Le Robinson suisse ou Histoire d'une famille suisse naufragée
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Title: Le Robinson suisse ou Histoire d'une famille suisse naufragée
Author: Johann David Wyss
Translator: Isabelle de Montolieu
Release date: April 11, 2006 [eBook #18152]
Language: French
Credits: Produced by www.ebooksgratuits.com and Chuck Greif
Johann David WYSS
LE ROBINSON SUISSE
ou Histoire d'une famille suisse naufragée
(1812—édition: 1870)
Note sur l'auteur
Johann David Wyss est né à Berne en 1743. Pasteur à la collégiale de Berne, il est l'auteur du Robinson Suisse, l'un des plus célèbres romans écrits à l'imitation du Robinson Crusoé de Daniel Defoe.
Johann David Wyss conçut cette histoire pour la raconter à ses enfants. À la différence de Daniel Defoe, le naufragé de Wyss n'est pas jeté seul sur une île déserte: il parvient à sauver sa famille du naufrage. Ce sera alors l'occasion pour le père de prodiguer à ses enfants de sages conseils.
Le Robinson Suisse fut publié par le fils de Wyss, Johann Rudolph, professeur de philosophie à l'Académie de Berne. L'ouvrage fut traduit en français, en 1824, par la baronne de Montolieu.
Préface
Moins populaire que le livre de Daniel De Foe, parce qu'il n'a pas servi à l'amusement et à l'instruction d'un aussi grand nombre de générations, le Robinson suisse est destiné à prendre place à côté du Robinson anglais lorsqu'il sera mieux connu, et que la haute idée morale qui s'y trouve si dramatiquement développée aura été plus sérieusement et plus fréquemment appréciée.
Daniel De Foe n'a mis en scène qu'un homme isolé, sans expérience et sans connaissance du monde, tandis que Wyss a raconté les travaux, les efforts de toute une famille, pour se créer des moyens d'existence avec les ressources de la nature et celles que donnent au chef de cette famille les lumières de la civilisation. Les personnages eux-mêmes intéressent davantage les jeunes lecteurs auxquels ce livre est destiné. Ce sont, comme eux, des enfants de différents âges et de caractères variés, qui, par leurs dialogues naïfs, rompent agréablement la monotonie du récit individuel, défaut que l'admirable talent de l'auteur anglais n'a pas toujours pu éviter. Le style de Wyss, dans sa simplicité et dans la puérilité apparente des détails, est merveilleusement approprié à l'esprit de ses lecteurs; un enfant, dans ses premières compositions, ne penserait pas autrement. Prier Dieu, s'occuper des repas que la prévoyance de ses parents lui a préparés, se livrer à des amusements variés, n'est-ce pas tout l'emploi du temps de l'enfance? C'est là, n'en doutons pas, une des principales causes du vif plaisir que procure la lecture du Robinson suisse, même à des hommes faits qui ne s'en sont jamais rendu raison.
Il est cependant un reproche qu'on peut adresser à Wyss, et que ne mérite pas son devancier. Robinson, dans son île, ne trouve que les animaux et les plantes qui peuvent naturellement s'y rencontrer d'après sa position géographique. Wyss, au contraire, a réuni dans l'île du naufragé suisse tous les animaux, tous les arbres, toutes les richesses végétales et minérales que la nature a répandues avec profusion dans les délicieuses îles de l'océan Pacifique; et cependant chaque contrée a sa part dans cette admirable distribution des faveurs de la Providence: les plantes, les animaux de la Nouvelle-Hollande ne sont pas ceux de la Nouvelle-Zélande et de Taïti. Le but de l'auteur a été de faire passer sous nos yeux, dans un cadre de peu d'étendue, les productions propres à tous les pays avec lesquels nous sommes peu familiarisés, ce qui excuse en quelque sorte cette réunion sur un seul point de l'Océan de tout ce qui ne se rencontre que dans une multitude d'îles diverses.
Les descriptions n'ont pas toujours l'exactitude réclamée par les naturalistes; dans quelques circonstances, la vérité a été sacrifiée à l'intérêt. C'est pour ne pas nuire à cet intérêt que nous n'avons rien changé aux descriptions, quoiqu'il nous eût été facile de les rectifier.
Mais combien ces taches ne sont-elles pas effacées par les leçons admirables de résignation, de courage et de ferme persévérance qu'on y trouve à chaque page! Vouloir, c'est pouvoir, a-t-on dit; jamais cette maxime n'avait été développée sous une forme plus heureuse et plus dramatique. Robinson avait déjà montré, il est vrai, comment on parvient à pourvoir aux premiers besoins de la vie solitaire. Ici, dès les premiers pas, ces cruelles nécessités n'existent plus; ce sont les jouissances de la vie sociale qu'il faut satisfaire et les persévérants efforts des naufragés pour arriver à ce but obtiennent un tel succès, qu'ils parviennent même à se créer un musée.
Comme dans son modèle, à chaque page Wyss a semé les enseignements sublimes de la morale évangélique; tout est rapporté par lui à l'auteur de toutes choses, et l'orgueil humain est constamment abaissé devant la grandeur et la bonté de Dieu. L'ouvrage a été écrit par un auteur protestant, mais avec une telle mesure, qu'il a suffi de quelques légères corrections pour le rendre tout à fait propre à des lecteurs catholiques.
Wyss a cru devoir se dispenser d'entrer dans des détails d'avant-scène; l'action commence au moment même du naufrage, et, semblable à un auteur dramatique, il ne nous fait connaître les acteurs que par leur langage et leurs actions. Ainsi que lui, nous renvoyons à la narration le lecteur, qui sera bientôt familiarisé avec les personnages.
Friedrich Muller.
TOME I
CHAPITRE I
Tempête.—Naufrage.—Corsets natatoires.—Bateau de cuves.
La tempête durait depuis six mortels jours, et, le septième, sa violence, au lieu de diminuer, semblait augmenter encore. Elle nous avait jetés vers le S.-O., si loin de notre route, que personne ne savait où nous nous trouvions. Les passagers, les matelots, les officiers étaient sans courage et sans force; les mâts, brisés, étaient tombés par-dessus le bord; le vaisseau, désemparé, ne manœuvrait plus, et les vagues irritées le poussaient ça et là. Les matelots se répandaient en longues prières et offraient au Ciel des vœux ardents; tout le monde était du reste dans la consternation, et ne s'occupait que des moyens de sauver ses jours.
«Enfants, dis-je à mes quatre fils effrayés et en pleurs, Dieu peut nous empêcher de périr s'il le veut; autrement soumettons-nous à sa volonté; car nous nous reverrons dans le ciel, où nous ne serons plus jamais séparés.»
Cependant ma courageuse femme essuyait une larme, et, plus tranquille que les enfants, qui se pressaient autour d'elle, elle s'efforçait de les rassurer, tandis que mon cœur, à moi, se brisait à l'idée du danger qui menaçait ces êtres bien-aimés. Nous tombâmes enfin tous à genoux, et les paroles échappées à mes enfants me prouvèrent qu'ils savaient aussi prier, et puiser le courage dans leurs prières. Je remarquai que Fritz demandait au Seigneur de sauver les jours de ses chers parents et de ses frères, sans parler de lui-même.
Cette occupation nous fit oublier pendant quelque temps le danger qui nous menaçait, et je sentis mon cœur se rassurer un peu à la vue de toutes ces petites têtes religieusement inclinées. Soudain nous entendîmes, au milieu du bruit des vagues, une voix crier: «Terre! terre!» et au même instant nous éprouvâmes un choc si violent, que nous en fûmes tous renversés, et que nous crûmes le navire en pièces; un craquement se fit entendre; nous avions touché. Aussitôt une voix que je reconnus pour celle du capitaine cria: «Nous sommes perdus! Mettez les chaloupes en mer!» Mon cœur frémit à ces funestes mots: Nous sommes perdus! Je résolus cependant de monter sur le pont, pour voir si nous n'avions plus rien à espérer. À peine y mettais-je le pied qu'une énorme vague le balaya et me renversa sans connaissance contre le mât. Lorsque je revins à moi, je vis le dernier de nos matelots sauter dans la chaloupe, et les embarcations les plus légères, pleines de monde, s'éloigner du navire. Je criai, je les suppliai de me recevoir, moi et les miens.... Le mugissement de la tempête les empêcha d'entendre ma voix, ou la fureur des vagues de venir nous chercher. Au milieu de mon désespoir, je remarquai cependant avec un sentiment de bonheur que l'eau ne pouvait atteindre jusqu'à la cabine que mes bien-aimés occupaient au-dessous de la chambre du capitaine; et, en regardant bien attentivement vers le S., je crus apercevoir par intervalles une terre qui, malgré son aspect sauvage, devint l'objet de tous mes vœux.
Je me hâtai donc de retourner vers ma famille; et, affectant un air de sécurité, j'annonçai que l'eau ne pouvait nous atteindre, et qu'au jour nous trouverions sans doute un moyen de gagner la terre. Cette nouvelle fut pour mes enfants un baume consolateur, et ils se tranquillisèrent bien vite. Ma femme, plus habituée à pénétrer ma pensée, ne prit pas le change; un signe de ma part lui avait fait comprendre notre abandon. Mais je sentis mon courage renaître en voyant que sa confiance en Dieu n'était point ébranlée; elle nous engagea à prendre quelque nourriture. Nous y consentîmes volontiers; et après ce petit repas les enfants s'endormirent, excepté Fritz, qui vint à moi et me dit: «J'ai pensé, mon père, que nous devrions faire, pour ma mère et mes frères, des corsets natatoires qui pussent les soutenir sur l'eau, et dont vous et moi n'avons nul besoin, car nous pouvons nager aisément jusqu'à la côte.» J'approuvai cette idée, et résolus de la mettre à profit. Nous cherchâmes partout dans la chambre de petits barils et des vases capables de soutenir le corps d'un homme. Nous les attachâmes ensuite solidement deux à deux, et nous les passâmes sous les bras de chacun de nous; puis nous étant munis de couteaux, de ficelles, de briquets et d'autres ustensiles de première nécessité, nous passâmes le reste de la nuit dans l'angoisse, craignant de voir le vaisseau s'entr'ouvrir à chaque instant. Fritz, cependant, s'endormit épuisé de fatigue.
L'aurore vint enfin nous rassurer un peu, en ramenant le calme sur les flots; je consolai mes enfants, épouvantés de leur abandon, et je les engageai à se mettre à la besogne pour tâcher de se sauver eux-mêmes. Nous nous dispersâmes alors dans le navire pour chercher ce que nous trouverions de plus utile. Fritz apporta deux fusils, de la poudre, du plomb et des balles; Ernest, des clous, des tenailles et des outils de charpentier; le petit Franz, une ligne et des hameçons. Je les félicitai tous trois de leur découverte.» Mais, dis-je à Jack, qui m'avait amené deux énormes dogues, quant à toi, que veux-tu que nous fassions de ta trouvaille?
—Bon, répondit-il, nous les ferons chasser quand nous serons à terre.
—Et comment y aller, petit étourdi? lui dis-je.
—Comment aller à terre? Dans des cuves, comme je le faisais sur l'étang à notre campagne.»
Cette idée fut pour moi un trait de lumière, je descendis dans la cale où j'avais vu des tonneaux; et, avec l'aide de mes fils, je les amenai sur le pont, quoiqu'ils fussent à demi submergés. Alors nous commençâmes avec le marteau, la scie, la hache et tous les instruments dont nous pouvions disposer, à les couper en deux, et je ne m'arrêtai que quand nous eûmes obtenu huit cuves de grandeur à peu près égale. Nous les regardions avec orgueil; ma femme seule ne partageait pas notre enthousiasme.
«Jamais, dit-elle, je ne consentirai à monter là dedans pour me risquer sur l'eau.
—Ne sois pas si prompte, chère femme, lui dis-je, et attends, pour juger mon ouvrage, qu'il soit achevé.»
Je pris alors une planche longue et flexible, sur laquelle j'assujettis mes huit cuves; deux autres planches furent jointes à la première, et, après des fatigues inouïes, je parvins à obtenir une sorte de bateau étroit et divisé en huit compartiments, dont la quille était formée par le simple prolongement des planches qui avaient servi à lier les cuves entre elles. J'avais ainsi une embarcation capable de nous porter sur une mer tranquille et pour une courte traversée; mais cette construction, toute frêle qu'elle était, se trouvait encore d'un poids trop au-dessus de nos forces pour que nous pussions la mettre à flot. Je demandai alors un cric, et, Fritz en ayant trouvé un, je l'appliquai à une des extrémités de mon canot, que je commençai à soulever, tandis que mes fils glissaient des rouleaux par-dessous. Mes enfants, Ernest surtout, étaient dans l'admiration en voyant les effets puissants de cette simple machine, dont je leur expliquai le mécanisme sans discontinuer mon ouvrage. Jack, l'étourdi, remarqua pourtant que le cric allait bien lentement.
«Mieux vaut lentement que pas du tout,» répondis-je.
Notre embarcation toucha enfin le bord et descendit dans l'eau, retenue près du navire par des câbles; mais elle tourna soudain et pencha tellement de côté que pas un de nous ne fut assez hardi pour y descendre.
Je me désespérais, quand il me vint à l'esprit que le lest seul manquait; je me hâtai de jeter au fond des cuves tous les objets pesants que le hasard plaça sous ma main, et, peu à peu, en effet, le bateau se redressa et se maintint en équilibre. Mes fils alors poussèrent des cris de joie, et se disputèrent à qui descendrait le premier. Craignant que leurs mouvements ne vinssent à déplacer le lest qui maintenait le radeau, je voulus y suppléer en établissant aux deux extrémités un balancier pareil à celui que je me souvenais d'avoir vu employer par quelques peuplades sauvages; je choisis à cet effet deux morceaux de vergue assez longs; je les fixai par une cheville de bois, l'un à l'avant, l'autre à l'arrière du bateau, et aux deux extrémités j'attachai deux tonnes vides qui devaient naturellement se faire contre-poids.
Il ne restait plus qu'à sortir des débris et à rendre le passage libre. Des coups de hache donnés à propos à droite et à gauche eurent bientôt fait l'affaire. Mais le jour s'était écoulé au milieu de nos travaux, et il était maintenant impossible de pouvoir gagner la terre avant la nuit. Nous résolûmes donc de rester encore jusqu'au lendemain sur le navire, et nous nous mîmes à table avec d'autant plus de plaisir, qu'occupés de notre important travail, nous avions à peine pris dans toute la journée un verre de vin et un morceau de biscuit. Avant de nous livrer au sommeil, je recommandai à mes enfants de s'attacher leurs corsets natatoires, pour le cas où le navire viendrait à sombrer, et je conseillai à ma femme de prendre les mêmes précautions. Nous goûtâmes ensuite un repos bien mérité par le travail de la journée.
CHAPITRE II
Chargement du radeau.—Personnel de la famille.—Débarquement—Premières dispositions.—Le homard.—Le sel.—Excursions de Fritz.—L'agouti.—La nuit à terre.
Aux premiers rayons du jour nous étions debout. Après avoir fait faire à ma famille la prière du matin, je recommandai qu'on donnât aux animaux qui étaient sur le vaisseau de la nourriture pour plusieurs jours.
«Peut-être, disais-je, nous sera-t-il permis de les venir prendre.»
J'avais résolu de placer, pour ce premier voyage, sur notre petit navire, un baril de poudre, trois fusils, trois carabines, des balles et du plomb autant qu'il nous serait possible d'en emporter, deux paires de pistolets de poche, deux autres paires plus grandes, et enfin un moule a balles. Ma femme et chacun de mes fils devaient en outre être munis d'une gibecière bien garnie. Je pris encore une caisse pleine de tablettes de bouillon, une de biscuit, une marmite en fer, une ligne à pécher, une caisse de clous, une autre remplie d'outils, de marteaux, de scies, de pinces, de haches, etc., et un large morceau de toile à voile que nous destinions à faire une tente.
Nous avions apporté beaucoup d'autres objets; mais il nous fut impossible de les charger, bien que nous eussions remplacé par des choses utiles le lest que j'avais mis la veille dans le bateau. Après avoir invoqué le nom du Seigneur, nous nous disposions à partir, lorsque les coqs se mirent à chanter comme pour nous dire adieu: ce cri m'inspira l'idée de les emmener avec nous, ainsi que les oies, les canards et les pigeons. Aussitôt nous prîmes dix poules avec deux coqs, l'un jeune, et l'autre vieux; nous les plaçâmes dans l'une des cuves, que nous recouvrîmes avec soin d'une planche, et nous laissâmes au reste des volatiles, que nous mîmes en liberté, le choix de nous suivre par terre ou par eau.
Nous n'attendions plus que ma femme; elle arriva bientôt avec un sac qu'elle déposa dans la cuve de son plus jeune fils, seulement, à ce que je crus, pour lui servir de coussin. Nous partîmes enfin.
Dans la première cuve était ma femme, bonne épouse, mère pieuse et sensible; dans la seconde, immédiatement après elle, était Franz, enfant de sept à huit ans, doué d'excellentes dispositions, mais ignorant de toutes choses; dans la troisième, Fritz, garçon robuste de quatorze à quinze ans, courageux et bouillant; dans la quatrième, nos poules et quelques autres objets; dans la cinquième, nos provisions; dans la sixième, Jack, bambin de dix ans, étourdi, mais obligeant et entreprenant; dans la septième, Ernest, âgé de douze ans, enfant d'une grande intelligence, prudent et réfléchi; enfin dans la huitième, moi, leur père, je dirigeais le frêle esquif à l'aide d'un gouvernail. Chacun de nous avait une rame à la main, et devant soi un corset natatoire dont il devait faire usage en cas d'accident.
La marée avait atteint la moitié de sa hauteur quand nous quittâmes le navire; mais elle nous fut plus utile que défavorable. Quand les chiens nous virent quitter le bâtiment, ils se jetèrent à la nage pour nous suivre, car nous n'avions pu les prendre avec nous à cause de leur grosseur: Turc était un dogue anglais de première force, et Bill une chienne danoise de même taille. Je craignis d'abord que le trajet ne fût trop long pour eux; mais en les laissant appuyer leurs pattes sur les balanciers destinés à maintenir le bateau en équilibre, ils firent si bien qu'ils touchèrent terre avant nous.
Notre voyage fut heureux, et nous arrivâmes bientôt à portée de voir la terre. Son premier aspect était peu attrayant. Les rochers escarpés et nus qui bordaient la rivière nous présageaient la misère et le besoin. La mer était calme et se brisait paisiblement le long de la côte; le ciel était pur et brillant; autour de nous flottaient des poutres, des cages venant du navire. Fritz me demanda la permission de saisir quelques-uns de ces débris; il arrêta deux tonnes qui flottaient près de lui, et nous les attachâmes à notre arrière.
À mesure que nous approchions, la côte perdait son aspect sauvage; les yeux de faucon de Fritz y découvraient même des arbres qu'il assura être des palmiers. Comme je regrettais beaucoup de n'avoir pas pris la longue-vue du capitaine, Jack tira de sa poche une petite lunette qu'il avait trouvée, et qui me donna le moyen d'examiner la côte, afin de choisir une place propre à notre débarquement. Tandis que j'étais tout entier à cette occupation, nous entrâmes, sans nous en apercevoir, dans un courant qui nous entraîna rapidement vers la plage, à l'embouchure d'un petit ruisseau. Je choisis une place où les bords n'étaient pas plus élevés que nos cuves, et où l'eau pouvait cependant les maintenir à flot. C'était une plaine en forme de triangle dont le sommet se perdait dans les rochers, et dont la base était formée par la rive.
Tout ce qui pouvait sauter fut à terre en un clin d'œil; le petit Franz seul eut besoin du secours de sa mère. Les chiens, qui nous avaient précédés, accoururent à nous et nous accablèrent de caresses, en nous témoignant leur reconnaissance par de longs aboiements; les oies et les canards, qui barbotaient déjà dans la baie où nous avions abordé, faisaient retentir les airs de leurs cris, et leur voix, mêlée à celle des pingouins, des flamants et des autres habitants de ce lieu que notre arrivée avait effrayés, produisait une cacophonie inexprimable. Néanmoins j'écoutais avec plaisir cette musique étrange, en pensant que ces infortunés musiciens pourraient au besoin fournir à notre subsistance sur cette terre déserte. Notre premier soin en abordant fut de remercier Dieu à genoux de nous y avoir conduits sains et saufs.
Nous nous occupâmes ensuite de construire une tente, à l'aide de pieux plantés en terre et du morceau de voile que nous avions apporté.
Cette construction, bordée, comme défense, des caisses qui contenaient nos provisions, était adossée à un rocher. Puis je recommandai à mes fils de réunir le plus de mousse et d'herbes sèches qu'ils pourraient trouver, afin que nous ne fussions pas obligés de coucher sur la terre nue, pendant que je construisais un foyer près de là avec des pierres plates que me fournit un ruisseau peu éloigné; et je vis bientôt s'élever vers le ciel une flamme brillante. Ma femme, aidée de son petit Franz, posa dessus une marmite pleine d'eau, dans laquelle elle avait mis quelques tablettes de bouillon, et prépara ainsi notre repas.
Franz avait d'abord pris ces tablettes pour de la colle, et en avait fait naïvement l'observation; mais sa mère le détrompa bientôt, et lui apprit que ces tablettes provenaient de viandes réduites en gelée à force de cuisson, et qu'on en portait ainsi dans les voyages au long cours, afin d'avoir toujours du bouillon, qu'on n'aurait pu se procurer avec de la viande salée.
Cependant, la mousse recueillie, Fritz avait chargé un fusil et s'était éloigné en suivant le ruisseau; Ernest s'était dirigé vers la mer, et Jack, vers les rochers de la gauche pour y recueillir des moules. Quant à moi, je m'efforçai d'amener à terre les deux tonneaux que nous avions harponnés dans la traversée. Tandis que j'employais inutilement toutes mes forces à ce travail, j'entendis soudain Jack pousser un grand cri; je saisis une hache, et courus aussitôt à son secours. En arrivant près de lui, je vis qu'il était dans l'eau jusqu'à mi-jambes, et qu'il essayait de se débarrasser d'un gros homard qui avait saisi ses jambes avec ses pinces. Je sautai dans l'eau à mon tour. L'animal, effrayé, voulut s'enfuir, mais ce n'était pas mon compte; d'un coup de revers de ma hache je l'étourdis, et je le jetai sur le rivage.
Jack, tout glorieux de cette capture, s'empressa aussitôt de s'en emparer pour la porter à sa mère; mais l'animal, qui n'était qu'étourdi, en se sentant saisir, lui donna un si terrible coup de queue dans le visage, que le pauvre enfant le rejeta bien vite et se mit à pleurer. Tandis que je riais beaucoup de sa petite mésaventure, le bambin furieux ramassa une grosse pierre, et, la lançant de toutes ses forces contre l'animal, lui écrasa la tête. Je reprochai à mon fils de tuer ainsi un ennemi à terre, et je lui représentai que, s'il eût été plus prudent, et n'eût pas tenu la tête si près de son nez, cela ne lui serait point arrivé.
Jack, confus, et pour éviter mes reproches, ramassa de nouveau le homard et se mit à courir vers sa mère en criant: «Maman, un crabe! Ernest, un crabe! Où est Fritz? Prends garde, Franz, ça mord.»
Tous mes enfants se rassemblèrent autour de lui et regardèrent avec étonnement la grosseur de cet animal, en écoutant les fanfaronnades de Jack. Quant à moi, je retournai à l'occupation qu'il m'avait fait quitter.
Quand je revins, je félicitai mon fils de ce que le premier il avait fait une découverte qui pouvait nous être utile, et pour le récompenser je lui abandonnai une patte tout entière du homard.
«Oh! s'écria alors Ernest, j'ai bien découvert aussi quelque chose de bon à manger; mais je ne l'ai pas apporté, parce qu'il aurait fallu me mouiller pour le prendre.
