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Le Piccinino

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Le lendemain matin, on trouva Ercolano assassiné... (Page 42.) Le lendemain matin, on trouva Ercolano assassiné... (Page 42.)

—Ah! Mila, c'est trop fort. Tu n'étais pas menteuse autrefois, et je suis fâché de te voir ce vilain défaut maintenant.

—Taisez-vous, frère, vous m'offensez, dit Mila en retirant son bras avec fierté. Je n'ai jamais menti, et je ne commencerai pas aujourd'hui pour vous faire plaisir.

—Petite sœur, reprit Michel en se rapprochant d'elle et en doublant le pas pour la suivre, car elle s'en allait en avant, piquée et affligée, voulez-vous bien me montrer le bijou que madame Agathe vous a donné?

—Non, maître Michel-Ange, répondit la jeune fille; vous n'êtes pas digne de le regarder. Dans le temps où je coupais vos cheveux pour les porter sur mon cœur, vous n'étiez pas méchant comme vous l'êtes devenu depuis.

—A votre place, j'ôterais le médaillon de mon sein, dit Michel avec ironie, et je le jetterais tout de suite au nez du méchant frère qui me tourmente de la sorte.

—Tenez! le voilà! dit la petite fille en saisissant dans son corset le médaillon, et en le remettant à Michel avec dépit; vous pouvez reprendre vos cheveux, je n'y tiens plus. Seulement, rendez-moi le bijou: j'y tiens, parce que c'est le don d'une personne meilleure que vous.

—Deux médaillons semblables! se dit Michel en les réunissant dans sa main: est-ce la suite de ma vision?»

XIX.

JEUNES AMOURS.

Michel n'osa point demander à sa sœur l'explication d'un tel prodige. Il courut s'enfermer dans sa petite chambre, et, s'asseyant sur son lit, au lieu de dormir, il ouvrit et compara le contenant et le contenu de ces joyaux identiques. Ils étaient absolument pareils: ils renfermaient les mêmes cheveux, à tel point que lorsqu'il les eut examinés et touchés longtemps, il ne sut plus lequel appartenait à sa sœur. Il se rappela alors une parole de celle-ci, qui l'avait peu frappé, quoiqu'elle lui eût paru singulière au premier instant. Mila prétendait qu'entre les mains du bijoutier la mèche de cheveux qu'elle avait confiée à la princesse avait diminué de moitié.

Point d'éclaircissements possibles à ce fait bizarre. La princesse ne connaissait pas Michel; elle ne l'avait jamais vu, il n'était point encore à Catane lorsqu'elle avait pris le scapulaire de Mila pour l'échanger contre cette riche monture. Il est difficile de croire qu'une femme puisse s'éprendre d'un homme à la seule vue de la couleur de ses cheveux. Michel eut beau chercher, il ne trouva que cette explication peu satisfaisante pour son ardente curiosité: la princesse avait peut-être aimé une personne dont les cheveux étaient absolument de la même nuance et de la même finesse que ceux de Michel. Elle les portait dans un médaillon. En voyant le culte de la jeune Mila pour cette relique fraternelle, elle avait fait faire un médaillon tout pareil au sien, et le lui avait donné.

Mais que les vraisemblances de la vie sont invraisemblables pour une tête de dix-huit ans! Michel trouvait bien plus probable d'avoir été aimé avant d'avoir été vu; et, quand il fut vaincu enfin par le sommeil, les deux médaillons étaient encore dans sa main entr'ouverte.

Quand il s'éveilla, vers midi, il n'en trouva plus qu'un: l'autre était tombé dans ses draps, apparemment. Il défit et bouleversa son lit, passa une heure à fouiller toutes les fentes de son plancher, tous les plis de ses vêtements étendus sur une chaise à son chevet. Un des deux talismans avait disparu.

«Ceci, pensa-t-il, est un tour de mademoiselle Mila.» La porte de sa chambrette ne fermait qu'au loquet, et la jeune fille travaillait, en chantant, dans la mansarde contiguë à la sienne.

«Ah! vous voici enfin levé? lui dit-elle d'un air boudeur, lorsqu'il se présenta devant elle. C'est fort heureux! Voulez-vous maintenant me rendre mon médaillon?

—Il me semble, petite, que vous êtes venue le reprendre pendant que je dormais.

—Puisque vous le tenez dans votre main! s'écria-t-elle en lui saisissant la main à l'improviste. Voyons, ouvrez-la, ou je vous pique les doigts avec mon aiguille.

—Je le veux bien, dit-il, mais ce bijou n'est pas le vôtre. Vous m'avez déjà repris celui qui vous appartient.

—Vraiment! dit Mila en arrachant le bijou de la main de son frère, qui se défendait faiblement en la regardant avec attention; ceci n'est pas à moi? Vous croyez que je peux m'y tromper?

—En ce cas, vous avez l'autre, Mila.

—Quel autre? En avez-vous un aussi? Je n'en sais rien; mais celui-ci est à moi: c'est le chiffre de la princesse, c'est mon bien, c'est ma relique. Reprenez vos cheveux, si nous sommes brouillés, je le veux bien; mais le bijou ne me quittera plus jamais.»

Et elle le remit dans son sein, fort peu décidée à ôter les cheveux, auxquels elle tenait plus qu'elle ne voulait en convenir dans son dépit enfantin.

Michel retourna dans sa chambre. L'autre médaillon devait s'y trouver. Mila avait tant d'assurance et de conviction dans sa physionomie et dans ses paroles! Mais il ne trouva rien, et résolut de fouiller la chambre de sa sœur aussitôt qu'elle serait sortie. En attendant, il essaya de se réconcilier avec elle. Il lui adressa des douces cajoleries, et, jurant que tout ce qui s'était passé n'était qu'une plaisanterie de sa part, il lui reprocha d'être fière et susceptible.

Mila consentit à faire la paix et à embrasser son frère; mais elle resta un peu triste, et ses belles joues étaient colorées d'un rose moins doux que de coutume.

«Tenez, lui dit-elle, vous avez mal pris votre temps pour me tourmenter; il est des jours ou l'on se sent pas disposé à supporter la raillerie, et j'ai cru que vous le faisiez exprès pour vous moquer de mes chagrins.

—Tes chagrins, Mila? s'écria Michel en la pressant sur son cœur avec un sourire, tu as des chagrins, toi? Pour n'avoir pas vu le bal cette nuit, n'est-ce pas? Oh! en effet, tu es une petite fille bien malheureuse!

—D'abord, Michel, je ne suis pat une petite fille. J'ai quinze ans bientôt, et je suis en âge d'avoir des chagrins. Quant au bal, je m'en souciais fort peu; et, maintenant qu'il est fini, je n'y pense plus.

—Eh bien, quel est donc ce grand chagrin? voudrais-tu une robe neuve?

—Non.

—Ton rossignol n'est pas mort?

—Est-ce que vous ne l'entendez pas chanter?

—Le gros matou de notre voisin Magnani a peut-être croqué ta tourterelle?

—Je voudrais bien qu'il en eût la pensée! Je vous dis que je ne m'occupe ni de M. Magnani, ni de son chat.»

Le ton dont elle prononça le nom de Magnani fit ouvrir l'oreille à Michel, et, en regardant le visage de sa petite sœur, il vit qu'elle avait les yeux attachés, non sur son ouvrage, quoiqu'elle eût la tête baissée, mais sur une galerie de bois où Magnani travaillait ordinairement, en face de la chambre de Mila. En ce moment, Magnani traversait la galerie. Il ne regardait pas la fenêtre de Mila, et Mila ne regardait pas son ouvrage.

«Mila, mon cher ange, lui dit Michel en prenant ses deux mains et en les baisant, vous voyez bien ce jeune homme qui passe d'un air distrait?

—Eh bien, répondit Mila, pâlissant et rougissant tour à tour, qu'est-ce que cela me fait?

—C'est pour vous dire, mon enfant, que si jamais votre cœur avait besoin d'aimer, ce n'est pas à ce jeune homme-là qu'il faudrait songer.

—Quelle folie! dit la petite en hochant la tête et en s'efforçant de rire. C'est bien le dernier auquel je songerais, vraiment!

—Alors, vous auriez grandement raison, reprit Michel, car le cœur de Magnani n'est pas libre, il y a longtemps qu'il aime une autre femme.

—Cela ne me regarde point et ne m'intéresse nullement, répondit Mila;» et, baissant le front sur son ouvrage, elle tourna son rouet avec rapidité. Mais Michel vit avec douleur deux grosses larmes tomber sur son écheveau de soie vierge.

Michel avait une grande délicatesse de cœur. Il comprit la honte qui accablait sa jeune sœur, et qui ajoutait une nouvelle souffrance à celle de son âme froissée. Il vit les efforts surhumains que faisait la pauvre enfant pour étouffer ses sanglots et surmonter sa confusion. Il sentit que ce n'était pas le moment de l'humilier davantage en provoquant une explication.

Il feignit donc de ne rien voir, et, se promettant de la raisonner lorsqu'elle serait plus maîtresse d'elle-même, il sortit de la chambre où elle travaillait.

Mais il était si agité lui-même qu'il ne put tenir dans la sienne. Il se livra à une dernière et inutile perquisition, et, renonçant à mettre la main sur le talisman disparu, espérant le voir reparaître au moment où il y songerait le moins, comme il arrive souvent des objets perdus, il résolut d'aller trouver Magnani pour se réconcilier avec lui; car ils s'étaient séparés avec humeur, et Michel ne pouvant plus se défendre du secret orgueil d'être follement aimé de la princesse, éprouvait un redoublement de sollicitude généreuse pour son infortuné rival.

Il traversa la cour et entra au rez-de-chaussée, dans l'atelier du père de Magnani. Mais il chercha en vain Antonio jusque dans sa chambre. Sa vieille mère lui dit qu'il venait de sortir un instant auparavant, et ne put lui apprendre quelle direction il avait prise. Michel sortit alors dans la campagne, moitié songeant à le rejoindre, moitié plongé dans ses propres rêveries.

De son côté, Magnani, poussé par le même sentiment de sympathie et de loyauté, avait résolu d'aller trouver Michel. Son modeste logis avait une seconde issue, et celle qu'il avait prise conduisait moins directement, par un passage étroit et sombre, situé sur les derrières des deux maisons mitoyennes, à la maison pauvre et antique qu'habitait Pier-Angelo avec ses enfants.

Les deux jeunes gens ne pouvaient donc pas se rencontrer. Magnani monta et regarda dans une grande pièce nue et délabrée, où il vit Pier-Angelo étendu sur son grabat, et se livrant à un repos que ne troublaient plus les émotions de l'amour et de la jeunesse.

Magnani prit alors l'escalier, ou plutôt l'échelle de bois qui conduisait aux mansardes, et pénétra dans la chambre de Michel, contiguë à celle de Mila.

La porte de Michel était restée ouverte; Magnani entra, et, ne trouvant personne, il allait sortir, lorsque le cyclamen, que Michel avait mis précieusement dans un vieux verre de Venise bizarrement travaillé, frappa ses regards. Certes, Magnani était la probité en personne, l'honneur scrupuleux incarné; pourtant il n'est pas certain que, s'il eût présumé que cette fleur s'était détachée du bouquet de la princesse, il ne l'eût pas dérobée.

Mais il ne le devina pas, et se borna à remarquer que Michel aussi rendait un culte au cyclamen.

Tout à coup Magnani fut tiré de sa contemplation par un bruit qui le fit tressaillir. On pleurait dans la chambre voisine. Des sanglots étouffés, mais poignants, retentissaient faiblement derrière la cloison, non loin de la porte qui séparait les chambres des deux enfants de Pier-Angelo. Magnani savait bien que Mila demeurait à cet étage. Il l'avait bien souvent saluée, en souriant, de sa galerie, lorsqu'il la voyait, brillante de jeunesse et de beauté, à sa fenêtre. Mais, comme elle n'avait fait aucune impression sur son cœur, et qu'il ne lui avait jamais parlé que comme à un enfant, il ne se rendit pas compte, en cet instant, de la situation de sa mansarde, et même il ne pensa point à elle. Sa manière de pleurer n'avait rien de mâle, à coup sûr, mais Michel avait dans la voix des accents si jeunes et si doux, que ce pouvait bien être lui qui gémissait ainsi. Magnani ne songea qu'à son jeune camarade, et, plein de sollicitude, il poussa vivement la porte et entra dans la chambre de Mila.

A son apparition, la jeune fille fit un grand cri et s'enfuit au fond de sa chambre en cachant son visage.

«Mila, chère petite voisine, s'écria le bon Magnani en restant respectueusement près de la porte, pardonnez-moi, n'ayez aucune peur de moi. Je me suis trompé, j'ai entendu pleurer à fendre le cœur, j'ai cru que c'était votre frère... Je n'ai pas réfléchi, je suis entré plein d'inquiétude... mais, mon Dieu, pourquoi pleurez-vous ainsi, chère enfant?

—Je ne pleure pas, répondit Mila en essuyant ses yeux à la dérobée et un feignant de chercher quelque chose dans un vieux meuble accolé à la muraille; vous vous êtes tout à fait trompé. Je vous remercie, monsieur Magnani; mais, laissez-moi, vous ne devez pas entrer ainsi dans ma chambre.

—Oui, oui, je le sais, je m'en vais, Mila; mais pourtant, je n'ose pas vous laisser ainsi, vous êtes trop affectée, je le vois bien. Je crains que vous ne soyez malade. Permettez-moi d'aller réveiller votre père pour qu'il vienne vous consoler.

—Non, non! gardez-vous en bien! Je ne veux pas qu'on l'éveille!

—Mais, ma chère...

—Non, vous dis-je, Magnani; vous me feriez beaucoup plus de mal si vous causiez ce chagrin à mon père.

—Mais qu'y a-t-il donc, Mila? Votre père ne vous a pas grondée? Vous ne méritez jamais de reproches, vous! Et lui, il est si bon, si doux, il vous aime tant!

—Oh! bien certainement, il ne m'a jamais dit un mot nui ne fût pas une parole d'amour et de bonté. Vous voyez bien que vous rêvez, Magnani; je n'ai pas de chagrin, je ne pleure pas.

—Eh! je vois d'ici que vous avez la figure enflée et les yeux rouges, ma chère petite. Quel chagrin si profond peut-on donc avoir à votre âge, belle, et chérie de tous, comme vous l'êtes?

—Ne vous moquez pas de moi, je vous en prie, dit Mila avec fierté.» Mais elle devint pâle, et, voulant s'asseoir avec calme, elle tomba suffoquée sur sa chaise.

Magnani croyait si peu qu'il pût être à ses yeux autre chose qu'un ami, et le sentiment qu'il éprouvait pour elle était si calme, qu'il ne songea plus à la quitter. Il s'approcha sans autre émotion que celle d'un tendre intérêt, s'assit à ses pieds sur un coussin de paille tressée, et, prenant ses mains dans les siennes, il l'interrogea avec une sorte d'autorité paternelle.

La pauvre Mila fut si troublée qu'elle n'eut pas la force de le repousser. C'était la première fois qu'il lui parlait d'aussi près et avec une affection si marquée. Oh! qu'elle eût été heureuse sans les fatales paroles que Michel lui avait dites!

Mais ces paroles retentissaient encore à ses oreilles, et Mila était trop fière pour laisser soupçonner son secret. Elle fit un grand effort sur elle-même, et répondit en souriant que son chagrin avait peu d'importance et ne venait que d'une petite querelle qu'elle venait d'avoir avec son frère.

«Une querelle avec vous, mon pauvre ange? lui dit Magnani en l'examinant avec attention, est-ce possible? Oh non! vous me trompez. Michel vous aime plus que tout au monde, et il a bien raison. Si vous vous étiez querellés, il serait là, comme moi, à vos pieds, et plus éloquent que moi pour vous consoler; car il est votre frère, et je ne suis que votre ami. Mais, quoi qu'il en soit, je vais chercher Michel; je lui ferai de grands reproches s'il a quelque tort... Mais il suffit qu'il vous voie abattue et changée comme vous l'êtes, pour qu'il en ait plus de douleur que vous-même.

—Magnani, répondit Mila en le retenant comme il se levait, je vous défends d'aller chercher Michel. Ce serait donner trop d'importance à un enfantillage. N'y faites plus attention, et n'en parlez ni à lui, ni à mon père. Je vous assure que je n'y pense déjà plus, et que, ce soir; mon frère et moi serons parfaitement réconciliés.

—Si ce n'est qu'un enfantillage, dit Magnani en s'asseyant auprès d'elle, vous avez une sensibilité trop vive, ma bonne Mila. J'ai des sœurs aussi, et quand j'étais moins raisonnable, quand j'avais l'âge de Michel, je les taquinais un peu. Mais elles ne pleuraient pas; elles me rendaient mes malices avec usure, et j'avais toujours le dessous.

—C'est qu'elles ont de l'esprit, et qu'apparemment je n'en ai point assez pour me défendre, répondit tristement Mila.

—Vous avez beaucoup d'esprit, Mila, je l'ai fort bien remarqué; vous n'êtes pas pour rien la fille de Pier-Angelo et la sœur de Michel, et vous êtes mieux élevée que toutes les jeunes personnes de votre classe. Mais vous avez encore plus de cœur que d'esprit, puisque vous ne savez vous défendre qu'avec vos larmes!»

Les éloges de Magnani faisaient à la fois du bien et du mal à la jeune fille. Elle était flattée de voir qu'en n'ayant point l'air de s'occuper d'elle, il l'avait assez observée pour savoir lui rendre justice. Mais le calme bienveillant de ses manières lui disait assez que Michel ne l'avait pas trompée.

XX.

BEL PASSO ET MAL PASSO.

Tout à coup Mila prit une résolution prompte et ferme; car Magnani l'avait dit sans flatterie, elle était supérieure à la plupart des jeunes filles de sa classe par l'éducation, et Pier-Angelo avait su lui donner des idées aussi nobles que les siennes. Elle joignait à cela une certaine dose d'exaltation juvénile, mêlée à des habitudes de courage et de dévouement, que, par bon goût et simplicité de cœur, elle voilait sous une apparente insouciance. C'est le comble du stoïcisme que de savoir se sacrifier en riant et en ayant l'air de ne pas souffrir.

«Mon bon Magnani, lui dit-elle en se levant et en reprenant la sérénité de son regard, je vous remercie de l'amitié que vous me témoignez; vous m'avez fait du bien, je me sens calme. Laissez-moi travailler, maintenant, car je n'ai pas fait comme vous ma journée pendant la nuit: il faut que je remplisse ma tâche et que je gagne mon salaire. Allez-vous-en, pour qu'on ne dise pas que je suis une paresseuse, et que je perds mon temps à babiller avec les voisins.

—Adieu, Mila, répondit le jeune homme. Je demande à Dieu qu'il vous rende le calme aujourd'hui, et qu'il vous comble de bonheur tous les jours de votre vie.

—Merci, Magnani, dit Mila en lui tendant la main; je compte, dès ce jour, sur votre amitié.»

L'air de noble résolution avec lequel cette jeune fille, tout à l'heure brisée, tendait sa main, et la manière dont elle prononçait le mot d'amitié, comme un adieu héroïque à toutes ses illusions, ne fut pas compris de Magnani; et pourtant il y avait dans ce geste et dans cet accent quelque chose qui l'émut sans qu'il pût en deviner la cause. Mila se transformait devant lui en un clin d'œil: elle n'avait plus l'air d'un enfant gracieux, elle était sérieuse et belle comme une femme.

Il reçut cette petite main dans sa main rude et forte, qui n'hésitait pas à consacrer, par une fraternelle étreinte, ce pacte d'amitié, mais qui trembla tout à coup au contact d'une main aussi souple et aussi mignonne que celle d'une princesse; car Mila était fort soigneuse de sa beauté, et savait être à la fois laborieuse et recherchée dans ses occupations.

Magnani crut sentir la main d'Agathe, qu'il avait touchée une seule fois dans sa vie, par une fortune singulière. Il s'émut soudainement et attira contre son cœur la fille de Pier-Angelo, comme pour lui donner un baiser fraternel. Pourtant il n'osait point; mais elle lui tendit son front avec ingénuité, en se disant à elle-même que ce serait le premier et le dernier, et qu'elle voulait garder ce souvenir comme la consécration d'un éternel adieu à toutes ses espérances.

