l'entrée de la galerie. C'était un fier guerrier armé de pied en cap, avec une large fraise de dentelle de Flandre sur sa cuirasse de fer. Tiens!.... le voici, Michel! car ces mêmes tableaux, qui jouent un rôle dans mon récit, ils sont tous devant tes yeux; ce sont les mêmes qu'on m'a envoyés de Palerme comme au dernier héritier de la famille.»
Michel regarda le vieux guerrier, et fut frappé de sa mâle figure, de sa rude moustache et de son air sévère.
«Eh bien, Excellence, dit-il, cette tête peu enjouée et peu bénigne fit rentrer le dissoluto en lui-même, sans doute?
—D'autant plus, poursuivit le marquis, que cette tête s'anima, fit rouler ses yeux courroucés sous leurs sombres orbites, et prononça ces mots d'une voix sépulcrale: «Je ne suis pas content de vous!» Castro-Reale frissonna et recula d'épouvante; mais, se croyant la dupe de sa propre imagination, il passa au portrait suivant et le regarda au visage avec une insolence qui tenait un peu du délire. C'était une antique et vénérable abbesse des Ursulines de Palerme, une arrière grand'tante, morte en odeur de sainteté. Tu peux la regarder, Michel; la voilà sur la droite, avec son voile, sa croix d'or, sa figure jaune et ridée comme du parchemin, son œil pénétrant et plein d'autorité. Je ne pense pas qu'elle te dise rien; mais, lorsque Castro-Reale éleva la bougie jusqu'à elle, elle cligna des yeux comme éblouie de cette clarté soudaine, et lui dit d'une voix stridente: «Je ne suis pas contente de vous!»
«Cette fois le prince eut peur; il se retourna vers l'intendant, dont les genoux se choquaient l'un contre l'autre. Mais, résolu de lutter encore contre les avertissements du monde surnaturel, il s'adressa brusquement à un troisième portrait, à celui du vieux magistrat que tu vois à côté de l'abbesse. Il posa la main sur le cadre, n'osant trop regarder son manteau d'hermine qui se confond avec une longue barbe blanche; mais il essaya de le secouer en lui disant: «Et vous?»
«Ni moi non plus,» répondit le magistrat du ton accablant d'un juge qui prononce une sentence de mort.
«Castro-Reale laissa, dit-on, tomber son flambeau, et, ne sachant ce qu'il faisait, trébuchant à chaque pas, il gagna le fond de la galerie, tandis que le pauvre majordome, transi de peur, se tenait éperdu à la porte par où ils venaient d'entrer, n'osant ni le suivre, ni l'abandonner. Il entendait son maître courir dans les ténèbres, d'un pas inégal et précipité, heurtant les meubles et murmurant des imprécations; et il entendait aussi chaque portrait l'apostropher, au passage, de ces mots terribles et monotones: «Ni moi non plus!... Ni moi non plus!... Ni moi non plus!...» Les voix s'affaiblissaient en se perdant une à une dans la profondeur de la galerie; mais toutes répétaient clairement la sentence fatale, et Castro-Reale ne put échapper à cette longue malédiction dont aucun de ses ancêtres ne le dispensa. Il demeura bien longtemps, à ce qu'il paraît, à gagner la porte du fond. Quand il l'eut franchie et refermée avec violence derrière lui, comme s'il se fût cru poursuivi par des spectres, tout rentra dans le silence; et je ne sache pas que, depuis ce jour-là, les portraits qui sont ici aient jamais repris la parole.»
—Dites le reste, dites le reste, Excellence! s'écria Fra-Angelo qui avait écouté cette histoire avec des yeux brillants et la bouche entr'ouverte; car, malgré son intelligence et l'instruction qu'il avait acquise, l'ex-bandit de l'Etna était trop moine et trop Sicilien pour n'y pas ajouter foi jusqu'à un certain point; dites que, depuis ce moment là, ni l'intendant du palais de Castro-Reale, ni aucun habitant du pays de Palerme n'a jamais revu le prince de Castro-Reale. Il y avait, au bout de cette galerie, un pont-levis qu'on l'entendit franchir, et, comme on trouva son chapeau à plumes flottant sur l'eau, on présuma qu'il s'y était noyé, bien qu'on cherchât vainement son corps.
—Mais la leçon eut un effet plus salutaire, ajouta le marquis. Il s'enfuit dans la montagne, y organisa des partisans, et y combattit dix ans pour sauver ou du moins venger son pays. Fausse ou vraie, l'aventure eut cours assez longtemps, et le nouveau possesseur de Castro-Reale y crut, au point de ne vouloir pas garder ces terribles portraits de famille et de mes les envoyer sur-le-champ.
—Je ne sais si l'histoire est bien certaine, reprit Fra-Angelo. Je n'ai jamais osé le demander au prince; mais il est certain que la résolution qu'il prit de se faire partisan lui vint dans le manoir de ses ancêtres, la dernière fois qu'il alla le visiter. Il est certain aussi qu'il y éprouva de violentes émotions, et qu'il n'aimait point qu'on lui parlât de ses aïeux. Il est certain encore que sa raison n'a jamais été bien saine depuis ce moment-là, et que, souvent, je l'ai entendu qui disait dans ses jours de chagrin: «Ah! j'aurais dû me brûler la cervelle en franchissant le pont-levis de mon château pour la dernière fois.»
—Voilà certainement, dit Michel, tout ce qu'il y a de vrai dans ce conte fantastique. N'importe! Quoiqu'il n'y ait pas la moindre relation entre ces personnages illustres et mon humble naissance, et bien que je ne sache pas avoir à me rien reprocher vis-à-vis d'eux, je serais un peu ému, ce me semble, s'il me fallait passer la nuit, seul, dans cette galerie.
—Moi, dit Pier-Angelo sans fausse honte, je ne crois pas un mot de l'histoire; et pourtant monsieur le marquis me donnerait sa fortune, et son palais avec, que je n'en voudrais pas à la condition de rester seul une heure, après le soleil couché, avec madame l'abbesse, monseigneur le grand-justicier, et tous les illustres militaires et religieux qui sont ici. Les domestiques ont plus d'une fois essayé de m'y enfermer pour se divertir; mais je ne m'y laissais pas prendre, car j'aurais plutôt sauté par les fenêtres.
—Et que conclurons-nous de la noblesse à propos de tout cela? dit Michel en s'adressant au marquis.
—Nous en conclurons, mon enfant, répondit M. de la Serra, que la noblesse privilégiée est une injustice, mais que les traditions et les souvenirs de famille ont beaucoup de force, de poésie et d'utilité. En France, on a cédé à un beau mouvement en invitant la noblesse à brûler ses titres, et elle a accompli un devoir de savoir-vivre et de bon goût en consommant l'holocauste; mais, ensuite, on a brisé des tombes, exhumé des cadavres, insulté jusqu'à l'image du Christ, comme si l'asile des morts n'était pas sacré, et comme si le fils de Marie était le patron des grands seigneurs et non celui des pauvres et des petits. Je pardonne à tous les délires de cette révolution, et je les comprends peut-être mieux que ceux qui vous en ont parlé, mon jeune ami; mais je sais aussi qu'elle n'a pas été une philosophie bien complète et bien profonde, et que, par rapport à l'idée de noblesse, comme par rapport à toutes les autres idées, elle a su détruire plus qu'édifier, déraciner mieux que semer. Laissez-moi vous dire encore un mot à ce sujet, et nous irons prendre des glaces au grand air, car je crains que tous ces trépassés ne vous ennuient et ne vous attristent.
XXXVII.
BIANCA.
—Tenez, Michel, poursuivit M. de la Serra en prenant la main de Pier-Angelo dans sa main droite et celle de Fra-Angelo dans sa main gauche: tous les hommes sont nobles! Et je parierais ma tête que la famille Lavoratori vaut celle de Castro-Reale. Si l'on juge des morts d'après les vivants, voici, certes, deux hommes qui ont dû avoir pour ancêtres des gens de bien, des hommes de tête et de cœur, tandis que le Destatore, mélange de grandes qualités et de défauts déplorables, tour à tour prince et bandit, dévot repentant et suicidé désespéré, a, certes, donné bien des démentis formels à la noblesse des fiers personnages dont l'effigie nous entoure. Si vous êtes riche un jour, Michel, vous commencerez une galerie de famille sans vous en apercevoir, car vous peindrez ces deux belles têtes de votre père et de votre oncle, et vous ne les vendrez jamais.
—Et celle de sa sœur! s'écria Pier-Angelo, il ne l'oubliera pas non plus, car elle servira de preuve, un jour, que notre génération n'était pas désagréable à voir.
—Eh bien, ne trouvez-vous pas, reprit le marquis en s'adressant toujours à Michel, qu'il y a pour vous une chose, bien regrettable? C'est que vous n'ayez pas le portrait et que vous ne sachiez pas l'histoire du père de votre père et de votre oncle?
—C'était un brave homme! s'écria Pier-Angelo; il avait servi comme soldat, il fut ensuite bon ouvrier, et je l'ai connu bon père.
—Et son frère était moine comme moi, dit Fra-Angelo. Il fut pieux et sage; son souvenir m'a beaucoup influencé quand j'hésitais à prendre le froc.
—Voyez l'influence des souvenirs de famille! dit le marquis. Mais votre grand-père et votre grand-oncle, mes amis, qu'étaient-ils?
—Quant à mon grand-oncle, répondit Pier-Angelo, je ne sais s'il a jamais existé. Mais mon grand-père était paysan.
—Comment vécut-il?
—On me l'a dit dans mon enfance probablement, mais je ne m'en souviens pas.
—Et votre bisaïeul?
—Je n'en ai jamais entendu parler.
—Ni moi non plus, répondit Fra-Angelo; j'ai quelque vague souvenir que nous avons eu un trisaïeul marin, et des plus braves. Mais son nom m'a échappé. Le nom de Lavoratori ne date pour nous que de deux générations. C'est un sobriquet comme la plupart des noms plébéiens. Il marque la transition du métier dans notre famille, lorsque, de paysan de la montagne, notre grand-père passa à l'emploi d'artisan de la ville. Notre grand-père s'appelait Montanari: c'était un sobriquet aussi; son grand-père s'appelait autrement, sans doute. Mais là commence pour nous la nuit éternelle, et notre généalogie se plonge dans un oubli qui équivaut au néant.
—Eh bien, reprit M. de la Serra, vous venez de résumer toute l'histoire du peuple dans l'exemple de votre lignée. Deux ou trois générations sentent un lien entre elles; mais toutes celles qui ont précédé et toutes celles qui suivront leur sont à jamais étrangères. Est-ce que vous trouvez cela juste et digne, mon cher Michel? N'est-ce pas une sorte de barbarie, un état sauvage, un mépris révoltant de la race humaine, que cet oubli complet du passé, cette insouciance de l'avenir, et cette absence de solidarité pour les générations intermédiaires?
—Vous avez raison, et je vous comprends, monsieur le marquis, répondit Michel. L'histoire de chaque famille est celle du genre humain, et quiconque sait l'une sait l'autre. Certes, l'homme qui connaît ses aïeux, et qui, dès l'enfance, puise dans l'examen de leurs existences successives une série d'exemples à suivre ou à éviter, porte, pour ainsi dire, la vie humaine plus intense et plus complète dans son sein que celui qui ne se rattache qu'à deux ou trois ombres vagues et insaisissables du passé. C'est donc un grand privilège social que la noblesse d'origine; si elle impose de grands devoirs, elle fournit en principe de grandes lumières et de grands moyens. L'enfant qui épelle la connaissance du bien et du mal dans des livres écrits avec le propre sang qui coule dans ses veines, et dans les traits de ces visages peints qui lui retracent sa propre image comme des miroirs où il aime à se retrouver lui-même, devrait toujours être un grand homme, ou au moins, comme vous le disiez, un homme épris de la vraie grandeur, ce qui est une vertu acquise à défaut de vertu innée. Je comprends maintenant ce qu'il y a de vrai et de bon dans ce principe d'hérédité qui rend les générations solidaires les unes des autres. Ce qu'il y a de funeste, je ne vous le rappellerai pas, vous le savez mieux que moi.
—Ce qu'il y a de funeste, je vais le dire moi-même, reprit le marquis; c'est que la noblesse soit une jouissance exclusive et que toutes les familles humaines n'y aient point part; c'est que les distinctions établies reposent sur un faux principe, et que le paysan héros ne soit pas illustré et inscrit dans l'histoire comme le héros patricien; c'est que les vertus domestiques de l'artisan ne soient pas enregistrées dans un livre toujours ouvert à sa postérité; c'est que la vertueuse et pauvre mère de famille, belle et chaste en vain, ne laisse pas son nom et son image sur les murs de son pauvre réduit; c'est que ce réduit du pauvre ne soit pas même un refuge assuré à ses descendants; c'est que tous les hommes ne soient pas riches et libres, afin de pouvoir consacrer des monuments, des pensées et des œuvres d'art à la religion de leur passé; c'est enfin que l'histoire de la race humaine n'existe pas, et ne se rattache qu'à quelques noms sauvés de l'oubli, qu'on appelle des noms illustres, sans songer qu'à de certaines époques des nations entières s'illustrèrent sous l'influence du même fait et de la même idée.
»Qui nous dira les noms de tous les enthousiastes et de tous les cœurs généreux qui jetèrent la bêche ou la houlette pour aller combattre les infidèles? Tu as des ancêtres parmi ceux-là, sans doute, Pier-Angelo, et tu n'en sais rien! Ceux de tous les moines sublimes qui prêchèrent la loi de Dieu à de barbares populations? Tes oncles sont là aussi, Fra-Angelo, et tu n'en sais rien non plus! Ah! mes amis, que de grands cœurs éteints à jamais, que de nobles actions ensevelies sans profit pour les vivants d'aujourd'hui! Que cette nuit impénétrable du passé est triste et fatale pour le peuple, et que je souffre de songer que vous êtes issus probablement du sang des martyrs et des braves sans que vous puissiez retrouver la moindre trace de leur passage sur vos sentiers! Tandis que moi, qui ne vous vaux point, je puis apprendre de maître Barbagallo quel oncle me naquit et me mourut ce mois-ci, il y a cinq cents ans! Voyez! d'un côté l'abus extravagant de cette religion patricienne, de l'autre l'horreur d'une tombe immense, qui dévore pêle-mêle les os sacrés et les os impurs de la plèbe! L'oubli est un châtiment qui ne devrait frapper que les hommes pervers, et pourtant, dans nos orgueilleuses familles, il ne frappe personne; tandis que dans les vôtres il envahit les plus grandes vertus! L'histoire est confisquée à notre profit, et vous autres, vous ne semblez pas tenir à l'histoire, qui est votre ouvrage plus que le nôtre, cependant!
—Eh bien, dit Michel ému des idées et des sentiments du marquis, vous m'avez fait concevoir, pour la première fois, l'idée de noblesse. Je la plaçais dans quelques personnalités glorieuses qu'il fallait isoler de leur lignée. Maintenant, je conçois des pensées généreuses et fières, se succédant pour les générations, les rattachant les unes aux autres, et tenant autant de compte des humbles vertus que des actions éclatantes. C'est juger comme Dieu pèse, monsieur le marquis, et, si j'avais l'honneur et le chagrin d'être noble (car c'est un lourd fardeau pour qui le comprend), je voudrais voir et penser comme vous!
—Je t'en remercie, répondit M. de la Serra en lui prenant la main et en l'emmenant sur la terrasse de son palais.» Fra-Angelo et Pier-Angelo se regardèrent avec attendrissement; l'un et l'autre avaient compris toute la portée des idées du marquis, et ils se sentaient grandis et fortifiés par ce nouvel aspect qu'il venait de donner à la vie collective et à la vie individuelle. Quant à maître Barbagallo, il avait écouté cela avec un respect religieux, mais il n'y avait absolument rien compris; et il s'en allait, se demandant à lui-même comment on pouvait être noble sans palais, sans parchemins, sans armoiries, et surtout sans portraits de famille. Il en conclut que la noblesse ne pouvait se passer de richesse: merveilleuse découverte qui le fatigua beaucoup.
A ce moment-là, tandis que le bec d'un grand pélican de bois doré qui servait d'aiguille à une horloge monumentale, dans la galerie du palais de la Serra, marquait quatre heures de l'après-midi, les cinq ou six montres à répétition du Piccinino lui semblaient en retard, tant il attendait impatiemment l'arrivée de Mila. Il allait de la montre anglaise à la montre de Genève, dédaignant la montre de Catane qu'il aurait pu se procurer avec son argent (car les Catanais sont horlogers comme les Genevois), et de celle qui était entourée de brillants à celle qui était ornée de rubis. Amateur de bijoux, il ne prélevait sur le butin de ses hommes que les objets d'une qualité exquise. Personne ne savait donc mieux l'heure que lui, qui savait si bien la mettre à profit, et disposer avec méthode l'emploi du temps pour faire marcher ensemble la vie d'étude et de recueillement, la vie d'aventures, d'intrigues et de coups de main, enfin la vie de plaisir et de volupté qu'il ne pouvait et ne voulait savourer qu'en cachette.
Ardent jusqu'au despotisme dans l'impatience, autant il aimait à faire attendre les autres et à les inquiéter par d'habiles lenteurs, autant il était incapable d'attendre lui-même. Cette fois pourtant, il avait cédé à la nécessité de venir le premier au rendez-vous. Il ne pouvait compter que Mila aurait le courage de l'attendre, et même celui d'entrer chez lui, s'il n'allait pas lui-même à sa rencontre. Il y alla plus de dix fois, et revint sur ses pas avec humeur, n'osant se hasarder hors du chemin couvert qui bordait son jardin, et craignant, s'il rencontrait quelqu'un, d'avoir l'air d'être occupé d'un désir ou d'un projet quelconque. La principale science de l'arrangement de sa vie consistait à se montrer toujours calme et indifférent aux gens paisibles, toujours distrait et préoccupé aux gens affairés.
Enfin, lorsque Mila parut au haut du sentier vert qui descendait en précipice vers son verger, il était véritablement en colère contre elle, car elle était en retard d'un quart d'heure, et, parmi les belles filles de la montagne, grâce au discernement ou aux séductions du Piccinino, il n'en était pas une qui, dans une affaire d'amour, l'eût jamais laissé venir au rendez-vous le premier. Le cœur sauvage du bandit était donc agité d'une sombre fureur; il oubliait qu'il n'avait point affaire à une maîtresse, et il s'avança vers Mila d'un air impérieux, prit la bride de sa monture, et, soulevant la jeune fille dans ses bras dès qu'elle fut devant la porte du jardin, il la fit glisser à terre en serrant son beau corps avec une sorte de violence.
Mais Mila, entr'ouvrant les plis de sa double mante de mousseline, et le regardant avec surprise: «Sommes-nous donc déjà en danger, seigneur? lui dit-elle, ou croyez-vous donc que je me sois fait suivre par quelqu'un? Non, non! Voyez, je suis seule, je suis venue avec confiance, et vous n'avez pas sujet d'être mécontent de moi.»
Le Piccinino rentra en lui-même en regardant Mila. Elle avait mis ingénument sa parure du dimanche pour se présenter devant son protecteur. Son corsage de velours pourpre laissait voir un second corset bleu-pâle, brodé et lacé avec goût. Un léger réseau de fil d'or, à la mode du pays, retenait sa splendide chevelure, et, pour préserver sa figure et sa toilette de l'ardeur du soleil, elle s'était couverte de la mantellina, grand et léger voile blanc qui enveloppe la tête et toute la personne, quand elle est jetée avec art et portée avec aisance. La vigoureuse mule du Piccinino, sellée d'un siége plat en velours garni de clous dorés, sur lequel une femme pouvait facilement s'asseoir de côté, était haletante et enflammée, comme si elle eût été fière d'avoir porté et sauvé de tout péril une si belle amazone. On voyait bien, à son flanc baigné d'écume, que la petite Mila ne l'avait pas ménagée, ou qu'elle s'était confiée bravement à son ardeur. La course avait été périlleuse pourtant: des arêtes de laves à gravir, des torrents à traverser, des précipices à côtoyer; la mule avait pris le plus court. Elle avait grimpé et sauté comme une chèvre. Mila, voyant sa force et son adresse, n'avait pu, malgré son anxiété, se défendre de ce plaisir mystérieux et violent que les femmes trouvent dans le danger. Elle était fière d'avoir senti le courage physique s'éveiller en elle avec le courage moral; et, tandis que le Piccinino admirait l'éclat de ses yeux et de ses joues animées par la course, elle, ne songeant qu'aux mérites de la mule blanche, se retourna pour lui donner un baiser sur les naseaux, en lui disant: «Tu serais digne de porter le pape!»