—Oh! je sais ce que c'est, dit dédaigneusement Jack: ce sont des moules, dont je ne voudrais pas seulement manger; j'aime bien mieux mon homard.
—Ce sont plutôt des huîtres, répondit Ernest, si j'en juge par le degré de profondeur où elles se trouvent.
—Eh bien donc, m'écriai-je alors, monsieur le philosophe, allez nous en chercher un plat pour notre dîner; dans notre position il ne faut reculer devant rien de ce qui est utile. Ne vois-tu pas d'ailleurs, continuai-je d'un ton plus doux, que le soleil nous a bientôt séchés, ton frère et moi?
—Je rapporterai aussi du sel, reprit Ernest en se levant, car j'en ai découvert dans les fentes des rochers. Ce sont sans doute les eaux de la mer qui l'ont déposé là, n'est-ce pas, mon père?
—Éternel raisonneur, lui répondis-je, tu devrais nous en avoir déjà donné un plein sac, au lieu de t'amuser à disserter sur son origine. Hâte-toi donc, si tu ne veux pas que nous mangions une soupe fade et sans goût.»
Ernest ne tarda pas à revenir; mais le sel qu'il apportait était mêlé de terre, et nous allions le jeter, lorsque ma femme eut l'idée de le faire fondre dans l'eau, et de passer cette eau dans un linge avant de la mêler dans la soupe.
Tandis que j'expliquais à notre étourdi de Jack, qui m'avait demandé pourquoi nous n'avions pas pris simplement de l'eau de mer, que cette eau n'aurait pu nous servir parce qu'elle contient d'autres matières d'un goût désagréable, ma femme acheva la soupe et nous annonça qu'elle était bonne à manger.
«Un moment, lui dis-je, nous attendons Fritz; et d'ailleurs, comment nous y prendre pour la manger? Tu ne veux sans doute pas que nous portions tour à tour à notre bouche ce chaudron lourd et brûlant!
—Si nous avions des noix de coco, dit Ernest, nous les couperions en deux et nous en ferions des cuillers.
—Si nous avions de magnifiques couverts d'argent, répliquai-je, cela vaudrait bien mieux.
—Mais au moins, reprit-il, nous pourrions nous servir de coquillages.
—Bonne idée! m'écriai-je! mais, ma foi, nos doigts pourraient bien tremper dans la soupe, car nos cuillers n'auront pas de manches. Va donc nous en chercher.»
Jack se leva en même temps et se mit à courir; et il était déjà dans l'eau bien avant que son frère fût arrivé au rivage. Il détacha une grande quantité d'huîtres et les jeta à Ernest, qui les enveloppa dans son mouchoir, tout en ramassant un grand coquillage, qu'il mit avec soin dans sa poche. Tandis qu'ils revenaient, nous entendîmes la voix de Fritz dans le lointain. Nous y répondîmes avec de joyeuses acclamations, et je me sentis soulagé d'un grand poids, car son absence nous avait fort inquiétés.
Il s'approcha de nous, une main derrière son dos, et nous dit d'un air triste: «Rien.
—Rien? dis-je.
—Hélas! non,» reprit-il. Au même instant ses frères, qui tournaient autour de lui, se mirent à crier: «Un cochon de lait! un cochon de lait! Où l'as-tu trouvé? Laisse-nous voir.» Tout joyeux alors, il montra sa chasse.
Je lui reprochai sérieusement son mensonge, et lui demandai de nous raconter ce qu'il avait vu dans son excursion. Après un moment d'embarras, il nous fit une description pittoresque des beautés de ces lieux, ombragés et verdoyants, dont les bords étaient couverts des débris du vaisseau, et nous demanda pourquoi nous n'irions pas nous établir dans cet endroit, où nous pourrions trouver des pâturages pour la vache qui était restée sur le navire.
«Un moment! un moment! m'écriai-je, tant il avait mis de vivacité dans son discours; chaque chose aura son temps; dis-nous d'abord si tu as trouvé quelque trace de nos malheureux compagnons.
—Pas une seule, ni sur terre, ni sur mer; en revanche, j'ai découvert, sautillant à travers les champs, une légion d'animaux semblables à celui-ci; et j'aurais volontiers essayé de les prendre vivants, tant ils paraissaient peu effarouchés, si je n'avais pas craint de perdre une si belle proie.»
Ernest, qui pendant ce temps avait examiné attentivement l'animal, déclara que c'était un agouti, et je confirmai son assertion. «Cet animal, dis-je, est originaire d'Amérique; il vit dans des terriers et sous les racines des arbres; c'est, dit-on, un excellent manger.» Jack s'occupait à ouvrir une huître à l'aide d'un couteau; mais malgré tous ses efforts il n'y pouvait parvenir; je lui indiquai un moyen bien simple: c'était de mettre les huîtres sur des charbons ardents. Dès qu'elles eurent senti la chaleur, elles s'ouvrirent, en effet, d'elles-mêmes, et nous eûmes ainsi bientôt chacun une cuiller, quand après bien des façons mes enfants se furent décidés à avaler l'huître, qu'ils trouvèrent du reste détestable.
Ils se hâtèrent de tremper leurs écailles dans la soupe; mais tous se brûlèrent les doigts et se mirent à crier. Ernest seul, tirant de sa poche son coquillage, qui était aussi grand qu'une assiette, le remplit en partie sans se brûler, et se mit à l'écart pour laisser froidir son bouillon.
Je le laissai d'abord faire; mais quand il se disposa à manger: «Puisque tu n'as pensé qu'à toi, lui dis-je, tu vas donner cette portion à nos fidèles chiens, et tu te contenteras de celle que nous pouvons avoir nous-mêmes.» Le reproche fit effet, et Ernest déposa aussitôt son assiette devant les dogues, qui l'eurent bientôt vidée. Mais ils étaient loin d'être rassasiés, et nous nous en aperçûmes en les voyant déchirer à belles dents l'agouti de Fritz. Celui-ci se leva aussitôt furieux, saisit son fusil et en frappa les deux chiens avec une telle rage, qu'il faussa le canon; puis il les poursuivit à coups de pierres jusqu'à ce qu'ils eussent disparu en poussant des hurlements affreux.
Je m'élançai après lui, et, lorsque sa colère fut apaisée, je lui représentai le chagrin qu'il m'avait fait, ainsi qu'à sa mère, la perte de son arme, qui pouvait nous être si utile, et celle que nous allions probablement éprouver de ces deux animaux, nos gardiens. Fritz comprit mes reproches, et me demanda humblement pardon.
Cependant le jour avait commencé à baisser; notre volaille se rassemblait autour de nous, et ma femme se mit à lui distribuer des graines tirées du sac que je lui avais vu emporter. Je la louai de sa prévoyance; mais je lui fis observer qu'il serait peut-être mieux de conserver ces graines pour notre consommation ou pour les semer, et je lui promis de lui rapporter du biscuit pour ses poules si j'allais au navire.
Nos pigeons s'étaient cachés dans le creux des rochers; nos poules, les coqs à leur tête, se perchèrent sur le sommet de notre tente; les oies et les canards se glissèrent dans les buissons qui bordaient la rive du ruisseau. Nous fîmes nous-mêmes nos dispositions pour la nuit, et nous chargeâmes nos fusils et nos pistolets. À peine avions-nous terminé la prière du soir, que la nuit vint tout à coup nous envelopper sans crépuscule. J'expliquai à mes enfants ce phénomène, et j'en conclus que nous devions être dans le voisinage de l'équateur.
La nuit était fraîche; nous nous serrâmes l'un contre l'autre sur nos lits de mousse. Pour moi, j'attendis que toutes les têtes se fussent inclinées sur l'oreiller, que toutes les paupières fussent bien closes, et je me levai doucement pour jeter encore un coup d'œil autour de moi. Je sortis de la tente à pas de loup; l'air était pur et calme, le feu jetait quelques lueurs incertaines et vacillantes, et menaçait de s'éteindre; je le rallumai en y jetant des branches sèches. La lune se leva bientôt, et, au moment où j'allais rentrer, le coq, réveillé par son éclat, me salua d'un cri d'adieu. Je me couchai plus tranquille, et je finis par me laisser aller au sommeil. Cette première nuit fut paisible, et notre repos ne fut pas interrompu.
CHAPITRE III
Voyage de découverte.—Les noix de coco.—Les calebassiers.—La canne à sucre.—Les singes.
Au point du jour, les chants de nos coqs nous réveillèrent, et notre première pensée, à ma femme et à moi, fut d'entreprendre un voyage dans l'île pour tâcher de découvrir quelques-uns de nos infortunés compagnons. Ma femme comprit sur-le-champ que cette excursion ne pouvait s'effectuer en famille, et il fut résolu qu'Ernest et ses deux plus jeunes frères resteraient près de leur mère, tandis que Fritz, comme le plus prudent, viendrait avec moi. Mes fils furent alors réveillés à leur tour, et tous, sans en excepter le paresseux Ernest, quittèrent joyeusement leur lit de mousse.
Tandis que ma femme préparait le déjeuner, je demandai à Jack ce qu'il avait fait de son homard; il courut le chercher dans un creux de rocher où il l'avait caché pour le dérober aux chiens. Je le louai de sa prudence, et lui demandai s'il consentirait à m'en abandonner une patte pour le voyage que j'allais entreprendre.
«Un voyage! un voyage! s'écrièrent alors tous mes enfants en sautant autour de moi, et pour où aller?»
J'interrompis cette joie en leur déclarant que Fritz seul m'accompagnerait, et qu'ils resteraient au rivage avec leur mère, sous la garde de Bill, tandis que nous emmènerions Turc avec nous. Ernest nous recommanda de lui cueillir des noix de coco si nous en trouvions.
Je me préparai à partir, et commandai à Fritz d'aller chercher son fusil; mais le pauvre garçon demeura tout honteux, et me demanda la permission d'en prendre un autre, car le sien était encore tout tordu et faussé de la veille. Après quelques remontrances, je le lui permis; puis nous nous mîmes en marche, munis chacun d'une gibecière et d'une hache, ainsi que d'une paire de pistolets, sans oublier non plus une provision de biscuit et une bouteille d'eau.
Cependant, avant de partir, nous nous mîmes à genoux et nous priâmes tous en commun; puis je recommandai à Jack et à Ernest d'obéir à tout ce que leur mère leur ordonnerait pendant mon absence. Je leur répétai de ne pas s'écarter du rivage; car je regardais le bateau de cuves comme le plus sûr asile en cas d'événement. Quand j'eus donné toutes mes instructions, nous nous embrassâmes, et je partis avez Fritz. Ma femme et mes fils se mirent à pleurer amèrement; mais le bruit du vent qui soufflait à nos oreilles, et celui de l'eau qui coulait à nos pieds, nous empêchèrent bientôt d'entendre leurs adieux et leurs sanglots.
La rive du ruisseau était si montueuse et si escarpée, et les rocs tellement rapprochés de l'eau, qu'il ne nous restait souvent que juste de quoi poser le pied; nous suivîmes cette rive jusqu'à ce qu'une muraille de rochers nous barrât tout à fait le passage. Là, par bonheur, le lit du ruisseau était parsemé de grosses pierres; en sautant de l'une à l'autre nous parvînmes facilement au bord opposé. Dès ce moment notre marche, jusqu'alors facile, devint pénible; nous nous trouvâmes au milieu de grandes herbes sèches à demi brûlées par le soleil, et qui semblaient s'étendre jusqu'à la mer.
Nous y avions à peine fait une centaine de pas, lorsque nous entendîmes un grand bruit derrière nous, et nous vîmes remuer fortement les tiges; je remarquai avec plaisir que Fritz, sans se troubler, arma son fusil et se tint calme, prêt à recevoir l'ennemi. Heureusement ce n'était que notre bon Turc, que nous avions oublié, et qui venait nous rejoindre. Nous lui fîmes bon accueil, et je louai Fritz de son courage et de sa présence d'esprit.
«Vois, mon fils, lui dis-je: si, au lieu d'attendre prudemment comme tu l'as fait, tu eusses tiré ton coup au hasard, tu risquais de manquer l'animal féroce, si c'en eût été un, ou, ce qui était pis, tu pouvais tuer ce pauvre chien et nous priver de son secours.»
Tout en devisant, nous avancions toujours; à gauche, et près de nous, s'étendait la mer; à droite, et à une demi-heure de chemin à peu près, la chaîne de rochers qui venait finir à notre débarcadère suivait une ligne presque parallèle à celle du rivage, et le sommet en était couvert de verdure et de grands arbres. Nous poussâmes plus loin; Fritz me demanda pourquoi nous allions, au péril de notre vie, chercher des hommes qui nous avaient abandonnés. Je lui rappelai le précepte du Seigneur, qui défend de répondre au mal autrement que par le bien; et j'ajoutai que d'ailleurs, en agissant ainsi, nos compagnons avaient plutôt cédé à la nécessité qu'à un mauvais vouloir. Il se tut alors, et tous deux, recueillis dans nos pensées, nous poursuivîmes notre chemin.
Au bout de deux heures de marche environ, nous atteignîmes enfin un petit bois quelque peu éloigné de la mer. En cet endroit, nous nous arrêtâmes pour goûter la fraîcheur de son ombrage, et nous nous avançâmes près d'un petit ruisseau.
Les arbres étaient touffus, le ruisseau coulait paisiblement, mille oiseaux peints des plus belles couleurs s'ébattaient autour de nous. Fritz, en pénétrant dans le bois, avait cru apercevoir des singes; l'inquiétude de Turc, ses aboiements répétés, nous confirmèrent dans cette pensée. Il se leva pour essayer de les découvrir; mais, tout en marchant, il heurta contre un corps arrondi qui faillit le faire tomber. Il le ramassa, et me l'apporta en me demandant ce que c'était, car il le prenait pour un nid d'oiseau.
«C'est une noix de coco.
—Mais n'y a-t-il pas des oiseaux qui font ainsi leur nid?
—Il est vrai; cependant je reconnais la noix de coco à cette enveloppe filandreuse. Dégageons-la, et tu trouveras la noix.»
Il obéit, et nous ouvrîmes la noix: elle ne contenait qu'une amande sèche et hors d'état d'être mangée. Fritz, tout désappointé, se récria alors contre les récits des voyageurs qui avaient fait une description si appétissante du lait contenu dans la noix, et de la crème que recouvrait l'amande. Je l'arrêtai en lui faisant remarquer que celle-ci était tombée et desséchée depuis longtemps, et que nous en trouverions probablement de meilleures. En effet, nous en rencontrâmes une qui, bien qu'un peu rance, ne laissa pas de nous faire beaucoup de plaisir. J'expliquai alors à Fritz comment l'amande du cocotier rompt sa coque à l'aide de trois trous où cette enveloppe est moins dure qu'en tout autre endroit. Nous continuions cependant à marcher; le chemin nous conduisit longtemps encore à travers ce bois, où nous fûmes plusieurs fois obligés de nous frayer un passage avec la hache, tant était grande la multitude de lianes qui nous barraient le chemin. Nous arrivâmes enfin à une clairière où les arbres nous laissèrent un plus libre accès.
Dans cette forêt la végétation était d'une beauté et d'une vigueur remarquables, et tout autour de nous s'élevaient des arbres plus curieux les uns que les autres. Fritz les regardait tous avec étonnement, et me faisait remarquer, dans son admiration, tantôt leurs fruits, tantôt leur feuillage. Il arriva bientôt près d'un nouvel arbre plus extraordinaire que les autres, et s'écria: «Quel est donc cet arbre, mon père, dont les fruits sont attachés au tronc, au lieu de l'être aux branches? Je vais en cueillir.» J'approchai, et je reconnus avec joie des calebassiers tout chargés de leurs fruits. Fritz, remarquant ce mouvement, me demanda si c'est bon à manger, et à quoi c'est utile.
«Cet arbre, lui dis-je, est un des plus précieux que produisent ces climats, et les sauvages y trouvent en même temps leur nourriture et les ustensiles pour la faire cuire. Son fruit est assez estimé parmi eux, mais les Européens n'en font aucun cas; ils en trouvent la chair fade et coriace, et la laissent pour se servir de l'écorce, qui se façonne de mille manières.» Je lui expliquai comment les sauvages, en divisant cette écorce, savent en faire des assiettes, des cuillers et même des vases pour faire bouillir de l'eau. À ces mots il m'arrêta, et me demanda si cette écorce est incombustible, pour résister à l'action du feu.
«Non, lui répondis-je; mais les sauvages n'ont pas besoin de feu; ils font rougir des cailloux et les jettent dans l'eau, que ce manège échauffe bientôt jusqu'à l'ébullition. Fritz me pria alors d'essayer de faire quelque ustensile pour sa mère. J'y consentis, et je lui demandai s'il portait de la ficelle sur lui, pour partager les calebasses; il me dit qu'il en avait un paquet dans sa gibecière, mais qu'il aimait mieux se servir de son couteau. «Essaie, lui dis-je, et voyons qui de nous deux réussira le mieux.»
Fritz jeta bientôt loin de lui, avec humeur, la calebasse qu'il avait prise, et qu'il avait entièrement gâtée, parce que son couteau glissait à chaque instant sur cette écorce molle, tandis que je lui présentai deux superbes assiettes que j'avais confectionnées pendant ce temps avec ma ficelle. Émerveillé de mon succès, il m'imita avec facilité, et, après avoir rempli de sable notre porcelaine de nouvelle façon, nous l'abandonnâmes exposée au soleil pour la laisser durcir. Nous nous remîmes alors en marche, Fritz cherchant à façonner une cuiller avec une calebasse, et moi avec la coque de l'une des noix de coco que nous avions mangées. Mais je dois avouer que notre œuvre était encore loin d'égaler celles que j'avais vues au musée, de la façon des sauvages.
Tout en parlant et en marchant, nous ne cessions d'avoir l'œil au guet; mais tout était silencieux et tranquille autour de nous. Après quatre grandes heures de chemin, nous arrivâmes à un promontoire qui s'avançait au loin dans la mer, et qui était formé par une colline assez élevée. Ce lieu nous parut le plus convenable comme observatoire, et nous commençâmes aussitôt à le gravir. Après bien des fatigues et des peines, nous atteignîmes le sommet, et la vue magnifique dont nous jouîmes nous dédommagea amplement.
Nous étions au milieu d'une nature admirable de végétation et de couleurs. En examinant autour de nous avec une bonne longue-vue, nous avions un spectacle encore plus admirable.
D'un côté c'était une immense baie, dont les rives se perdaient en gradins dans un horizon bleu, le long d'une mer calme et unie comme un miroir, où le soleil se jouait et scintillait, et semblait appartenir au paradis terrestre; d'un autre côté, une campagne fertile, des forêts verdoyantes, de grasses prairies. Je soupirai à ce beau spectacle; car nous n'apercevions aucune trace de nos malheureux compagnons.
«Que la volonté de Dieu soit faite! m'écriai-je. Nous aurions pu tous vivre ici sans peine; il n'a permis qu'à nous d'y parvenir: il a agi comme il lui convenait le mieux.
—La solitude ne me déplaît nullement, répondit Fritz, puisqu'elle est animée par la présence de mes chers parents et de mes frères; les hommes des premiers temps ont vécu comme nous allons le faire.
—J'aime ta résignation, lui répondis-je. Mais nous nous trouvons en ce moment rôtis par le soleil; viens à l'ombre prendre notre repas, et songeons à retourner vers nos bien-aimés.»
Nous nous dirigeâmes vers un bois de palmiers qui couronnait le sommet de la colline. Avant d'y atteindre, nous eûmes à traverser une sorte de marécage hérissé de gros roseaux qui s'entrelaçaient souvent et nous barraient le passage. Nous avancions lentement, et sans cesse sur nos gardes, sur ce sol brûlé, que je savais habité de préférence par des animaux venimeux; Turc nous précédait en furetant partout pour nous avertir. Chemin faisant, je coupai un de ces roseaux au milieu desquels nous montions, pour me servir d'appui en même temps que d'arme, et je remarquai qu'il en découlait un jus gluant qui me poissait les mains; je le portai à mes lèvres, et je reconnus à n'en pouvoir douter que nous étions dans un champ de cannes à sucre. Je m'abreuvai de cette délicieuse boisson, qui me rafraîchit considérablement, et, voulant laisser à mon bon Fritz, qui marchait devant sans se douter de rien, le plaisir de la découverte, je lui criai de couper un de ces roseaux pour s'en faire une canne; il m'obéit; et, comme il le brandissait en marchant, il s'en dégagea une grande abondance de jus qui remplit sa main; il la porta comme moi à sa bouche, et, comprenant tout de suite ce que c'était, il me cria: «Père! la canne à sucre! que c'est bon, que c'est excellent! Nous allons en rapporter à mes frères et à maman.» Et en même temps il brisa plusieurs morceaux de la canne qu'il tenait, pour mieux en extraire le jus.
Je fus obligé de l'arrêter, de peur qu'il ne se fît du mal.
«Je veux apporter à ma mère des cannes à sucre,» criait-il; et, malgré le conseil que je lui donnai de ne pas se charger d'un fardeau trop lourd, il coupa une douzaine des plus grosses cannes, les réunit en faisceau avec des feuilles, et les plaça sous son bras.
Cependant nous ne tardâmes pas à atteindre le bois que nous avions aperçu, et qui était composé en partie de palmiers. Nous étions à peine assis pour achever notre dîner, qu'une troupe de singes, effrayés par notre arrivée et par les aboiements de Turc, s'élancèrent en un moment à la cime des arbres, d'où ils nous firent les plus affreuses grimaces. Je remarquai alors que la plupart de ces palmiers portaient des noix de coco, et j'eus l'idée de forcer les singes à nous cueillir ce fruit: je me levai, et j'arrivai à temps pour empêcher Fritz de tirer un coup de fusil.
«À quoi bon, lui dis-je: imite-moi plutôt, et prends garde à ta tête, car ces animaux vont nous inonder de noix. Je pris alors une pierre, et je la jetai vers les singes. Quoiqu'elle atteignît à peine la moitié du palmier, elle suffît pour mettre en colère les malignes bêtes; et elles firent pleuvoir alors sur nous une telle quantité de noix, que nous ne savions où nous mettre pour les éviter, et que la terre en fut bientôt toute couverte. Fritz riait de bon cœur de ma ruse, et, quand la pluie de noix eut un peu cessé, il se mit à les ramasser. Nous cherchâmes ensuite un petit endroit ombragé, où nous nous assîmes; puis nous procédâmes à notre repas en mêlant de la crème de coco au jus de nos cannes, ce qui nous procura un manger délicieux. Nous abandonnâmes à Turc les restes de notre homard, ce qui ne l'empêcha pas de manger des amandes de coco et des cannes qu'il broyait entre ses dents. Quand nous eûmes fini, je liai ensemble quelques noix qui avaient conservé leur queue; Fritz ramassa son paquet de cannes, et nous reprîmes notre chemin.
CHAPITRE IV
Retour.—Capture d'un singe.—Alarme nocturne.—Les chacals.
Fritz ne tarda pas à trouver le fardeau pesant; il le changeait à chaque instant d'épaule, puis le mettait sous son bras, puis s'arrêtait et commençait à se lamenter.
«Je n'aurais pas cru que ces cannes à sucre fussent si pesantes, dit-il.
—Patience et courage; ton fardeau sera celui d'Ésope, qui s'allège en avançant. Donne-moi une de ces cannes, et prends-en une pour toi. Quand notre bâton de pèlerin et notre ruche à miel seront usés, nous en reprendrons d'autres, et tu seras soulagé d'autant. Il fit ce que je disais; je plaçai le reste en croix sur son fusil, et nous continuâmes à marcher.