Magnani vivait, depuis cinq ans, sous la loi d'une chasteté exemplaire. Il semblait qu'il eût fait serment d'imiter l'austérité exceptionnelle d'Agathe, et qu'absorbé par une idée fixe, il eût résolu de se consumer lentement, sans connaître l'amour et l'hyménée. Il n'avait jamais donné un baiser à une femme, pas même à ses sœurs, depuis qu'il portait en lui cette chimère de passion sans espoir. Peut-être en avait-il prononcé le vœu dans quelque moment d'exaltation douloureuse. Mais il l'oublia, ce vœu formidable, en sentant la belle tête brune de la jeune Mila s'appuyer avec confiance sur sa poitrine. Il la contempla un instant, et la limpidité de ces yeux noirs, qui lui exprimaient une douleur et un courage incompréhensibles, le jeta dans je ne sais quelle extase de surprise et de volupté. Ses lèvres ne rencontrèrent pas le front de Mila; elles s'éloignèrent en frémissant de sa bouche vermeille, et s'arrêtèrent sur son cou brun et velouté, peut-être une ou deux secondes de plus qu'il n'était nécessaire pour cimenter un lien de fraternité.

Mila pâlit, ses yeux se fermèrent, et un soupir douloureux s'exhala de son cœur brisé. Magnani, épouvanté, la déposa sur sa chaise, et s'enfuit plein d'effroi, d'étonnement, et peut-être de remords.

Mila, restée seule, faillit s'évanouir; puis elle alla, en chancelant, fermer sa porte au verrou; elle s'agenouilla par terre contre son lit, cacha sa figure dans ses mains, et resta absorbée.

Mais elle ne pleura plus, et la douleur fit place en elle à une agitation pleine d'énergie et d'aspirations brûlantes. Là encore l'optimisme de Pier-Angelo, cette foi au destin qui est comme une superstition des âmes fortes et des esprits actifs, se révéla en elle. Elle se releva, rajusta ses cheveux, regarda son miroir, et dit tout haut, en prenant son ouvrage:

«Je ne sais pas pourquoi, ni quand, ni comment, mais il m'aimera; je dois le vouloir, je le veux, Dieu m'assistera!»

Lorsque Michel rentra, il la trouva calme et belle, absorbée dans la contemplation d'une copie de la Vierge à la Chaise, qu'il avait faite avec soin pour elle, et qu'elle avait placée, non dans son alcôve, mais au-dessus de son miroir. Il s'applaudit de l'avoir laissée s'abandonner à un premier mouvement de douleur, et de voir qu'elle avait retrouvé des forces dans sa méditation solitaire. Il arriva jusque auprès d'elle sans qu'elle l'entendît venir; mais elle vit son visage dans la glace, au moment où il se penchait vers elle pour lui donner un baiser sur le cou:

«Embrassez-moi là, lui dit-elle en lui offrant sa joue; mais sur mon cou jamais!

—Et pourquoi cette interdiction à ton frère, petite fantasque?

—C'est mon idée, répondit-elle. Vous commencez à avoir de la barbe, et je ne veux pas que vous flétrissiez ma peau.

—Ah! tu me flattes beaucoup! dit Michel en riant, et cette crainte fait trop d'honneur à ma moustache naissante! je ne croyais pas qu'elle pût encore faire peur à personne! Mais tu tiens donc moins à la fraîcheur de ta joue qu'à celle de ton joli cou, petite Mila? Est-ce parce que tu viens d'admirer celui de cette belle Madone?

—Peut-être! dit-elle. Il est bien beau, en effet, et je voudrais ressembler, de tous points, à cette figure-là.

—Il me semble que tu t'y essayais devant ton miroir? Ce sont des idées bien profanes devant cette sainte image!

—Non, Michel, répondit Mila d'un air sérieux. Il n'y a rien de profane dans l'idée que je me fais de sa beauté. Je ne l'avais pas encore comprise comme aujourd'hui, et je me figurais que personne n'avait pu créer une aussi belle figure que celle de la princesse Agathe. Mais maintenant je vois que Raphaël a été plus loin. Il a donné à sa madone plus de force, sinon plus de tranquillité. Elle est très-vivante, cette figure divine; elle a beaucoup de volonté; elle est sûre d'elle-même... C'est la plus chaste, mais aussi la plus aimante des femmes; elle a l'air de dire: Aimez-moi, parce que je vous aime.

—Vraiment, Mila, où prends-tu ce que tu dis là? s'écria Michel en regardant sa sœur avec surprise. Je crois rêver en t'écoutant parler!»

L'entretien de ces deux enfants fut interrompu par l'arrivée de leur père. Il venait proposer à Michel de procéder à la démolition de la salle de bal. Tous les ouvriers qui y avaient travaillé s'étaient donné rendez-vous à trois heures de l'après-midi, pour débarrasser le palais de cette construction volante.

«Je sais, dit Pier-Angelo, que la princesse tient à conserver tes fresques sur toile, et je désire que tu m'aides à les rouler et à les transporter sans dommage dans une des galeries du palais.»

Michel suivit son père; mais ils furent à peine sortis de la ville, que celui-ci s'arrêtant:

«Mon ami, dit-il, je vais me rendre seul à la villa, où je veux avoir un mot d'entretien avec la princesse, relativement à cet abbé maudit qui se déguise en moine pour venir espionner je ne sais quoi et je ne sais qui dans sa maison. Toi, tu vas marcher pendant deux milles vers le nord-ouest, en suivant toujours le sentier qui s'ouvre ici, sans te détourner ni à droite, ni à gauche. Tu arriveras dans une heure au couvent des Capucins de Bel Passo, où ton oncle Fra-Angelo m'a dit qu'il t'attendrait jusqu'au coucher du soleil. Il s'est assuré que le confrère suspect que nous lui avions désigné n'était autre que le Ninfo, et, sans vouloir s'expliquer avec moi sur les vues qu'il lui suppose, il m'a déclaré vouloir s'entretenir avec toi sérieusement. Je doute que ton oncle en sache plus long que nous sur l'état du cardinal et les desseins de l'abbé; mais il est homme de sens et de prévoyance. Il a dû s'enquérir dans la matinée, et je serai bien aise d'avoir son avis.»

Michel prit le sentier, et, au bout d'une heure de marche à travers les plus admirables sites que l'imagination puisse se représenter, il arriva à la porte du couvent de son oncle.

Ce couvent était situé au-dessus d'un village dans la région cultivée et fleurie semée de maisons de campagne, qui occupe la base de l'Etna. De grandes masses d'arbres séculaires protégeaient l'édifice, et le jardin, tourné vers le soleil d'Afrique, dominait une vue magnifique terminée par la mer.

Ce lieu romantique, tout sillonné de laves formidables, portait deux noms qui lui avaient été donnés tour à tour, et que dans le doute de celui qu'on devait lui conserver, on lui conférait indifféremment à cette époque. Le site étant superbe, le sol fertile, et le climat agréable, on l'avait nommé, dans le principe, Bel passo. Puis, étaient venues les terribles éruptions de l'Etna et du Monte-Rosso, qui l'avaient ruiné et bouleversé. Alors, on l'avait nommé Mal passo. Puis, le temps avait marché, on avait rebâti le village et le couvent, brisé les laves, repris la culture, et on était revenu peu à peu au doux nom primitif. Mais ces deux qualifications opposées se confondaient encore dans les habitudes et les souvenirs des habitants. Les vieillards, qui avaient vu leur pays dans sa splendeur primitive, disaient Bel passo, ainsi que les enfants, qui ne l'avaient vu que sorti du chaos et ressuscité. Mais les hommes que le spectacle et les malheurs de la catastrophe avaient frappés dans leurs premières années, ceux-là qui n'avaient eu que le travail et l'effroi pour berceau, et qui commençaient à peine à retirer quelque fruit de leurs peines, disaient plus souvent encore Mal passo que Bel passo.

Il y avait peut-être bien longtemps que, deux ou trois fois par siècle, cette gorge changeait ainsi de nom, suivant la circonstance; exemple de la courageuse insouciance de l'espèce humaine, qui rebâtit son nid à côté de la branche brisée, et se remet à aimer, à caresser et à vanter son domaine à peine reconquis sur les orages de la veille.

Cette contrée justifiait également, du reste, les deux noms qu'elle se disputait. C'était le résumé de toutes les horreurs et de toutes les beautés de la nature. Là où le fleuve de feu avait établi ses courants destructeurs, les arêtes de laves, les scories livides, les ruines de l'ancien sol creusé, inondé ou brûlé, rappelaient les jours néfastes, la population réduite à la mendicité, les mères et les épouses en deuil; Niobé changée en pierre à la vue de ses enfants foudroyés. Mais tout à côté, à une ligne de lisière, de vieux figuiers, réchauffés par le passage de la flamme, avaient poussé des branches nouvelles, et semaient de leurs fruits succulents les frais gazons et l'antique sol imbibé des sucs les plus généreux.

Tout ce qui ne s'était pas trouvé sur le passage de la lave en fusion, tout ce qui avait été préservé par un accident de terrain, avait profité de la destruction voisine. Il en est ainsi dans l'espèce humaine, et partout la mort fait place à la vie. Michel remarqua qu'en certains endroits, de deux arbres jumeaux, l'un avait disparu comme emporté par un boulet de canon, et présentait sa souche calcinée, à côté de la tige superbe qui semblait triompher sur ses ruines.

Il trouva son oncle occupé à tailler le roc pour élargir une plate-bande de légumes splendides. Le jardin du couvent avait été creusé en pleine lave. Ses allées étaient recouvertes de mosaïques en faïence émaillée, et les carrés de légumes et de fleurs, taillés dans le sein même du roc, et remplis de terres rapportées, offraient le spectacle de caisses gigantesques enfouies jusqu'aux bords. Pour rendre l'identité plus frappante, entre la terre cultivée et l'allée de faïence, on avait laissé dépasser le rebord de lave noire, en guise de bordure de buis ou de thym, et à chaque coin des carrés, on avait taillé cette lave en boule, comme l'ornement classique de nos caisses d'oranger.

Il n'y avait donc rien de plus propre et de plus laid, de plus symétrique et de plus triste, de plus monastique en somme, que ce jardin, sujet d'orgueil et objet d'amour des bons moines. Mais la beauté des fleurs, l'éclat des grappes de raisin qui s'étalaient en berceau sur de lourds piliers de lave, le doux murmure de la fontaine qui se distribuait en mille filets argentés, pour aller rafraîchir chaque plante dans sa prison de roches, et surtout la vue qu'on découvrait de cette terrasse ouverte au midi, offraient une compensation à la mélancolie d'un si rude et si patient labeur.

Fra-Angelo, armé d'une massue de fer, avait ôté son froc pour être plus libre dans ses mouvements. Vêtu d'un court sayon brun, il déployait au soleil les muscles formidables de ses bras velus, et, à chaque coup qui faisait voler la lave en éclats, il poussait une sorte de rugissement sauvage. Mais lorsqu'il aperçut le jeune artiste, il se releva et lui montra une physionomie douce et sereine.

«Tu viens à point, jeune homme, lui dit-il. Je pensais à toi, et j'ai beaucoup de questions à te faire.

—Je pensais, au contraire, mon oncle, que vous aviez beaucoup de choses à m'apprendre.

—Oui, sans doute, j'en aurais, si je savais qui tu es; mais, sans le lien de parenté qui nous unit, tu serais un étranger pour moi; et, quoi qu'en dise ton père, aveuglé peut-être par sa tendresse, j'ignore si tu es un homme sérieux. Réponds-moi donc. Que penses-tu de la situation où tu te trouves?

—Pour éviter que je sois forcé de répondre à vos questions par d'autres questions, vous devriez peut-être, mon cher oncle, les poser tout de suite clairement. Quand je connaîtrai ma situation, je pourrai vous dire ce que j'en pense.

—Alors, dit le capucin, examinant Michel avec une attention un peu sévère, tu ne sais rien des secrets qui te concernent, et tu ne les pressens même pas? Tu n'as jamais rien deviné? On ne t'a jamais rien confié?

—Je sais que mon père a été compromis autrefois, à l'époque de ma naissance, je crois, dans une conspiration politique. Mais il m'était bien permis alors d'ignorer s'il était accusé à tort ou à raison. Depuis, mon père ne s'est jamais expliqué avec moi à cet égard.

—Il manque donc de confiance en toi, ou tu ne t'intéresses guère à son sort?

—Je l'ai interrogé quelquefois; il m'a toujours répondu d'une manière évasive. Je n'en ai pas tiré comme vous, mon oncle, la conséquence qu'il se défiait de moi; cela m'eût paru impossible; mais j'ai toujours pensé qu'ayant réellement trempé dans cette affaire, il était lié par des serments, ainsi qu'il arrive dans toutes les sociétés secrètes. J'aurais donc cru manquer au respect que je lui dois si j'avais insisté davantage.

—C'est bien parlé; mais cela ne cache-t-il pas une profonde insouciance des affaires de ton pays, et un égoïste abandon de la sainte cause de sa liberté?»

Michel fut un peu embarrassé de cette question si nettement posée, cette fois.

«Allons, reprit Fra-Angelo, réponds sans crainte, je ne te demande que la vérité.

—Eh bien! je vais vous répondre, mon oncle, dit Michel, bravant les regards froids du moine, qui l'attristaient malgré lui, car il eût voulu plaire à cet homme, dont la figure, la voix et l'attitude lui commandaient le respect et la sympathie. Je vous dirai ce que je pense, puisque vous voulez le savoir, et ce que je suis, au risque de perdre votre bienveillance. Faites que la cause de la liberté soit vraiment, pour l'Italie et la Sicile, la cause des hommes privés de liberté, et vous me verrez m'y jeter, je ne dis pas avec enthousiasme, mais avec fureur. Mais hélas! jusqu'ici, j'ai toujours vu que les hommes se sacrifiaient pour changer d'esclavage, et que les classes riches et nobles les exploitaient à leur profit, au nom de telle ou telle idée. Voilà pourquoi, sans rester froid au spectacle des misères et de l'oppression de mes compatriotes, je n'ai jamais désiré de conspirer sous les auspices et pour les intérêts des patriciens qui nous y pousseraient volontiers.

—O hommes, ô hommes! chacun pour soi sera donc toujours votre devise! s'écria le capucin, en se levant, comme transporté d'indignation; puis, se rasseyant avec un rire étrange et plein d'amertume: Seigneur prince, eccelenza, dit-il en regardant Michel avec ironie, vous vous moquez de nous, je pense!»

XXI.

FRA-ANGELO.

La bizarre sortie du capucin jeta Michel dans une confusion pénible; mais, résolu de garder l'indépendance et la sincérité de son caractère, il affecta une tranquillité qu'il n'éprouvait point.

«Pourquoi me traitez-vous de prince et d'excellence, mon cher oncle? dit-il en s'efforçant de sourire; est-ce que je viens de parler comme un patricien?

—Précisément, chacun pour soi! te dis-je, répondit Fra-Angelo reprenant son sérieux mélancolique. Si c'est là l'esprit du siècle que tu as été étudier à Rome, si c'est la philosophie nouvelle dont les jeunes gens du dehors sont nourris, nous ne sommes pas au bout de nos malheurs, et nous pouvons bien encore égrener nos chapelets en silence. Hélas! hélas! voilà de belles choses! les enfants de notre peuple ne voudront point remuer, de peur de sauver leurs anciens maîtres avec eux; et les patriciens n'oseront pas bouger non plus, dans la crainte d'être dévorés par leurs anciens esclaves! A la bonne heure! Pendant ce temps, la tyrannie étrangère s'engraisse et rit sur nos dépouilles; nos mères et nos sœurs demandent l'aumône ou se prostituent; nos frères et nos amis meurent sur un fumier ou sur la potence. C'est un beau spectacle, et je suis étonné, Michel-Angelo, que vous soyez venu tout exprès de Rome, où vous n'aviez sous les yeux que les pompes du saint-siége ou les chefs-d'œuvre de l'art, pour contempler cette pauvre Sicile, avec son peuple de mendiants, ses nobles ruinés, ses moines fainéants et abrutis! Que n'alliez-vous faire un voyage d'agrément à Naples? vous y auriez vu des seigneurs plus riches et un gouvernement plus opulent, grâce aux impôts qui nous font mourir de faim; un peuple fort tranquille qui se soucie fort peu du sort de ses voisins: «Que nous importe la Sicile? c'est notre conquête, et ses habitants ne sont point nos frères.» Voilà ce qu'on dit à Naples. Allez à Palerme, on vous y dira que Catane n'est point à plaindre et peut se sauver toute seule avec ses vers à soie. Allez à Messine, on vous y dira que Palerme ne fait point partie de la Sicile, et qu'on n'a que faire de ses mauvais conseils et de son mauvais esprit. Allez en France, on y imprime tous les jours que les peuples dévots et lâches comme nous ont bien mérité leur sort. Allez en Irlande, on vous dira qu'on ne veut pas du concours des hérétiques de France. Allez partout, et vous serez partout à la hauteur des idées de votre temps, car on vous dira partout ce que vous venez de dire «Chacun pour soi!»

Les paroles, l'accent et la physionomie de Fra-Angelo firent sur Michel une impression profonde, et il eut la bonne foi d'en convenir tout de suite avec lui-même. Il se sentit pris par la fibre artiste, et ce qui lui eût paru, de la part de tout autre, sophisme et déclamation, se montra à lui simple et grand dans la bouche de ce moine.

«Mon père, dit-il avec un abandon naïf, il se peut que vous ayez raison de me gourmander comme vous le faites. Je n'en sais rien, et j'aurais à vous fournir, pour la défense de mon scepticisme, beaucoup d'arguments qui sortent de ma mémoire pendant que je vous écoute. Il ne me semble pas que je sois aussi mauvais et aussi méprisable que vous le pensez. Mais, avec vous, je me sens plus pressé de m'améliorer que de me défendre. Parlez toujours.

—Oui, oui, j'entends, dit Fra-Angelo avec fierté, vous êtes peintre et vous m'étudiez, voilà tout. Ce langage vous paraît nouveau dans la bouche d'un moine, et vous ne pensez qu'au premier tableau que vous ferez de saint-Jean prêchant... dans le désert?

—Ne me raillez pas, je vous en supplie, mon oncle; cela est inutile pour me faire savoir que vous avez plus de finesse et d'esprit que moi. Vous avez voulu me questionner; je vous ai dit sincèrement ma pensée. Je hais l'oppression, qu'elle se présente sous la forme du passé ou sous celle du présent. Je n'aimerais pas à être l'instrument des passions d'autrui et à sacrifier mon avenir d'artiste au rétablissement des honneurs et de la fortune de quelques grandes familles, naturellement ingrates et instinctivement despotiques. Je crois qu'une révolution, dans un pays comme le nôtre, n'aurait pas d'autre résultat. Je me sens de force à prendre un fusil pour défendre la vie de mon père et l'honneur de ma sœur. Mais, s'il est question de s'affilier à quelque société mystérieuse, dont les adeptes agissent les yeux fermés, et sans voir la main qui les pousse ni le but où ils marchent..., à moins que vous ne me prouviez éloquemment et victorieusement que c'est mon devoir, je ne le ferai point, dussiez-vous me maudire, mon cher oncle, ou vous moquer de moi, ce qui est encore pis.

—Et où prenez-vous que je veuille vous affilier à quoi que ce soit de ce genre? dit Fra-Angelo levant les épaules. J'admire vos méfiances, et que le premier sentiment qui vous vienne envers le frère de votre père, soit la crainte d'être joué par lui. J'ai voulu vous connaître, jeune homme, et me voilà fort triste de ce que je sais de vous.

—Que savez-vous donc de moi? s'écria Michel impatienté; voyons, faites-moi mon procès en règle, et que je connaisse enfin mes torts.

—Tout votre tort est de n'être pas l'homme que vous devriez être, répondit Fra-Angelo, et cela est fâcheux pour nous.

—Je ne comprends pas mieux.

—Je sais que vous ne pouvez pas comprendre ce que je pense en ce moment-ci! autrement vous n'auriez pas parlé ainsi devant moi.

