Le Piccinino
«Ainsi, s'écria la princesse indignée, de flatteur et d'espion, ce scélérat s'est fait le bourreau et l'assassin de mon malheureux oncle! Vous voyez bien, monsieur le capitaine, qu'il faut l'en délivrer au plus vite, et qu'il n'est pas besoin d'autre motif pour me faire désirer qu'il soit éloigné de nous.
—Pardon, Madame, répondit l'obstiné bandit. Si je ne vous avais pas informée de ces choses, vous auriez des motifs plus personnels encore, que vous ne voulez pas me dire, mais que je me suis fait dire par le Ninfo. Je ne m'engage jamais dans une affaire sans la connaître à fond, et il m'arrive parfois, comme vous voyez, d'interroger les deux parties. Permettez donc que je poursuive mes révélations, et j'espère qu'elles amèneront les vôtres.
«L'abbé Ninfo n'avait pas beaucoup examiné ni beaucoup interrogé le quidam qui se trouvait à la grille du parc de Votre Altesse. Au bout d'un instant, voyant le cardinal conserver de cette rencontre une sorte d'agitation, comme si cette figure eût réveillé en lui des souvenirs qu'il ne venait point à bout de rassembler et d'éclaircir (car Son Éminence s'épuise souvent, à ce qu'il paraît, à ce douloureux travail d'esprit), l'abbé revint sur ses pas, et examina le jeune homme avec soin. Le jeune homme avait des raisons pour se préserver, car il se moqua de l'abbé, qui le prit définitivement pour un pauvre diable et lui fit même l'aumône. Mais, deux jours après, l'abbé, espionnant chez vous, sous le déguisement d'un ouvrier employé aux préparatifs de votre bal, découvrit aisément que son quidam était un brillant artiste, très-choyé et très-employé par Votre Altesse, et nullement en position d'accepter un tarin à la porte d'un palais, puisqu'il est le fils d'un artisan aisé, Pier-Angelo Lavoratori.
«L'abbé ne manqua pas, la nuit qui suivit cette découverte, de placer devant les yeux de monsignor Ieronimo une bande de papier qui contenait cette dénonciation en grosses lettres. Mais, à force de vouloir stimuler les dernières cordes de l'instrument, l'abbé les a brisées. Le cardinal n'a pas compris. Les noms de Pier-Angelo et de Michel-Angelo Lavoratori ne lui ont offert aucun sens. Il murmura un jurement énergique contre le Ninfo qui troublait son sommeil...—Ainsi, ajouta le Piccinino avec une malice insinuante, les craintes que Votre Altesse éprouve, ou feint d'éprouver à l'égard de Pier-Angelo, sont tout à fait dénuées de fondement. Si le cardinal a autrefois poursuivi ce brave homme comme conspirateur, il l'a si bien oublié que l'abbé Ninfo lui-même ne songe pas à réveiller le souvenir d'une affaire qu'il ignore, et qu'aucune dénonciation de sa part ne menace, quant à présent, votre protégé...
—Je respire, dit la princesse en laissant le bandit prendre sa main dans la sienne, et même en répondant à la pression de cette main avec une préoccupation généreuse. Vos paroles me font du bien, capitaine, et je vous bénis de la confiance que vous me témoignez en me révélant la vérité. Toute ma crainte était là, en effet; mais, puisque le cardinal ne se souvient de rien, et que l'abbé ignore tout, je m'en remets à votre sagesse pour le reste. Tenez, capitaine, je crois que voici ce qui reste à faire. Trouvez, dans votre génie, un moyen de vous emparer du testament, et faites-le savoir à l'abbé, afin qu'il ne songe plus à persécuter le digne docteur, et occupez l'abbé de manière à ce qu'il laisse mourir en paix mon malheureux oncle. Ce sera terminer diplomatiquement une affaire où j'ai tremblé qu'il n'y ait du sang répandu pour de misérables intérêts d'argent.
—Votre Excellence va bien vite! reprit le Piccinino. L'abbé n'est pas si facile à endormir sur un autre point, qu'il m'est impossible, malgré mon respect, ma crainte et mon embarras, de passer sous silence.
—Parlez! parlez! dit Agathe vivement.
—Eh bien, puisque Votre Altesse m'y autorise et ne veut pas comprendre à demi-mot, je lui dirai que l'abbé Ninfo, tout en cherchant des intrigues politiques qu'il n'a pu découvrir, a mis la main sur une affaire d'amour dont il a fait son profit.
—Je ne comprends pas, dit la princesse avec un accent de candeur qui fit tressaillir l'aventurier. «Le Ninfo m'aurait-il joué, pensa-t-il, ou bien cette femme est-elle de force à lutter contre moi? Nous verrons bien.»
—Madame, dit-il d'un ton mielleux, en attirant et en retenant contre sa poitrine la belle main d'Agathe, vous allez me haïr.... Mais il faut bien que je vous serve malgré vous en vous éclairant. L'abbé a découvert que Michel-Ange Lavoratori était introduit tous les jours, à certaines heures, dans les appartements réservés de votre casino; qu'il ne mangeait point avec vos gens ni avec les autres ouvriers, mais avec vous, en secret; enfin, que s'il faisait sa sieste, c'était entre les bras de la plus belle et de la plus aimable des femmes qu'il se reposait de ses travaux d'artiste.
—C'est faux! s'écria la princesse; c'est une infâme calomnie. J'ai traité ce jeune homme avec la distinction que je croyais devoir à son talent et à ses idées. Il a mangé avec son père dans une pièce voisine, et il a fait la sieste dans ma galerie de peinture. L'abbé Ninfo n'a pas bien observé, car il aurait pu vous dire que Michel, accablé de fatigue, a passé deux ou trois nuits dans un coin de ma maison...
—Il me l'a dit aussi, répondit le Piccinino, qui ne voulait jamais avoir l'air d'ignorer ce qu'on lui apprenait.
—Eh bien, monsieur de Castro-Reale, reprit Agathe d'une voix ferme et en le regardant en face, le fait est certain; mais je puis vous jurer sur l'âme de ma mère et sur celle de la vôtre, et Michel pourrait vous faire le même serment, que ce jeune homme ne m'avait encore jamais vue avant le jour du bal où son père me l'a présenté pour la première fois, en présence de deux cents ouvriers. Je lui ai parlé durant le bal, sur l'escalier du palais, au milieu de la foule, et M. de la Serra, qui me donnait le bras, lui a fait, ainsi que moi, compliment de ses peintures. Depuis ce moment-là, jusqu'à celui où nous sommes, Michel ne m'avait pas revue; demandez-le-lui à lui-même! Capitaine, vous n'êtes pas un homme qu'on puisse tromper; faites usage de votre clairvoyance, et je m'en rapporte à elle.»
En présence d'une déclaration si nette, et faite avec l'assurance que peut seule donner la vérité, le Piccinino frémit de plaisir, et pressa si fort contre son sein la main d'Agathe, qu'elle pressentit enfin les sentiments du bandit. Elle eut un moment de terreur, auquel vint se joindre un souvenir affreux. Mais elle comprit, d'un seul coup d'œil, toute l'étendue du péril qui avait menacé Michel, et, remettant à un moment plus favorable d'aviser à sa propre sûreté, elle se promit de ménager l'orgueil de Carmelo Tomabene.
«Quel intérêt, s'écria celui-ci, l'abbé Ninfo avait-il donc à nous débiter cette étrange histoire?»
Agathe crut comprendre que l'abbé avait deviné l'extravagante passion dont elle voyait enfin le bandit possédé pour elle, et qu'il avait voulu stimuler sa vengeance par cette délation. «S'il en est ainsi, pensait-elle, je me servirai des mêmes armes que toi, misérable Ninfo, puisque aussi bien tu me les avais fournies d'avance.
«Écoutez, capitaine, reprit-elle; vous qui connaissez si bien les hommes, et qui plongez si aisément dans les replis de la conscience, n'avez-vous point découvert qu'à tous ses vices apparents l'abbé joignait un dévergondage effréné d'imagination? Croyez-vous qu'il se soit borné à convoiter mon héritage? et ne vous a-t-il pas laissé entrevoir que ce n'est pas seulement à prix d'argent qu'il tenterait de m'en revendre une partie, s'il parvenait à s'en emparer?
—Oui! s'écria le Piccinino avec un accent très-sincère cette fois; j'ai cru m'apercevoir des désirs et des espérances révoltantes de ce monstre de laideur et de concupiscence. L'incrédulité qu'il affecte pour la résistance possible d'une femme, en pareil cas, est la consolation qu'il cherche à se donner quand il songe à sa laideur physique et morale. Oui, oui, je l'avais pressenti, malgré son hypocrisie. Je ne dirai pas qu'il vous aime, lui; ce serait profaner le mot d'amour; mais il vous veut, et il est jaloux. Jaloux, lui! Ah! c'est encore un mot trop relevé! La jalousie est la passion des âmes jeunes, et la sienne est décrépite. Il soupçonne et déteste tout ce qui vous entoure. Enfin, il a rêvé un moyen infernal de vous vaincre: pensant bien que le désir de racheter votre héritage ne suffirait pas, et supposant que vous aimiez ce jeune artiste, il a résolu de s'en faire un otage pour vous contraindre à lui racheter à tout prix la vie et la liberté de Michel-Angelo.
—J'aurais dû m'attendre à cela, répondit la princesse baignée d'une sueur froide, mais affectant un calme dédaigneux. C'est donc vous, capitaine, qu'il a voulu associer à une entreprise digne de ces hommes qui se consacrent au plus hideux de tous les métiers, et dont le nom est si honteux qu'une femme ne saurait le prononcer dans aucune langue. Il me semble que vous devez à cette marque de confiance de M. l'abbé Ninfo un châtiment un peu sévère!»
Agathe avait touché fort juste. Les vues infâmes de l'abbé, qui jusque-là n'avaient excité que le mépris ironique du jeune bandit, se présentèrent à ses yeux comme un outrage personnel et allumèrent en lui la soif de la vengeance. Tant il est vrai que l'amour, même dans une âme sauvage et sans frein, réveille le sentiment de la dignité humaine.
«Un châtiment sévère! dit-il d'une voix profonde avec des dents contractées, il l'aura!—Mais, ajouta le bandit, ne vous inquiétez plus de rien, Signora, et daignez remettre votre sort entre mes mains, sans arrière-pensée.
—Mon sort est tout entier dans vos mains, capitaine, répondit Agathe; ma fortune, ma réputation et la vie de mes amis: trouvez-vous que j'aie l'air inquiet?»
Et elle le pénétra d'un regard où la prudence supérieure de la femme forte l'inspira si bien, que le Piccinino subit le prestige et s'aperçut que le respect et la crainte se mêlaient à son enthousiasme. «Ah! femme romanesque, pensa-t-il, tu en es encore à croire qu'un chef de brigands doit être un héros de théâtre ou un chevalier du moyen âge! Et me voilà forcé de jouer ce rôle vis-à-vis de toi pour te plaire! Eh bien, je le jouerai. Rien n'est difficile à celui qui a beaucoup lu et beaucoup deviné.
«Et pourquoi ne serais-je pas réellement un héros? se disait-il encore, tout en marchant silencieusement auprès d'elle, en pressant de son bras tremblant le bras de cette femme qu'il croyait si confiante. Si je n'ai pas daigné l'être jusqu'à présent, c'est que l'occasion ne s'en offrait point et que ma grandeur eût été ridicule. Avec une femme comme celle-ci, le but est digne de l'œuvre, et je ne vois pas qu'il soit si difficile d'être sublime quand la récompense doit être si douce. C'est un calcul d'intérêt personnel plus élevé, mais non pas moins positif et moins logique que les autres.»
Avant de se poser complétement en chevalier de la princesse, il voulut en finir avec un reste de méfiance, et cette fois il fut presque naïf en cherchant à s'en guérir.
«La seule faiblesse que je me connaisse, dit-il, c'est la crainte de jouer un rôle ridicule. Le Ninfo voulait me faire jouer un rôle infâme, il en sera puni; mais si Votre Altesse aimait réellement ce jeune homme.... ce jeune homme aurait aussi à se repentir de m'avoir trompé!
—Comment l'entendez-vous? répondit Agathe en l'amenant dans le rayon de lumière que projetait sur le jardin le lustre de son boudoir; j'aime réellement Michel-Angelo, Pier-Angelo, Fra-Angelo, comme des amis dévoués et des hommes estimables. Pour les soustraire à l'inimitié d'un scélérat, je donnerais tout l'argent qu'on me demanderait. Mais regardez-moi, capitaine, et regardez ce jeune homme qui rêve derrière cette fenêtre. Trouvez-vous qu'il y ait un rapport possible d'affection impure entre nos âges et nos situations dans la vie? Vous ne connaissez pas mon caractère. Il n'a jamais été compris de personne. Sera-ce vous enfin qui lui rendrez justice? Je le souhaite, car je tiens beaucoup à votre estime, et je croirais la mériter fort peu, si j'avais pour cet enfant des sentiments que je craindrais de vous laisser deviner.»
En parlant ainsi, Agathe qui avait quitté le bras du Piccinino, le reprit pour rentrer dans le boudoir; et le bandit lui sut un tel gré de cette marque d'intimité confiante, dont elle voulait rendre Michel et le marquis témoins jusqu'au bout, qu'il se sentit enivré et comme hors de lui.
XXVIII.
JALOUSIE.
Ni le marquis ni Michel n'avaient entendu un mot de la conversation que nous venons de rapporter. Mais le premier était tranquille et l'autre ne l'était point. Il avait suffi à M. de la Serra de s'assurer que la princesse paraissait calme, pour ne point craindre qu'elle courût un danger immédiat avec le brigand; tandis que Michel, ne connaissant point le caractère de la signora, souffrait mortellement à l'idée que le Piccinino avait pu sortir, dans ses discours, des bornes du respect. Sa souffrance empira lorsqu'il vit la figure du Piccinino au moment où celui-ci rentra dans le boudoir.
Cette figure, si nonchalante ou si composée à l'ordinaire, était comme illuminée par la confiance et le bonheur. Le petit homme semblait avoir grandi d'une coudée, et ses yeux noirs lançaient des flammes qu'on n'eût jamais cru pouvoir couver dans une tête si froide et si calculatrice.
A peine la princesse, un peu fatiguée d'avoir marché longtemps dans un petit espace, se fut-elle assise sur le divan, où il la reconduisit avec des manières de courtoisie élégante, qu'il se laissa tomber, plutôt qu'il ne s'assit, sur une chaise, à l'autre paroi de l'étroit boudoir, mais en face d'elle, comme s'il se fût installé là pour la contempler à son aise sous le reflet du lustre. En effet, le Piccinino, après avoir savouré, dans le jardin, la suavité de sa voix, le sens flatteur de ses paroles et la souplesse de sa main, voulait, pour compléter les voluptés délicates qu'il goûtait pour la première fois de sa vie, la regarder à loisir, sans effort de langage et sans préoccupation d'esprit. Il tomba donc dans une méditation muette, plus éloquente que Michel ne l'eût souhaité. Il rassasiait ses regards audacieux de la vue de cette femme exquise et charmante qu'il croyait posséder déjà, comme d'un trésor qu'il aurait dérobé et qu'il se donnerait le plaisir de voir briller devant lui.
Ce qui acheva de désespérer le jeune peintre, c'est que, sous l'influence mystérieuse de cette passion envahissante, qui ne faisait que de naître et qui se développait déjà avec la rapidité d'un incendie, le bandit acquérait une séduction étrange. Son exquise beauté se manifestait enfin comme le feu d'une étoile sortant des vapeurs de l'horizon. Ce qu'il y avait d'un peu singulier dans la forme de ses traits, et d'inquiétant dans leur expression voilée, faisait place à un charme subtil, à une expansion dévorante, bien que muette et comme accablée de sa propre ardeur. Il était affaissé sur lui-même et ne posait plus l'indifférence et la distraction. Ses bras pendants, sa poitrine pliée, ses yeux fixes, humides et ravis laissaient voir qu'il était comme brisé par l'explosion d'une force inconnue à lui-même, et comme noyé dans les délices anticipées de son triomphe. Michel eut peur de lui pour la première fois. Il l'eût encore affronté sans crainte dans la sinistre solitude de la Croce del Destatore; mais là, rayonnant d'une extase inconnue, il semblait trop puissant pour qu'aucune femme pût échapper à la fascination de ce basilic.
Pourtant Agathe ne paraissait point s'en apercevoir, et chaque fois que Michel porta ses regards d'elle au bandit et réciproquement, il la vit brave et franche, ne songeant ni à attaquer ni à se défendre.
«Mes amis, dit-elle après avoir respiré un instant, nous pouvons nous dire bonsoir et nous séparer tranquilles. Je place toute ma confiance dans ce nouvel ami que la Providence, agissant par le génie de Fra-Angelo, vient de nous envoyer. Vous la partagerez, cette confiance, quand vous saurez qu'il connaissait d'avance, et mieux que nous, ce que nous avions à craindre et à espérer.
—Il est vrai que l'aventure est assez piquante, dit le Piccinino, faisant un effort pour sortir de ses rêves; et il est temps que ce jeune homme sache pourquoi j'ai été pris d'un grand accès de rire lorsqu'il est venu me trouver. Vous en rirez aussi, j'espère, maître Michel-Ange, quand vous apprendrez que vous êtes venu confier votre sort à l'homme qu'on avait prié, une heure auparavant, de vous faire un mauvais parti; et, si je n'étais prudent et calme dans ces sortes d'affaires, si je m'en rapportais aveuglément aux paroles de ceux qui viennent me consulter, tandis que vous m'engagiez à enlever l'abbé Ninfo de la part de Son Altesse, je me serais emparé de vous et vous aurais jeté dans ma cave, bien garrotté et bâillonné, de la part de l'abbé Ninfo. Je vois à votre air que vous vous seriez bien défendu. Oh! je sais que vous êtes brave, et je pense que vous êtes plus fort que moi. Vous avez un oncle qui s'est exercé à casser des pierres avec tant de zèle, depuis une vingtaine d'années, qu'il n'a dû rien perdre de la vigueur qui le fit surnommer jadis Bras-de-fer, lorsqu'il faisait un autre métier sur la montagne; mais, quand il s'agit de haute politique, on prend ses précautions, et je n'avais qu'à remuer une petite cloche pour que ma maison fût cernée par dix hommes déterminés, qui ne vous eussent pas seulement laissé le plaisir de la résistance.»
Après avoir parlé ainsi, en regardant Michel d'un air enjoué, le Piccinino se retourna vers la princesse. Elle avait dissimulé sa pâleur derrière son éventail, et, lorsque le bandit rencontra ses yeux, ils étaient armés d'une tranquillité qui fit tomber les derniers accès de son ironie. Le secret plaisir qu'il éprouvait toujours à effrayer ceux qui se risquaient avec lui disparut devant ce regard de femme, qui semblait lui dire: «Tu ne le feras pas, c'est moi qui te le défends.»
Aussi, donna-t-il à sa physionomie une expression de loyale bienveillance, en disant à Michel:
«Vous voyez bien, mon jeune ami, que j'avais mes raisons pour me faire expliquer l'affaire et ne pas me trop presser. A présent que je vois l'honneur et la vérité d'un côté, l'infamie et le mensonge de l'autre, mon choix est fait, et vous pouvez dormir sur les deux oreilles. Je vais, ajouta-t-il en s'adressant à Michel à demi-voix, vous accompagner jusqu'à Catane, où il faut que je concerte pour demain le départ de monsieur l'abbé. Mais j'ai absolument besoin de deux heures de repos. Pouvez-vous m'assurer un coin dans votre maison où je puisse m'abandonner au sommeil le plus profond sans craindre d'être vu? Car mes traits sont fort peu connus à la ville, et je veux les faire connaître le plus tard possible. Voyons, puis-je entrer chez vous sans craindre les curieux et surtout les curieuses?
—J'ai une jeune sœur qui l'est passablement, répondit Michel en souriant; mais elle sera couchée à cette heure-ci. D'ailleurs, fiez-vous à moi, comme je me suis fié à vous; je vous donnerai mon propre lit, et je veillerai dans la chambre si vous le désirez.