Le brigand ne put s'empêcher de sourire, et il oublia sa colère.
—Chère enfant, dit-il, je suis heureux que ma bonne Bianca vous plaise, et maintenant je crois qu'elle serait digne de manger dans une auge d'or, comme le cheval d'un empereur romain. Mais venez vite, je ne voudrais pas qu'on vous vît entrer ici.»
Mila doubla le pas avec docilité, et, quand le bandit lui eut fait traverser son jardin après en avoir fermé la porte à double tour, elle se laissa conduire dans sa maison, dont la fraîcheur et la propreté la charmèrent.
«Êtes-vous donc ici chez vous, seigneur? demanda-t-elle au Piccinino.
—Non, répondit-il. Nous sommes chez Carmelo Tomabene, comme je vous l'ai dit; mais il est mon obligé et mon ami, et j'ai chez lui une chambre où je me retire quelquefois, quand j'ai besoin de repos et de solitude.»
Il lui fit traverser la maison qui était arrangée et meublée rustiquement, mais avec une apparence d'ordre, de solidité et de salubrité qu'ont rarement les habitations des paysans enrichis. Au fond de la galerie de ventilation qui traversait l'étage supérieur, il ouvrit une double porte dont la seconde était garnie de lames de fer, et introduisit Mila dans cette tour tronquée qu'il avait incorporée pour ainsi dire à son habitation, et dans laquelle il s'était mystérieusement créé un boudoir délicieux.
Aucune princesse n'en avait un plus riche, plus parfumé et orné d'objets plus rares. Aucun ouvrier n'y avait pourtant mis la main. Le Piccinino avait lui-même caché les murailles sous des étoffes de soie d'Orient brochées d'or et d'argent. Le divan de satin jaune était couvert d'une grande peau de tigre royal dont la tête fit d'abord peur à la jeune fille; mais elle se familiarisa bientôt jusqu'à toucher sa langue de velours écarlate, ses yeux d'émail, et à s'asseoir sur ses flancs rayés de noir. Puis elle promena ses regards éblouis sur les armes brillantes, sur les sabres turcs ornées de pierreries, sur les pipes à glands d'or, sur les brûle-parfums, sur les vases de Chine, sur ces mille objets d'un goût, d'un luxe, ou d'une étrangeté qui souriaient à son imagination, comme les descriptions de palais enchantés dont elle était remplie.
«C'est encore plus incompréhensible et plus beau que tout ce que j'ai vu au palais Palmarosa, se disait-elle, et certainement ce prince-ci est encore plus riche et plus illustre. C'est quelque prétendant à la couronne de Sicile, qui vient travailler en secret à la chute du gouvernement napolitain.» Qu'eût pensé la pauvre fille, si elle eût connu la source de ce luxe de pirate?
Tandis qu'elle regardait toutes choses avec l'admiration naïve d'un enfant, le Piccinino, qui avait fermé la porte au verrou et baissé le store chinois de la croisée, se mit à regarder Mila avec une surprise extrême. Il s'était attendu à la nécessité de lui débiter les plus incroyables histoires, les plus audacieux mensonges, pour la décider à le suivre dans son repaire, et la facilité de son succès commençait déjà à l'en dégoûter. Mila était bien la plus belle créature qu'il eût encore jamais vue; mais sa tranquillité était-elle de l'audace ou de la stupidité? Une fille si désirable pouvait-elle ignorer à ce point l'émotion que devaient produire ses charmes? Une fille si jeune pouvait-elle braver un tête-à-tête de ce genre, sans éprouver seulement un moment de crainte et d'embarras?
Le Piccinino, remarquant qu'elle avait au doigt une fort belle bague, et croyant suivre le fil de ses pensées en observant la direction de ses regards, lui dit en souriant: «Vous aimez les bijoux, ma chère Mila, et, comme toutes les jeunes filles, vous préférez encore la parure à toutes les choses de ce bas monde. Ma mère m'a laissé quelques joyaux de prix, qui sont là dans cette cassette de lapis, à côté de vous. Voulez-vous les regarder?
—S'il n'y a pas d'indiscrétion, je le veux bien, répondit Mila.»
Carmelo prit la cassette, la plaça sur les genoux de la jeune fille, et, s'agenouillant lui-même devant elle sur le bord de la peau de tigre, il étala sous ses yeux une masse de colliers, de bagues, de chaînes, d'agrafes, entassés dans la cassette avec une sorte de mépris superbe pour tant d'objets précieux, dont les uns étaient des chefs-d'œuvre de ciselure ancienne, les autres des trésors pour la beauté des pierres et la grosseur des diamants.
«Seigneur, dit la jeune fille en promenant ses doigts curieux sur toutes ces richesses, tandis que le Piccinino attachait sur elle à bout portant ses yeux secs et enflammés, vous n'avez pas assez de respect pour les bijoux de madame votre mère. La mienne ne m'a laissé que quelques rubans et une paire de ciseaux à branches d'argent, que je conserve comme des reliques, et qui sont rangés et serrés dans mon armoire avec grand soin. Si nous en avions le temps, avant l'arrivée de ce maudit abbé, je vous mettrais cette cassette en ordre.
—Ne prenez pas cette peine, dit le Piccinino; d'ailleurs le temps nous manquerait. Mais vous avez celui de puiser là tout ce qu'il vous plaira de garder.
—Moi? dit Mila en riant et en replaçant la cassette sur la table de mosaïque; qu'en ferais-je? Outre que j'aurais honte, moi, pauvre fileuse de soie, de porter les bijoux d'une princesse, et que vous ne devez donner ceux de votre mère qu'à la femme qui sera votre fiancée, je serais fort embarrassée de tous ces joujoux incommodes. J'aime les bijoux pour les voir, un peu aussi pour les toucher, comme les poules retournent, dit-on, avec leurs pattes, ce qui brille par terre. Mais j'aime mieux les voir au cou et aux bras d'une autre qu'aux miens. Je trouverais cela si gênant, que si j'en possédais, je ne m'en servirais jamais.
—Et le plaisir de posséder, vous le comptez donc pour rien? dit le bandit stupéfait du résultat de son épreuve.
—Posséder ce dont on n'a que faire me semble un grand embarras, dit-elle; et, à moins que ce ne soit un dépôt, je ne comprends pas qu'on surcharge sa vie de ces niaiseries.
—Voici pourtant une belle bague! dit le Piccinino en lui baisant la main.
—Oh! monseigneur, dit la jeune fille en retirant sa main d'un air fâché, êtes-vous digne de baiser cette bague?... Pardon, si je vous parle ainsi, mais c'est qu'elle n'est pas à moi, voyez-vous, et que je dois la rendre ce soir à la princesse Agathe, qui m'avait chargée de la reprendre chez le bijoutier.
—Je parie, dit le Piccinino en examinant toujours Mila avec défiance et suspicion, que la princesse Agathe vous comble de présents et que c'est à cause de cela que vous dédaignez les miens!
—Je ne dédaigne rien ni personne, répondit Mila; et quand la princesse Agathe jette une aiguille à tapisserie ou un bout de soie, je les ramasse et les garde comme des reliques. Mais si elle voulait me combler de riches présents, je la prierais de les garder pour ceux qui en ont besoin. Je dois pourtant dire la vérité: elle m'a donné un beau médaillon où j'ai mis des cheveux de mon frère. Mais je le cache, car je n'aimerais pas à me parer autrement que ma condition ne le comporte.
—Dites-moi, Mila, reprit le Piccinino après un instant de silence, vous n'avez donc plus peur?
—Non, seigneur, répondit-elle avec assurance; depuis que je vous ai aperçu dans le chemin, auprès de cette maison, la peur m'a quittée. Jusque-là, je vous avoue que je tremblais fort, que je ne sais pas trop comment j'ai fait la route, et que derrière chaque buisson je croyais voir la tête de cet affreux abbé. Quand j'ai vu que la bonne Bianca me conduisait si loin, quand j'ai enfin aperçu cette tour et ces arbres: Mon Dieu! me disais-je, si mon protecteur n'avait pu s'y rendre! si ce méchant abbé, qui est capable de tout, l'avait fait prendre par les campieri, ou assassiner en chemin, que deviendrais-je? Alors j'étais épouvantée, non pas seulement à cause de moi, mais parce que je vous regarde comme notre ange gardien, et qu'il me semble que votre vie est bien plus précieuse que la mienne.»
Le Piccinino, qui s'était senti très-froid, et quasi mécontent de Mila depuis son arrivée, éprouva une légère émotion et s'assit à ses côtés sur la peau de tigre.
XXXVIII.
COUP DE MAIN.
«Vous me portez donc un peu d'intérêt sincère, vous, mon enfant? lui dit-il en attachant sur elle ce dangereux regard dont il connaissait la puissance.
—Sincère? oui, sur mon âme, répondit la jeune fille, et je vous le dois bien, après celui que vous témoignez à ma famille.
—Et vous pensez que votre famille est dans les mêmes sentiments que vous?
—Mais... comment pourrait-il en être autrement?... Cependant, pour dire la vérité, personne ne m'a parlé de vous, et je ne sais point vos secrets: on m'a traitée comme une petite fille babillarde; mais vous me rendez plus de justice, car vous voyez que je ne suis pas curieuse et que je ne vous demande pas seulement qui vous êtes.
—Et vous n'avez pas envie de le savoir? Ce n'est pas une manière de me le demander?
—Non, monseigneur, je n'oserais vous faire de questions, et j'aime mieux ne pas savoir ce que mes parents ont jugé devoir me taire. C'est ma fierté, à moi, de travailler avec vous à leur salut, sans vouloir soulever le bandeau dont ils ont couvert mes yeux.
—C'est beau à vous, Mila, dit le Piccinino, qui commençait à se sentir piqué de la grande tranquillité de cette jeune fille; c'est trop beau peut-être!
—Pourquoi et comment cela peut-il être beau?
—Parce que vous bravez de grands dangers avec une imprudence sans exemple.
—Quels dangers, seigneur? ne m'avez-vous pas promis devant Dieu que vous me préserveriez de tout danger?
—De la part du vilain moine, je vous en réponds sur ma vie. Mais vous n'en avez donc pas soupçonné d'autres?
—Si fait, dit Mila après avoir réfléchi un instant. Vous avez prononcé à la fontaine un nom qui m'a fait grand'peur. Vous avez parlé comme si vous étiez lié avec le Piccinino. Mais vous m'avez dit encore une fois, ensuite: «Viens sans crainte;» et je suis venue. Non pas sans crainte, je le confesse, tant que j'ai été seule sur les chemins. Quand je sortirai d'ici, je crois bien que j'aurai peur encore; mais, tant que je suis avec vous, je ne crains riens; je me sens très-brave, et il me semble que si on nous attaquait, j'aiderais à notre mutuelle défense.
—Même contre le Piccinino?
—Ah! cela, je n'en sais rien... Mais, mon Dieu! est-ce qu'il va venir?
—S'il venait ici, ce serait pour punir le moine et pour vous protéger. Pourquoi donc avez-vous si grand'peur de lui?
—Après tout, je n'en sais rien; mais chez nous, quand une jeune fille s'en va seule par la campagne, on se moque d'elle, et on lui dit: «Prends garde au Piccinino!»
—Vous pensez alors qu'il égorge les jeunes filles?
—Oui, seigneur, car on dit que là où il les mène, elles n'en reviennent jamais, ou que si elles en reviennent, il vaudrait mieux pour elles d'y être restées.
—Ainsi, vous le haïssez?
—Non, je ne le hais pas, parce qu'on dit qu'il fait beaucoup de mal aux Napolitains, et que si on avait le courage de l'aider, il ferait beaucoup de bien à son pays. Mais j'ai peur de lui, ce qui n'est pas la même chose.
—Et l'on vous a dit qu'il était fort laid?
—Oui, parce qu'il a une grande barbe, et que je pense qu'il doit ressembler au moine que je déteste. Mais ce moine, il ne vient donc pas? Quand il sera venu, je pourrai m'en aller, n'est-ce pas, seigneur?
—Vous avez hâte de partir, Mila? vous vous déplaisez donc beaucoup ici?
—Oh! nullement; mais j'aurais peur de m'en aller la nuit.
—Je vous reconduirai, moi.
—Vous êtes bien bon, seigneur; je ne demande pas mieux, pourvu qu'on ne vous voie pas. Mais cet abbé Ninfo, est-ce que vous allez lui faire du mal?
—Aucun mal. Je présume que vous n'auriez pas de plaisir à l'entendre crier?
—Dieu du ciel! je ne voudrais être ni le témoin ni la cause d'aucune cruauté; mais si le Piccinino vient ici, je tremble qu'il n'y ait du sang répandu. Vous souriez, seigneur! dit Mila en pâlissant... Oh! j'ai peur maintenant! Faites-moi partir aussitôt que l'abbé aura mis le pied dans la maison.
—Mila, je vous jure que l'abbé ne sera l'objet d'aucune cruauté de ma part. Dès que je serai assuré de sa personne, le Piccinino viendra et l'emmènera prisonnier.
—Et c'est par l'ordre de madame Agathe que tout cela se fait?
—Vous devriez le savoir.
—En ce cas, je suis tranquille. Elle ne voudrait pas la mort du dernier des hommes.
—Mila, vous êtes bien miséricordieuse, et je vous aurais crue plus forte et plus fière. Ainsi, vous n'auriez pas le courage de tuer cet homme s'il venait ici vous insulter?
—Pardon, seigneur, dit Mila en tirant de son sein un poignard que la princesse avait donné la veille à Magnani, et dont elle avait trouvé moyen de s'emparer sans qu'il s'en aperçut: de sang-froid, je ne pourrais pas voir égorger un homme sans m'évanouir, je crois; mais offensée, je crois aussi que ma colère me mènerait loin.
—Ainsi, vous étiez armée en guerre, Mila? vous n'avez donc pas confiance en moi?
—Comme en Dieu, seigneur; excepté que Dieu est partout, et qu'un malheur imprévu pouvait vous empêcher d'être ici.
—Savez-vous que c'est fort brave de votre part, Mila, d'être venue? et que si on le savait...
—Eh bien! seigneur?
—Au lieu d'admirer votre héroïsme, on blâmerait votre imprudence.
—Il y a une chose que je sais fort bien, reprit Mila, avec une sorte d'enjouement exalté; c'est que, si on me savait enfermée ici, avec vous, je serais perdue.
—Sans doute! la médisance...
—La médisance et la calomnie! Il n'en faut pas la moitié pour qu'une jeune fille soit décriée et avilie à tout jamais.
—Et vous avez compté qu'un mystère impénétrable envelopperait à jamais votre démarche?
—J'ai compté sur votre discrétion, et j'ai mis le reste entre les mains de Dieu. Je sais fort bien qu'il y a beaucoup de risques à courir; mais ne m'avez-vous pas dit qu'il s'agissait de sauver la vie de mon père et l'honneur de madame Agathe?
—Et vous avez poussé le dévouement jusqu'à compromettre le vôtre sans trop de regret?
—Compromettre dans l'opinion? j'aime encore mieux cela que de laisser tuer et déshonorer ceux que j'aime. Victime pour victime, ne vaut-il pas mieux que ce soit moi? Mais qu'est-ce à dire, seigneur? vous me parlez singulièrement; on dirait que vous me blâmez d'avoir cru en vous, et de faire ce que vous m'avez conseillé?
—Non, Mila, je t'interroge; pardonne-moi si je veux te comprendre et te connaître, afin de t'estimer autant que tu le mérites.
—A la bonne heure, je vous répondrai toujours franchement.
—Eh bien! mon enfant, dites-moi tout. La pensée ne vous est-elle pas venue que je pourrais, moi, vous tendre un piége, et vous attirer ici pour vous outrager, ou du moins pour chercher à vous séduire?»
Mila regarda le Piccinino en face pour voir ce qui pouvait l'engager à lui présenter une semblable supposition. Si c'était une manière de l'éprouver, elle la trouvait offensante; si c'était une plaisanterie, elle la trouvait de mauvais goût de la part d'un homme qui lui paraissait un être supérieur et un personnage élevé. C'était le moment décisif pour elle et pour lui. Qu'elle eût éprouvé la moindre terreur (et elle n'était pas femme à le cacher, comme la princesse Agathe), le Piccinino s'enhardissait; car il savait que la peur est le commencement de la faiblesse. Mais elle le regarda avec une hardiesse si franche, et d'un air de mécontentement si brave, qu'il sentit enfin qu'il avait affaire à un être véritablement fort et sincère; et dès lors il n'eut plus la moindre envie d'engager le combat. Il sentit qu'une lutte de ruses avec une âme si droite ne pouvait lui procurer que de la honte ou du remords.
«Eh bien! mon enfant, lui dit-il, en lui pressant la main d'une manière amicale et simple, je vois que vous avez eu en moi une confiance qui nous honore tous les deux. Voulez-vous me permettre de vous faire encore une question? Avez-vous un amant?
—Un amant? non, seigneur, répondit Mila en rougissant beaucoup; mais, sans hésiter, elle ajouta: Je puis vous dire seulement qu'il y a un homme que j'aime.
—Où est-il maintenant?
—A Catane.
—Est-il riche, bien élevé?
—Il a un noble cœur et deux bons bras.
—Et vous aime-t-il comme vous méritez de l'être?
—Cela ne vous regarde pas, seigneur; je ne répondrai plus rien à cette question-là.
—Vous êtes venue ici au risque de perdre son amour, pourtant!
—Hélas! vous le voyez bien, dit Mila en soupirant.
—O femmes! est-ce que vous vaudriez mieux que nous?» dit le Piccinino en se levant. Mais à peine eut-il jeté un coup d'œil dehors, qu'il prit Mila par la main.
«Voici l'abbé! dit-il; suivez-moi: pourquoi tremblez-vous?
—Ce n'est pas de peur, répondit-elle; c'est de répugnance et de déplaisir; mais je vous suis.»
Ils gagnèrent le jardin.
«Vous ne me laisserez pas seule avec lui, seulement une minute? dit Mila, au moment de franchir le seuil de la maison: s'il me donnait seulement un baiser sur la main, je serais forcée de brûler la place avec un fer rouge.
—Et moi je serais forcé de le tuer, répondit le Piccinino.»
Ils marchèrent sous la tonnelle jusqu'à un point où le berceau faisait ouverture. Là, le Piccinino se glissa derrière la treille et suivit ainsi Mila jusqu'à la porte du jardin. Rassurée par sa présence, elle l'ouvrit, et fit signe à l'abbé d'entrer.
«Vous êtes seule? lui dit-il en se hâtant d'entr'ouvrir son froc de moine, pour se montrer galamment habillé de noir, en abbé musqué.»
Elle ne lui répondit qu'en disant: «Entrez vite.» A peine eut-elle refermé la porte, que le Piccinino se montra, et jamais on ne vit figure plus désappointée que celle de l'abbé Ninfo. «Pardon, seigneur, dit le Piccinino, en prenant un air de simplicité qui étonna sa compagne; j'ai su par ma cousine Mila que vous désiriez voir mon pauvre jardin, et j'ai voulu vous y faire entrer moi-même. Excusez-moi, ce n'est qu'un jardin de paysan; mais les arbres fruitiers sont si vieux et si beaux qu'on vient de tous côtés pour les voir. Malheureusement j'ai affaire, et il faut que je m'en aille dans cinq minutes; mais ma cousine m'a promis de vous faire les honneurs du logis, et je me retirerai si Votre Seigneurie le permet, aussitôt que je lui aurai offert le vin et les fruits.
—Ne vous gênez pas, brave homme! répondit l'abbé, rassuré par ce discours. Allez à vos affaires, et ne faites pas de cérémonie. Allez, allez vite, vous dis-je, je n'entends pas vous déranger.