—Au nom du ciel, expliquez-vous, dit Michel, incapable de supporter plus longtemps ces attaques. Il me semble que nous nous battons en duel dans les ténèbres. Je ne puis parer vos coups, et je vous frappe apparemment quand je crois me défendre. Que me reprochez-vous, ou que me demandez-vous? Si je suis l'homme de mon temps et de ma caste, est-ce ma faute? J'arrive pour la première fois sur cette terre vouée au culte du passé. Je ne suis pas athée, mais je ne suis pas dévot. Je ne crois pas à l'excellence de certaines races, ni à l'infériorité nécessaire de la mienne. Je ne me sens point le serviteur-né des vieux patriciens, des vieux préjugés et des vieilles institutions de mon pays. Je me mets au niveau des têtes les plus orgueilleuses et les plus révérées pour les juger, afin de savoir si je dois m'incliner devant un vrai mérite ou me préserver d'un vain prestige. Voilà tout, mon oncle; je vous le jure. Maintenant, vous me connaissez. J'admire ce qui est beau, grand et sincère devant Dieu. Mon cœur est sensible à l'affection et mon esprit prosterné devant la vertu. J'aime l'art, et j'ambitionne la gloire, j'en conviens; mais je veux l'art sérieux et la gloire pure. Je n'y sacrifierai aucun de mes devoirs, mais je n'accepterai pas de faux devoirs et je repousserai les faux principes. Suis-je donc un misérable? et faut-il que, pour avoir l'honneur d'être un vrai Sicilien, je me fasse moine dans votre couvent ou bandit sur la montagne?

L'accès de vivacité auquel Michel venait de s'abandonner, n'avait pas déplu au capucin. Il l'avait écouté avec intérêt, et sa figure s'était adoucie. Mais, les dernières paroles du jeune homme firent sur lui l'effet d'une décharge électrique. Il bondit sur son banc, et, saisissant le bras de Michel, avec cette force herculéenne dont il lui avait déjà donné un échantillon le matin: «Quelle est cette métaphore? s'écria-t-il, et de qui voulez-vous parler?»

Mais, voyant l'air stupéfait de Michel à cette nouvelle sortie, il se prit à rire: «Eh bien! quand tu le saurais, quand ton père te l'aurait dit, ajouta-t-il, que m'importe? D'autres le savent, et je n'en suis pas plus malheureux. Eh bien! enfant, vous avez dit, sans y songer, une parole bien forte; c'est ce qu'on pourrait appeler la moelle de la vérité. Tous les hommes ne sont pas faits pour s'en nourrir, il y a des vérités plus faciles et plus douces qui suffisent au grand nombre. Mais, pour ceux qui ont soif de la logique absolue dans leurs sentiments et dans leurs actions, ce qui vous paraît un paradoxe n'est ici qu'un lieu commun. Vous me regardez avec étonnement? Je vous dis que vous avez, sans le savoir, parlé comme un oracle, en disant que, pour avoir l'honneur d'être un vrai Sicilien, il faudrait être moine dans mon couvent, ou bandit sur la montagne. J'aimerais mieux que vous fussiez l'un ou l'autre, qu'artiste cosmopolite comme vous aspirez à l'être. Écoutez une histoire, et tâchez de la comprendre:

«Il y avait en Sicile un homme, un pauvre diable, mais doué d'une imagination vive et d'un certain courage, qui ne pouvant supporter les malheurs dont son pays était la proie, prit, un beau matin, son fusil et s'en fut dans la montagne, résolu à se faire tuer, ou à détruire en détail le plus d'ennemis possible, en attendant le jour où il pourrait tomber dessus en masse, avec les partisans auxquels il se joignait. La bande était nombreuse et choisie. Elle était commandée par un noble, le dernier rejeton d'une des plus grandes familles du pays, le prince César de Castro-Reale. Souvenez-vous de ce nom-là: si vous ne l'avez jamais entendu prononcer, un temps viendra où il vous intéressera davantage.

«Dans les bois et dans la montagne, le prince avait pris le nom de Destatore[1], sous lequel on l'a connu, aimé et redouté dix ans, sans se douter qu'il fût le jeune et brillant seigneur qu'on avait vu à Palerme manger follement sa fortune et mener la plus joyeuse vie avec ses amis et ses maîtresses.

«Avant de vous parler du pauvre diable qui se fit brigand par désespoir patriotique, il faut que je vous parle du noble patricien qui s'était fait chef de brigands par la même raison. Ceci vous aidera à connaître votre pays et vos compatriotes. Il Destatore était un homme de trente ans, beau, instruit, aimable, brave et généreux, une nature de héros; mais persécuté et accablé de vexations par le gouvernement napolitain, qui le haïssait particulièrement à cause de l'influence qu'il exerçait sur les gens du peuple. Il résolut d'en finir avec la vie qu'il menait, de manger le reste de sa fortune que l'impôt réduisait chaque jour au profit de l'ennemi; enfin, de s'étourdir sur sa douleur, et de se tuer ou de s'abrutir dans la débauche.

«Il ne réussit qu'à se ruiner. Sa robuste santé résista à tous les excès, sa douleur survécut à ses égarements, et, quand il vit qu'au lieu de s'endormir, il s'exaltait dans l'ivresse, qu'une rage profonde s'emparait de lui, et qu'il lui fallait se passer une épée au travers du corps, ou, comme il disait, manger du Napolitain, il disparut et se fit bandit. On le crut noyé, et sa succession ne donna pas de grands embarras à ses neveux, ni de grands profits aux gens de loi.

«Ce fut alors un tigre, un lion terrible qui portait la terreur dans les campagnes et qui vengeait son pays d'une sanglante manière. Le pauvre diable que j'ai montré au commencement de mon histoire s'attacha passionnément à lui et le servit avec fanatisme. Il ne s'inquiéta pas de savoir si c'était rendre un culte au passé, plier le genou devant un homme qui se croyait plus que lui et qui n'était devant Dieu que son égal et son semblable; s'il se battait et s'exposait au profit d'un maître qui pourrait bien devenir ingrat et despotique; enfin, si, après avoir détruit la tyrannie étrangère, comme on s'en flattait, on retomberait sous le joug des vieux préjugés, des vieux abus, des nobles et des moines. Non, toutes ces méfiances étaient trop subtiles pour un esprit droit et simple comme était le sien. Mendier lui eût paru une bassesse dans ce temps-là; travailler!... il n'avait fait que cela toute sa vie et avec ardeur, car il aimait le travail et ne redoutait point la peine. Mais je ne sais pas si vous vous êtes déjà aperçu qu'en Sicile ne travaille pas qui veut. Sur le sol le plus riche et le plus généreux de l'univers, les impôts exorbitants ont détruit le commerce, l'agriculture, toutes les industries et tous les arts. L'homme dont je vous parle avait cherché les travaux les plus ingrats et les plus rudes dans les salines, dans les mines, et jusque dans les entrailles de cette terre désolée et délaissée à la surface. L'ouvrage manquait partout, et toutes les entreprises successivement abandonnées, il lui fallait demander l'aumône à ses compatriotes aussi malheureux que lui, ou voler furtivement. Il aima mieux prendre ouvertement.

«Mais on prenait avec discernement et justice dans la bande du Destatore. On ne maltraitait ou on ne rançonnait que les ennemis du pays ou les traîtres. On liait des intelligences avec tout ce qui était brave ou malheureux. On espérait former un parti assez considérable pour tenter un coup de main sur quelqu'une des trois villes principales, Palerme, Catane ou Messine.

«Mais Palerme voulait, pour prendre confiance en nous, que nous fussions commandés par un noble, et le Destatore, passant pour un aventurier de bas étage, fut rejeté. S'il eût dit son véritable nom, c'eût été pis. Il était décrié dans son pays pour ses déportements, et là était le mal qu'il ne pouvait reprocher qu'à lui-même.

«A Messine, on repoussa nos offres sous prétexte que le gouvernement napolitain avait fait de grandes choses en faveur du commerce de cette ville, et que, tout bien considéré, la paix à tout prix valait mieux, avec l'industrie et l'espoir de s'enrichir, que la guerre patriotique avec le désordre et l'anarchie. A Catane, on nous répondit qu'on ne pouvait rien faire sans le concours de Messine, et qu'on ne voulait rien faire avec celui de Palerme. Que sais-je? on nous refusa définitivement toute assistance; et, après nous avoir remis d'année en année, on en vint à nous dire que le métier de bandit était passé de mode, et qu'il était de mauvais goût de s'y obstiner quand on pouvait se laisser acheter par le gouvernement et faire fortune à son service.

«On oubliait d'ajouter, il est vrai, que, pour reprendre sa place dans la société, il eût fallu que le prince de Castro-Reale devînt l'ennemi de son pays et acceptât quelque fonction militaire ou civile, consistant à disperser les émeutes à coups de canon ou à poursuivre, dénoncer et faire pendre ses anciens camarades.

«Le Destatore, voyant que sa mission était finie, et, que, pour vivre de son espingole, il faudrait désormais s'attaquer à ses propres compatriotes, tomba dans une profonde mélancolie. Errant dans les gorges les plus sauvages de l'intérieur de l'île, et poussant de hardies expéditions jusqu'aux portes des cités, il vécut quelque temps sur les voyageurs étrangers qui venaient imprudemment visiter le pays. Ce métier n'était pas digne de lui, car ces étrangers étaient, pour la plupart, innocents de nos maux, et si peu capables de se défendre que c'était pitié de les détrousser. Les braves qui le secondaient se dégoûtèrent d'un si pauvre métier, et chaque jour amena une désertion. Il est vrai que ces hommes scrupuleux firent encore pis en le quittant; car les uns, repoussés de partout, tombèrent dans la paresse et dans la misère; les autres furent forcés de se rallier au gouvernement, qui voyait en eux de bons soldats et en fit des gendarmes et des espions.

«Il ne resta donc auprès du Destatore que des malfaiteurs déterminés, qui tuaient et pillaient, sans examen, tout ce qui se rencontrait devant eux. Un seul était encore honnête et ne voulait pas tremper dans ce métier de voleur de grands chemins. C'était le pauvre diable dont je vous raconte l'histoire. Il ne voulait pourtant pas non plus quitter son malheureux capitaine; il l'aimait, et son cœur se brisait à l'idée de l'abandonner à des traîtres qui l'assassineraient un beau matin, n'ayant plus personne à voler, ou qui l'entraîneraient dans des crimes gratuits pour leur propre compte.

«Il Destatore rendait justice au dévoûment de son pauvre ami. Il l'avait nommé son lieutenant, titre dérisoire dans une troupe qui ne se composait plus que d'une poignée de misérables. Il lui permettait quelquefois encore de lui dire la vérité et de lui donner de bons conseils; mais, le plus souvent, il le repoussait avec humeur, car le caractère de ce chef s'aigrissait de jour en jour, et les sauvages vertus qu'il avait acquises dans sa vie d'enthousiasme et de bravoure faisaient place aux vices du passé, enfants du désespoir, hôtes funestes qui revenaient prendre possession de son âme battue.

«L'ivrognerie et le libertinage s'emparèrent de lui, comme aux jours de son oisiveté et de son découragement, il retomba au dessous de lui-même, et un jour... un jour maudit qui ne sortira jamais de ma mémoire, il commit un grand crime, un crime lâche, odieux! Si j'en avais été témoin..., je l'aurais tué sur l'heure... Mais le dernier ami du Destatore ne l'apprit que le lendemain, et le lendemain, il le quitta après lui avoir durement reproché son infamie.

«Alors ce pauvre diable, n'ayant plus personne à aimer, et ne pouvant plus rien pour son malheureux pays, se demanda ce qu'il allait devenir. Son cœur, toujours ardent et jeune, se tourna vers la piété, et s'étant avisé qu'un bon moine, pénétré des idées de l'Évangile, pouvait encore faire du bien, prêcher la vertu aux puissants, donner de l'instruction et des secours aux ignorants et aux pauvres, il prit l'habit de capucin, reçut les ordres mineurs, et se retira dans le couvent que voici. Il accepta la mendicité imposée à son ordre, comme une expiation de ses fautes, et il la trouva meilleure que le pillage, en ce qu'elle s'adressait désormais aux riches en faveur des pauvres, sans violence et sans ruse. Elle est inférieure, dans un sens; elle est moins sûre et moins expéditive. Mais, tout bien considéré, pour un homme qui veut faire le plus de bien possible, il fallait être bandit, dans ma jeunesse; et, pour celui qui ne veut plus que faire le moins de mal possible, il faut être moine à présent: c'est toi qui l'as dit.

«Voilà mon histoire, la comprends-tu?

—Très-bien, mon oncle; elle m'intéresse beaucoup, et le principal héros de ce roman, ce n'est pas pour moi le prince de Castro-Reale, c'est le moine qui me parle.»

XXII.

LE PREMIER PAS SUR LA MONTAGNE.

Fra-Angelo et son neveu gardèrent quelques instants le silence. Le capucin était plongé dans l'amer et glorieux souvenir de ses jours passés. Michel le contemplait avec plaisir, et, ne s'étonnant plus de cet air martial et de cette force d'athlète ensevelis sous le froc, il admirait en artiste l'étrange poésie de cette existence de dévoûment absolu à une seule idée. S'il y avait quelque chose de monstrueux et de quasi divertissant dans le fait de ce capucin, qui vantait et regrettait encore sérieusement sa vie de bandit, il y avait quelque chose de vraiment beau dans la manière dont l'ex-brigand conservait sa dignité personnelle socialement compromise dans des aventures si excentriques. Le poignard ou le crucifix à la main, assommant les traîtres dans la forêt, ou mendiant pour les pauvres à la porte des palais, c'était toujours le même homme, fier, naïf et inflexible dans ses idées, voulant le bien par les moyens les plus énergiques, haïssant les actions lâches jusqu'à être encore capable de les châtier de sa propre main, ne pouvant rien comprendre aux questions d'intérêt personnel qui gouvernent le monde, et ne concevant pas qu'on ne fût pas toujours prêt à tenter l'impossible, plutôt que de transiger avec les calculs d'une froide prudence.

«Pourquoi admires-tu le héros secondaire de l'histoire que je viens de te raconter? dit-il à son neveu, lorsqu'il sortit de sa rêverie. Le dévoûment et le patriotisme sont donc quelque chose, car cet homme n'avait pas d'autre mobile, et n'eût été, dans le monde actuel, qu'une pauvre tête, et peut-être un esprit dérangé?

—Oui, mon oncle, le dévoûment sincère et le sacrifice de toute personnalité en présence d'une idée, sont de grandes choses, et, si je vous avais connu dans ce temps-là, si j'avais eu âge d'homme, il est probable que je vous aurais suivi sur la montagne. J'aurais peut-être été moins attaché que vous au prince de Castro-Reale, mais j'espère que j'aurais eu les mêmes illusions et le même amour pour la cause du pays.

—Vrai, jeune homme? dit Fra-Angelo en attachant ses yeux pénétrants sur Michel.

—Vrai, mon oncle, répondit le jeune homme en levant fièrement la tête, et en soutenant ce regard avec l'assurance de la conviction.

—Eh bien! mon pauvre enfant, reprit Fra-Angelo avec un soupir, il est donc trop tard désormais pour tenter quelque chose? Le temps de croire au triomphe de la vérité est donc passé, et le monde nouveau, que du fond de mon cloître, comme du fond de ma caverne de brigands, je n'ai pas pu bien connaître, est donc déterminé sans retour à se laisser écraser?

—J'espère que non, mon oncle. Si je le croyais, il me semble que je n'aurais plus de sang dans les veines, de feu dans le cerveau, d'amour dans le sein, et que je ne serais plus capable d'être artiste. Mais il faut bien reconnaître, hélas! que le monde n'est plus ce qu'il pouvait être encore dans ce pays, au début de vos entreprises. S'il a fait un pas vers les découvertes de l'intelligence, il est certain que l'élan du cœur s'est refroidi en lui.

—Et vous appelez cela un progrès? s'écria le capucin, avec douleur.

—Non, tant s'en faut, répondit Michel; mais ceux qui sont nés dans cette phase, et qui sont destinés à la remplir peuvent-ils respirer un autre air que celui qui les a fait éclore, et nourrir d'autres idées que celles dont on les a imbus? Ne faut-il pas se rendre à l'évidence et plier sous le joug de la réalité? Vous-même, mon digne oncle, lorsque, de la condition fougueuse de libre aventurier, vous êtes passé à la règle inflexible du cloître, n'avez-vous pas reconnu que le monde n'était pas ce que vous pensiez, et qu'il n'y avait plus rien de possible par la violence?

—Hélas! il est vrai! répondit le moine. Pendant ces dix années que j'avais passées dans les montagnes, je n'avais pas vu quelles révolutions s'opéraient dans les mœurs des hommes civilisés. Lorsque le Destatore m'envoya dans les villes, avec ses députés, pour tâcher d'établir des intelligences avec les seigneurs qu'il avait connus bons patriotes, et les bourgeois riches et instruits qu'il avait vus ardents libéraux, je fus bien forcé de constater, que ces gens-là n'étaient plus les mêmes, qu'ils avaient élevé leurs enfants dans d'autres idées, qu'ils ne voulaient plus risquer leur fortune et leur vie dans ces entreprises hasardeuses où la foi et l'enthousiasme peuvent seuls accomplir des miracles.

«Oui, oui, le monde avait bien marché... en arrière, selon moi. On ne parlait plus que d'entreprises d'argent, de monopole à combattre, de concurrence à établir, d'industries à créer. Tous se croyaient déjà riches, tant ils avaient hâte de le devenir, et, pour le moindre privilége à garantir, le gouvernement achetait qui bon lui semblait. Il suffisait de promettre, de faire espérer des moyens de fortune, et les plus ardents patriotes se jetaient sur cette espérance, disant: l'industrie nous rendra la liberté.

«Le peuple aussi croyait à cela, et chaque patron pouvait amener ses clients aux pieds des nouveaux maîtres, ces pauvres gens s'imaginant que leurs bras allaient leur rapporter des millions. C'était une fièvre, une démence générale. Je cherchais des hommes, je ne trouvai que des machines. Je parlai d'honneur et de patrie, on me répondit soufre et filature de soie. Je m'en allai triste, mais incertain, n'osant pas trop fronder ce que je venais de voir, et me disant que ce n'était pas à moi, ignorant et sauvage, de juger les ressources nouvelles que ces mystérieuses découvertes allaient créer pour mon pays.

«Mais depuis, mon Dieu! j'ai vu le résultat de ces belles promesses pour le peuple! J'ai vu quelques praticiens relever leur fortune, en ruinant leurs amis et faisant la cour au pouvoir. J'ai vu plusieurs familles de minces bourgeois arriver à l'opulence; mais j'ai vu les honnêtes gens de plus en plus vexés et persécutés; j'ai vu surtout, et je vois tous les jours plus de mendiants et plus de misérables sans pain, sans aveu, sans éducation, sans avenir. Et je me demande ce que vous avez fait de bon avec vos idées nouvelles, votre progrès, vos théories d'égalité! Vous méprisez le passé, vous crachez sur les vieux abus, et vous avez tué l'avenir en créant des abus nouveaux plus monstrueux que les anciens. Les meilleurs parmi vous, jeunes gens, sont à l'affût des principes révolutionnaires des nations plus avancées que la nôtre. Vous vous croyez bien éclairés, bien forts, quand vous pouvez dire: «Plus de nobles, plus de prêtres, plus de couvents, plus rien du passé!» Et vous ne vous apercevez pas que vous n'avez plus la poésie, la foi et l'orgueil qui ranimaient encore le passé.

«Voyons! ajouta le capucin, en croisant ses bras sur sa poitrine ardente, et en toisant Michel d'un air moitié père, moitié spadassin: vous êtes un tout jeune homme, un enfant! Vous vous croyez bien habile, parce que vous savez ce qu'on dit et ce qu'on pense dans le monde, à l'heure qu'il est. Vous regardez ce moine abruti qui passe la journée à briser le roc pour faire pousser, l'année prochaine, une rangée de piments ou de tomates sur la lave, et vous dites:

«Voilà une existence d'homme singulièrement employée! Pourtant cet homme n'était ni paresseux ni stupide. Il eût pu être avocat ou marchand, et gagner de l'argent tout comme un autre. Il eût pu se marier, avoir des enfants, et leur enseigner à se tirer d'affaire dans la société. Il a préféré s'ensevelir vivant dans une chartreuse et tendre la main aux aumônes! C'est qu'il est sous l'empire du passé, et qu'il a été dupe des vieilles chimères et des vieilles idolâtries de son pays!

«Eh bien! moi, savez-vous ce que je pense en vous regardant? Je me dis: «Voilà un jeune homme qui s'est beaucoup frotté à l'esprit des autres, qui s'est émancipé bien vite de sa classe, qui ne veut point partager les misères de son pays et les labeurs de ses parents. Il en viendra à bout; c'est un beau jeune homme, plus raisonneur et plus subtil dans ses idées et ses paroles, à dix-huit ans, que je ne l'étais à trente. Il sait une foule de choses qui m'eussent paru inutiles, et dont je ne me doutais seulement pas avant que les loisirs du cloître m'eussent permis de m'instruire un peu. Il est là, qui sourit de mon enthousiasme, et qui, à cheval sur sa raison, sur son expérience anticipée, sur sa connaissance des hommes, et sur sa grande science de l'intérêt personnel, me traite intérieurement comme un pédagogue traiterait un écolier. C'est lui qui est l'homme mûr; et moi, vieux bandit, vieux moine, je suis l'adolescent intrépide, l'enfant aveugle, et naïf! Singulier contre-sens! Il représente le siècle nouveau, tout d'or et de gloire, et moi, la poussière des ruines, le silence des tombeaux!