—J'accepte, dit le bandit,» qui, tout en causant avec Michel, essayait d'entendre les paroles sans importance directe que, pour ne pas gêner l'entretien des deux jeunes gens, la princesse échangeait avec le marquis. Michel remarqua que, malgré la prétention du Piccinino à ne pouvoir faire deux choses à la fois, tandis qu'il lui parlait, il ne perdait pas un geste, un mot, un mouvement d'Agathe.
Quand il se fut assuré, auprès de Michel, des deux heures de repos absolu qui lui étaient, disait-il, indispensables pour le rendre capable d'agir ensuite, le Piccinino se leva et se disposa à la retraite. Mais la lenteur coquette avec laquelle il drapait son manteau sur sa taille souple, la grâce languissante de son air distrait durant cette opération importante, et l'imperceptible frémissement de sa moustache noire et soyeuse, annonçaient assez qu'il s'en allait à regret, et un peu comme un homme qui s'efforce de chasser les fumées de l'ivresse pour retourner au travail.
«Vous voulez n'être pas vu? lui dit Agathe; montez avec Michel dans la voiture du marquis, il vous conduira jusqu'à l'entrée du faubourg, et vous pourrez vous glisser par les petites rues...
—Grand merci, Signora! répondit le bandit. Je n'ai pas envie de mettre vos gens et ceux de M. le marquis dans la confidence. Demain matin, l'abbé Ninfo, qui est plus pénétrant qu'ils ne sont discrets, saurait qu'un montagnard est sorti de vos appartements sans qu'on l'y ait vu entrer; et M. l'abbé, trouvant à cela un air de bravo, me ferait l'affront de me retirer la confiance dont il m'honore. Il faut que je sois son fidèle Achates et son excellent ami pendant douze heures encore. Je m'en irai avec Michel par où je suis venu.
—Et quand vous reverrai-je? lui dit Agathe en lui tendant courageusement la main, malgré le feu lascif de ses yeux obstinés.
—Vous ne me reverrez, dit-il en pliant un genou et en baisant sa main avec une sorte de fureur qui contrastait avec l'humilité de son attitude, que lorsque vos ordres seront exécutés. J'ignore le jour et l'heure, mais je vous réponds de tous vos amis, même du gros docteur, sur ma vie! Je sais le chemin de votre casino. Quand je sonnerai un, trois et sept à la grille du parterre, Votre Seigneurie daignera-t-elle me faire admettre en sa présence?
—Vous pouvez y compter, capitaine, répondit-elle sans laisser rien paraître de l'effroi que lui causait cette demande.»
Le marquis de la Serra se hâta de partir en même temps que les deux jeunes gens, qui sortaient du boudoir.
Son respect pour la princesse était si ombrageux, qu'il n'eût voulu pour rien au monde se donner l'attitude d'un amant favorisé. Mais il descendit lentement l'escalier du palais, toujours inquiet, et prêt à remonter au moindre bruit.
En sortant du parterre, le Piccinino referma lui-même la grille, et rendit la clé à Michel en lui reprochant son étourderie.
«Sans moi, dit-il, cette clé importante, cette clé inimitable serait restée dans la serrure.»
Un instant de sang-froid, avant son entrée dans le boudoir, avait suffi au bandit pour prendre l'empreinte de cette clé sur une boule de cire qu'il portait toujours avec lui à tout événement.
A peine étaient-ils sur l'escalier, qu'une camériste dévouée vint dire à Agathe:
«Le jeune homme que Votre Altesse a fait demander l'attend dans la galerie de peinture.»
Agathe plaça son doigt sur ses lèvres, pour que la camériste eût à parler encore plus bas dans ces sortes d'occasions, et elle descendit un étage pour rejoindre Magnani qui l'attendait, en effet, dans la galerie, depuis plus d'une demi-heure.
Le pauvre Magnani, depuis qu'il avait reçu le message mystérieux de la princesse, était plus mort que vif. Bien différent du Piccinino, il était si loin de concevoir la moindre espérance, qu'il imaginait tout ce qu'il y a de pire. «J'aurai commis une énorme faute, se disait-il, en confiant à Michel le secret de ma folie. Il en aura parlé, avec sa sœur; Mila aura vu la princesse, qui la traite en enfant gâté. Le babillage de cet enfant, qui ne peut comprendre la gravité d'une semblable révélation, aura effrayé et révolté la princesse. Mais pourquoi ne pas me bannir sans explication? Que pourra-t-elle me dire qui ne soit mortellement douloureux et inutilement cruel?»
Cette heure d'attente lui parut un siècle. Il avait froid, il se sentait mourir, quand la porte secrète de la galerie s'ouvrit sans bruit, et qu'il vit approcher la blanche Agathe, pâle des émotions qu'elle venait d'affronter, et diaphane dans sa mante de dentelle blanche. L'immense galerie n'était éclairée que par une petite lampe; il lui sembla que la princesse ne marchait pas, et qu'elle glissait vers lui à la manière des ombres.
Elle s'approcha sans hésitation, et lui tendit la main comme à un ami intime. Et, comme il hésitait à avancer la sienne, croyant rêver ou craignant de se méprendre sur l'intention de ce geste, elle lui dit d'une voix douce, mais ferme:
«Donne-moi ta main, mon enfant, et dis-moi si tu as conservé pour moi l'amitié que tu m'as témoignée une fois, lorsque tu as cru me devoir une vive reconnaissance pour la guérison de ta mère. T'en souviens-tu? Moi, je ne l'ai jamais oublié, cet élan de ton généreux cœur pour moi!»
Magnani ne put répondre. Il n'osa porter à ses lèvres la main d'Agathe. Il la serra doucement dans la sienne en se courbant. Elle sentit qu'il tremblait.
«Tu es fort timide, lui dit-elle; j'espère que, si tu as peur de moi, il n'entre aucune méfiance dans ton embarras. Il faut que je te parle vite; réponds-moi de même. Est-tu disposé à me rendre un grand service, au péril de ta vie? Je te le demande au nom de ta mère!»
Magnani se mit à genoux. Ses yeux remplis de larmes purent seuls répondre de son enthousiasme ou de son dévoûment. Agathe le comprit.
«Tu vas retourner à Catane, lui dit-elle, et courir jusqu'à ce que tu rencontres deux hommes qui sortent d'ici, et qui n'auront pas cinq minutes d'avance sur toi.
«L'un est Michel-Ange Lavoratori; tu le reconnaîtras facilement au clair de la lune. L'autre est un montagnard roulé dans son manteau; tu les suivras sans paraître les observer; mais tu ne les perdras pas de vue. Tu seras prêt, au moindre geste suspect de cet homme, à te jeter sur lui et à le terrasser. Tu es fort, ajouta-t-elle en touchant le bras robuste du jeune artisan; mais il est agile et perfide. Méfie-toi! Tiens, voici un poignard, ne t'en sers que pour ta défense. Cet homme est mon ennemi ou mon sauveur, je l'ignore. Ménage ses jours. Fuis avec Michel, si tu peux éviter une lutte sanglante... Tu demeures dans la même maison que Michel, n'est-ce pas?
—A peu près, Signora.
—Tiens-toi à portée de le secourir à la moindre alarme. Ne te couche pas; passe cette nuit à veiller aussi près de sa chambre que tu le pourras. Cet homme sortira avant le jour; ne sors de ta maison et ne laisse Michel s'en éloigner que vous ne soyez ensemble, toujours ensemble, entends-tu? Et prêt à tout événement, jusqu'à ce que je fasse lever la consigne. Demain, je t'expliquerai tout. Je te verrai. Compte que tu auras en moi, dès ce jour, une seconde mère. Viens, mon enfant, suis-moi; je vais te mettre sur les traces de Michel et de son compagnon.»
Elle le prit par le bras, et l'emmena vivement dans le casino, qu'elle traversa avec lui sans ajouter un mot. Elle lui ouvrit la grille du parterre, et lui montrant l'escalier de laves, «Va, dit-elle, promptitude, précaution, et ton grand cœur d'homme du peuple pour bouclier à ton ami!»
Magnani descendit l'escalier avec autant de rapidité et aussi peu de bruit que le vol d'une flèche. Il ne perdit point de temps à réfléchir, et il n'usa pas, à se tourmenter, l'élan de sa volonté. Il ne se demanda pas seulement si Michel était son heureux rival, et s'il ne serait pas tenté de lui percer le cœur. Poussé par la force magique que lui avait imprimée la main et le souffle d'Agathe, il était tout prêt à se faire tuer pour cet enfant privilégié, et il n'éprouvait pas plus de tristesse que d'hésitation à se sacrifier ainsi. Il y a plus, il se sentit heureux et fier d'obéir à celle qu'il aimait, et ses paroles vibraient en lui comme une voix du ciel.
Il se trouva bientôt dans la campagne, et distingua deux hommes sur un sentier. C'était bien Michel, c'était bien le manteau du montagnard. Il eut soin de ne pas se montrer; mais il mesura d'un regard la distance et les obstacles qu'il aurait à franchir pour les rejoindre en cas d'alarme. Un instant, le montagnard s'arrêta, en causant. Magnani, d'un élan vigoureux et souple, qui, en toute autre circonstance, eût été au-dessus des forces humaines, se trouva assez près d'eux pour entendre que l'inconnu parlait d'amour et de poésie.
Il leur laissa gagner encore du terrain, et, se glissant par un passage étroit dans les laves qui s'amoncellent à l'entrée du faubourg, il se trouva avant eux dans la cour des maisons contiguës qu'habitaient sa famille et celle de Michel. Il vit passer son jeune ami et l'hôte suspect qu'il introduisait dans sa demeure. Alors Magnani fit un détour et chercha une retraite où il pût passer la nuit, inaperçu et attentif au moindre bruit, au moindre mouvement de l'intérieur.
XXIX.
APPARITION.
Pier-Angelo avait reçu avis de la princesse, et de la part du moine de Mal-Passo, qu'il n'eût point à s'inquiéter de l'absence de son fils, et qu'en cas de danger, ce jeune homme passerait la nuit, soit dans le couvent de Fra-Angelo, soit dans le palais du marquis de la Serra. C'est ce que la princesse eût souhaité; mais la nécessité de montrer une entière confiance au brigand, sur les susceptibilités duquel Fra-Angelo l'avait amplement renseignée, avait dû l'emporter sur ses inquiétudes. Dans sa prévoyance, elle avait fait venir Magnani, et l'on a vu qu'elle pouvait bien compter sur le dévoûment de ce généreux jeune homme.
Pier-Angelo, naturellement optimiste, et rassuré par l'avis qu'on lui avait donné, s'était mis au lit, et se dédommageait de la fatigue du bal, en homme qui sait mettre les heures à profit. Mila aussi s'était retirée dans sa chambre; mais elle ne dormait pas. Elle avait passé l'après-midi avec la princesse, et, interrogée par elle sur ses relations d'amitié, elle avait parlé entre autres d'Antonio Magnani avec une effusion qui eût trahi le secret de son cœur quand même Agathe n'eût pas été attentive et pénétrante. C'est le bien qu'elle avait dit de son jeune voisin qui avait achevé de décider la princesse à le faire intervenir dans les embarras de sa situation. Elle s'était dit que Magnani pourrait bien devenir un jour l'époux de Mila, et que, dès lors, il n'y avait rien de plus naturel que de l'associer aux destinées de Michel-Angelo. C'est Mila qu'elle avait chargée de lui envoyer Magnani à la nuit, et le pauvre Magnani, en recevant cet avis, avait failli s'évanouir.
N'est-ce pas plutôt pauvre Mila qu'il faudrait dire? Eh bien! Mila n'avait attribué le trouble du jeune homme qu'à sa timidité. Agathe était la dernière qu'elle eût soupçonnée d'être sa rivale, non qu'elle ne fût à ses yeux la plus belle des femmes, mais parce que, dans un cœur pur, il n'y a pas de place pour la jalousie envers les êtres qu'on aime. Elle était heureuse, au contraire, la noble enfant, de la marque d'estime et de confiance dont sa chère Agathe avait honoré Magnani. Elle en était fière pour lui et eût voulu pouvoir lui porter tous les jours des messages semblables.
Mais la princesse n'avait pas cru devoir cacher à Mila que Michel était forcément engagé dans une aventure où il pouvait courir quelque danger, dont Magnani l'aiderait pourtant à se préserver.
Mila était donc inquiète: elle n'avait rien dit à son père de ses craintes; mais elle avait été plus de dix fois sur le chemin de la villa, prêtant l'oreille aux bruits lointains, épiant la démarche de tous les passants, et rentrant chaque fois, plus triste et plus effrayée. Enfin, quand onze heures sonnèrent, elle n'osa plus sortir et se tint dans sa chambre, tantôt près de la fenêtre, où elle fatiguait ses yeux à regarder en vain, tantôt près de son lit, où elle tombait, brisée de découragement, la tête sur son chevet. Par moments, les battements de ses artères étaient si élevés, qu'elle les prenait pour un bruit de pas auprès d'elle. Elle tressaillait, levait la tête, et, n'entendant plus rien, elle essayait de prier Dieu.
Enfin, vers minuit, elle crut saisir distinctement dans la cour un léger bruit de pas irréguliers. Elle regarda, et crut voir une ombre se glisser le long des murs et se perdre dans l'obscurité. C'était Magnani; mais elle ne put distinguer aucune forme, et ne fut pas sûre de n'avoir pas été dupe de sa propre imagination.
Peu d'instants après, deux hommes entrèrent sans bruit, et montèrent l'escalier extérieur de la maison. Mila s'était remise à prier, elle ne les entendit que lorsqu'ils furent sous sa fenêtre. Elle y courut, et, ne voyant que leurs têtes, sur lesquelles son regard plongeait perpendiculairement, elle ne douta point que ce ne fussent son frère et Magnani qui rentraient ensemble. Elle rajusta à la hâte sa belle chevelure dénouée, et courut à leur rencontre. Mais, comme elle passait dans la chambre de Michel, la porte de cette chambre s'ouvrit, et elle se trouva face à face avec lui et un homme plus petit de toute la tête qu'Antonio Magnani.
Le Piccinino, dont la figure était cachée par le capuchon de son manteau, se retira vivement, et, refermant la porte: «Michel, dit-il, vous n'attendiez probablement pas votre maîtresse cette nuit. En toute autre circonstance, j'aurais du plaisir à la voir, car elle m'a semblé belle comme la madone; mais, en ce moment, vous m'obligerez beaucoup si vous pouvez l'éloigner sans qu'elle me voie.
—Soyez sans crainte, répondit le jeune peintre. Cette femme est ma sœur, et je vais la renvoyer dans sa chambre. Restez là, un instant, derrière la porte.
—Mila, dit-il en entrant et en plaçant le battant de la porte entre lui et son compagnon, vous avez donc pris la manie de veiller comme un oiseau de nuit? Rentrez chez vous, ma chère âme, je ne suis pas seul. Un des apprentis de mon père m'a demandé l'hospitalité, et je partage ma couche avec lui. Vous pensez bien que vous ne devez pas rester un instant de plus, à moins que vous ne vouliez être vue mal coiffée et mal agrafée.
—Je m'en vais, dit Mila; mais auparavant, dites-moi, Michel, si Magnani est revenu avec vous!
—Que vous importe? répondit Michel avec humeur.»
Mila soupira profondément et rentra dans sa chambre, où, toute découragée, elle se jeta sur son lit, résolue à faire semblant de dormir, mais à écouter ce qui se disait dans la chambre voisine. Peut-être était il arrivé malheur à Magnani, et la brusquerie de son frère lui paraissait de mauvais augure.
Dès que le Piccinino se vit seul avec Michel, il le pria de tirer les verrous et de placer un matelas du lit sur la porte mince et déjetée de la chambre voisine, qui laissait passer la lumière et le son de la voix. Et quand ce fut fait, il le pria encore d'aller s'assurer que son père dormait, ou, s'il veillait encore, de lui souhaiter le bonsoir, afin qu'il ne prit point fantaisie au vieillard de monter. En parlant ainsi, le bandit se jeta sans façon sur le lit de Michel après avoir ôté son riche pourpoint, et se couvrant la tête de son manteau, il parut ne pas vouloir perdre un instant pour se livrer au sommeil.
Michel descendit, en effet; mais à peine était-il sur l'escalier, que le jeune bandit, avec la promptitude et la légèreté d'un oiseau, sauta au milieu de la chambre, jeta de côté le matelas, tira le verrou, ouvrit la porte, et s'approcha du lit de Mila, auprès duquel brûlait encore sa petite lampe.
Mila l'entendit bien entrer; mais elle crut que c'était Michel qui venait s'assurer qu'elle était couchée. La pensée ne lui vint pas qu'un autre homme pût avoir l'audace de pénétrer ainsi chez elle, et, comme un enfant qui craint d'être grondé, elle ferma les yeux et resta immobile.
Le Piccinino n'avait jamais entrevu une belle femme sans être inquiet et agité, jusqu'à ce qu'il l'eût bien regardée, afin de n'y plus penser si sa beauté était incomplète, ou de jeter son dévolu sur elle si son genre de beauté parvenait à réveiller son âme dédaigneuse, étrange composé d'ardeur et de paresse, de puissance et de torpeur. Peu d'hommes de vingt-cinq ans ont une jeunesse aussi chaste et aussi retenue que l'était celle du bandit de l'Etna; mais peu d'imaginations sont aussi fécondes en rêves de plaisirs et en appétits sans bornes. Il semblait qu'il cherchât toujours à exciter ses passions pour en éprouver l'intensité, mais que, la plupart du temps, il s'abstînt de les satisfaire, de crainte de trouver sa jouissance au-dessous de l'idée qu'il s'en était faite. Il est certain que toutes les fois, ou pour mieux dire, le peu de fois qu'il y avait cédé, il avait éprouvé une profonde tristesse et s'était reproché d'avoir dépensé tant de volonté pour une ivresse si vite épuisée.
Il avait peut-être d'autres raisons pour vouloir connaître les traits de la sœur de Michel, à l'insu de Michel lui-même. Quoi qu'il en soit, il la regarda attentivement pendant une minute, et, ravi de sa beauté, de sa jeunesse et de son air d'innocence, il se demanda s'il ne ferait pas mieux d'aimer cette charmante enfant, qu'une femme plus âgée que lui et plus difficile sans doute à persuader.
En ce moment, Mila, fatiguée de feindre le sommeil, et plus avide de nouvelles de Magnani que honteuse des reproches de son frère, ouvrit les yeux et vit l'inconnu penché vers elle. Elle vit briller ses yeux à travers la fente de son capuchon, et, saisie de terreur, elle allait crier lorsqu'il lui mit la main sur la bouche.
«Enfant, lui dit-il à voix basse, si tu dis un mot, tu es morte. Tais-toi et je m'en vais. Allons, mon bel ange, ajouta-t-il d'un ton caressant, n'ayez pas peur de l'ami de votre famille; bientôt peut-être, vous le remercierez d'avoir troublé votre sommeil.»
Et, ne pouvant résister à un de ces accès de coquetterie insensée qui le faisaient manquer tout d'un coup à ses résolutions et à ses instincts de prudence, il se découvrit et lui montra ses traits charmants, embellis encore par un sourire tendre et fin. L'innocente Mila crut avoir une vision. Les diamants qui scintillaient sur la poitrine de ce beau jeune homme ajoutèrent tellement au prestige, qu'elle ne sut si c'était un ange ou un prince déguisé qui lui apparaissait. Éblouie, incertaine, elle lui sourit aussi, moitié charmée, moitié terrifiée. Il prit alors une lourde tresse de ses cheveux noirs, qui était retombée sur son épaule, et la porta à ses lèvres. La peur prit le dessus. Mila voulut crier encore. L'inconnu lui lança un regard si terrible que la voix lui manqua. Il éteignit la lampe, rentra dans la chambre de Michel, replaça le verrou et le matelas sur la porte; puis, s'élançant sur le lit et cachant sa tête, il paraissait profondément endormi quand Michel rentra. Tout cela s'était passé en moins de temps qu'il n'en a fallu pour le raconter.