—Je m'en irai dès que je vous verrai à table; Seigneur Dieu! vous mourez de chaud. Nos chemins sont si durs! Venez à la maison, je vous verserai le premier coup, et puis, je m'en irai, puisque votre seigneurie veut bien y consentir.
—Mon cousin ne s'en ira pas tant que vous ne serez pas dans la maison, dit Mila, obéissant au regard d'intelligence du Piccinino.»
L'abbé, voyant qu'il ne se débarrasserait de cet hôte obséquieux qu'en cédant à son désir, traversa la tonnelle sans pouvoir adresser un mot ou un regard à Mila: car le Piccinino, jouant toujours son rôle de paysan respectueux et d'hôte empressé, se plaça entre eux. L'abbé fut introduit dans une salle fraîche et sombre, où une collation était servie. Mais, au moment d'y entrer, le Piccinino dit à l'oreille de Mila: «Laissez-moi remplir votre verre, mais ne le respirez seulement pas.»
Un moscatel couleur de topaze brillait dans un grand flacon placé dans un vase de terre cuite rempli d'eau fraîche. L'abbé, qui était un peu ému de la présence du paysan, but sans hésiter, d'un seul trait, le verre que celui-ci lui présenta.
«Maintenant, dit-il, partez vite, mon garçon! Je ne me pardonnerais pas de vous avoir fait manquer vos affaires.
—Mila, suis-moi, dit le Piccinino. Il faut fermer la porte après moi, car les enfants entreraient pour me voler mes pêches si le jardin restait ouvert, ne fût-ce qu'un instant.»
Mila ne se fit pas prier pour s'élancer sur les traces du Piccinino; mais il n'alla pas plus loin que la porte de la salle, et, quand il l'eut poussée derrière lui, il mit un doigt sur ses lèvres, se retourna, et resta l'œil collé au trou de la serrure, dans une immobilité complète. Après deux ou trois minutes, il se releva en disant tout haut: «C'est fini!» Et il rouvrit la porte toute grande.
Mila vit l'abbé, rouge et haletant, étendu sur le carreau.
—Ah! mon Dieu! s'écria-t-elle, est-ce que vous l'avez empoisonné, seigneur?
—Non, certes, répondit Carmelo; car il se peut que nous ayons besoin plus tard de ses paroles. Il n'est qu'endormi, le cher homme, mais endormi très-profondément.
—Oh! seigneur, ne parlez pas si haut: il nous voit, il nous entend! Il a les yeux ouverts et fixés sur nous.
—Et pourtant, il ne sait qui nous sommes, il ne comprend plus rien. Que lui sert de voir et d'entendre, puisque rien n'offre plus aucun sens à sa pauvre cervelle? N'approche pas, Mila, si la vipère engourdie te fait peur encore; moi, il faut que j'étudie encore un peu les effets de ce narcotique. Ils varient suivant les individus.»
Le Piccinino approcha tranquillement de l'abbé, tandis que Mila, stupéfaite, restait sur le seuil et le suivait des yeux avec terreur. Il toucha sa proie comme le loup flaire avant de dévorer. Il s'assura que la tête et les mains passaient rapidement d'une chaleur intense à un froid glacial, que la figure se décolorait vite, que la respiration devenait égale et faible.
«C'est un bon résultat, dit-il comme se parlant à lui-même; et une si faible dose! Je suis content de l'expérience. Cela est très-préférable à des coups, à une lutte, à des cris étouffés par un bâillon! n'est-ce pas Mila? Une femme peut assister à cela sans attaque de nerfs? Voilà les moyens que j'aime, et, si on les connaissait bien, on n'en emploierait jamais d'autres. Vous n'en parlerez pourtant jamais, Mila, entendez-vous? car on en abuserait, et vous voyez que personne, non, personne, ne pourrait s'en préserver. Si j'avais voulu vous endormir comme cela, il n'eût tenu qu'à moi!... Accepteriez-vous maintenant un verre d'eau de ma main, si je vous l'offrais?
—Oui, seigneur, je l'accepterais, répondit Mila, qui prit ce défi pour une plaisanterie.—Il plaisante à propos de tout, se disait Mila. C'est un esprit railleur comme Michel.
—Vous n'auriez donc pas plus de méfiance que ce pauvre abbé? reprit le Piccinino d'un ton distrait; car il était occupé à fouiller son dormeur avec beaucoup de sang-froid.
—Vous m'avez défendu de respirer seulement ce vin, répondit Mila; donc vous n'aviez pas envie de me jouer un mauvais tour!
—Ah! voici!... murmura le Piccinino, en prenant un portefeuille dans la poche de l'abbé. Ne vous impatientez pas, Mila; il faut que j'examine cela.»
Et, s'asseyant devant la table, il ouvrit le portefeuille et en tira divers papiers dont il prit connaissance avec une promptitude calme.
«Une délation contre Marc-Antonio Ferrera!... un homme obscur; sans doute un mari dont il voulait corrompre la femme! Tenez, Mila, voici mon briquet à fumer. Voulez-vous allumer la lampe et brûler ça? Ce Marc-Antonio ne se doute point que votre belle main le sauve de la prison....
«Et ceci? Ah! c'est plus significatif; un avis anonyme donné au capitaine de la ville, que le marquis de la Serra ourdit une conspiration contre le gouvernement! Le cher abbé voulait écarter le Sigisbée de la princesse, ou l'occuper, tout au moins! L'imbécile! il ne sait pas seulement contrefaire son écriture! Au feu, Mila! ceci n'ira point à son adresse.
«Autre avis! continua le Piccinino en dépouillant toujours le portefeuille. Misérable! il voulait faire saisir le brave champion qui l'avait mis en relation avec le Piccinino! Ceci est à conserver. Malacarne verra qu'il a bien fait de ne point se fier aux promesses de ce drôle, et, qu'il eût été bien puni de ne point s'adresser à son chef!
«Je m'étonne de ne rien trouver contre votre père, Mila. Ah! si fait! voilà! Toutes les mesures de monsieur l'abbé étaient prises pour frapper ce grand coup. Ce soir Pier-Angelo Lavoratori et..... Fra-Angelo aussi!... Ah! tu comptais sans ton hôte, ami! Tu ne savais pas que le Piccinino ne laissera jamais toucher à cette tête rasée! Que tu étais donc mal informé! Mais, Mila, cet homme, dont on se faisait un monstre, n'était qu'un idiot, en vérité!
—Et de quoi accusait-il mon père et mon oncle?
—De conspirer, toujours le même refrain; c'est si usé! Il y a une chose qui m'étonne; c'est que la police s'émeuve encore de ces vieilles platitudes. La police est aussi stupide que les gens qui la poussent.
—Donnez, donnez, que je brûle cela en conscience! s'écria Mila.
—En voici encore! qu'est-ce que c'est que... Antonio Magnani?»
Mila ne répondit pas; elle tendit la main pour saisir et brûler cette nouvelle dénonciation, avec tant de vivacité, que le Piccinino se retourna, et vit son visage coloré d'une soudaine rougeur.
«Je comprends, dit-il, en lui donnant le papier. Mais il aurait dû envoyer cette dénonciation avant d'oser vous faire la cour? Toujours trop tard, toujours à côté, pauvre homme!».
Le Piccinino ouvrit et parcourut encore quelques papiers qui ne mentionnaient que des noms inconnus, et que Mila fit brûler sans les regarder. Mais tout à coup il tressaillit et s'écria:
«Tout de bon? Ceci entre ses mains? A la bonne heure! Je ne vous aurais jamais cru capable de cette capture. Pardon! monsieur l'abbé, dit-il en mettant dans sa poche un papier plus volumineux que les autres, et en adressant un salut ironique à l'être misérable qui gisait à ses pieds, la bouche entr'ouverte et l'œil terne. Je vous rends mon estime jusqu'à un certain point. Vrai, je ne vous en croyais pas capable!»
L'œil de Ninfo parut s'animer. Il essaya de faire un mouvement, et une sorte de râle s'exhala de sa poitrine.
«Ah! est-ce que nous sommes encore là? dit le Piccinino en lui plaçant le gouleau du flacon narcotisé dans la bouche. Ceci vous a réveillé? Ceci vous tenait plus au cœur que la belle Mila? En ce cas, vous ne deviez pas songer à la galanterie et venir ici au lieu de courir aux affaires! Dormez donc, Excellence, car, si vous comprenez, il vous faudra mourir!»
L'abbé retomba sur le carreau, son regard vitreux resta attaché comme celui d'un cadavre sur la figure ironique du Piccinino.
«Il a besoin de repos, dit ce dernier à Mila avec un cruel sourire; ne le dérangeons pas davantage.»
Il alla fermer avec de grandes barres de fer cadenassées les solides contrevents de la fenêtre, et sortit avec Mila, après avoir enfermé l'abbé à double tour et mis la clé dans sa poche.
XXXIX.
IDYLLE.
Le Piccinino ramena sa jeune compagne dans le jardin, et, devenu tout à coup pensif, il s'assit sur un banc, sans paraître se souvenir de sa présence. C'était pourtant à elle qu'il pensait; et voici ce qu'il se disait à lui-même:
«Laisser partir d'ici cette belle créature, aussi calme et aussi fière qu'elle y est entrée, ne sera-ce pas le fait d'un niais?
«Oui, ce serait le fait d'un niais pour l'homme qui aurait résolu sa perte; mais moi, je n'ai voulu qu'essayer l'empire de mon regard et de ma parole pour l'attirer dans ma cage, comme un bel oiseau qu'on aime à regarder de près, et auquel on donne ensuite la volée parce qu'on ne veut pas qu'il meure.
«Il y a toujours un peu de haine dans le désir violent qu'une femme nous inspire.» (C'est toujours le Piccinino qui raisonne et résume ses impressions.) «Car la victoire, en pareil cas, est affaire d'orgueil, et il est impossible de lutter, même en jouant, sans un peu de colère.
«Mais il n'y a pas plus de haine que de désir ou de dépit dans le sentiment que cette enfant m'inspire. Elle n'a pas seulement l'idée d'être coquette avec moi; elle ne me craint pas; elle me regarde en face sans rougir; elle n'est pas émue par ma présence. Que j'abuse de son isolement et de sa faiblesse, elle se défendra peut-être mal, mais elle sortira d'ici toute en pleurs, et elle se tuera peut-être, car il y en a qui se tuent... Elle détestera tout au moins mon souvenir et rougira de m'avoir appartenu. Or, il ne faut pas qu'un homme comme moi soit méprisé. Il faut que les femmes qui ne le connaissent point le craignent; il faut que celles qui le connaissent l'estiment ou le désirent: il faut que celles qui l'ont connu le regrettent.
«Il y a, certes, à la limite de l'audace et de la violence, une ivresse infinie, un sentiment complet de la victoire; mais c'est à la limite seulement: une ligne au-delà, et il n'y a plus que bêtise et brutalité. Dès que la femme peut vous reprocher d'avoir employé la force, elle règne encore, bien que vaincue, et vous risquez de devenir son esclave, pour avoir été son maître malgré elle. J'ai ouï dire qu'il y avait eu quelque chose de ce genre dans la vie de mon père, bien que Fra-Angelo n'ait pas voulu s'expliquer là-dessus. Mais tout le monde sait bien que mon père manquait de patience et qu'il s'enivrait. C'étaient les folies de son temps. On est plus civilisé et plus habile aujourd'hui. Plus moral? non; mais plus raffiné, et plus fort par conséquent.
«Y aurait-il beaucoup de science et de mérite à obtenir de cette fille ce qu'elle n'a pas encore accordé à son amant? Elle est trop confiante pour que la moitié du chemin ne soit pas facile. La moitié du chemin est faite, d'ailleurs. Elle a été fascinée par mes airs de vertu chevaleresque. Elle est venue, elle est entrée dans mon boudoir; elle s'est assise à mes côtés. Mais l'autre moitié n'est pas seulement difficile, elle est impossible. Lui faire désirer de me combattre et de céder pour obtenir, voilà ce qui n'entrera jamais dans son esprit. Si elle était à moi, je l'habillerais en petit garçon et je l'emmènerais avec moi à la chasse. Au besoin, elle chasserait au Napolitain comme elle vient de chasser à l'abbé. Elle serait vite aguerrie. Je l'aimerais comme un page; je ne verrais point en elle une femme.»
«Eh bien! seigneur, dit Mila, un peu ennuyée du long silence de son hôte, est-ce que vous attendez l'arrivée du Piccinino? Est-ce que je ne pourrais pas m'en aller, à présent?
—Tu veux t'en aller? répondit le Piccinino en la regardant d'un air préoccupé.
—Pourquoi pas? vous avez mené les choses si vite qu'il est encore de bonne heure, et que je peux m'en retourner seule au grand jour. Je n'aurai plus peur, à présent que je sais où est l'abbé, et combien il est incapable de courir après moi.
—Tu ne veux donc pas que je t'accompagne, au moins jusqu'à Bel-Passo?
—Il me paraît bien inutile que vous vous dérangiez.
—Eh bien, va, Mila; tu es libre, puisque tu es si pressée de me quitter, et que tu te trouves si mal avec moi.
—Non, seigneur, ne dites pas cela, répondit ingénument la jeune fille. Je suis très-honorée de me trouver avec vous, et, s'il n'y avait pas à cela le danger que vous savez d'être épiée et faussement accusée, j'aurais du plaisir à vous tenir compagnie; car vous me paraissez triste, et je servirais, du moins, à vous distraire. Quelquefois madame Agathe est triste aussi, et quand je veux la laisser seule, elle me dit: «Reste près de moi, ma petite Mila; quand même je ne te parle pas, ta présence me fait du bien.»
—Madame Agathe est triste quelquefois? En savez-vous la cause?
—Non; mais j'ai dans l'idée qu'elle s'ennuie.»
Là-dessus, le Piccinino fit beaucoup de questions, auxquelles Mila répondit avec sa naïveté habituelle, mais sans vouloir ni pouvoir lui apprendre autre chose que ce qu'il avait déjà entendu dire: à savoir qu'elle vivait dans la chasteté, dans la retraite, qu'elle faisait de bonnes œuvres, qu'elle lisait beaucoup, qu'elle aimait les arts, et qu'elle était d'une douceur et d'une tranquillité voisine de l'apathie, dans ses relations extérieures. Cependant la confiante Mila ajouta qu'elle était sûre que sa chère princesse était plus ardente et plus dévouée dans ses affections qu'on ne le pensait; qu'elle l'avait vue souvent s'émouvoir jusqu'aux larmes au récit de quelque infortune, ou seulement à celui de quelque naïveté touchante.
«Par exemple! dit le Piccinino; cite-m'en un exemple?
—Eh bien! une fois, dit Mila, je lui racontais qu'il y a eu un temps où nous étions bien pauvres, à Rome. Je n'avais alors que cinq ou six ans, et comme nous avions à peine de quoi manger, je disais quelquefois à mon frère Michel que je n'avais pas faim, afin qu'il mangeât ma part. Mais Michel, s'étant douté de mon motif, se mit à dire, de son côté, qu'il n'avait pas faim; si bien que souvent notre pain resta jusqu'au lendemain, sans que nous voulussions convenir, l'un et l'autre, que nous avions grande envie de le manger. Et cette cérémonie fit que nous nous rendions plus malheureux que nous ne l'étions réellement. Je racontais cela en riant à la princesse; tout à coup je la vis fondre en larmes, et elle me pressa contre son cœur en disant: «Pauvres enfants! pauvres chers enfants!» Voyez, seigneur, si c'est là un cœur froid et un esprit endormi, comme on veut bien le dire?»
Le Piccinino prit le bras de Mila sous le sien et la promena dans son jardin, tout en la faisant parler de la princesse. Toute son imagination se reportait vers cette femme qui lui avait fait une impression si vive, et il oublia complétement que Mila aussi avait occupé ses pensées et troublé ses sens pendant une partie de la journée.
La bonne Mila, toujours persuadée qu'elle parlait à un ami sincère, s'abandonna au plaisir de louer celle qu'elle chérissait avec enthousiasme, et oublia qu'elle s'oubliait, comme elle le dit elle-même, après une heure de promenade sous les magnifiques ombrages du jardin de Nicolosi.
Le Piccinino avait le cerveau impressionnable et l'humeur mobile. Toute sa vie était tour à tour méditation et curiosité. L'entretien gracieux et simple de cette jeune fille, la suavité de ses pensées, l'élan généreux de ses affections, et je ne sais quoi de grand, de brave et d'enjoué qu'elle tenait de son père et de son oncle, charmèrent peu à peu le bandit. Des perspectives nouvelles s'ouvraient devant lui, comme si, d'un drame tourmenté et fatigant, il entrait dans une idylle riante et paisible. Il avait trop d'intelligence pour ne pas comprendre tout, même ce qui était le plus opposé à ses instincts et à ses habitudes. Il avait dévoré les poëmes de Byron. Il s'était élevé dans ses rêves jusqu'à don Juan et jusqu'à Lara; mais il avait lu aussi Pétrarque, il le savait par cœur; et même il avait souri, au lieu de bâiller, en murmurant tout seul à voix basse les concetti de l'Aminta et du Pastor fido. Il se sentit calmé par ses épanchements avec la petite Mila, encore mieux qu'il ne l'était d'ordinaire lorsqu'il lisait ces puérilités sentimentales pour apaiser les orages de sa volonté.
Mais, enfin, le soleil baissait. Mila pensait à Magnani et demandait à partir.
«Eh bien, adieu, ma douce Mila, dit le Piccinino; mais, en te reconduisant jusqu'à la porte du jardin, je veux faire sérieusement pour toi ce que je n'ai jamais fait pour aucune femme que par intérêt ou par moquerie.
—Quoi donc, seigneur? dit Mila étonnée.
—Je veux te faire un bouquet, un bouquet tout virginal, avec les fleurs de mon jardin» répondit-il avec un sourire où, s'il entrait un peu de raillerie, c'était envers lui-même seulement.
Mila trouva cette galanterie beaucoup moins surprenante qu'elle ne le semblait au Piccinino. Il cueillit avec soin des roses blanches, des myrtes, de la fleur d'oranger; il ôta les épines des roses; il choisit les plus belles fleurs; et, avec plus d'adresse et de goût qu'il ne s'en fût supposé à lui-même, il fit un magnifique bouquet pour son aimable hôtesse.
«Ah! dit-il au moment de le lui offrir, n'oublions pas le cyclamen. Il doit y en avoir dans ces gazons... Non, non, Mila, ne cherche pas; je veux les cueillir moi-même, pour que la princesse ait du plaisir à respirer mon bouquet. Car tu lui diras qu'il vient de moi, et que c'est la seule galanterie que je me sois permise avec toi, après un tête-à-tête de deux heures dans ma maison.
—Vous ne me défendez donc pas de dire à madame Agathe que je suis venue ici?
—Tu le lui diras, Mila. Tu lui diras tout. Mais à elle seule, entends-tu? Tu me le jures sur ton salut, car tu crois à cela, toi?
—Et vous, seigneur, est-ce que vous n'y croyez pas?
—Je crois, du moins, que je mériterais aujourd'hui d'aller en Paradis, si je mourais tout de suite; car j'ai le cœur pur d'un petit enfant depuis que tu es avec moi.
—Mais, si la princesse me demande qui vous êtes, seigneur, et de qui je lui parle, comment vous désignerai-je pour qu'elle le devine?
—Tu lui diras ce que je veux que tu saches aussi, Mila... Mais il se présentera peut-être des occasions, par la suite, où ma figure et mon nom ne se trouveront plus d'accord. Alors, tu te tairas, et, au besoin, tu feindras de ne m'avoir jamais vu; car, d'un mot, tu pourrais m'envoyer à la mort.
—A Dieu ne plaise! s'écria Mila avec effusion. Ah! seigneur, comptez sur ma prudence et sur ma discrétion comme si ma vie était liée à la vôtre.
Eh bien! tu diras à la princesse que c'est Carmelo Tomabene qui l'a délivrée de l'abbé Ninfo, et qui t'a baisé la main avec autant de respect qu'il la baiserait à elle-même.