«Eh bien! cependant, que le tocsin sonne, que le volcan gronde, que le peuple rugisse, que ce point noir que l'on voit d'ici dans la rade et qui est le vaisseau de l'État se hérisse de canons pour foudroyer la ville au premier soupir exhalé vers la liberté; que les brigands descendent de la montagne, que l'incendie s'élève dans les nues: et, dans cette dernière convulsion de la patrie expirante, le jeune artiste prendra ses pinceaux; il ira s'asseoir à l'écart, sur la colline, à l'abri de tout danger, et il composera un tableau, en se disant: Quel pauvre peuple et quel beau spectacle! Hâtons-nous de peindre! dans un instant, ce peuple n'existera plus, et voici sa dernière heure qui sonne!»

«Au lieu que le vieux moine prendra son fusil... qui n'est pas encore rouillé;... il retroussera ses manches jusqu'à l'épaule, et, sans se demander ce qui va résulter de tout cela, il se jettera dans la mêlée, et il se battra pour son peuple, jusqu'à ce que son corps broyé sous les pieds n'ait plus figure humaine. Eh bien! enfant, j'aimerais mieux mourir ainsi que de survivre comme toi à la destruction de ma race!

—Mon père! mon père! ne le croyez pas, s'écria Michel, entraîné et vaincu par l'exaltation du capucin. Je ne suis point un lâche! et si mon sang sicilien s'est engourdi sur la terre étrangère, il peut se ranimer au souffle de feu que votre poitrine exhale. Ne m'écrasez pas sous cette malédiction terrible! Prenez-moi dans vos bras et embrasez-moi de votre flamme. Je me sens vivre auprès de vous, et cette vie nouvelle m'enivre et me transporte!

—A la bonne heure! voici enfin un bon mouvement, dit le moine en le pressant dans ses bras. J'aime mieux cela que les belles théories sur l'art, que tu as persuadé à ton père de respecter aveuglément.

—Pardon, mon oncle, je ne me rends point à ceci, reprit Michel en souriant. Je défendrai jusqu'à mon dernier soupir la dignité et l'importance des arts. Vous disiez tout à l'heure qu'au milieu de la guerre civile j'irais froidement m'asseoir dans un coin pour recueillir des épisodes au lieu de me battre. Je me battrais, je vous prie de le croire, et je me battrais fort bien, si c'était tout de bon pour chasser l'ennemi. Je me ferais tuer de grand cœur; la gloire me viendrait plus vite ainsi que je ne l'atteindrai en étudiant la peinture, et j'aime la gloire: là-dessus, je crains d'être incorrigible. Mais si, en effet, j'étais condamné à survivre à la destruction de mon peuple après avoir combattu en vain pour son salut, il est probable que, recueillant mes cruels souvenirs, je ferais beaucoup de tableaux pour retracer et immortaliser la mémoire de ses sanglants désastres. Plus je serais ému et désespéré, meilleure et plus frappante serait mon œuvre. Elle parlerait au cœur des hommes; elle exciterait l'admiration pour notre héroïsme, la pitié pour nos malheurs, et je vous assure que j'aurais peut-être mieux servi notre cause avec mes pinceaux que je ne l'aurais fait avec mon fusil.

—Fort bien! fort bien! reprit le moine avec un élan de sympathie naïve. C'est bien dit et bien pensé. Nous avons ici un frère qui fait de la sculpture, et j'estime que son travail n'est pas moins utile à la piété que le mien ne l'est au couvent quand je brise cette lave. Mais ce moine a sa foi, et il peut créer les traits de la céleste madone sans avilir l'idée que nous nous en faisons. Tu feras de beaux tableaux, Michel; mais ce sera à la condition d'avoir eu le cœur et la main au combat, et d'avoir été acteur passionné, et non pas froid spectateur de ces événements.

—Nous voici d'accord tout a fait, mon père; sans conviction et sans émotion, point de génie dans les arts: mais, puisque nous n'avons plus rien à discuter, si vous êtes enfin content de moi, dites-moi donc ce qui se prépare et ce que vous attendez de mon concours. Nous sommes donc à la veille de quelque tentative importante?»

Fra-Angelo s'était animé au point de perdre la notion de la réalité. Tout à coup ses yeux étincelants se remplirent de larmes, sa poitrine gonflée s'abaissa sous un profond soupir, ses mains, qui frémissaient comme si elles cherchaient des pistolets à sa ceinture, retombèrent sur sa corde de moine et rencontrèrent son chapelet.

«Hélas! non, dit-il en promenant des regards effarés autour de lui comme un homme qui s'éveille en sursaut, nous ne sommes à la veille de rien, et peut-être mourrai-je dans ma cellule sans avoir renouvelé l'amorce de mon fusil. Tout cela était un rêve que tu as partagé avec moi un instant; mais ne le regrette pas, jeune homme, ce rêve était beau, et cet instant qui m'a fait du bien t'a peut être rendu meilleur. Il m'a servi à te connaître et a t'estimer. Maintenant, c'est entre nous à la vie et à la mort. Ne désespérons pourtant de rien. Regarde l'Etna! il est paisible, radieux; il fume à peine, il ne gronde pas. Demain, peut-être, il vomira encore ses laves ardentes et détruira de fond en comble le sol où nous marchons. Il est l'emblème et l'image du peuple sicilien, et l'heure des Vêpres peut sonner au milieu des danses ou du sommeil.

«Mais voici le soleil qui baisse, et je n'ai plus de temps à perdre pour t'informer de ce qui te concerne. C'est une affaire toute personnelle à toi dont je voulais l'entretenir, et cette affaire est grave. Tu n'en peux sortir qu'avec mon aide et celle d'autres personnes qui vont risquer, ainsi que moi, leur liberté, leur honneur et leur vie pour te sauver.

—Est-il possible, mon oncle? s'écria Michel; ne puis-je m'exposer seul, et faut-il que vous soyez enveloppé dans les périls mystérieux qui m'environnent à mon insu? N'est-ce pas mon père seul qui est menacé, et ne puis-je le sauver, moi?

—Ton père est menacé aussi, mais tu l'es davantage. Ne m'interroge pas, crois-moi. Je te l'ai dit, je hais les violences inutiles, mais je ne recule devant rien qui soit bon et nécessaire. Il faut que je t'aide et je t'aiderai. Ton père et toi ne pouvez rien sans le capucin de l'Etna et les restes de la bande du Destatore. Tout cela est prêt. Tu me pardonneras si, avant de risquer des choses graves, j'ai voulu savoir à quel point tu méritais le dévoûment dont tu vas recueillir les fruits. Si tu n'avais été qu'un égoïste, je t'aurais aidé à fuir; mais si tu es digne du titre de Sicilien, nous allons t'aider à triompher de la destinée.

—Et vous ne m'expliquerez pas...

—Je ne t'expliquerai que ce que tu dois savoir. Il ne m'est point permis de faire autrement; et souviens-toi d'une chose, c'est qu'en essayant d'en savoir plus long qu'on ne peut t'en apprendre, tu augmenterais nos périls en compliquant les embarras de ta propre situation. Allons, fais-moi le plaisir de t'en rapporter à ton oncle et de surmonter l'inquiète et vaine curiosité de l'enfance. Tâche de te faire homme, d'ici à ce soir, car ce soir, peut-être, il te faudra agir.

—Je ne vous demanderai qu'une chose, mon oncle, c'est de veiller à la sûreté de mon père et de ma sœur, avant de songer à moi.

—C'est fait, mon enfant; au premier signal, ton père trouverait un asile dans la montagne, et ta sœur chez la dame qui a donné un bal cette nuit. Allons, voici l'office qui sonne. Je vais demander au supérieur la permission de sortir avec mon neveu pour une affaire de famille. Il ne me la refusera pas. Attends-moi à la porte de notre chapelle.

—Et s'il vous la refusait, pourtant?

—Il me forcerait à lui désobéir, ce qui me serait pénible, je l'avoue, non à cause de la pénitence de demain, mais parce que je n'aime pas à manquer à mon devoir. Le vieux soldat se fait une loi de sa consigne.»

Au bout de cinq minutes, Fra-Angelo vint rejoindre Michel à l'entrée de l'église.

«Accordé, lui dit-il; mais il m'est enjoint, pour payer ma dette à Dieu, de faire, devant l'autel de la Vierge, un acte de foi et une courte prière. Puisque je me fais dispenser des offices du soir, c'est bien le moins que j'en demande excuse à mon premier supérieur. Viens prier avec moi, jeune homme, cela ne peut te faire de mal et te donnera des forces.»

Michel suivit son oncle au pied de l'autel. Le soleil couchant embrasait les vitraux coloriés et semait de rubis et de saphirs le pavé où s'agenouilla le capucin. Michel s'agenouilla aussi, et le regarda prier avec ferveur et simplicité. Une vitre couleur de feu, dont le reflet frappait précisément sa tête tondue, la faisait paraître lumineuse et comme enflammée. Le jeune peintre fut saisi de respect et d'enthousiasme en contemplant cette noble figure, énergique et naïve, qui s'humiliait de bonne foi dans la prière; et lui aussi, touché jusqu'au fond du cœur, il se mit à prier pour son pays, pour sa famille et pour lui-même, avec une foi et une candeur qu'il n'avait pas connues depuis les jours de son enfance.

XXIII.

IL DESTATORE.

«M'est-il permis, mon bon oncle, de vous demander où nous allons? dit Michel lorsqu'ils se furent engagés dans un sentier étroit et sombre, qui s'enfonçait sous les vieux oliviers de la montagne.

—Parfaitement, répondit Fra-Angelo; nous allons trouver les derniers bandits sérieux de la Sicile.

—Il en existe donc encore?

—Quelques-uns, quoique bien dégénérés; ils seraient encore prêts à se battre pour le pays, et ils nourrissent la dernière étincelle du feu sacré. Cependant, je ne dois pas te cacher que c'est une espèce mixte entre les braves d'autrefois, qui se fussent fait conscience d'ôter un cheveu de la tête d'un bon patriote, et les assassins d'à présent, qui tuent et dépouillent tout ce qu'ils rencontrent. Ceux-ci choisissent quand ils peuvent; mais, comme le métier est devenu bien mauvais, et que la police est plus redoutable que de mon temps, ils ne peuvent pas toujours choisir; si bien que je ne te les donne pas pour irréprochables: mais, tels qu'ils sont, ils ont encore certaines vertus qu'on chercherait en vain ailleurs: la religion du serment, le souvenir des services rendus, l'esprit révolutionnaire, l'amour du pays; enfin, tout ce qui reste de l'esprit chevaleresque de nos anciennes bandes jette encore une petite clarté dans l'âme de quelques-uns, qui font société à part et qui vivent moitié sédentaires, moitié errants. C'est-à-dire qu'ils sont tous établis dans les villages ou dans les campagnes, qu'ils y ont leurs familles, et qu'ils passent même quelquefois pour de tranquilles cultivateurs, soumis à la loi, et n'ayant rien à démêler avec les campieri[2]. S'il y en a de soupçonnés et même de compromis, ils s'observent davantage, ne viennent voir leurs femmes et leurs enfants que la nuit, ou bien ils établissent leurs demeures dans des sites presque inaccessibles. Mais celui que nous allons chercher est encore vierge de toute poursuite directe. Il habite, à visage découvert, un bourg voisin, et peut se montrer partout. Tu ne seras pas fâché d'avoir fait connaissance avec lui, et je t'autorise à étudier son caractère, car c'est une nature intéressante et remarquable.

—Serai-je trop curieux si je vous prie de me renseigner un peu à l'avance?

—Certes, tu dois être renseigné, et je vais le faire. Mais c'est un grave secret à te confier, Michel, et encore une histoire à te raconter. Sais-tu que je vais mettre dans tes mains le sort d'un homme que la police poursuit avec autant d'acharnement et d'habileté qu'elle en est capable, sans avoir pu, depuis six ou sept ans que cet homme a commencé à reprendre l'œuvre du Destatore, réussir à connaître ses traits et son nom véritable? Voyons, ami, n'as-tu pas encore entendu parler, depuis que tu es en Sicile, du Piccinino et de sa bande?

—Il me semble que si... Oui, oui, mon oncle, ma sœur Mila a des histoires fantastiques sur ce Piccinino, qui défraie toutes les causeries des jeunes fileuses de Catane. C'est, disent-elles, un brigand redoutable, qui enlève les femmes et tue les hommes jusqu'à l'entrée du faubourg. Je ne croyais point à ces contes.

—Il y a du vrai au fond de tous les contes populaires, reprit le moine: le Piccinino existe et agit. Il y a en lui deux hommes, celui que les campieri poursuivent en vain, et celui que personne ne s'avise de soupçonner. Celui qui dirige des expéditions périlleuses et qui rassemble, à un signal mystérieux, tous les nottoloni[3] un peu importants, épars sur tous les points de l'île, pour les employer à des entreprises plus ou moins bonnes; et celui qui demeure non loin d'ici, dans une jolie maison de campagne, à l'abri de toute recherche et avec la réputation d'un homme intelligent, mais tranquille, ennemi des luttes sanglantes et des opinions hardies. Eh bien! dans une heure, tu seras en présence de cet homme, tu sauras son vrai nom, tu connaîtras sa figure, et tu seras le seul, avec deux autres personnes, en dehors de l'affiliation qu'il commande, qui porteras la responsabilité de son secret. Tu vois que je te traite comme un homme, mon enfant; mais on ne découvre pas le danger d'autrui sans s'y trouver exposé soi-même. Il te faudrait désormais payer de ta vie la plus légère indiscrétion, et en outre, commettre plus qu'une lâcheté, un crime affreux, dont tu sauras bientôt la portée.

—Tous ces avertissements sont inutiles, mon oncle; il me suffit de savoir que ce serait un abus de confiance.

—Je le crois, et pourtant je ne connais pas assez ta prudence pour ne pas te dire tout ce qui doit l'aider. Ton père, la princesse Agathe, ta sœur peut-être, et moi-même, à coup sûr, payerions pour toi de la vie et de l'honneur, si tu manquais au serment que j'exige. Engage-toi donc sur ce qu'il y a de plus sacré, sur l'évangile, à ne jamais trahir, même sur l'échafaud, le vrai nom du Piccinino.

—Je m'y engage, mon oncle. Êtes-vous content?

—Oui.

—Et le Piccinino aura-t-il dans mon serment la même confiance que vous?

—Oui, quoique la confiance ne soit pas son défaut. Mais, en t'annonçant à lui, je lui ai donné des garanties dont il ne saurait douter.

—Eh bien! dites-moi donc quelles relations vont s'établir entre cet homme et moi?

—Patience, enfant! je t'ai promis encore une histoire, et la voici:

«Il Destatore s'étant adonné au vin, dans ses dernières années...

—Le Destatore est donc mort, mon oncle? Vous ne m'avez pas parlé de sa fin?

—Je te la dirai, quoi qu'il m'en coûte! Je dois te la dire! Je t'ai parlé d'un crime exécrable qu'il avait commis. Il avait surpris et enlevé une jeune fille, une enfant, qui se promenait avec une femme de service dans les parages où nous nous trouvons, et qu'il rendit à la liberté au bout de deux heures... Mais, hélas! deux heures trop tard! Personne ne fut témoin de son infamie, mais le soir même il s'en vanta à moi et railla mon indignation. Je fus alors transporté d'horreur et de colère, au point de le maudire, de le dévouer aux furies, et de l'abandonner pour entrer dans le couvent où, bientôt, je prononçai mes vœux. J'aimais cet homme, j'avais subi longtemps son influence: je craignais, en le voyant se perdre et s'avilir, de me laisser entraîner par son exemple. Je voulais mettre entre lui et moi une barrière insurmontable, je me fis moine; ce fut là un des plus puissants motifs de cette détermination.

«Ma désertion lui fut plus sensible que je ne m'y étais attendu. Il vint secrètement à Bel-Passo, et mit tout en usage, prières et menaces, pour me ramener. Il était éloquent, parce qu'il avait une âme ardente et sincère, en dépit de ses égarements. Je fus pourtant inexorable, et je m'attachai à le convertir. Je ne suis pas éloquent, moi; je l'étais encore moins alors; mais j'étais si pénétré de ce que je lui disais, et la foi s'était si bien emparée de mon cœur, que mes remontrances lui firent une grande impression. J'obtins qu'il réparerait son crime autant que possible, en épousant l'innocente victime de sa violence. J'allai la chercher de nuit, et je la fis consentir à revoir les traits de ce brigand abhorré. Ils furent mariés cette nuit-là, en secret, mais bien légitimement, dans la chapelle et devant l'autel où tu viens de prier tout à l'heure avec moi.... Et, en voyant cette jeune fille si belle, si pâle, si effrayée, le prince de Castro-Reale eut des remords et se mit à aimer celle qui devait toujours le haïr!

«Il la supplia de fuir avec lui, et, irrité de sa résistance, il songea à l'enlever. Mais j'avais donné ma parole à cette enfant, et l'enfant déploya un caractère de force et de fierté bien au-dessus de son âge. Elle lui dit qu'elle ne le reverrait jamais, et s'attachant à ma robe et à celle de notre prieur... (un digne homme qui a emporté tous ses secrets dans la tombe!) «Vous m'avez juré de ne pas me laisser seule une minute avec cet homme, s'écria-t-elle, et de me reconduire à la porte de ma demeure, aussitôt que la cérémonie de ce mariage serait terminée; ne m'abandonnez pas, ou je me brise la tête sur les marches de votre église.»

«Elle l'aurait fait comme elle le disait, la noble fille! D'ailleurs, j'avais juré! Je la reconduisis chez elle, et jamais elle n'a revu le Destatore.

«Quant à lui, sa douleur fut inouïe. La résistance enflammait sa passion, et, pour la première fois de sa vie, peut-être, lui qui avait séduit et abandonné tant de femmes, il connut l'amour.

«Mais il connut en même temps le remords, et, dès ce jour-là, son esprit tomba malade. J'espérais qu'il arriverait à une véritable conversion. Je n'avais pas la pensée d'en faire un moine comme moi, je voulais qu'il reprit son œuvre, qu'il renonçât aux crimes inutiles, à la débauche et à la folie. J'essayai de lui persuader que, s'il redevenait le vengeur de sa patrie et l'espoir de notre délivrance, sa jeune épouse lui pardonnerait et consentirait à partager sa destinée pénible et glorieuse. Moi-même, j'aurais jeté sans doute le froc aux orties pour le suivre.

«Mais, hélas! il serait trop facile de s'amender si le crime et le vice lâchaient leur proie aussitôt que nous en éprouvons le désir. Le Destatore n'était plus lui-même, ou plutôt il était trop redevenu l'homme du passé. Les remords que j'excitais en lui troublaient sa raison sans corriger ses instincts farouches. Tantôt fou furieux, tantôt craintif et superstitieux, un jour il priait, noyé dans ses larmes, au fond de notre humble chapelle; le lendemain, il retournait, comme dit l'Écriture, à son vomissement. Il voulait tuer tous ses compagnons, il voulait me tuer moi-même. Il commit encore beaucoup d'excès, et, un matin... J'ai peine à mener ce récit jusqu'au bout, Michel, il me fait tant de mal!.... Un matin on le trouva mort au pied d'une croix, non loin de notre couvent: il s'était fait sauter la tête d'un coup de pistolet!...

—Voilà une affreuse destinée, dit Michel, et je ne sais, mon oncle, si c'est l'accent de votre voix, ou l'horreur du lieu où nous sommes, mais j'éprouve une émotion des plus pénibles. Peut-être ai-je entendu raconter cette histoire à mon père, dans mon enfance, et c'est peut-être le souvenir de l'effroi qu'elle m'a causé alors, qui se réveille en moi!

—Je ne crois pas que ton père t'en ait jamais parlé, dit le capucin après un intervalle de lugubre silence. Si je t'en parle, c'est parce qu'il le faut, mon enfant; car ce souvenir m'est plus pénible qu'à qui que ce soit, et le lieu où nous sommes n'est pas propre, en effet, à me donner des idées riantes. Tiens, la voilà, cette croix dont la base fut inondée de son sang, et où je le trouvai étendu et défiguré. C'est moi qui ai creusé sa tombe de mes propres mains, sous ce rocher qui est là, au fond du ravin; c'est moi qui ai dit les prières que tout autre lui eût refusées.