Mais, pour la première fois de sa vie peut-être, le Piccinino ne put forcer le sommeil à engourdir l'activité de ses pensées. Son imagination était un coursier sauvage avec lequel il avait tant lutté, qu'il croyait lui avoir imposé pour toujours un frein. C'en était fait; le frein était brisé, et cette volonté puissante, usée en des combats puérils, ne suffisait plus à dominer les instincts farouches trop longtemps comprimés. Il était là, entre deux tentations violentes, qui lui apparaissaient sous la forme de deux femmes presque également désirables, et dont l'infâme Ninfo lui avait presque offert de partager la possession avec lui. Michel était l'otage qu'il tenait dans ses mains, et pour la rançon duquel il pouvait tout exiger et peut-être tout obtenir.
Il est vrai qu'il ne croyait plus à l'amour d'Agathe pour ce jeune homme; mais il voyait son désintéressement à l'endroit de la fortune, lorsqu'il s'agissait de sauver ses amis menacés. Cela suffisait-il pour qu'elle crût devoir sacrifier plus que sa fortune pour le rachat de cet artiste protégé? Probablement non, et alors il fallait que le bandit comptât sur ses moyens personnels de séduction et ne vît dans Michel que l'occasion de les exercer en approchant d'elle.
Quant à la jeune sœur, il lui paraissait plus facile de vaincre un enfant si naïf, non-seulement à cause de l'amour plus direct qu'elle devait porter à son frère, mais encore à cause de son inexpérience et de la fraîcheur de son imagination que, d'un regard, il avait déjà éprouvées.
Comme jeunesse et comme beauté matérielle, Mila effaçait Agathe; mais Agathe était princesse, et il y avait de grands instincts de vanité chez le bâtard de Castro-Reale. Elle passait pour n'avoir jamais eu d'amant, elle paraissait forte et prudente. Elle avait eu vingt ans peut-être pour s'exercer à la défense et soutenir l'assaut des passions qu'elle avait inspirées: car elle avait au moins trente ans, et, en Sicile, sous un climat de feu, qui mûrit, les plantes en moins de temps qu'il n'en faut chez nous pour les faire éclore, une petite fille de dix ans est presque une femme.
C'était donc la plus glorieuse conquête à rêver, et, par cela même, la plus enivrante. Mais il s'y mêlait la crainte d'échouer, et Carmelo pensait qu'il en mourrait de honte et de rage. Il n'avait jamais connu la douleur; c'était presque un mot vide de sens pour lui jusqu'à ce moment.
Il commençait à deviner qu'on peut souffrir autrement encore que de colère ou d'ennui. Comme il ne dormait point, il observait Michel à l'insu de ce dernier. Il vit ce jeune homme, assis devant sa table, prendre son front à deux mains dans l'attitude de l'abattement le plus complet.
Michel était profondément triste. Tous ses rêves s'étaient évanouis comme une vaine fumée. Sa situation lui paraissait suffisamment expliquée par l'entretien qu'il avait eu avec le bandit en revenant de la villa. Pour l'éprouver, le Piccinino lui avait rapporté les calomnies de l'abbé Ninfo, en feignant d'y ajouter foi et d'en prendre généreusement son parti. L'âme droite et noble du jeune peintre s'était révoltée contre un soupçon qui attentait à la dignité de la princesse: ses dénégations et sa manière de raconter sa première entrevue avec elle dans la salle de bal s'étaient trouvées si conformes à la manière dont elle-même avait présenté les faits au bandit, que ce dernier, après un interrogatoire plus subtil et plus insidieux que celui d'un inquisiteur, avait fini par ne plus pouvoir incriminer les relations de la princesse et de l'artiste.
Alors le Piccinino, voyant qu'au fond de cette modestie et de cette loyauté il y avait de la douleur chez Michel, en avait conclu que, s'il n'était point aimé, du moins il eût souhaité de l'être, et qu'à partir du moment où il avait vu la princesse il en était tombé amoureux. Il se souvenait de la sèche réponse et de l'ironique apostrophe de Michel durant ce bal, et il goûta un cruel plaisir à lui faire sentir qu'il ne pouvait pas être aimé d'une telle femme. Il en vint même à lui avouer qu'il ne l'interrogeait que pour éprouver la délicatesse de son caractère, et il finit par lui rapporter, mot pour mot, les paroles d'Agathe, au moment où, se plaçant devant la fenêtre du boudoir et lui montrant Michel, elle lui avait dit: «Regardez ce jeune homme, et dites-moi s'il peut s'établir des rapports suspects entre nos âges et notre mutuelle position dans la vie.» Puis, il avait ajouté, en entrant dans le faubourg avec Michel, et en lui serrant la main: «Mon enfant, je suis content de vous; car tout autre que vous, à votre âge, se fût fait volontiers passer pour le héros d'une aventure mystérieuse avec cette femme adorable. A présent, je vois que vous êtes déjà un homme sérieux et je puis vous confier qu'elle m'a fait une impression ineffaçable, et que je serai comme une pierre dans la bouche du volcan jusqu'à ce que je l'aie revue.»
Le ton dont le Piccinino proclama, pour ainsi dire, cet aveu joint au souvenir de sa figure enivrée et de son attitude triomphante lorsqu'il était rentré dans le boudoir avec Agathe, jetèrent Michel dans une véritable consternation. Il ne s'était pas cru obligé en conscience de lui dire ce qu'il avait nourri d'illusions, ce qu'il avait cru lire dans certains regards, encore moins ce qu'il avait cru ne pas rêver tout à fait dans la grotte de la Naïade. Il se serait fait même un devoir religieux de le nier de toutes ses forces, si son rival eût pu le soupçonner. Mais tous ses fantômes d'orgueil et de bonheur s'envolaient devant les paroles froides d'Agathe, rapportées d'un ton sec et tranchant par le Piccinino. Il ne restait qu'un point obscur dans sa destinée. C'était l'amitié particulière que la princesse portait à son père et à sa sœur. Mais en quoi pouvait-il s'en attribuer l'honneur? Il y avait au fond de tout cela une ancienne liaison politique, ou la reconnaissance de quelque service rendu par Pier-Angelo. Son fils en subissait les dangers, en même temps qu'il en partageait les bienfaits. Cette dette de cœur payée, Michel ne pouvait intéresser d'aucune façon particulière la généreuse patronne de sa famille. Les mystères qui l'avaient charmé tombaient dans le domaine de la réalité, et au lieu du doux travail de combattre des illusions charmantes, il lui restait la mortification de les avoir mal combattues et la douleur de ne pouvoir plus les faire renaître.
«Pourquoi serais-je donc jaloux de la joie insolente qui brillait dans les yeux de ce bandit? se disait-il avec angoisse. Dois-je seulement songer à l'émotion agréable ou pénible que son étrange manière d'être peut causer à la princesse? Qu'y a-t-il de commun entre elle et moi? Que suis-je pour elle? Le fils de Pier-Angelo! Et lui, cet aventurier audacieux, il est son appui et son sauveur. Il aura bientôt des droits à sa reconnaissance, peut-être à son estime et à son affection; car il ne tient qu'à lui de les acquérir: il l'aime, et, s'il n'est pas fou, il saura se faire aimer d'une manière quelconque. Et moi, en quoi puis-je mériter qu'elle me distingue? Que sont les productions novices de mon art, en comparaison des secours énergiques qu'elle réclame? Il semble qu'elle me regarde comme un enfant, puisqu'au lieu de m'appeler à son aide et de me confier quelque mission importante pour ses intérêts et sa défense personnelle, elle ne m'a même pas cru capable de défendre ma propre vie. Elle m'a jugé si faible ou si timide qu'elle a fait intervenir dans nos dangers communs un étranger, un allié peut-être plus dangereux qu'utile. O mon Dieu! qu'elle est loin, en effet, de me regarder comme un homme! Pourquoi ne m'a-t-elle pas dit tout simplement: «Ton père et moi sommes menacés par un ennemi; prends un poignard, laisse là tes pinceaux; défends ton père ou venge-moi!» Fra-Angelo me reprochait mon indifférence; mais, au lieu de m'en corriger, ne me traite-t-on pas comme un enfant dont on a pitié, et dont on sauve les jours sans se soucier plus longtemps de son âme?
En s'abandonnant à ces tristes réflexions, Michel-Angelo se sentit navré de douleur, et, trouvant devant lui la fleur de cyclamen qui vivait encore dans son verre de Venise, il y laissa tomber une larme brûlante.
XXX.
LE FAUX MOINE.
Mila était restée si étonnée et si alarmée de l'apparition du Piccinino, qu'elle ne pouvait pas dormir non plus. Ce qui l'effrayait, c'était de ne pas entendre parler auprès d'elle, et de ne pouvoir s'assurer que son frère était là. Elle ne voulut point se coucher, et, au bout de peu d'instants, ses réflexions ne servant qu'à redoubler sa terreur, elle se leva et alla ouvrir une autre porte de sa chambre qui donnait sur une galerie couverte, ou plutôt sur un couloir délabré, abrité d'un auvent, et terminé par un escalier qui servait de communication entre son logement et celui des autres habitants de la maison. Jamais Mila n'ouvrait cette porte la nuit; mais, cette fois, elle sortit sur la galerie, bien décidée à se réfugier auprès de son père et à attendre le jour sur une chaise, dans la chambre de Pier-Angelo.
Mais elle eut à peine fait trois pas, qu'une nouvelle frayeur l'arrêta. Un homme était appuyé contre le mur de la galerie, immobile comme un voleur aux aguets.
Elle allait fuir, lorsqu'une voix lui dit avec précaution:
«Mila, est-ce vous?» Et cet homme faisant un pas vers elle, elle reconnut Magnani.
«N'ayez pas peur, lui dit-il, je veille ici par l'ordre d'une personne qui vous est chère. Sans doute vous savez pourquoi, vous qui m'avez transmis son message?
—Je sais que mon frère a couru ce soir des dangers, répondit la jeune fille; mais il paraît que vous n'êtes pas le seul que notre chère princesse ait placé auprès de lui pour sa défense. Il y a dans sa chambre un autre jeune homme que je ne connais pas.
—Je le sais, Mila; mais ce jeune homme est précisément celui dont on se méfie, et je dois veiller, aussi près que possible, du lieu où il repose, jusqu'à ce qu'il soit sorti.
—Vous êtes cependant bien loin! dit Mila épouvantée, et mon frère pourrait être assassiné sans que vous pussiez l'entendre d'ici.
—Et que faire? reprit Magnani. Je n'ai pu me glisser plus près de sa chambre. Il a fermé avec soin l'entrée de l'autre escalier. Je suis là; j'ai l'oreille ouverte et l'œil aussi, je vous en réponds!
—Je veillerai aussi, dit la jeune fille avec résolution, et vous veillerez près de moi, Magnani. Venez dans ma chambre. Dût-on en médire, si l'on s'en aperçoit, dussent mon père et mon frère me blâmer sévèrement, peu m'importe! je n'ai peur que de l'homme qui est enfermé avec Michel, ou seul...; car ils ont mis un matelas devant ma porte, et je ne peux pas savoir si Michel est réellement avec lui. J'ai peur pour Michel, j'ai peur pour moi-même.»
Et elle raconta comment le bandit était entré dans sa chambre, sans que Michel fût à portée apparemment de s'y opposer.
Magnani, ne pouvant s'expliquer des faits si étranges, accepta sans hésiter l'offre de Mila. Il entra chez elle, laissant la porte de la galerie entr'ouverte, afin de se retirer au besoin sans être vu, mais tout prêt à enfoncer la porte de Michel au moindre bruit alarmant.
Quand il eut écouté avec sang-froid et précaution, l'œil et l'oreille collés contre la cloison:
«Soyez tranquille, dit-il à Mila en lui parlant très-bas au fond de sa chambre, ils ne sont pas si bien barricadés que je n'aie pu apercevoir Michel assis devant sa table et paraissant réfléchir. Je n'ai pu distinguer l'autre, mais je vous assure qu'ils ne pourront faire un mouvement que je ne l'entende d'ici, et que leur verrou ne tiendra pas une seconde contre mon poignet. Je suis armé; n'ayez donc plus peur, ma chère Mila.
—Non, non, je n'ai plus peur, dit-elle; depuis que vous êtes là, j'ai retrouvé l'usage de ma raison. Avant, j'étais comme folle; je ne voyais ni n'entendais rien qu'à travers un voile. Vous n'avez donc éprouvé aucun accident, Magnani, couru aucun danger pour vous-même, ce soir?
—Aucun; mais que cherchez-vous, Mila? Vous allez faire du bruit en touchant à ce meuble.
—Non, non, dit-elle. Je prends une arme, moi aussi; car je me sens devenir brave auprès de vous.»
Et elle lui montra un fuseau de bois d'ébène sculpté et monté en argent, dont la pointe forte et acérée pouvait, au besoin, faire l'office d'un stylet.
«En me le donnant aujourd'hui, ajouta-t-elle, cette bonne princesse ne se doutait pas qu'il servirait peut-être à la défense de mon frère. Mais, dites-moi donc, Magnani, comment la princesse vous a-t-elle reçu, et comment vous a-t-elle expliqué ces mystères qui se passent autour de nous, et auxquels je ne comprends rien? Nous pouvons bien causer là, tout bas, sur cette porte; personne ne nous entendra, et cela nous aidera à trouver le temps moins triste et moins long.
Elle s'assit sur la marche extérieure de la porte qui donnait sur la galerie. Magnani s'assit auprès d'elle, prêt à fuir si quelque indiscret s'approchait d'eux, prêt à se montrer si l'hôte de Michel devenait hostile. Le jeune couple parla tout bas, et le faible chuchotement de leurs paroles se perdait dans cette galerie ouverte à l'air extérieur, sans leur ôter à l'un ou à l'autre la présence d'esprit de s'interrompre et d'écouter attentivement le plus léger souffle de la nuit.
Quand Magnani eut raconté à Mila le peu qu'il savait, elle se perdit en conjectures pour deviner quel pouvait être ce jeune homme si beau, dont l'air était à la fois doucereux et terrible, qui s'intitulait auprès d'elle l'ami de sa famille, et dont la princesse avait dit, en parlant à Magnani: «C'est notre sauveur ou notre ennemi.» Et, comme Magnani l'engageait à ne pas chercher à pénétrer un secret que la princesse et sa famille jugeaient apparemment nécessaire de lui cacher, elle reprit: «Ne croyez pas que je sois tourmentée d'une sotte curiosité d'enfant! Non, je n'ai pas ce vilain défaut. Mais j'ai eu peur toute la journée, et pourtant je ne suis pas peureuse, non plus. Il se passe autour de moi quelque chose d'incompréhensible, et moi aussi, je crois être menacée par ces ennemis que je ne connais pas. Je n'ose en parler à mon père, ni à la princesse; je crains qu'en s'embarrassant de moi, ils ne négligent une partie des soins que réclame leur propre sûreté. Mais enfin, il faut que moi aussi je songe à ma défense; demain, quand vous irez à l'ouvrage, et que mon frère et mon père seront sortis, je recommencerai à trembler pour eux, pour vous et pour moi-même.
—Mila, je n'irai point travailler demain, dit Magnani. La princesse m'a ordonné de ne pas quitter votre frère, soit qu'il sorte, soit qu'il reste à la maison. Elle ne m'a point parlé de vous, ce qui me fait être presque certain que vous n'êtes pas comprise dans la secrète persécution dont elle s'alarme. Mais, quoi qu'il arrive, je ne bougerai pas d'ici, sans m'être assuré que personne ne peut venir vous y effrayer.
—Écoutez, dit-elle, je veux vous raconter, à vous, ce qui m'est arrivé aujourd'hui. Vous savez qu'il vient souvent, dans notre cour, des frères quêteurs, qui tourmentent tout le monde, même les pauvres gens, et dont on ne peut se débarrasser qu'en leur donnant quelque chose. Il en est venu un, aussitôt après que mon père et Michel ont été sortis, et jamais je n'avais encore vu un moine si obstiné, si hardi et si indiscret. Imaginez que me voyant travailler à ma fenêtre, il s'était placé au-dessous et se tenait là, me regardant avec des yeux qui m'embarrassaient, quoique je ne voulusse pas les rencontrer. Je lui avais jeté une aumône afin de m'en délivrer. Il n'avait pas daigné la ramasser. «Jeune fille, me disait-il, ce n'est pas ainsi qu'on présente l'offrande à un frère de mon ordre. On se donne la peine de descendre, de venir à lui, et de se recommander à ses prières, au lieu de lui jeter un morceau de pain comme à un chien. Vous n'êtes point une fille pieuse, et vos parents vous ont mal élevée. Je gage que vous n'êtes pas du pays?»
«J'eus le tort de lui répondre. Il m'avait mise de mauvaise humeur, avec ses sermons, et il était si laid, si malpropre, si insolent, que je ne pouvais m'empêcher de lui témoigner mon dégoût. Il me semblait le reconnaître pour l'avoir vu, le matin, au palais Palmarosa. Mon frère s'était inquiété alors de sa figure, et avait questionné mon oncle Fra-Angelo. Il nous avait fait partir, en nous promettant de découvrir qui ce pouvait être, car il ne le reconnaissait point pour un capucin, et mon père disait qu'il ressemblait à un certain abbé Ninfo, qui nous en veut, à ce qu'il paraît.
«Pourtant, soit que ce ne fût pas le même, soit qu'il eût changé son déguisement, il avait l'habit d'un carme déchaussé lorsqu'il vint ici; et, au lieu d'une grosse barbe noire et frisée, il avait une barbe rouge, courte et raide comme le poil d'un sanglier. Il était encore plus affreux de cette façon-là, et, si ce n'est pas le même homme, je puis bien dire que j'ai vu aujourd'hui les deux plus vilains moines qu'il y ait dans Valdémona.
—Vous avez donc eu l'imprudence de causer avec lui? dit Magnani.
—Causer n'est pas le mot; je l'ai prié d'aller prêcher plus loin, en lui disant que je n'avais ni le temps de descendre, ni celui d'écouter ses réprimandes; que, s'il ne trouvait pas mon aumône digne de lui, il la ramassât pour le premier pauvre qu'il rencontrerait, et qu'enfin, s'il était né orgueilleux, il avait eu grand tort de se faire moine mendiant.
—Sans doute, il fut irrité de vos réponses?
—Non, car si je l'avais vu mortifié ou en colère, j'aurais eu la charité ou la prudence de n'en pas tant dire. Mais, au lieu de continuer à me gronder, il se mit à sourire, d'un sourire affreux, il est vrai, mais où il n'entrait point trop de ressentiment.
«Vous êtes une plaisante petite fille, me dit-il, et je vous pardonne votre inconvenance à cause de votre esprit et de vos yeux noirs.»
«Je vous demande si ce n'était pas fort vilain pour un moine, de faire attention à la couleur de mes yeux? Je lui répondis qu'il pourrait bien rester un an sous ma fenêtre, sans que je voulusse regarder la couleur des siens. Il me traita de coquette, singulière expression, n'est-ce pas, dans la bouche d'un homme qui ne devrait pas seulement connaître ce mot-là? Je fermai ma fenêtre, mais quand je la rouvris, au bout d'un quart d'heure, ne pouvant tenir à l'étouffante chaleur qu'il fait dans cette chambre quand le soleil est un peu haut, il me regardait toujours.
«Je ne voulais plus lui parler. Il me dit qu'il resterait là jusqu'à ce que je lui eusse donné quelque chose de mieux que du pain; qu'il savait bien que je n'étais point une pauvre fille; que j'avais une belle épingle d'or ciselé dans les cheveux, et qu'il accepterait de bon cœur cette épingle, à moins que je n'aimasse mieux donner, à la place, une mèche de mes cheveux. Et, de là, des compliments si ridicules et si exagérés, que je les pris et les prends encore pour des moqueries, et pour une méchante et inconvenante manière de me témoigner son dépit.
«Comme il y avait du monde dans la maison, et notamment votre père et un de vos frères, que je voyais travailler chez eux à portée de ma voix, je n'étais pas inquiète des singulières paroles et des regards impertinents de ce vilain moine; je ne lui répondis qu'en me moquant de lui, et, pour m'en débarrasser, je lui promis de lui donner quelque chose, à condition qu'il s'en irait tout de suite après. Il prétendit qu'il avait le droit d'accepter ou de refuser mon offrande, et que si je voulais le laisser choisir, il serait très-modeste et ne me ruinerait pas.—Que voulez-vous donc? lui dis-je; un écheveau de soie pour raccommoder votre froc en guenilles?—Non, me dit-il, elle est trop mal filée.—Voulez-vous mes ciseaux pour couper votre barbe qui pousse tout de travers?—Non, je m'en servirais peut-être pour couper le bout rose de cette petite langue impertinente.—Alors une aiguille pour coudre votre bouche qui ne sait ce qu'elle dit?—Non, car je crains que votre aiguille ne pique pas mieux que vos épigrammes.