—C'est à moi de vous baiser la main, seigneur, répondit l'innocente fille, en portant la main du bandit à ses lèvres, dans la conviction que c'était au moins le fils d'un roi qui la traitait avec cette courtoisie protectrice; car vous me trompez, ajouta-t-elle. Carmelo Tomabene est un villano, et cette demeure n'est pas plus vôtre que son nom. Vous pourriez habiter un palais si vous le vouliez; mais vous vous cachez pour des motifs politiques que je ne dois pas et que ne veux pas savoir. J'ai dans l'idée que vous serez un jour roi de Sicile. Ah! que je voudrais être un homme, afin de me battre pour votre cause! car vous ferez le bonheur de votre peuple, j'en suis certaine, moi!»
La riante extravagance de Mila fit passer un éclair de folie dans la tête audacieuse du bandit. Il eut comme un instant de vertige et éprouva presque la même émotion que si elle eût deviné la vérité au lieu de faire un rêve.
Mais aussitôt il éclata d'un rire presque amer, qui ne dissipa point les illusions de Mila; elle crut que c'était un effort pour détruire ses soupçons indiscrets, et elle lui demanda candidement pardon de ce qui venait de lui échapper.
«Mon enfant, répondit-il en lui donnant un baiser au front et en l'aidant à remonter sur sa mule blanche, la princesse Agathe te dira qui je suis. Je te permets de le lui demander; mais, quand tu le sauras, souviens-toi que tu es ma complice, ou qu'il faut m'envoyer à la potence.
—J'irais plutôt moi-même! dit Mila en s'éloignant et en lui montrant qu'elle baisait respectueusement son bouquet.»
«Eh bien! se dit le Piccinino, voici la plus agréable et la plus romanesque aventure de ma vie. J'ai joué au roi déguisé, sans le savoir, sans m'en donner la peine, sans avoir rien médité ou préparé pour me procurer cet amusement. Les plaisirs imprévus sont les seuls vrais, dit-on; je commence à le croire. C'est peut-être pour avoir trop prémédité mes actions et trop arrangé ma vie que j'ai trouvé si souvent l'ennui et le dégoût au bout de mes entreprises. Charmante Mila! quelle fleur de poésie, quelle fraîcheur d'imagination dans ta jeune tête! Oh! que n'es-tu un adolescent de mon sexe! que ne puis-je te garder près de moi sans te faire rien perdre de tes riantes chimères et de ta bienfaisante pureté! Je trouverais la douceur de la femme dans un compagnon fidèle, sans risquer d'inspirer ou de ressentir la passion qui gâte et envenime toutes les intimités! Mais de tels êtres n'existent pas. La femme ne peut manquer de devenir perfide, l'homme ne peut pas cesser d'être brutal. Ah! il m'a manqué, il me manquera toujours de pouvoir aimer quelqu'un. Il m'eût fallu rencontrer un esprit différent de tous les autres, et encore plus différent de moi-même... ce qui est impossible!
«Suis-je donc un caractère d'exception? se demandait encore le Piccinino, en suivant des yeux la trace que les petits pieds de Mila avaient laissée sur le sable de son jardin. Il me semble que oui, quand je me compare aux montagnards avec lesquels je suis forcé de vivre, et à ces bandits que je dirige. Parmi eux, j'ai, dit-on, plus d'un frère. Ce qui m'empêche d'y croire, c'est qu'ils n'ont rien de moi. Les passions qui servent de lien entre nous diffèrent autant que les traits de nos visages et les forces de nos corps. Ils aiment le butin pour convertir en monnaie tout ce qui n'est pas monnaie; et moi, je n'aime que ce qui est précieux par la beauté ou la rareté. Ce qu'ils peuvent acquérir, ils le gardent par cupidité; moi, je le ménage par magnificence, afin de pouvoir agir royalement avec eux dans l'occasion, et d'étendre mon influence et mon pouvoir sur tout ce qui m'environne.
«L'or n'est donc pour moi qu'un moyen, tandis que pour eux c'est le but. Ils aiment les femmes comme des choses, et moi, hélas! je voudrais pouvoir les aimer comme des êtres! Ils sont enivrés par des actes de violence qui me répugnent, et dont je me sentirais humilié, moi, qui sais que je puis plaire, et qui n'ai jamais eu besoin de m'imposer. Non, non! ils ne sont pas mes frères; s'ils sont les fils du Destatore, ils sont les enfants de l'orgie et de son âge de décadence morale. Moi, je suis le fils de Castro-Reale; j'ai été engendré dans un jour de lucidité. Ma mère n'a pas été violée comme les autres. Elle s'est abandonnée volontairement, et je suis le fruit du commerce de deux âmes libres, qui ne m'ont pas donné la vie malgré elles.
«Mais, dans ce monde qui s'intitule la société, et que j'appelle, moi, le milieu légal, n'y a-t-il pas beaucoup d'êtres de l'un et de l'autre sexe, avec lesquels je pourrais m'entendre pour échapper à cette affreuse solitude de mes pensées? N'y a-t-il pas des hommes intelligents et doués de fines perceptions, dont je pourrais être l'ami? N'y a-t-il pas des femmes habiles et fières dont je pourrais être l'amant, sans être forcé de rire de la peine que je me serais donnée pour les vaincre? Enfin, suis-je condamné à ne jamais trouver d'émotions dans cette vie que j'ai embrassée comme la plus féconde en émotions violentes? Me faudra-t-il toujours dépenser des ressources d'imagination et de savoir-faire infinies, pour arriver au pillage d'une barque sur les récifs de la côte, ou d'une caravane de voyageurs dans les défilés de la montagne? Le tout pour conquérir beaucoup de petits objets de luxe, quelques sommes d'argent, et le cœur de quelques Anglaises laides ou folles, qui aiment les aventures de brigands comme un remède contre le spleen?
«Mais je me le suis fermé à jamais, ce monde où je pourrais trouver mes égaux et mes semblables. Je n'y puis pénétrer que par les portes secrètes de l'intrigue, et, si je veux paraître au grand jour, c'est à la condition d'y être suivi par le mystère de mon passé; c'est-à-dire par un arrêt de mort toujours suspendu sur ma tête. Quitterai-je le pays? C'est le seul peut-être où la profession de bandit soit plus périlleuse que déshonorante. Partout ailleurs, on me demandera la preuve que j'ai toujours vécu dans le monde légal: et, si je ne puis la fournir, on m'assimilera à ce que ces nations ont de plus avili dans les bourbiers obscurs de leur prétendue civilisation!
«O Mila! que vous avez éclairé de douleurs et d'épouvantes ce cœur où vous avez fait entrer un rayon de votre soleil!»
XL.
DÉCEPTION.
Ainsi se tourmentait cet homme si déplacé dans la vie par le contraste de son intelligence avec sa position. La culture de l'esprit, qui faisait ses délices, faisait aussi son tourment. Ayant lu de tout sans ordre et sans choix, les livres les plus pervers et les plus sublimes, et se laissant successivement impressionner par tous, il était aussi savant dans le mal que dans le bien, et il arrivait insensiblement à ce scepticisme qui ne croit plus à l'un ni à l'autre d'une manière absolue.
Il rentra dans sa maison pour y prendre quelques mesures relatives à l'abbé Ninfo, afin que, dans le cas imprévu où son domicile serait envahi, rien n'y portât les traces de la violence. Il fit disparaître le vin narcotisé, et en plaça de pur dans la carafe, afin de pouvoir en faire, au besoin, la feinte expérience sur lui-même. Il jeta l'abbé sur un lit de repos, éteignit la lampe qui brûlait encore, et balaya les cendres des papiers que Mila avait anéantis. Personne n'entrait jamais chez lui en son absence. Il n'avait point de serviteurs attitrés, et la propreté élégante qu'il maintenait lui-même dans sa maison ne lui coûtait pas beaucoup de peine, puisqu'il n'y occupait que peu de pièces, dans lesquelles même il n'entrait pas tous les jours. Il travaillait son jardin, dans ses heures de loisir, pour entretenir ses forces, et pour n'avoir pas l'air de déroger à sa condition de paysan. Il avait appliqué lui-même à toutes les issues de son habitation un système de clôture simple et solide qui pouvait résister longtemps à des tentatives d'effraction. Enfin, il lâcha deux énormes et affreux chiens de montagne, espèce de bêtes féroces, qui ne connaissaient que lui, et qui eussent infailliblement étranglé le prisonnier, s'il eût pu essayer de s'échapper.
Toutes ces précautions prises, le Piccinino alla se laver, se parfumer, et, avant de se diriger vers la plaine, il se montra dans le village de Nicolosi, où il était fort considéré de tous les habitants. Il causa en latin, avec le curé, sous le berceau de vigne du presbytère. Il échangea des quolibets malicieux avec les jolies filles de l'endroit, qui l'agaçaient du seuil de leurs maisons. Il donna plusieurs consultations d'affaires et d'agriculture à des gens sensés qui appréciaient son intelligence et ses lumières. Enfin, comme il sortait du village, il rencontra une espèce de brigadier de campieri avec lequel il fit route quelque temps, et qui lui apprit que le Piccinino continuait à échapper aux recherches de la police et de la brigade municipale.
Mila, impatiente de raconter tous ses secrets à la princesse, et de profiter, pour en savoir le mot, de la permission de son mystérieux prince, marchait aussi vite que le pouvait Bianca en descendant des pentes rapides et dangereuses. Mila ne songeait point à la retenir; elle aussi était rêveuse et absorbée. Les personnes très-pures et très calmes doivent avoir remarqué que, lorsqu'elles communiquent leur disposition d'esprit à des âmes agitées et troublées, leur propre sérénité diminue d'autant. Elles ne donnent qu'à la condition de s'endetter un peu; car la confiance est un échange, et il n'est point de cœur si riche et si fort qui ne risque quelque chose à la bienfaisance.
Peu à peu cependant, la belle Mila se sentit plus joyeuse qu'effrayée. La conversation du Piccinino avait laissé je ne sais quelle suave musique dans ses oreilles, et le parfum de son bouquet l'entretenait dans l'illusion qu'elle était toujours dans ce beau jardin rustique, sous l'ombrage des figuiers noirs et des pistachiers, foulant des tapis de mousse semés de mauve, d'orchis et de fraxinelle, accrochant parfois son voile aux aloès et aux rameaux de smylax épineux, dont la main empressée de son hôte le dégageait avec une respectueuse galanterie. Mila avait les goûts simples de sa condition, joints à la poésie romanesque de son intelligence. Si les fontaines de marbre et les statues de la villa Palmarosa la jetaient dans une extase rêveuse, les berceaux de vigne et les vieux pommiers sauvages du jardin de Carmelo parlaient davantage à son cœur. Elle avait déjà oublié le boudoir oriental du bandit; elle ne s'y était pas sentie à l'aise comme sous la tonnelle. Il s'y était montré ironique et froid presque tout le temps; au lieu que, parmi les buissons fleuris et près de la source argentée, il avait eu l'esprit naïf et le cœur tendre.
D'où vient que cette jeune fille, qui venait de voir des choses si bizarres ou si pénibles, le boudoir d'une reine dans la maison d'un paysan, et la scène d'affreuse léthargie de l'abbé Ninfo, ne se souvenait plus de ce qui aurait dû tant frapper son imagination? Cette surprise et cette frayeur s'étaient effacées comme un rêve, et son esprit restait absorbé par un dernier tableau frais et pur, où elle ne voyait plus que des fleurs, des gazons, des oiseaux babillant dans le feuillage, et un beau jeune homme qui la guidait dans ce labyrinthe enchanté, en lui disant de douces et chastes paroles.
Lorsque Mila eut dépassé la croix du Destatore, elle descendit de sa monture, ainsi que, par prudence pour elle-même, Carmelo le lui avait recommandé. Elle attacha les rênes à l'arçon de la selle, et fit siffler une branche aux oreilles de Bianca. L'intelligente bête bondit et reprit au galop le chemin de Nicolosi, n'ayant besoin de personne pour regagner son gîte. Mila continua donc la route à pied, évitant d'approcher de Mal-Passo: mais, par une véritable fatalité, Fra-Angelo revenait en cet instant du palais de la Serra, et il regagnait son couvent par un chemin détourné, si bien que Mila se trouva face à face avec lui.
La pauvrette essaya bien de croiser sa mantellina et de marcher vite, comme si elle ne voyait point son oncle.
«D'où venez-vous, Mila? fut l'apostrophe qui l'arrêta au passage, et d'un ton qui ne souffrait pas d'hésitation.
—Ah! mon oncle, répondit-elle en écartant son voile: je ne vous voyais pas, j'avais le soleil dans les yeux.
—D'où venez-vous, Mila? répéta le moine sans daigner discuter la vraisemblance de cette réponse.
—Eh bien! mon oncle, dit résolument Mila, je ne vous ferai pas de mensonge: je vous voyais fort bien.
—Je le sais; mais vous me direz d'où vous venez?
—Je viens du couvent, mon oncle... Je vous cherchais... et, ne vous y trouvant point, je retournais à la ville.
—Qu'aviez-vous donc de si pressé à me dire, ma chère fille? Il faut que ce soit bien important, pour que vous osiez courir seule ainsi la campagne, contrairement à vos habitudes? Allons, répondez donc! vous ne dites rien! vous ne pouvez pas mentir, Mila!
—Si fait, mon oncle, si fait!... Je venais...» Et elle s'arrêta court, tout éperdue, car elle n'avait rien préparé pour cette rencontre, et tout son esprit l'abandonnait.
—Vous perdez la tête, Mila, reprit le moine, car je vous dis que vous ne savez pas mentir, et vous me répondez: Si fait! Grâce au ciel, vous n'y entendez rien. N'essayez donc pas, mon enfant, et dites-moi franchement d'où vous venez-vous?
—Eh bien! mon oncle, je ne peux pas vous le dire.
—Oui-dà! s'écria Fra-Angelo en fronçant le sourcil. Je vous ordonne de le dire, moi!
—Impossible, mon cher oncle, impossible, dit Mila en baissant la tête, vermeille de honte, et les yeux pleins de larmes; car il lui était bien douloureux de voir, pour la première fois, son digne oncle courroucé contre elle.
—Alors, reprit Fra-Angelo, vous m'autorisez à croire que vous venez de faire une démarche insensée, ou une mauvaise action!
—Ni l'une ni l'autre! s'écria Mila en relevant la tête. J'en prends Dieu à témoin!
—O Dieu! dit le moine d'un ton désolé, que vous me faites de mal en parlant ainsi, Mila! seriez-vous capable de faire un faux serment?
—Non, mon oncle, non, jamais!
—Mentez à votre oncle, si bon vous semble, mais ne mentez pas à Dieu!
—Suis-je donc habituée à mentir! s'écria encore la jeune fille avec fierté, et dois-je être soupçonnée par mon oncle, par l'homme qui me connaît si bien, et à l'estime duquel je tiens plus qu'à ma vie?
—En ce cas, parle! répondit Fra-Angelo en lui prenant le poignet d'une manière qu'il crut engageante et paternelle, mais qui meurtrit le bras de l'enfant et lui arracha un cri d'effroi. Pourquoi donc cette terreur? reprit le moine stupéfait. Ah! vous êtes coupable, jeune fille; vous venez de faire, non un péché, je ne puis le croire, mais une folie, ce qui est le premier pas dans la mauvaise voie. S'il n'en était pas ainsi, vous ne reculeriez pas effrayée devant moi; vous n'auriez pas essayé de me cacher votre visage en passant; vous n'auriez pas surtout essayé de mentir! Et maintenant, comme il est impossible que vous ayez un secret innocent pour moi, vous ne refuseriez pas de vous expliquer.
—Eh bien, mon oncle, c'est pourtant un secret très-innocent qu'il m'est impossible de vous révéler. Ne m'interrogez plus. Je me laisserais tuer plutôt que de parler.
—Au moins, Mila, promettez-moi de le dire à votre père, ce secret que je ne dois pas savoir!
—Je ne vous promets pas cela; mais je vous jure que je le dirai à la princesse Agathe.
—Certes, j'estime et je vénère la princesse Agathe, répondit le moine; mais je sais que les femmes ont entre elles une rare indulgence pour certains écarts de conduite, et que les femmes vertueuses ont d'autant plus de tolérance qu'elles connaissent moins le mal. Je n'aime donc pas que vous ayez à chercher un refuge contre la honte dans le sein de votre amie, au lieu de pouvoir expliquer, la tête haute, votre conduite à vos parents. Allez, Mila, je n'insiste pas davantage puisque vous m'avez retiré votre confiance; mais je vous plains de n'avoir pas le cœur pur et tranquille, ce soir, comme vous l'aviez ce matin. Je plains mon frère qui mettait en vous son orgueil et sa joie; je plains le vôtre, qui bientôt sans doute aura à répondre de votre conduite devant les hommes, et qui se fera de mauvaises affaires s'il ne veut vous laisser insulter à son bras. Malheur, malheur aux hommes d'une famille, quand les femmes, qui en devraient garder l'honneur, comme les Vestales gardaient le feu sacré, violent les lois de la prudence, de la pudeur et de la vérité.»
Fra-Angelo passa outre, et la pauvre Mila resta atterrée sous cette malédiction, à genoux sur les pierres du chemin, la joue pâle et le cœur oppressé de sanglots.
«Hélas! se disait-elle, il me semblait jusqu'ici que ma conduite n'était pas seulement innocente, mais qu'elle était courageuse et méritoire. Oh! que les lois de la réserve et la nécessité d'une bonne renommée sont donc rudes pour les femmes, puisque, lors même qu'il s'agit de sauver sa famille, il faut s'attendre au blâme des êtres qu'on aime le mieux! Ai-je donc eu tort de me fier aux promesses du prince? Il pouvait me tromper, il est vrai! Mais puisque sa conduite m'a prouvé sa loyauté et sa vertu, dois-je me reprocher d'avoir cru en lui? N'était-ce pas la divination de la vérité qui me poussait vers lui, et non une folle et imprudente curiosité?»
Elle reprit le chemin de la plaine; mais, tout en marchant, elle interrogea sévèrement sa conscience, et quelques scrupules lui vinrent. N'avait-elle pas été poussée par l'orgueil d'accomplir des choses difficiles et périlleuses, dont on ne l'avait pas jugée capable? Ne s'était-elle pas laissée influencer par la grâce et la beauté de l'inconnu, et aurait-elle eu autant de confiance dans un homme moins jeune et moins éloquent?
«Mais qu'importe, après tout, se disait-elle. Quel mal ai-je fait, et qu'aurait-on à me reprocher, si on avait eu les yeux sur moi? J'ai risqué d'être méconnue et calomniée, et certes c'est là une faute quand on agit ainsi par égoïsme ou par coquetterie; mais quand on s'expose pour sauver son père et son frère!
«Madame Agathe sera mon juge; elle me dira si j'ai bien ou mal fait, et si elle eût agi comme moi.»
Mais que devint la pauvre Mila, lorsque, dès les premiers mots de son récit, la princesse l'interrompit en lui disant: «O ma fille! c'était le Piccinino!»
Mila essaya de se débattre contre la réalité. Elle raconta qu'au dire de tout le monde, le Piccinino était court, trapu, mal fait, affligé d'une laideur atroce, et qu'il avait la figure ombragée d'une chevelure et d'une barbe touffues; tandis que l'étranger était si élégant dans sa petite taille, si gracieux et si noble dans ses manières!
«Mon enfant, dit la princesse, il y a un faux Piccinino qui joue le rôle de son maître auprès des gens dont ce dernier se méfie, et qui le jouerait au besoin en face des gendarmes et des juges, s'il tombait en leur pouvoir. C'est une horrible et féroce créature, qui ajoute, par la terreur de son aspect, à celle que répandent les expéditions de la bande. Mais le vrai Piccinino, celui qui s'intitule le justicier d'aventure et qui dirige toutes les opérations des brigands de la montagne, celui qu'on ne connaît point et qu'on saisirait sans pouvoir constater qu'il ait jamais été le chef ou le complice de ces bandes, c'est un beau jeune homme, instruit, éloquent, libertin et rusé: c'est Carmelo Tomabene que vous avez vu à la fontaine.»
Mila fut si interdite qu'elle faillit ne pas continuer son récit. Comment avouer qu'elle avait été la dupe d'un hypocrite, et qu'elle s'était mise à la merci d'un libertin? Elle confessa tout, cependant, avec une sincérité complète, et, quand elle eut fini, elle se remit à pleurer, en songeant aux dangers qu'elle avait courus et aux suppositions dont elle serait l'objet, si le Piccinino venait à se vanter de sa visite.