Me voyant porter de temps en temps à mes lèvres la canne qu'il m'avait donnée, Fritz voulut en faire autant; mais il eut beau sucer, rien ne coula dans sa bouche. Étonné de ce phénomène, car il voyait bien que le roseau était plein de jus, il m'en demanda la raison. Au lieu de la lui dire, je le laissai la deviner, et il finit par découvrir qu'en pratiquant une petite ouverture au-dessous du premier nœud pour donner de l'air, il obtiendrait ce qu'il voulait.
Nous marchâmes quelque temps en silence. «Au train dont nous allons, nous ne rapporterons pas grand'chose à la maison; j'aimerais mieux en rester là.
—Bah! les cannes vont sécher au soleil. Ne t'inquiète pas, il suffit que nous en conservions une ou deux pour les leur faire goûter.
—Eh bien! alors j'aurai du moins le plaisir de leur rapporter un excellent lait de coco, dont j'ai là une bonne provision dans une bouteille de fer-blanc.
—Étourdi! ne crains-tu pas que la chaleur n'ait fait perdre à ce lait toute sa douceur?
—Oh! ce serait bien dommage; je veux voir ce qui en est.»
Il tira rapidement la bouteille de sa gibecière, et presque aussitôt le bouchon partit avec bruit, puis la liqueur en sortit en pétillant comme du vin de Champagne. Nous goûtâmes ce vin mousseux, qui nous parut fort agréable, et nous continuâmes la route, animés par cette boisson et plus légers de moitié.
Nous ne tardâmes pas à retrouver l'endroit où nous avions laissé nos calebasses, qui étaient parfaitement sèches, et que nous renfermâmes aisément dans nos gibecières. Nous venions de traverser le petit bois où nous avions fait notre premier repas, et nous en étions à peine sortis, que Turc nous quitta en aboyant de toutes ses forces, et s'élança dans la plaine pour fondre sur une troupe de singes qui jouaient par terre et qui ne nous avaient point aperçus. Les pauvres bêtes se dispersèrent rapidement; mais Turc atteignit une guenon moins agile que les autres, la renversa par terre et l'éventra. Fritz courut aussitôt pour l'arrêter, et perdit même en chemin son chapeau et son paquet, tant il allait vite; mais tout fut inutile: il n'arriva que pour voir Turc se repaître de cette chair palpitante. Cet horrible spectacle, qui nous attristait tous deux, fut égayé cependant par un incident assez comique. Un jeune singe, enfant probablement de la guenon tuée par Turc, et qui s'était tapi dans les herbes, sauta aussitôt sur la tête de Fritz, et se cramponna avec une telle force dans sa chevelure, que ni cris ni coups ne purent l'en déloger.
J'accourus aussi vite que me permit le fou rire qui me saisit à ce spectacle; car il n'y avait aucun danger réel, et la terreur de mon fils était aussi divertissante que les grimaces du petit singe»
Tout en me moquant de Fritz et en lui disant que le petit singe qui avait perdu sa mère l'avait sans doute pris pour père adoptif, je m'employai à le détacher; j'y parvins non sans peine, et je le pris dans mes bras comme un petit enfant, réfléchissant à ce que j'allais en faire. Il n'était pas plus gros qu'un jeune chat, et était hors d'état de se nourrir lui-même. Fritz me pria de le garder, me promettant de le nourrir de lait de coco jusqu'à ce que nous pussions avoir celui de la vache restée sur le bâtiment Je lui fis observer que c'était une charge nouvelle, et que nous n'en avions que trop dans notre position; mais, sur ses protestations, je consentis à le lui laisser prendre, pensant que l'instinct de cette petite bête nous servirait peut-être à découvrir par la suite les propriétés nuisibles de certains fruits; nous laissâmes Turc se repaître de sa guenon; le jeune singe se plaça sur l'épaule de Fritz, et nous reprîmes notre route.
Nous cheminions depuis un quart d'heure, quand Turc vint nous rejoindre, la gueule encore ensanglantée. Nous le reçûmes assez froidement; il n'en tint aucun compte, et continua de marcher derrière Fritz. Mais sa présence effraya notre nouveau compagnon, qui quitta l'épaule de Fritz et se blottit dans sa poitrine. Celui-ci prit aussitôt une corde et attacha le petit singe sur le dos de Turc, en lui disant d'un ton pathétique: «Tu as tué la mère, tu porteras le fils.» Le chien et le singe résistèrent d'abord beaucoup tous les deux; toutefois les menaces et les coups nous assurèrent bientôt l'obéissance de Turc; et le petit singe, solidement attaché, finit par s'habituer à sa nouvelle place. Mais il faisait des grimaces si drôles, que je ne pus m'empêcher d'en rire en me figurant la joie de mes autres enfants, à l'aspect de ce burlesque cortège.
«Oh! oui, me dit Fritz, ils en riront bien, et Jack pourra prendre un bon modèle pour faire son métier de grimacier.
—Tu devrais, toi, répliquai-je, prendre pour modèle ta bonne mère, qui, au lieu de faire ressortir sans cesse vos défauts, cherche plutôt à les atténuer.»
Il convint de sa faute, et tourna la conversation sur la férocité avec laquelle Turc s'était jeté sur la guenon qu'il avait éventrée. Sans justifier l'action du dogue, je lui en donnai les raisons, et je tâchai d'en affaiblir l'odieux en rappelant tous les services que le chien est appelé à rendre à l'homme. «Ce seul auxiliaire, lui dis-je, permet à l'homme de se mesurer avec les animaux les plus féroces. Turc tiendrait tête à une hyène, à un lion, s'il le fallait.»
Cette conversation nous amena à parler des animaux que nous avions laissés sur le navire. Fritz regrettait beaucoup la vache; mais l'âne lui paraissait une perte peu importante.
«Ne le juge pas ainsi. Sans doute il n'est pas beau; mais il est d'une excellente race. Qui sait? le soin, la bonne nourriture et le climat parviendront peut-être à améliorer sa nature tant soit peu paresseuse.»
Tout en parlant, le chemin disparaissait sous nos pieds, et nous nous trouvâmes près du ruisseau et des nôtres sans nous en être aperçus. Bill, la première, nous flaira et se mit à aboyer; Turc lui répondit, et le petit malheureux singe en fut si effrayé, qu'il rompit ses liens et se réfugia de nouveau sur l'épaule de Fritz, dont il ne voulut plus déloger, tandis que Turc, qui connaissait le pays, nous quitta bientôt au galop pour aller annoncer notre arrivée.
Nous retrouvâmes les pierres qui nous avaient aidés à passer le ruisseau dans la matinée, et nous fûmes bientôt réunis au reste de la famille, qui nous attendait sur la rive opposée. Les premiers moments d'effusion à peine passés, mes petits fous se mirent à sauter en criant: «Un singe! un singe vivant! Comment l'avez-vous pris? Comme il est gentil! Qu'est-ce que c'est que les noix que papa apporte?» Une question n'attendait pas l'autre.
Enfin, lorsque le silence se fut un peu rétabli, je pris la parole. «Soyez tous les bien retrouvés, mes bien-aimés, m'écriai-je; nous revenons, grâces en soient rendues à Dieu, en bonne santé, et nous rapportons avec nous toutes sortes de richesses. Mais ce que nous cherchions, nos compagnons de voyage, nous n'en avons pu apercevoir aucune trace.
—Si telle est la volonté de Dieu, dit ma femme, sachons nous y conformer, et bénissons sa main, qui nous a sauvés et qui vous ramène sains et saufs après cette journée, qui m'a semblé aussi longue qu'un siècle. Racontez-nous ce qui vous est arrivé, mais d'abord débarrassez-vous de vos fardeaux, que vous avez portés si longtemps.»
On nous débarrassa rapidement de tout notre attirail. Ernest s'était chargé des noix de coco, et Fritz partagea entre tous ses frères les cannes, qui furent reçues à grands cris de joie. Ma femme fut aussi très-satisfaite de ses cuillers et de ses assiettes de calebasses. Cependant nous arrivâmes à notre tente, où nous trouvâmes un souper succulent.
Sur le feu, je vis d'un côté un peu de bouillon et des poissons enfilés dans une brochette de bois; de l'autre côté, une oie embrochée de même rôtissait et laissait tomber sa graisse abondante dans une vaste écaille d'huître placée au-dessous. Enfin, plus loin, un des tonneaux que j'avais péchés, ouvert et défoncé, laissait apercevoir les plus appétissants fromages de Hollande qu'il fût possible de voir.
MOI. «Mes bons amis, c'est bien à vous d'avoir pensé à nous autres; mais c'est pourtant dommage d'avoir tué cette oie; il faut être économe de notre basse-cour.
LA MÈRE. Rassure-toi; nos provisions n'ont point eu à souffrir. Ce que tu prends pour une oie est un oiseau qu'Ernest assure être bon à manger.
ERNEST. Mon père, je crois que c'est un pingouin.» Et il me cita les caractères auxquels il avait cru le reconnaître.
Je confirmai son assertion, et remarquant l'impatience avec laquelle tous les yeux étaient tournés vers les noix de coco, nous nous assîmes par terre, et nous prîmes dans nos assiettes de calebasse une bonne portion d'excellent bouillon. Nous ouvrîmes ensuite les noix de coco après en avoir recueilli le lait. Mais Fritz, se levant tout à coup, me dit: «Mon père, et mon vin de Champagne? Vous l'avez oublié.» Il prit en même temps la bouteille; mais, hélas! le vin était devenu du vinaigre. Il n'en fut pas moins bien reçu, car il nous servit à assaisonner nos poissons. Le pingouin était presque rebutant, tant il était gras; à l'aide de ce vinaigre il devint mangeable.
Pendant notre repas, la nuit était venue. Nous regagnâmes notre tente, où ma femme avait eu soin de rassembler une nouvelle quantité de mousse. Tous les animaux reprirent chacun leur place: les poules sur le sommet de la tente, les canards dans les buissons du ruisseau. Fritz et Jack firent coucher le petit singe entre eux deux pour qu'il eût moins froid. Je me couchai le dernier, comme de raison, et nous goûtâmes tous bientôt un profond sommeil. Nous dormions depuis peu de temps, lorsque je fus réveillé par le bruit de nos poules, qui s'agitaient sur le sommet de la tente, et les aboiements de nos dogues. Je me dressai aussitôt sur mes pieds; ma femme et Fritz en firent autant; nous saisîmes tous trois des fusils, et nous sortîmes de la tente. À la clarté de la lune, nous aperçûmes un effrayant combat. Une douzaine de chacals, au moins, environnaient nos deux braves chiens, qui en avaient mis quatre ou cinq hors d'état de nuire, et qui tenaient les autres à distance.
«Attention! dis-je à Fritz, vise bien et tirons ensemble pour châtier comme il faut ces maraudeurs.»
Nos deux coups n'en firent qu'un; une seconde explosion acheva de disperser nos ennemis; nos deux chiens se jetèrent sur les morts et les dévorèrent.
Fritz leur en enleva pourtant un, et me demanda la permission de le traîner dans la tente pour le faire voir le lendemain à ses frères. Il ressemblait assez à un renard; il était de la taille et de la grosseur de nos chiens. Nous laissâmes ceux-ci s'abreuver du sang des vaincus, auquel ils avaient droit par la bravoure qu'ils avaient montrée; nous revînmes prendre notre place sur la mousse, près de nos enfants chéris, que le bruit n'avait pas même éveillés; et nous dormîmes jusqu'à l'aurore suivante, où ma femme et moi, réveillés par le chant du coq, nous commençâmes à réfléchir sur l'emploi de cette journée.
CHAPITRE V
Voyage au navire.—Commencement du pillage.
«Ah! disais-je, ma chère femme, je vois s'amonceler devant moi tant de peines et de fatigues, je vois tant de choses à accomplir, que je ne sais par quoi débuter. D'abord un voyage au navire est indispensable, car nous y avons abandonné nos bêtes et une foule d'objets de première nécessité, d'un autre côté des soins impérieux me retiennent à terre, où je devrais m'occuper de construire une habitation.»
Ma femme me répondit par ces paroles du Seigneur: «Ne remets jamais au lendemain, car chaque jour a ses devoirs, et fais chaque chose à son tour.»
Je décidai que Fritz, comme le plus fort et le plus adroit, m'accompagnerait au bâtiment, et que la mère demeurerait à terre avec les autres enfants. «Debout! debout!» criai-je alors.
Mes enfants entendirent ma voix, et se levèrent lentement. Quant à Fritz, il fut debout en un instant, et il courut aussitôt placer son chacal, que la nuit avait refroidi, debout près de la tente, pour jouir de la surprise de ses frères.
En le voyant ainsi sur ses jambes, nos dogues furieux, se mirent à aboyer de toutes leurs forces, ce qui amena bientôt les petits paresseux, curieux de connaître la cause du bruit qu'ils entendaient. Jack parut le premier, le petit singe sur l'épaule; mais l'animal fut si effrayé à l'aspect du chacal, qu'il s'enfuit avec rapidité et courut se blottir sous la mousse. Chacun de mes enfants s'en épouvanta de même, et ils décidèrent: Ernest, que c'était un renard; Jack, un loup; Franz, un chien; mais Fritz, triomphant, leur apprît que c'était un chacal.
Lorsque la curiosité fut un peu apaisée: «Enfants, m'écriai-je, celui qui commence la journée sans invoquer le Seigneur s'expose à travailler en vain.» Tous me comprirent, et nous nous jetâmes à genoux. La prière faite, mes enfants demandèrent à déjeuner; mais il n'y avait à leur donner que du biscuit, qui était si sec, qu'ils pouvaient à peine le broyer entre leurs dents. Fritz demanda la permission de prendre du fromage, et, tandis qu'il allait le chercher, Ernest se glissa adroitement vers celle des deux tonnes que nous n'avions pas encore défoncée. Il reparut au bout de quelques instants, d'un air tout joyeux.
ERNEST. «Si nous avions du beurre, cela vaudrait bien mieux, n'est-ce pas?
MOI. Si, si! un morceau de fromage vaut mieux que tout les si du monde.
ERNEST. Allez donc voir la tonne; car j'ai découvert, par une fente que j'ai agrandie avec mon couteau, qu'elle contient du beurre.»
Et nous courûmes tous à la tonne; nous vîmes, en effet, qu'il ne s'était pas trompé; mais nous ne savions comment nous y prendre pour profiter de sa découverte. Fritz voulait que nous fissions sauter un des cercles et que l'on défonçât le tonneau; je m'y opposai, en faisant remarquer qu'alors la chaleur ferait fondre notre beurre; et je m'arrêtai à l'idée d'y faire seulement une petite ouverture suffisante pour nous permettre d'y puiser, avec une pelle de bois, le beurre nécessaire à nos besoins présents.
Mon projet fut bientôt exécuté, et en quelques instants, à l'aide de ma cuiller de noix de coco, nous étendîmes sur notre biscuit cet excellent beurre; puis nous portâmes les tartines près du feu pour les faire griller. Nos chiens, cependant, couchés près de nous, n'avaient nullement l'air de vouloir partager notre repas. Je remarquai alors que dans le combat de la nuit ils avaient reçu en plusieurs endroits, et notamment au cou, de profondes blessures; je recommandai à Jack de frotter leurs plaies avec du beurre rafraîchi dans l'eau; ce qui excita les chiens à se lécher, et peu de jours après il n'y parut plus.
Fritz ayant remarqué qu'avec des colliers ils auraient évité la plupart de ces blessures, Jack se chargea de leur en fabriquer. J'encourageai le petit garçon, dont ma femme se moquait un peu, et je dis à Fritz de se préparer à m'accompagner. En m'embarquant, j'avertis ma famille d'élever une perche avec un morceau de toile à voile. En cas d'accident, ils devaient l'abattre en tirant trois coups de fusil. Je les prévins aussi que nous passerions peut-être la nuit sur le navire.
Nous ne prîmes que nos fusils et des munitions car nous devions trouver des provisions à bord; seulement Fritz emporta son petit singe, qu'il était impatient de régaler de lait frais.
Nous quittâmes le rivage en silence; Fritz ramait de toutes ses forces, tandis que je tenais le gouvernail. Lorsque nous fûmes un peu éloignés, je m'aperçus que le ruisseau formait dans la baie un courant rapide et qui portait vers le navire; je me dirigeai de ce côté, et en trois quarts d'heure, sans trop de fatigue, nous atteignîmes les flancs du bâtiment, auxquels nous attachâmes notre embarcation. À peine débarqués, le premier soin de Fritz fut de courir aux animaux, et de porter près d'une chèvre le petit singe qu'il avait amené. Nous changeâmes l'eau des auges et nous renouvelâmes les provisions dans les mangeoires. Les animaux nous accueillirent avec les plus amicales démonstrations, tant ils étaient heureux de revoir des hommes après deux jours d'abandon. Nous nous occupâmes alors de chercher pour nous-mêmes quelque nourriture. Lorsque nous fûmes rassasiés, je demandai à Fritz par où nous allions commencer. Il me proposa de faire une voile pour notre embarcation. Cette réponse m'étonna d'abord; car il nous manquait des choses dix fois plus importantes. Mais il m'expliqua qu'il avait senti pendant le trajet un vent frais qui lui soufflait au visage, et qu'il nous aiderait merveilleusement au retour. Je consentis facilement à sa demande, et nous nous mimes à l'œuvre.
Une perche assez forte fut fichée dans une planche du bateau, et nous disposâmes une voile au sommet. C'était un large morceau de toile figurant assez bien un triangle rectangle, suspendu à un moufle et attaché à des cordes que je pouvais manier de ma place près du gouvernail. Ce premier travail achevé, Fritz me supplia d'ajouter au-dessus de notre voile une petite flamme rouge en guise de pavillon, et il se montra pour le moins aussi heureux de faire flotter ce pavillon que de voir la voile s'enfler au vent. Nous fîmes ensuite un petit banc près du gouvernail, et nous fixâmes dans les bords de forts anneaux pour maintenir les rames.
Pendant ces travaux, le soir étant arrivé, nous ne pouvions songer à retourner à terre. Nous arborâmes les signaux convenus pour annoncer cette décision à nos gens restés sur le rivage, et nous employâmes le reste de la journée à changer les pierres qui lestaient notre embarcation contre une cargaison plus utile.
Nous pillâmes tout ce qui nous parut bon. La poudre et le plomb, comme munitions de chasse, eurent la préférence; ensuite nous primes tous les outils. Notre navire, destiné à l'établissement d'une colonie dans les mers du Sud, était très-bien fourni en ustensiles de toute sorte. Nous étions cependant obligés de faire un choix sévère, attendu la petitesse de notre embarcation. Mais nous n'eûmes garde d'oublier cette fois des couteaux, des cuillers et des ustensiles de cuisine, auxquels nous n'avions point songé d'abord. Nous nous pourvûmes de grils, de chaudières, de broches, de pots, etc. Nous y joignîmes des jambons, des saucissons et quelques sacs de maïs, de blé et d'autres graines. M'étant rappelé que notre coucher à terre était un peu dur, je pris quelques hamacs et les couvertures de laine. Fritz, qui ne trouvait jamais assez d'armes, se munit encore de deux fusils, et apporta une caisse pleine de sabres, de poignards et d'épées. J'embarquai en outre un baril de poudre, un rouleau de toile à voile et de la ficelle ou corde en grande quantité.
Nos cuves étaient remplies jusqu'au bord, à l'exception de deux places étroites que nous nous étions réservées. Nous nous préparâmes alors à descendre dans la cabine pour y passer le reste de la nuit, qui était tombée tout à fait pendant nos derniers travaux. Un feu brillant allumé sur la rive nous rassura sur le sort de nos bien-aimés; pour leur répondre, nous allumâmes quatre grandes lanternes, à l'apparition desquelles ils tirèrent quatre coups de fusil, afin de nous faire comprendre qu'ils les avaient aperçues. Nous nous laissâmes alors aller au sommeil, et nous nous endormîmes en recommandant à Dieu le précieux dépôt que nous avions laissé sous sa protection.
CHAPITRE VI
Le troupeau à la nage.—Le requin.—Second débarquement.
Le jour commençait à peine à poindre, lorsque je montai sur le pont, armé d'un excellent télescope, que je dirigeai vers la tente pour tâcher d'apercevoir mes enfants, pendant que Fritz mangeait à la hâte un morceau. Je ne fus pas longtemps sans voir ma femme sortir de la tente. Nous fîmes flotter un linge blanc, et le même signal nous répondit de la rive. Cette vue me rassura et me remplit de joie.
Je résolus alors de prendre avec nous le bétail. Je communiquai mon projet à Fritz, et nous commençâmes à chercher de concert quel moyen il fallait employer pour transporter au rivage une vache, un âne, une truie près de mettre bas, des moutons et des chèvres. Il proposa d'abord de construire un radeau, mais je lui démontrai l'impossibilité de ce projet; enfin, après avoir mûrement réfléchi: «Faisons-leur, me dit-il, des corsets natatoires, et ils nous suivront à la nage.
—Bonne idée! m'écriai-je; allons, à l'ouvrage!»
Un mouton fut bientôt entouré de liège et jeté à l'eau. Nous suivions avec anxiété ce coup d'essai. L'eau sembla d'abord vouloir l'engloutir, et le pauvre animal se démenait comme un possédé, en bêlant d'une manière pitoyable; mais bientôt, exténué de fatigue, il laissa pendre ses jambes, et nous vîmes avec joie qu'il n'en continuait pas moins à se soutenir sur l'eau. Je sautai de plaisir. «Ils sont à nous! criai-je, ils sont à nous!» Fritz alors se jeta à l'eau et ramena à bord le pauvre mouton; nous nous mîmes à confectionner les ustensiles nécessaires pour soutenir les autres.
Deux tonneaux vides, réunis fortement par de la toile à voile, furent fixés sous les flancs de l'âne et de la vache. Nous passâmes deux heures environ à les équiper de la sorte; le menu bétail vint ensuite. Rien n'était plus comique que de voir ces animaux ainsi affublés. L'embarras était de les amener jusqu'à l'eau; heureusement une ouverture formée par le choc qu'avait reçu le navire nous servit utilement. Nous conduisîmes l'âne jusqu'au bord, puis une secousse inattendue le précipita dans l'eau; il tomba violemment, mais il se releva bientôt et se mit à nager avec une force et une dextérité qui lui méritèrent tous nos éloges. Pendant qu'il s'éloignait ainsi, nous jetâmes la vache non moins heureusement, et elle se mit à flotter vers le rivage, majestueusement soutenue par ses deux tonnes, le petit veau vint ensuite. Le cochon seul, plus intraitable, nous donna un mal inouï, et finit par sauter, si loin, qu'il s'écarta beaucoup. Quant aux autres, nous avions eu le soin de leur attacher des cordes qui nous permirent de les réunir auprès du bateau.» Nous y descendîmes sans perdre de temps, et nous rompîmes les liens qui nous retenaient. Le troupeau suivait en bon ordre, seulement il ralentissait considérablement la marche de notre embarcation, et je m'applaudis alors de l'idée de Fritz et de sa voile, car sans elle tous les efforts de nos bras n'auraient pu diriger la masse énorme que nous traînions après nous. De temps en temps les tonnes penchaient soit à droite, soit à gauche; mais les balanciers les remettaient bientôt en équilibre.
Nous voguions tranquillement. Fritz, au fond de sa cuve, jouait avec son petit singe, qui commençait à se familiariser; moi, je rêvais à mes bien-aimés, et je dirigeais sans cesse ma lunette vers la terre pour tâcher d'en apercevoir les signaux ou les traces. Tout à coup j'entendis Fritz me crier d'une voix aiguë: «Mon père, nous sommes perdus! un énorme poisson s'avance vers nous!»
Nous sautons ensemble sur nos armes, qui heureusement étaient chargées, et au même instant nous voyons passer avec la rapidité de l'éclair, presque à la surface de l'onde, un monstrueux requin. Fritz fit feu avec tant de bonheur et d'adresse qu'il l'atteignit à la tête; l'animal tourna à gauche, et une longue trace de sang nous prouva qu'il était bien touché.