«Nous badinâmes quelque temps ainsi! tout en m'impatientant, il me faisait rire, car il me semblait qu'il était devenu plus paternel qu'inquiétant, que c'était bien un vrai moine, un de ces facétieux importuns comme il y en a, qui obtiennent par la taquinerie ce qu'ils n'ont pu arracher par la prière; enfin, je remarquai qu'il avait de l'esprit, et je ne fis pas cesser cet enfantillage de ma part aussi vite que je l'aurais dû. Je décrochai un petit miroir de nulle valeur, grand comme la main, qu'il voyait briller près de ma fenêtre, et à propos duquel il me demandait combien d'heures par jour je passais à le consulter. Je le lui descendis au bout d'un fil de soie, en lui disant qu'il aurait certainement beaucoup plus de plaisir à s'y contempler que je n'en avais, pour mon compte, à avoir sa figure si longtemps sous les yeux.
«Il le prit avidement et le baisa en s'écriant d'un ton qui m'épouvanta: «A-t-il conservé un reflet de ta beauté, ô jeune fille dangereuse? Rien qu'un reflet, c'est bien peu; mais encore, si je pouvais l'y fixer, je n'en détacherais plus jamais ma bouche.»
—Fi! lui dis-je en me retirant, voilà des paroles qui déshonorent l'habit que vous portez, et ces plaisanteries-là ne vont point à un religieux.
«Je fermai encore ma fenêtre et me retirai vers cette porte où nous voici, et que j'ouvris afin de pouvoir respirer en travaillant. Mais je n'y étais pas depuis cinq minutes que je vis le capucin devant moi. Il avait osé entrer, je ne sais par où; car j'avais fermé la porte de notre maison, et il faut qu'il ait rôdé dans les habitations voisines, ou qu'il connaisse toutes les issues de celle-ci.—Allez-vous-en, lui dis-je; on ne pénètre pas ainsi dans les maisons, et si vous approchez de ma porte, j'appelle mon frère et mon père, qui sont dans la chambre à côté.
—Je sais bien qu'ils n'y sont point, répondit-il avec un rire odieux, et, quant aux voisins, rien ne servirait de les appeler, je serai loin d'ici avant qu'ils en approchent. Que crains-tu de moi, jeune fille? Je n'ai voulu que voir de près tes doux yeux et ta bouche de rose; la madone de Raphaël n'est qu'une servante auprès de toi. Tiens, n'aie pas peur de moi (et, en me parlant ainsi, il retenait fortement la porte que je voulais lui pousser au visage). Je donnerais ma vie pour un baiser de toi; mais, si tu me le refuses, donne-moi du moins la rose qui parfume ton sein, je mourrai de plaisir en rêvant que...
«Je n'en entendis pas davantage, car il venait de lâcher le battant de la porte pour me prendre dans ses bras. J'eus plus de présence d'esprit, malgré ma peur, qu'il ne s'y attendait; car je fis un rapide mouvement de côté, je lui frappai le visage avec cette porte, et profitant de ce qu'il était étourdi du choc, je m'enfuis par la chambre de Michel. Je descendis en courant de toutes mes forces et ne me ralentis que quand j'eus gagné la rue, car il ne se trouvait aucun voisin assez à portée pour me rassurer. Quand je me vis au milieu des passants, je ne craignais plus le moine, mais, pour rien au monde, je ne serais rentrée chez moi. Je marchai jusqu'à la Villa Palmarosa, où je ne me sentis à l'aise que quand la princesse m'eut fait entrer dans sa chambre. J'y ai passé le reste de la journée, et n'en suis revenue qu'avec mon père. Mais je n'ai osé rien dire de tout cela, par la raison que je vous ai donnée... et s'il faut être tout à fait franche, parce que je sentais que j'avais été imprudente de plaisanter avec ce vilain quêteur, et que je méritais un peu de blâme. Un reproche de mon père me ferait une peine mortelle; mais un reproche de la princesse Agathe... j'aimerais autant être damnée tout de suite pour l'éternité!
—Chère enfant, puisque vous craignez tant les reproches, répondit Magnani, je garderai votre secret, et ne me permettrai pas de vous faire la moindre observation.
—Au contraire, je vous prie de m'en adresser de très-sévères, Magnani. De votre part, cela ne m'humiliera point. Je n'ai pas la prétention de vous plaire, moi, et je sais que mes défauts de petite fille ne vous causeront pas le plus petit chagrin. C'est parce que je sais combien je suis aimée de mon père et de la princesse Agathe, que je redoute tant de les affliger. Mais vous, qui ne ferez que rire de mon étourderie, vous pouvez bien me dire tout ce que vous voudrez.
—Vous croyez donc m'être bien indifférente? repartit Magnani, que cette histoire du moine avait troublé et agité singulièrement.»
Puis, s'étonnant de cette parole qui venait de lui échapper, il se leva pour aller, sur la pointe du pied, écouter à la porte de Michel. Il crut entendre la respiration égale d'une personne endormie. Le Piccinino avait fini, en effet, par dominer le tumulte de ses pensées, et Michel, vaincu par la fatigue, s'était assoupi, le front dans ses mains.
Magnani revint auprès de Mila; mais il n'osa plus s'asseoir à ses côtés. «Et moi aussi, se disait-il honteux et comme effrayé de lui-même, je suis un moine que dévore l'imagination et que la continence exalte. Cette enfant est trop belle, trop pure, trop confiante, pour vivre ainsi de la vie libre et abandonnée des filles de notre classe; nul ne peut la voir sans émotion, qu'il soit moine condamné au célibat, ou amoureux sans espoir d'une autre femme. Je voudrais tenir là ce moine impur pour lui briser la tête; et pourtant je me sens frémir aussi à l'idée que cette jeune fille sans méfiance est là, seule avec moi, dans le silence de la nuit, prête à chercher un refuge dans mes bras à la moindre alarme!»
XXXI.
SORCELLERIE.
Magnani essaya de se distraire de ses pensées en parlant de la princesse avec Mila. La naïve jeune fille l'y provoquait, et il accepta ce sujet de conversation comme un préservatif. On voit que, depuis deux jours, il s'était opéré une singulière révolution dans le moral de ce jeune homme, puisqu'il en était déjà à regarder son amour pour Agathe comme un devoir, ou comme ce que les médecins appelleraient un dérivatif.
S'il eût été certain que la princesse aimait Michel, comme par moments il se le persuadait avec stupeur, il se fût senti presque entièrement guéri de celle folle passion. Car il l'avait pris si haut dans sa pensée, qu'il en était venu, à force de ne rien espérer, à ne quasi plus rien désirer. Cette passion était passée à une sorte d'habitude religieuse tellement idéale, qu'elle ne touchait plus à la terre, et qu'en la partageant Agathe l'eût peut-être détruite subitement. Qu'elle eût aimé un homme quelconque, celui-là même qui nourrissait une adoration si exaltée pour elle, et elle n'était plus pour lui qu'une femme dont il pouvait combattre le prestige. C'était là le résultat de cinq ans de souffrance sans la moindre présomption et sans distraction aucune. Dans une âme de cette force et de cette pureté, l'ordre le plus rigide s'était maintenu au sein même d'un amour qui ressemblait à un point de démence; et c'était précisément là ce qui pouvait sauver Magnani. Ses efforts pour s'étourdir n'eussent servi qu'à l'exalter davantage, et, après de vulgaires enivrements, il serait retombé dans sa chimère avec plus de douleur et de faiblesse; au lieu qu'en se livrant tout entier, sans résistance, sans désir de repos et sans effroi, à un martyre qui pouvait être éternel, il avait laissé la flamme se concentrer et brûler sourdement, privée d'excitation extérieure et d'aliments nouveaux.
Magnani était donc arrivé à ce moment de crise imminente où il fallait mourir ou guérir sans transition aucune. Il ne s'en rendait point compte, mais il en était là certainement, puisque ses sens se réveillaient d'un long assoupissement, et qu'Agathe, bien loin d'y contribuer, était la seule femme qu'il eût rougi d'associer dans sa pensée au trouble qu'il ressentait.
Peu à peu il se pencha vers la jeune fille pour ne pas perdre une seule de ses paroles, et il finit par se rasseoir auprès d'elle, en lui demandant pourquoi elle avait eu l'idée de parler de lui à la princesse Agathe.
«Mais c'est tout simple, répondit Mila; elle m'y provoquait, elle venait de me demander avec lequel des jeunes artisans de ma connaissance Michel s'était le plus lié depuis son arrivée dans le pays; et comme j'hésitais entre vous et quelques-uns des apprentis de mon père qui ont aidé Michel et dont il s'est montré content, la princesse m'a dit d'elle-même:
«Tiens, Mila, tu n'en es peut-être pas sûre; mais moi, je parierais que c'est un certain Magnani qui travaille souvent chez moi, et dont je pense beaucoup de bien. Pendant le bal, ils étaient assis ensemble dans mon parterre, et j'étais tout auprès d'eux, derrière le buisson de myrte que tu vois ici. J'étais venue me réfugier là et je m'y cachais presque, pour échapper un instant au supplice d'une si longue représentation. J'ai entendu leur conversation, qui m'a intéressée et touchée au dernier point. Ton frère est un noble esprit, Mila, mais ton voisin Magnani est un grand cœur. Ils parlaient d'art et de travail, d'ambition et de devoir, de bonheur et de vertu. J'admirais les idées de l'artiste, mais j'aimais les sentiments de l'artisan. Je souhaite pour ton jeune frère que Magnani soit toujours son meilleur ami, le confident de toutes ses pensées et son conseil dans les occasions délicates de sa vie. Tu peux bien le lui conseiller de ma part, s'il vient à te parler de moi; et si tu confies à l'un ou à l'autre que j'ai écouté leurs honnêtes épanchements, tu ne manqueras pas de leur dire que j'ai été discrète; car il y a eu un moment où Magnani allait révéler à Michel-Ange quelque chose de personnel que je n'ai pas voulu surprendre. Je me suis retirée précipitamment dès le premier mot.» Tout cela est-il exact, Magnani? et vous souvenez-vous du sujet de votre conversation avec Michel dans le parterre du Casino?
—Oui, oui, dit Magnani en soupirant, tout cela est exact, et je me suis aperçu même de la retraite de la princesse, quoique je n'eusse jamais pensé que ce fût elle qui nous écoutait.
—Eh bien, Magnani, vous devez en être fier et content, puisqu'elle a pris tant d'amitié et d'estime pour vous d'après vos discours. J'ai cru même voir qu'elle préférait votre manière de penser à celle de mon frère, et qu'elle vous regardait comme le plus sage et le meilleur des deux, quoiqu'elle dise avoir pris, dès ce moment-là, un intérêt maternel au bonheur de l'un comme de l'autre. Est-ce que vous ne pourriez pas me redire toutes ces belles paroles que la princesse a entendues avec tant de plaisir? J'aimerais bien à en faire mon profit, car je suis une pauvre petite fille avec laquelle Michel lui-même daigne à peine parler raison.
—Ma chère Mila, dit Magnani en lui prenant la main, honneur à celui que vous croirez digne de former votre cœur et votre esprit! Mais, quand même je me rappellerais tout ce que nous nous sommes dit dans ce parterre, Michel et moi, je n'aurais pas la prétention que vous pussiez y gagner quelque chose. N'êtes-vous pas meilleure que nous deux? Et quant à l'esprit, quelqu'un peut-il en avoir plus que vous?
—Oh! pour cela, vous vous moquez! madame Agathe en a plus que nous trois réunis, et je ne crois même pas que mon père en ait plus qu'elle. Ah! si vous la connaissiez comme moi, Magnani! Quelle femme de tête et de cœur! quelle grâce, quelle bonté! Je passerais ma vie à l'entendre, et si mon père et elle voulaient le permettre, j'ambitionnerais d'être sa servante, bien que l'obéissance ne soit pas ma qualité dominante.»
Magnani garda quelques instants le silence. Il ne pouvait réussir à voir clair dans son émotion. Jusque-là Agathe lui avait paru tellement au-dessus de tout éloge, qu'il s'indignait et souffrait lorsque quelqu'un s'avisait de dire qu'elle était belle, secourable et douce. Il aimait presque mieux écouter ceux qui la disaient laide et folle, sans la connaître, sans l'avoir jamais vue. Du moins, ceux-ci ne disaient rien d'elle qui eût le moindre sens, tandis que les autres la louaient trop faiblement et impatientaient Magnani par leur impuissance à la comprendre. Mais, dans la bouche de Mila, Agathe ne perdait rien de l'idée qu'il s'en était faite. Mila seule lui semblait assez pure pour prononcer son nom sans le profaner, et, en partageant le culte qu'il lui rendait, elle s'égalait presque à son idole.
«Bonne Mila, lui dit-il enfin sans quitter sa main qu'il avait oublié de lui rendre, aimer et comprendre comme vous le faites est aussi d'un grand esprit. Mais qu'avez-vous dit de moi à la princesse, vous? Est-ce une indiscrétion de vous le demander?»
Mila rendit grâce à l'obscurité qui cachait sa rougeur, et elle s'enhardit comme une femme craintive qui s'enivre peu à peu de l'impunité du bal masqué.
«Je crains justement d'être indiscrète en vous le répétant, dit-elle, et je n'oserais!
—Vous avez donc dit du mal de moi, méchante Mila?
—Non pas. Puisque madame Agathe avait dit tant de bien de vous, il m'eût été impossible d'en penser du mal. Je ne puis plus voir que par ses yeux. Mais j'ai trahi une confidence que Michel m'avait faite.
—En vérité? Je ne sais ce que vous voulez dire.»
Mila remarqua que la main de Magnani tremblait. Elle se hasarda à frapper un grand coup.
«Eh bien, dit-elle d'un ton franc et presque dégagé, j'ai répondu à madame Agathe que vous étiez effectivement très-bon, très-aimable et très-instruit. Mais qu'il fallait vous bien connaître ou vous deviner pour s'en apercevoir!...
—Parce que?...
—Parce que vous étiez amoureux, et que cela vous rendait si triste, que vous viviez presque toujours seul, plongé dans vos réflexions.»
Magnani tressaillit.
«C'est Michel qui vous a confié cela? dit-il d'une voix altérée qui fit saigner le cœur de Mila. Et sans doute, ajouta-t-il, il a trahi ma confiance jusqu'au bout; il vous a dit le nom...
—Oh! Michel est incapable de trahir la confiance de personne, répondit-elle, soutenant son courage à la hauteur de la crise qu'elle provoquait; et moi, Magnani, je suis incapable d'exciter mon frère à une si mauvaise action. D'ailleurs, en quoi-cela eût-il pu m'intéresser, je vous le demande?
—Il est certain que cela ne peut que vous être fort indifférent, répondit Magnani abattu.
—Indifférent n'est pas le mot, reprit-elle; j'ai pour vous beaucoup d'estime et d'amitié, Magnani, et je fais des vœux pour votre bonheur. Mais moi, je suis occupée du mien aussi, ce qui ne me permet pas trop d'être oisive et curieuse des secrets d'autrui.
—Votre bonheur! A votre âge, Mila, le bonheur, c'est l'amour; vous aimez donc aussi?
—Aussi? et pourquoi pas? Me trouvez-vous trop jeune pour songer à cela?
—Ah! chère enfant, c'est à ton âge qu'il y faut songer, car au mien, l'amour, c'est le désespoir.
—Vous n'êtes donc point aimé? Je ne m'étais pas trompée en pensant que vous étiez malheureux?
—Non, je ne suis point aimé, répondit-il avec abandon, et je ne le serai jamais; je n'ai même jamais songé à l'être.»
Une femme plus romanesque et plus cultivée que Mila eût pu regarder cet aveu comme l'obstacle formel à toute espérance; mais elle prenait la vie plus simplement et avec une logique plus vraie: S'il n'a point d'espoir, il guérira, pensa-t-elle.
«Je vous plains bien, dit-elle à Magnani, car c'est un si grand bonheur que de se sentir aimé, et il doit être si affreux d'aimer seul!
—Vous ne connaîtrez jamais une pareille infortune, répondit Magnani; et celui que vous aimez doit être le plus reconnaissant, le plus fier des hommes!
—Je ne suis pas trop mécontente de lui, reprit-elle, satisfaite du mouvement de jalousie qu'elle sentait s'élever dans le cœur troublé et irrésolu de ce jeune homme; mais écoutez, Magnani, on a fait du bruit dans la chambre de mon frère!»
Magnani courut vers l'autre porte; mais, tandis qu'il faisait de vains efforts pour distinguer la nature du bruit qui avait frappé l'oreille de Mila, elle entendit un frôlement dans la cour. Elle regarda à travers la jalousie, et, faisant signe à Magnani, elle lui montra l'hôte mystérieux de Michel, qui gagnait la rue avec tant d'adresse et de légèreté, qu'à moins d'avoir l'oreille fine, l'œil sûr, et d'être aux aguets avec connaissance de cause, il eût été impossible de s'apercevoir de sa retraite.
Michel lui-même n'avait pas été tiré du faible assoupissement où il était tombé.
Mila était encore inquiète, bien que Magnani la pressât de prendre du repos, lui promettant qu'il veillerait encore dans la cour ou sur la galerie, et que Michel ne sortirait pas sans lui. Dès que Magnani l'eut quittée, elle fit tomber une chaise et tira bruyamment sa table sur le plancher pour entendre Michel s'éveiller et remuer à son tour.
Le jeune homme ne tarda pas à entrer chez elle, après avoir regardé avec étonnement son propre lit, où le corps léger du Piccinino n'avait guère laissé plus de traces que s'il eût été un spectre. Il trouva Mila encore debout et lui reprocha son insomnie volontaire. Mais elle lui expliqua ses inquiétudes; et, sans parler de Magnani, car la princesse lui avait bien recommandé de ne pas informer Michel de son assistance, elle lui raconta l'impertinente et bizarre visite du Piccinino. Elle lui dit aussi quelques mots du moine, et lui fit promettre qu'il ne la quitterait pas de la matinée, et qu'ensuite, s'il était mandé auprès de la princesse, il ne sortirait pas sans la prévenir, parce qu'elle était résolue à chercher un asile chez quelque amie et à ne pas rester seule dans la maison.
Michel s'y engagea sans peine. Il ne comprenait rien à la conduite du bandit en cette circonstance. Mais on pense bien qu'une telle audace jointe à l'impudence du prétendu moine ne lui laissaient guère l'esprit en repos.
Lorsqu'il retourna dans sa chambre, après avoir barricadé lui-même la porte de la galerie, pour mettre sa sœur à l'abri de quelque nouvelle tentative, il chercha des yeux le cyclamen qu'il avait contemplé si douloureusement en s'assoupissant devant sa table. Mais le cyclamen avait disparu. Le Piccinino avait remarqué que la princesse avait, comme le jour du bal, un bouquet de ces fleurs à la main ou sous sa main, et qu'elle paraissait même avoir contracté l'habitude de jouer avec ce bouquet plus qu'avec l'éventail, inséparable compagnon de toutes les femmes du midi. Il avait remarqué aussi que Michel conservait bien précieusement une de ces fleurs, et qu'il l'avait attirée plusieurs fois près de son visage, puis éloignée avec vivacité, durant les premières agitations de sa veillée. Il avait deviné le charme mystérieux attaché à cette plante, et il n'était pas sorti sans l'ôter malicieusement du verre que Michel tenait encore dans sa main engourdie. Il avait jeté la petite fleur au fond de la gaine de son poignard, en se disant: Si je frappe quelqu'un aujourd'hui, ce stigmate de la dame de mes pensées restera peut-être dans la blessure.