—Pauvre Castro-Reale, pauvre chef, pauvre ami! continua le capucin en se découvrant et en étendant le bras vers une grande roche noire qui gisait au bord du torrent, à cinquante pieds au-dessous du chemin. Que Dieu, qui est l'inépuisable bonté et l'infinie mansuétude, te pardonne les erreurs de ta vie, comme je te pardonne les chagrins que tu m'as causés! Je ne me souviens plus que de tes années de vertu, de tes grandes actions, de tes nobles sentiments, et des émotions ardentes que nous avons partagées. Dieu ne sera pas plus rigoureux qu'un pauvre homme comme moi, n'est-ce pas, Michel?

—Je ne crois pas aux ressentiments éternels de l'Être suprême et parfait qui nous gouverne, répondit le jeune homme; mais, passons, mon oncle! j'ai froid ici, et j'aime mieux vous confesser l'étrange faiblesse que j'éprouve, que de rester un instant de plus au pied de cette croix... J'ai peur!

—J'aime mieux te voir trembler que rire ici! répondit le moine. Viens, donne-moi la main, et passons.»

Ils marchèrent quelque temps en silence; puis Fra-Angelo, comme s'il eût voulu distraire Michel, reprit ainsi son propos: «Après la mort du Destatore, beaucoup de gens, des femmes surtout, car il en avait séduit plus d'une, coururent à sa retraite, espérant s'emparer de l'argent qu'il pouvait avoir laissé pour les enfants dont il était, ou dont il passait pour être le père: mais il avait porté, le matin même de son suicide, le butin de ses dernières prises à celle de ses maîtresses qu'il aimait le mieux, ou, pour mieux dire, à celle qu'il détestait le moins; car, s'il avait beaucoup de fantaisies, il en inspirait encore davantage, et toutes ces femmes, qui lui formaient une sorte de sérail ambulant, l'importunaient et l'irritaient au dernier point. Toutes voulaient se faire épouser, elles ne savaient point qu'il était marié. La seule Mélina de Nicolosi ne l'accabla jamais ni de ses reproches ni de ses exigences.

«Elle l'avait aimé sincèrement; elle s'était abandonnée à lui sans résistance et sans arrière-pensée; elle lui avait donné un fils qu'il préférait aux douze ou quinze bâtards qu'on élevait sous son nom dans la montagne. La plupart de ces bâtards existent, et, à tort ou à raison, se vantent de lui appartenir. Tous sont plus ou moins bandits. Mais celui que le Destatore n'a jamais renié, celui qui lui ressemble trait pour trait, quoique ce soit une empreinte très-réduite et un peu effacée de sa beauté mâle et vivace; celui qui a grandi avec la pensée d'être l'héritier de son œuvre, avec des soins et des ressources auxquels les autres ne pouvaient prétendre, c'est le fils de la Mélina; c'est le jeune homme que nous allons voir tout à l'heure; c'est le chef des bandits dont je t'ai parlé, et dont quelques-uns sont peut-être effectivement ses frères; c'est enfin celui que tu dois connaître sous son vrai nom: c'est Carmelo Tomabene, que l'on nomme ailleurs le Piccinino.

—Et celle que Castro-Reale avait enlevée, celle que vous avez mariée avec lui, ne me direz-vous pas son nom, mon oncle?

—Son nom et son histoire sont un secret que trois personnes seulement connaissent aujourd'hui, elle, moi et un autre. Halte-là, Michel, plus de questions sur ce sujet. Revenons au Piccinino, fils du prince de Castro-Reale et de la paysanne de Nicolosi.

«Cette aventure du Destatore était antérieure de plusieurs années à son crime et à son mariage. Le trésor qu'il lui laissa n'était pas bien considérable; mais, comme tout est relatif, ce fut une fortune pour la Mélina. Elle fit élever son fils comme si elle l'eût destiné à sortir de sa condition; elle désirait, au fond du cœur, en faire un prêtre, et, pendant quelques années, j'ai été son instituteur et son guide: mais, à peine eut-il quinze ans, qu'ayant perdu sa mère, il quitta notre couvent et mena une vie errante jusqu'à sa majorité. Il avait toujours nourri l'idée de retrouver les anciens compagnons de son père et d'organiser avec leur aide une bande nouvelle; mais, par respect pour la volonté de sa mère, qu'il aimait réellement, je dois le dire, il avait travaillé à s'instruire comme s'il eût dû, en effet, se consacrer à l'état ecclésiastique. Lorsqu'il eut recouvré sa liberté, il s'en servit, sans me faire connaître son dessein. Il avait toujours pensé que je le blâmerais. Plus tard, il a été forcé de me confier son secret et de me demander mes conseils.

«Je ne fus pas fâché, je te l'avoue, d'être délivré de la tutelle de ce jeune loup, car c'était bien la nature la plus indomptable que j'aie jamais rencontrée. Aussi brave et encore plus intelligent que son père, il a de tels instincts de prudence, de moquerie et de ruse, que je ne savais parfois si j'avais affaire au plus pervers des hypocrites, ou au plus grand des diplomates qui aient jamais embrouillé le sort des empires. C'est un étrange composé de perfidie et de loyauté, de magnanimité et de ressentiment. Il y a en lui une partie des vertus et des qualités de son père. Les travers et les défauts sont autres. Il a, comme son père, la fidélité du cœur dans l'amitié et la religion du serment: mais, tandis que son père, emporté par des passions fougueuses, restait croyant et même dévot au fond du cœur, il est, lui, si je ne me suis pas trompé, et s'il n'a pas changé, l'athée le plus calme et le plus froid qui ait jamais existé. S'il a des passions, il les satisfait si secrètement qu'on ne peut les pressentir. Je ne lui en connais qu'une, et, celle-là, je n'ai pas travaillé à la vaincre, c'est la haine de l'étranger et l'amour du pays. Cet amour est si vif en lui, qu'il le pousse jusqu'à l'amour de la localité. Loin d'être prodigue comme son père, il est économe et rangé, et possède à Nicolosi une jolie habitation, des terres et un jardin où il vit presque toujours seul, en apparence, lorsqu'il n'est pas en excursion secrète dans la montagne. Mais il opère ses sorties avec tant de prudence, ou il reçoit ses compagnons avec tant de mystère, qu'on ne sait jamais s'il est absent de sa maison, ou occupé dans son jardin à lire ou à fumer. Pour conserver cette indépendance habilement ménagée, il affecte, quand on frappe chez lui, de ne pas répondre et de se laisser apercevoir. De sorte que, lorsqu'il est à dix lieues de là, on ne peut dire si un caprice sauvage ne le retient pas dans sa forteresse.

«Il a conservé l'habit et les mœurs apparentes d'un paysan riche, et, quoiqu'il soit fort instruit et très-éloquent au besoin, quoiqu'il soit propre à toutes les carrières et capable de se distinguer dans quelques-unes, il a une telle aversion pour la société et les lois qui la régissent chez nous, qu'il aime mieux rester bandit. Ne rien être qu'un villano aisé, ne lui suffirait point. Il a de l'ambition, de l'activité, le génie des ruses de guerre et la passion des aventures. Quoiqu'il entre dans ses desseins de cacher son habileté et son instruction, ces qualités percent malgré lui, et il a une grande influence dans son bourg. Il y passe pour un caractère original, mais on fait cas de ses conseils, et on le consulte sur toutes choses. Il s'est fait un devoir d'obliger tout le monde, parce qu'il s'est fait une politique de n'avoir point d'ennemis. Il explique ses fréquentes absences et les nombreuses visites qu'il reçoit, par un petit commerce de denrées agricoles qui nécessite des voyages dans l'intérieur des terres et des relations un peu étendues. Il cache son patriotisme avec soin, mais il sonde et connaît celui des autres, et, au premier mouvement sérieux, il n'aurait guère qu'un signe à faire pour ébranler toute la population de la montagne, et la montagne marcherait avec lui.

—Eh bien! mon oncle, je comprends que cet homme-là soit un héros à vos yeux, tandis que vous avez peine à estimer un être aussi faiblement dessiné que moi.

—Ce n'est pas le nombre, mais la qualité des paroles que j'estime, répondit le capucin. Tu m'en as dit deux ou trois qui me suffisent, et, quant à mon héros, comme tu l'appelles, il en est si peu prodigue, que j'ai dû le juger sur les faits plus que sur les discours. Moi-même je parle rarement de ce que je sens fortement, et, si tu me trouves prolixe aujourd'hui, c'est qu'il faut que je te dise en deux heures ce que je n'ai pu te dire depuis dix-huit ans que tu es au monde, sans que je te connaisse. D'ailleurs, la réserve ne me déplaît point. J'ai aimé Castro-Reale comme je n'aimerai plus jamais personne, et nous passions ensemble des journées entières, tête à tête, sans nous dire un mot. Il était méfiant comme tout vrai Sicilien doit l'être, et, tant qu'il s'est méfié de lui-même et des autres, il a été un grand cœur et un grand esprit.

—Le jeune homme que nous allons voir a donc conservé pour vous un grand attachement, mon oncle, puisque vous êtes sûr de le trouver prêt à m'accueillir?

—S'il aime quelqu'un au monde, c'est moi, quoique je l'aie bien grondé et bien tourmenté lorsqu'il était mon élève. Pourtant, je ne suis pas bien certain qu'il nous accorde ce que j'ai à lui demander pour toi. Il aura quelque répugnance à vaincre; mais, j'espère.

—Et, sans doute, il sait de mes affaires et de ma destinée tout ce que vous ne me permettez pas d'en savoir moi-même?

—Lui? il ne sait rien du tout, et il ne doit rien savoir avant toi. Le peu que vous devez savoir jusqu'à présent l'un et l'autre, je le dirai à vous deux. Après cela, le Piccinino devinera peut-être plus qu'il ne faudrait. Sa pénétration est grande; mais ce qu'il devinera, il ne te le dira pas, et, ce qu'il voudra découvrir, il ne te le demandera jamais; je suis fort tranquille là-dessus. Maintenant, silence, nous quittons les bois pour rentrer dans le versant de la montagne cultivée et habitée. Nous devons pénétrer inaperçus, autant que possible, dans la retraite où notre homme nous attend.»

Le moine et Michel marchèrent en silence et avec précaution le long des haies et des massifs d'arbres, cherchant l'ombre et fuyant les routes tracées; et bientôt ils arrivèrent, à la faveur du crépuscule, à la demeure du Piccinino.

XXIV.

LE PICCININO.

Au flanc de la montagne que Fra-Angelo et Michel n'avaient cessé de gravir pendant deux heures, le grand bourg de Nicolosi, dont la population est considérable, est la dernière étape civilisée où le voyageur qui veut visiter l'Etna s'arrête, avant de s'engager dans la région austère et grandiose des forêts. Cette seconde région s'appelle Silvosa ou Nemorosa, et le froid s'y fait vivement sentir. La végétation y prend un grand caractère d'horreur et d'abandon, jusqu'à ce qu'elle disparaisse sous les lichens et les graviers arides, après lesquels il n'y a plus que de la neige, du soufre et de la fumée.

Nicolosi et le magnifique paysage qui l'entoure étaient déjà perdus dans la vapeur du soir, lorsque Michel essaya de se rendre compte du lieu où il se trouvait. La masse imposante de l'Etna ne présentait plus qu'une teinte uniforme, et c'est tout au plus s'il pouvait distinguer à un mille au-dessus de lui le sinistre mamelon de Monte-Rosso, ce volcan inférieur, un des vingt ou trente fils de l'Etna, fournaises éteintes ou récemment ouvertes, qui se dressent en batterie à ses pieds. C'est le Monte-Rosso qui ouvrit sa bouche noire, il n'y a pas deux siècles, pour vomir cette affreuse lave dont la mer de Catane est encore sillonnée. Aujourd'hui, les paysans y cultivent la vigne et l'olivier sur des débris qui ont l'air de brûler encore.

L'habitation du Piccinino, isolée dans la montagne, à un demi-mille du bourg, dont un ravin assez escarpé la séparait, marquait la limite d'un terrain fertile, baigné d'une atmosphère tiède et suave. A quelques centaines de pas plus haut, il faisait froid déjà, et déjà l'horreur du désert s'annonçait par l'absence de culture, et des courants de laves si nombreux et si larges, que la montagne de ce côté ne semblait plus accessible. Michel observa que cette situation favorisait parfaitement les vues d'un homme qui s'était fait moitié citoyen, moitié sauvage. Chez lui, il pouvait goûter toutes les aises de la vie; au sortir de chez lui, il pouvait échapper à la présence de l'homme et aux exigences de la loi.

La colline, escarpée d'un côté, adoucie et fertile sur son autre face, était couverte, à son sommet, d'une magnifique végétation, dont une main laborieuse et intelligente entretenait à dessein la splendeur mystérieuse. Le jardin de Carmelo Tomabene était renommé pour sa beauté et l'abondance de ses fruits et de ses fleurs. Mais il en défendait l'entrée avec jalousie, et de grandes palissades couvertes de verdure le fermaient de tous côtés. La maison, assez vaste et bien bâtie, quoique sans luxe apparent, avait été élevée sur les ruines d'un petit fort abandonné. Quelques restes de murailles épaisses, et la base d'une tour carrée, dont on avait tiré parti pour étayer et augmenter la nouvelle construction, et qui portaient les traces de réparations bien entendues, donnaient au modeste édifice un caractère de solidité et un certain air d'importance demi-rustique, demi-seigneuriale. Ce n'était pourtant que la maison d'un cultivateur aisé, mais on sentait bien qu'un homme distingué dans ses habitudes et dans ses goûts pouvait y vivre sans déplaisir.

Fra-Angelo approcha de la porte ombragée, et prit, dans les chèvrefeuilles qui l'encadraient d'un riche berceau, une corde qui suivait une longue tonnelle de vigne, et qui répondait à une cloche placée dans l'intérieur de la maison; mais le bruit de cette cloche était si étouffé qu'on ne l'entendait pas du dehors. La corde, glissant dans la verdure, n'était point apparente, et il fallait être initié à l'existence de ce signal pour s'en servir. Le moine tira la corde à trois reprises différentes, avec attention et lenteur; puis il la tira cinq fois, puis deux, puis trois encore; après quoi il se croisa les bras pendant cinq minutes, et recommença les mêmes signaux dans le même ordre et avec la même circonspection. Un coup de plus ou de moins, et l'hôte mystérieux les eût fort bien laissés attendre toute la nuit sans ouvrir.

Enfin, la porte du jardin s'ouvrit. Un homme de petite taille, enveloppé d'un manteau, s'approcha, prit Fra-Angelo par la main, lui parla à l'oreille quelques instants, revint vers Michel, le fit entrer, et marcha devant eux après avoir refermé la porte avec soin. Ils suivirent la longue tonnelle, qui dessinait une croix dans toute l'étendue du jardin, et traversèrent une sorte de péristyle champêtre formé de piliers grossiers, tout couverts de vigne et de jasmin; après quoi leur hôte les introduisit dans une grande pièce propre et simple, où tout annonçait l'ordre et la sobriété. Là, il les fit asseoir, et, s'étendant sur un vaste canapé couvert d'indienne rouge, il alluma tranquillement son cigare; puis, sans regarder Michel, sans faire aucune démonstration d'amitié au moine, il attendit que celui-ci portât la parole. Il ne montrait aucune impatience, aucune curiosité. Il n'était occupé qu'à se débarrasser lentement de son manteau brun, doublé de rose, à en plier le collet avec soin, et à rajuster sa ceinture de soie, comme s'il eût eu besoin d'être parfaitement à son aise pour écouter ce qu'on avait à lui confier.

Mais quelle fut la surprise de Michel lorsqu'il reconnut, peu à peu, dans le jeune villano de Nicolosi, l'étrange cavalier qui avait fait sensation un instant au bal de la princesse, et avec lequel il avait échangé, sur le perron du palais, des paroles fort peu amicales!

Il se troubla en pensant que cet incident disposerait mal en sa faveur l'homme auquel il venait demander un service. Mais le Piccinino ne parut pas le reconnaître, et Michel pensa qu'il ferait aussi bien de ne pas réveiller le souvenir de cette fâcheuse aventure.

Il eut donc le loisir d'examiner ses traits et de chercher, dans sa physionomie, quelque révélation de son caractère. Mais il lui fut impossible, dans ces derniers moments, de constater une émotion quelconque, une volonté, un sentiment humain, sur cette figure terne et impassible. Il n'y avait pas même de l'impertinence, quoique son attitude et son silence pussent indiquer l'intention de se montrer dédaigneux.

Le Piccinino était un jeune homme de vingt-cinq ans environ. Sa petite taille et ses formes délicates justifiaient le surnom qu'on lui avait donné, et qu'il portait avec plus de coquetterie que de dépit[4]. Il était impossible de voir une organisation plus fine, plus délicate, et en même temps plus parfaite que celle de ce petit homme. Admirablement proportionné, et modelé comme un bronze antique, il rachetait le défaut de force musculaire par une souplesse extrême. Il passait pour n'avoir point d'égal dans tous les exercices du corps, quoiqu'il ne pût se servir que de son adresse, de son sang-froid, de son agilité et de la précision de son coup d'œil. Personne ne pouvait le fatiguer à la marche, ni le suivre à la course. Il franchissait des précipices avec l'aplomb d'un chamois; il visait au fusil comme au pistolet ou à la fronde, et, dans tous les jeux de ce genre, il était tellement sûr de gagner tous les prix, qu'il ne se donnait plus la peine de concourir. Excellent cavalier, nageur intrépide, il n'y avait aucun moyen de locomotion ou de combat qui ne lui assurât une supériorité marquée sur quiconque oserait s'attaquer à lui. Connaissant bien les avantages de la force physique dans un pays de montagnes, et avec une destinée de partisan, il avait voulu acquérir de bonne heure, à cet égard, les facultés que la nature semblait lui avoir refusées. Il les avait exercées et développées en lui avec une âpreté et une persistance incroyables, et il était parvenu à faire de son organisation débile l'esclave fidèle et l'instrument docile de sa volonté.

Cependant, à le voir ainsi couché sur son lit de repos, on eût dit d'une femme maladive ou nonchalante. Michel ne savait point qu'après avoir fait vingt lieues à pied, dans la journée, il prenait un nombre d'heures de repos systématique, et qu'il savait exactement, tant il s'observait et s'étudiait en toutes choses, ce qu'il devait passer d'instants dans la position horizontale, pour échapper à l'inconvénient d'une courbature.

Sa figure était d'une beauté étrange: c'était le type siculo-arabe dans toute sa pureté. Une netteté de lignes incroyable, un profil oriental un peu exagéré, de longs yeux noirs veloutés et pleins de langueur, un sourire fin et paresseux, un charme tout féminin, une grâce de chat dans les mouvements de tête, et je ne sais quoi de doux et de froid qu'il était impossible d'expliquer au premier examen.

Le Piccinino était vêtu avec une recherche extrême et une propreté scrupuleuse. Il portait le costume pittoresque des paysans montagnards, mais composé d'étoffes fines et légères. Ses braies, courtes et collantes, étaient en laine moelleuse rayée de soie jaune sur brun; il laissait voir sa jambe nue, blanche comme l'albâtre, et chaussée de spadrilles écarlates. Sa chemise était en batiste brodée garnie de dentelle, et laissait voir une chaîne de cheveux enroulée à une grosse chaîne d'or sur sa poitrine. Sa ceinture était de soie verte brochée d'argent. De la tête aux pieds il était couvert de contrebande, ou de quelque chose de pis; car, si on eût examiné la marque de son linge, on eût pu se convaincre qu'il sortait de la dernière valise qu'il avait pillée.

Tandis que Michel admirait avec un peu d'ironie intérieure l'aisance avec laquelle ce beau garçon roulait dans ses doigts, effilés comme ceux d'un bédouin, sa cigarette de tabac d'Alger, Fra-Angelo, qui ne paraissait ni surpris ni choqué de son accueil, fit le tour de la chambre, ferma la porte au verrou, et, lui ayant demandé s'ils étaient bien seuls dans la maison, ce à quoi le Piccinino répondit par un signe de tête affirmatif, il commença ainsi:

«Je te remercie, mon fils, de ne m'avoir point fait attendre ce rendez-vous; je viens te demander un service: As-tu le pouvoir et la volonté d'y consacrer quelques jours?