Nous nous tînmes toutefois sur nos gardes; Fritz rechargea son fusil, et moi je fis force de rames; mais le reste de la traversée ne fut point troublé, et nous abordâmes bientôt dans un endroit où nos bêtes trouvèrent pied et gagnèrent facilement la terre. Nous y sautâmes nous-mêmes, et nous commençâmes à dépêtrer notre bétail. J'étais assez inquiet de ne pas voir mes enfants, car il se faisait tard, et je ne savais où les chercher, quand tout à coup un cri de joie retentit, et nous fûmes bientôt environnés de la petite famille, qui nous accueillit et tomba dans nos bras.
Ma femme admira l'idée que nous avions eue. «Je n'aurais jamais imaginé cet expédient, disait-elle; car je dois t'avouer que je me suis plusieurs fois fatigué la tête en voulant aviser au moyen de transporter ce bétail, et n'en pouvais trouver aucun.
—Eh bien, lui dis-je, honneur à Fritz! car c'est lui qui l'a trouvé.»
Nous nous étions mis à déballer notre cargaison, lorsque Jack vint à nous majestueusement assis sur le dos de l'âne entre les deux tonnes, qu'il portait encore. Je m'approchai pour l'aider à descendre, et je m'aperçus alors pour la première fois qu'il avait une ceinture jaune dans laquelle il avait passé deux petits pistolets.
«Qui a pu t'équiper ainsi?
—Moi-même. Regardez aussi nos chiens, mon cher papa.»
Je remarquai alors que nos deux braves dogues avaient le cou entouré d'un collier de même peau, hérissé de clous.
«Mais comment as-tu pu confectionner tout cela?
—La peau du chacal en a fait tous les frais; j'ai taillé le cuir, et maman l'a cousu.»
Je complimentai mon petit corroyeur sur son adresse; mais Fritz ne put voir sans chagrin l'usage qu'on avait fait de son chacal. Je le réprimandai de sa mauvaise humeur. Fritz ne répondit rien; mais, comprenant mon reproche, il détourna les yeux.
Tout en causant, je m'aperçus que mon petit Jack exhalait une odeur insupportable, et je l'engageai à s'éloigner un peu. Cette remarque lui mit à dos tous ses frères, qui lui criaient sans cesse: «Plus loin! plus loin!» Mais le plaisir lui bouchait les narines, et il n'en tenait aucun compte. Je m'interposai enfin pour lui faire quitter sa ceinture, et il aida ses frères à jeter dans l'eau le cadavre du chacal, qui commençait à répandre aussi une odeur infecte. Ensuite, comme il n'y avait rien de préparé pour notre souper, je commandai à Fritz de m'aller chercher un jambon. Tous mes enfants me regardèrent d'un air étonné; mais leur joie fut extrême quand ils virent leur frère revenir portant un énorme jambon.
«Pardonne-moi ma négligence, me dit alors ma femme; j'ai là une douzaine d'œufs de tortue; si tu veux, j'en ferai une omelette.
MOI. Comment! des œufs de tortue?
ERNEST. Mon père, ce sont bien des œufs de tortue; nous les avons trouvés dans le sable, au bord de la mer.
LA MÈRE. Oui, et c'est toute une histoire, que je vous raconterai, si vous voulez bien.»
Il fut convenu que son histoire prendrait place au dessert, et tandis qu'elle faisait cuire son omelette, nous allâmes débarrasser notre bétail des corsets. Le cochon nous donna tant de mal, que Fritz alla chercher les deux chiens, qui le prirent chacun par une oreille et le réduisirent bientôt à l'obéissance. Ernest était tout joyeux de trouver un âne pour lui porter ses fardeaux, et il en témoignait hautement sa joie.
Cependant ma femme avait fini son omelette. Nous nous assîmes autour de la tonne de beurre, et, munis de cuillers, de couteaux, de fourchettes et d'assiettes, nous commençâmes le repas. Nos chiens, nos poules, notre bétail, se pressaient autour de nous et se disputaient les miettes de notre festin. Les oies et les canards se régalaient dans le ruisseau de petits crabes et barbotaient à plaisir. Le repas fut gai; au dessert, Fritz fit sauter le bouchon d'une bouteille de vin des Canaries qu'il avait trouvée dans la chambre du capitaine. J'invitai alors ma femme à nous raconter l'histoire de ses travaux pendant notre absence, et après une pause de quelques instants elle commença ainsi:
CHAPITRE VII
Récit de ma femme.—Colliers des chiens—L'outarde.—Les œufs de tortue.—Les arbres gigantesques.
«Tu feins d'être impatient d'entendre mon récit, me dit-elle en souriant, et tu ne m'as pas laissé placer un mot de toute la soirée. Mais je n'en perdrai rien; la parole est comme l'eau: plus elle s'est amassée, plus elle coule vite. Le premier jour de votre absence ne vaut pas la peine qu'on en parle, car notre train de vie ne fut nullement changé. Mais ce matin, étant sortie de la tente bien longtemps avant mes enfants, et ayant aperçu votre signal, qui me causa une joie extrême, je me pris à réfléchir sur notre position et à rêver aux moyens de l'améliorer. Il est impossible, me disais-je, de rester toute la journée sans abri, au soleil, sur cette terre brûlante; allons plutôt dans cette vallée ombragée dont mon mari et Fritz nous ont fait de si belles descriptions.
«Tandis que je réfléchissais ainsi, mes enfants s'étaient éveillés. Jack, armé d'un couteau qu'il aiguisait de temps en temps sur le roc, s'était glissé près du chacal de Fritz et lui avait coupé sur le dos deux larges bandes de peau, qu'il travaillait à débarrasser de toutes ses chairs. Je l'aurais laissé faire; mais j'entendis bientôt Ernest lui crier: «Ô le malpropre! le vilain malpropre!—Comment! répliqua, celui-ci, qu'y a t-il de sale à faire deux colliers à nos chiens?» Je m'interposai pour terminer la querelle, qui commençait à s'échauffer; je blâmai Ernest de sa répugnance, et j'aidai mon petit bonhomme à terminer son ouvrage, car ses mains et ses habits étaient déjà tout sales. Lorsque les deux bandes furent complètement nettoyées, il les transperça d'une quantité suffisante de longs clous pointus à large tête plate; puis, ayant coupé un morceau de toile à voile deux fois aussi large, il l'appliqua en double sur la tête des clous, et me donna l'agréable besogne de coudre la toile sur cette peau infecte. Je le remerciai de l'honneur qu'il voulait bien me faire; mais, en voyant l'embarras du pauvre petit, qui ne savait comment employer le fil et l'aiguille que je lui avais donnés, j'eus enfin pitié de lui, et je fis ce qu'il voulut.
«Quand les deux colliers furent terminés, il me pria de lui coudre en outre une autre bande qu'il destinait à lui servir de ceinture pour mettre des pistolets. J'y consentis encore une fois, et, quand tout fut terminé, je lui fis observer qu'en se séchant ses colliers se racorniraient. En conséquence, et d'après les conseils d'Ernest, il les cloua au soleil sur une planche et les laissa dans cet état. Je fis alors part à ma petite famille de mon projet d'excursion, et ce fut une joie pour eux tous d'entreprendre ce voyage avant que leur père et Fritz fussent de retour. Nous nous équipâmes de notre mieux; au lieu d'un couteau de chasse je pris une hache, et, accompagnés des deux chiens, nous partîmes, en suivant, comme vous l'aviez fait, le cours du ruisseau. Conduits par Turc, qui connaissait le chemin, nous arrivâmes bientôt à l'endroit où vous l'aviez traversé. En sautant de pierre en pierre, Ernest fut bientôt à l'autre bord. Jack, dont les jambes étaient plus courtes, le suivit en se jetant dans l'eau quand il ne savait où mettre le pied, au risque de glisser et de boire un coup; quant a moi, je pris le petit Franz sur mes épaules et passai la dernière. Nous trouvâmes, comme vous l'aviez annoncé, la végétation admirable de ce côté du ruisseau, et pour la première fois depuis notre naufrage mon cœur s'ouvrit à l'espérance à la vue de cette superbe nature. Je remarquai surtout un petit bois, à l'ombre duquel je voulus me reposer; mais pour y atteindre nous fûmes obligés de traverser des herbes si hautes, qu'elles dépassaient la tête de mes enfants, et que nous avions toutes les peines du monde à nous y frayer un passage. Cependant Jack était resté un peu en arrière; quand je me retournai pour le chercher, je le vis essuyant avec le haut de sa chemise un de ses pistolets, et j'aperçus son mouchoir tout mouillé séchant au soleil sur ses épaules. Le pauvre garçon, en traversant le ruisseau, avait inondé tout ce qui était dans ses poches. Tandis que je le blâmais d'y avoir mis ses pistolets, qui par bonheur n'étaient pas chargés, nous entendîmes un grand bruit, et nous vîmes s'élever des herbes et s'envoler devant nous un oiseau d'une grandeur prodigieuse.
«Quand mes deux petits chasseurs stupéfaits se préparèrent à tirer, il était si loin que le coup n'aurait pu l'atteindre. Franz prétendait que c'était un aigle; Ernest lui apprit que ces oiseaux ne nichent pas par terre. Aussitôt mes enfants de se répandre en regrets d'avoir manqué une si belle proie; soudain un second oiseau s'éleva encore des herbes et partit presque sous notre nez. Je ne pus m'empêcher de rire en voyant mes petits chasseurs encore une fois en défaut. Ernest se mit à pleurer, et Jack ôta gravement son chapeau, salua le fuyard en lui disant: «À une autre fois, à une autre fois, seigneur oiseau!»
«Nous approchâmes de l'endroit d'où il s'était élevé, et Ernest, ayant trouvé un nid grossier, rempli d'œufs brisés, nous apprit que cette découverte le confirmait dans l'idée que nous venions de voir une outarde, qu'il avait cru reconnaître à son ventre blanc, à ses ailes couleur de tuile, et à la moustache de son bec. Tout en conversant, nous avions atteint le petit bois. Des multitudes d'oiseaux de toute espèce voltigeaient dans les branches, et mes enfants tournaient les yeux de tous côtés pour tâcher d'en ajuster quelques-uns; mais les arbres étaient si élevés, que le coup n'aurait sans doute pas porté.
«Mais quels arbres, mon ami! jamais tu n'en as pu voir de si grands; ce que j'avais pris pour une forêt, c'était un bouquet de dix à douze arbres merveilleusement soutenus en l'air par de forts arcs-boutants formés de racines énormes qui semblaient avoir poussé l'arbre tout entier hors de terre, et dont le tronc ne tenait au sol que par une racine placée au milieu et plus petite que les autres.
«Jack grimpa sur l'un de ces arcs-boutants, et à l'aide d'une ficelle il en prit la hauteur, que nous trouvâmes être de trente-trois pieds. Depuis la terre jusqu'à la naissance des branches nous en comptâmes soixante-six, et le cercle formé par les racines avait une circonférence de quarante pas. Les rameaux sont nombreux et donnent une ombre épaisse; la feuille ressemble à celle du noyer; mais je n'ai pu découvrir aucun fruit. Le terrain, tout alentour, est couvert d'un gazon frais et touffu, semé de petits arbustes, ce qui fait de cet endroit un délicieux lieu de repos. Je le trouvai si fort à mon goût, que nous résolûmes d'y prendre notre repas. Nous nous assîmes sur l'herbe près d'un ruisseau, et nous mangeâmes d'un bon appétit.
«En ce moment nos chiens, que nous avions un instant perdus de vue, vinrent nous rejoindre et se couchèrent à nos pieds, où ils s'endormirent sans vouloir partager notre dîner.
«Après avoir mangé, nous reprîmes le chemin de la tente; nous ne vîmes rien d'extraordinaire jusqu'au ruisseau, où je remarquai que le rivage était couvert de débris de crabes, et je m'aperçus que nos dogues avaient trouvé eux-mêmes moyen de fournir à leur nourriture en péchant une espèce de moule dont ils étaient très-friands.
«Cependant nous continuions à avancer au milieu de débris de poutres et de tonnes vides dont le rivage était couvert. Chemin faisant, Bill disparut tout à coup derrière un rocher; Ernest la suivit et la trouva occupée à déterrer des œufs de tortue, qu'elle avalait avec une satisfaction marquée.
Nous fîmes nos efforts pour l'éloigner, et nous réussîmes à en recueillir environ une douzaine: ce sont eux qui ont fait les frais de l'omelette que nous venons de manger. En ce moment nos yeux se tournèrent vers la mer, et nous y découvrîmes une voile qui s'avançait vers nous. Je ne savais que penser. Ernest affirma que c'était vous; nous courûmes rapidement au ruisseau, nous le franchîmes de nouveau, et nous arrivâmes à temps pour tomber dans vos bras.
«Tel est, mon ami, le récit détaillé de notre excursion. Si tu veux me faire un grand plaisir, nous quitterons cet endroit dès demain, et nous irons nous établir près des arbres géants. Nous nous posterons sur leurs branches, et nous y serons à merveille.
—Bon! ma chère, lui répondis-je, ce sera, en effet, merveilleux d'aller nous percher comme des coqs sur les arbres, à soixante-six pieds du sol. Mais où trouverons-nous un ballon pour nous y élever?
—Ne te moque pas de mon idée, repartit ma femme; au moins nous pourrons dormir en sûreté contre les chacals et autres animaux, qui ne penseront point à venir nous attaquer si haut.
—C'est très-bien, dis-je, ma chère femme; mais comment veux-tu monter tous les soirs sans échelle à soixante-six pieds pour le coucher? Au moins, pour te consoler, nous pouvons nous établir entre ses racines. Qu'en penses-tu? Tu as compté une circonférence de quarante pas. Le pas fait ordinairement deux pieds et demi: peux-tu me dire combien cela fait de pieds?»
Ernest, après un court calcul, me répondit: «Cent pieds.» Je louai mon jeune mathématicien de son habileté. «Un tel arbre, dis-je, doit être appelé le géant des arbres.» Durant cette longue conversation, la nuit était rapidement venue. Nous rentrâmes dans la tente pour y reprendre nos places, et nous dormîmes comme des marmottes jusqu'au lendemain matin.
CHAPITRE VIII
Le pont.
«Écoute, dis-je à ma femme lorsque les premières lueurs du matin nous eurent éveillés tous deux, ton récit d'hier m'a fait faire de graves réflexions; j'ai sérieusement examiné les conséquences d'un changement de résidence, et j'y entrevois de grands inconvénients. D'abord nous ne trouverons nulle part une place où nous puissions être plus en sûreté qu'ici, ayant d'un côté la mer, qui nous apporte en outre les débris du navire, auxquels il faudra renoncer si nous nous éloignons de la côte, et de l'autre ce ruisseau, que nous pouvons aisément fortifier.
—Tu n'as pas tout à fait tort, mon ami: mais tu ne calcules pas aussi quelles fatigues nous avons ici, nous autres, à nous dérober aux ardeurs du soleil pendant que tu cours en mer avec ton Fritz, que tu te reposes à l'ombre des forêts. Tu ne vois pas la peine que nous avons à recueillir quelques misérables huîtres, et le danger où nous sommes d'être attaqués pendant la nuit par des animaux, tels que les tigres et les lions, puisque les chacals ont bien pu parvenir jusqu'à nous; et quant aux trésors du vaisseau, j'y renoncerais volontiers pour m'épargner les angoisses où vous me plongez durant votre absence.
—Tu parles à merveille, repris-je, et cela peut s'arranger; tout en allant nous établir auprès des arbres géants, nous pouvons nous réserver ici un pied-à-terre. Nous y ferons notre magasin; nous y laisserons notre poudre, et quand j'aurai fait sauter en quelques endroits les rocs qui bordent le ruisseau, personne n'y parviendra sans notre permission. Mais avant tout il faut nous occuper de construire un pont pour passer nos bagages.
—Quel besoin d'entreprendre un si long ouvrage? L'âne et la vache porteront nos effets.»
Je lui démontrai l'insuffisance et le danger de ce moyen, et j'ajoutai que pour nous-mêmes il fallait un passage plus sûr et plus facile que les pierres qui nous avaient d'abord servi. Elle se rendit à mes remontrances, et notre entretien finit là. Nous éveillâmes les enfants, qui accueillirent avec transport l'idée du pont, aussi bien que celle d'émigrer dans cette nouvelle contrée, que nous baptisâmes du nom de Terre promise.
Cependant Jack, qui s'était glissé sous la vache, ayant vainement essayé de la traire dans son chapeau, s'était attaché à ses mamelles pour la téter.
«Viens, cria-t-il à Franz, viens auprès de moi, le lait est délicieux.» Ma femme l'entendit, lui reprocha sa malpropreté; puis, ayant trait l'animal, elle nous en partagea le lait. Je résolus alors d'aller au vaisseau chercher des planches pour mon pont, et je m'embarquai avec Fritz et Ernest, dont je prévoyais que le secours me serait nécessaire au retour. Fritz et moi nous prîmes les rames, et nous nous dirigeâmes vers l'embouchure du ruisseau, dont le courant nous eut bientôt emportés hors de la baie.
À peine en étions-nous sortis que nous découvrîmes une immense quantité de mouettes et d'autres oiseaux, qui voltigeaient au-dessus d'un flot que nous n'avions pas encore remarqué auparavant, et qui faisaient un bruit effrayant. Je déployai la voile pour quitter le courant et pour voir quelle cause avait rassemblé là tous ces oiseaux. Ernest, qui nous accompagnait pour la première fois depuis que nous avions touché a terre, regardait avec admiration la voile se gonfler au vent; mais Fritz ne perdait pas de vue l'îlot, et aurait volontiers tiré sur les oiseaux, si je ne l'en eusse empêché.
«Ah! s'écria-t-il enfin, je crois que c'est un gros poisson qu'ils dévorent.»
Nous vîmes bientôt qu'il avait raison.
«Qui peut avoir amené ce monstre ici? continua-t-il quand nous fûmes tout près; hier il n'y en avait aucune trace.
—C'est peut-être le requin que tu as tiré hier, répondit Ernest; car sa tête est tout ensanglantée, et j'y vois trois blessures.»
En effet, c'était lui; et, me rappelant combien sa peau était utile, je recommandai d'en prendre quelques morceaux pour nous servir de limes.
Alors Ernest tira la baguette de fer de son fusil, et, frappant à droite et à gauche, tua plusieurs des oiseaux que notre approche n'avait pu écarter. Fritz coupa plusieurs bandes de peau, comme Jack avait fait au chacal, et le tout fut déposé au fond des cuves. Pendant cette opération je remarquai sur le rivage une quantité de planches que la mer y poussait, ce qui devait nous dispenser d'aller en chercher au navire. À l'aide d'un cric et d'un levier nous soulevâmes les poutres dont nous avions besoin; nous les réunîmes en train, et nous attachâmes dessus de longues planches, de manière à former un radeau; puis nous levâmes l'ancre pour retourner auprès des nôtres, quatre heures après notre départ. Craignant de trouver des bas-fonds près de la côte, je me dirigeai vers le courant, qui nous emporta rapidement en pleine mer; et là, favorisés par un bon vent, nous rangeâmes le vaisseau à notre droite, et nous nous dirigeâmes droit vers la terre. Ernest cependant examinait avec attention les oiseaux qu'il avait tués.
«Quels sont ces oiseaux? sont-ils bons à manger?
—Non, mon ami, ce sont des mouettes; et, comme ces animaux se nourrissent de poissons morts, leur chair en prend un goût fade et désagréable; ils sont si avides, qu'ils se laissent plutôt tuer que de quitter la proie à laquelle ils sont attachés.»
Des mouettes la conversation tomba au requin. Fritz s'étonnait de voir sa peau se crisper et se racornir sur le mât, où il l'avait accrochée: je lui répondis qu'elle serait aussi bonne en cet état pour l'usage auquel je la destinais, et qu'elle me fournirait la superbe peau si estimée qu'on nomme en Europe chagrin.
Tout en conversant, nous étions arrivés dans la baie et nous avions gagné le débarcadère; mais personne n'était là pour nous recevoir. Cette absence ne nous effraya pas tant que la première fois, et nous nous mîmes tous trois à crier: «Holà! ho!». Des cris de joie nous répondirent, et je vis bientôt accourir ma femme et mes deux jeunes fils, qui venaient du côté du ruisseau, portant tous un mouchoir rempli et mouillé. En arrivant près de nous, Jack avait levé son mouchoir en l'air en signe de joie; il l'ouvrit, et j'en vis tomber une quantité de magnifiques écrevisses de rivière. Ma femme et Franz suivirent son exemple, et en quelques instants nous fûmes environnés d'écrevisses qui, se sentant libres, cherchaient à s'enfuir de tous côtés. Mes enfants se précipitèrent pour les retenir, et cet incident donna lieu à des éclats de rire inextinguibles.
«Eh bien, papa, qu'en dites-vous? me cria Jack; nous en avons tant trouvé, que c'était effrayant; il y en avait là au moins deux cents: voyez comme elles sont grosses.
—Est-ce toi qui les as trouvées? et comment cela est-il arrivé?
—Vous allez voir. Quand vous fûtes partis, je pris le singe de Fritz sur mon épaule, et, accompagné de Franz, je me rendis au ruisseau pour chercher un endroit où vous puissiez établir votre pont.
—Oh! oh! ta petite tête a donc quelquefois des idées plus sages? Eh bien, nous irons visiter l'endroit que tu as choisi. Mais continue.
—Nous marchions toujours vers le ruisseau, et Franz ramassait tous les cailloux brillants qu'il rencontrait, en disant que c'était de l'or. Il avança ensuite jusqu'auprès de l'eau, et je l'entendis soudain crier: «Jack, viens donc voir toutes les écrevisses qui sont sur le chacal de Fritz!» J'accourus rapidement, et je m'aperçus avec étonnement, que ce cadavre était encore à la place où nous l'avions jeté, et qu'il était couvert d'écrevisses. Alors maman, à qui je courus raconter cette découverte, nous enseigna le moyen de les prendre, et nous en avons fait une belle provision, comme vous voyez.
—Oui, lui dis-je; aussi laissons s'enfuir les plus petites, et remercions Dieu de ce qu'il nous a fait découvrir un pareil trésor.»
J'annonçai alors que, tandis que les écrevisses cuiraient, nous irions transporter à terre les planches qui formaient le radeau, et qui étaient restées dans la baie; mais nous n'avions pas de charrette; et il était impossible de pouvoir transporter à bras ces masses énormes. Je me rappelai alors comment les Lapons parviennent à faire tirer à leurs rennes les plus pesants fardeaux.
J'attachai au cou de l'âne et de la vache des cordes qui passaient entre leurs jambes et venaient entourer l'extrémité des poutres; l'expédient réussit à merveille, et nos animaux apportèrent toutes les planches une a une à l'endroit qu'avait choisi mon petit ingénieur.
La place était vraiment bien trouvée. Le ruisseau y était plus resserré que partout ailleurs entre deux rives d'égale hauteur, et de chaque côté des troncs d'arbre semblaient placés pour servir de point d'appui.
«Il s'agit maintenant, dis-je alors à mes fils, d'évaluer la largeur du ruisseau pour proportionner les planches: comment faire?
—Mais, dit Ernest, demandons à maman un paquet de ficelle, au bout duquel nous attacherons une grosse pierre; en la jetant sur l'autre rive et en la ramenant ensuite sur l'extrême bord, nous trouverons facilement cette largeur.