Michel essaya de faire comme le Piccinino, c'est-à-dire de retrouver la lucidité de ses pensées, en s'abandonnant à une ou deux heures de sommeil véritable. Il avait exigé que Mila aussi se couchât réellement, et, pour être plus sur de la bien garder, il avait laissé ouverte la porte qui séparait leurs chambres. Il eut un sommeil lourd, comme on l'a dans la première jeunesse, mais agité de rêves pénibles et confus, comme cela était inévitable dans une situation telle que la sienne. Lorsqu'il s'éveilla, peu après le jour, il essaya de rassembler ses pensées, et une des premières qui lui vint fut de regarder s'il n'avait pas rêvé la soustraction du précieux cyclamen.
Sa surprise fut grande lorsqu'en jetant les yeux sur le verre qu'il avait laissé vide en s'endormant, il le trouva rempli de cyclamens éclants de fraîcheur.
«Mila, dit-il en apercevant sa sœur déjà relevée et rhabillée, vous avez donc encore, malgré nos inquiétudes et nos dangers, des idées riantes et poétiques? Voilà des fleurs presque aussi belles que toi; mais elles ne remplaceront jamais celle que j'ai perdue.
—Tu te figurais, répondit-elle, que je l'avais prise ou renversée après le départ de ton singulier acolyte; tu me grondais presque, et tu ne voulais pas te souvenir que je n'avais seulement pas songé à remettre le pied dans ta chambre mystérieuse! A présent, tu m'accuses d'avoir remplacé cette fleur par d'autres, ce qui n'est pas moins extravagant; car, où les aurais-je prises? Ne suis-je pas enfermée du côté de la galerie? N'as-tu pas ma clef sous ton chevet? A moins qu'il ne pousse de ces jolies fleurettes sur le mien, ce qui est possible... en rêve.
—Mila, tu es persifleuse à tout propos et en toute saison. Tu pouvais avoir ce bouquet hier soir. N'avais-tu pas été à la villa Palmarosa dans l'après-midi?
—Ces fleurs ne poussent donc que dans le boudoir de madame Agathe? Je comprends maintenant pourquoi tu les aimes tant. Et où donc avais-tu cueilli celle que tu as cherchée si longtemps ce matin, au lieu de te coucher bien vite?
—Je l'avais cueillie dans mes cheveux, petite, et je crois que mon esprit était sorti de ma tête avec elle.
—Ah! c'est très-bien; je comprends pourquoi tu déraisonnes maintenant.»
Michel n'en put savoir davantage. Mila était aussi calme et aussi rieuse en s'éveillant qu'elle s'était endormie troublée et poltronne. Il n'en obtint pas autre chose que des quolibets comme elle savait les dire, empreints toujours d'un sens métaphorique et d'une sorte de poésie enfantine.
Elle lui redemanda la clef de sa chambre, et, tandis qu'il s'habillait en rêvant, elle se mit à vaquer, avec sa promptitude et son enjouement accoutumés, aux soins du ménage. Elle franchissait les escaliers et les corridors en chantant comme l'alouette matinale. Michel, triste comme un soleil d'hiver sur les glaces du pôle, l'entendait faire crier les planches sous ses pieds bondissants, rire d'une voix fraîche en recevant le premier baiser de son père, à l'étage au-dessous, remonter, comme une balle bien lancée, les marches de sa chambre, retourner à la fontaine pour remplir ces belles amphores de grès que l'on fabrique à Siacca, d'après les traditions du goût mauresque, et qui servent usuellement aux habitants de ces contrées; saluer les voisines par des agaceries caressantes, et lutiner les enfants demi-nus qui commençaient à se rouler sur les dalles de la cour.
Pier-Angelo s'habillait aussi, plus vite et plus gaiement que Michel. Il chantait comme Mila, mais d'une voix plus forte et plus martiale, en secouant sa casaque brune doublée de rouge. Il était quelquefois interrompu par un reste de sommeil, et bégayait en bâillant les paroles de sa chanson, pour achever ensuite victorieusement la ritournelle. C'était sa manière de s'éveiller, et il ne tonnait jamais mieux à ses propres oreilles que lorsque la voix venait de lui manquer.
«Heureuse insouciance des véritables organisations populaires! se disait Michel à demi-vêtu, en s'accoudant sur sa fenêtre. On dirait qu'il ne se passe rien d'étrange dans ma famille, que nous ne sommes pas environnés d'ennemis et de piéges; que, cette nuit, ma sœur a dormi comme de coutume, qu'elle ne connaît point l'amour sans espoir, le danger d'être belle et pauvre devant les entreprises des âmes vicieuses, et celui d'être privée, d'un moment à l'autre, de ses appuis naturels. Mon père, qui doit tout savoir, a l'air de ne se douter de rien. Tout s'oublie ou se transforme en un clin d'œil dans ce malheureux climat. Le volcan, la tyrannie, la persécution, rien ne peut interrompre les chants et les rires... A midi, accablés par le soleil, ils dormiront tous et paraîtront comme morts. La fraîcheur du soir les fera revivre comme des plantes vivaces. L'effroi et la témérité, la douleur et la joie se succèdent en eux comme les vagues sur la plage. Qu'une des cordes de leur âme se détende, vingt autres se réveillent, comme dans un verre d'eau une fleur enlevée a fait place à un bouquet tout entier! Moi seul, au milieu de ces fantastiques transformations, je porte une vie toujours intense, mais toujours sérieuse, des pensées toujours lucides, mais toujours sombres. Ah! que ne suis-je resté l'enfant de ma race et l'homme de mon pays!»
XXXII.
L'ESCALADE.
Le groupe de maisons dont celle de Michel faisait partie était pauvre et laid en réalité, mais infiniment pittoresque. Bâties sur des blocs de laves et en partie taillées dans la lave même, ces constructions grossières portaient la trace des derniers tremblements de terre qui les avaient bouleversées. Les parties basses assises sur le roc conservaient leur caractère d'antiquité irrécusable, et les étages supérieurs, bâtis à la hâte après le désastre, ou déjà ébranlés par des secousses nouvelles, avaient déjà un air caduc, de grandes lézardes, des toits d'une inclinaison menaçante et de hardis escaliers dont les rampes s'en allaient à la renverse. De folles vignes s'enlaçant de tous côtés aux saillies ébréchées des corniches et des auvents, des aloès épineux, brisant leurs vieux vases de terre cuite et promenant leurs rudes arêtes sur les petites terrasses qui s'avançaient d'une manière insensée aux plus hauts points de ces misérables édifices, des linges blancs ou des vêtements de couleurs tranchantes accrochés à toutes les lucarnes, ou voltigeant comme des bannières sur les cordes tendues d'une maison à l'autre, tout cela formait un tableau hardi et bizarre. On voyait des enfants bondir et des femmes travailler près des nuages, sur d'étroites plates-formes assaillies par les pigeons et les hirondelles, et à peine soutenues dans le vide du ciel brillant par quelques pieux noirs et vermoulus que le premier coup de vent semblait devoir emporter. La moindre déviation dans ce sol volcanique, la moindre convulsion dans cette nature splendide et funeste, et cette population apathique et insouciante allait être engloutie dans un enfer ou balayée comme des feuilles par la tempête.
Mais le danger n'agit sur le cerveau des hommes qu'en proportion de son éloignement. Au sein d'une sécurité réelle, l'idée d'une catastrophe se présente sous des couleurs terribles. Quand on naît, qu'on respire et qu'on existe au sein du péril même, sous une incessante menace, l'imagination s'éteint, la crainte s'émousse, et il se fait un étrange repos de l'âme qui tient plus de la torpeur que du courage.
Quoique ce tableau eût, dans sa pauvreté et dans son désordre, une poésie réelle, Michel ne l'avait pas encore apprécié, et se sentait moins disposé que jamais à en goûter le caractère. Il avait passé son enfance à Rome, dans des demeures sinon plus riches, du moins mieux établies et de plus correcte apparence, et ses rêves le portaient toujours vers le luxe des palais. La maison paternelle, cette masure que le bon Pierre avait habitée dès son enfance, et où il était revenu s'installer avec tant d'amour, ne paraissait au jeune Michel qu'un bouge infect qu'il eût souhaité voir rentrer dans les laves d'où il était sorti. C'est en vain que Mila, par contraste avec ses voisines, tenait leur petit logis avec une propreté presque élégante. C'est en vain que les plus belles fleurs ornaient leur escalier et que le soleil radieux du matin tranchait de grandes lignes d'or sur les ombres des laves noirâtres et sur les lourdes arcades des plans enfoncés; Michel ne songeait qu'à la grotte de la naïade, aux fontaines de marbre du palais Palmarosa, et au portique où Agathe lui était apparue comme une déesse sur le seuil de son temple.
Enfin, après avoir donné un dernier regret à sa récente chimère, il eut honte de son découragement. «Je suis venu dans ce pays où mon père ne m'appelait pas, se dit-il; et mon oncle le moine me l'a fait sentir, il faut que je subisse les inconvénients de ma position et que j'en accepte les devoirs. Je m'étais soumis à une rude épreuve lorsque je quittai Rome et l'espérance de la gloire pour me faire ouvrier obscur en Sicile. L'épreuve eût été trop douce et trop courte, si, dès la première vue, dès le premier essai, aimé ou admiré d'une grande et noble dame, je n'avais eu qu'à me baisser pour ramasser les lauriers et les piastres. Au lieu de cela, il faut que je sois un bon fils et un bon frère, et, de plus, un solide compagnon pour défendre au besoin la vie et l'honneur de ma famille. Je sens bien que l'estime réelle de la signora, et la mienne propre, peut-être, seront à ce prix. Eh bien, acceptons gaiement ma destinée, et sachons souffrir sans regret ce que mes proches supportent avec tant de vaillance. Soyons homme avant l'âge, et dépouillons la personnalité trop caressée de mon adolescence. Si je dois rougir de quelque chose, c'est d'avoir été longtemps un enfant gâté, et d'avoir ignoré qu'il faudrait bientôt secourir et protéger ceux qui se dévouaient à moi si généreusement.»
Cette résolution ramena la paix dans son cœur. Les chants de son père et de la petite Mila devinrent pour lui une douce mélodie.
«Oui, oui, chantez, pensait-il, heureux oiseaux du Midi, purs comme le ciel qui vous a vus naître! Cette gaieté est chez vous l'indice d'un grand contentement de la conscience, et le rire vous sied, à vous qui n'avez jamais eu l'idée du mal! Saintes chansons de mon vieux père, qui avez bercé les soucis de son existence et adouci les fatigues de son travail, je dois vous écouter avec respect, au lieu de sourire de vos naïvetés. Rires mutins de ma jeune sœur, je dois vous accueillir avec tendresse, comme des preuves de courage et d'innocence! Allons, arrière mes égoïstes rêveries et ma froide curiosité! Je traverserai l'orage avec vous, et je jouirai comme vous d'un rayon de soleil entre deux nuages. Mon front soucieux est une insulte à votre candeur, une noire ingratitude envers votre bonté. Je veux être votre soutien dans la détresse, votre compagnon dans le travail, et votre convive dans la joie!
«Douces et tristes fleurs, ajouta-t-il en se penchant avec amour sur le bouquet de cyclamens, quelle que soit la main qui vous a cueillies, quel que soit le sentiment dont vous êtes un gage, mon souffle, embrasé de mauvais désirs, ne vous ternira plus. Si parfois je me replie sur moi-même comme vous, je veux que mon cœur soit aussi pur que vos calices de pourpre; et s'il saigne, comme vous semblez saigner, je veux que la vertu s'exhale de ma blessure comme le parfum de votre sein.»
Aussitôt après avoir pris ces bonnes résolutions, que vint charmer un rayon de poésie, le jeune Michel acheva sa toilette sans vaine complaisance, et courut rejoindre son père, qui déjà travaillait à broyer des couleurs pour aller faire des raccords de peinture à divers endroits de la villa Palmarosa, endommagés par les lustres et les guirlandes du bal.
«Tiens, lui dit le bonhomme en lui présentant une grosse bourse de soie de Tunis toute pleine d'or, voici le salaire de ton beau plafond.
—C'est la moitié trop, dit Michel en regardant la bourse ingénieusement brodée et nuancée, avec plus d'intérêt que les onces qu'elle contenait. Notre dette envers la princesse ne serait pas acquittée, et je veux qu'elle le soit aujourd'hui même.
—Elle l'est, mon enfant.
—C'est donc sur votre salaire et non sur le mien? Car, si je sais évaluer le contenu d'une bourse, il y a là plus que je n'entends accepter. Mon père, je ne veux pas que vous ayez travaillé pour moi. Non, je le jure sur vos cheveux blancs, jamais plus vous ne travaillerez pour votre fils, car c'est à son tour de travailler pour vous. Je n'entends pas non plus accepter l'aumône de madame Agathe; c'est bien assez de protection et de bonté comme cela!
—Tu me connais assez, répondit Pier-Angelo en souriant, pour penser que, loin d'empêcher ta fierté et tes pieux sentiments, je les encouragerai toujours. Crois-moi donc; accepte cet or. Il est bien à toi; il ne me coûte rien, et celle qui te le donne est libre d'évaluer comme elle l'entend le mérite de ton travail. C'est la différence qu'il y aura toujours entre ton père et toi, Michel. Il n'y a point de prix fait pour les artistes. Un jour d'inspiration leur suffit pour être riches. Beaucoup de peine ne nous suffit pas, à nous autres ouvriers, pour sortir de la pauvreté. Mais Dieu, qui est bon, a établi des compensations. L'artiste conçoit et enfante ses œuvres dans la douleur. L'artisan exécute sa tâche au milieu des chansons et des rires. Moi, qui suis habitué à cela, je n'échangerais pas ma profession contre la tienne.
—Laissez-moi du moins retirer de la mienne le bonheur qu'elle peut me donner, répondit Michel. Prenez cette bourse, mon père, et qu'il n'en soit jamais rien distrait pour mon usage. C'est la dot de ma sœur, c'est l'intérêt de l'argent qu'elle m'a prêté lorsque j'étais à Rome; et si je ne gagne jamais de quoi la faire plus riche, que, du moins, elle profite de mon jour de succès. O mon père! s'écria-t-il avec des yeux pleins de larmes, en voyant que Pier-Angelo ne voulait point accepter son sacrifice, ne me refusez pas, vous me briseriez le cœur! Votre tendresse aveugle a failli corrompre mon caractère. Aidez-moi à sortir de la condition d'égoïste que vous vouliez me faire accepter. Encouragez mes bons mouvements, au lieu de m'en ôter le fruit. Celui-ci n'est que trop tardif.
—C'est vrai, enfant, je le devrais, dit Pier-Angelo attendri; mais songe qu'ici ce n'est point un vulgaire sacrifice d'argent que tu veux faire. S'il s'agissait de te retrancher quelques plaisirs, ce serait peu de chose et je n'hésiterais pas. Mais c'est ton avenir d'artiste, c'est la culture de ton intelligence, c'est la flamme même de ta vie qui sont là, contenus dans ce petit réseau de soie! C'est un an d'études à Rome! Et qui sait quand tu pourras en gagner autant? La princesse ne donnera plus de bals, peut-être. Les autres nobles ne sont ni si riches, ni si généreux. De telles occasions ne se rencontrent pas souvent, et peuvent même ne pas se rencontrer deux fois. Je me fais vieux, je peux tomber demain de mon échelle et m'estropier; avec quoi reprendrais-tu la vie d'artiste? Tu n'es donc pas effrayé à l'idée que, pour le plaisir de donner une dot à ta sœur, tu t'exposes à redevenir artisan et à rester artisan toute ta vie?
—Soit! s'écria Michel; cela ne me fait plus peur, mon père. J'ai réfléchi; je trouve autant d'honneur et de plaisir à être ouvrier qu'à être riche et fier. J'aime la Sicile, moi! n'est-ce pas ma patrie? Je ne veux plus quitter ma sœur. Elle a besoin d'un protecteur jusqu'à ce qu'elle se marie, et je veux qu'elle puisse choisir sans se hâter. Vous êtes vieux, dites-vous! vous pouvez être estropié demain? Eh bien donc! qui vous soignerait, qui vous nourrirait, qui vous consolerait si j'étais absent? Est-ce que ma sœur pourra y suffire, lorsqu'elle sera mère de famille? Un gendre? mais pourquoi laisserais-je à un autre le soin de remplir mes devoirs? Pourquoi me volerait-il mon bonheur et ma gloire? car c'est là que je les veux placer désormais, et mes chimères ont fait place à la vérité. Vois, bon père, ne suis-je pas gai aussi ce matin? Veux-tu que je fasse la seconde partie de la chanson que tu disais tout à l'heure? Me trouves-tu l'air désespéré d'un homme qui se sacrifie? Tu ne m'aimes donc pas, que tu refuses d'être mon patron?
—Eh bien, répondit Pier-Angelo en le regardant avec des yeux clairs et avec un tremblotement de mains qui trahissait une émotion particulière: vous êtes un homme de cœur, vous! et je ne regretterai jamais ce que j'ai fait pour vous!»
En parlant ainsi, Pier-Angelo ôta son bonnet et découvrit sa tête chauve en se tenant droit, dans l'attitude à la fois respectueuse et fière d'un vieux soldat devant son jeune officier. C'était la première fois de sa vie qu'il disait vous à Michel, et cette locution, qui eût paru froideur et mécontentement dans la bouche d'un autre père, prit dans la sienne une étrange expression de tendresse et de majesté. Il sembla au jeune peintre qu'il venait enfin d'être salué homme par son père, et que ce vous, cette tête découverte et ces trois paroles calmes et graves, le récompensaient et l'honoraient plus que l'éloquence d'un éloge académique.
Pendant qu'ils se mettaient au travail ensemble, Mila s'occupait à préparer leur déjeuner. Elle allait et venait toujours, mais elle passait plus souvent que de besoin par la galerie dont nous avons déjà parlé. Il y avait à cela une raison secrète. La chambre de Magnani, qui n'était, à vrai dire, qu'une pauvre soupente avec une fenêtre sans vitres (la chaleur du climat ne rendant pas ce luxe nécessaire aux gens bien portants), se trouvait enfoncée sous l'angle de la maison qu'avoisinait cette galerie, et, de la balustrade, en se penchant un peu, on pouvait causer avec la personne qui se serait placée à la lucarne de cette demeure modeste. Magnani n'était pas dans sa chambre; il n'y passait que la nuit, et, dès le jour, il allait travailler dehors ou sur la galerie qui faisait face à celle où Mila s'asseyait souvent pour travailler aussi. C'est de là qu'elle le voyait sans le regarder, durant des heures entières, et ne perdait pas un seul de ses mouvements, bien qu'elle n'eût pas l'air de quitter des yeux son ouvrage.
Mais, ce matin-là, elle passa et repassa en vain; il n'était point sur la galerie, bien qu'il lui eût promis, ainsi qu'à la princesse, de ne pas sortir. S'était-il laissé vaincre par le sommeil, après deux nuits blanches? Cela n'était point conforme à ses habitudes de volonté stoïque et de vigueur à toute épreuve. Sans doute il déjeunait avec ses parents. Pourtant Mila, qui s'était arrêtée plus d'une fois pour écouter les voix bruyantes de la famille Magnani, n'avait pas distingué le timbre grave et mâle qu'elle connaissait si bien.
Elle regarda la fenêtre de sa soupente. La chambre était vide et obscure comme de coutume. Magnani n'avait pas, comme Michel, des habitudes de bien-être, et il s'était à jamais interdit tout besoin d'élégance. Tandis que, dans la prévision de la mort du cardinal et de l'arrivée du jeune peintre, Pier-Angelo et sa fille avaient préparé à l'avance, pour cet enfant bien-aimé, une mansarde propre, blanche, aérée, et garnie des meilleurs meubles qu'ils avaient pu retrancher de leur propre ameublement, Magnani dormait sur une natte jetée à terre, auprès de sa fenêtre, pour profiter du peu d'air que cette lucarne, enfoncée entre deux pans de mur, pouvait recevoir. Le seul embellissement qu'il se fût permis d'y introduire, c'était une caisse étroite qu'il avait placée sur le rebord extérieur de cette croisée étroite et béante, et dans laquelle il avait semé de beaux liserons blancs qui l'encadraient d'une fraîche guirlande.
Il les arrosait tous les jours; mais, depuis quarante-huit heures, il avait été si occupé qu'il les avait oubliés; les jolies clochettes blanches s'étaient fermées et retombaient languissamment sur leur feuillage demi-flétri.