Mais Agathe, qui avait plus d'une fois tremblé en l'écoutant, et qui s'était promis de lui reprocher son imprudence, en lui démontrant que le Piccinino était trop habile pour avoir eu réellement besoin de son secours, fut désarmée par son chagrin naïf, et la pressa contre son sein pour la consoler. Ce qui la frappait d'ailleurs, au moins autant que la témérité de cette jeune fille, c'était le courage physique et moral qui l'avait inspirée; c'était sa résolution de se tuer à la moindre imminence d'une insulte; c'était son dévouement sans bornes et sa confiance généreuse. Elle la remercia donc avec tendresse de ce qu'elle avait été mue en partie par le désir de la délivrer d'un ennemi; et, enfin, en recevant l'assurance que l'abbé Ninfo était bien entre les mains du justicier; un autre sentiment de joie la domina tellement, qu'elle baisa les mains de la petite Mila en l'appelant sa bonne fée et son ange de salut.
Mila consolée et réconciliée avec elle-même, la princesse, retrouvant avec elle un éclair de gaieté enfantine, lui proposa de faire une autre toilette pour se rafraîchir de son voyage, et d'aller ensuite surprendre son père et son frère chez le marquis. «Nous irons à pied, lui dit-elle, car c'est tout près d'ici, en passant par nos jardins, et nous dînerons ensemble auparavant. Si bien que nous aurons l'ombre et la brise de la première heure de nuit, et puis un compagnon de voyage sur lequel vous ne comptez peut-être pas, mais qui ne vous déplaira point, car il est de vos amis.
—Nous verrons qui ce peut être,» dit en souriant Mila, qui devinait fort bien, mais qui, à l'endroit de son secret de cœur, et pour cela seulement, retrouvait toute la prudence de son esprit féminin.
Le repas et les préparatifs des deux amies prirent environ une heure; après quoi la camériste vint dire à l'oreille de la princesse: «Le jeune homme d'hier soir, au fond du jardin, près de la grille de l'Est.»
«C'est cela, dit la princesse entraînant Mila; c'est notre chemin.» Et elles se mirent à courir à travers le parc, joyeuses et légères; car toutes deux renaissaient à l'espérance du bonheur.
Magnani se promenait mélancolique et absorbé, attendant qu'on vînt l'avertir d'entrer dans le palais, lorsque deux femmes voilées, sortant des buissons de myrtes et d'orangers et accourant à lui, s'emparèrent chacune d'un de ses bras, et l'entraînèrent dans leur course folâtre sans lui rien dire. Il les reconnut bien, la princesse cependant plutôt que Mila, qui ne lui paraissait pas vêtue comme de coutume sous sa mante légère; mais il se sentait trop ému pour parler, et il feignait d'accepter cette plaisanterie gracieuse avec gaieté. Le sourire errait sur ses lèvres, mais le trouble était dans son cœur, et s'il essayait de se distraire de celui que lui causait Agathe, il ne retrouvait pas beaucoup de calme en sentant Mila s'appuyer sur son bras.
Ce ne fut qu'à l'entrée du parc de la Serra que la princesse entr'ouvrit son voile pour lui dire: «Mon cher enfant, j'avais l'intention de causer avec vous chez moi; mais l'impatience que j'éprouve d'annoncer une bonne nouvelle à nos amis, réunis chez le marquis, m'a engagée à vous y amener avec nous. La soirée tout entière nous appartient, et je vous parlerai ici aussi bien qu'ailleurs. Mais avançons sans faire de bruit; on ne nous attend pas, et je veux que nous les surprenions.»
Le marquis et ses hôtes, après avoir longtemps causé, étaient encore sur la terrasse du palais à contempler l'horizon maritime embrasé par les derniers rayons du soleil, tandis que les étoiles s'allumaient au zénith. Michel écoutait avec un vif intérêt M. de la Serra, dont la conversation était instructive sans jamais cesser d'être aimable et naturelle. Quelle fut sa surprise, lorsqu'en se retournant il vit trois personnes assises autour de la table chargée de rafraîchissements, qu'il venait de quitter pour s'approcher de la balustrade, et que, dans ces trois personnes, il reconnut Agathe, Mila et Magnani!
Il n'eut d'yeux d'abord que pour Agathe, à tel point qu'il reconnaissait à peine sa sœur et son ami. La princesse était cependant mise le plus simplement du monde, d'une petite robe de soie gris de perle avec un guardaspalle de dentelle noire jeté sur sa tête et sur ses épaules. Elle lui parut un peu moins jeune et moins fraîche qu'il ne l'avait vue aux lumières. Mais, au bout d'un instant, la grâce de ses manières, son sourire candide, son regard pur et ingénu, la lui firent trouver plus jeune et plus attrayante encore que le premier jour.
«Vous êtes étonné de voir ici votre chère enfant? dit-elle à Pier-Angelo. Mais ne vous avait-elle pas déclaré qu'elle ne dînerait point seule? Et vous voyez! vous l'avez laissée à la maison, et, comme la Cenerentola, elle vous paraît au milieu de la fête resplendissante de parure et de beauté. Quant à maître Magnani, c'est l'enchanteur qui l'accompagne; mais comme nous n'avons point affaire ici à don Magnifico, l'enchanteur ne fascinera pas ses yeux pour l'empêcher de reconnaître sa fille chérie. Cendrillon peut donc braver tous les regards.
En parlant ainsi, Agathe enleva le voile de Mila, qui parut resplendissante comme un soleil; c'est le style de la légende.
Michel regarda sa sœur. Elle était radieuse de confiance et de gaieté. La princesse lui avait mis une robe de soie rose vif et plusieurs rangs de grosses perles fines autour du cou et des bras. Une couronne de fleurs naturelles d'une beauté splendide et arrangées avec un art exquis ceignait sa tête brune sans cacher les trésors de sa chevelure. Ses petits pieds étaient chaussés avec recherche, et ses jolis doigts faisaient rouler et étinceler le riche éventail d'Agathe avec autant de grâce et de distinction qu'une marchesina. C'était, à la fois, une muse de la renaissance, une jeune patricienne et une belle fille du Midi, brillante de santé, de noblesse et de poésie.
Agathe la regardait d'un air d'orgueil maternel, et parlait d'elle avec un tendre sourire à l'oreille de Pier-Angelo.
Michel observa ensuite Magnani. Ce dernier regardait tour à tour la modeste princesse et la belle filandière du faubourg avec une émotion étrange. Il ne comprenait pas plus que Michel dans quel rêve bizarre et enivrant il se trouvait lancé. Mais il est certain qu'il ne voyait plus Mila qu'à travers un reflet d'or et de feu émané d'Agathe et projeté sur elle comme par magie.
XLI.
JALOUSIE ET RECONNAISSANCE.
La princesse attira le marquis et Pier-Angelo à l'écart pour leur dire que l'abbé était entre les mains du Piccinino et qu'elle venait d'en recevoir la nouvelle par un témoin oculaire qu'il lui était interdit de nommer.
On apporta ensuite de nouveaux sorbets et on se remit à causer. Malgré le trouble et la timidité de Magnani, malgré l'enivrement et les distractions de Michel, la princesse et le marquis eurent bientôt tranquillisé ces deux jeunes gens, grâce à l'intelligente prévenance et au grand art d'être simple que possèdent les gens bien élevés quand le fond du caractère répond chez eux au charme du savoir-vivre. Ainsi, Agathe sut interroger Michel à propos des choses qu'il savait et sentait bien. De son côté, le jeune artiste fut ravi de la manière dont elle comprenait l'art, et il grava dans sa mémoire plusieurs définitions profondes qui lui échappèrent plutôt qu'elle ne les formula, tant il y eut de naturel dans son expression. En s'adressant à lui elle semblait le consulter plutôt que l'instruire, et son regard, animé d'une sympathie pénétrante, semblait chercher, dans celui de Michel, la sanction de ses opinions et de ses idées.
Magnani comprenait tout, et, s'il se hasardait rarement à prendre la parole, il était facile de lire dans sa physionomie intelligente que rien de ce qu'on disait ne dépassait la portée de son esprit. Ce jeune homme avait d'heureuses facultés qui seraient peut-être restées incultes sans sa passion romanesque. Dès le jour où il s'était épris de la princesse, il n'avait cessé d'occuper une partie de ses loisirs à lire et à s'instruire dans l'étude des œuvres d'art qu'il avait pu contempler. Il avait employé ses vacances, que les artisans appellent la morte-saison, à parcourir à pied la Sicile et à voir les richesses que l'antiquité a semées sur cette terre, si belle d'ailleurs par elle-même. Tout en se disant qu'il était résolu à rester humble et obscur, et en se persuadant qu'il ne voulait pas déroger à la rude simplicité de sa race, il avait été poussé à s'éclairer par un instinct irrésistible.
L'entretien, devenu général, fut plein d'abandon, de charme et même d'enjouement, grâce aux saillies de Pier-Angelo et aux naïvetés de Mila. Mais ces naïvetés furent si touchantes que, loin de faire souffrir l'amour-propre de Michel en présence de la princesse, elles lui firent apparaître sous un jour nouveau les quinze ans de sa petite sœur. Il est certain qu'il n'avait pas assez tenu compte de l'immense changement qu'une année de plus apporte dans les idées d'une jeune fille de cet âge, lorsque, croyant encore avoir affaire à un enfant irréfléchi et craintif, il avait, d'un mot, cherché à ruiner toutes les espérances de son cœur. Dans chaque parole que disait Mila il y avait pourtant un progrès bien grand de l'intelligence et de la volonté, et le contraste de ce développement de l'esprit avec l'inexpérience, la candeur et l'abandon de l'âme, offrait un spectacle à la fois plaisant et attendrissant. La princesse, avec ce tact délicat que possèdent seules les femmes, faisait ressortir par ses réponses la charmante Mila, et jamais Michel, ni Magnani, ni Pier-Angelo lui-même, ne se fussent avisés auparavant du plaisir qu'on pouvait goûter à causer avec cette jeune fille.
La lune monta, blanche comme l'argent, dans le ciel pur. Agathe proposa une promenade dans les jardins. On partit ensemble; mais bientôt la princesse s'éloigna avec Magnani, dont elle prit familièrement le bras, et ils se tinrent, pendant une demi-heure, à une telle distance de leurs amis, que souvent même Michel les perdit de vue.
Ce qu'Agathe put dire et confier au jeune artisan, pendant cette promenade, qui parut si longue et si extraordinaire au jeune Michel-Angelo, nous ne le dirons point ici; nous ne le dirons même pas du tout. Le lecteur le devinera en temps et lieu.
Mais Michel ne pouvait s'en faire la moindre idée, et il était au supplice. Il n'écoutait plus le marquis, il avait besoin de contredire et de tourmenter Mila. Il railla et blâma tout bas sa toilette, et la fit presque pleurer: si bien que la petite lui dit à l'oreille: «Michel, tu as toujours été jaloux, et tu l'es dans ce moment-ci.
—Et de quoi donc? répondit-il avec amertume: de ta robe rose et de ton collier de perles?
—Non pas, dit-elle, mais de ce que la princesse témoigne de l'amitié et de la confiance à ton ami. Oh! quand nous étions enfants, je me souviens bien que tu boudais quand notre mère m'embrassait plus que toi!»
Lorsque la princesse et Magnani vinrent les rejoindre, Agathe paraissait calme et Magnani attendri. Pourtant sa noble figure était plus sérieuse encore que de coutume, et Michel remarqua que ses manières avaient subi un notable changement. Il ne paraissait plus éprouver la moindre confusion en présence d'Agathe. Lorsqu'elle lui adressait la parole, la réponse ne tremblait plus sur ses lèvres, il ne détournait plus ses regards avec effroi, et, au lieu de cette angoisse terrible qu'il avait montrée auparavant, il était calme, attentif et recueilli. On causa encore quelques instants, puis la princesse se leva pour partir. Le marquis lui offrit sa voiture. Elle la refusa. «J'aime mieux m'en aller à pied, par les sentiers, comme je suis venue, dit-elle; et, comme il me faut un cavalier quoique nous n'ayons plus d'ennemis à craindre, je prendrai le bras de Michel-Angelo.... à moins qu'il ne me le refuse!» ajouta-t-elle avec un sourire tranquille en voyant l'émotion du jeune homme.
Michel ne sut rien répondre; il s'inclina et offrit son bras. Une heure plus tôt il aurait été transporté de joie. Maintenant, son orgueil souffrait de recevoir en public une faveur que Magnani avait obtenue en particulier et comme en secret.
Pier-Angelo partit de son côté avec sa fille, à laquelle Magnani n'offrit point le bras. Tant de cérémonie courtoise n'était point dans ses habitudes. Il affectait d'ignorer la politesse par haine pour l'imitation; mais, au fond, il avait toujours des manières douces et des formes bienveillantes. Au bout de dix pas, il se trouva si près de Mila, que, naturellement, pour l'aider à se diriger dans les ruelles obscures du faubourg, il prit le coude arrondi de la jeune fille dans sa main, et la guida ainsi, en la soutenant, jusque chez elle.
Michel était parti cuirassé dans sa fierté, accusant, in petto, la princesse de caprice et de coquetterie, et bien résolu à ne pas se laisser éblouir par ses avances. Cependant, il s'avouait à lui-même qu'il ne comprenait absolument rien au dépit qu'il ressentait contre elle. Il était forcé de se dire qu'elle était d'une incomparable bonté, et que si, en effet, elle était l'obligée du vieux Pier-Angelo, elle payait sa dette avec tous les trésors de sensibilité et de délicatesse que peut renfermer le cœur d'une femme.
Mais Michel ne pouvait oublier tous les problèmes que son imagination cherchait depuis deux jours à résoudre; et la manière dont, en ce moment même, la princesse serrait son bras en marchant, comme une amante passionnée ou comme une personne nerveuse peu habituée à la marche, en était un nouveau que n'expliquait pas suffisamment la vraisemblance d'un service rendu par son père à la signora.
Il avança d'abord résolument et en silence, se disant qu'il ne parlerait point le premier, qu'il ne se sentirait point ému, qu'il n'oublierait pas que le bras de Magnani avait pu être pressé de la même façon; qu'enfin il se tiendrait sur ses gardes: car, ou la princesse Agathe était folle, ou elle cachait, sous les dehors de la vertu et de l'abattement, une coquetterie insensée.
Mais tous ces beaux projets échouèrent bientôt. La région ombragée qu'ils traversaient, parmi des terres cultivées et plantées avec soin, était une suite de petits jardins appartenant à des artisans aisés ou à des bourgeois de la ville. Un joli sentier côtoyait ces enclos, séparés seulement par des buissons, des rosiers ou des plates-bandes d'herbes aromatiques. Çà et là des berceaux de vigne jetaient une ombre épaisse sur les pas de Michel. La lune ne lui prêtait plus que des rayons obliques et incertains. Mille parfums s'exhalaient de la campagne en fleurs, et la mer bruissait au loin d'une voix amoureuse derrière les collines. Les rossignols chantaient dans les jasmins. Quelques voix humaines chantaient aussi à distance et défiaient gaiement l'écho; mais il n'y avait personne sur le sentier que suivaient Michel et Agathe. Les petits jardins étaient déserts. Michel se sentait oppressé, sa marche se ralentissait, son bras tremblait convulsivement. Une légère brise faisait flotter près de son visage le voile de la princesse, et il s'imaginait entendre des paroles mystérieuses se glisser à son oreille. Il n'osait pas se retourner pour voir si c'était le souffle d'une femme ou celui de la nuit qui le caressait de si près.
«Mon cher Michel, lui dit la princesse d'un ton calme et confiant qui le fit tomber du ciel en terre, je vous demande pardon; mais il faut que je reprenne haleine. Je n'ai guère l'habitude de marcher, et je me sens très fatiguée. Voici un banc sous une tonnelle de girofliers qui m'invite à m'asseoir cinq minutes, et je ne pense pas que les propriétaires de ce petit jardin me fissent un crime d'en profiter s'ils me voyaient.»
Michel la conduisit au banc qu'elle lui désignait, et, encore une fois ramené à la raison, il s'éloigna respectueusement de quelques pas pour aller contempler une petite fontaine dont le doux gazouillement ne put le distraire de sa rêverie.
«Oui, oui, c'était un rêve, ou bien c'est ma petite sœur Mila qui m'a donné ce baiser. Elle est railleuse et folâtre! elle eût pu m'expliquer le grand mystère du médaillon, si je l'eusse interrogée franchement et sérieusement. Sans doute il y a à tout cela une cause très naturelle dont je ne m'avise pas. N'en est-il pas toujours ainsi des causes premières? La seule qu'on ne devine pas, c'est justement la plus simple. Ah! si Mila savait avec quel danger elle se joue, et le mal dont elle pourrait préserver ma raison en me disant la vérité!... Je la presserai tellement demain qu'elle m'avouera tout!»
Et pendant que Michel se parlait ainsi à lui-même, l'eau cristalline murmurait toujours dans l'étroit bassin où tremblotait le spectre de la lune. C'était un petit monument de terre cuite, d'une naïveté classique, qui épanchait cette onde discrète; un Cupidon marin saisissant une grosse carpe, dont la bouche lançait d'un pied de haut le filet d'eau dans le réservoir. L'artisan qui avait exécuté cette figurine avait voulu lui donner l'air mutin, mais il n'avait réussi qu'à donner aux gros yeux de la carpe une expression de férocité grotesque. Michel regardait ce groupe sans le voir, et c'était en vain que la nuit se faisait belle et parfumée; lui, l'amant passionné de la nature, perdu dans ses propres pensées, lui refusait ce soir-là son hommage accoutumé.
Et pourtant ce murmure de l'eau agissait sur son imagination sans qu'il voulût s'en rendre compte. Il lui rappelait une harmonie semblable, le murmure timide et mélancolique dont la Naïade de marbre remplissait la grotte du palais Palmarosa en épanchant son urne dans la conque; et les délices de son rêve repassaient devant lui, et Michel eût voulu pouvoir s'endormir là pour retrouver son hallucination.
«Mais quoi! se dit-il tout à coup, ne suis-je pas un novice bien ridicule? Ne s'est-on pas arrêté ici pour m'inviter à prolonger un tête-à-tête brûlant? Ce que j'ai pris pour une froide explication du trouble qu'on éprouvait, cette fatigue soudaine, cette fantaisie de s'asseoir dans le jardin du premier venu, n'est-ce point un encouragement à ma timidité farouche?»
Il s'approcha vivement de la princesse, et se sentit enhardi par l'ombre de la tonnelle. Le banc était si petit, qu'à moins de l'engager à lui faire place, il ne pouvait s'asseoir à ses côtés. Il s'assit sur l'herbe, non pas précisément à ses pieds, mais assez près pour être bientôt plus près encore.
«Eh bien, Michel, lui dit-elle avec une incroyable douceur dans la voix, êtes-vous donc fatigué, vous aussi?
—Je suis brisé, répondit-il d'un ton ému qui fit tressaillir la princesse.
—Quoi donc! seriez-vous malade, mon enfant?» lui dit-elle en étendant vers lui sa main qui rencontra, dans l'obscurité, la chevelure soyeuse du jeune homme.
D'un bond il fut à ses genoux, la tête courbée et comme fasciné sous cette main qui ne le repoussait point, les lèvres collées sur un pan de cette flottante robe de soie qui ne pouvait révéler ses transports; incertain, hors de lui, sans courage pour déclarer sa passion, sans force pour y résister.
«Michel, s'écria la princesse en laissant retomber sa main sur le front brûlant du jeune fou, vous avez la fièvre, mon enfant! votre tête brûle!... Oui, oui, ajouta-t-elle en touchant ses joues avec une tendre sollicitude, vous avez eu trop de fatigue ces jours derniers; vous avez veillé deux nuits de suite, et quoique vous vous soyez jeté quelques heures ce matin sur votre lit, vous n'avez peut-être pas dormi. Et moi, je vous ai fait trop parler ce soir. Il faut rentrer. Partons; vous me laisserez à la porte de mon parc; vous irez bien vite chez vous. Je voulais vous dire quelque chose ce soir; mais je crains que vous ne tombiez malade; quand vous serez tout à fait reposé, demain peut-être, je vous parlerai.»