—Excellent conseil! Allons, à l'œuvre!» Tout fut facilement exécuté, et nous trouvâmes une largeur de dix-huit pieds; les planches, pour être solides, devaient avoir au moins trois pieds d'assise de chaque côté: elles devaient donc avoir vingt-quatre pieds. Cependant tout n'était pas fini, et il fallait maintenant amener de l'autre côté ces énormes poutres. Comme nous restions tous aussi embarrassés, je dis à mes enfants: «Allons d'abord dîner; en épluchant nos belles écrevisses, il nous viendra peut-être un moyen.» Tout en surveillant le dîner, notre ménagère avait fait pour l'âne et la vache deux sacs de toile à voile, et, comme elle n'avait pas d'aiguilles assez fortes pour cet ouvrage, elle s'était servie d'un clou. Je la complimentai sur sa patience et son habileté, et nous nous mîmes à table; mais les morceaux furent dévorés à la hâte, tant nous étions pressés de voir notre pont en bon train. Il se termina pourtant, et personne n'avait pu trouver d'expédient. «Voyons, dis-je avec assurance, si je serai plus heureux que vous.»
Il y avait sur le rivage un tronc d'arbre assez fort; je passai alentour une corde dont j'entourai aussi une de nos poutres à quelques pieds au-dessous de son extrémité. À l'autre bout je fixai une autre corde; puis, attachant une pierre, je la lançai de l'autre côté du ruisseau, que je traversai à mon tour en sautant de pierre en pierre. Ne sachant comment faire passer de même l'âne et la vache, qui étaient nécessaires à mon dessein, je pris une poulie que je fixai solidement à un arbre; je jetai sur la roue de ma poulie la corde que j'avais lancée auparavant, et, traversant de nouveau le ruisseau en en emportant l'extrémité, j'y attelai l'âne et la vache. Ces deux animaux firent d'abord quelque résistance; mais enfin ils marchèrent, et la poutre tourna autour du tronc, tandis que son extrémité allait toucher l'autre bord. Mes enfants, pleins de joie, s'élancèrent sur ce frêle pont aussitôt qu'il eut touché terre, et le traversèrent avec une agilité surprenante, malgré mes craintes et mes efforts pour les retenir. Le plus difficile de notre ouvrage était fait, et nous plaçâmes trois poutres à côté de la première, en les faisant glisser sur celle-ci; puis nous les réunîmes à l'aide de fortes planches. Notre pont avait huit à neuf pieds de large, et pouvait cependant être facilement retiré, de manière à interdire le passage du ruisseau. Quand le soir arriva, nous étions si harassés, que nous prîmes notre repas, et courûmes nous coucher, sans entreprendre d'autre travail. Cette journée fût terminée, comme les autres, par une longue prière à Dieu, qui ne nous avait pas abandonnés jusque-là.
CHAPITRE IX
Départ.—Nouvelle demeure.—Le porc-épic.—Le chat sauvage.
Le matin suivant, mon premier soin fut de rassembler autour de moi ma jeune famille, et de lui faire une courte allocution sur les dangers qui pouvaient nous attendre dans un pays dont nous ne connaissions ni les localités ni les habitants, et sur la nécessité de nous tenir bien réunis durant le chemin. Enfin nous fîmes la prière, nous déjeunâmes et préparâmes le départ. Les enfants s'occupèrent à réunir notre bétail, et l'âne ainsi que la vache furent chargés de sacs, ouvrage de notre ménagère. Nous les remplîmes de tous les objets de première nécessité, de provisions, de munitions, des ustensiles de cuisine, des services de table du capitaine; nous y ajoutâmes une bonne quantité de beurre. Enfin nous abandonnâmes le moins de choses utiles qu'il nous fut possible. Après avoir établi l'équilibre entre les deux côtés, je me préparais à jeter par-dessus le tout nos hamacs et nos couvertures, quand ma femme accourut et m'en empêcha, réclamant une place, d'abord pour les poules, qui ne pouvaient rester seules, ensuite pour le petit Franz, qui n'était pas de force à soutenir les fatigues de la route, et enfin pour son sac, que nous avions appelé enchanté, et qui pouvait nous être de la plus grande utilité. Je fis droit à sa requête, et comme les paniers de l'âne n'étaient pas tout à fait remplis, j'y glissai son sac merveilleux, et j'assis le petit Franz si solidement entre ces paquets, que l'âne aurait pris le galop sans grand danger pour lui.
Cependant mes fils donnaient la chasse à nos poules, et aucune ne se laissait attraper. Ma femme les railla de l'inutilité de leurs efforts, et les pria de la laisser essayer si elle ne réussirait pas mieux qu'eux. En même temps elle prit dans le sac enchanté deux poignées de graines, et s'approcha doucement des volailles en les appelant. Le coq arriva bientôt pour becqueter les graines: alors ma femme jeta dans la tente tout ce qu'elle en avait, et comme les pauvres bêtes y coururent tout de suite, il lui fut facile de les attraper. Nous les attachâmes alors deux à deux par les pattes, et nous les déposâmes sur le dos de la vache, renfermées dans un panier que nous recouvrîmes d'une couverture, afin qu'elles restassent en repos.
Nous entassâmes alors dans notre tente tout ce que nous pouvions emporter; et après avoir tracé une enceinte avec des pieux fichés en terre, nous roulâmes tout autour quantité de tonnes vides.
Tout étant ainsi disposé, le cortège se forma; chacun de nous, jeune ou vieux, homme ou animal, prit sa place, leste et joyeux. Fritz et ma femme ouvraient la marche; la vache, l'âne monté par Franz, venaient après; les chèvres, conduites par Jack, qui portait en outre le petit singe, composaient le troisième corps d'armée; Ernest marchait ensuite, conduisant les moutons, et moi je formais l'arrière-garde. Mes deux dogues, placés sur les ailes, allaient sans cesse de la queue du convoi à la tête, faisant ainsi l'office d'adjudants.
Notre petite troupe s'avançait lentement, mais en bon ordre, et avait une mine toute patriarcale. Nous arrivâmes bientôt à notre pont; là nous fûmes rejoints par notre cochon, qui s'était d'abord enfui, et qui vint alors se réunir de lui-même à notre bande, tout en témoignant son mécontentement par des grognements significatifs. Le pont fut traversé, mais à l'autre bout un obstacle imprévu faillit mettre le désordre dans nos rangs: le gazon épais qui recouvrait le sol tenta si fort notre bétail, qu'il se dispersa à droite et à gauche pour brouter; heureusement nos chiens le firent rentrer en ligne, et l'ordre, momentanément troublé, fut promptement rétabli. Néanmoins, pour prévenir un second désordre, je fis quitter l'herbe et prendre vers la mer.
Nous avions à peine fait quelques pas dans cette direction, que nos chiens coururent se jeter dans l'herbe en aboyant de toutes leurs forces, comme s'ils eussent eu à combattre quelque animal sauvage. Fritz prit son fusil et les suivit de près; Ernest se serra près de sa mère tout en apprêtant le sien, et Jack l'étourdi, sans même déranger son fusil, qu'il avait sur le dos, s'élança sur les traces de Fritz.
Craignant de trouver quelque animal féroce, j'armai mon fusil et partis aussitôt dans la même direction; mais je ne pus les atteindre, et ils arrivèrent bien longtemps avant moi auprès des chiens. J'entendis alors Jack me crier: «Accourez, mon père, accourez! il y a là un porc-épic monstrueux.»
Quand j'arrivai, je vis, en effet, un porc-épic, mais de taille ordinaire, assailli par nos chiens, et qui, toutes les fois que ses ennemis approchaient, se hérissait soudain d'une forêt de dards, dont quelques-uns même s'étaient fichés dans leur museau. Cependant Jack, qui avait armé un des pistolets qu'il portait à sa ceinture, le tira à bout portant dans la tête de l'animal, qui tomba mort.
«Quelle imprudence! s'écria Fritz; tu pouvais blesser mon père, moi ou un de nos chiens.
—Ah! bien oui, blesser! Vous étiez derrière moi, et les chiens à côté: crois-tu que je sois aveugle?
—Mon pauvre Fritz, interrompis-je, tu es un peu trop brusque; souviens-toi du proverbe: Moi aujourd'hui, demain toi. Puisqu'il n'est rien résulté de l'imprudence de Jack, ne troublons pas sa joie.»
Jack, ayant donné deux ou trois coups de crosse à l'animal, pour être bien sur qu'il était mort, se disposa à l'emporter; mais il se mit les mains en sang, et ne put y parvenir. Alors il prit son mouchoir, l'attacha au cou de l'animal et le traîna jusque auprès de sa mère, qui était fort inquiète de notre absence prolongée et du coup de feu qu'elle avait entendu.
«Vois, maman, cria-t-il, un magnifique porc-épic que j'ai tué moi-même; papa assure que c'est excellent à manger.»
Ernest cependant examinait froidement l'animal, et faisait observer qu'il avait les pieds et les oreilles presque comme un homme. J'arrivai à mon tour.
«N'as-tu pas craint, en approchant de lui, dis-je à Jack, qu'il ne te passât ses dards au travers du corps?
—Pas du tout, je sais qu'ils sont solidement attachés à sa peau, et qu'il ne les lance contre personne.
—Et cependant ne vois-tu pas que nous sommes obligés, ta mère et moi, de débarrasser Turc et Bill des dards qui sont fixés à leur museau.
—Bon! ils sont allés les chercher eux-mêmes, et ce n'est pas le porc-épic qui les leur a lancés.»
J'applaudis à mon petit homme, auquel je ne savais pas des connaissances si étendues en histoire naturelle, et je leur fis voir comment des circonstances toutes naturelles avaient pu ainsi donner lieu à des fables.
«Mais dis-moi, Jack, ajoutai-je en terminant, que faire de ta capture? L'abandonnerons-nous?
—L'abandonner! mais ne m'avez-vous pas dit que c'est un très bon mets! Gardons-le, gardons-le.»
Je cédai à ses instances et posai l'animal, la tête enveloppée d'herbe, derrière le petit Franz, sur le dos de l'âne, a côté du sac de ma femme; puis nous partîmes.
Nous avions à peine fait deux cents pas, que le baudet se jeta de côté, échappant aux mains de mon fils, et se mit à bondir ça et là, en poussant des cris si grotesques, que nous n'aurions pu nous empêcher de rire si la crainte de voir tomber notre petit cavalier ne nous eût trop émus. Je lançai mes deux chiens après le fuyard, qu'ils nous ramenèrent bientôt, mais toujours aussi agité. Nous nous mîmes alors à chercher quel motif avait pu ainsi troubler notre grison, ordinairement si paisible, et nous découvrîmes enfin que les dards du porc-épic avaient percé la triple couverture qui les enveloppait et avaient fini par stimuler notre âne comme des coups d'éperon. Le sac enchanté remplaça la couverture, et le voyage reprit son cours.
Fritz marchait en avant, le fusil armé à la main, espérant faire de nouveau quelque beau coup; mais nous arrivâmes sans autre rencontre aux arbres dont ma femme nous avait parlé.
«Quelle merveille! s'écria alors Ernest. Comme ils sont grands!»
La halte commença. Nous mîmes la volaille en liberté, le cochon aussi, mais avec les deux pieds de devant attachés. Tandis que j'aidais ma femme à décharger nos animaux, nous entendîmes un coup de fusil; puis un instant après, un second derrière nous, et la voix de Fritz qui criait: «Le voilà, le voilà! mon père, c'est un chat sauvage!
—Bravo! lui répondis-je aussitôt que je le vis reparaître chargé de sa proie. Tu viens de rendre un grand service à notre poulailler; car c'est un animal bien dangereux et bien friand de volaille. Comment l'as-tu tué?
—Je l'ai vu sur un arbre, et je l'ai abattu d'un coup de fusil; mais dans un clin d'œil il s'est relevé; et il s'apprêtait à s'élancer, quand je lui tirai un coup de pistolet à bout portant. J'espère qu'il est bien plus beau que le chacal que Jack m'a écorché, et que mon cher frère ne me l'arrangera pas de même.
—Oui, c'est, je crois, un margaï d'Amérique; tu peux d'abord t'en faire une ceinture comme celle de Jack, et des quatre jambes des étuis pour les services de table.
—Et moi, mon papa, interrompit alors Jack, ne puis-je rien faire de la peau du porc-épic?
—Tu peux en faire aussi des étuis, car Fritz ne pourra nous en donner que quatre, et nous sommes six à table; mais je crois que tu feras mieux d'en faire une cotte de maille pour l'un de nos chiens.»
Mes enfants trouvèrent mes idées si heureuses, qu'ils ne me laissèrent aucun repos jusqu'à ce qu'elles fussent mises en œuvre. Ernest, cependant, qui se reposait tandis que sa mère et le petit Franz s'évertuaient à nous préparer à dîner, me dit:
«Mais enfin, mon père, de quelle espèce sont ces arbres?»
Nous hésitions entre des mangliers et des noyers, quand ma femme s'aperçut que le petit Franz mangeait une espèce de fruits, et l'entendit dire: «Oh! que c'est bon!» Elle courut à lui, les lui arracha des mains, et lui demanda: «Où as-tu trouvé cela?
—Dans l'herbe, répondit-il, c'en est rempli: les poules et les cochons en mangent.»
J'accourus au bruit, et je vis alors que ces beaux arbres étaient des figuiers; car c'était la véritable figue que le petit Franz avait dans les mains.
Cependant, craignant encore de me tromper sur la nature de ce fruit, j'ordonnai de consulter notre docteur le singe. On lui apporta quelques-unes des figues, qu'il flaira quelques instants avec des mines fort drôles, et qu'il finit par avaler de bon appétit. Ma femme avait allumé du feu et rempli la marmite d'eau, que la flamme avait bientôt fait bouillir. Nous y déposâmes un morceau de porc-épic, tandis qu'un autre fut mis à la broche. Nos regards se portèrent alors vers ces arbres où ma femme voulait établir notre demeure, et nous cherchâmes quelque moyen de parvenir à ces branches si élevées. Tandis que nous étions à nous consulter, ma femme nous appela pour manger la soupe et le rôti de porc-épic, dont nous nous régalâmes.
CHAPITRE X
Premier établissement.—Le flamant,—L'échelle de bambou.
Lorsque le repas fut terminé, je dis à ma femme: «Il faut songer à notre logement pour la nuit au pied de l'arbre, car nous ne pourrons pas nous y établir ce soir; occupe-toi aussi de préparer des courroies et des harnais, afin d'aider l'âne et la vache à transporter ici le bois nécessaire à nos constructions.»
À l'aide d'une toile à voile posée au-dessus de l'enceinte formée par les racines de l'arbre, notre demeure provisoire fut facilement construite. Ensuite je pris avec moi Fritz et Ernest, et je me rendis au rivage pour tâcher d'y trouver du bois propre à former des échelons. Nous étions à la vérité environnés de branches de figuier sèches; mais je n'osais m'y fier, et je ne trouvais de bois vert nulle part dans le voisinage. La rive était couverte de bois échoué; mais il répondit fort mal à mon attente, et nous allions retourner sur nos pas, aussi peu avancés qu'auparavant, quand par bonheur Ernest découvrit à moitié ensevelis dans le sable une quantité de grands bambous. Aidé de mes enfants, je les dégageai de ce limon, et je les coupai en morceaux de quatre à cinq pieds de long, que je divisai ensuite en trois paquets pour pouvoir les porter plus aisément.
J'aperçus dans le lointain un buisson vert dont je pensai que le bois pourrait m'être utile; nous nous mîmes donc en marche, nos armes toujours en état, suivant notre habitude, et précédés de Bill.
Soudain la chienne s'élança en avant, et en quelques sauts pénétra dans le buisson, d'où nous vîmes sortir aussitôt une volée de flamants. Fritz, toujours enchanté de faire le coup de fusil, tira sur les traînards, et en abattit deux. L'un resta couché mort; mais l'autre, qui n'était que légèrement blessé à l'aile, se releva et se mit à courir de toute la vitesse de ses longues jambes. Mon fils, heureux de son adresse, courut pour ramasser le mort et s'enfonça dans la vase jusqu'aux genoux.
Quant à moi, aidé de Bill, je m'élançai sur les traces du fuyard, que je finis par atteindre et dont je liai les ailes. Pendant ce temps, Ernest s'était tranquillement assis sur l'herbe, et attendait patiemment notre retour. Chargé de mon flamant, j'arrivai près de lui, et je fus presque abasourdi de ses cris de joie en voyant les belles couleurs rouges de cet oiseau. Il était temps de retourner au logis; mais je ne voulus pas quitter ce lieu sans couper deux roseaux de l'espèce dont se servent les sauvages pour faire leurs flèches, et je dis à mes enfants que c'était pour mesurer notre arbre géant. Ils se mirent à rire, prétendant que dix de ces roseaux attachés au bout l'un de l'autre ne pourraient seulement pas atteindre la plus basse branche. Je leur rappelai l'histoire des poulets, qu'ils déclaraient imprenables: et, sans leur en dire davantage, nous nous disposâmes à revenir au logis. Ernest se chargea de mes roseaux et de mon fusil; Fritz emporta son flamant mort, et moi je me chargeai du vivant. Mais à peine avions-nous fait quelques pas, que Fritz attacha son flamant sur le dos de Bill.
«À merveille, mon fils! mais vas-tu donc ainsi marcher à ton aise, tandis que ton frère et moi nous sommes si péniblement chargés?»
L'enfant comprit mes paroles, et me demanda à porter le flamant blessé. Je le lui passai, et nous continuâmes à marcher jusqu'au moment où nous arrivâmes près des bambous que nous avions laissés derrière nous.
Je me chargeai de ces paquets, et c'est dans cet équipage que nous arrivâmes près des nôtres, qui nous accueillirent avec des cris de joie et d'admiration. On ne pouvait se lasser d'examiner le flamant, ses plumes brillantes, son bec et ses longues pattes.
Notre ménagère seule témoigna la crainte que cette bouche inutile ne diminuât la petite quantité de nos provisions. Je la rassurai en lui disant que ce bel oiseau saurait bien lui-même fournir à sa nourriture sans nous être à charge, en péchant dans le ruisseau voisin de petits poissons et des insectes.
Je me mis ensuite à examiner sa blessure, qui n'avait atteint que l'aile; et je commençai immédiatement à la panser selon mes connaissances, en y appliquant un onguent composé de beurre et de vin. Je lui attachai ensuite à la patte une ficelle assez longue pour lui permettre de se promener et d'aller se baigner dans le ruisseau. Au bout de deux à trois jours il fut complètement apprivoisé, et sa blessure guérie.
Après ce pansement, je m'assis sur l'herbe, et je travaillai à me faire un arc avec un morceau de bambou, et des flèches avec les roseaux que nous avions apportés. Comme ils auraient été trop légers, je les remplis de sable mouillé, et je garnis l'une des extrémités de plumes de flamant; puis je me préparai à en faire l'essai. Aussitôt mes enfants se mirent à sauter autour de moi en criant: «Un arc et des flèches? Laissez-moi tirer, mon père, laissez-moi tirer!
—Restez tranquilles, leur répondis-je; ce n'est point un jouet, mais un instrument nécessaire à mes projets que je viens de fabriquer. Ma bonne femme, pourrais-tu me donner une pelote bien longue de fil très-fort?» Elle trouva dans le sac qu'elle avait eu soin d'attacher sur l'âne ce que je demandais, et au même instant Fritz, que j'avais envoyé mesurer notre provision de corde, vint m'annoncer qu'il en avait compté cinquante brasses, ou deux cent quarante pieds, ce qui était plus que suffisant.
J'attachai alors la pelote de fil à une de mes flèches, et, par un vigoureux effort, je la décochai de manière qu'elle vînt retomber par-dessus l'une des plus fortes branches de l'arbre, entraînant avec elle le fil, que je dévidais à mesure. J'attachai à l'extrémité une corde plus forte, et, en mesurant mon fil, je vis que la branche était à une hauteur de quarante pieds. Je tendis alors parallèlement à terre cent pieds de bonne corde, forte de près d'un pouce, de manière à laisser entre les deux morceaux un intervalle d'un demi-pied; je m'assis devant, et Fritz reçut l'ordre de couper des bambous en morceaux de deux pieds, qu'Ernest introduisait dans des nœuds que je faisais de pied en pied le long des deux cordes, et aux extrémités desquels Jack passait deux clous. C'est ainsi qu'en très-peu de temps, et au grand étonnement de ma femme, je parvins à me fabriquer une échelle de quarante pieds.
Nous attachâmes alors l'extrémité de l'échelle a l'un des bouts de la ficelle qui pendait sur la branche, et, en tirant l'autre bout, nous relevâmes jusqu'à la branche, dont l'accès nous était maintenant permis. Tous mes fils voulurent alors monter et se précipitèrent vers l'échelle; mais je désignai Jack comme le plus léger des trois aînés: celui-ci grimpa avec l'adresse et l'agilité d'un chat, arriva sans encombre sur la branche, et me fit signe que Fritz pouvait monter sans danger. J'y consentis, mais en lui disant de monter avec le plus de précaution possible, et je lui donnai un marteau et des clous pour fixer solidement l'échelle sur la branche. Tout en suivant avec anxiété son ascension, nous retînmes de toutes nos forces l'échelle par le moyen de la corde qui pendait sur la branche, et nous le vîmes enfin arriver heureusement. Quand l'échelle fut attachée solidement sur l'arbre, je montai à mon tour, et j'emportai une poulie, que je m'occupai à clouer à une branche voisine pour nous faciliter le lendemain les moyens d'élever nos planches et nos poutres. Je redescendis ensuite, heureux de ce travail.
Quand j'arrivai auprès de ma femme, elle me montra ce qu'elle avait fait pendant la journée: c'étaient des harnais pour l'âne et la vache. Tous nos préparatifs étaient donc terminés, et il ne nous restait plus qu'à souper, lorsque je m'aperçus que Jack et Fritz n'étaient pas avec nous. Ma femme me dit qu'elle ne les avait pas vus descendre. Cependant la nuit était venue, et la lune brillait de tout son éclat; je commençai à devenir inquiet de cette absence prolongée, et je cherchais à découvrir mes enfants, quand nous entendîmes au-dessus de nos têtes deux voit entonner l'hymne du soir. Je n'osai les interrompre, tant ce chant avait de charme au milieu de cette belle nature et du silence qui nous entourait; mais quand ils eurent fini, je leur criai de descendre bien vite, et je ne fus complètement rassuré que quand ils eurent touché terre. Pendant ce temps, ma femme, aidée de Franz et d'Ernest, avait allumé un grand feu et préparé notre souper. Nos animaux se réunirent alors pour prendre leur nourriture du soir, que ma femme leur distribua; les pigeons s'envolèrent, et se nichèrent sur les branches de l'arbre; nos poules se perchèrent sur les bâtons de l'échelle. Quant au bétail, il fut attaché autour de nous. Notre beau flamant lui-même se percha sur une des racines; puis, plaçant sa tête sous son aile droite et relevant sa patte gauche, il s'endormit. Pour nous, nous fîmes un grand cercle de feu, afin de nous isoler des animaux sauvages qui pourraient venir nous attaquer la nuit, et nous attendîmes avec impatience le moment de prendre notre repas et de goûter le sommeil à notre tour. Ma femme nous avertit enfin que tout était prêt. Nous nous assîmes en cercle, et nous nous mîmes à dévorer le délicieux porc-épic. Pour dessert, mes enfants nous apportèrent des figues ramassées sous l'arbre. Nous fîmes ensuite une courte prière, puis, au milieu des bâillements réitérés, une ronde générale dans tous les environs. Nous gagnâmes alors nos hamacs: ils furent d'abord trouvés bien incommodes, mais le sommeil eut bientôt mis fin à toutes les plaintes. Quelques moments après, tous les gémissements furent terminés, et je n'entendis plus autour de moi que la respiration faible, mais régulière, de tous ces petits êtres, ce qui me prouva que moi seul de toute la famille je veillais encore.
CHAPITRE XI
Construction du château aérien.—Première nuit sur l'arbre.—Le dimanche.—Les ortolans.