Mila, en portant légèrement une de ses amphores de grès sur sa tête, à laquelle une énorme natte de cheveux trois fois roulée en couronne servait de coussinet, observa que les liserons de son voisin mouraient de soif; c'eût été un prétexte pour lui parler s'il eût été quelque part aux alentours; mais il n'y avait personne dans ce coin retiré et abrité. Mila essaya d'allonger le bras par-dessus la balustrade pour donner quelques gouttes d'eau à ces pauvres plantes. Mais son bras fut trop court, et l'aiguière n'atteignait pas la caisse. Les enfants n'aiment point l'impossible, et ce qu'ils ont entrepris ils le poursuivent au péril de la vie. Combien de fois n'avons-nous pas grimpé sur une fenêtre pour atteindre au nid de l'hirondelle et compter, du bout des doigts, les petits œufs tièdes sur leur couche de duvet?
La petite Mila avisa une grosse branche de vigne qui faisait cordon le long de la muraille et venait s'accrocher à la balustrade de la galerie. Enjamber la balustrade et marcher sur la branche ne lui parut pas bien difficile. Elle atteignit ainsi à la lucarne. Mais, comme elle élevait son beau bras nu pour arroser le liseron, une forte main saisit son poignet délicat, et une figure brune, où le sourire faisait briller de larges dents blanches, se pencha vers la sienne.
Magnani ne voulant ni dormir, ni paraître observer ce qui se passait dans la maison, conformément aux ordres d'Agathe, s'était couché sur sa natte pour reposer ses membres fatigués. Mais il avait l'esprit et les yeux bien ouverts, et, à tout hasard, il s'était emparé de ce bras furtif, dont l'ombre avait passé sur son visage.
«Laissez, Magnani, dit la jeune fille, plus émue de cette rencontre que du danger qu'elle pouvait courir; vous allez me faire tomber! cette vigne plie sous moi.
—Vous faire tomber, chère enfant! répondit le jeune homme en passant un bras vigoureux autour de sa taille. A moins qu'on ne coupe ce bras, et l'autre ensuite, vous ne tomberez jamais!
—Jamais, c'est beaucoup dire, car j'aime à grimper, et vous ne serez pas partout avec moi.
—Heureux celui qui sera toujours et partout avec toi, belle petite Mila!.... Mais que venez-vous faire ici avec les oiseaux?
—Je voyais de ma fenêtre que cette belle plante avait soif. Tenez, elle penche sa jolie tête, et les feuilles languissent. Je ne vous croyais pas ici, et je venais donner à boire à ces pauvres racines. Voici l'aiguière. Vous me la rapporterez tantôt. Je retourne à mon ouvrage.
—Déjà! Mila?
—D'autant plus que je suis fort mal à l'aise ainsi perchée. J'en ai assez. Lâchez-moi, que je m'en retourne par où je suis venue.
—Non, non, c'est trop dangereux. La vigne plie toujours, et mes bras ne sont pas assez longs pour vous soutenir jusqu'à la galerie. Laissez-moi vous attirer jusqu'ici, Mila, et vous passerez par ma chambre pour vous en aller.
—Cela ne se peut pas, Magnani; les voisins diraient du mal de moi s'ils me voyaient entrer dans votre chambre par la fenêtre ou par la porte.
—Eh bien, restez là, tenez-vous bien; je vais sauter par la fenêtre pour vous aider ensuite à descendre.»
Mais il était trop tard: la vigne plia brusquement; Mila fit un cri, et si Magnani ne l'eût saisie dans ses deux bras et assise sur le bord de sa croisée, en brisant un peu ses chers liserons, elle serait tombée de dix pieds de haut.
«Maintenant, lui dit-il, petite imprudente, vous ne pouvez plus vous en retourner que par ma chambre. Entrez-y bien vite, car j'entends marcher sous la galerie, et personne encore ne vous a vue.»
Il l'attira vivement dans sa pauvre demeure, et elle se dirigeait aussi vite vers la porte qu'elle était entrée par la fenêtre, lorsqu'en jetant un regard par cette porte entr'ouverte, elle vit que celle du voisin, le cordonnier, qui demeurait sur le même palier, était ouverte toute grande, et que le cordonnier en personne, le plus médisant de tous les voisins, était là, travaillant et chantant, si bien qu'il était impossible de passer devant lui sans s'exposer à ses quolibets désagréables.
XXXIII.
LA BAGUE.
«Voilà! dit la jeune fille en refermant la porte avec un peu de dépit, le malin esprit m'en veut! C'est assez que j'aie eu la fantaisie d'arroser une pauvre fleur, pour que je risque d'être déchirée par les mauvaises langues et grondée par mon père!... et surtout par Michel, qui est si taquin avec moi!
—Cher enfant, dit Magnani, on n'oserait parler de vous comme on parle des autres; vous êtes si différente de toutes les jeunes filles du faubourg! On vous aime et on vous respecte comme aucune d'elles ne le sera jamais. D'ailleurs, puisque c'est à cause de moi.... ou plutôt seulement à cause de mes fleurs, que vous courez ce risque... soyez tranquille... Malheur à qui oserait en médire!
—N'importe, je n'oserai jamais passer devant ce maudit cordonnier.
—Et vous ferez bien. L'heure de son repas est venue. Sa femme l'a déjà appelé deux fois. Il va s'en aller. Attendez ici quelques instants, une minute peut-être... D'autant plus que je voudrais bien vous dire un mot, Mila.
—Et qu'avez-vous à me dire?» répondit-elle en s'asseyant sur une chaise qu'il lui offrait, et qui était la seule de l'appartement. Elle tremblait d'une violente émotion intérieure, mais elle affectait un air dégagé que semblait lui imposer la circonstance. Ce n'est pas qu'elle eût peur de Magnani; elle le connaissait trop pour craindre qu'il prit avantage du tête-à-tête; mais elle craignait, plus que jamais, qu'il ne devinât le secret de son cœur.
«Je ne sais pas trop ce que j'ai à vous dire, reprit Magnani un peu troublé. Il me semblait que ce serait à vous de me dire quelque chose?
—Moi! s'écria la fière Mila en se levant: je n'ai rien à vous dire, je vous jure, signor Magnani!»
Et elle allait sortir, préférant le propos du voisinage au danger d'être devinée par celui qu'elle aimait, lorsque Magnani, surpris de son mouvement, et remarquant sa rougeur subite, commença à pressentir la vérité.
«Chère Mila, lui dit-il en se plaçant devant la porte, un moment de patience, je vous en supplie; ne vous exposez pas aux regards et ne vous fâchez pas contre moi, si je vous retiens un instant. Les conséquences d'un pur hasard peuvent être bien graves pour un homme résolu à tuer ou être tué pour défendre l'honneur d'une femme.
—En ce cas, ne parlez pas si haut, dit Mila, frappée de l'expression de Magnani; car ce cordonnier de malheur pourrait nous entendre. Je sais bien, dit-elle en se laissant ramener à sa chaise, que vous êtes brave et généreux, et que vous feriez pour moi ce que vous feriez pour une de vos sœurs. Mais, moi, je ne me soucie pas que cela arrive, car vous n'êtes pas mon frère, et vous ne me justifierez pas en prenant mon parti. On n'en dirait que plus de mal de moi, ou bien nous serions forcés de nous marier ensemble, ce qui ne ferait plaisir ni à vous ni à moi.»
Magnani examina les yeux noirs de Mila, et les voyant si fiers, il renonça vite à l'éclair de présomption qui venait de lui faire à la fois peur et plaisir.
«Je comprends fort bien que vous ne m'aimiez pas, ma bonne Mila, lui dit-il avec un sourire mélancolique; je ne suis pas aimable; et ce qu'il y aurait de plus triste au monde, après avoir été compromise par moi, ce serait de passer votre vie avec un être aussi maussade.
—Ce n'est pas là ce que j'ai voulu dire, reprit l'adroite petite fille; j'ai beaucoup d'estime et d'amitié pour vous, je n'ai pas de raisons pour vous le cacher; mais j'ai une inclination pour un autre. Voilà pourquoi je souffre et je tremble de me trouver ici enfermée avec vous.
—S'il en est ainsi, Mila, dit Magnani en poussant le verrou de sa porte et en allant fermer le contrevent de sa fenêtre, avec tant de vivacité qu'il faillit briser le reste de son liseron, prenons toutes les précautions possibles pour que personne ne sache que vous êtes ici; je vous jure que vous en sortirez sans que personne s'en doute, dussé-je écarter de force tous les voisins, dussé-je faire le guet jusqu'à ce soir.»
Magnani essayait d'être enjoué, et se croyait fort soulagé de n'avoir pas à se défendre de l'amour de Mila; mais il venait d'être frappé d'une tristesse subite en entendant cette jeune fille déclarer son affection pour un autre, et sa figure candide exprimait malgré lui un désappointement assez pénible. Ne le lui avait-elle pas avoué déjà durant leur veillée, et, par cette confidence, ne l'avait-elle pas investi, en quelque sorte, des devoirs d'un frère? Il était résolu à remplir dignement cette mission sacrée; mais, d'où vient qu'un instant auparavant il venait de tressaillir en la voyant courroucée; et pourquoi son cœur, nourri d'une amère et folle passion, s'était-il senti vivifié et rajeuni par la présence inattendue de cette enfant qui était entrée par sa fenêtre comme un rayon du soleil?
Mila l'observait à la dérobée. Elle vit qu'elle avait touché juste. «O cœur sauvage! se dit-elle avec une joie muette et forte, je te tiens; tu ne m'échapperas point.
«Mon cher voisin, lui dit cette petite rusée, ne soyez pas offensé de ce que je viens de vous confier, et n'y voyez pas une insulte à votre mérite. Je sais que toute autre que moi serait flattée d'être compromise par vous, avec l'espoir d'être votre femme; mais je ne suis ni menteuse ni coquette. J'aime, et comme j'ai confiance en vous, je vous le dis. Je sais que cela ne peut vous faire aucune peine, puisque vous avez renoncé au mariage, et que vous détestez toutes les femmes, hormis une seule qui n'est pas moi.»
Magnani ne répondit rien. Le cordonnier chantait toujours. «Il est dans ma destinée, pensait Magnani, de n'être aimé d'aucune femme et de ne pouvoir guérir.»
Mila, inspirée par l'espèce de divination que l'amour donne aux femmes, même sans expérience et sans lecture, se disait avec raison que Magnani, étant stimulé dans sa passion par la souffrance et le manque d'espoir, serait effrayé et révolté à l'idée d'une affection qui s'offrirait à lui, facile et provoquante; en conséquence, elle lui montrait son cœur comme invulnérable et préservé de lui par une autre inclination. C'était le prendre par la douleur, et c'était là la seule manière de le prendre, en effet. En le faisant changer de supplice, elle préparait sa guérison.
«Mila, lui dit-il enfin, en lui montrant une grosse bague d'or ciselé qu'il avait au doigt et qu'elle avait déjà remarquée, pouvez-vous m'apprendre d'où me vient ce riche présent?
—Cela? dit-elle en regardant la bague avec un feint étonnement. Il m'est impossible de vous en rien dire.... Mais, je n'entends plus votre voisin, adieu. Tenez, Magnani, vous avez l'air bien fatigué. Vous reposiez quand je suis entrée, vous feriez bien de reposer encore un peu. Il n'y a de danger pour aucun de nous dans ce moment-ci. Il n'y en a pas pour moi, puisque mon père et mon frère sont debout. Il n'y en a pas pour eux, puisqu'il fait grand jour et que la maison est pleine de monde. Dormez, mon brave voisin. Ne fût-ce qu'une heure, cela vous rendra la force de recommencer votre rôle de gardien de la famille.
—Non, non, Mila. Je ne dormirai pas, et je n'en aurai même plus envie; car, quoi que vous en disiez, il se passe encore dans cette maison des choses bizarres, inexplicables. J'avoue que, lorsque le jour commençait à poindre, j'ai eu un instant d'engourdissement. Vous reposiez, vous étiez enfermée, l'homme au manteau était parti. J'étais assis sous votre galerie, me disant que le premier pas qui l'ébranlerait me réveillerait vite si je me laissais vaincre par le sommeil. Et alors, en effet, le sommeil m'a vaincu. Cinq minutes peut-être, pas davantage, car le jour n'avait fait qu'un progrès insensible pendant ce temps-là. Eh bien! quand j'ai ouvert les yeux, j'ai cru voir un pan de robe ou de voile noir, qui passait près de moi et disparaissait comme un éclair. Ma main entr'ouverte à mon côté et pendante sur le banc fit un mouvement vague et fort inutile pour saisir cette vision. Mais il y avait dans ma main, ou à côté, je ne sais lequel, un objet que je fis tomber à mes pieds, et que je ramassai aussitôt: c'était cette bague; savez-vous à qui elle peut appartenir?
—Une si belle bague ne peut appartenir à personne de la maison, répondit Mila; mais je crois pourtant la connaître.
—Et moi aussi, je la connais, dit Magnani: elle appartient à la princesse Agathe. Il y a cinq ans que je la vois à son doigt, et elle y était déjà le jour où elle entra chez ma mère.
—C'est une bague qui lui vient de la sienne; elle me l'a dit, à moi! Mais comment se trouve-t-elle à votre main aujourd'hui?
—Je comptais précisément sur vous pour m'expliquer ce prodige, Mila; c'est là ce que j'avais à vous demander.
—Sur moi? Et pourquoi donc sur moi?
—Vous seule ici êtes assez protégée par la princesse pour avoir reçu ce riche présent.
—Et si je l'avais reçu, dit-elle d'un ton moqueur et superbe, vous pensez que je m'en serais dessaisie en votre faveur, maître Magnani?
—Non, certes, vous n'auriez pas dû le faire, vous ne l'eussiez pas fait; mais vous auriez pu passer sur la galerie et le laisser tomber, puisque j'étais précisément au dessous de la balustrade.
—Cela n'est point! Et, d'ailleurs, n'avez-vous pas vu flotter une robe noire à côté de vous? Est-ce que je suis habillée de noir?
—J'ai pensé pourtant aussi que vous étiez sortie dans la cour pendant cet instant de sommeil qui m'avait surpris, et que, pour m'en punir ou m'en railler, vous m'aviez fait cette plaisanterie. S'il en est ainsi, Mila, convenez-en, la punition était trop douce, et vous eussiez dû m'arroser le visage, au lieu de réserver l'eau de votre aiguière pour mes liserons. Mais reprenez votre bague, je ne veux pas la garder plus longtemps. Il ne me conviendrait pas de la porter, et je craindrais de la perdre.
—Je vous jure que cette bague ne m'a pas été donnée, que je ne suis pas sortie dans la cour pendant que vous dormiez, et je ne prendrai pas ce qui vous appartient.
—Comme il est impossible que la princesse Agathe soit venue ici ce matin...
—Oh! certes, cela est impossible! dit Mila avec un sérieux plein de malice.
—Et pourtant elle y est venue! dit Magnani, qui crut lire la vérité dans ses yeux brillants. Oui, oui, Mila, elle est venue ici ce matin! Je sens que vous êtes imprégnée du parfum que ses vêtements exhalent; ou vous avez touché à sa mantille, ou elle vous a embrassée, il n'y a pas plus d'une heure.»
«Mon Dieu! pensa la jeune fille, comme il connaît tout ce qui tient à la princesse Agathe! comme il devine, quand il s'agit d'elle! Si c'était d'elle qu'il est si amoureux? Eh bien! veuille le ciel que cela soit, car elle m'aiderait à le guérir: elle m'aime tant!»
«Vous ne répondez plus, Mila? reprit Magnani. Puisque vous êtes devinée, avouez donc.
—Je ne sais pas seulement ce que vous avez dit, répondit-elle; je pensais à autre chose... à m'en aller!
—Je vais vous y aider; mais auparavant, je vous prierai de mettre cette bague à votre doigt pour la rendre à madame Agathe, car, à coup sûr, elle l'a perdue en passant près de moi.
—En supposant qu'elle fût venue ici en effet, ce qui est absurde, mon cher voisin, pourquoi ne vous aurait-elle pas fait ce présent?
—C'est qu'elle doit me connaître assez pour être certaine que je ne l'accepterais pas.
—Vous êtes fier!
—Très-fier, vous l'avez dit, ma chère Mila! Il n'est au pouvoir de personne de mettre un prix matériel au dévouement que mon âme donne avec joie. Je conçois qu'un grand seigneur présente une chaîne d'or, ou un diamant, à l'artiste qui l'a charmé une heure par son génie, mais je ne comprendrais jamais qu'il entendit payer à prix d'or l'homme du peuple auquel il a cru pouvoir demander une preuve d'affection. D'ailleurs, ce ne serait pas ici le cas. En m'avertissant que votre frère courait un danger, madame Agathe ne faisait que m'indiquer un devoir que j'aurais rempli avec le même zèle, si tout autre m'eût donné le même avis. Il me semble que je suis assez son ami, celui de votre père, et j'oserai dire aussi le vôtre, pour être prêt à veiller, à me battre, et à me faire mettre en prison pour l'un de vous, sans y être excité par qui que ce soit. Vous ne le croyez pas, Mila?
—Je le crois, mon ami, répondit-elle; mais je crois aussi que vous interprétez très-mal ce cadeau, si cadeau il y a. Madame Agathe est femme à savoir encore mieux que vous et moi qu'on ne paie pas l'amitié avec de l'argent et des bijoux. Mais elle doit sentir, comme vous et moi, que quand des cœurs amis se réunissent pour s'entr'aider, l'estime et la sympathie augmentent en raison du zèle que chacun y porte. Dans bien des cas, une bague est un gage d'amitié et non le paiement d'un service; car vous avez rendu service à la princesse en nous protégeant, cela est certain: quoique je ne sache pas comment cela se fait, sa cause est liée à la nôtre, et notre ennemi est le sien. Si vous pensiez à ce que je vous ai dit, vous reconnaîtriez bien que cette bague est moralement précieuse à la princesse, et non pas matériellement, comme vous le dites; car c'est un joyau qui n'a pas une grande valeur par lui-même.
—Vous m'avez dit qu'il lui venait de sa mère? dit Magnani ému.
—Et vous avez remarqué vous-même qu'elle la portait toujours! A votre place, si j'étais sûr que cette bague m'eût été donnée, je ne m'en séparerais jamais. Je ne la porterais pas à mon doigt, où elle fixerait trop l'attention des envieux, mais sur mon cœur, où elle serait comme une relique.
—En ce cas, ma chère Mila, dit Magnani, attendri des soins délicats que prenait cette jeune fille pour adoucir l'amertume de son âme, et pour lui faire accepter avec bonheur le don de sa rivale, reportez-lui cette bague, et, si elle a voulu me la donner en effet, si elle insiste pour que je la garde, je la garderai.
—Et vous la porterez sur votre cœur comme je vous l'ai dit? demanda Mila en le pénétrant d'un regard plein de courage et d'anxiété. Songez, ajouta-t-elle avec énergie, que c'est le gage d'une sainte patronne; que la femme dont vous êtes épris, quelle qu'elle soit, ne peut pas mériter que vous lui en fassiez le sacrifice, et qu'il vaudrait mieux jeter ce gage dans la mer que de le profaner par une ingratitude!»
Magnani fut ébloui du feu qui jaillissait des grands yeux noirs de Mila. Devinait-elle la vérité? Peut-être! mais si elle se bornait à pressentir la vénération de Magnani pour celle qui avait sauvé sa mère, elle n'en était pas moins belle et grande, en voulant lui procurer la douceur de croire à l'amitié de cette bonne fée. Il commençait à se sentir gagné par l'ardeur chaste et profonde qu'elle portait cachée dans son cœur, et ce cœur fier et passionné se révélait malgré lui, au milieu de ses efforts pour se vaincre ou se taire.
Un élan de reconnaissance et de tendresse fit plier les genoux de Magnani auprès de la jeune fille.
«Mila, lui dit-il, je sais que la princesse Agathe est une sainte, et j'ignore si mon cœur serait digne de receler une relique d'elle. Mais je sais qu'il n'existe au monde qu'un seul autre cœur auquel je voudrais la confier; ainsi, soyez tranquille; aucune femme, si ce n'est vous, ne me paraîtra jamais assez pure pour porter cette bague. Mettez-la à votre doigt maintenant, afin de la rendre à la princesse ou de me la conserver.»