Elle voulait se lever; mais Michel était agenouillé sur le bas de sa robe. Il retenait contre son visage, il attirait à ses lèvres cette belle main qui ne se dérobait point à ses caresses.
«Non, non, s'écria impétueusement Michel, laissez-moi mourir ici. Je sais bien que demain vous me chasserez à jamais de votre présence; je sais bien que je ne vous reverrai plus, maintenant que vous voyez ce qui se passe en moi. Mais il est trop tard, et je deviens fou! Ah! ne feignez pas de croire que je sois malade pour avoir travaillé le jour et veillé la nuit! Ne soyez pas effrayée de découvrir la vérité: c'est votre faute, Madame, vous l'avez voulu! Pouvais-je résister à tant de joies? Agathe, repoussez-moi, maudissez-moi; mais demain, mais ce soir, rendez-moi le baiser que j'ai rêvé dans la grotte de la Naïade!
—Ah! Michel, s'écria la princesse avec un accent impossible à rendre, tu l'as donc senti; tu m'as donc vue? tu sais donc tout? On te l'a dit, ou tu l'as deviné? C'est Dieu qui le veut. Et tu crains que je ne te chasse? tu crains que je ne te maudisse? Oh! mon Dieu! est-ce possible! Et ce qui se passe dans ton cœur ne te révèle-t-il pas l'amour dont le mien est rempli?»
En parlant ainsi, la belle Agathe jeta ses deux bras autour du cou de Michel, et, attirant, sa tête contre son sein, elle la couvrit de baisers ineffables.
Michel avait dix-huit ans, une âme de feu, une organisation inquiète et dévorante, un grand orgueil, un esprit entreprenant. Toutefois, son âme était pure comme son âge, et le bonheur le trouva chaste et religieusement prosterné. Toute sa jalousie, tous ses soupçons outrageants s'évanouirent. Il ne songea plus à se demander comment une personne si austère et qui passait pour n'avoir jamais eu d'amant, pouvait tout à coup, à la première vue, s'éprendre d'un enfant tel que lui, et le lui déclarer avec un abandon si complet. Il ne sentit que la joie d'être aimé, une reconnaissance enthousiaste et sans bornes, une adoration fervente, aveugle. Des bras d'Agathe il tomba à ses pieds et les couvrit de baisers passionnés, presque dévots.
«Non, non, pas à mes pieds, sur mon cœur!» s'écria la princesse; et l'y retenant longtemps avec une étreinte exaltée, elle fondit en larmes.
Ces larmes étaient si vraies, elles avaient une si sainte éloquence, que Michel fut inondé de sympathie. Son sein se gonfla et se brisa en sanglots, une volupté divine effaça toute idée de volupté terrestre. Il s'aperçut que cette femme ne lui inspirait aucun désir profane, qu'il était heureux et non agité dans ses bras, que mêler ses larmes aux siennes et se sentir aimé d'elle était un bonheur plus grand que tous les transports que sa jeunesse avait rêvés; qu'enfin il la respectait jusqu'à la crainte en la tenant pressée sur son cœur, et que jamais, entre elle et lui, il n'y aurait une pensée que les anges ne pussent lire en souriant.
Il sentit tout cela confusément sans doute, mais si profondément et d'une façon tellement victorieuse, qu'Agathe ne se douta jamais du mauvais mouvement de fatuité qui l'avait attiré à ses pieds quelques minutes auparavant.
Alors Agathe, levant vers le ciel ses beaux yeux humides, pâle au clair de la lune, et comme ravie dans une divine extase, s'écria avec transport: «O mon Dieu! que je te remercie! Voici le premier moment de bonheur que tu me donnes; mais je ne me plains pas de l'avoir attendu si longtemps: car il est si grand, si pur, si complet, qu'il efface et rachète toutes les douleurs de ma vie!»
Elle était si belle, elle parlait avec un enthousiasme si sincère, que Michel crut voir une sainte des anciens jours. «O mon Dieu! mon Dieu! dit-il d'une voix étouffée, moi aussi je te bénis! qu'ai-je fait pour mériter un semblable bonheur? Être aimé d'elle! Oh! c'est un rêve, je crains de m'éveiller!
—Non, ce n'est pas un rêve, Michel, reprit la princesse en reportant sur lui son regard inspiré; c'est la seule réalité de ma vie, et ce sera celle de toute la tienne. Dis-moi, quel autre être que toi pouvais-je aimer sur la terre? Jusqu'ici je n'ai fait que souffrir et languir; mais, à présent que tu es là, il me semble que j'étais née pour les plus grandes félicités humaines. Mon enfant, mon bien-aimé, ma consolation souveraine, mon seul amour! Oh! je ne puis plus parler, je ne saurais rien te dire, la joie m'inonde et m'accable!...
—Non, non, ne parlons pas, s'écria Michel, aucune parole ne pourrait rendre ce que j'éprouve; et, grâce au ciel, je ne comprends pas encore toute l'étendue de mon bonheur, car, si je le comprenais, il me semble que j'en mourrais!»
XLII.
CONTRE-TEMPS.
Des pas qui se firent entendre à peu de distance les arrachèrent, tous les deux à cette enivrante divagation. La princesse se leva, un peu effrayée de l'approche de ces promeneurs, et, saisissant le bras de Michel, elle reprit avec lui le chemin de sa villa. Elle marchait plus vite qu'auparavant, soigneusement voilée, mais appuyée sur lui avec une sainte volupté. Et lui, palpitant, éperdu de joie, mais pénétré d'un respect immense, il osait à peine de temps en temps porter à ses lèvres la main d'Agathe qu'il tenait dans les siennes.
Ce ne fut qu'en apercevant devant lui la grille du jardin de la villa qu'il recouvra la parole avec l'inquiétude... «Eh quoi! déjà vous quitter? dit-il; nous séparer si tôt! C'est impossible! Je vais expirer d'ivresse et de désespoir.
—Il faut nous quitter ici, dit la princesse. Le temps n'est pas encore venu où nous ne nous quitterons plus. Mais cet heureux jour luira bientôt pour nous. Sois tranquille, laisse-moi faire. Repose-toi sur moi et sur ma tendresse infinie du soin de nous réunir pour jamais.
—Est-ce possible? ce que j'entends est-il sorti de votre bouche? Ce jour viendra! nous serons unis? nous ne nous quitterons jamais? Oh! ne vous jouez pas de ma simplicité! Je n'ose pas croire à tant de bonheur, et pourtant, quand c'est vous qui le dites, je ne peux pas douter!
—Doute plutôt de la durée des étoiles qui brillent sur nos têtes, doute plutôt de ta propre existence que de la force de mon âme pour vaincre ces obstacles qui te semblent si grands et qui me paraissent à moi si petits désormais! Ah! le jour où je n'aurai plus à craindre que le monde, je me sentirai bien forte, va!
—Le monde! dit Michel, oui, j'y songe; j'avais oublié tout ce qui n'était pas vous et moi. Le monde vous reniera, le monde s'indignera contre vous, et cela à cause de moi! Mon Dieu, pardonne-moi les élans d'orgueil que j'ai ressentis! Je les déteste à présent... Oh! que personne ne le sache jamais, et que mon bonheur soit enseveli dans le mystère! Je le veux ainsi, je ne souffrirai jamais que vous vous perdiez pour l'amour de moi.
—Noble enfant! s'écria la princesse, rassure-toi; nous vaincrons ensemble; mais je te remercie de ce mouvement de ton cœur. Oh! oui, tous tes élans sont généreux, je le sais. Je ne suis pas seulement heureuse, je suis fière de toi!»
Et elle prit à deux mains la tête de l'enfant pour l'embrasser encore.
Mais Michel crut entendre encore des pas à peu de distance, et la crainte de compromettre cette femme si brave l'emporta sur le sentiment de son bonheur. «Nous pouvons être surpris ou épiés, lui dit-il: je suis sûr qu'on vient par ici. Fuyez! moi je me tiendrai caché dans ces massifs jusqu'à ce que ces curieux ou ces passants se soient éloignés. Mais à demain, n'est-ce pas?...
—Oh! certes, à demain, répondit-elle. Viens ici dès le matin, comme pour travailler, et monte jusqu'à mon casino.»
Elle le pressa encore dans ses bras, et, entrant dans le parc, elle disparut derrière les arbres.
Le bruit qui s'était fait entendre avait cessé, comme si les gens qui s'approchaient avaient changé de direction.
Michel resta longtemps immobile et comme privé de raison. Après tant d'illusions charmantes, après tant d'efforts pour n'y point croire, il retombait plus que jamais sous l'empire des songes, du moins il le craignait. Il n'osait se croire éveillé, il avait peur de faire un pas, un mouvement, qui dissipassent encore une fois le prestige, comme dans la grotte de la Naïade. Il ne pouvait se décider à interroger la réalité. La vraisemblance même l'épouvantait. Comment et pourquoi Agathe l'aimait-elle? A cela il ne trouvait point de réponse, et alors il repoussait cette interrogation comme un blasphème. «Elle m'aime, elle me l'a dit! s'écriait-il intérieurement. En douter serait un crime; si je me méfiais de sa parole, je ne serais pas digne de son amour.»
Et il se plongeait dans un océan de délices. Il élevait ses pensées vers le ciel qui l'avait fait naître si heureux. Il se sentait capable des plus grandes choses, puisqu'il était jugé digne des plus grandes joies. Jamais il n'avait cru avec tant de ferveur à la bonté divine, jamais il ne s'était senti si fier et si humble, si pieux et si brave.
«Ah! pardonne-moi, mon Dieu, disait-il encore dans son cœur; jusqu'à ce jour je me croyais quelque chose. J'avais de l'orgueil, je m'abandonnais à l'amour de moi-même; et pourtant je n'étais pas aimé! C'est d'aujourd'hui seulement que j'existe. J'ai reçu la vie, j'ai reçu une âme, je suis homme! Mais je n'oublierai plus que, seul, je ne suis rien, et que l'enthousiasme qui me possède, la puissance qui me déborde, la chasteté dont je sens aujourd'hui le prix, sont nés sous le souffle de cette femme et ne vivent en moi que par elle. O jour de félicités sans bornes! calme souverain, ambition assouvie sans égoïsme et sans remords! Victoire enivrante qui laisse le cœur modeste et généreux! L'amour est tout cela, et plus encore. Que tu es bon, mon Dieu, de ne m'avoir pas permis de le deviner d'avance, et que cette surprise augmente l'ivresse d'une âme au sortir de son propre néant!...»
Il allait se retirer lentement lorsqu'il vit une forme noire glisser le long du mur et disparaître dans les branches. Il se dissimula encore plus dans l'ombre pour observer, et bientôt il reconnut le Piccinino sortant de son manteau qu'il jeta par-dessus le mur, afin de se disposer à l'escalader plus lestement.
Tout le sang de Michel reflua vers son cœur, Carmelo était-il attendu? La princesse l'avait-elle autorisé à conférer avec elle, n'importe à quelle heure, et à s'introduire, n'importe par quel moyen? Il est vrai qu'il avait à traiter avec elle de secrets d'importance, et que sa manière la plus naturelle de marcher étant, comme il disait, le vol d'oiseau, l'escalade nocturne rentrait, pour lui, dans les choses naturelles. Il avait bien averti Agathe qu'il reviendrait peut être sonner à la grille de son parterre au moment où elle l'attendrait le moins. Mais n'avait-elle pas eu tort de le lui permettre? Qui pouvait deviner les intentions d'un homme comme le Piccinino? Agathe était seule; aurait-elle l'imprudence de lui ouvrir et de l'écouter? Si elle poussait à ce point la confiance, Michel ne pouvait se résoudre à la partager. Avait-elle compris que cet homme était amoureux d'elle, ou qu'il feignait de l'être? Que s'étaient-ils dit dans le parterre, lorsque Michel et le marquis avaient assisté à leur entretien sans l'entendre?
Michel tombait du ciel en terre. Un violent accès de jalousie s'emparait de lui, et, pour se donner le change, il essayait de se persuader qu'il ne craignait que le danger d'une insulte pour sa dame bien-aimée. N'était-il pas de son devoir de veiller à sa sûreté et de la protéger envers et contre tous?
Il ouvrit sans bruit la grille, dont il avait conservé la clef, ainsi que celle du parterre, et il se glissa dans le parc, résolu à observer l'ennemi. Mais, après avoir vu le Piccinino enjamber adroitement le mur, il lui fut impossible de retrouver aucune trace de lui.
Il se dirigea vers les rochers, et, s'étant bien assuré qu'il n'y avait personne devant lui, il se décida à gravir l'escalier de laves, se retournant à chaque instant pour voir si le Piccinino ne le suivait pas. Le cœur lui battait bien fort, car une rencontre avec lui sur cet escalier eut été décisive. En le voyant là, le bandit aurait compris qu'on l'avait trompé, que Michel était l'amant d'Agathe, et quelle n'eût pas été sa fureur? Michel ne redoutait point une lutte sanglante pour lui-même; mais comment prévenir la vengeance de Carmelo contre Agathe, s'il sortait vivant de cette rencontre?
Néanmoins Michel monta jusqu'en haut, et s'étant bien assuré qu'il n'était pas suivi, il entra dans le parterre, le referma, et s'approcha du boudoir d'Agathe. Cette pièce était éclairée, mais déserte. Une femme de chambre vint au bout d'un instant éteindre le lustre et s'éloigna. Tout rentra dans le silence et l'obscurité.
Jamais Michel n'avait été aux prises avec une plus violente anxiété. Son cœur battait à se rompre, à mesure que ce silence et cette incertitude se prolongeaient. Que se passait-il dans les appartements d'Agathe? Sa chambre à coucher était située derrière le boudoir; on y pénétrait du parterre par une courte galerie où une lampe brûlait encore. Michel s'en aperçut en regardant à travers la serrure de la petite porte en bois sculpté et armorié. Peut-être cette porte n'était-elle pas fermée en dedans? Michel essaya, et, ne rencontrant pas d'obstacle, il entra dans le casino.
Où allait-il et que voulait-il? Il ne le savait pas bien lui-même. Il se disait qu'il allait au secours d'Agathe menacée par le Piccinino. Il ne voulait pas se dire qu'il était poussé par le démon de la jalousie.
Il crut entendre parler dans la chambre d'Agathe. C'étaient deux voix de femme: ce pouvait être la camériste répondant à sa maîtresse; mais ce pouvait être aussi la voix douce et quasi féminine de Carmelo.
Michel resta irrésolu et tremblant. S'il retournait dans le parterre, cette porte de la galerie serait sans doute bientôt fermée par la camériste, et alors, quel moyen de rentrer, à moins de casser une vitre du boudoir, expédient qui ne pouvait convenir qu'au Piccinino, et auquel Michel répugnait naturellement?
Il lui semblait que des siècles s'étaient écoulés depuis qu'il avait vu le bandit escalader le mur; il n'y avait pourtant pas un quart d'heure; mais on peut vivre des années pendant une minute, et il se disait que, puisque le Piccinino tardait tant à le suivre, apparemment il l'avait précédé.
Tout à coup la porte de la chambre d'Agathe s'ouvrit, et Michel n'eut que le temps de se dissimuler derrière le piédestal de la statue qui portait la lampe. «Ferme bien la porte du parterre, dit Agathe à sa camériste qui sortait, mais laisse celle-ci ouverte; il fait horriblement chaud chez moi.»
La jeune fille rentra après avoir obéi aux ordres de sa maîtresse. Michel était rassuré, Agathe était seule avec sa femme de chambre. Mais il était enfermé, lui! et comment sortirait-il? ou comment expliquerait-il sa présence si on le découvrait ainsi caché à la porte de la princesse?
«Je dirai la vérité, pensa-t-il sans s'avouer à lui-même que ce n'était que la moitié de la vérité. Je raconterai que j'ai vu le Piccinino escalader le mur du parc, et que je suis venu pour défendre celle que j'adore contre un homme auquel je ne me fie point.»
Mais il se promit d'attendre que la suivante se fût retirée, car il ne savait pas si elle avait la confiance entière de sa maîtresse, et si elle n'incriminerait point cette marque de leur intimité.
Peu d'instants après, Agathe la congédia en effet; il se fit un bruit de portes et de pas, comme si cette femme fermait toutes les issues en se retirant. Ne voulant point tarder à se montrer, Michel entra résolument dans la chambre d'Agathe, mais il s'y trouva seul. Avant de se coucher, la princesse était entrée dans son oratoire, et Michel l'apercevait, agenouillée sur un coussin de velours. Elle était vêtue d'une longue robe blanche flottante; ses cheveux noirs tombaient jusqu'à ses pieds, en deux grosses nattes dont le poids eût gêné son sommeil si elle les eût gardées la nuit autour de sa tête. Un faible reflet de lampe sous un globe bleuâtre l'éclairait d'une lueur transparente et triste qui la faisait ressembler à une ombre. Michel s'arrêta saisi de crainte et de respect.
Mais, comme il hésitait à interrompre sa prière et se demandait comment il éveillerait son attention sans l'effrayer, il entendit ouvrir la porte de la petite galerie, et des pas, si légers qu'il fallait l'oreille d'un jaloux pour les distinguer, s'approcher de la chambre d'Agathe. Michel n'eut que le temps de se jeter derrière le lit d'ébène sculpté et incrusté de figurines d'ivoire. Ce lit n'était pas collé à la muraille comme les nôtres, mais isolé, comme il est d'usage dans les pays chauds, et le pied tourné vers le centre de l'appartement. Entre le mur et le dossier élevé de ce meuble antique, il y avait donc assez de place pour que Michel pût se tenir caché. Il n'osa se baisser, dans la crainte d'agiter les rideaux de satin blanc brodés en soie mate. Il n'avait plus le temps de prendre beaucoup de précautions. Le hasard le servit, car, malgré le coup d'œil rapide et curieux que le Piccinino promena dans l'appartement, ce dernier ne vit aucun désordre, aucun mouvement qui pût trahir la présence d'un homme arrivé avant lui.
Il allait pourtant se livrer à une prudente perquisition lorsque la princesse, avertie par le bruit léger de ses pas, se leva à demi en disant: «Est-ce toi, Nunziata?»
Ne recevant pas de réponse, elle écarta la portière qui lui cachait à demi l'intérieur de sa chambre à coucher, et vit le Piccinino debout en face d'elle. Elle se leva tout à fait et resta immobile de surprise et d'effroi.
Mais, sachant bien qu'elle ne devait pas trahir sa pénible émotion en présence d'un homme de ce caractère, elle garda le silence pour que sa voix altérée ne révélât rien, et elle marcha vers lui, comme si elle attendait qu'il lui expliquât son audacieuse visite.
Le Piccinino mit un genou en terre, et, lui présentant un parchemin plié:
«Madame, dit-il, je savais que vous deviez être dans une grande inquiétude à propos de cet acte important, et je n'ai pas voulu remettre jusqu'à demain pour vous le rapporter. Je suis venu ici dans la soirée; mais vous étiez absente, et j'ai dû attendre que vous fussiez rentrée. Pardonnez si ma visite est un peu contraire aux convenances du monde où vous vivez; mais Votre Altesse n'ignore pas que je suis forcé d'agir en toutes choses, et en cette occasion particulièrement, avec le plus grand secret.
—Seigneur capitaine, répondit Agathe après avoir ouvert et regardé le parchemin, je savais que le testament de mon oncle avait été soustrait, ce matin, au docteur Recuperati. Ce pauvre docteur est venu, tout hors de lui, dans l'après-midi, pour me conter sa mésaventure. Il ne pouvait imaginer comment son portefeuille avait été enlevé de sa poche, et il accusait l'abbé Ninfo. Je n'ai pas été inquiète parce que je comptais que, dans la journée, l'abbé Ninfo aurait à vous rendre compte de son larcin. J'ai donc rassuré le docteur en l'engageant à ne rien dire et en lui promettant que le testament serait bientôt retrouvé. Vous pouvez bien croire que je ne lui ai pas laissé pressentir de quelle façon et par quel moyen.
«Maintenant, capitaine, il ne me convient pas d'avoir entre les mains un acte que j'aurais l'air d'avoir soustrait par défiance des intentions de mon oncle ou de la loyauté du docteur. C'est vous qui le remettrez par une voie indirecte, mais sûre, au dépositaire qui l'avait accepté, quand le moment de le produire sera venu. Vous êtes trop ingénieux pour ne pas trouver cette voie sans vous trahir en aucune façon.