Pendant la première moitié de la nuit, je fus extrêmement inquiet. Au moindre bruit je me redressais avec angoisse, et j'écoutais avec effroi les feuilles agitées par le vent, ou les branches sèches qui tombaient. De temps en temps, quand je voyais un de nos feux se ralentir, je me levais et je courais y jeter du bois: tout était pour moi sujet de crainte. Après minuit, je me tranquillisai un peu en voyant que le calme le plus parfait régnait autour de moi; enfin, vers le matin, je fermai les yeux, et je m'endormis si profondément, que, lorsque je m'éveillai, il était déjà fort tard pour commencer notre travail, aussi nous priâmes, nous déjeunâmes rapidement, et l'on se mit à l'ouvrage. Ma femme donna alors à manger à l'âne et à la vache, puis elle leur endossa les harnais et partit avec eux, escortée d'Ernest, Jack et Franz, pour aller chercher au rivage les planches dont nous avions besoin.
Moi, je montai avec Fritz sur l'arbre pour y faire les préparatifs nécessaires à la commodité de notre établissement. Je trouvai tout mieux disposé encore que je ne pensais: les grosses branches s'étendaient dans une direction presque horizontale; je conservai les plus fortes et les plus droites, et j'abattis les autres avec la hache et la scie. À cinq à six pieds au-dessus de celles-ci, j'en gardai une ou deux pour suspendre nos hamacs; d'autres, plus élevées encore, devaient nous servir à poser le toit de notre édifice, qui consistait en un morceau de toile à voile. Nous travaillâmes à élaguer tout le reste, et ce travail pénible dura jusqu'à ce que ma femme nous amenât deux fortes charges de planches. Nous les hissâmes une a une à l'aide de la poulie, et nous en fîmes d'abord un plancher double, pour qu'il résistât mieux au balancement de l'arbre et au poids de nos corps, puis sur le bord nous établîmes une balustrade solide.
Ce travail et les voyages pour nous amener de nouvelles planches remplirent tellement notre matinée, que l'heure de midi arriva sans que personne eût songé au repas. Il fallut donc nous contenter pour cette fois de biscuit et de fromage.
On se remit à l'ouvrage, et nous nous hâtâmes de hisser la pièce de toile à voile. Elle fut fixée à grand'peine sur les branches supérieures, de manière que les bouts, en tombant, couvrissent à droite et à gauche notre habitation, et une troisième muraille s'élevant jusqu'à elle alla la rejoindre derrière le tronc de l'arbre, de manière à garantir complètement ce côté. Nous nous étions réservé, pour voir et pour entrer dans l'appartement, le quatrième côté de la construction; c'était celui qui était tourné vers la mer, afin de nous ménager un air frais et la vue la plus agréable. Nos hamacs furent aussitôt montés dans le palais aérien, et les places choisies pour le soir.
Je descendis alors de l'arbre avec Fritz, et je trouvai au pied plusieurs planches dont nous n'avions pas eu besoin; je les employai à faire une table et des bancs, que je fixai dans l'espace embrassé par les racines, et que je destinai à nous servir de salle à manger, tandis que mes enfants ramassaient le bois et les branches sèches, et les liaient en fagots, qu'ils amoncelaient autour de l'arbre. Enfin, épuisé par mon travail de la journée, je finis par me jeter sur un banc en essuyant mon front couvert de sueur. «J'ai travaillé comme un cheval aujourd'hui, dis-je alors; aussi, ma chère femme, je veux me reposer demain.
—Tu le peux et tu le dois, me répondit-elle; car c'est demain un dimanche, et le second même que nous passons sur cette côte. Nous avons négligé le premier.»
J'en convins; mais je lui fis sentir que les soins de notre conservation avaient dû naturellement passer les premiers, et j'ajoutai, pour nous justifier, que nous n'avions point manqué de prier le Seigneur chaque jour. L'excellente créature me remercia ensuite de lui avoir construit ce château aérien, où elle pourrait dormir sans craindre pour nous les attaques des bêtes sauvages.
«Bon! lui dis-je; en attendant donne-nous ce que tu peux pour dîner, et appelle les enfants.»
Ceux-ci ne se firent pas attendre, et ma femme, ôtant du feu une marmite de terre, l'apporta près de nous. Le couvercle fut enlevé avec curiosité, et nous vîmes le flamant tué par Fritz, et que ma bonne femme avait fait bouillir, parce qu'elle craignait que l'âge ne l'eût rendu trop dur. La précaution fût trouvée inutile, et la bête dévorée avec appétit. Pendant ce temps, l'autre flamant était venu se mêler aux volatiles qui nous entouraient, et se promenait majestueusement autour de nous en ramassant les miettes de pain qu'on lui jetait. Le petit singe sautait d'une épaule à l'autre, pour tâcher d'attraper quelque bon morceau, et nous faisait les plus comiques grimaces; pour compléter le tableau, notre truie, que nous n'avions pas vue de tout le jour, vint nous rejoindre en témoignant sa joie par des grognements significatifs.
Ma femme avait trait la vache, et chacun de nous avait eu une bonne jatte de lait; mais je la vis abandonner au cochon tout ce qu'il en restait. Je lui reprochai une telle prodigalité; elle me répondit que le lait ne pouvait se conserver par une pareille chaleur, et qu'il valait mieux le donner à la truie que de le perdre.
En sortant de table, j'avais allumé un feu dont la lueur devait protéger notre bétail pendant la nuit. Aussitôt qu'il fut bien brillant, je donnai le signal du repos. Mes trois fils aînés eurent bientôt gravi l'échelle; ma femme vint après eux, le cœur tremblant, mais sans trop oser montrer sa crainte; elle monta lentement, et arriva enfin sans encombre. J'avais tenu l'échelle pendant ce temps; je montai le dernier, portant le petit Franz sur mes épaules, puis, à la grande joie de mes enfants, je retirai l'échelle après moi. Quoique nous trouvant bien en sûreté, je n'en fis pas moins charger les armes à feu, pour qu'elles fussent sous notre main prêtes à foudroyer tout ennemi qui voudrait attaquer les bêtes que nous avions laissées endormies sous la garde de nos dogues.
Peu de temps après, le sommeil avait fermé nos paupières, et la première nuit que nous passâmes sur l'arbre fut d'une tranquillité profonde. Je remarquai au réveil que nos enfants ne se firent nullement prier pour sortir du lit, et qu'ils se vantèrent d'avoir parfaitement dormi; les hamacs, si incommodes la nuit précédente, n'avaient excité celle-ci aucun murmure.
«Que faire aujourd'hui? me demandèrent-ils.
—Rien, mes enfants, car c'est dimanche.
—Un dimanche! un dimanche! s'écria Jack; ah! je vais lancer des flèches et m'amuser toute la journée.
—Non pas, mon enfant; le jour du Seigneur n'est pas le jour de l'oisiveté, mais celui de la prière. Mes amis, nous célébrerons ce jour aussi religieusement que nous le pourrons dans cette solitude. Nous chanterons les hymnes du Seigneur, et je vous raconterai une parabole qui réveillera en vous des sentiments pieux et sincères.
—Une parabole! une parabole comme celle du semeur de l'Évangile: oh! racontez, racontez, s'écrièrent tous mes enfants.
—Chaque chose à son tour, répondis-je; soignons d'abord nos bêtes, déjeunons, puis je vous raconterai ma parabole.»
Tout fut fait comme je l'avais dit, et nous nous assîmes sur l'herbe, les enfants dans l'attitude de la curiosité, ma femme dans un silencieux recueillement. Je leur composai alors une petite histoire appropriée à leur situation.
Je leur racontai qu'un roi puissant avait voulu former une colonie. À tous ses sujets qu'il y avait envoyés, il avait distribué le même nombre d'outils, des semences égales, pour cultiver chacun des terrains de même grandeur. «Cultivez avec soin, leur avait-il dit, et soyez toujours prêts à me rendre compte de vos travaux, car j'enverrai de temps en temps, et sans vous en prévenir, chercher tantôt l'un, tantôt l'autre de vous; et si je récompense ceux dont la conduite aura été bonne, je saurai punir ceux dont je ne serai pas satisfait.»
Parmi les colons, les uns avaient obéi; les autres, soit négligence, soit mépris, étaient restés dans l'inaction. Mais un jour le grand roi les manda devant lui, et, dans son équitable répartition des peines et des récompenses, il tint tout ce qu'il avait promis: tandis qu'il comblait d'honneurs et de distinctions les colons fidèles et obéissants, il fit enfermer dans d'affreux cachots les sujets qui n'avaient pas écouté sa voix.
J'eus soin de terminer par des conseils donnés directement à chacun d'eux. Je vis avec plaisir que mes paroles n'étaient pas perdues, et que tous avaient saisi mon allégorie.
Je compris bientôt que ces jeunes esprits ne pouvaient rester ainsi toute la journée, et je leur permis de se livrer à leurs jeux. Jack vint me demander de lui prêter mon arc et mes flèches; Fritz se prépara à travailler à ses étuis de margaï, et vint me demander mes conseils; Franz, qui n'osait pas encore toucher aux armes à feu, me pria de lui faire aussi un arc et des flèches. Je conseillai à Jack d'armer ses flèches de pointes de porc-épic, et de les y fixer avec des tablettes de bouillon qu'il devait faire fondre à moitié sur le feu. J'enseignai à Fritz comment il devait s'y prendre pour laver la peau de son margaï et la débarrasser des parties de chair qui pourraient y être restées. Je lui conseillai ensuite de la frotter avec du sable et des cendres, et de prier la ménagère de lui donner quelques œufs de poule et du beurre pour la rendre plus souple. Sa mère lui demanda ce qu'il comptait en faire. Il lui expliqua l'usage de ses étuis, et aussitôt elle combla ses désirs.
Tandis que nous étions ainsi occupés, un coup de fusil partit au-dessus de nos têtes, et deux oiseaux tombèrent à nos pieds; effrayés du bruit, nous levâmes la tête, et nous vîmes Ernest descendre l'échelle d'un air triomphant, et courir avec Franz ramasser ces oiseaux. Fritz et Jack quittèrent aussitôt leur travail, mais pour courir à l'échelle et tâcher de tuer quelque autre oiseau: je les aperçus avant qu'ils fussent montés.
«Qu'allez-vous faire? leur dis-je. Épargnez les créatures du Seigneur pendant le jour qui lui est consacré. C'est déjà trop de deux victimes.»
Ils s'arrêtèrent aussitôt, et revinrent vers moi. Les deux oiseaux étaient, l'un une sorte de grive, l'autre un ortolan, espèces toutes deux bonnes à manger. Je remarquai alors pour la première fois que nos figues sauvages attiraient une quantité innombrable d'oiseaux, et que les branches de notre arbre étaient couvertes de grives et d'ortolans. Je me réjouis fort de cette découverte; car je savais que ces oiseaux rôtis se conservaient très-bien dans le beurre, et qu'ils nous fourniraient ainsi des provisions abondantes pour la saison des pluies.
La prière du soir termina dignement cette journée, pendant laquelle nous ne nous étions livrés à aucun travail fatigant, et nous regagnâmes à la file notre demeure aérienne.
CHAPITRE XII
La promenade.—Nouvelles découvertes.—Dénomination de divers lieux.—La pomme de terre.—La cochenille.
La matinée du lendemain fut tout entière consacrée à une multitude de soins qui devaient contribuer à l'amélioration et à l'agrément de notre demeure aérienne.
Jack continua à s'exercer à tirer de l'arc avec Franz, auquel j'avais confectionné aussi un arc et des flèches, et Fritz à façonner ses étuis. Ma femme nous appela pour le repas, dont l'heure était arrivée. Aussitôt que nous fûmes assis:
«Mes enfants, commençai-je, ne devrions-nous pas donner des noms aux parties de cette contrée que nous connaissons déjà? Cela nous aidera dans nos travaux, et nous nous entendrons beaucoup mieux. Seulement, comme les côtes peuvent être déjà dénommées, nous nous bornerons à donner des noms aux lieux principaux auxquels se rattachent quelques souvenirs.
JACK. Ah! oui, cherchons des noms bien difficiles. Les voyageurs nous ont assez écorché la langue avec leurs noms, tels que Kamtchatka, Spitzberg.
MOI. Petit fou, sais-tu si jamais personne prononcera le nom que tu auras inventé? Contentons-nous de bons mots allemands: la langue de notre patrie est assez belle pour que nous n'allions pas chercher ailleurs.»
Nous commençâmes par la baie où nous avions abordé. Sur la proposition de ma femme, elle reçut le nom de Rettungs-Bucht (baie du salut); notre première habitation, celui de Zelt-Heim (maison de la tente); l'île qui était dans la baie, celui de Hay-Insel (île du requin), en mémoire du requin que nous avions tué; le marais où Fritz avait failli s'enfoncer, celui de Flamant-Sumpf (marais du flamant). Après bien des débats, notre château aérien reçut celui de Falken-Horst (l'aire du faucon). La hauteur sur laquelle nous étions montés pour découvrir les traces de nos compagnons s'appela Promontoire de l'espoir trompé; enfin le ruisseau; Ruisseau du Chacal[1].
[Note 1: Nous avons conservé dans le cours de notre traduction les noms de Falken-Horst et de Zelt-Heim, la dénomination française ne pouvant leur être appliquée, tandis qu'elle convient fort bien pour les autres.]
Nous passâmes ainsi, en babillant, le temps du dîner, et nous prenions plaisir à poser les bases de la géographie de notre royaume, que nous décidâmes, en riant, devoir être envoyée en Europe par le prochain courrier. Après le dîner, Fritz retourna à ses étuis, qu'il consolida en les doublant d'un morceau de liège. Jack, en voyant le résultat obtenu par son frère, accourut me prier de l'aider à faire la cotte de mailles en porc-épic pour Turc. Nous lavâmes et frottâmes la peau, et Turc, entièrement harnaché, nous parut alors en état de combattre une hyène ou un tigre. Sa camarade, Bill, seule, se trouva mal de ce nouvel essai; car, quand elle s'approchait sans défiance de lui, elle s'enfuyait bientôt en poussant des cris lamentables, piquée qu'elle était par les dards de la cotte de mailles. Pendant ce temps, le soir étant venu et la chaleur du jour étant tombée, je songeai à faire faire à ma famille une petite promenade. «Où irons-nous?» m'écriai-je. Toutes les voix furent pour Zelt-Heim. Je proposai de ne pas suivre notre ancien chemin le long du rivage; ma motion fut adoptée. Nous partîmes bientôt tous bien armés, excepté ma femme, qui ne portait qu'un pot vide. Turc marchait devant nous fièrement, revêtu de sa cotte de mailles. Le petit singe voulût prendre sa place accoutumée; mais aussitôt qu'il eût senti les piquants, il fit un bond de côté et courut se réfugier sur Bill, qui n'y mit pas d'obstacle. Enfin il n'y eut pas jusqu'au flamant qui ne voulut être de la partie; après avoir essayé du voisinage de chacun de mes fils, et dégoûté par leurs espiègleries, il vint se placer à mes côtés et chemina gravement près de moi. Notre promenade était des plus agréables; car nous marchions, à l'ombre de grands arbres, au milieu d'un gazon touffu. Mes enfants se dispersèrent à droite et à gauche; mais quand nous sortîmes du bois, craignant quelque danger, je les appelai pour les réunir. Ils revinrent tous en courant, et Ernest, tout essoufflé, fut cette fois le premier à mes côtés. Il me présenta trois petites baies d'un vert clair, sans pouvoir d'abord prononcer une parole.
«Des pommes de terre! s'écria-t-il enfin, des pommes de terre!
—Des pommes de terre! serait-il bien vrai? Mène-moi à l'endroit où tu les as découvertes.»
Nous courûmes dans la direction qu'il nous indiqua, et nous trouvâmes, en effet, un champ d'une immense étendue couvert de pommes de terre. Les unes étaient encore en fleur, les autres étaient en pleine maturité; quelques-unes sortaient à peine de terre. Jack se précipita aussitôt pour les déterrer, mais il aurait fait peu de chose si le singe n'eût couru l'imiter. Nous les aidâmes avec nos couteaux; en peu de temps nos gibecières furent remplies, et nous nous préparâmes à continuer notre route. Quelques-uns de mes enfants me firent observer que nous étions déjà bien chargés, et qu'il vaudrait peut-être mieux retourner à Falken-Horst; mais notre excursion à Zelt-Heim était devenue si nécessaire que nous poussâmes toujours dans cette direction.
La conversation se porta naturellement sur le précieux tubercule que nous venions de découvrir. «Il y a là pour nous, dis-je à mes fils, un trésor inestimable. Après la faveur que Dieu nous a faite en nous sauvant du naufrage, ce bienfait est le plus grand, le plus important de tous ceux qu'il nous a accordés jusqu'à ce jour.»
Nous atteignîmes bientôt les rochers au bas desquels coulait le ruisseau du Chacal, et que nous devions longer jusque-là. La mer, à droite, s'étendait dans le lointain comme un miroir; à gauche, la chaîne des rochers présentait le spectacle le plus ravissant et le plus pittoresque. C'était comme une serre chaude d'Europe; seulement, au lieu de mesquines et étroites terrasses, au lieu de pots à fleurs épars çà et là, toutes les crevasses, toutes les fentes de rochers laissaient échapper à profusion les plantes les plus rares et les plus variées. Là les plantes grasses aux tiges épineuses; ici le figuier d'Inde aux larges palettes; ici la serpentine laissant tomber le long du roc ses larges rameaux souples et enlacés; enfin l'ananas surtout y croissait en abondance. Comme ce roi des fruits nous était bien connu, nous nous jetâmes dessus avec avidité; le singe même nous aida à en moissonner, et je fus obligé d'arrêter mes enfants, de peur qu'ils ne se fissent mal. Une autre découverte qui me fit presque autant de plaisir fut celle du caratas; je voulus faire partager à mes fils l'admiration que j'éprouvais pour cette utile plante, qui ressemble à l'ananas, en leur faisant voir ses belles fleurs rouges. Mais ils me répondaient la bouche pleine: «Merci de vos fleurs, nous aimons mieux l'ananas.
—Petits gourmands, leur répliquai-je, vous ne savez pas juger les choses; je vais vous faire bientôt changer d'avis. Ernest, prends dans ma gibecière un briquet et une pierre, et fais-moi le plaisir de m'allumer du feu.
—Mais il me faudrait de l'amadou.
—En voici,» lui dis-je; et je pris une tige de caratas; j'en ôtai l'écorce extérieure, j'en mis un petit morceau sur la pierre et je battis le briquet; aussitôt elle prit feu, et mes enfants sautèrent tout joyeux autour de moi en criant: «Vive l'arbre à amadou!»
«Ce n'est pas tout, leur dis-je; je vais maintenant donner à votre mère du fil pour coudre vos habits quand ils seront déchirés.» Et en disant ces mots je tirai des feuilles de caratas une grande quantité de fils forts et souples qui émerveillèrent mes enfants, et causèrent la plus grande joie à ma bonne femme.
Elle n'y trouva qu'une chose à redire, c'est qu'il serait long d'en extraire un à un tous ces fils. Je lui appris que rien n'était plus aisé, en faisant sécher au soleil les feuilles, dont les fils se détachaient alors d'eux-mêmes.
«Eh bien, dis-je à mes enfants, cette plante vaut-elle l'ananas?» Ils convinrent tous que j'avais raison.
«Cette autre plante que vous voyez auprès, continuai je, est un figuier d'Inde; on le nomme aussi arbre-raquette, parce que ses feuilles ressemblent, en effet, à des raquettes. Son fruit est très-estimé des sauvages.» À peine eus-je prononcé ces mots, que Jack courut pour en faire une bonne récolte; mais il revint bientôt en pleurant, les doigts traversés de mille petites épines. Je l'aidai à se dégager la main, et je lui montrai la manière de prendre ce fruit sans se blesser. Je fis tomber une figue sur mon chapeau; j'en coupai les deux bouts avec mon couteau, et, la prenant alors à ces deux endroits, je la dépouillai facilement de son enveloppe, et je la donnai à goûter à mes fils. Elle fut trouvée excellente, peut-être à cause de sa nouveauté, et chacun se mit à en cueillir. Je vis alors mon petit Jack examiner avec beaucoup d'attention une de ces figues qu'il tenait au bout de son couteau.
«Que fais-tu là, lui dis-je.
—Voyez donc, mon père, me cria-t-il, il y a sur ma figue un millier de petites bêtes rouges comme du sang.
—Ah! m'écriai-je, encore une nouvelle découverte! c'est la cochenille.»
Mes enfants me demandèrent ce que c'était que cet animal.
«C'est, leur répondis-je, un insecte qui, séché et bouilli, sert à donner une magnifique couleur rouge fort estimée dans le commerce; l'arbrisseau qui le porte s'appelle nopal ou cactus opuntia.
ERNEST. Mais comme nous n'avons rien à teindre en rouge, et que ces fruits, pour être cueillis, demandent trop de soin, je préfère l'ananas.
MOI. Fais donc attention que cet arbrisseau peut nous être utile de plus d'une manière. Il nous sera facile d'entourer notre habitation d'une haie de ces raquettes, et ces feuilles épaisses nous garantiront des animaux malfaisants.
JACK. C'est une plaisanterie, mon père; vous le voyez, cet arbre n'a pas de solidité, et un couteau aura bientôt fait une ouverture à votre haie, quelle que soit son épaisseur.»
Et pour nous donner une preuve de ce qu'il avançait, il tira son couteau de chasse et se mit à s'escrimer contre un des plus grands arbrisseaux; les raquettes cédaient avec, facilité, lorsqu'une d'elles vint tomber sur la jambe du spadassin et lui fit jeter un cri perçant.
MOI. «Eh bien! penses-tu maintenant que cette haie ne soit pas de nature à arrêter les téméraires qui s'exposeraient à la traverser?
JACK. J'en conviens, mon père; c'est une bonne leçon dont je profiterai, surtout si vos connaissances peuvent vous indiquer un moyen de faire cesser la cuisante douleur que les maudites épines me causent.»
Une feuille de caratas étendue sur la partie souffrante enleva tout à coup cette vive douleur, et cet incident n'eut d'autres suites que de nous faire rire aux dépens du jeune imprudent.
Enfin nous nous remîmes en marche, et nous arrivâmes au ruisseau du Chacal; on le passa avec précaution, et nous atteignîmes bientôt la tente, où tout était resté en ordre. Fritz courut chercher de la poudre et du plomb; moi, ma femme et Franz nous allâmes à la tonne de beurre remplir notre pot vide, et Jack et Ernest s'occupèrent à prendre des oies et des canards. Ils y réussirent avec assez de peine, car nos animaux étaient devenus un peu sauvages pendant notre absence; mais enfin ils parvinrent à attraper deux oies et deux canards. La cotte de mailles de Turc fut remplacée par une sacoche de sel, et nous reprîmes le chemin de Falken-Horst, emportant avec nous les oies et les canards enveloppés dans nos mouchoirs. Au milieu de leurs cris, des aboiements de nos dogues et de nos bruyants éclats de rire excités par cette étrange musique, nous arrivâmes sans encombre au logis. Ma femme courut traire la vache, dont le lait nous rafraîchit beaucoup. Les pommes de terre firent les frais de notre repas, et après avoir, dans notre prière, remercié le Seigneur de cette précieuse découverte, nous montâmes notre échelle et nous passâmes la nuit dans un profond et tranquille sommeil.
CHAPITRE XIII
La claie.—La poudre à canon.—Visite à Zelt-Heim. Le kanguroo.—La mascarade.
J'avais remarqué sur le rivage, entre autres choses utiles, une grande quantité de bois qui pouvait me servir à construire une claie, dont j'avais grand besoin pour transporter à Falken-Horst la tonne de beurre et les autres objets de première nécessité, trop lourds pour être portés à bras. Je formai le projet de m'y rendre le lendemain matin, en emmenant avec moi Ernest, dont la paresse se trouverait un peu secouée par cette promenade matinale, tandis que je laisserais auprès des nôtres Fritz, qui pouvait leur être utile.