—Quelques jours? dit le Piccinino d'un son de voix si doux que Michel eut besoin de regarder le muscle d'acier de sa jambe pour ne point croire encore une fois qu'il entendait parler une femme; mais l'inflexion de cette parole signifiait, à ne pas s'y méprendre: «Vous vous moquez!»

—J'ai dit quelques jours, reprit le moine avec tranquillité; il faut descendre de la montagne, suivre à Catane le jeune homme que voici, et qui est mon neveu, et demeurer près de lui jusqu'à ce que tu aies réussi à le délivrer d'un ennemi qui l'obsède.»

Le Piccinino se retourna lentement vers Michel et le regarda comme s'il ne l'eût pas encore aperçu; puis, tirant de sa ceinture un stylet richement monté, il le lui présenta avec un imperceptible sourire d'ironie et de dédain, comme pour lui dire: «Vous êtes d'âge et de force à vous défendre vous-même.»

Michel, blessé de la situation où son oncle le plaçait sans son aveu, allait répondre avec vivacité, lorsque Fra-Angelo lui coupa la parole en lui mettant sa main de fer sur l'épaule.

—Tais-toi, mon enfant, dit-il; tu ne sais pas de quoi il s'agit, et tu n'as rien à dire ici. Ami, ajouta-t-il en s'adressant à l'aventurier, si mon neveu n'était pas un homme et un Sicilien, je ne te l'aurais pas présenté. Je vais te dire ce que nous attendons de toi, à moins que tu ne me dises d'avance que tu ne veux pas ou que tu ne peux pas nous servir.

—Père Angelo, répondit le bandit en prenant la main du moine, et en la portant à ses lèvres avec une grâce caressante et un regard affectueux qui changèrent entièrement sa physionomie, quelque chose que ce soit, pour vous je veux toujours. Mais aucun homme ne peut faire tout ce qu'il veut. Il faut donc que je sache ce que c'est.

—Un homme nous gêne...

—J'entends bien.

—Nous ne voulons pas le tuer.

—Vous avez tort.

—En le tuant nous nous perdons; en l'éloignant nous sommes sauvés.

—Il faut donc l'enlever?

—Oui, mais nous ne savons comment nous y prendre.

—Vous ne le savez pas, vous, père Angelo! dit le Piccinino en souriant.

—Je l'aurais su autrefois, répondit le capucin. J'avais des amis, des lieux de refuge. A présent, je suis moine.

—Vous avez tort, répéta le bandit avec la même tranquillité. Donc, il faut que j'enlève un homme. Est-il bien gros, bien lourd?

—Il est fort léger, répondit le moine, qui parut comprendre cette métaphore, et personne ne te donnera un ducat de sa peau.

—En ce cas, bonsoir père; je ne peux pas le prendre seul et le mettre dans ma poche comme un mouchoir. Il me faut des hommes, et l'on n'en trouve plus pour rien comme de votre temps.

—Tu ne m'as pas compris, tu taxeras toi-même le salaire de tes hommes, et ils seront payés.

—Est-ce vous qui répondez de cela, mon père?

—C'est moi.

—Vous seul?

—Moi seul. Et, quant à ce qui te concerne, si l'affaire n'eût pas été magnifique, je ne t'aurais pas choisi.

—Eh bien, nous verrons cela la semaine prochaine, dit le bandit pour amener un plus ample exposé des produits de l'affaire.

—En ce cas, n'en parlons plus, dit le moine un peu blessé de sa méfiance; il faut marcher sur l'heure, ou point.

—Marcher sur l'heure? Et le temps de rassembler mes hommes, de les décider et de les instruire?

—Tu le feras demain matin, et demain soir ils seront à leur poste.

—Je vois que vous n'êtes pas pressés, car vous m'auriez dit de partir cette nuit. Si vous pouvez attendre jusqu'à demain, vous pouvez attendre quinze jours.

—Non; car je compte t'emmener tout de suite, t'envoyer dans une villa où tu parleras avec une des personnes intéressées au succès, et te donner jusqu'à demain soir pour visiter les environs, connaître tous les détails nécessaires, dresser tes batteries, avertir tes hommes, les distribuer, établir des intelligences dans la place... Bah! c'est plus de temps qu'il ne t'en faut! A ton âge, je n'en eusse pas demandé la moitié à ton père.»

Michel vit que le capucin avait enfin touché la corde sensible; car, à ce titre de fils du prince de Castro-Reale, que tout le monde n'osait pas ou ne voulait pas lui accorder ouvertement, le Piccinino tressaillit, se redressa, et bondit sur ses pieds comme prêt à se mettre en route. Mais tout d'un coup, portant la main à sa jambe et se laissant retomber sur son sofa:

«C'est impossible, dit-il; je souffre trop.

—Qu'y a-t-il donc? dit Fra-Angelo. Es-tu blessé? Est-ce donc toujours cette balle morte de l'année dernière? Autrefois, nous marchions avec des balles dans la chair. Ton père a fait trente lieues sans songer à faire extraire celle qu'il reçut dans la cuisse à Léon-Forte, mais les jeunes gens d'aujourd'hui ont besoin d'un an pour guérir une contusion.»

Michel crut que son oncle avait été un peu trop loin, car le Piccinino se recoucha avec un mouvement de dépit concentré, s'étendit sur le dos, envoya au plafond plusieurs bouffées de cigare, et laissa malicieusement au bon père l'embarras de renouer la conversation.

Mais Fra-Angelo savait bien que l'idée des ducats avait remué l'esprit positif du jeune bandit, et il reprit sans la moindre hésitation:

«Mon fils, je te donne une demi-heure, s'il te la faut absolument; une demi-heure, c'est beaucoup pour le sang qui coule dans tes veines! après quoi nous partirons tous les trois.

—Qu'est-ce que c'est donc que ce garçon-là? dit le Piccinino en désignant Michel du bout du doigt, sans déranger ses yeux et son visage tournés vers la muraille.

—C'est mon neveu; je te l'ai dit: et le neveu de Fra-Angelo est bon pour agir. Mais il ne connaît pas le pays et n'a pas les relations nécessaires pour une affaire du genre de celle-ci.

—Craint-il de se compromettre, le signorino?

—Non, Monsieur!» s'écria Michel impatienté et incapable de supporter plus longtemps l'insolence du bandit et la contrainte que lui imposait son oncle. Le bandit se retourna, le regarda en face avec ses longs yeux un peu relevés vers les tempes, et dont l'expression railleuse était parfois insupportable. Cependant, en voyant la figure animée et les lèvres pâles de Michel, il passa à une expression plus bienveillante, quoiqu'un peu suspecte, et, lui tendant la main:

«Soyons amis, lui dit-il; en attendant que nous n'ayons plus d'ennemis sur les bras; c'est ce que nous avons de mieux à faire.»

Comme Michel était assis à quelque distance, il lui eût fallu se lever pour prendre cette main royalement tendue vers lui. Il sourit et ne se dérangea point, au risque de mécontenter son oncle et de perdre le fruit de sa démarche.

Mais le moine ne fut pas fâché de voir Michel prendre de suite cette attitude vis-à-vis du bandit. Ce dernier comprit qu'il n'avait point affaire à une âme molle, et, se levant avec effort, il alla lui prendre la main en disant:

«Vous êtes cruel, mon jeune maître, de ne point vouloir faire deux pas vers un homme brisé de fatigue. Vous n'avez pas fait vingt lieues dans votre journée, vous, et vous voulez que je parte, quand j'ai pris à peine deux heures de repos!

—A ton âge, dit le moine impitoyable, je faisais vingt lieues le jour, et je ne prenais pas le temps de souper pour recommencer. Voyons, es-tu décidé? partons-nous?

—Vous y tenez donc beaucoup? l'affaire vous intéresse donc personnellement?

—J'y tiens comme à mon salut éternel, et l'affaire intéresse ce que j'ai de plus cher au monde, aujourd'hui que ton père est dans la tombe. Mon frère est compromis ainsi que ce brave jeune homme, pour lequel j'exige ton amitié sincère et loyale.

—Ne lui ai-je pas serré la main?

—Aussi je compte sur toi. Quand je te verrai prêt, je te dirai ce qui doit t'allécher plus que l'or et la gloire.

—Je suis prêt. Est-ce un ennemi du pays qu'il faut tuer?

--- Je t'ai dit qu'il n'y avait personne à tuer; tu oublies que je sers le Dieu de paix et de miséricorde. Mais il y a quelqu'un à contrarier beaucoup et à faire échouer complètement dans ses desseins perfides et, cet homme-là, c'est un espion et un traître.

—Son nom?

—Viendras-tu?

—Ne suis-je pas debout?

—C'est l'abbé Ninfo.»

Le Piccinino se mit à rire d'une manière silencieuse qui avait quelque chose d'effrayant.

«Il me sera permis de le contrarier? dit-il.

—Moralement. Mais pas une goutte de sang répandu!

—Moralement! allons, j'aurai de l'esprit. Aussi bien le courage n'est pas de mise avec cet homme-là; mais puisque nous voici d'accord ou à peu près, il est temps de m'expliquer pourquoi cet enlèvement.

—Je te l'expliquerai en route, et tu réfléchiras chemin faisant.

—Impossible. Je ne sais pas faire deux choses à la fois. Je ne réfléchis que quand j'ai le corps en repos.»

Et il se recoucha tranquillement après avoir rallumé sa cigarette.

Fra-Angelo vit bien qu'il ne se laisserait pas emmener les yeux fermés.

—Tu sais, dit-il sans laisser percer aucune impatience, que l'abbé Ninfo est le suppôt, l'espion, l'âme damnée d'un certain cardinal?

—Ieromino de Palmarosa.

—Tu sais aussi qu'il y a dix-huit ans, mon frère aîné, Pier-Angelo, a été forcé de fuir...

—Je le sais. C'était bien sa faute! Mon père vivait encore. Il eût pu se joindre à lui au lieu d'abandonner son pays.

—Tu te trompes; ton père venait de périr. Tu étais enfant; j'étais moine! Il n'y avait plus rien à faire ici.

—Continuez.

—Mon frère est revenu, comme tu sais, il y a un an; et son fils, Michel-Angelo que voici, est revenu il y a huit jours.

—Pourquoi faire?

—Pour aider son père dans son métier, et son pays dans l'occasion. Mais une dénonciation pèse déjà sur sa tête ainsi que sur celle de son père. Le cardinal a encore de la mémoire et ne pardonne point. L'abbé Ninfo est prêt à agir en son nom.

—Qu'attendent-ils?

—J'ignore ce que le cardinal attend pour mourir; mais je puis dire que l'abbé Ninfo attend la mort du cardinal.

—Pourquoi?

—Pour s'emparer de ses papiers avant qu'on ait eu le temps de mettre les scellés et d'avertir l'héritière.

—Qui est l'héritière?

—La princesse Agathe de Palmarosa.

—Ah! oui! dit le bandit en changeant de position. Une belle femme, à ce qu'on dit!

—Cela ne fait rien à l'affaire. Mais, comprends-tu maintenant pourquoi il est nécessaire que l'abbé Ninfo disparaisse pendant les derniers moments du cardinal?

—Pour qu'il ne s'empare point des papiers, vous l'avez dit. Il peut frustrer la princesse Agathe de titres importants, soustraire un testament. L'affaire est grave pour elle. Elle est fort riche, cette dame? Grâce aux bons sentiments de son père et de son oncle, le gouvernement lui a laissé tous ses biens et ne l'écrase pas de contributions forcées.

—Elle est fort riche, donc c'est pour toi une grande affaire, car la princesse est aussi généreuse qu'opulente.

—J'entends. Et puis, c'est une très-belle femme!»

L'insistance de cette réflexion fit passer un frisson de colère dans les veines de Michel; l'impertinence du bandit lui paraissait intolérable; mais Fra-Angelo ne s'en inquiéta point. Il croyait savoir que c'était, chez le Piccinino, une manière de voiler sa cupidité sous un air de galanterie.

«Ainsi, reprit le bandit, c'est pour votre frère et votre neveu que je dois agir incidemment, tandis qu'en réalité j'ai à sauver la fortune à venir de madame de Palmarosa en m'emparant de la personne suspecte de l'abbé Ninfo? C'est bien cela?

—C'est bien cela, dit le moine. La signora doit veiller à ses intérêts et moi à ma famille. Voilà pourquoi je lui ai conseillé de te demander ton aide, et pourquoi j'ai voulu être porteur de sa requête.»

Le Piccinino parut rêver un instant; puis, tout à coup, se renversant sur ses coussins: «L'excellente histoire! dit-il d'une voix entrecoupée par de grands éclats de rire. C'est une des meilleures aventures où je me sois trouvé.»

XXV.

LA CROIX DU DESTATORE.

Cet accès de gaieté, qui parut passablement insolent à Michel, inquiéta enfin le moine; mais, sans lui donner le temps de l'interroger, le Piccinino reprit son sérieux aussi brusquement qu'il l'avait perdu.

«L'affaire s'éclaircit, dit-il. Un point reste obscur. Pourquoi ce Ninfo attend-il la mort de son patron pour dénoncer vos parents?

—Parce qu'il sait que la princesse les protège, répondit le capucin; qu'elle a de l'amitié et de l'estime pour le vieux et honnête artisan qui travaille, depuis un an, dans son palais, et que, pour les préserver de la persécution, elle se laisserait rançonner par cet infâme abbé. Il se dit aussi, lui, qu'alors il tiendra peut-être, de tous points, le sort de cette noble dame entre ses mains, et qu'il sera libre de la ruiner à son profit. Ne te semble-t-il pas qu'il vaut mieux que la princesse Agathe, qui est une bonne Sicilienne, hérite paisiblement des biens du cardinal, et qu'elle récompense les services d'un brave tel que toi, au lieu de dépenser son argent à endormir le venin d'une vipère comme Ninfo?

—C'est mon avis. Mais qui vous répond que le testament n'ait pas déjà été soustrait?

—Nous savons de bonne part qu'il n'a pu l'être encore.

—Il faut que j'en sois certain, moi! car je ne veux pas agir pour ne rien faire qui vaille.

—Que t'importe, si tu es récompensé de même?

—Ah ça, frère Angel, dit le Piccinino en se relevant sur son coude, et en prenant un air de fierté qui fit étinceler un instant ses yeux languissants, pour qui me prenez-vous? Il me semble que vous m'avez un peu oublié. Suis-je un bravo qu'on paie à la tâche ou à la journée? Je me flattais jusqu'ici d'être un ami fidèle, un homme d'honneur, un partisan dévoué; et voilà que, rougissant apparemment de l'élève que vous avez formé, vous me traitez comme un mercenaire prêt à tout pour un peu d'or? Détrompez-vous, de grâce. Je suis un justicier d'aventure, comme était mon père; et, si j'opère autrement que lui, si, me conformant aux temps où nous vivons, j'use plus souvent de mon habileté que de mon courage, je n'en suis pas moins un talent fier et indépendant. Plus utile et plus recherché qu'un notaire, un avocat ou un médecin, si je mets un prix élevé à mes services, ou si je les donne gratis, selon la condition des gens qui les réclament, je n'en ai pas point l'amour de mon art et le respect de ma propre intelligence. Je ne perdrai jamais mon temps et ma peine à gagner de l'argent sans sauver les intérêts de mes clients; et, de même que l'avocat renommé refuse une cause qu'il serait sûr de perdre, de même qu'un capitaine ne risque pas ses hommes dans une action inutile, de même qu'un médecin honnête discontinue ses visites quand il sait ne pouvoir soulager son malade, de même, moi, mon père, je refuse vos offres, car elles ne satisfont point ma conscience.

—Tu n'avais pas besoin de me dire tout cela, dit Fra-Angelo toujours calme. Je sais qui tu es, et je croirais m'avilir moi-même en réclamant l'aide d'un homme que je n'estimerais pas.

—Alors, reprit le Piccinino avec une émotion croissante, pourquoi manquez vous de confiance en moi? Pourquoi ne me dites-vous qu'une partie de la vérité?

—Tu veux que je te dise où est caché le testament du cardinal? Cela, je l'ignore, et n'ai pas seulement songé à le demander.

—C'est impossible.

—Je te jure devant Dieu, enfant, que je n'en sais rien. Je sais qu'il est hors des atteintes de Ninfo, jusqu'à présent, et qu'il ne pourrait s'en emparer du vivant du cardinal que par un acte de la volonté de ce prélat.

—Et qui vous dit que ce n'est pas fait?

—La princesse Agathe en est certaine; elle me l'a dit, et cela me suffit.

—Et si cela ne me suffit pas, à moi? Si je n'ai pas confiance dans la prévoyance et l'habileté de cette femme? Est-ce que les femmes ont le moindre génie dans ces sortes de choses? Est-ce qu'elles ont d'autres talents, dans l'art de deviner ou de feindre, que ceux qu'elles mettent au service de l'amour?

—Tu es devenu bien savant dans cette question, et moi je suis resté fort ignorant; au reste, ami, si tu veux savoir plus de détails, demande-les à la princesse elle-même, et probablement tu seras satisfait. Je comptais te mettre, ce soir, en rapport avec elle.

—Dès ce soir, en rapport direct? Je pourrai lui parler sans témoins?

—A coup sûr, si tu le crois utile au succès de nos desseins.»

Le Piccinino se tourna brusquement vers Michel et le regarda sans rien dire.

Le jeune artiste ne put soutenir cet examen sans un trouble mortel. La manière dont l'aventurier parlait d'Agathe l'avait déjà irrité profondément, et, pour se donner une contenance, il fut forcé de prendre une cigarette que le bandit lui offrit tout à coup d'un air ironique et quasi protecteur.

Car le Piccinino venait de se lever tout à fait, et, cette fois, avec la résolution arrêtée de partir. Il commença à défaire sa ceinture, tout en secouant et tiraillant ses jambes comme le chien de chasse qui s'éveille et se prépare à la course.

Il passa dans une autre pièce et en revint bientôt, habillé avec plus de soin et de décence. Il avait couvert ses jambes nues des longues guêtres de laine blanche drapée que portent les montagnards italiens. Mais tous les boutons de sa chaussure, de la cheville au genou, étaient d'or fin. Il avait endossé le double justaucorps, celui de dessus en velours vert brodé d'or, celui de dessous, plus court, plus étroit, et d'une coupe élégante, était de moire lilas, brodé d'argent. Une ceinture de peau blanche serrait sa taille souple; mais, au lieu de la boucle de cuivre, il portait une superbe agrafe de cornaline antique richement montée. On ne lui voyait point d'armes; mais, à coup sûr, il était muni des meilleurs moyens de défense personnelle. Enfin, il avait échangé son manteau de fantaisie contre le manteau classique de laine noire en dessus, blanche en dessous, et il se couvrit la tête de ce capuchon pointu qui donne l'air de moines ou de spectres à toutes ces mystérieuses figures qu'on rencontre sur les chemins de la montagne.

«Allons, dit-il en se regardant à un large miroir penché sur la muraille, je puis me présenter devant une femme sans lui faire peur. Qu'en pensez-vous, Michel-Ange Lavoratori?»

Et, sans s'inquiéter de l'impression que pourrait produire sur le jeune artiste ce ton de fatuité, il se mit à fermer sa maison avec un soin extrême. Après quoi, il passa gaîment son bras sous celui de Michel, et se prit à marcher si vite, que ses deux compagnons avaient peine à le suivre.

Lorsqu'ils eurent dépassé la hauteur de Nicolosi, Fra-Angelo, s'arrêtant à la bifurcation du sentier, prit congé des deux jeunes gens pour retourner à son monastère, et leur conseilla de ne pas perdre leur temps à le reconduire.

«La permission qui m'est accordée expire dans une demi-heure, dit-il; j'aurai peut-être, d'ici à peu de temps, bien d'autres permissions à demander, et je ne dois point abuser de celle-ci. Voilà votre route directe pour gagner la villa Palmarosa sans passer par Bel-Passo. Vous n'avez aucun besoin de moi pour être introduits auprès de la princesse. Elle est prévenue, elle vous attend. Tiens, Michel, voici une clé du parc et celle du petit jardin qui touche au casino. Tu connais l'escalier dans le roc; tu sonneras deux fois, trois fois, et une fois, à la petite grille dorée, tout en haut. Jusque-là, évitez d'être vus, et ne vous laissez suivre par personne. Pour mot de passe, vous direz à la camériste qui vous ouvrira le parterre réservé: Sainte madone de Bel-Passo. Ne te dessaissis pas de ces clés, Michel. Depuis quelques jours, on a changé secrètement toutes les serrures, et on en a mis de si compliquées, qu'à moins de s'adresser à l'ouvrier qui les a livrées, et qui est incorruptible, il sera désormais impossible au Ninfo de s'introduire dans la villa à l'aide de fausses clés...