—Que je me charge encore de cela? Y songez-vous, Madame? dit le Piccinino qui s'était relevé, et attendait avec impatience qu'on lui dît de s'asseoir;» mais Agathe lui parlait debout, comme quelqu'un qui compte sur la prompte retraite de son interlocuteur; et il voulait, à tout prix, prolonger l'entretien. Il souleva des difficultés.
«C'est impossible, dit-il, le cardinal a l'habitude de faire comprendre par ses regards qu'il veut qu'on lui représente le testament, et cela, il y songe tous les jours. Il est vrai, ajouta-t-il pour gagner du temps et en appuyant sa main sur le dossier d'une chaise, comme un homme très-fatigué, il est vrai que le cardinal étant privé de son truchement, l'abbé Ninfo, il serait facile au docteur de feindre qu'il ne comprend rien aux regards éloquents de Son Éminence... D'autant plus, continua le Piccinino en secouant un peu la chaise et en y appuyant son coude, que la stupidité habituelle du docteur rendrait la chose très-vraisemblable... Mais, reprit-il en offrant la chaise d'un air respectueux à la princesse pour qu'elle lui donnât l'exemple de s'asseoir, le cardinal peut être compris de quelque autre affidé qui mettrait le bon docteur au pied du mur en lui disant: «Vous voyez bien que Son Éminence veut voir le testament!»
Et le Piccinino fit un geste gracieux pour lui montrer qu'il souffrait de la voir debout devant lui.
Mais Agathe ne voulait pas comprendre, et surtout elle ne voulait pas garder le testament, afin de n'avoir pas à remercier le Piccinino, dans un moment pareil, en des termes qui l'eussent offensé par trop de réserve, ou encouragé par trop d'effusion. Elle tenait à conserver son attitude de fierté en l'accablant d'une confiance sans bornes à l'endroit de ses intérêts de fortune.
«Non, capitaine, répondit-elle toujours debout et maîtresse d'elle-même, le cardinal ne demandera plus à voir le testament, car son état a bien empiré depuis vingt-quatre heures. Il semble que ce misérable Ninfo le tînt dans un état d'excitation qui prolongeait son existence, car, depuis ce matin qu'il a disparu, mon oncle se livre à un repos d'esprit bien voisin sans doute du repos de la tombe. Ses yeux sont éteints, il ne paraît plus se soucier de rien autour de lui, il ne se préoccupe pas de l'absence de son familier, et le docteur est forcé d'user des ressources de l'art pour combattre une somnolence dont il craint de ne pas voir le réveil.
—Le docteur Recuperati a toujours été inepte, reprit le Piccinino en s'asseyant sur le bord d'une console et en laissant tomber son manteau à ses pieds comme par mégarde. Je demande à Votre Altesse, ajouta-t-il en croisant ses bras sur sa poitrine, si les prétendues lois de l'humanité ne sont pas absurdes et fausses en pareil cas, comme presque toutes les lois du respect humain et de la convenance hypocrite? Quel bien procure-t-on à un moribond lorsqu'on essaie de le rappeler à la vie avec la certitude qu'on n'y parviendra pas et qu'on ne fait que prolonger son supplice en ce monde? Si j'étais à la place du docteur Recuperati, je me dirais que Son Éminence a bien assez vécu. L'avis de tous les honnêtes gens, et celui de Votre Altesse elle-même, est certainement que cet homme a trop vécu. Il serait bien temps de le laisser se reposer du voyage fatigant de la vie, puisqu'il paraît le désirer pour sa part et s'arranger commodément sur son oreiller pour son dernier somme... Je demande pardon à Votre Altesse si je m'appuie sur ce meuble, mes jambes se dérobent sous moi tant j'ai couru aujourd'hui pour ses affaires, et si je ne reprends haleine un instant, il me sera impossible de retourner ce soir à Nicolosi.»
Agathe fit signe au bandit qu'elle l'engageait à s'asseoir sur la chaise qui était restée entre eux; mais elle demeura debout pour lui faire sentir qu'elle n'entendait point qu'il abusât longtemps de la permission.
XLIII.
CRISE.
«Il me semble, dit la princesse en posant le testament auprès du Piccinino sur la console, que nous sortons un peu de la question. Je rends compte des faits à Votre Seigneurie. Mon oncle a peu d'instants à vivre et ne pensera plus à son testament. Le jour de produire cet acte est donc proche. Mais je souhaiterais que, ce moment venu, il se trouvât dans les mains du docteur et non dans les miennes.
—C'est un scrupule fort noble, répondit le Piccinino, d'un ton ferme qui cachait son dépit; mais je le partage pour mon propre compte, et, comme tout ce qui se passe d'étrange et de mystérieux dans la contrée est toujours attribué au fantastique capitaine Piccinino, je souhaite, moi, ne me mêler en rien de cette restitution. Votre Seigneurie voudra donc bien l'opérer comme elle le jugera convenable. Ce n'est pas moi qui ai dérobé le testament. Je l'ai trouvé sur le coupable, je le rapporte, et je crois avoir assez fait pour qu'on ne m'accuse pas de tiédeur. Sans aucun doute, la disparition de l'abbé Ninfo ne tardera pas à être remarquée, et le nom du Piccinino va être en jeu dans les imaginations populaires comme dans les cervelles sournoises des gens de police. De là, de nouvelles recherches ajoutées à celles dont ma véritable personnalité est l'objet, et auxquelles je n'ai échappé jusqu'ici que par miracle. J'ai accepté les risques de cette affaire; je tiens le monstre dans mes chaînes; Votre Altesse est tranquille sur le sort de ses amis et sur la liberté de ses démarches. Elle est en possession de son titre à la fortune: veut-elle ma vie? Je suis prêt à la donner cent fois pour elle; mais qu'elle le dise et qu'elle ne me pousse point à ma perte par des faux-fuyants sans me laisser la consolation de savoir que je meurs pour elle.»
Le Piccinino accentua ces dernières paroles de manière à empêcher Agathe d'éviter plus longtemps des explications délicates.
«Capitaine, dit-elle en s'efforçant de sourire, vous me jugez mal si vous croyez que je veux me délivrer du fardeau de la reconnaissance envers vous. Ma répugnance à reprendre cet acte, qui représente pour moi la possession de grandes richesses, devrait vous prouver ma confiance en vous et l'intention où je suis de vous laisser disposer vous-même de tout ce qui m'appartient.
—Je ne comprends pas, Madame, répondit Carmelo en s'agitant sur sa chaise. Vous avez donc cru que je venais à votre secours pour faire une affaire, et rien de plus?
—Capitaine, reprit Agathe sans se laisser émouvoir par l'indignation feinte ou réelle du Piccinino, vous vous intitulez vous-même, et avec raison, le justificier d'aventure. C'est-à-dire que vous rendez la justice suivant votre cœur et votre conscience, sans vous soucier des lois officielles, qui sont fort souvent contraires à celles de la justice naturelle et divine. Vous secourez les faibles, vous sauvez les victimes, vous protégez ceux dont les sentiments et les opinions vous paraissent mériter votre estime, contre ceux que vous regardez comme les ennemis de votre pays et de l'humanité. Vous punissez les lâches et vous empêchez l'accomplissement de leurs perfides desseins. Tout cela est une mission que le monde légal ne comprend pas toujours, mais dont je connais le mérite sérieux et la tournure héroïque. Ai-je donc besoin de vous tranquilliser sur l'estime que je fais de vous, et trouvez-vous que j'aie manqué à vous la témoigner?
«Mais puisque le monde officiel renie votre intervention, et que, pour la continuer, vous êtes forcé de vous créer par vous-même des ressources d'une certaine importance, il serait insensé, il serait indiscret de réclamer votre protection sans avoir songé à vous offrir les moyens de l'exercer et de l'étendre davantage. J'y avais songé, moi, je le devais, et je m'étais promis de ne point traiter avec vous comme avec un avocat ordinaire, mais de vous laisser régler vous-même le prix de vos généreux et loyaux services. J'aurais cru vous faire injure en les taxant. A mes yeux, ils sont inappréciables: c'est pourquoi, en vous offrant de puiser à discrétion à une fortune princière, je serai encore obligée de compter sur votre modestie et votre désintéressement pour me croire acquittée avec vous.
—Ce sont là de bien flatteuses paroles, et le doux parler de Votre Altesse me charmerait si j'étais dans les idées qu'elle me suppose. Mais si elle daignait ne pas refuser de s'asseoir un instant pour m'entendre, je pourrais lui expliquer les miennes sans craindre d'abuser de la patience qu'elle m'accorde.»
«Allons! pensa Agathe en s'asseyant à quelque distance du Piccinino, la persistance de cet homme est comme la destinée, inévitable.»
«J'aurai bientôt dit, reprit le Piccinino avec un malin sourire, lorsqu'il la vit enfin assise. Je fais mes affaires en faisant celles des autres, cela est vrai; mais chacun entend les profits de la vie comme il s'y sent porté par la circonstance. Avec certaines gens, il n'y a que de l'or à réclamer. Ce sont les cas vulgaires, le courant, comme on dit, je crois. Mais avec certaines autres personnes, riches de plus de qualités et de charmes encore que de ducats, l'homme intelligent aspire à de plus délicates récompenses. La richesse matérielle d'une personne comme la princesse Agathe est bien peu de chose en comparaison des trésors de générosité et de sensibilité que son cœur renferme... Et l'homme d'action qui s'est voué à la servir, s'il l'a fait avec une certaine promptitude et un certain zèle, n'est-il pas libre d'aspirer à quelque jouissance plus noble que celle de puiser dans sa bourse? Oui, certes, il est des joies morales plus élevées et au prix desquelles l'offre de votre fortune me satisfait si peu, qu'elle blesse mon intelligence et mon cœur comme un affront.»
Agathe commença à se sentir gagner par la peur, car le Piccinino s'était levé et s'approchait d'elle. Elle n'osait changer de place, elle craignait de pâlir et de trembler; et pourtant, quelque brave qu'elle fût, la figure et la voix de ce jeune homme lui faisaient un mal affreux. Son costume, ses traits, ses manières, son organe, réveillaient en elle un monde de souvenirs, et quelque effort qu'elle fît pour l'élever au niveau de son estime et de sa gratitude, une aversion invincible fermait son âme à de tels sentiments. Elle avait si longtemps refusé à Fra-Angelo d'accepter cette intervention, que, certes, elle eût persisté à ne jamais y recourir, si elle n'eût été certaine que l'abbé Ninfo l'avait pressé de faire assassiner ou enlever Michel, en lui montrant le testament comme moyen de récompenser ses services.
Mais il était trop tard. Le noble et naïf capucin de Bel-Passo n'avait pas prévu que son élève, qu'il s'était habitué à regarder comme un enfant, pourrait devenir amoureux d'une femme plus âgée que lui de quelques années. Et pourtant quoi de plus facile à prévoir? Mais les personnes qu'on respecte beaucoup n'ont pas d'âge. Pour Fra-Angelo, la princesse de Palmarosa, sainte Agathe de Catane, et la madone, n'avaient même plus de sexe. Si quelqu'un eût troublé son sommeil pour lui dire qu'en cet instant Agathe courait de grands dangers auprès de son élève, il se fût écrié: Ah! le méchant enfant aura vu ses diamants! Et, tout en se mettant en route pour voler au secours de la princesse, il se fût dit encore que, d'un mot, elle pouvait le tenir à distance; mais ce mot, Agathe éprouvait une répugnance insurmontable à le prononcer, et elle espérait toujours n'être pas forcée d'en venir là.
«Je comprends fort bien, monsieur le capitaine, dit-elle avec une froideur croissante, que vous me demandez mon estime pour toute récompense; mais je répète que je vous l'ai prouvée en cette occasion même, et je crois que votre fierté doit être satisfaite.
—Oui, Madame, ma fierté; mais il ne s'agit pas de ma fierté seulement. Vous ne la connaissez pas assez d'ailleurs pour en mesurer la portée et pour savoir si elle n'est pas au-dessus de tous les sacrifices d'argent que vous pourriez faire en ma faveur. Je ne veux pas de votre testament, je ne veux y avoir jamais aucune part, entendez-vous bien?»
Et il s'agenouilla devant elle, et prit sa main avec une énergie farouche.
Agathe se leva, et, s'abandonnant à un mouvement d'indignation peut-être irréfléchi, elle prit le testament sur la console. «Puisqu'il en est ainsi, dit-elle en essayant de le déchirer, autant vaut que cette fortune ne soit ni à vous ni à moi; car c'est là le moindre service que vous m'ayez rendu, capitaine; et, s'il n'eût été lié à un autre plus important, je ne vous l'eusse jamais demandé. Laissez-moi anéantir ce titre, et ensuite vous pourrez me demander une part légitime dans mes affectations, sans que je rougisse de vous écouter.»
Mais le parchemin résista aux efforts de ses faibles mains, et le Piccinino eut le temps de le lui ôter et de le placer sous un gros bloc de mosaïque romaine qui ornait le dessus de la console et qu'elle aurait eu encore plus de peine à soulever.
«Laissons cela, dit-il en souriant, et n'y pensons plus. Supposons même que ce testament n'ait jamais existé; sachons bien qu'il ne peut pas être un lien entre nous, et que vous ne me devez rien, en échange de votre fortune. Je sais que vous êtes assez riche déjà pour vous passer de ces millions; je sais aussi que, n'eussiez-vous rien, vous n'accorderiez pas votre amitié pour un service d'argent que vous comptiez payer avec de l'argent. J'admire votre fierté, Madame, je la comprends et je suis fier de la comprendre. Ah! maintenant que cette prosaïque pensée est écartée de nos cœurs, je me sens bien plus heureux, car j'espère! Je me sens aussi bien plus hardi, car l'amitié d'une femme comme vous me paraît si désirable que je risquerais tout pour l'obtenir.
—Ne parlez pas encore d'amitié, dit Agathe en le repoussant, car il commençait à toucher à ses longues tresses de cheveux et à les rouler autour de son bras comme pour s'enchaîner à elle; parlez de la reconnaissance que je vous dois; elle est grande, je ne la renierai jamais, et je vous la prouverai dans l'occasion, malgré vous, s'il le faut. Le service que vous m'avez rendu vous en assure d'autres de ma part, et un jour nous serons quittes! Mais l'amitié suppose une mutuelle sympathie, et, pour obtenir la mienne, il faut l'acquérir et la mériter.
—Que faut-il faire? s'écria le Piccinino avec feu. Parlez! oh! je vous en supplie, dites-moi ce qu'il faut faire pour être aimé de vous!
—Me respecter au fond de votre cœur, lui répondit-elle, et ne pas m'approcher avec ces yeux hardis et ce sourire de satisfaction qui m'offensent.»
En la voyant si haute et si froide, le Piccinino eut du dépit; mais il savait que le dépit est un mauvais conseiller. Il voulait plaire, et il se domina.
«Vous ne me comprenez pas, lui dit-il en la ramenant à sa place, et en s'asseyant auprès d'elle. Oh! non, vous ne comprenez rien à une âme comme la mienne! Vous êtes trop femme du monde, trop diplomate; et moi, je suis trop naïf, trop rude, trop sauvage! Vous craignez des emportements de ma part, parce que vous voyez que je vous aime éperdûment; mais vous ne craignez pas de me faire souffrir, parce que vous ne devinez pas le mal que peut me faire votre indifférence. Vous croyez qu'un montagnard de l'Etna, un brigand aventurier ne peut connaître que de grossiers transports; et, quand je vous demande votre cœur, vous croyez avoir votre personne à défendre. Si j'étais duc ou marquis, vous m'écouteriez sans effroi, vous me consoleriez de ma douleur; et, en me montrant votre amour comme impossible, vous m'offririez votre amitié. Et moi, je serais doux, patient, prosterné dans une reconnaissance mélancolique et tendre. C'est parce que je suis un homme simple, un paysan, que vous me refusez même le mot de sympathie! Votre orgueil s'alarme parce que vous croyez que je la réclame comme un droit acquis par mes services, et vous me jetez toujours mes services à la tête, comme si je m'en faisais un titre auprès de vous, comme si je m'en souvenais quand je vous vois et quand je vous parle! Hélas! c'est que je ne sais point m'exprimer; c'est que je dis ce que je pense, sans me torturer l'esprit à vous le persuader sans vous le dire. J'ignore l'art de vos flatteurs; je ne suis pas plus un courtisan de la beauté qu'un courtisan du pouvoir, et ma vie maudite ne me permet pas de me poser près de vous en cavalier servant comme le marquis de la Serra. Je n'ai qu'une heure dans la nuit pour venir, au péril de ma vie, vous dire que je suis votre esclave, et vous me répondez, que vous ne voulez pas être ma souveraine, mais mon obligée, ma cliente, qui me paiera bien! Ah! fi! Madame, vous posez une bien froide main sur une âme en feu!
«Si vous ne me parliez que d'amitié, dit Agathe, si vous n'aspiriez réellement qu'à être un de mes amis, je vous répondrais que cela peut venir...
—Laissez-moi parler! reprit le Piccinino en s'animant et en s'illuminant de ce prestige de beauté qu'il avait quand il commençait à s'émouvoir réellement. Je n'osais d'abord vous demander que votre amitié, et c'est votre frayeur puérile qui a fait sortir le mot d'amour de mes lèvres. Eh bien! qu'est-ce qu'un homme peut dire de plus à une femme pour la rassurer? Je vous aime d'amour, donc vous ne devez pas trembler quand je prends votre main. Je vous respecte, vous le voyez bien, car nous sommes seuls et je suis maître de mes sens: mais je ne suis pas celui de mes pensées et des élans de ma passion. Je n'ai pas toute la vie pour vous la prouver. J'ai cet instant pour vous la dire, sachez-la donc. Si je pouvais passer tous les jours six heures à vos pieds, comme le marquis, je me trouverais peut-être heureux du sentiment que vous lui accordez; mais si j'ai seulement cette heure qui passe devant moi comme une vision, il me faut votre amour, ou un désespoir que je n'ose pressentir. Laissez-moi donc parler d'amour; écoutez-moi, et n'ayez pas peur. Si vous dites non, ce sera non, mais si vous m'entendiez sans songer à vous préserver, si vous vouliez tout de bon me comprendre, si vous vouliez oublier et votre monde, et l'orgueil qui n'ont rien à faire ici, et qui cessent d'exister dans la sphère où je respire, vous seriez attendrie, parce que vous seriez convaincue. Oh! oui. Si vous étiez une âme simple, et si vous ne mettiez pas les préjugés à la place des pures inspirations de la nature et de la vérité, vous sentiriez qu'il y a là un cœur plus jeune et plus ardent que tous ceux que vous avez repoussés, un cœur de lion ou de tigre avec les hommes, mais un cœur d'homme avec les femmes, un cœur d'enfant avec vous! Vous me plaindriez, du moins. Vous verriez ma vie telle qu'elle est: un tourment, une menace, un cauchemar perpétuels! Et une solitude!... Oh! c'est surtout la solitude de l'âme qui me tue, parce que mon âme est plus difficile encore que mes sens. Tenez! vous savez comment je me suis conduit avec Mila, ce matin! Certes, elle est belle, et son caractère ni son esprit ne sont d'une créature vulgaire. J'aurais voulu l'aimer, et, si j'avais senti que je l'aimais, n'eût-ce été qu'un instant, elle m'eut aimé, elle eût été à moi toute sa vie. Mais, auprès d'elle, je ne pensais qu'à vous. C'est vous que j'aime, et vous êtes la seule femme que j'aie jamais aimée, quoique j'aie été l'amant de bien des femmes! Aimez-moi donc, ne fût-ce qu'un moment, rien que le temps de me le dire, ou, en repassant ce soir à un certain endroit qu'on appelle la Croix du Destatore, je deviendrai fou! je gratterai la terre avec mes ongles pour insulter et jeter au vent les cendres de l'homme qui m'a donné la vie.
A ces derniers mots, Agathe perdit toute sa force; elle pâlit; un frisson parcourut tout son corps, et elle se rejeta sur le dossier de son fauteuil, comme si un spectre ensanglanté eût passé devant ses yeux.
«Ah! taisez vous, taisez-vous! s'écria-t-elle; vous ne savez pas le mal que vous me faites!»