Mila, rentrée dans sa demeure, eut un instant d'éblouissement, comme si elle allait s'évanouir. Un mélange de consternation et d'ivresse, de terreur et de joie enthousiaste faisait bondir sa poitrine. Elle entendit enfin la voix de son père, qui s'impatientait pour son déjeuner: «Eh bien, petite! criait-il, nous avons faim, et soif surtout! car il fait déjà chaud, et les couleurs nous prennent à la gorge.»
Mila courut les servir; mais, quand elle posa son aiguière sur le banc où ils déjeunaient, elle s'aperçut qu'elle était vide. Michel voulut aller la remplir, après avoir raillé sa sœur de ses distractions. Sensible au reproche, et se faisant un point d'honneur d'être l'unique servante de son vieux père, Mila lui arracha l'amphore et se dirigea légère et bondissante vers la fontaine.
Cette fontaine était une belle source qui jaillissait du sein même de la lave, dans une sorte de précipice situé derrière la maison. Ces phénomènes de sources envahies par les matières volcaniques et retrouvées au bout de quelques années, se produisent au milieu des laves. Les habitants creusent et cherchent l'ancien lit. Parfois, il n'est que couvert; d'autres fois, il s'est détourné à peu de distance. L'eau s'est frayé un passage sous les feux refroidis du volcan, et, dès qu'on lui ouvre une issue, elle s'élance à la surface, aussi pure, aussi saine qu'auparavant. Celle qui baignait le pied de la maison de Pier-Angelo était située au fond d'une excavation profonde que l'on avait pratiquée dans le roc, et où l'on descendait par un escalier pittoresque. Elle formait un petit bassin pour les laveuses, et une quantité de linge blanc suspendu à toutes les parois de la grotte y entretenait l'ombre et la fraîcheur. La belle Mila, descendant et remontant dix fois le jour cet escalier difficile, avec son amphore sur la tête, était le plus parfait modèle pour ces figures classiques que les peintres du siècle dernier plaçaient inévitablement dans tous leurs paysages d'Italie; et au fait, quel accessoire plus naturel et quelle plus gracieuse couleur locale pourrait-on donner à ces tableaux, que la figure, le costume, l'attitude à la fois majestueuse et leste de ces nymphes brunes et fières?
XXXIV.
A LA FONTAINE.
Lorsque Mila descendit l'escalier entaillé dans le roc, elle vit un homme assis au bord de la source, et ne s'en inquiéta point. Elle avait la tête toute remplie d'amour et d'espérance, et le souvenir de ses dangers ne pouvait plus l'atteindre. Lorsqu'elle fut au bord de l'eau, cet homme, qui lui tournait le dos, et qui avait la tête et le corps couverts de la longue veste à capuchon que portent les gens du peuple[5], ne l'inquiéta pas encore; mais, lorsqu'il se retourna pour lui demander, d'une voix douce, si elle voulait bien lui permettre de boire à son aiguière, elle tressaillit; car il lui sembla reconnaître cette voix, et elle remarqua qu'il n'y avait personne, ni en haut ni en bas de la fontaine; que pas un enfant ne jouait comme à l'ordinaire sur l'escalier, enfin, qu'elle était seule avec cet inconnu, dont l'organe lui faisait peur.
Elle feignit de ne l'avoir pas entendu, remplit sa cruche à la hâte, et se disposa à remonter. Mais l'étranger, se couchant sur les dalles, comme pour lui barrer le passage, ou comme pour se reposer nonchalamment, lui dit, avec la même douceur caressante:
«Rebecca, refuseras tu une goutte d'eau à Jacob, l'ami et le serviteur de la famille?
—Je ne vous connais pas, répondit Mila en tâchant de prendre un ton calme et indifférent. Ne pouvez-vous approcher vos lèvres de la cascade? Vous y boirez beaucoup mieux que dans une aiguière.»
L'inconnu passa tranquillement son bras autour des jambes de Mila, et la força, pour ne pas tomber, de s'appuyer sur son épaule.
«Laissez-moi, dit-elle, effrayée et courroucée, ou j'appelle au secours. Je n'ai pas le temps de plaisanter avec vous, et je ne suis pas de celles qui folâtrent avec le premier venu. Laissez-moi, vous dis-je, ou je crie.
—Mila, dit l'étranger en rabattant son capuchon, je ne suis pas le premier venu pour vous, quoiqu'il n'y ait pas longtemps que nous avons fait connaissance. Nous avons ensemble des relations qu'il n'est pas en votre pouvoir de rompre et qu'il n'est pas de votre devoir de méconnaître. La vie, la fortune et l'honneur de ce que vous avez de plus cher au monde reposent sur mon zèle et sur ma loyauté. J'ai à vous parler; présentez-moi votre aiguière, afin que, si quelqu'un nous observe, il trouve naturel que vous vous arrêtiez ici un instant avec moi.
En reconnaissant l'hôte mystérieux de la nuit, Mila fut comme subjuguée par une sorte de crainte qui n'était pas sans mélange de respect. Car il faut tout dire: Mila était femme, et la beauté, la jeunesse, le regard et l'organe suave du Piccinino n'étaient pas sans une secrète influence sur ses instincts délicats et un peu romanesques.
«Seigneur, lui dit-elle, car il lui était impossible de ne pas le prendre pour un noble personnage affublé d'un déguisement, je vous obéirai; mais ne me retenez pas de force, et parlez plus vite, car ceci n'est pas sans danger pour vous et pour moi.» Elle lui présenta son aiguière à laquelle le bandit but sans se hâter; car, pendant ce temps, il tenait dans sa main le bras nu de la jeune fille et en contemplait la beauté, tout en le pressant, pour la forcer à incliner le vase par degrés, à mesure qu'il étanchait sa soif feinte ou réelle.
«Maintenant, Mila, lui dit-il en couvrant sa tête qu'il lui avait laissé le loisir d'admirer, écoutez! Le moine qui vous a effrayée hier viendra aussitôt que votre père et votre frère seront sortis: ils doivent dîner aujourd'hui chez le marquis de la Serra. Ne cherchez pas à les retenir, au contraire; s'ils restaient, s'ils voyaient le moine, s'ils cherchaient à le chasser, ce serait le signal de quelque malheur auquel je ne pourrais m'opposer. Si vous êtes prudente, et dévouée à votre famille, vous éviterez même au moine le danger de se montrer dans votre maison. Vous viendrez ici comme pour laver; je sais qu'avant d'entrer chez vous, il rôdera de ce côté et cherchera à vous surprendre hors de la cour, où il craint vos voisins. N'ayez pas peur de lui; il est lâche, et jamais en plein jour, jamais au risque d'être découvert, il ne cherchera à vous faire violence. Il vous parlera encore de ses ignobles désirs. Coupez court à tout entretien; mais faites semblant de vous être ravisée. Dites-lui de s'éloigner, parce qu'on vous surveille; mais donnez-lui un rendez-vous pour vingt heures[6] dans un lieu que je vais vous désigner, et où il faudra vous rendre seule, une heure d'avance. J'y serai. Vous n'y courrez donc aucun danger. Je m'emparerai alors du moine, et vous n'entendrez plus jamais parler de lui. Vous serez délivrée d'un persécuteur infâme; la princesse Agathe ne courra plus le risque d'être déshonorée par d'atroces calomnies; votre père ne sera plus sous la menace incessante de la prison, et votre frère Michel sous celle du poignard d'un assassin.
—Mon Dieu, mon Dieu! dit Mila haletante de peur et de surprise, cet homme nous veut tant de mal, et il le peut! C'est donc l'abbé Ninfo?
—Parlez plus bas, jeune fille, et que ce nom maudit ne frappe pas d'aujourd'hui les oreilles qui vous entourent. Soyez calme, paraissez ne rien savoir et ne pas agir. Si vous dites un mot de tout ceci à qui que ce soit, on vous empêchera de sauver ceux que vous aimez. On vous dira de vous méfier de moi-même, parce qu'on se méfiera de votre prudence et de votre volonté. Qui sait si on ne me prendra pas pour votre ennemi? Je ne crains personne, moi, mais je crains que mes amis ne se perdent eux-mêmes par leur indécision. Vous seule, Mila, pouvez les sauver: le voulez-vous?
—Oui, je le veux, dit-elle; mais que deviendrai-je si vous me trompez? si vous n'êtes pas au rendez-vous?
—Ne sais-tu donc pas qui je suis?
—Non, je ne le sais pas; personne ne me l'a voulu dire.
—Alors, regarde-moi encore; ose me bien regarder, et tu me connaîtras mieux à mon visage que tous ceux qui te parleraient de moi.»
Il entr'ouvrit son capuchon, et sut donner à son beau visage une expression si rassurante, si affectueuse et si douce, que l'innocente Mila en subit le dangereux prestige.
—Il me semble, dit-elle en rougissant, que vous êtes bon et juste; car si le diable était en vous, il aurait pris le masque d'un ange.
Le Piccinino referma son capuchon pour cacher la voluptueuse satisfaction que lui causait cet aveu naïf sortant de la plus belle bouche du monde.
—Eh bien, reprit-il, suis ton instinct. N'obéis qu'à l'inspiration de ton cœur; sache d'ailleurs que ton oncle de Bel-Passo m'a élevé comme son fils, que ta chère princesse Agathe a remis sa fortune et son honneur entre mes amis, et que, si elle n'était femme, c'est-à-dire un peu prude, elle aurait donné à l'abbé Ninfo ce rendez-vous nécessaire.
—Mais je suis femme aussi, dit Mila, et j'ai peur. Pourquoi ce rendez-vous est-il si nécessaire?
—Ne sais-tu pas que je dois enlever l'abbé Ninfo? Comment puis-je m'en emparer au milieu de Catane, ou aux portes de la Villa-Ficarazzi? Ne faut-il pas que je le fasse sortir de son antre, que je l'attire dans un piége? Son mauvais destin a voulu qu'il se prît pour toi d'un amour insensé...
—Ah! ne dites pas ce mot d'amour à propos d'un tel homme, cela me fait horreur. Et vous voulez que j'aie l'air de l'encourager! J'en mourrai de honte et de dégoût.
—Adieu Mila, dit le bandit, en feignant de vouloir se relever. Je vois que tu es, en effet, une femme comme les autres, un être faible et vain, qui ne songe qu'à se préserver, sans se soucier de laisser flétrir et frapper autour de soi les têtes les plus sacrées!
—Eh bien, non, je ne suis pas ainsi! reprit-elle avec fierté. Je sacrifierai ma vie à cette épreuve; car, quant à mon honneur, je saurai mourir avant qu'on y attente.
—A la bonne heure, ma brave fille! c'est parler comme il convient à la nièce de Fra-Angelo. Au reste, tu me vois fort tranquille sur ton compte, parce que je sais qu'il n'y a point de danger pour toi.
—Il y en a donc pour vous, Seigneur? Si vous y succombez, qui me protégera contre ce moine?
—Un coup de poignard..., non pas dans ton beau sein, pauvre ange, comme tu nous en menaces, mais dans la gorge d'un animal immonde, qui n'est pas digne de périr de la main d'une femme, et qui ne s'y exposera même pas.
—Et où faut-il lui donner ce rendez-vous?
—A Nicolosi, dans la maison de Carmelo Tomabene, cultivateur, que tu diras être ton parent et ton ami. Tu ajouteras qu'il est absent, que tu as les clefs de sa maison, un grand jardin couvert où l'on entre sans être vu, en descendant par la gorge de Croce del Destator. Tu te souviendras de tout cela?
—Parfaitement; et il y ira?
—Il y viendra, sans nul doute, et sans se douter que ce Tomabene est fort lié avec un certain Piccinino qu'on dit chef de bandes, et auquel il a offert hier la fortune d'un prince, à la condition d'enlever ton frère et de l'assassiner au besoin.
—Sainte Madone, protégez-moi! Le Piccinino! J'ai entendu parler de lui; c'est un homme terrible. Est-ce qu'il viendra avec vous? Je mourrais de peur si je le voyais!
—Et pourtant, dit le bandit, charmé de découvrir que Mila était si peu au courant de l'aventure, je gage que, comme toutes les jeunes filles du pays, tu meurs d'envie de le voir.
—J'en serais curieuse parce qu'on le dit si laid! Mais je voudrais être sûre qu'il ne me vît point.
—Sois tranquille, il n'y aura que moi, moi tout seul, chez le paysan de Nicolosi. As-tu peur de moi aussi, voyons, enfant que tu es? Ai-je l'air bien redoutable? bien méchant?
—Non, en vérité! Mais pourquoi faut-il donc que j'aille à ce rendez-vous? Ne suffit-il pas que j'y envoie l'abbé... je veux dire le moine?
—Il est méfiant comme le sont tous les criminels; il n'entrera jamais dans le jardin de Carmelo Tomabene s'il ne t'y voit promener seule. En venant une heure d'avance, tu ne risques point de le rencontrer en chemin; d'ailleurs, viens par la route de Bel-Passo que tu connais sans doute mieux que l'autre. As-tu jamais été à Nicolosi?
—Jamais, Seigneur; y a-t-il bien loin?
—Trop loin pour tes petits pieds, Mila; mais tu sais bien te tenir sur une mule?
—Oh! oui, je le crois.
—Tu en trouveras une parfaitement sûre et douce, derrière le palais de Palmarosa; un enfant te la présentera avec une rose blanche pour mot de passe; mets la bride sur le cou de cette bonne servante, et laisse-la sans crainte marcher vite; en moins d'une heure elle t'amènera à ma porte sans se tromper, et sans faire un faux pas, quelque effrayant que te paraisse le chemin qu'il lui plaira de choisir. Tu n'auras pas peur, Mila?
—Et, si je rencontre l'abbé?
—Fouette ta monture, et ne crains pas qu'on l'atteigne.
—Mais, puisque c'est du côté de Bel-Passo, vous me permettrez de me faire conduire par mon oncle?
—Non! ton oncle a affaire ailleurs pour la même cause; mais, si tu l'avertis, il voudra t'accompagner: s'il te voit, il te suivra, et tout ce que nous aurons tenté deviendra inutile; je n'ai pas le temps de t'en dire davantage; il me semble qu'on t'appelle; tu hésites, donc tu refuses?
—Je n'hésite pas, j'irai! Seigneur, vous croyez en Dieu?»
Cette question ingénue et brusque fit pâlir et sourire en même temps le Piccinino.
«Pourquoi me demandes-tu cela? dit-il en croisant son capuchon sur sa figure.
—Ah! vous comprenez bien, dit-elle, Dieu entend tout et voit tout; il punit le mensonge et assiste l'innocence!»
La voix de Pier-Angelo, qui appelait sa fille, retentit pour la seconde fois.
«Va-t'en, dit le Piccinino en la soutenant dans ses bras pour l'aider à remonter vite l'escalier; seulement, si un seul mot t'échappe, nous sommes perdus.
—Vous aussi?
—Moi aussi!
—Ce serait dommage, pensait Mila en se retournant du haut de l'escalier pour jeter un dernier regard sur le bel étranger, dont il lui était impossible de ne pas faire un héros et un ami d'un rang supérieur, qu'elle plaçait, dans sa riante imagination, à côté d'Agathe. Il avait une si douce voix et un si doux sourire! son accent était si noble, son air d'autorité si convaincant! «J'aurai de la discrétion et du courage, se dit-elle; je ne suis qu'une petite fille, et pourtant c'est moi qui sauverai tout le monde!» De tout temps, hélas, le passereau s'est laissé fasciner par le vautour.
Dans tout cela, le Piccinino cédait à un besoin inné de compliquer à son profit, ou seulement pour son amusement, les difficultés d'une aventure. Il est vrai qu'il n'y avait pas de meilleur moyen d'attirer chez lui l'abbé Ninfo, que de l'y faire entraîner par un appât de libertinage. Mais il eût pu choisir toute autre femme que la candide Mila pour jouer, à l'aide d'une certaine ressemblance, ou d'un costume analogue, le rôle de la personne qui devait se montrer dans son jardin. L'abbé était parfois d'une méfiance outrageante, parce qu'il était horriblement poltron; mais, aveuglé par une sotte présomption et troublé par une grossière impatience, il se fût laissé prendre au piége. Un peu de violence, un homme aposté derrière la porte, eût suffi pour le faire tomber dans les mains du bandit. Il y avait encore bien d'autres ruses avec lesquelles le Piccinino était habitué à se jouer, et qui eussent aussi bien réussi; car l'abbé, avec toutes ses intrigues, sa curiosité, son espionnage perpétuel, ses mensonges effrontés et sa persévérance sans pudeur, était un misérable du dernier ordre, et l'homme le plus borné et le moins habile qu'il y eût au monde. On craint trop les scélérats, en général; on ne sait point que la plupart sont des imbéciles. Il n'eût pas fallu à l'abbé Ninfo la moitié des peines qu'il se donnait, pour faire le double de mal, s'il eût eu tant soit peu d'intelligence et de véritable pénétration.
Ainsi, l'on a vu qu'il était toujours à côté de la vérité dans ses découvertes; il avait pris mille déguisements et inventé mille arcanes classiques pour observer ce qui se passait à la villa Palmarosa, et il se croyait certain que Michel était l'amant de la princesse. Il était à cent lieues de soupçonner la nature du lien qui pouvait les rapprocher. Il eût pu aisément surprendre la religion du docteur Recuperati, dont l'honnêteté rigide manquait de prévoyance et de lumière; et pourtant, pour lui dérober le testament, il avait remis de jour en jour, et n'avait jamais réussi à lui inspirer la moindre confiance. Il lui était impossible, tant sa figure portait le cachet d'une bassesse sans mélange et sans bornes, de jouer pendant cinq minutes le rôle d'un homme de bien.
Ses vices le gênaient, comme il l'avouait et le proclamait lui-même quand il était ivre. Débauché, cupide, et intempérant au point de perdre la tête dans les moments où il avait le plus besoin de lucidité, il n'avait jamais mené à bien aucune intrigue difficile. Le cardinal s'était servi de lui longtemps comme d'un agent de police auquel rien ne répugnait, et il ne lui avait jamais attribué plus de valeur qu'à un instrument du dernier ordre. Dans ses jours d'esprit et de cynisme, le prélat l'avait flétri d'une épithète dont il ne pouvait se relever, et que nous ne saurions traduire.
Aussi n'avait-il jamais été pour rien dans les secrets de famille ou les affaires d'État qui avaient occupé la vie de monsignor Ieronimo. Le mépris qu'il lui inspirait avait survécu à la perte de sa mémoire, et le prélat paralytique, et presque en enfance, n'en avait même pas peur, et ne retrouvait la parole avec lui que pour lui appliquer l'infâme surnom dont il l'avait gratifié.
Une autre preuve de l'idiotisme de l'abbé, c'était la confiance qu'il nourrissait de pouvoir séduire toutes les femmes qui lui faisaient envie.
«Avec un peu d'or et beaucoup de mensonges, disait-il, avec des menaces, des promesses et des compliments, on s'empare de la plus fière comme de la plus humble.»
En conséquence, il se flattait d'avoir part à la fortune d'Agathe en faisant enlever celui qu'il présumait être son amant. Il n'était capable que d'une chose, c'était de placer Michel sous la carabine d'un bandit, et de crier feu dans un moment de vanité et de cupidité déçue; il n'eût osé le tuer lui-même, de même qu'il n'eût osé faire outrage à Mila, si elle eût levé seulement une paire de ciseaux pour le menacer.
Mais quelque abject que fût cet homme, il avait une certaine puissance pour le mal; elle ne venait pas de lui, la méchanceté des autres hommes l'en avait investi. La police napolitaine lui prêtait son lâche et odieux secours, quand il le réclamait. Il avait fait exiler, ruiner ou languir dans les cachots bien des victimes innocentes, et il eût fort bien pu s'emparer de Michel, sans aller chercher le secours des bandits de la montagne.
Mais il voulait pouvoir le rendre au besoin, pour une rançon considérable, et il voulait faire discuter l'affaire par des brigands avoués qui auraient intérêt à ne pas le trahir. Tout son rôle, en ceci, consistait donc à aller chercher des bravi et à leur dire: J'ai découvert une intrigue d'amour qui vaut de l'or. Faites le coup, et nous partagerons les produits.»