«Encore un mot, mes enfants. Si quelque événement imprévu vous rendait mon concours pressant, durant la nuit, le Piccinino connaît de reste ma cellule et le moyen de s'introduire dans le couvent.

—Je le crois bien! dit le Piccinino, quand ils furent éloignés du capucin; j'ai fait assez d'escapades, la nuit, je suis rentré assez souvent aux approches du jour, pour savoir comment on franchit les murs du monastère de Mal-Passo. Ah çà, mon camarade, nous n'avons plus à ménager les jambes du bon frère Angelo; nous allons courir un peu sur ce versant, et vous aurez l'obligeance de ne pas rester en arrière, car je ne suis pas d'avis de suivre les chemins tracés. Ce n'est pas mon habitude, et le vol d'oiseau est beaucoup plus sûr et plus expéditif.»

En parlant ainsi, il se lança au milieu des rochers qui descendaient à pic vers le lit du torrent, comme s'il eût voulu s'y précipiter. La nuit était fort claire, comme presque toutes les nuits de ce beau climat. Néanmoins la lune qui commençait à s'élever dans le ciel, et qui projetait de grandes ombres sur les profondeurs, rendait incertain et trompeur l'aspect de ces abîmes. Si Michel n'eût serré de près son guide, il n'eût su absolument comment se diriger à travers des masses de laves et des escarpements qui paraissaient impossibles à franchir. Quoique le Piccinino connût parfaitement les endroits praticables, il y eut quelques passages si dangereux et si difficiles, que, sans la crainte de passer pour un poltron et un maladroit, Michel eût refusé de s'y hasarder. Mais la rivalité d'amour-propre est un stimulant qui décuple les facultés humaines, et, au risque de se tuer vingt fois, le jeune artiste suivit le bandit sans broncher et sans faire la moindre réflexion qui trahît son malaise et sa méfiance.

Nous disons méfiance, parce qu'il crut bientôt s'apercevoir que toute cette peine et cette témérité ne servaient point à abréger le chemin. Ce pouvait être une malice de l'aventurier pour éprouver ses forces, son adresse et son courage, ou une tentative pour lui échapper. Il s'en convainquit presque, lorsque, après une demi-heure de cette course extravagante, et après avoir franchi trois fois les méandres du même torrent, ils se trouvèrent au fond d'un ravin que Michel crut reconnaître pour l'avoir côtoyé par en haut avec le capucin, en se rendant à Nicolosi. Il ne voulut pas en faire la remarque; mais involontairement, il s'arrêta un instant pour regarder la croix de pierre au pied de laquelle il Destatore s'était brûlé la cervelle, et qui se dessinait au bord du ravin. Puis, cherchant des yeux autour de lui, il reconnut le bloc de lave noire que Fra-Angelo lui avait montré de loin et qui servait de monument funèbre au chef des bandits. Il n'en était qu'à trois pas, et le Piccinino, se dirigeant vers cette roche, venait de s'y arrêter, les bras croisés, dans l'attitude d'un homme qui reprend haleine.

Quelle pouvait être la pensée du Piccinino en faisant ce détour périlleux et inutile, pour passer sur le tombeau de son père? Pouvait-il ignorer que c'était là le lieu de sa sépulture, ou bien craignait-il moins de marcher sur sa dépouille qu'au pied de la croix, témoin de son suicide? Michel n'osa l'interroger sur un sujet si pénible et si délicat; il s'arrêta aussi, garda le silence, et se demanda à lui-même pourquoi il avait éprouvé une si affreuse émotion, lorsque, deux heures auparavant, Fra-Angelo lui avait raconté, en ce lieu même, la fin tragique du Destatore. Il se connaissait assez pour savoir qu'il n'était ni pusillanime, ni superstitieux, et, en ce moment, il se sentit calme et au-dessus de toute vaine frayeur. Il n'éprouvait qu'une sorte de dégoût et d'indignation, à l'aspect du jeune bandit, qui s'était appuyé contre le fatal rocher, et qui battait tranquillement le briquet pour allumer une nouvelle cigarette.

«Savez-vous ce que c'est que cette roche? lui dit tout à coup l'étrange jeune homme; et ce qui s'est passé au pied de cette croix qui, d'ici, nous coupe la lune en quatre?

—Je le sais, répondit Michel froidement, et j'espérais pour vous que vous ne le saviez pas.

—Ah! vous êtes comme le frère Angelo, vous? reprit le bandit d'un ton dégagé; vous êtes étonné que, lorsque je passe par ici, je ne me mette point, les deux genoux en terre, à réciter quelque oremus pour l'âme de mon père? Pour accomplir cette formalité classique, il faudrait trois croyances que je n'ai point: la première, c'est qu'il y ait un Dieu; la seconde, que l'homme ait une âme immortelle; la troisième, que mes prières puissent lui faire le moindre bien, au cas où celle de mon père subirait un châtiment mérité. Vous me trouvez impie, n'est-ce pas? Je gage que vous l'êtes autant que moi, et que n'était le respect humain et une certaine convenance hypocrite à laquelle tout le monde, même les gens d'esprit, croient devoir se soumettre, vous diriez que j'ai parfaitement raison?

—Je ne me soumettrai jamais à aucune convenance hypocrite, répondit Michel. J'ai très-sincèrement et très-fermement les trois principes de croyance que vous vous vantez de ne point avoir.

—Ah! en ce cas, vous avez horreur de mon athéisme?

—Non; car je veux croire qu'il est involontaire et de bonne foi, et je n'ai pas le droit de me scandaliser d'une erreur, moi, qui, certes, à beaucoup d'autres égards, n'ai pas l'esprit ouvert à la vérité absolue. Je ne suis pas dévot, pour blâmer et damner ceux qui ne pensent pas comme moi. Pourtant, je vous dirai avec franchise qu'il y a une sorte d'athéisme qui m'épouvante et me repousse: c'est celui du cœur, et je crains que le vôtre ne prenne pas seulement sa source dans une disposition de l'esprit.

—Bien! bien! continuez! dit le Piccinino en s'entourant de bouffées de tabac avec une vivacité insouciante un peu forcée. Vous pensez que je suis un cœur de roche, parce que je ne verse point, dans ce lieu où je repasse forcément tous les jours, et sur cette pierre où je me suis assis cent fois, des torrents de larmes au souvenir de mon père?

—Je sais que vous l'avez perdu dans un âge si tendre, que vous ne pouvez connaître le regret de son intimité. Je sais que vous devez être habitué, presque blasé, sur les souvenirs sinistres attachés à ce lieu. Je me dis tout ce qui peut excuser votre indifférence; mais cela ne justifie point à mes yeux l'espèce de bravade dont vous me donnez, à dessein je crois, le spectacle bizarre. Moi, qui n'ai point connu votre père, et qui n'ai aucun lien de parenté avec lui, il me suffit que mon oncle l'ait beaucoup aimé, et qu'une partie de la vie de ce chef de bandes ait été illustrée par des actes de patriotisme et de bravoure, pour qu'un certain respect s'empare de moi à côté de sa tombe, et pour que je me sente navré et révolté de l'attitude que vous avez en ce moment.

—Maître Michel, dit le Piccinino en jetant brusquement sa cigarette, et en se tournant vers lui avec un geste menaçant, je vous trouve singulier, dans la position où nous sommes vis-à-vis l'un de l'autre, d'oser me faire une pareille réprimande. Vous oubliez, je crois, que je sais vos secrets; que je suis libre d'être votre ami ou votre ennemi; enfin, qu'à cette heure, dans cette solitude, à cette place maudite où je ne suis peut-être pas dans mon sang-froid autant que vous le croyez, votre vie est entre mes mains?

—La seule chose que je puisse craindre ici, répondit Michel avec le plus grand calme, c'est de faire mal à propos le pédagogue. Ce rôle n'irait point à mon âge et à mes goûts. Je vous ferai donc observer que si vous n'aviez provoqué mes réponses avec une sorte d'insistance, je vous aurais dispensé de mes observations. Quant à vos menaces, je ne vous dirai pas que je me crois aussi fort et aussi calme pour me défendre que vous pouvez l'être pour m'attaquer. Je sais que, d'un coup de sifflet, vous pouvez faire sortir un homme armé de derrière chaque rocher qui nous avoisine. Je me suis fié à votre parole, et je ne me suis point armé pour marcher à côté d'un homme qui m'a tendu la main en me disant: Soyons amis. Mais, si mon oncle s'est trompé sur votre loyauté, et si vous m'avez attiré dans un piége, ou même (ce que j'aimerais mieux croire pour votre caractère) si l'effet du lieu où nous sommes trouble votre raison et vous rend furieux, je ne vous en dirai pas moins ma pensée et ne m'abaisserai point à flatter les travers dont vous semblez faire gloire en ma présence.»

Ayant ainsi parlé, Michel ouvrit son manteau pour montrer au bandit qu'il n'avait pas même un couteau sur lui, et s'assit en face du Piccinino en le regardant au visage avec le plus grand sang-froid. C'était la première fois qu'il se trouvait dans une situation à laquelle il n'avait, certes, pas eu le loisir de se préparer, et dont il n'était point sûr de se retirer sans encombre; car la lune, sortant de derrière la Croce del Destatore, et venant à donner en plein sur la figure du jeune bandit, l'expression féroce et perfide de sa physionomie ne resta plus douteuse pour Michel. Néanmoins, le fils de Pier-Angelo, le neveu du hardi capucin de Bel-Passo, sentit que son cœur était inaccessible à la crainte, et que le premier danger sérieux qui menaçait sa jeune existence le trouvait résolu et fier.

Le Piccinino, se voyant si près de lui et si bien éclairé par la lune, essaya un instant l'effet terrifiant de ses yeux de tigre; mais, n'ayant pu faire baisser ceux de Michel, et ne découvrant aucun indice de poltronnerie dans sa figure ou dans son attitude, il vint tout à coup s'asseoir à son côté et lui prit la main.

«Décidément, lui dit-il, quoique je m'efforce de te dédaigner et de te haïr, je n'en puis venir à bout; j'imagine que tu es assez pénétrant pour deviner que j'aimerais mieux te tuer que de te préserver, comme je me suis engagé à le faire. Tu me gènes dans certaines illusions que tu peux fort bien pressentir: tu me frustres dans certaines espérances que je nourrissais et auxquelles je ne suis nullement disposé à renoncer. Mais ce n'est pas seulement ma parole qui me lie, c'est une certaine sympathie dont je ne puis me défendre pour toi. Je mentirais si je te disais que je t'aime, et qu'il m'est agréable de défendre tes jours. Mais je t'estime, et c'est beaucoup. Tiens, tu as bien fait de me répondre ainsi; car, je puis te l'avouer maintenant, ce lieu m'inspire parfois des accès de frénésie, et j'y ai pris, en mainte occasion décisive, des résolutions terribles. Tu n'y étais pas en sûreté avec moi tout à l'heure, et je ne voudrais pas encore t'y entendre prononcer certain nom. N'y restons donc pas davantage, et prends ce stylet que je t'ai déjà offert. Un Sicilien doit toujours être prêt à s'en servir, et je te trouve bien insensé de marcher ainsi désarmé, dans la situation où tu es.

—Partons, dit Michel en prenant machinalement le poignard du bandit. Mon oncle dit que le temps presse et qu'on nous attend.

—On nous attend! s'écria le bandit en bondissant sur ses pieds. Tu veux dire qu'on t'attend! Malédiction! Je voudrais que cette croix et ce rocher pussent rentrer sous terre tous les deux! Jeune homme, tu peux croire que je suis athée, et que j'ai le cœur dur; mais si tu crois que ce cœur est de glace... Tiens, portes-y la main, et sache que le désir et la volonté ont là leur siége aussi bien que dans la tête.»

Il prit violemment la main de Michel et la plaça sur sa poitrine. Elle était soulevée tout entière par des palpitations si violentes, qu'on eût dit qu'elle allait se briser.

Mais, quand ils furent sortis du ravin, et qu'ils eurent laissé derrière eux la Croce del Destatore, le Piccinino se mit à fredonner, d'une voix suave et pure comme l'haleine de la nuit, une chanson en dialecte sicilien dont le refrain était:

«Le vin rend fou, l'amour rend sot, mon nectar c'est le sang des lâches, ma maîtresse c'est ma carabine.»

Après cette sorte de bravade contre lui-même et contre les oreilles des sbires napolitains, qui pouvaient bien se trouver à portée, le Piccinino se mit à parler avec Michel, sur un ton d'aisance et de désintéressement remarquable. Il l'entretint des beaux-arts, de la littérature, de la politique extérieure et des nouvelles du jour avec autant de liberté d'esprit, de politesse et d'élégance, que s'ils eussent été dans un salon ou sur une promenade, et comme s'ils n'eussent eu l'un et l'autre aucune affaire grave à éclaircir, aucune préoccupation émouvante à se communiquer.

Michel reconnut bientôt que le capucin ne lui avait pas exagéré les connaissances variées et les facultés heureuses de son élève. En fait de langues mortes et d'études classiques, Michel était incapable de lui tenir tête, car il n'avait eu, avant d'embrasser la carrière de l'art, ni le moyen ni le loisir d'aller au collége. Le Piccinino, voyant qu'il ne connaissait que les traductions dont il lui citait les textes avec une netteté de mémoire à toute épreuve, se rejeta sur l'histoire, sur la littérature moderne, sur la poésie italienne, sur les romans et sur le théâtre. Quoique Michel eût énormément lu pour son âge, et qu'il eût, comme il le disait lui-même, nettoyé et aiguisé son esprit, à la hâte, en s'assimilant tout ce qui lui était tombé sous la main, il reconnut encore que le paysan de Nicolosi, dans les intervalles de ses expéditions périlleuses, et dans la solitude de son jardin ombragé, avait mis encore mieux que lui le temps a profit. C'était merveille de voir qu'un homme qui ne savait pas marcher avec des bottes et respirer avec une cravate, qui n'était pas descendu à Catane dix fois en sa vie, un homme enfin qui, retiré dans sa montagne, n'avait jamais vu le monde ni fréquenté les beaux esprits, eût acquis, par la lecture, le raisonnement, ou la divination d'un esprit subtil, la connaissance du monde moderne dans ses moindres détails, comme il avait acquis dans le cloître la science du monde ancien. Aucun sujet ne lui était étranger: il avait appris tout seul plusieurs langues vivantes, et il affectait de s'exprimer avec Michel en pur toscan, pour lui montrer que personne à Rome ne le prononçait et ne le parlait avec plus de correction et de mélodie.

Michel prit tant de plaisir à l'écouter et à lui répondre, qu'il oublia un instant la méfiance que lui inspirait à juste titre un esprit si compliqué et un caractère si difficile à définir. Il fit le reste de la route sans en avoir conscience, car ils suivaient alors un chemin facile et sûr; et, lorsqu'ils arrivèrent au parc de Palmarosa, il tressaillit de surprise à l'idée de se trouver sitôt en présence de la princesse Agathe.

Alors tout ce qui lui était arrivé pendant et après le bal repassa dans sa mémoire comme une suite de rêves étranges. Une émotion délicieuse le gagna, et il ne se sentit plus ni très-courroucé ni très-effrayé des prétentions de son compagnon de voyage, en résumant celles qu'il caressait lui-même.

XXVI.

AGATHE.

Michel ouvrit lui-même la petite porte à laquelle aboutissait le sentier qu'ils avaient suivi, et, après avoir traversé le parc en biais, il se trouva au pied de l'escalier de laves qui gravissait le rocher. Le lecteur n'a pas oublié que le palais de Palmarosa était adossé à une colline escarpée, et formait trois édifices distincts, qui montaient, pour ainsi dire à reculons, sur cette montagne; que l'étage le plus élevé, appelé le Casino, offrant plus de solitude et de fraîcheur que les autres, était habité, suivant l'usage de tout le pays, par la personne la plus distinguée de la maison; c'est-à-dire que les appartements de maître donnaient de plain-pied sur la cime du rocher, formant là un jardin peu étendu, mais ravissant, à une grande élévation, et sur la partie opposée au fronton de la façade. C'est là que la princesse vivait retirée comme dans un ermitage splendide, n'ayant pas besoin de descendre l'escalier de son palais, ni d'être vue de ses serviteurs pour se donner le plaisir de la promenade.

Michel avait déjà vu ce sanctuaire, mais très à la hâte, comme on sait, et, lorsqu'il s'y était assis, durant le bal, avec Magnani, il était si agité et parlait d'une manière si animée, qu'il n'en avait pas observé la disposition et les abords.

En s'y introduisant par l'escarpement du rocher avec le Piccinino, il se rendit mieux compte de la situation de ce belvédère, et remarqua qu'il était taillé dans un style si hardi, que c'était, en fait, une petite forteresse: l'escalier creusé dans le roc offrait un moyen de sortie plus qu'une entrée; car il était si serré entre deux murailles de laves, et si rapide, que la main d'une femme eût suffi pour repousser et précipiter un visiteur indiscret ou dangereux. En outre, il y avait, à la dernière marche de cette échelle, sans transition de la moindre plate-forme, une petite grille dorée d'une étroitesse et d'une hauteur singulière, enchâssée entre deux légères colonnes de marbre, lisses comme des mâts. A droite et à gauche, la partie extérieure de chaque pilier était le précipice à pic, couronné seulement de ces lourds enroulements de fer dans le goût du dix-septième siècle, qui ressemblent à des dragons fantastiques, hérissés de dards sur toute leur circonférence; ornement à deux fins qu'il est malaisé de franchir quand on n'a aucun point d'appui et un précipice sous les pieds.

Cette espèce de fortification n'était pas inutile dans un pays où les brigands de la montagne s'aventurent dans la vallée et dans la plaine, jusqu'aux portes des cités. Michel les examina avec la satisfaction d'un amant jaloux; mais le Piccinino les regarda d'un air de mépris, et se permit même de dire, en montant l'escalier, que c'était une citadelle de bonbon, qui ferait grand effet dans un dessert.

Michel sonna le nombre de coups convenu, et immédiatement la porte s'ouvrit. Une femme voilée était là toute prête, attendant avec impatience. Elle saisit, dans l'obscurité, la main de Michel, au moment où il entrait, et, dans cette douce étreinte, le jeune artiste, reconnaissant la princesse Agathe, trembla et perdit la tête, si bien que le Piccinino, qui ne la perdait point, retira la clé que Michel, tout en sonnant pour avertir, avait placée dans la serrure. Le bandit la mit dans sa ceinture en refermant la grille, et, lorsque Michel s'avisa de cet oubli, il n'était plus temps de le réparer. Ils étaient entrés tous les trois dans le boudoir de la princesse, et ce n'était point le moment de chercher querelle à un homme aussi dépourvu de timidité que l'était le fils du Destatore.

Agathe était avertie et aussi bien renseignée que possible sur le caractère et les habitudes de l'homme avec lequel il lui fallait entrer en relations; elle était trop de son pays pour avoir des préjugés sérieux contre la profession de bandit, et elle était résolue à faire les plus grands sacrifices d'argent pour s'assurer les services du Piccinino. Néanmoins elle éprouva en le voyant une émotion fâcheuse qu'elle eut bien de la peine à lui cacher; et, lorsqu'il lui baisa la main en la regardant avec ses yeux hardis et railleurs, elle fut saisie d'un malaise douloureux, et sa figure s'altéra sensiblement, quoiqu'elle sût se maintenir avenante et polie.

Elle savait que la première précaution à observer, c'était de flatter la secrète vanité de l'aventurier, en lui témoignant beaucoup d'égards, et en lui donnant du capitaine à discrétion. Elle ne manqua donc pas de lui conférer ce titre, en le faisant asseoir à sa droite, tandis qu'elle traita Michel avec une bienveillance plus familière en lui désignant un siége quasi derrière elle, près du dossier de son lit de repos. Là, penchée vers lui sans le regarder, et appuyant son coude tout près de son épaule, comme pour être prête à l'avertir par des mouvements fortuits en apparence, elle voulut entrer en matière.

Mais le Piccinino, remarquant cet essai de connivence, et se trouvant apparemment trop loin d'elle, quitta son fauteuil, et vint, sans façon, s'asseoir à ses côtés sur le sofa.