Le Piccinino ne pouvant comprendre la cause de cette émotion soudaine et terrible; il s'y méprit absolument. Il avait parlé avec une énergie d'accent et de regard qui eussent persuadé toute autre femme que la princesse. Il l'avait fascinée sous ses paupières ardentes; il l'avait enivrée de son souffle, du moins il le croyait. Il avait été si souvent fondé à le croire, alors même qu'il n'avait pas éprouvé la moitié du désir que cette femme lui inspirait! Il la jugea vaincue, et, l'entourant de ses bras, cherchant ses lèvres, il compta que la surprise de ses sens ferait le reste. Mais Agathe échappa à ses caresses avec une énergie inattendue, et, comme elle s'élançait vers une sonnette, Michel s'élança entre elle et le Piccinino, les yeux enflammés et un stylet à la main.
XLIV.
RÉVÉLATION.
A cette apparition inattendue, la stupeur du Piccinino fut telle qu'il resta immobile, sans songer ni à attaquer ni à se défendre. Aussi Michel, au moment de le frapper, s'arrêta-t-il, confondu de sa précipitation; mais, par un mouvement tellement rapide et adroit qu'il fut invisible, la main du Piccinino fut armée au moment où Michel retirait la sienne.
Néanmoins le bandit, après qu'un éclair de fureur eut jailli de ses yeux, retrouva son attitude dédaigneuse et froide. «A merveille, dit-il, je comprends tout maintenant, et plutôt que d'amener une scène aussi ridicule, la confiance de madame de Palmarosa aurait dû s'étendre jusqu'à me dire: Laissez-moi tranquille, je ne puis vous entendre, j'ai un amant caché derrière mon lit. Je me serais discrètement retiré, au lieu que maintenant il faut que je donne une leçon à maître Lavoratori, pour le punir de m'avoir vu jouer un rôle absurde. Tant pis pour vous, Signora, la leçon sera sanglante!»
Et il bondit vers Michel avec la souplesse d'un animal sauvage. Mais, quelque agile et rapide que fût son mouvement, la puissance miraculeuse de l'amour rendit Agathe plus prompte encore. Elle s'élança au devant du coup, et l'eût reçu dans la poitrine si le Piccinino n'eût rentré son poignard dans sa manche, si vite, qu'il semblait qu'il eût toujours eu la main vide.
«Que faites-vous, Madame? dit-il; je ne veux point assassiner votre amant, mais me battre contre lui. Vous ne le voulez pas? Soit! Vous lui faites un rempart de votre sein? Je ne violerai pas une telle sauve-garde: mais je le retrouverai, comptez sur ma parole!
—Arrêtez! s'écria Agathe en le retenant par le bras, comme il se dirigeait vers la porte. Vous allez abjurer cette folle vengeance et donner la main à ce prétendu amant. Il s'y prêtera de bon cœur, lui, car lequel de vous deux voudrait tuer ou maudire son frère?
—Mon frère?... dit Michel stupéfait en laissant tomber son poignard.
—Mon frère, lui! dit le Piccinino sans quitter le sien. Cette parenté improvisée est fort peu vraisemblable, Madame. J'ai toujours ouï dire que la femme de Pier-Angelo avait été fort laide, et je doute que mon père ait jamais joué aucun mauvais tour aux maris qui n'avaient pas sujet d'être jaloux. Votre expédient n'est point ingénieux! Au revoir, Michel-Angelo Lavoratori!
—Je vous dis qu'il est votre frère! répéta la princesse avec force; le fils de votre père et non celui de Pier-Angelo, le fils d'une femme que vous ne pouvez outrager par vos mépris, et qui n'aurait pu vous écouter sans crime et sans folie. Ne comprenez-vous pas?
—Non, Madame, dit le Piccinino en haussant les épaules; je ne puis comprendre les rêveries qui vous viennent à l'esprit en ce moment pour sauver les jours de votre amant. Si ce pauvre garçon est un fils de mon père, tant pis pour lui; car il a bien d'autres frères que moi, qui ne valent pas grand'chose, et que je ne me gêne point pour frapper à la tête de la crosse de mon pistolet, quand ils manquent à l'obéissance et au respect qu'ils me doivent. Ainsi, ce nouveau membre de ma famille, le plus jeune de tous, ce me semble, sera châtié de ma main comme il le mérite; non pas devant vous, je n'aime point à voir les femmes tomber en convulsions; mais ce beau mignon ne sera pas toujours caché dans votre sein, Madame, et je sais où je le rejoindrai!
—Finissez de m'insulter, reprit Agathe d'un ton ferme, vous ne pouvez m'atteindre, et si vous n'êtes pas un lâche, vous ne devez pas parler ainsi à la femme de votre père.
—La femme de mon père! dit le bandit, qui commençait à écouter et à vouloir entendre. Mon père n'a jamais été marié, Signora! Ne vous moquez pas de moi.
—Votre père a été marié avec moi, Carmelo! et si vous en doutez, vous en trouverez la preuve authentique aux archives du couvent de Mal-Passo. Allez la demander à Fra-Angelo. Ce jeune homme ne s'appelle point Lavoratori: il s'appelle Castro-Reale, il est le fils, le seul fils légitime du prince César de Castro-Reale.
—Vous êtes donc ma mère? s'écria Michel en tombant sur ses genoux et embrassant ceux d'Agathe avec un mélange d'effroi, de remords et d'adoration.
—Tu le sais bien, lui dit-elle en pressant contre son flanc ému la tête de son fils. Maintenant, Carmelo, viens le tuer dans mes bras; nous mourrons ensemble! Mais, après avoir voulu commettre un inceste, tu consommeras un parricide!»
Le Piccinino, en proie à mille sentiments divers, croisa ses bras sur sa poitrine, et, le dos appuyé contre la muraille, il contempla en silence son frère et sa belle-mère, comme s'il eût voulu douter encore de la vérité. Michel se leva, marcha vers lui, et, lui tendant la main:
«Ton erreur a fait ton crime, dit-il, et je dois te le pardonner, puisque moi-même aussi je l'aimais sans savoir que j'avais le bonheur d'être son fils. Ah! ne trouble pas ma joie par ton ressentiment! Sois mon frère, comme je veux être le tien! Au nom de Dieu qui nous ordonne de nous aimer, mets ta main dans la mienne, et viens aux pieds de ma mère pour qu'elle te pardonne et te bénisse avec moi.»
A ces paroles, dites avec l'effusion d'un cœur généreux et sincère, le Piccinino faillit s'attendrir; sa poitrine se serra comme si les larmes allaient le gagner; mais l'orgueil fut plus fort que la voix de la nature, et il rougit de l'émotion qui avait menacé de le vaincre.
«Retire-toi de moi, dit-il au jeune homme, je ne te connais pas; je suis étranger à toutes ces sensibleries de famille. J'ai aimé ma mère aussi, moi; mais avec elle sont mortes toutes mes affections. Je n'ai jamais rien senti pour mon père, que j'ai à peine connu, et qui m'a fort peu aimé, si ce n'est que j'avais un peu de vanité d'être le seul fils avoué d'un prince et d'un héros. Je croyais que ma mère était la seule femme qu'il eût aimée; mais on m'apprend ici qu'il avait trompé ma mère, qu'il était l'époux d'une autre, et je ne puis être heureux de cette découverte. Tu es fils légitime, toi, et moi je ne suis qu'un bâtard. Je m'étais habitué à croire que j'étais le seul fondé à me parer, si bon me semblait, du nom que tu vas porter dans le monde et que nul ne te contestera. Et tu veux que je t'aime, toi, doublement patricien et prince par le fait de ton père et de ta mère? toi, riche, toi, qui vas devenir puissant dans la contrée où je suis errant et poursuivi! Toi, qui, bon ou mauvais Sicilien, seras ménagé et flatté par la cour de Naples, et qui ne croiras peut-être pas toujours pouvoir refuser les faveurs et les emplois! Toi qui commanderas peut-être des armées ennemies pour ravager les foyers de tes compatriotes! Toi qui, général, ministre ou magistrat, feras peut-être tomber ma tête, et clouer une sentence d'infamie au poteau où elle sera plantée, pour servir d'exemple et de menace à nos autres frères de la montagne? Tu veux que je t'aime? Je te hais et te maudis, au contraire!
«Et cette femme! continua le Piccinino avec une amertume bilieuse, cette femme menteuse, et froide, qui m'a joué jusqu'au bout avec un art infernal, tu veux que je me prosterne devant elle, et que je demande des bénédictions à sa main souillée peut-être du sang de mon père? car je comprends maintenant plus qu'elle ne le voudrait, sans doute! Je ne croirai jamais qu'elle ait épousé de bonne grâce le bandit ruiné, honni, vaincu, dépravé par le malheur, qui ne s'appelait plus que le Destatore. Il l'aura enlevée et violentée.... Ah! oui! je me souviens à présent! Il y a une histoire comme cela qui revient par fragments sur les lèvres du Fra-Angelo. Une enfant, surprise à la promenade par les bandits, entraînée avec sa gouvernante dans la retraite du chef, renvoyée au bout de deux heures, mourante, outragée! Ah! mon père, vous fûtes à la fois un héros et un scélérat! Je le sais, et moi je vaux mieux que vous, car je hais ces violences, et l'obscur récit de Fra-Angelo m'a préservé pour jamais d'y chercher la volupté.... C'est donc vous, Agathe, qui avez été la victime de Castro-Reale! Je comprends maintenant pourquoi vous avez consenti à l'épouser secrètement au monastère de Mal-Passo; car ce mariage est un secret, le seul peut-être de ce genre qui n'ait jamais transpiré! Vous avez été habile, mais le reste de votre histoire s'éclaircit devant mes yeux. Je sais maintenant pourquoi vos parents vous ont tenue enfermée un an, si soigneusement qu'on vous a crue morte ou religieuse. Je sais pourquoi on a assassiné mon père, et je ne répondrais pas que vous fussiez innocente de sa mort!
—Infâme! s'écria la princesse indignée, oser me soupçonner du meurtre de l'homme que j'avais accepté pour époux?
—Si ce n'est toi, c'est donc ton père, ou bien quelqu'un des tiens! reprit le Piccinino en français, avec un rire douloureux. Mon père ne s'est pas tué lui-même, reprit-il en dialecte sicilien, et d'un air farouche. Il était capable d'un crime, mais non d'une lâcheté, et le pistolet qu'on a trouvé dans sa main, à la Croce del Destatore, ne lui avait jamais appartenu. Il n'était point réduit, par la défection partielle des siens, à se donner la mort pour échapper à ses ennemis, et la dévotion que Fra-Angelo cherchait à lui inspirer n'avait pas encore troublé sa raison à ce point qu'il crût devoir se châtier lui-même de ses égarements. Il a été assassiné, et, pour être si aisément surpris aussi près de la plaine, il a fallu qu'on l'attirât dans un piége. L'abbé Ninfo n'est pas étranger à cette trame sanglante. Je le saurai, car je le tiens, et, quoique je ne sois pas cruel, je lui infligerai la torture de mes propres mains jusqu'à ce qu'il se confesse! car ma mission, à moi, c'est de venger la mort de mon père, comme la tienne à toi, Michel, c'est de faire cause commune avec ceux qui l'ont ordonnée.
—Grand Dieu! dit Agathe sans se préoccuper davantage des accusations du Piccinino, chaque jour amènera donc la découverte d'un nouvel acte de fureur et de vengeance dans ma famille!... O sang des Atrides, que les furies ne vous réveillent jamais dans les veines de mon fils! Michel, que de devoirs ta naissance t'impose! Par combien de vertus ne dois-tu pas racheter tant de forfaits commis avant et depuis ta naissance! Carmelo, vous croyez que votre frère se tournera un jour contre son pays et contre vous! S'il en était ainsi, je vous demanderais de le tuer, aujourd'hui qu'il est pur et magnanime; car je sais, hélas! ce que deviennent les hommes qui abjurent l'amour de leur patrie et le respect dû aux vaincus!
—Le tuer tout de suite? dit le Piccinino; j'aurais bien envie de prendre au mot cette métaphore; ce ne serait pas long, car ce Sicilien de fraîche date ne sait pas plus manier un couteau que moi un crayon. Mais je ne l'ai pas fait hier soir quand l'idée m'en est venue sur la tombe de notre père, et j'attendrai que ma colère d'aujourd'hui soit tombée; car il ne faut tuer que de sang-froid et par jugement de la logique et de la conscience.
«Ah! Michel de Castro-Reale, je ne te connaissais pas hier, quoique l'abbé Ninfo t'eût désigné déjà à ma vengeance. J'étais jaloux de toi parce que je te croyais l'amant de celle qui se dit ta mère aujourd'hui, mais j'avais un pressentiment que cette femme ne méritait pas l'amour qui commençait à m'enflammer pour elle, et, en te voyant brave devant moi, je me disais: «Pourquoi tuer un homme brave pour une femme qui peut être lâche?»
—Taisez-vous, Carmelo, s'écria Michel en ramassant son stylet; que je connaisse ou non l'art du couteau, si vous ajoutez une parole de plus à vos outrages contre ma mère, j'aurai votre vie ou vous aurez la mienne.
—Tais-toi toi-même, enfant, dit le Piccinino en présentant sa poitrine demi-nue à Michel avec un air de dédain; la vertu du monde légal rend lâche, et tu l'es aussi, toi qui as été nourri des idées de ce monde-là; tu n'oserais seulement égratigner ma peau de lion, parce que tu respectes en moi ton frère. Mais je n'ai pas ces préjugés, et je te le prouverai, un jour où je serai calme! Aujourd'hui, je suis indigné, j'en conviens, et je veux te dire pourquoi: c'est qu'on m'a trompé, et que je ne croyais aucun être humain capable de se jouer de ma crédulité; c'est que j'ai ajouté foi à la parole de cette femme lorsqu'elle m'a dit hier, dans ce parterre dont j'entends d'ici murmurer les fontaines, et sous le regard de cette lune, qui paraissait moins pure et moins calme que son visage: «Que peut-il y avoir de commun entre cet enfant et moi?» Quoi de commun? et tu es son fils! et tu le savais, toi qui m'as trompé aussi!
—Non, je ne le savais pas; et quant à ma mère...
—Ta mère et toi, vous êtes deux froids serpents, deux Palmarosa venimeux! Ah! je hais cette famille qui a tant persécuté mon pays et ma race, et j'en ferai quelque jour un rude exemple, même sur ceux qui prétendent être bons patriotes et seigneurs populaires. Je hais tous les nobles, moi! et tremblez devant ma sincérité, vous autres dont la bouche souffle le froid et le chaud! Je hais les nobles depuis un instant, depuis que je vois que je ne le suis pas, puisque j'ai un frère légitime et que je ne suis qu'un bâtard. Je hais le nom de Castro-Reale, puisque je ne puis le porter. Je suis envieux, vindicatif et ambitieux aussi, moi! mon intelligence et mon habileté justifiaient en moi cette prétention un peu mieux que l'art de la peinture chez le nourrisson des Muses et de Pier-Angelo! J'aurais été plus loin que lui si nos conditions fussent restées ce qu'elles étaient. Et ce qui rend ma vanité plus supportable que la tienne, prince Michel, c'est que je la proclame avec fierté, tandis que tu la caches honteusement, sous prétexte de modestie. Enfin je suis l'enfant de la nature sauvage et de la liberté volontaire, tandis que tu es l'élève de la coutume et de la peur. Je pratique la ruse à la manière des loups, et ma ruse me mène au but. Tu joues avec le mensonge, à la manière des hommes, et tu manqueras toujours le but, sans avoir le mérite de la sincérité. Voilà notre vie à tous les deux. Si la tienne me gêne trop, je me débarrasserai de toi comme d'un obstacle, entends-tu? Malheur à toi si tu m'irrites! Adieu; ne souhaite pas de me revoir; voilà mon salut fraternel!
«Et quant à vous, princesse de Castro-Reale, dit-il en saluant Agathe avec ironie, vous qui eussiez bien pu vous dispenser de me laisser ramper à vos pieds, vous qui n'avez pas un rôle bien clair dans la catastrophe de la croix du Destatore, vous qui ne m'avez pas jugé digne de savoir vos mésaventures de jeunesse, et qui préfériez passer à mes yeux pour une vierge sans tache, sans vous soucier de me faire languir dans une attente insensée de vos précieuses faveurs, je vous souhaite d'heureux jours dans l'oubli de ce qui s'est passé entre nous, mais je m'en souviendrai, moi, et je vous avertis, Madame, que vous avez donné un bal sur un volcan, au réel comme au figuré.
En parlant ainsi, le Piccinino s'enveloppa la tête et les bras de son manteau, passa dans le boudoir, et, sans daigner attendre qu'on lui ouvrit les portes, il traversa d'un bond une des larges vitres qui donnaient sur le parterre. Puis il revint vers cette porte de la galerie dont il n'avait pas voulu franchir le seuil, et, à la manière des anciens fauteurs des Vêpres de Sicile, il entailla d'une croix, faite avec son poignard, l'écusson des Palmarosa, sculpté sur cette porte. Peu d'instants après, il était sur la montagne, fuyant comme une flèche.
«O ma mère! s'écria Michel en pressant dans ses bras Agathe oppressée, vous vous êtes fait un ennemi implacable pour me préserver d'ennemis imaginaires ou impuissants! Tendre mère, mère adorée, je ne te quitterai plus, ni jour ni nuit. Je coucherai en travers de la porte, et si l'amour de ton fils ne peut te préserver, c'est que la Providence abandonne entièrement les hommes!
—Mon enfant, dit Agathe en l'étreignant dans ses bras, rassure-toi. Je suis navrée de tout ce que cet homme m'a remis devant les yeux, mais non effrayée de son injuste colère. Le secret de ta naissance ne pouvait lui être révélé plus tôt, car tu vois l'effet qu'a produit cette révélation. Mais le moment est venu où je n'ai plus à craindre pour toi que son ressentiment personnel, et celui-ci, nous l'apaiserons. La vengeance des Palmarosa va s'éteindre avec le dernier souffle que le cardinal Ieronimo exhale peut-être en cet instant. Si c'est une faute de l'avoir conjurée à l'aide de Carmelo, cette faute appartient à Fra-Angelo, qui croit connaître les hommes parce qu'il a toujours vécu avec des hommes en dehors de la société, les brigands et les moines. Mais je me fie encore à ses grands instincts. Cet homme, qui vient de se montrer à nous si méchant, et que je ne puis voir sans une souffrance mortelle, parce qu'il me rappelle l'auteur de toute mon infortune, n'est peut-être pas indigne du bon mouvement qui t'a porté à lui donner le nom de frère. C'est un tigre dans la colère, un renard dans la réflexion; mais entre ses heures de rage et ses heures de perfidie, il doit y avoir des heures d'abattement, où le sentiment humain reprend ses droits et lui arrache des larmes de regret et de désir: nous le ramènerons, je l'espère! La loyauté et la bonté doivent trouver le défaut de sa cuirasse. Au moment où il te maudissait, je l'ai vu hésiter, retenir des pleurs. Son père... ton père, Michel! avait une profonde et ardente sensibilité jusqu'au milieu de ses habitudes de démence sinistre... Je l'ai vu sangloter à mes pieds après m'avoir presque étranglée pour étouffer mes cris... Je l'ai vu ensuite repentant devant l'autel, lorsqu'il m'épousa, et, malgré la haine et l'épouvante qu'il m'inspira toujours, je me suis repentie moi-même, à l'heure de sa mort, de ne lui avoir pas pardonné. J'ai tremblé à son souvenir, mais je n'ai jamais osé maudire sa mémoire; et, depuis que je t'ai retrouvé, ô mon fils bien-aimé! j'ai essayé de le réhabiliter à mes propres yeux, afin de n'avoir point à le condamner devant toi. Ne rougis donc point de porter le nom d'un homme qui n'a été fatal qu'à moi, et qui a fait de grandes choses pour son pays. Mais garde pour celui qui t'a élevé et dont tu as cru jusqu'à ce jour être le fils, le même amour, le même respect que tu lui portais ce matin, noble enfant, lorsque tu lui remettais la dot de Mila, en lui disant que tu resterais ouvrier à son service toute ta vie, plutôt que de l'abandonner!