Mais en cela encore, il avait été dupe. Un bravo adroit, qui travaillait à la ville, sous la direction du Piccinino, et qui ne se fût point permis de rien faire sans le consulter, avait trompé l'abbé en l'attirant à un rendez-vous, où il n'avait pas vu le véritable Piccinino, mais auquel le Piccinino avait assisté derrière une cloison. Le Piccinino avait menacé ensuite de casser la tête au premier des deux complices qui parlerait ou qui agirait sans son ordre, et on le savait homme à tenir parole. D'ailleurs, ce jeune aventurier gouvernait sa bande avec une habileté si grande, un mélange de douceur et de despotisme si bien combinés, que jamais, sur une plus grande échelle, il est vrai, et dans des entreprises plus vastes, son père n'avait été à la fois aimé et redouté comme lui. Il pouvait donc être tranquille; ses secrets n'eussent pas été révélés à la torture, et il pouvait, cette fois, satisfaire le caprice qu'il avait souvent de terminer tout seul, sans confident et sans aide, une entreprise où il n'était pas besoin de force majeure, mais seulement de finesse et de ruse.
Voilà pourquoi le Piccinino, sûr de son plan, qui était des plus simples, voulait y mêler, pour son propre compte, des incidents poétiques, singuliers et romanesques, ou des enivrements réels, à son choix. Sa vive imagination et son caractère froid le lançaient sans cesse dans des essais contradictoires, d'où il savait sortir toujours, grâce à sa grande intelligence et à l'empire qu'il exerçait sur lui-même. Il avait toujours mené si bien sa barque que, hormis ses complices et le nombre très-restreint de ses amis intimes, personne n'aurait pu prouver que le fameux capitaine Piccinino, bâtard del Destatore, et le tranquille villageois Carmelo Tomabene, étaient le même homme. Ce dernier aussi passait bien pour un fils de Castro-Reale; mais il y en avait tant d'autres, dans la montagne, qui se vantaient de cette périlleuse origine!
XXXV.
LE BLASON.
L'ennemi vraiment redoutable, s'il eût voulu l'être, de la famille Lavoratori était donc le Piccinino; mais Mila ne s'en doutait point, et Fra-Angelo comptait sur cet élément d'héroïsme qui faisait, si l'on peut ainsi dire, la moitié de l'âme de son élève. Le bon religieux n'était pourtant pas sans inquiétude; il avait espéré qu'il le reverrait bientôt et qu'il pourrait s'assurer de ses dispositions; mais il l'avait attendu et cherché en vain. Il commençait à se demander s'il n'avait pas enfermé le loup dans la bergerie, et si ce n'était pas une grande faute que de s'associer aux gens capables de faire ce qu'on ne voudrait pas faire soi-même.
Il se rendit à la villa Palmarosa, à l'heure de la sieste, et trouva Agathe disposée à goûter les douceurs de ce moment d'apathie si nécessaire aux peuples du Midi.
«Soyez tranquille, mon bon père, lui dit-elle, mon inquiétude s'est dissipée avec la nuit. Au point du jour j'étais si peu rassurée sur les intentions de votre élève que j'ai été moi-même m'assurer qu'il n'avait point égorgé Michel cette nuit. Mais l'enfant dormait paisiblement, et le Piccinino était sorti avant l'aube.
—Vous avez été vous informer vous-même, Madame? Quelle imprudence! Et que dira-t-on dans le faubourg d'une telle démarche?
—On n'en saura jamais rien, je l'espère. J'ai été seule et à pied, bien enveloppée du mazzaro classique[7]; et si j'ai été rencontrée par quelqu'un de ma connaissance, à coup sûr je n'ai pas été reconnue. D'ailleurs, mon bon père, je n'ai plus de craintes sérieuses. L'abbé ne sait rien.
—Vous en êtes sûre?
—J'en suis très-sûre, et le cardinal est aussi incapable de se rien rappeler que le docteur me l'affirmait. L'abbé n'en a pas moins de mauvais desseins. Croiriez-vous qu'il suppose que Michel est mon amant?
—Et le Piccinino le croyait? dit le moine effrayé.
—Il ne le croit plus, répondit Agathe. J'ai reçu ce matin un billet de lui, où il me donne sa parole que je puis me tenir tranquille; que, dans la journée, l'abbé sera en son pouvoir, et que, jusque-là, il saura l'occuper si bien qu'aucun de nous n'en entendra parler. Je respire donc, et n'ai plus qu'un embarras, c'est de savoir comment je me délivrerai ensuite de l'intimité du capitaine Piccinino, qui menace de devenir trop assidu. Mais nous y aviserons plus tard: à chaque jour suffit son mal; et si, après tout, il me fallait en venir à lui dire la vérité... Vous ne le croyez pas homme à en abuser, n'est-ce pas?
—Je le sais homme à faire semblant de vouloir profiter et abuser de tout; mais ayez le courage de le traiter toujours comme un héros de franchise et de générosité, vous verrez qu'il voudra l'être et qu'il le sera en dépit du diable.»
La princesse et le capucin causèrent encore longtemps et se mirent mutuellement au courant de tout ce qu'ils savaient. Après quoi, Fra-Angelo se rendit au faubourg pour lever la consigne de Magnani, lui donner un nouveau rendez-vous de la part d'Agathe, et le remplacer pour escorter Michel-Ange et son père au palais de la Serra; car, malgré tout, Fra-Angelo n'aimait point l'idée qu'ils eussent à se trouver seuls dans la campagne, tant qu'il n'aurait pas vu lui-même le fils du Destatore.
Nous suivrons ces trois membres de la famille Lavoratori chez le marquis, et nous laisserons Mila attendre avec anxiété la visite du moine, tandis que Magnani, travaillant sur la galerie en face d'elle, était loin de se douter qu'après lui avoir demandé son assistance, elle guettait l'occasion de se dérober à ses regards. Elle avait promis à son père d'aller dîner chez son amie Nenna aussitôt qu'elle aurait lavé et repassé un voile qu'elle disait lui être indispensable pour sortir. Tout se passa comme son ami inconnu le lui avait annoncé. Elle vit le moine à la fontaine et n'eut pas besoin de feindre une grande terreur d'être surprise, car elle se demandait avec angoisse ce que Magnani penserait d'elle si, après ce qu'elle lui avait raconté, il l'apercevait causant de bonne volonté avec ce misérable.
Pour se dispenser de lui parler et de regarder son affreux visage, elle lui jeta un papier écrit qu'il lut avec transport, et il s'éloigna en lui envoyant des baisers qui la firent frémir de dégoût et d'indignation.
A ce moment même son père, son frère et son oncle, bien loin de soupçonner les périls auxquels la pauvre enfant allait s'exposer pour eux, entraient dans le palais de la Serra. Cette riche demeure, plus moderne que celle de Palmarosa, dont elle n'était séparée que par leurs grands parcs respectifs et un étroit vallon couvert de jardins et de prairies, était remplie d'objets d'art, de statues, de vases et de magnifiques peintures, que M. de la Serra y avait rassemblés avec un intérêt de connaisseur sérieux et éclairé. Il vint lui-même au-devant des Angelo, leur serra la main affectueusement, et, en attendant que le repas fût servi, il les promena dans sa noble résidence, leur montrant et leur expliquant, avec courtoisie et avec autant d'esprit que de sens, les chefs-d'œuvre dont elle était ornée. Pier-Angelo quoique simple ouvrier ornateur (adornatore), avait le goût et l'intelligence du beau dans les arts. Il était sensible à toutes ces merveilles qu'il connaissait déjà, et ses réflexions naïves et profondes animaient la conversation la plus sérieuse au lieu de la faire déroger. Michel fut d'abord un peu gêné devant le marquis; mais, remarquant bientôt combien le naturel et l'abandon de son père étaient de bon goût et avaient de mérite aux yeux d'un homme de sens comme le marquis, il se sentit plus à l'aise; enfin, lorsqu'il se trouva devant une table couverte de vermeil, parée et fleurie avec autant de soin que s'il se fût agi de traiter d'illustres convives, il oublia ses préventions, et causa avec autant de charme et d'aisance que s'il eût été le propre fils ou le neveu de la maison.
Une seule chose le tourmenta étrangement pendant ce dîner: c'était la figure et l'attitude qu'il supposait aux valets du marquis; je dis qu'il supposait, parce qu'il n'osait point lever les yeux sur eux. Il avait mainte fois dîné à la table des riches, lorsqu'il était à Rome, surtout depuis que, son père résidant à Catane, il n'y avait plus eu pour lui de vie de famille qui le retînt dans son intérieur et qui le détournât de rechercher la société des jeunes élégants de la ville. Il ne redoutait donc aucun affront pour lui-même; mais, comme c'était la première fois qu'il voyait son père invité avec lui, chez un patricien, il souffrait mortellement de l'idée que les laquais pouvaient hausser les épaules et passer brutalement les assiettes à cet honnête vieillard.
Au fait, il pouvait y avoir un sentiment de colère et de dédain chez ces laquais, qui avaient vu tant de fois Pier-Angelo sur son échelle dans ce même palais, et qui l'avaient traité de pair à compagnon.
Néanmoins, soit que le marquis les eût prévenus par quelques mots de bienveillante et honorable explication propre à flatter et à consoler l'amour-propre chatouilleux de cette classe d'hommes, soit que Pier-Angelo fût tellement sympathique à tous ceux qui le connaissaient, que des valets même dérogeassent en sa faveur à leur morgue habituelle, ils le servirent avec beaucoup de déférence. Michel s'en aperçut enfin lorsque son père, se retournant vers un vieux valet de chambre qui remplissait son verre, lui dit avec bonhomie:
«Grand merci, mon vieux camarade, tu me sers en ami. Allons, je te rendrai cela dans l'occasion!»
Michel rougit et regarda le marquis, qui souriait d'un air satisfait et attendri. Le vieux serviteur souriait aussi à Pier-Angelo d'un air d'intelligence et d'amitié.
Après que le dessert fut enlevé, le marquis fut averti que messire Barbagallo, le majordome de la princesse, l'attendait dans une des salles du palais pour lui montrer un tableau. Ils le trouvèrent en conférence avec Fra-Angelo, dont la sobriété et l'activité ne s'arrangeaient point d'une longue séance à table, et qui leur avait demandé de pouvoir faire un tour de promenade aussitôt après le premier service.
Le marquis s'approcha d'abord seul de Barbagallo pour s'informer s'il n'avait rien de particulier à lui dire de la part de la princesse; et, quand ils eurent échangé à voix basse quelques paroles qui ne parurent avoir aucune importance, à en juger par leurs physionomies, le marquis revint vers Michel, et, passant son bras sous le sien:
«Vous aurez peut-être quelque plaisir, lui dit-il, à voir mes portraits de famille, qui sont dans une galerie séparée, et que je n'ai pas songé à vous montrer. Ne soyez pas effrayé de cette quantité d'aïeux qui se trouvent rassemblés chez moi. Vous les parcourrez d'un coup d'œil, et je vous arrêterai seulement devant ceux qui sont dus au pinceau de quelque maître. Au reste, c'est une intéressante collection de costumes, bonne à consulter pour un peintre d'histoire. Mais, avant d'y entrer, donnons un regard à celui que maître Barbagallo nous présente, et qu'il vient de déterrer dans les greniers de la villa Palmarosa. Mon cher enfant, ajouta-t-il à voix basse, accordez un salut à ce pauvre majordome, qui se confond en révérences devant vous, honteux, sans doute, de sa conduite envers vous au bal de la princesse.»
Michel remarqua enfin les avances du majordome et y répondit sans rancune. Depuis qu'il était réconcilié avec sa condition et avec lui-même, il se sentait revenu de sa susceptibilité et pensait, comme son père, qu'aucune impertinence ne peut atteindre l'homme qui possède sa propre estime.
«Ce que je présente à Votre Excellence, dit ensuite le majordome au marquis, est un Palmarosa fort endommagé: mais, quoique l'inscription eût presque entièrement disparu, j'ai réussi à la rétablir, et la voici sur un morceau de parchemin.
—Quoi! dit le marquis en souriant, vous avez pu lire ici que ce matamore était capitaine sous le règne du roi Manfred, et qu'il avait accompagné Jean de Procida à Constantinople? C'est admirable! Quant à moi, je lis l'inscription originale avec les yeux de la foi!
—Vous pouvez être assuré que je ne me trompe pas, reprit Barbagallo. Je connaissais parfaitement ce brave capitaine, et il y a longtemps que je cherchais à retrouver son portrait.»
Pier-Angelo éclata de rire.
«Ah! vous avez vécu de ce temps-là! dit-il: je vous savais plus vieux que moi, maître Barbagallo, mais je ne vous croyais pas capable d'avoir vu nos Vêpres siciliennes.
—Que ne les ai-je vues, moi! dit Fra-Angelo en soupirant.
—Il faut que je vous explique l'érudition de messire Barbagallo et l'intérêt qu'il prend à ma galerie de famille, dit le marquis à Michel. Il a passé sa vie à ce travail de patience, et personne ne connaît comme lui les généalogies de la Sicile. Ma famille est alliée dans le passé à celle de la princesse de Palmarosa, et encore plus à celle des Castro-Reale de Palerme, dont vous avez sans doute entendu parler.
—J'en ai entendu parler beaucoup hier, répondit Michel en souriant.
—Eh bien! me trouvant le dernier héritier naturel de cette famille, après la mort du célèbre prince surnommé il Destatore, tout ce qui fut recueilli pour moi de cette succession, dont je m'occupai fort peu, je vous assure, fut une collection d'ancêtres que je ne voulais même pas déballer, mais que messire Barbagallo, amoureux de ces sortes de curiosités, prit le soin de débarbouiller, de classer lui-même et de suspendre en bon ordre dans la galerie que vous allez voir. Déjà, dans cette galerie, outre mes aïeux directs, je possédais bon nombre des aïeux de la ligne de Palmarosa, et la princesse Agathe, qui ne prise pas ce genre de collections, m'envoya tous les siens, pensant qu'il valait mieux les réunir dans un seul local. Ç'a été pour maître Barbagallo l'occasion d'un long et minutieux travail, dont il s'est tiré avec honneur. Allons, venez tous, car j'ai bien des personnages à présenter à Michel, et il aura besoin, peut-être, de l'assistance de son père et de son oncle pour tenir tête à tant de morts.
—Je me retire pour ne pas importuner vos Seigneuries, dit maître Barbagallo après les avoir accompagnés jusqu'à la galerie pour y déposer son capitaine sicilien; je reviendrai une autre fois pour mettre mon tableau en place; à moins pourtant que M. le marquis ne souhaite que je fasse à maître Michel-Ange Lavoratori, dont je suis le très humble serviteur, aujourd'hui et toujours, l'histoire des originaux des portraits qui sont ici.
—Comment, monsieur le majordome, dit Michel en riant, vous connaissez l'histoire de tous ces personnages? Il y en a plus de trois cents!
—Il y en a cinq cent trente, Seigneurie, et non-seulement je connais leurs noms et tous les événements de leur vie, avec la date précise, mais encore je sais les noms, le sexe et l'âge de tous les enfants qui sont morts avant que la peinture ait retracé leurs traits pour les transmettre à la postérité. Il y en a eu trois cent vingt-sept, y compris les morts-nés. Je n'ai négligé que ceux qui n'ont pas pu recevoir le baptême.
—Cela est merveilleux! reprit Michel; et, puisque vous avez tant de mémoire, à votre place, j'aurais mieux aimé apprendre l'histoire du genre humain que celle d'une seule famille.
—Le genre humain ne me regarde pas, répondit gravement le majordome. Son Excellence le prince Dionigi de Palmarosa, père de la princesse actuelle, ne m'avait pas investi de la fonction d'enseigner l'histoire à ses enfants. Mais, comme j'aimais à m'occuper, et que j'avais beaucoup de temps de reste, dans une maison où l'on n'a jamais donné ni festins ni fêtes depuis deux générations, il me conseilla, pour m'amuser, de résumer l'histoire de sa famille éparse dans une foule de volumes in-folio manuscrits, que vous pourrez voir dans la bibliothèque de Palmarosa, et que j'ai tous examinés, compulsés et commentés jusqu'à un iota.
—Et cela vous a-t-il amusé, en effet?
—Beaucoup, maître Pier-Angelo, répondit gravement le majordome au vieux peintre qui le raillait.
—Je vois, reprit Michel ironiquement, que vous n'êtes pas un économe ordinaire, Seigneurie, et que vous êtes plus cultivé que vos fonctions ne l'exigeaient.
—Mes fonctions sans être brillantes ont toujours été fort douces, répondit le majordome, même du temps du prince Dionigi, qui n'était doux pour nul autre que pour moi. Il m'avait pris en considération et presque en amitié, parce que j'étais un livre ouvert qu'il pouvait consulter à toute heure sur ses ascendants. Quant à la princesse sa fille, comme elle est bonne pour tout le monde, je ne puis qu'être heureux auprès d'elle. Je fais à peu près tout ce que je veux, et il n'y a qu'une chose qui me chagrine de sa part: c'est qu'elle ait renoncé à sa galerie de famille, qu'elle ne consulte jamais son arbre généalogique, et qu'elle ne daigne rien connaître à la science du blason. Le blason est pourtant une science charmante et que les dames cultivaient autrefois avec succès.
—Maintenant, cela rentre dans les attributions des peintres en décor et des doreurs sur bois, dit Michel en riant de nouveau. Ce sont des ornements heureux dont les vives couleurs et le caractère chevaleresque plaisent aux yeux et à l'imagination: voilà tout.
—Voilà tout? reprit l'intendant scandalisé; pardon, Seigneurie, ce n'est pas là tout. Le blason, c'est l'histoire écrite en hiéroglyphes ad hoc. Hélas! un temps viendra bientôt, peut-être, où l'on ne saura pas mieux lire cette écriture mystérieuse que les caractères sacramentels qui couvrent les tombes et les monuments de l'Égypte! Pourtant, que de choses profondes et ingénieusement exprimées dans ce langage figuré! Porter sur un cachet, sur un simple chaton de bague toute l'histoire de sa propre race, n'est-ce pas le résultat d'un art vraiment merveilleux? Et de quels signes plus concis et plus frappants les peuples civilisés se sont-ils jamais servis?
—Ce qu'il dit n'est pas sans un fond de raison et de bon sens, dit le marquis à demi-voix en s'adressant à Michel. Mais tu l'écoutes avec un dédain qui me frappes, jeune homme. Eh bien! dis tout ce que tu penses; j'aimerais à le savoir, à comprendre si tu es bien fondé à te railler de la noblesse avec un peu d'amertume, comme tu m'y sembles porté. Ne te gêne point; je t'écouterai avec autant de calme et de désintéressement que ces morts qui nous contemplent avec des yeux ternes, du fond de leurs cadres noircis par le temps.
XXXVI.
LES PORTRAITS DE FAMILLE.
«Eh bien, répondit Michel enhardi par la haute raison et la sincère bonté de son hôte, je dirai toute ma pensée; et que maître Barbagallo me permette de la dire devant lui, dût-elle le choquer dans ses croyances. Si l'étude de la science héraldique était un enseignement utile et moralisateur, maître Barbagallo, nourrisson privilégié de cette science, tiendrait tous les hommes pour égaux devant Dieu, et n'établirait de différence sur la terre qu'entre les hommes bornés ou méchants et les hommes intelligents ou vertueux. Il connaîtrait à fond la vanité des titres et la valeur suspecte des généalogies. Il aurait, sur l'histoire du genre humain, comme nous disions tout à l'heure, des données plus larges; et il jetterait sur cette grande histoire un coup d'œil aussi ferme que désintéressé. Au lieu que, si je ne me trompe, il la voit avec une certaine étroitesse que je ne puis accepter. Il estime la noblesse une race excellente, parce qu'elle est privilégiée; il méprise la plèbe, parce qu'elle est privée d'histoire et de souvenirs. Je parie qu'il se dédaigne lui-même à force d'admirer la grandeur d'autrui; à moins qu'il n'ait découvert, dans la poussière des bibliothèques, quelque document qui lui procure l'honneur de se croire apparenté au quatorzième degré avec quelque illustre famille.