Aux premières lueurs du crépuscule, je sautai à bas de mon lit, je réveillai Ernest, prévenu la veille, et nous descendîmes l'échelle sans réveiller nos gens: nous prîmes l'âne, et nous lui fîmes traîner une grosse branche d'arbre dont je pensais avoir besoin.
MOI. «Eh bien! mon fils, n'es-tu pas fâché que je t'aie éveillé si tôt, et n'aimerais-tu pas mieux être resté à Falken-Horst, pour tuer des grives et des ortolans?
ERNEST. Non, mon père, j'aime mieux être avec vous. Aussi bien mes chasseurs m'en laisseront-ils encore, et je suis sûr que leur premier coup en fera fuir plus qu'ils n'en abattront dans toute leur chasse.
MOI. Et pourquoi cela, mon ami?
ERNEST. C'est qu'ils oublieront certainement d'ôter les balles qui sont dans les fusils pour les remplacer par du petit plomb; et puis ils tirent d'en bas, sans songer que la distance du pied de l'arbre aux branches est hors de la portée du fusil.
MOI. Tes observations sont justes; mais il eut été mieux de prévenir tes frères que de te réserver le plaisir de te moquer d'eux après leur désappointement. En général, ajoutai-je, mon cher Ernest, je loue et j'estime ton habitude de réfléchir avant d'agir; mais il faut prendre garde que cette habitude, excellente en elle-même, ne dégénère en défaut. Il est des circonstances où il faut savoir prendre une résolution instantanée. La prudence est une qualité, mais la lenteur et l'irrésolution peuvent quelquefois devenir pernicieuses. Que ferais-tu, par exemple, si un ours venait soudain se jeter sur nous? Fuir? les ours ont de bonnes jambes: tirer? tu risquerais de voir ton fusil rater; il faudrait se retrancher derrière ce pauvre âne, que nous sacrifierions, et alors nous trouverions le temps de fuir, ou de tirer à coup sûr.»
Nous arrivâmes cependant au rivage sans avoir rencontré d'ours qui nous mît dans la nécessité d'employer mon plan. Je me hâtai de fixer notre bois sur la branche d'arbre, toute couverte encore de petites branches et qui faisait l'office de traîneau. Nous y ajoutâmes une petite caisse échouée sur le sable, et nous reprîmes le chemin du logis, aidant l'âne, avec deux longues perches qui nous servaient de levier, à traîner sa cargaison dans les mauvais pas. En arrivant près de Falken-Horst, nous jugeâmes, aux coups que nous entendions, que la chasse aux grives était commencée; nous ne nous étions pas trompés. Les chasseurs s'élancèrent au-devant de nous dès qu'ils nous aperçurent. La caisse fut ouverte; mais elle ne nous fut pas fort utile, car elle me parut avoir appartenu à un simple matelot, et elle ne contenait que des vêtements et du linge à moitié gâtés par l'eau de mer.
Je me rendis alors auprès de ma femme, qui me gronda doucement de l'inquiétude où je l'avais laissée; mais la vue de mon beau bois et la perspective d'une claie pour transporter notre tonne de beurre l'apaisèrent bientôt. Je demandai à mes enfants combien ils avaient tué d'oiseaux, et j'en trouvai quatre douzaines. Je remarquai que ce produit n'était nullement en rapport avec la consommation qu'ils avaient faite de poudre et de plomb. Je les grondai donc de leur prodigalité, je leur rappelai que la poudre était notre plus précieux trésor, qu'elle était notre sûreté, et serait peut-être un jour notre seul moyen d'existence; je conclus à ce qu'on apportât à l'avenir un peu plus d'économie à la dépenser. Je défendis dorénavant le tir aux grives et aux ortolans, et je décidai qu'on y suppléerait par des lacets, que j'appris à mes enfants à fabriquer. Jack et Franz goûtèrent à merveille la nouvelle invention, et leur mère les aida dans ce travail, tandis que je pris Fritz et Ernest pour perfectionner avec moi la claie.
Pendant que nous étions tous ainsi occupés, il s'éleva dans notre basse-cour une grande agitation. Le coq poussait des cris aigus, et les poules fuyaient de tous côtés. Nous y courûmes aussitôt; mais nous ne rencontrâmes, au milieu des volatiles effarouchés, que notre singe. Ernest, qui le regardait du coin de l'œil, le vit se glisser sous une grosse racine de figuier; il l'y suivit aussitôt, et trouva là un œuf tout frais pondu, que le voleur se disposait sans doute à avaler. En le pourchassant dans un autre endroit, on découvrit encore quatre autres œufs.
«Ceci m'explique, nous dit ma femme, comment il se fait que nos poules, dans la journée, chantent souvent comme si elles allaient pondre, sans que je puisse jamais rencontrer d'œufs.»
Nous résolûmes alors que le petit coquin serait privé de sa liberté toutes les fois que nous croirions les poules prêtes à pondre.
Jack, cependant, était monté sur l'arbre pour placer les pièges, et en descendant il nous donna l'heureuse nouvelle que les pigeons que nous axions rapportés du vaisseau y avaient déjà fait un nid et avaient pondu. Je recommandai de nouveau de ne jamais tirer dans cet arbre, de peur d'effrayer ces pauvres bêtes, et je fis porter les piéges ailleurs, pour ne pas les exposer à s'y prendre. Cependant je n'avais pas cessé de travailler à ma claie, qui commençait à prendre tournure. Deux pièces de bois courbées devant, liées au milieu et derrière par une traverse en bois, me suffirent pour la terminer. Quand elle fut achevée, elle n'était pas trop lourde, et je résolus d'y atteler l'âne.
En quittant mon travail, je trouvai ma femme et mes enfants occupés à plumer des ortolans, tandis que deux douzaines enfilées dans une épée d'officier en guise de broche rôtissaient devant le feu. Ce spectacle était agréable, mais je trouvai qu'il y avait prodigalité, et j'en fis des reproches à ma femme: elle me fit observer que c'était pour les conserver dans le beurre, comme je le lui avais appris, et me rappela que je lui avais promis d'apporter à Falken-Horst la tonne de beurre que nous avions laissée à Zelt-Heim.
Je me rendis à son observation, et il fut décidé que j'irais immédiatement après le déjeuner à Zelt-Heim avec Ernest, et que Fritz resterait au logis. Ma défense de se servir de la poudre comme par le passé causait de vifs chagrins aux enfants. Ils s'en plaignirent pendant le repas. Franz, avec son enfantine naïveté, vint me proposer d'en ensemencer un champ, qu'il soignerait de ses propres mains, si je voulais permettre à ses frères d'user en liberté de celle que nous avions. Cette idée nous amusa beaucoup, et le pauvre petit était tout décontenancé au milieu de ces rires, dont il ne concevait pas la cause.
«Franz croit, dit Ernest, que la poudre se récolte dans les champs comme le froment et l'orge.
—Ton frère est si jeune, répliquai-je, que son ignorance est toute naturelle. Au lieu de te moquer de lui, tu devrais lui apprendre comment se prépare la poudre.»
Cet appel à la science d'Ernest lui faisait trop de plaisir pour qu'il ne se disposât pas à satisfaire sur-le-champ nos désirs. Sa mémoire le servit à merveille: il parla tour à tour des parties constituantes de la poudre, des proportions de charbon, de salpêtre et de soufre qui entrent dans sa composition; puis des précautions inouïes que sa fabrication exige; il put facilement démontrer à ses frères que, notre provision épuisée, il nous serait impossible de la renouveler.
Nous partîmes avec la claie, à laquelle nous avions attelé l'âne et la vache, et précédés de Bill. Au lieu de suivre le chemin pittoresque des hautes herbes, nous prîmes le bord de la mer, parce que la claie glissait mieux sur le sable. Nous arrivâmes en peu de temps et sans rencontre remarquable. Notre premier soin fut de détacher nos bêtes pour leur laisser la liberté de paître. Nous disposâmes ensuite sur la claie non-seulement la tonne de beurre, mais encore celle de fromage, un baril de poudre, des balles, du plomb et la cuirasse de Turc.
Occupés ainsi, nous ne nous étions pas aperçus que nos bêtes, attirées par l'herbe tendre, avaient passé le pont, et se trouvaient déjà presque hors de vue. J'envoyai Ernest avec Bill pour les ramener, et je me mis à chercher d'un autre côté un endroit favorable pour prendre un bain, que les fatigues de la marche et de nos travaux avaient rendu nécessaire. En suivant les bords de la baie du Salut, je vis qu'elle se terminait par des rochers qui, en s'élevant de la mer, pouvaient nous servir de salle de bain. J'appelai Ernest, je criai plusieurs fois, mais il ne répondit point. Inquiet de son silence, je sortis du bain pour en découvrir la cause. J'appelai encore, je courus dans la plaine, et ce ne fut qu'après quelques instants de la plus vive inquiétude que j'aperçus mon petit garçon couché devant la tente. Je craignis d'abord qu'il ne fût blessé; mais je reconnus bientôt, en m'approchant de lui, qu'il n'était qu'endormi, tandis que l'âne et la vache broutaient paisiblement près de lui; et je vis que, pour se débarrasser de la surveillance que réclamaient ces animaux, il avait enlevé trois ou quatre planches du pont, qu'il leur était de cette manière impossible de franchir.
Je le réveillai un peu brusquement: «Allons, debout, maître paresseux! Ne rougirais-tu pas si je disais à ta mère et à tes frères qu'au lieu de m'aider tu t'es étendu à l'ombre comme un fainéant? Lève-toi, et va promptement remplir ce sac de sel, que tu verseras dans la sacoche de l'âne; pendant ce temps je vais prendre un bain, et, lorsque ta tâche sera finie, tu y viendras à ton tour.»
Je trouvai le bain délicieux; mais j'y restai peu, afin de ne pas faire trop attendre mon petit Ernest. Je me dirigeai vers la place au sel, et je fus fort étonné de ne point l'y rencontrer. «Allons, me dis-je, mon paresseux sera encore allé s'endormir dans quelque autre endroit.» Mais soudain j'entendis sa voix dans une direction opposée. «Papa! papa! cria-t-il, un poisson monstrueux! Accourez; il m'entraîne, il ronge la ficelle!»
J'accourus plein d'effroi, et j'aperçus le petit philosophe couché sur une langue de terre, au bord du ruisseau, employant tout ce qu'il avait de forces à retenir une corde qui pendait dans l'eau, et au bout de laquelle se débattait un superbe saumon qui avait avalé l'appât. Je saisis la corde, et je le laissai regagner une eau plus profonde, où il se fatigua en efforts inutiles; puis je l'attirai dans un bas-fond, où un coup de hache mit fin à ses angoisses et à sa résistance. Nous le tirâmes sur le sable; il devait bien peser une quinzaine de livres.
Après cet effort, Ernest se déshabilla et alla prendre un bain; pour moi, j'ouvris le poisson, je le nettoyai, et je le remplis de sel pour le transporter frais à Falken-Horst. Ensuite, lorsque mon fils revint, nous attelâmes nos bêtes et nous reprîmes la route du logis.
À mi-chemin à peu près, Bill, qui nous précédait, s'élança tout à coup dans l'herbe en aboyant, et fit lever un animal assez gros qui prit la fuite en faisant des sauts extraordinaires. Bill l'ayant chassé de notre côté, je fis immédiatement feu, mais je manquai mon coup. Ernest, qui me suivait, prit tout le temps nécessaire, et visa si juste, que l'animal tomba roide mort. Nous accourûmes pour le relever, et nous restâmes quelque temps stupéfaits devant cette singulière bête, cherchant, d'après ses caractères distinctifs, à le ranger dans une classe d'animaux connus. Enfin, à son museau allongé, à sa fourrure grise et semblable à celle de la souris, et surtout à ses pattes de devant courtes, et à celles de derrière longues comme des échasses, à sa queue longue et forte, nous pûmes reconnaître le kanguroo.
Ernest était tout fier de sa victoire, et son cœur se repaissait par avance des louanges que ses frères allaient lui donner.
«Mais comment se fait-il, papa, que vous ayez manqué cet animal, vous qui tirez bien mieux que moi? J'en aurais eu de l'humeur à votre place.
—J'en suis charmé, au contraire, mon enfant, parce que je t'aime mieux que moi-même, et que ta gloire m'est plus précieuse que la mienne.»
Ernest me remercia les larmes aux yeux, et nous nous préparâmes à transporter le kanguroo. Je lui attachai les quatre pattes avec un mouchoir; puis, à l'aide de deux cannes, nous le portâmes jusqu'à la claie. Je remarquai que Bill nous suivait en léchant la blessure sanglante, et je me souvins qu'il fallait saigner l'animal pendant qu'il était encore chaud, pour pouvoir le conserver intact. Nous continuâmes notre route vers Falken-Horst en causant de l'histoire des animaux rongeurs et des marques distinctives qui ont servi à les classer.
Le kanguroo fournit à Ernest une foule de questions. Il s'étonnait surtout de n'avoir jamais vu dans ses livres la description d'un animal semblable. Je fus obligé de lui apprendre que le kanguroo, quadrupède propre à la Nouvelle-Hollande, n'avait été encore vu que par Cook dans son premier voyage. «Les naturalistes, ajoutai-je, attendent que de nouvelles observations aient confirmé celles de l'illustre voyageur, et jusque-là ils se sont bornés à renvoyer à sa relation.
«Lorsque j'ai vu ces bonds qui t'ont frappé, ma mémoire m'a rappelé le passage de cette relation qui convient à l'animal étendu mort par ton adresse. Tu vois l'inégalité entre les jambes de devant et celles de derrière; celles de devant, qui n'ont que huit pouces, peuvent à peine lui servir à creuser la terre, tandis que celles de derrière, qui ont vingt-deux pouces, lui permettent de franchir d'un bond de grandes distances. Remarque aussi que sa tête et ses oreilles ressemblent à celles d'un lièvre; on lui a conservé le nom de kanguroo, que lui donnent les naturels de la Nouvelle-Hollande.»
Nous fûmes forcés souvent d'interrompre cette conversation pour soulager nos animaux, en soulevant la claie au moyen de leviers.
Nous arrivâmes enfin, quoique un peu tard, à Falken-Horst; des cris de joie nous saluèrent de loin; mais nous ouvrîmes de grands yeux en voyant le burlesque spectacle qui nous attendait. Des trois petits garçons, l'un avait un habit de matelot qui l'enveloppait deux ou trois fois et lui tombait sur les talons; celui-ci, des pantalons qui le prenaient sous le menton, et ressemblaient à deux énormes cloches; l'autre, perdu dans une veste qui lui descendait sur les pieds, avait l'air d'un porte-manteau ambulant. Ils paraissaient cependant tout joyeux de leur accoutrement, et se promenaient fiers comme des héros de théâtre.
«Quelle farce avez-vous donc voulu nous jouer là?» m'écriai-je après avoir bien ri de ce spectacle.
Ma femme nous expliqua comment nos trois fils avaient voulu, pendant notre absence, se donner le plaisir du bain; qu'elle en avait profité pour laver leurs habits, mais que, ces habits ne se trouvant pas secs, elle avait cherché dans la caisse repêchée la veille de quoi les vêtir provisoirement.
Après l'accès de gaieté provoqué par ce travestissement, on courut à la claie pour examiner les richesses que nous apportions, et le kanguroo surtout devint l'objet de l'admiration générale. Fritz seul restait sombre au milieu de la joie universelle, et s'efforçait de combattre le mouvement de jalousie que lui inspirait une si belle proie atteinte par son frère; il le surmonta enfin, et vint prendre part à la conversation, sans que d'autres que moi l'eussent remarqué. Cependant il ne put s'empêcher de dire: «J'espère, mon père, que vous m'emmènerez avec vous la prochaine fois, au lieu de me laisser à Falken-Horst, où il n'y a à chasser que des pigeons et des grives.»
Je lui promis que le lendemain il m'accompagnerait, et peut-être pour un voyage au vaisseau; et je lui fis voir que du reste, lorsque je le laissais a Falken-Horst pour protéger sa mère et ses frères, c'était lui donner une preuve de confiance dont il devait être flatté, au lieu de m'en savoir mauvais gré. Nous nous mîmes à table avec un grand appétit. Je résolus de vider ce soir même le kanguroo. Je le suspendis ensuite pour le trouver frais le lendemain; puis nous allâmes prendre un repos dont nous avions tous besoin.
CHAPITRE XIV
Second voyage au vaisseau.—Pillage général.—La tortue.—Le manioc.
Au premier chant du coq, je sautai hors de mon lit et descendis de l'arbre pour dépouiller notre kanguroo et partager les chairs, moitié pour être mangées sans retard, moitié pour être salées. Il était temps d'arriver; car nos chiens y avaient tellement pris goût, qu'ils avaient déjà arraché la tête, et qu'ils se préparaient à partager la proie tout entière. Je saisis aussitôt un bâton, et je leur en appliquai deux ou trois coups qui les firent fuir en hurlant sous les buissons. Je commençai aussitôt mes fonctions de boucher; mais, comme je n'étais pas fort expert, je me couvris tellement de sang, que je fus obligé d'aller me laver et changer d'habit avant de me représenter devant mes enfants. Nous déjeunâmes, et j'ordonnai alors à Fritz de tout préparer pour aller à Zelt-Heim prendre le bateau de cuves, et de m'accompagner au vaisseau. Quand il s'agit de partir, nous appelâmes en vain Jack et Ernest pour leur dire adieu. Inquiet, je demandai à ma femme où ils pouvaient être. Elle me répondit qu'ils étaient sans doute allés chercher des pommes de terre, et me fit remarquer qu'ils avaient emmené Turc avec eux. Je l'engageai à les gronder quand ils reviendraient.
Un peu rassuré, je me mis en marche avec Fritz; nous arrivâmes, sans rien rencontrer, au pont du ruisseau, et là, à notre grand étonnement, nous vîmes sortir de derrière un buisson, en poussant de grands cris, nos deux petits polissons. Ils avaient compté de cette manière nous forcer à les emmener avec nous; mais, comme j'avais dessein de prendre dans le vaisseau tout ce que j'en pourrais enlever, je me refusai absolument à ce qu'ils me demandaient, et je leur recommandai de se rendre sur-le-champ auprès de leur mère, pour lui annoncer de ma part ce que je n'avais pas eu le courage de lui dire en partant: c'est que je passerais la nuit sur le vaisseau.
Ils nous quittèrent un peu confus; pour nous, nous montâmes dans le bateau de cuves, et, à l'aide du courant, nous atteignîmes en peu d'instants les débris du navire. Aussitôt arrivé, je résolus de multiplier nos moyens de transport; car notre bateau de cuves me semblait insuffisant pour l'immense quantité d'objets que je voulais enlever.
Notre bateau n'ayant pas assez d'espace ni de solidité pour transporter une charge considérable, je voulus construire un radeau qui pût y suppléer. Nous eûmes bientôt trouvé un nombre suffisant de tonnes d'eau qui me parurent très-bonnes pour ma construction. Nous les vidâmes aussitôt, puis nous les rebouchâmes avec soin, et nous les rejetâmes dans la mer après les avoir attachées fortement avec des cordes et des crampons aux parois du vaisseau qui étaient les plus solides; cela fait, nous établîmes sur ces tonnes un plancher très-fort, auquel nous fîmes, avec d'autres planches, un rebord d'un pied de hauteur tout autour pour assurer sa charge, et nous eûmes ainsi un très beau radeau, qui pouvait contenir trois fois la charge de notre bateau de cuves.
Cette construction avait employé toute notre journée, et il commençait à faire nuit quand elle fut terminée. Tout ce que nous pûmes faire, ce fut de chercher quelques vivres pour manger, et puis nous passâmes la nuit sur les matelas du capitaine, où nous fîmes un si bon somme, qu'oubliant les dangers dont la mer nous menaçait, nous ne nous réveillâmes pas avant le lendemain matin.
Dieu eut notre première pensée lorsque nos yeux furent ouverts; nous le remerciâmes de l'excellente nuit qu'il nous avait procurée, et nous procédâmes ensuite au chargement de notre radeau. D'abord nous vidâmes complètement la chambre que nous avions habitée avant le naufrage, puis celle même où nous venions de passer la nuit. Nous nous emparâmes des portes et des fenêtres, de leurs serrures, et de trois ou quatre caisses de bons habits appartenant aux officiers. Je trouvai d'autres caisses qui me firent bien plus de plaisir: c'étaient celles du charpentier et de l'armurier. Toutes ces boîtes furent déposées sur le radeau. La chambre du capitaine était pleine d'une foule d'objets précieux qu'il destinait sans doute aux riches colons de la mer du Sud, en échange de leurs produits. Je ne permis à Fritz d'y prendre que deux montres que j'avais promises à ses frères, et quelques paquets de couverts de fer, qui devaient mettre fin au scrupule qu'avait ma femme de se servir de ceux d'argent du capitaine. Ce que nous trouvâmes de plus précieux fut une caisse remplie de jeunes arbres fruitiers d'Europe, soigneusement empaquetés dans de la paille et de la mousse. Je revis avec attendrissement ces pommiers, ces poiriers et ces châtaigniers, productions de ma chère patrie, et que j'espérais, avec l'aide de Dieu, naturaliser sous ce ciel étranger. Nous prîmes encore une quantité de barres de fer, de plomb en saumon, de meules à aiguiser, de roues de char, de pelles, de socs de charrue, des paquets de fil de fer et de laiton, des sacs pleins de graines d'avoine et de vesce; nous trouvâmes enfin un petit moulin à bras démonté, mais dont toutes les pièces, soigneusement numérotées, pouvaient être aisément reconstruites. Comment choisir parmi tous ces trésors? Les laisser sur le vaisseau, c'était nous exposer à les voir disparaître au premier coup de mer. Nous nous décidâmes à abandonner tous les objets de luxe, et nous complétâmes le chargement avec des armes et des munitions. J'ajoutai encore un grand filet de pêche tout neuf, la boussole du navire, et une superbe montre marine, qui devait nous servir à régler les nôtres. Fritz trouva dans un coin un harpon et un dévidoir à corde, qu'il fixa au devant du radeau pour harponner, disait-il, les gros poissons que nous pourrions rencontrer. Quoiqu'il soit très rare d'en rencontrer si près des côtes, je lui permis cette fantaisie.
Il était près de midi quand le chargement fut terminé, et nos deux embarcations étaient remplies jusqu'au bord. Nous coupâmes enfin la corde qui les retenait près du navire, et, poussés par un vent favorable, nous primes le chemin de la côte. Fritz, ayant aperçu un corps noir qui flottait à la surface de l'onde, me pria de l'examiner avec ma lunette et de lui dire ce que c'était. Je reconnus facilement une tortue de la grande espèce, endormie et se laissant aller au gré des flots. Pour satisfaire Fritz, qui me priait instamment de l'accoster, je dirigeai le bateau vers elle. La voile, en se déployant, me cachait le corps de mon fils, de manière que je ne pouvais apercevoir ses mouvements; mais le sifflement du dévidoir, et la rapide impulsion que notre bateau reçut tout d'un coup, me firent comprendre qu'il avait jeté son harpon sur la tortue.
«Au nom du Ciel! lui criai-je, coupe la corde, imprudent; je ne suis plus maître du radeau, nous allons chavirer.
—Touchée! touchée! criait mon jeune fou plein de joie, elle ne nous échappera pas.»
Je laissai la voile et courus à l'avant du navire, une hache à la main, pour couper moi-même la corde; mais Fritz me fit remarquer que nous ne courions encore aucun danger, et me pria d'attendre. J'y consentis, tout en me tenant toujours prêt à couper la corde à la première apparence de péril. La tortue, exaltée par la douleur, nous entraînait avec une effrayante rapidité, et j'avais toutes les peines du monde à maintenir notre embarcation en équilibre. Je remarquai tout à coup que l'animal faisait un coude et cherchait à regagner la haute mer; je déployai aussitôt la voile, et cette résistance parut si forte à la pauvre bête, qu'elle reprit le chemin de terre; mais, au lieu de suivre le courant qui portait au vaisseau, elle le traversa et nous entraîna à gauche, vers la hauteur de Falken-Horst.