En ce moment, le marquis de la Serra, qui attendait probablement, dans une pièce voisine, que la conversation fût engagée, entra sans bruit, salua le bandit avec une politesse silencieuse, et alla s'asseoir auprès de Michel, après lui avoir serré la main. Michel se sentit rassuré par la présence de celui qu'il ne pouvait s'empêcher de considérer comme son rival. Il s'était déjà demandé s'il ne serait pas tenté bientôt de jeter le Piccinino par les fenêtres; et, comme cette vivacité aurait bien pu avoir quelque grave inconvénient, il espéra que le bandit, contenu par la figure grave et le personnage sérieux du marquis, n'oserait pas sortir des bornes de la convenance.

Le Piccinino savait fort bien qu'il ne courait aucun risque d'être trahi par M. de la Serra; même il lui plut de voir ce noble seigneur lui donner des gages de l'alliance qu'on faisait avec lui, et dans laquelle, nécessairement, le marquis allait se trouver engagé.

«M. de la Serra est donc aussi mon ami et mon complice? dit-il à Agathe d'un ton de reproche.

—Signor Carmelo, répondit le marquis, vous n'ignorez pas, sans doute, que j'étais le proche parent du prince de Castro-Reale, et que, par conséquent, je suis le vôtre. J'étais bien jeune encore lorsque le vrai nom du Destatore fut découvert enfin par la police de Catane, et vous n'ignorez peut-être pas non plus que je rendis alors au proscrit d'importants services.

—Je connais assez bien l'histoire de mon père, répondit le jeune bandit, et il me suffit de savoir que M. de la Serra reporte sur moi la bienveillance qu'il lui accordait.»

Satisfait dans sa vanité, et bien résolu à ne pas jouer un rôle ridicule, bien décidé aussi à faire plier autour de lui toutes les volontés, le Piccinino voulut le faire avec esprit et bon goût. Il s'arrangea donc bien vite, sur le sofa, une attitude à la fois convenable et gracieuse, et donna à son regard insolent et lascif une expression d'intérêt bienveillant et presque respectueux.

La princesse rompit la glace la première, et lui exposa l'affaire laconiquement, à peu près dans les mêmes termes dont Fra-Angelo s'était servi pour faire sortir le jeune loup de sa tanière. Le Piccinino écouta cet exposé, et rien ne trahit, sur sa figure, la profonde incrédulité qu'il apportait dans son attention.

Mais, lorsque la princesse eut fini, il renouvela avec aplomb sa question sine qua non, du testament, et déclara que, dans un cas semblable, l'enlèvement de l'abbé Ninfo lui paraissait une précaution bien tardive, et sa propre intervention une peine et une dépense inutiles.

La princesse Agathe n'avait pas été pour rien horriblement malheureuse. Elle avait appris à connaître les ruses des passions cachées; et l'habileté qu'elle n'eût point puisée dans son âme simple et droite, elle l'avait acquise à ses dépens dans ses relations avec des natures tout opposées à la sienne. Elle pressentit donc bien vite que les scrupules du capitaine étaient joués, et qu'il avait un motif secret qu'il fallait deviner.

«Monsieur le capitaine, lui dit-elle, si vous jugez ainsi ma position, nous devons en rester là; car je vous ai fait demander de vous voir, beaucoup plus pour avoir vos conseils que pour vous faire part de mes idées. Cependant, veuillez écouter des éclaircissements qu'il n'était pas au pouvoir de Fra-Angelo de vous donner.

«Mon oncle le cardinal a fait un testament où il me constitue son héritière universelle, et il n'y a pas plus de dix jours que, se rendant de Catane à sa villa de Ficarazzi, où il est maintenant, il s'est détourné de son chemin pour me faire une visite à laquelle je ne m'attendais pas. J'ai trouvé mon oncle dans la même situation physique où je l'avais vu peu avant à Catane; c'est-à-dire impotent, sourd, et ne pouvant parler assez distinctement pour se faire comprendre sans l'aide de l'abbé Ninfo, qui connaît ou devine ses intentions avec une rare sagacité... à moins qu'il ne les interprète ou ne les traduise avec une impudence sans bornes! Néanmoins, dans cette occasion, l'abbé Ninfo me parut suivre, de tous points, les volontés de mon oncle; car le but de cette visite était de me montrer le testament, et de me faire savoir que les affaires du cardinal étaient en règle.

—Qui vous montra ce testament, signora? dit le Piccinino; car Son Éminence ne peut faire le moindre mouvement du bras ni de la main?

—Patience, capitaine, je n'omettrai aucun détail. Le docteur Recuperati, médecin du cardinal, était porteur du testament, et je compris suffisamment aux regards et à l'agitation de mon oncle, qu'il ne voulait point que cet acte sortit de ses mains. Deux ou trois fois, l'abbé Ninfo s'avança pour le prendre, sous prétexte de me le présenter, et mon oncle fit briller ses yeux terribles, en rugissant comme un lion mourant. Le docteur remit le testament dans son portefeuille, et me dit: «Que Votre Seigneurie ne partage point l'inquiétude de Son Éminence. Quelle que soit l'estime et la confiance que doit nous inspirer M. l'abbé Ninfo, ce papier étant confié à ma garde, nul autre que moi, fût-ce le pape ou le roi, ne touchera à un acte si important pour vous.» Le docteur Recuperati est un homme d'honneur, incorruptible, et d'une fermeté rigide dans les grandes occasions.

—Oui, Madame, dit le bandit, mais il est stupide, et l'abbé Ninfo ne l'est point.

—Je sais fort bien que l'abbé Ninfo est assez audacieux pour inventer je ne sais quelle fable et faire tomber le bon docteur dans un piége grossier. Voilà pourquoi je vous ai prié, capitaine, d'éloigner pour un temps cet intrigant détestable.

—Je le ferai, s'il n'est pas trop tard; car je ne voudrais pas risquer mes os pour rien, et surtout compromettre ma réputation de talent à laquelle je tiens plus qu'à ma vie. Mais, encore une fois, croyez-vous, Madame, qu'il soit encore temps de s'aviser d'un expédient semblable?

—S'il n'est plus temps, capitaine, c'est depuis deux heures seulement, répondit Agathe en le regardant avec attention; car, il y a deux heures, j'ai rendu visite à mon oncle, et le docteur, sur un signe de lui, m'a montré encore une fois cet acte, en présence de l'abbé Ninfo.

—Et c'était bien le même?

—C'était parfaitement le même.

—Il n'y avait pas un codicille en faveur de l'abbé Ninfo?

—Il n'y avait pas un mot d'ajouté ou de changé. L'abbé lui-même, qui affecte platement d'être dans mes intérêts, et dont chaque regard louche semble me dire:

«Vous aurez à me payer mon zèle,» a insisté pour que je relise l'acte avec attention.

—Et vous l'avez fait?

—Je l'ai fait.»

Le Piccinino, voyant l'aplomb et la sécurité d'esprit de la princesse, commença à prendre une plus haute idée de son mérite; car, jusque là, il n'avait vu en elle qu'une femme gracieuse et séduisante.

«Je suis fort satisfait de ces explications, dit-il; mais, avant que j'agisse, il m'en faut encore quelques-unes. Êtes-vous bien sûre, Madame, que, depuis les deux heures qui se sont écoulées, l'abbé Ninfo n'ait pas pris le docteur Recuperati à la gorge pour lui arracher ce papier?

—Comment puis-je le savoir, capitaine? vous seul pourrez me l'apprendre, quand vous aurez bien voulu commencer votre enquête secrète. Cependant le docteur est un homme robuste et courageux, et sa simplicité n'irait pas jusqu'à se laisser dépouiller par un homme frêle et lâche comme l'abbé Ninfo.

—Mais qui empêcherait le Ninfo, qui est un roué de premier ordre, et qui a des accointances avec ce qu'il y a de plus perverti dans la contrée, d'avoir été chercher un bravo, qui, pour une récompense honnête, aurait guetté et assassiné le docteur.... ou bien qui serait tout prêt à le faire?»

La manière dont le Piccinino présenta cette objection fit tressaillir les trois personnes qui l'écoutaient. «Malheureux docteur! s'écria la princesse en pâlissant, ce crime aurait donc été résolu ou consommé? Au nom du ciel, expliquez-vous, monsieur le capitaine!

—Rassurez-vous, Madame, ce crime n'a pas été commis; mais il aurait déjà pu l'être, car il a été résolu.

—En ce cas, Monsieur, dit la princesse en saisissant les deux mains du bandit dans ses mains suppliantes, partez à l'instant même. Préservez les jours d'un honnête homme, et assurez-vous de la personne d'un scélérat, capable de tous les crimes.

—Et si, dans ce conflit, le testament tombe entre mes mains? dit le bandit en se levant, sans quitter les mains de la princesse, dont il s'était emparé avec force dès qu'elles avaient touché les siennes.

—Le testament, monsieur le capitaine? répondit-elle avec énergie. Et que m'importe une moitié de ma fortune, quand il s'agit de sauver des victimes du poignard des assassins? Le testament deviendra ce qu'il pourra. Emparez-vous du monstre qui le convoite. Ah! si je croyais apaiser ses ressentiments en le lui laissant, il y a longtemps qu'il pourrait s'en regarder comme le tranquille possesseur!

—Mais si j'en deviens possesseur, moi! dit l'aventurier en attachant ses yeux de lynx sur ceux d'Agathe, cela ne ferait pas le compte de l'abbé Ninfo, qui sait fort bien que Son Éminence est hors d'état d'en faire, ou seulement d'en dicter un autre. Mais vous, Madame, qui avez eu l'imprudence de m'apprendre ce que j'ignorais, vous qui venez de me faire savoir à quel grotesque gardien une pièce si importante est confiée, serez-vous bien tranquille?»

Il y avait déjà longtemps que la princesse avait compris que le bandit n'agirait point sans voir la possibilité de s'emparer du testament à son profit. Elle avait des raisons majeures pour être prête à lui en faire le sacrifice et à transiger sans regret avec lui pour des sommes immenses, lorsqu'il en viendrait à lui vendre la restitution de son titre; car tout le monde savait, et le bandit n'ignorait probablement pas, lui qui semblait avoir si bien étudié l'affaire d'avance, qu'il existait dans les mains d'un notaire un acte antérieur qui déshéritait Agathe au profit d'une parente éloignée. Dans une phase de haine et de ressentiment contre sa nièce, le cardinal avait fait ce premier testament et l'avait dit très-haut. Il est vrai que, se voyant malade, et recevant d'elle des marques de déférence sincères, il avait changé ses dispositions. Mais il avait toujours voulu laisser subsister l'acte antérieur, au cas où il lui plairait d'anéantir le nouveau. Quand les méchants ont un bon mouvement, ils laissent toujours une porte ouverte au retour de leur mauvais génie.

A l'égard des ambitions du Piccinino, Agathe avait donc déjà pris son parti; mais, à la manière dont il les faisait pressentir, elle comprit qu'il entrait une bonne dose de vanité dans son avarice, et elle eut l'heureuse inspiration de satisfaire l'une et l'autre passion du bandit, à l'heure même.

«Monsieur de Castro-Reale, lui dit-elle en faisant un effort pour prononcer un nom détesté, et pour le conférer comme un titre acquis au bâtard du Destatore, le testament sera si bien dans vos mains, que je voudrais pouvoir l'y mettre moi-même.»

Agathe avait vaincu. La tête tourna au bandit, et une autre passion, qui luttait en lui contre la cupidité, prit le dessus en un clin d'œil. Il porta à ses lèvres les deux mains tremblantes de la signora et les couvrit d'un baiser si long et si voluptueux, que Michel et M. de la Serra lui-même en frémirent. Une autre espérance que celle de la fortune s'empara de la cervelle du Piccinino. Un violent désir s'était insinué en lui, la nuit du bal, lorsqu'il avait vu Agathe admirée et convoitée par tant d'hommes qu'elle n'avait pas seulement remarqués, lui compris; car elle croyait le voir pour la première fois en cet instant, bien qu'il espérât qu'elle feignait de ne point reconnaître ses traits.

Il avait été enflammé surtout par l'impossibilité apparente d'une semblable conquête. Dédaigneux et chaste en apparence avec les femmes de sa classe, le Piccinino avait les appétits d'une bête fauve; mais la vanité se mêlait trop à tous ses instincts pour qu'il eût souvent l'occasion de les assouvir. Cette fois, l'occasion était douteuse encore, mais enivrante pour son esprit entreprenant, obstiné, fécond en ressources, et amoureux des choses difficiles, réputées impossibles.

—Eh bien, Madame, s'écria enfin le Piccinino avec un accent chevaleresque, votre confiance en moi est d'une belle âme, et je saurai la justifier. Rassurez-vous sur le compte du docteur Recuperati: il ne court aucun danger. Il est bien vrai qu'aujourd'hui même l'abbé Ninfo s'est entendu avec un homme qui a promis de l'assassiner; mais, outre que l'abbé veut attendre pour cela que le cardinal soit sur son lit de mort, et que le cardinal n'en est pas encore là, le poignard qui doit frapper votre ami ne sortira point du fourreau sans ma permission. Il n'y a donc pas lieu de nous tant presser, et je puis retourner dans ma montagne pour quelques jours encore. L'abbé Ninfo doit venir en personne nous avertir du moment favorable pour frapper dans le vaste gilet du gros docteur, et c'est à ce moment-là, qu'au lieu de remplir cet agréable office, nous nous emparerons de la personne de l'abbé, en le priant de prendre l'air de la montagne avec nous, jusqu'à ce qu'il plaise à Votre Seigneurie de lui rendre la liberté.»

La princesse, qui avait été jusque-là parfaitement maîtresse d'elle-même, se troubla et répondit d'une voix émue:

«Je croyais, capitaine, que vous connaissiez une autre circonstance qui nous rend tous très-impatients de savoir l'abbé Ninfo dans la montagne. Le docteur Recuperati n'est pas le seul de mes amis qui soit menacé, et j'avais chargé Fra-Angelo de vous dire les autres motifs qui nous font désirer d'être immédiatement délivrés de sa présence.»

Le chat Piccinino n'avait pas fini de jouer avec la proie qu'il convoitait. Il feignait de ne pas comprendre ou de ne pas se souvenir que Michel et son père fussent principalement intéressés à l'enlèvement de l'abbé.

«Je pense, dit-il, que Votre Altesse s'exagère les dangers de la présence du Ninfo auprès du cardinal. Elle doit bien savoir que Son Éminence a le plus profond mépris pour ce subalterne; qu'elle le supporte avec peine, tout en ayant pris pour agréable le secours d'un truchement si actif et si pénétrant; enfin que le cardinal, tout en ayant besoin de lui, ne lui permettra jamais de mettre la main à ses affaires. Votre Excellence sait bien qu'il y a, dans le testament, un petit legs pour ce pauvre abbé, et je ne pense pas qu'elle daigne le lui contester.

—Non certes! répondit la princesse, surprise de voir que le Piccinino connaissait si bien le testament; mais ce n'est pas la misérable crainte de voir l'abbé obtenir de mon oncle plus ou moins d'argent qui m'occupe en ce moment, je vous assure. Je vous ai déjà dit, capitaine, et Fra-Angelo a dû vous dire que son frère et son neveu couraient de grands dangers, tant que l'abbé Ninfo serait à portée de leur nuire auprès de mon oncle et de la police napolitaine.

—Ah! dit le malin Piccinino en se frappant le front, j'avais oublié cela, et pourtant ce n'est pas sans importance pour vous, princesse, j'en conviens... J'ai même plusieurs choses à vous apprendre là-dessus, que vous ne savez point; mais le sujet est fort délicat, ajouta-t-il en feignant un peu d'irrésolution, et il me serait difficile de m'expliquer en présence des deux personnes qui m'honorent ici de leur attention.

—Vous pouvez tout dire devant M. le marquis de la Serra et devant Michel-Ange Lavoratori, répondit la princesse un peu effrayée.

—Non, Madame, je connais trop mon devoir pour le faire, et le respect que je vous porte est trop grand pour que j'oublie à ce point les convenances. Si Votre Altesse est disposée à m'écouter sans témoin, je l'instruirai de ce qui a été comploté et résolu. Sinon, ajouta-t-il en feignant de se disposer à partir, j'irai attendre à Nicolosi qu'elle veuille bien me faire avertir du jour et de l'heure où elle aura pour agréable de m'entendre.

—Tout de suite, Monsieur, tout de suite, dit la princesse avec vivacité. L'existence de mes amis compromise à cause de moi m'intéresse et m'alarme beaucoup plus que ma fortune. Venez, dit-elle en se levant, et en passant résolument son bras sous celui du bandit, nous causerons dans mon parterre, et ces messieurs nous attendront ici. Restez, restez, mes amis, dit-elle au marquis et à Michel, qui voulaient se retirer, bien qu'ils ne vissent pas ce tête-à-tête sans une sorte de terreur indéfinissable; j'ai vraiment besoin de prendre l'air, et M. de Castro-Reale veut bien me donner le bras.

Michel et M. de la Serra, dès qu'ils se virent seuls, se regardèrent comme frappés de la même pensée, et, courant chacun à une fenêtre, ils se tinrent à portée, non d'entendre une conversation dont la princesse elle-même semblait vouloir les exclure, mais de ne pas la perdre un seul instant de vue.

XXVII.

DIPLOMATIE.

«Comment se fait-il, chère princesse, dit le bandit d'un ton dégagé, dès qu'il se vit bras dessus bras dessous avec Agathe, que vous commettiez l'imprudence de vouloir me faire parler de Michel en présence d'un sigisbée aussi précieux que le marquis de la Serra? Votre Altesse oublie donc une chose: c'est que si je sais les secrets de la villa Ficarazzi, je sais apparemment aussi ceux du palais Palmarosa, puisque l'abbé Ninfo exerce une surveillance assidue sur ces deux résidences?

—Ainsi, capitaine, dit la princesse en essayant de prendre aussi un ton dégagé, l'abbé Ninfo vous a vu avant moi, et, pour tâcher de vous mettre dans ses intérêts, il vous a fait toutes ses confidences?»

Agathe savait fort bien à quoi s'en tenir à cet égard. Certes, si elle n'eût pas découvert que l'abbé avait déjà recherché l'appui du Piccinino pour faire enlever ou peut-être assassiner Michel, elle n'eût pas cru nécessaire de recourir au Piccinino pour faire enlever l'abbé. Mais elle se garda bien de laisser pressentir son véritable motif. Elle voulut que l'amour-propre du bandit fût flatté de ce qu'il pouvait regarder comme un premier mouvement de sa part.

—De quelque part que me viennent mes renseignements, dit le Piccinino en souriant, je vous fais juge de leur exactitude. La dernière fois que le cardinal est venu voir Votre Altesse, il y avait à la grille de votre parc un jeune homme, dont les traits distingués et l'air fier contrastaient avec des vêtements poudreux et usés par un long voyage. Par quel caprice le cardinal s'attacha-t-il à examiner ce jeune homme et à vouloir s'enquérir de lui? c'est ce que l'abbé Ninfo lui-même ne sait point et m'a chargé de pénétrer, s'il est possible. Il y a une chose certaine: c'est que la manie qui, depuis longtemps, possède le cardinal de s'enquérir du nom et de l'âge de tous les gens du peuple dont la figure le frappe, a survécu à la perte de son activité et de sa mémoire. C'est comme une inquiétude vague qui lui reste de ses fonctions de haute police, et, par ses regards impérieux, il fait comprendre à l'abbé Ninfo qu'il ait à interroger et à lui rendre compte. Il est vrai que lorsque l'abbé lui montra ensuite le résumé écrit de ses interrogations, il parut n'y prendre aucun intérêt: de même que, toutes les fois que l'abbé l'importune de ses demandes indiscrètes ou de ses questions insidieuses, Son Éminence, après avoir lu les premiers mots, ferme les yeux d'un air courroucé, pour montrer qu'elle ne veut pas être fatiguée davantage. Peut-être Votre Altesse ne savait-elle pas ces détails, dont le docteur Recuperati n'est jamais témoin; car, pendant le peu d'heures de sommeil qu'il est permis à ce bon docteur de goûter, la surveillance des serviteurs dévoués, dont Votre Altesse a su entourer le cardinal, n'est pas telle que le Ninfo ne s'introduise auprès de lui, pour le réveiller sans façon et lui placer devant les yeux certaines phrases écrites dont il espère un heureux effet. Le cardinal, ainsi éveillé, a, grâce à la souffrance et à la colère, un instant de lucidité plus grande que de coutume; il lit, paraît comprendre et essaie de murmurer des mots dont quelques syllabes sont intelligibles pour son persécuteur; mais aussitôt après il retombe dans un nouvel accablement, et la faible lumière de sa vie est usée et amoindrie d'autant plus.

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