Nous traversâmes assez heureusement les écueils qui bordent toute la côte; enfin le bateau vint échouer sur un banc de sable, et par bonheur resta droit. Je sautai aussitôt dans l'eau, et courus à la tortue, qui se cachait dans le sable, et d'un coup de hache je lui coupai la tête. Fritz poussa alors un cri de joie, et tira son coup de fusil en l'air pour faire venir les nôtres. Ils accoururent, en effet, et nous accablèrent de caresses. Quand ils virent toutes nos richesses, ils s'extasièrent, puis ils coururent admirer la tortue, que Fritz avait frappée au cou.
Quand la curiosité fut satisfaite, je priai ma femme et mes fils d'aller aussitôt à Falken-Horst chercher la claie et nos deux bêtes de trait, afin de mettre dès le soir une bonne partie de notre butin à l'abri. Un orage ou simplement une forte marée eût suffi pour engloutir ces richesses si précieuses et si laborieusement acquises. Le reflux avait laissé nos embarcations presque à sec. Nous roulâmes sur la côte quelques masses de plomb et nos plus grosses barres de fer, auxquelles nous attachâmes les cordes des radeaux. Cette amarre me parut assez solide pour le moment. La claie arriva enfin; nous ne la chargeâmes que de la tortue et de quelques objets moins pesants, car j'estimai que cette bête pouvait bien peser à elle seule trois quintaux.
Chemin faisant, nous racontâmes ce que nous avions vu au vaisseau, et Fritz parla de la caisse de bijoux: tous mes enfants regrettaient que nous ne l'eussions pas apportée.
«Mes bons amis, leur dis-je, il faut abandonner ici certains préjugés que vous avez apportés d'Europe. Par exemple, l'or et les bijoux, vous devez le comprendre, sont loin d'avoir par eux-mêmes la valeur que nous leur attribuons ordinairement. C'est le luxe et le commerce qui en font tout le prix.
Ma femme nous apprit alors que le petit Franz avait découvert, à ses dépens, un essaim d'abeilles, et que par conséquent nous allions avoir du miel. Tout en plaignant le pauvre petit et en nous félicitant de sa découverte, nous arrivâmes près de notre château aérien. Là commença un nouveau travail pour décharger et surtout pour ouvrir notre grosse tortue. Je la retournai sur le dos, et à force de soins et de précaution, je parvins à séparer la carapace du plastron, sans les briser ni l'un ni l'autre, le découpai ensuite autant de chair qu'il nous en fallait pour un repas, et je priai notre ménagère de nous la faire cuire sans autre assaisonnement qu'un peu de sel. Les pattes, les entrailles et la tête furent jetées aux chiens, et le reste destiné à être conservé dans la saumure. Ma femme voulut jeter la graisse verdâtre qui pendait tout autour; mais je lui appris que c'était la partie la plus exquise de cet animal, et elle consentit enfin à vaincre sa répugnance.
«Maintenant, papa, s'écrièrent à la fois mes enfants, donnez-nous cette belle écaille.
—Elle n'est pas à moi, leur répondis-je; elle est à Fritz, qui seul en disposera: d'ailleurs qu'en voulez-vous faire?»
L'un, c'était Jack, la destinait à lui servir de bouclier; l'autre, Franz, de petit bateau.
«Pour moi, dit Fritz, je compte en faire un bassin pour recevoir l'eau du ruisseau qui coule auprès de nous.
—Bien, mon enfant! toi seul as pensé au bien général: c'est ainsi qu'il faut agir. Nous placerons ton bassin aussitôt que nous aurons rencontré de la terre glaise, qui d'ailleurs ne saurait manquer ici.
—Elle est toute trouvée, s'écria aussitôt Jack; c'est moi qui l'ai découverte ce matin en tombant dessus....
—À tel point, ajouta la mère, que j'ai été obligée de faire une lessive de ses vêtements.
—Eh bien, hâtez-vous donc de poser votre bassin, dit Ernest; je viendrai y faire rafraîchir les racines que j'ai trouvées ce matin aussi. Elles sont très-sèches et ressemblent assez aux grosses raves: je les crois bonnes a manger, car notre cochon s'en régalait avec beaucoup de plaisir; mais je n'ai pas osé y goûter avant de vous les avoir montrées.»
Je le louai de sa prudence, et je lui demandai à voir ces racines. Je reconnus avec joie que c'étaient des racines de manioc.
«Prises dans l'état naturel, elles peuvent être nuisibles, lui dis-je; mais, cuites et préparées, elles servent à faire une sorte de gâteau qui remplace fort bien le pain: ainsi réjouis-toi de cette découverte, mon enfant.»
Cependant la claie était déchargée; nous reprîmes le chemin de la mer, tandis que ma femme et Franz restaient pour préparer le dîner. En cheminant, j'appris à mes enfants que la tortue qui fournit la belle écaille employée dans les arts, et qu'on appelle caret, n'a pas une chair bonne à manger, et que celle que nous avions tuée ne pouvait, en revanche, fournir des écailles pareilles. Nous chargeâmes cette fois la claie en partie de nos effets, ainsi que du moulin à bras, que la découverte du manioc nous rendait maintenant doublement précieux.
Lorsque nous revînmes au logis, le repas était prêt; mais, avant de nous mettre à table, ma femme me prit à part, et me dit: «Vous me semblez bien fatigués; aussi je vais vous faire goûter d'un nectar qui sans nul doute vous rendra vos forces.»
En disant ces mots, elle me conduisit derrière notre arbre; là je trouvai caché dans un buisson, pour le tenir frais, un petit tonneau.
«Voilà ma trouvaille,» dit-elle. Je goûtai et bus avec délices, car c'était de l'excellent vin des Canaries. Elle l'avait trouvé le matin en se promenant au bord de la mer avec Ernest. Celui-ci l'avait mis en perce, et nous avait gardé le secret assez fidèlement pour nous laisser le plaisir de la surprise. La soupe de tortue fut trouvée délicieuse; mes enfants, qui avaient paru d'abord assez peu alléchés par la graisse verte, n'en eurent pas plutôt goûté, qu'ils ne se firent pas prier pour en reprendre, et ma femme elle-même avoua qu'elle s'était trompée. Ce fut un des meilleurs repas de ma vie.
Tout le monde reçut ensuite un verre de bon vin, qui nous ranima tellement, que nous trouvâmes des forces pour hisser dans notre demeure aérienne les matelas que nous avions apportés. Enfin nous remerciâmes Dieu de cette journée de bénédiction, et nous nous étendîmes avec bonheur sur nos lits, ou un doux sommeil vint bientôt fermer nos yeux.
CHAPITRE XV
Voyage au vaisseau.—Les pingouins.—Le manioc et sa préparation.—La cassave.
Dès mon lever, j'allai visiter les deux embarcations, sans réveiller aucun de mes enfants. Je me glissai avec le moins de bruit possible au bas de l'arbre, et je trouvai là vie et activité.
Les deux chiens, pressentant que j'allais faire une course, sautaient autour de moi et m'accablaient de caresses. Le coq battait des ailes en criant, et les poules accouraient au-devant de moi. L'âne seul était encore étendu tout de son long, et visiblement peu disposé à la course matinale que j'avais projetée. Je l'éveillai et l'attelai à la claie, sans y joindre la vache, que je ne voulais pas fatiguer avant qu'elle eût donné son lait du matin; et, accompagné des chiens, je me rendis vers la côte, flottant entre la crainte et l'espoir. Je vis avec plaisir, en arrivant, que les masses de plomb auxquelles j'avais fixé mes embarcations avaient été suffisantes pour les défendre contre la marée montante; le flot les avait un peu dérangées, mais elles étaient en bon état. Je me hâtai de charger modérément la claie, et je repris le chemin de Falken-Horst, où j'arrivai quand le soleil était déjà assez élevé; cependant tout le monde dormait encore.
Je poussai un cri perçant, comme un cri de guerre, pour réveiller les dormeurs: ma femme fut la première à sortir du lit, et fut tout étonnée de trouver le jour si avancé.
«Ce sont ces matelas, dit-elle, qui nous ont fait si bien dormir. En vérité, ils ont une influence magique, car mes enfants ne sont pas disposés à les quitter.
—Debout! debout! criai-je alors aux petits paresseux qui s'étiraient; la paresse est un ennemi auquel il ne faut pas céder, car tous ces délais sont autant de victoires pour elle: méfiez-vous, mes enfants, de la propension à la mollesse; il faut, dans un homme, de la vigueur et de l'énergie pour le faire triompher des obstacles et lui permettre de se passer des autres.» Fritz fut le premier, Ernest le dernier à sortir du lit, selon leur habitude.
Quand toute la famille fut sur pied, nous fîmes un déjeuner rapide, et nous nous acheminâmes tous vers la côte pour opérer le déchargement du radeau; nous fîmes successivement deux voyages avec la claie, et, au second, j'attelai la vache pour soulager un peu notre âne. En quittant le rivage, je m'aperçus pour la première fois que la marée montait; je dis en conséquence adieu à mes autres enfants, et je montai avec Fritz dans le bateau de cuves pour attendre qu'il fût à flot. Jack me témoigna un tel désir d'être de ce voyage, que je consentis à le laisser monter avec nous.
Nous ne tardâmes pas à nous trouver à flot. Encouragé par la beauté du temps, je résolus de faire un autre voyage au vaisseau. Arrivés à la baie du Salut, le courant nous y porta avec sa rapidité accoutumée; néanmoins, comme nous remarquâmes que l'heure était déjà avancée, nous nous dispersâmes pour tâcher de faire quelque butin; car j'avais averti mes enfants que nous remettrions à la voile avant que le vent qui s'élève chaque soir de la côte eût eu le temps de nous saisir. Jack revint bientôt, rapportant avec lui une brouette qu'il assurait devoir être commode pour transporter les pommes de terre à Falken-Horst. Fritz revint ensuite sans rien rapporter; mais son air joyeux m'annonçait qu'il était content de ses recherches: en effet, il me dit qu'il avait trouvé au milieu d'un enclos de planches une pinasse démontée, accompagnée de deux petits canons pour l'armer.
Plein de joie à cette heureuse nouvelle, je quittai tout pour le suivre, et je m'assurai bientôt que mon fils ne s'était pas trompé; mais je compris que nous aurions bien de la peine pour la mettre en état de voguer.
Pour cette fois je laissai les choses dans l'état où elles se trouvaient, et, comme le temps pressait, je chargeai mes fils de placer sur le radeau quelques ustensiles de ménage, une grande chaudière de cuivre, des plateaux de fer, des râpes à tabac, un tonneau de poudre, un autre de pierre à feu; trois brouettes, des courroies pour les porter; et, sans prendre le temps de manger, nous remîmes à la voile en diligence.
Nous arrivâmes heureusement près de la côte; mais quel fut notre étonnement en apercevant au bord de l'eau, rangés de front, une quantité de petits hommes habillés de blanc! Ils nous paraissaient immobiles, les bras tantôt pendants, tantôt tendus vers nous, comme s'ils eussent voulu nous témoigner leur affection.
«Ce sont des Lilliputiens, s'écria Jack; mais ils me semblent un peu plus gros que ceux dont j'ai lu la description.»
Fritz se moqua un peu de son frère, et lui apprit que ces Lilliputiens n'avaient jamais existé; il ajouta que ces animaux devaient être des oiseaux, car il voyait bien que ce que nous prenions pour des bras étaient leurs ailes.
Sa conjecture fut reconnue juste, et il se trouva que c'était une bande de pingouins manchots. Nous étions arrivés à peu de distance du bord, quand soudain, sans me prévenir, Jack l'étourdi sauta dans l'eau et courut à terre; puis, avant que les imbéciles d'oiseaux songeassent à s'enfuir, il leur distribua une volée de coups de bâton qui en abattit une demi-douzaine. Les autres prirent la fuite.
Fritz n'était pas content de ce que son frère l'avait ainsi empêché de tirer; mais je me moquai de sa manie meurtrière, et je ris de bon cœur de l'exploit de Jack, tout en le grondant de l'imprudence avec laquelle il s'était jeté dans l'eau.
Nous nous occupâmes ensuite à débarquer notre cargaison; mais, comme le soleil était déjà bien bas, nous primes chacun une brouette, que nous chargeâmes, selon nos forces respectives, de râpes à tabac et de plaques en fer, sans oublier les pingouins de Jack, puis nous nous remîmes en marche.
Quand nous arrivâmes à Falken-Horst, les deux dogues arrivèrent les premiers à notre rencontre, et la joie avec laquelle ils nous accueillirent se manifesta si vivement, qu'ils renversèrent plusieurs fois le pauvre Jack, dont les faibles mains distribuaient à tort et à travers à ses amis d'inutiles coups de poing. Cette lutte, dans laquelle Jack était loin d'avoir l'avantage, nous amusa quelque temps. Ma femme accourut aussitôt, et fut très-contente de la découverte des brouettes.
Cependant quelques-uns de nos pingouins, que le bâton de Jack avait seulement étourdis, avaient commencé à se remuer. J'ordonnai de les attacher par la patte à l'une de nos oies, pour les habituer à la vie de basse-cour. L'expédient ne plut ni aux uns ni aux autres, et nos pauvres bêles ne comprenaient absolument rien à cet arrangement.
Ma femme me montra alors une bonne provision de pommes de terre qu'elle avait recueillies pendant notre absence, et Ernest et Franz un énorme monceau de la racine qu'Ernest avait découverte la veille, et que j'avais prise avec raison pour du manioc. Je donnai à chacun la part d'éloges due à son activité.
«Ce sera bien mieux encore, dit alors le petit Franz, quand tu verras un jour, en revenant du vaisseau, un beau champ de maïs, de courges, de melons.
—Oh! le petit bavard, dit ma femme. Oui, mon ami, nous avons semé toutes ces graines dans les trous de pommes de terre.»
Je remerciai ma femme de la surprise qu'elle me ménageait, et je rassurai que je n'en avais pas moins de plaisir de l'avoir connue plus tôt. Je lui annonçai ensuite la découverte de la pinasse. Elle accueillit avec assez peu de joie cette nouvelle; car elle prévoyait de nouveaux voyages au vaisseau. Tout ce que je pus obtenir d'elle par mes raisonnements et mes démonstrations les plus convaincantes, c'est qu'elle consentit à nous dire: «Il est certain que si jamais j'étais obligée de retourner sur la mer, j'aimerais bien mieux m'y exposer sur un bon navire que sur notre méchant bateau de cuves.
«Mais, dis-moi, mon ami, ajouta-t-elle, que veux-tu faire de ces râpes à tabac? Tu ne veux pas sans doute habituer tes enfants à priser, et je ne pense pas, du reste, que tu trouves du tabac dans cette île.
—Sois tranquille, ma bonne femme, ce n'est point là mon but; et bientôt, quand tu mangeras de bon pain frais, tu béniras ces râpes, au lieu de crier après elles.
—Ma foi, je ne comprends pas ce que ces râpes peuvent avoir de commun avec du pain frais; il vaudrait mieux avoir un four.
—Ces plaques de fer que tu as regardées avec tant de dédain nous en tiendront lieu. Je ne te promets pas du pain bien levé, mais au moins quelque chose qui nous en tienne lieu; en attendant, fais-moi un sac solide avec de la toile à voile.»
Ma femme se mit sur-le-champ à l'ouvrage, et, comme elle ne se fiait pas trop à mes talents en pâtisserie, elle remplit ensuite la chaudière de pommes de terre, qu'elle mit cuire pour avoir quelque chose à nous donner.
Pendant ce temps-là j'étendis par terre une grande pièce de toile, et je rassemblai tous mes enfants autour de moi pour commencer à exécuter mon projet. Je remis à chacun d'eux une râpe; puis je leur donnai des racines de manioc bien lavées, et je leur recommandai de râper.
Ils se mirent à l'œuvre en riant, mais avec une telle ardeur, ardeur de l'enfance pour tout ce qui est nouveau, qu'en peu de temps nous eûmes un grand tas de farine qui ressemblait assez à de la sciure de bois humide.
«Mange donc, se disaient-ils entre eux, mange donc de ton bon pain de raves.»
Leur mère elle-même partageait un peu leur prévention, et, tout en préparant le sac que je lui avais demandé, elle surveillait la cuisson des pommes de terre, sur lesquelles elle comptait beaucoup plus que sur le résultat de nos efforts. Toutes les plaisanteries me trouvaient insensible. «Allons, Messieurs, leur dis-je, riez à votre aise, égayez-vous, et cependant vous allez voir un pain qui fait la principale nourriture de plusieurs peuples de l'Amérique, et que les Européens qui le connaissent préfèrent même à celui de froment: si je ne me suis pas trompé sur l'espèce de manioc, vous me remercierez, j'espère.
—Il y a donc plusieurs espèces de manioc, dit Ernest.
—Il y en a trois: deux sont vénéneuses ou malsaines lorsqu'on les mange crues; la troisième peut se manger sans faire de mal; mais on lui préfère les deux autres, parce qu'elles sont plus productives et qu'elles ont l'avantage de mûrir plus vite.
—Comment! on laisse ainsi ce qui est bon et sain! dit Jack; mais c'est de la folie. Pour mon compte, je vous remercie de votre pain empoisonné.»
Et il jeta de côté, avec son petit air mutin, la râpe et la racine qu'il tenait à la main.
«Sois tranquille, lui dis-je; je ferai en sorte de ne pas t'empoisonner, et il suffira pour cela de bien presser notre farine avant de nous en servir.
—Pourquoi la presser?
—Parce que tout le principe malfaisant réside dans le suc de la plante, et que, quand nous l'aurons extrait par la pression, il ne nous restera qu'une nourriture saine et sans danger. Au surplus, nous aurons soin, avant d'y toucher, d'en faire l'épreuve sur le singe et les poules.
—C'est-à-dire que mon pauvre singe paiera pour tous. Je ne veux pas qu'on l'empoisonne, reprit encore Jack.
—Ne crains rien; comme tous les animaux, ton singe est doué d'un instinct que l'homme n'a pas, et il est présumable que, si le gâteau de manioc que nous lui présenterons renferme quelques parties malfaisantes, il se gardera d'y toucher.»
Jack, rassuré, se mit à la besogne comme ses frères, et je vis avec plaisir le monceau de farine s'élever.
Le sac de ma femme était enfin cousu; j'y plaçai ce que mes fils avaient râpé. Il fallut alors songer à un pressoir, qui était de toute nécessité.
Je pris une forte et longue branche d'arbre, puis j'établis deux ou trois planches au-dessous d'une des racines du figuier; je plaçai sur ces planches le sac rempli de farine, je le couvris d'une nouvelle planche, et j'étendis au-dessus ma grosse branche, dont une extrémité passait dans la racine de l'arbre, tandis qu'à l'autre bout je suspendis tout ce que je pus trouver d'objets pesants: des pierres, du plomb, des barres de fer qui la firent incliner vers la terre. Cette mécanique produisit l'effet que j'attendais, et nous ne tardâmes pas à voir le jus sortir à flots. Mes fils étaient émerveillés de la simplicité et en même temps des résultats de mon expédient.
«Je croyais, me dit Ernest, que le levier n'avait d'autre propriété que celle de soulever les fardeaux ou de déplacer les masses.»
Je lui démontrai que la pression est une conséquence naturelle de la première propriété; car, si la racine eût été moins forte, le levier l'aurait soulevée ou arrachée, et c'est la résistance qui produit la pression.
«Les sauvages, continuai-je, qui ne connaissent pas encore les propriétés de cette puissante mais simple machine, pour extraire du manioc les sucs malfaisants qu'il contient, l'enferment dans des paniers d'écorce faits exprès. Ces paniers sont beaucoup plus longs que larges; mais, à force de les remplir, l'écorce se distend, et ils deviennent aussi larges qu'ils étaient longs. On les pend alors à des branches d'arbre, en attachant au bas de grosses pierres, dont le poids leur fait insensiblement reprendre leur première forme. Le procédé n'est pas expéditif; mais il est certain.»
Ma femme voulut savoir si le jus n'était propre à aucun usage.
«Si, lui répondis-je; les sauvages en font un mets qu'ils estiment, et dont la préparation consiste simplement à y mêler du poivre et quelquefois du frai d'écrevisse. Les Européens ne le mangent pas; ils le laissent déposer dans des vases, et en retirent un amidon très-fin.»
Ma femme me demanda aussi si cette farine se gardait ou s'il ne nous faudrait pas forcément employer en une seule fois tout ce que nous avions râpé de manioc, en me faisant remarquer que la journée entière suffirait à peine à la préparation et à la confection de notre pain. Je la rassurai en lui disant que la farine de manioc pouvait se conserver des années, pourvu qu'elle fût bien séchée; mais je la prévins en même temps que le bouillon devait la réduire considérablement.
Cependant le jus avait cessé de couler; et tout le monde désirait voir le succès de ma paneterie.
«Si nous faisions le pain?» s'écria Fritz.
J'y consentis; mais j'annonçai qu'au lieu de procéder sur-le-champ à confectionner le pain que nous devions manger, on se contenterait d'abord d'en faire un pour le singe et les poules.
Je retirai le sac, je le vidai et j'étendis la farine pour la faire sécher; puis, en ayant délayé une poignée dans un peu d'eau, je fis une sorte de galette que je plaçai sur une de nos plaques de fer au-dessus d'un feu ardent. Nous eûmes bientôt un joli gâteau, bien doré, et de la mine la plus friande.
«Oh! que cela est bon! disait Ernest; c'est bien dommage de n'en pouvoir manger tout de suite.
—Pourquoi pas? répondit Jack, je suis prêt, et Franz aussi, je pense.
—Mais moi, mon enfant, je ne veux pas; je crois volontiers qu'il n'y aurait aucun danger à tenter l'expérience; par prudence nous allons en laisser faire l'essai à notre singe.»
Aussitôt que le gâteau fut refroidi, j'appelai le singe et les poules, et je leur en fis la distribution. Ils l'accueillirent avec tant de joie, que je ne pus m'empêcher d'être rassuré sur le succès de mon expérience. Le singe surtout dévorait les morceaux avec un plaisir qui fit plus d'une fois envie à mes fils.
J'appris à mes enfants que les Américains appelaient ce pain de la cassave. «À présent, continuai-je, préparons-nous à faire de la cassave pour nous; pourvu toutefois que nos bêtes n'éprouvent ni coliques ni étourdissements.»
Ces mots l'ayant frappé, Fritz me demanda si tels étaient toujours les effets du poison.
«Ce sont les plus ordinaires, répondis-je; mais il y en a qui endorment, comme l'opium; qui corrodent, comme l'arsenic. Mes enfants, vous pourriez peut-être trouver ici un arbre d'un aspect séduisant; son fruit ressemble à une petite pomme jaune tachée de rouge, fuyez-le bien; c'est un des poisons les plus violents; on dit qu'il suffit même de s'endormir sous son ombre pour mourir. Il s'appelle le mancenillier.»
Je recommandai ensuite de ne jamais toucher à aucun fruit sans me l'avoir auparavant montré.
Cependant ma femme avait fait rôtir un pingouin, que d'une commune voix nous déclarâmes détestable. Jack seul en mangea, parce que c'était le produit de sa chasse. Nous le laissâmes faire, tout en le raillant.
Le reste de la journée fut employé à faire quelques voyages au bateau, et à ramener dans les brouettes les divers objets qu'il avait fallu y laisser la veille. La découverte du nouveau pain était pour nous un bienfait immense; aussi nous comblait-elle de joie; et, quand vint la nuit, notre prière contint des remerciements encore plus ardents qu'à l'ordinaire pour le Seigneur, dont la main ne cessait de nous combler de présents.