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Le Robinson suisse ou Histoire d'une famille suisse naufragée

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CHAPITRE XII

Préparation de la chair de l'ours.—Le poivre.—Excursion dans la savane.—Le lapin angora.—L'antilope royale.—L'oiseau aux abeilles et le verre fossile.

J'employai encore un jour avant de terminer mon travail. Après avoir enlevé les peaux avec assez de succès, je partageai le corps par quartiers, en ayant soin de mettre les pieds à part. Le reste de la chair fut coupé par tranches, à la manière des boucaniers des Indes occidentales. Quant au lard, que j'avais réservé avec le plus grand soin, ma femme se chargea de le fondre, afin d'en faire usage dans la cuisine en guise de graisse ou de beurre.

Les deux ours et le pécari nous donnèrent environ un quintal de graisse fondue, que je fis enfermer dans un baril de bambou afin d'en opérer le transport plus commodément. Les carcasses et les entrailles furent abandonnées aux oiseaux, qui en eurent bientôt fait disparaître jusqu'à la dernière trace. Grâce à leur activité, les deux crânes se trouvèrent en état de figurer avec honneur dans notre cabinet d'histoire naturelle. Les peaux furent salées, lavées et séchées, après avoir été nettoyées aussi parfaitement que possible à l'aide de nos couteaux.

Pour préparer notre viande, je me contentai d'entretenir continuellement autour d'elle une épaisse fumée, et, comme nous nous trouvions trop loin pour mettre à contribution les feuilles du ravensara, il fallut nous contenter des arbrisseaux voisins, au milieu desquels nous eûmes le bonheur de rencontrer plusieurs bois aromatiques.

Je remarquai une plante grimpante dont les feuilles fortement odorantes présentaient une grande analogie avec la feuille de lierre. La tige, presque semblable au cep de vigne, portait comme lui des espèces de grappes de petites baies moitié rouges, moitié vertes; ce que j'attribuai à leurs différents degrés de maturité. Le goût en était si piquant et en même temps si aromatique, que je n'hésitai pas à prononcer que nous venions de découvrir la vraie plante à poivre: découverte précieuse dans un climat où les épices sont d'un si grand usage et d'une si grande utilité.

Les enfants furent chargés de me rapporter une provision de ces petites grappes, dont nous détachâmes les baies, en ayant soin de séparer les rouges et les vertes. Les premières furent mises dans une infusion d'eau de sel, et les autres exposées aux rayons du soleil. Le lendemain nous les retirâmes de l'eau pour les frotter dans nos mains jusqu'à ce qu'elles fussent devenues blanches comme la neige. Nous obtînmes ainsi en peu de temps environ vingt-cinq livres de poivre blanc et de poivre noir, provision suffisante pour nos premiers besoins. J'eus soin également de faire mettre à part un certain nombre de rejetons de cette plante précieuse, afin d'en essayer la culture dans le voisinage de notre demeure.

Ce travail terminé, voyant que nous n'avions plus rien de pressé à entreprendre, je résolus de mettre à l'essai les forces et le courage de mes jeunes compagnons. Ils reçurent donc la permission de se préparer à une seconde excursion dans la savane, pour s'y livrer à la chasse ou à de nouvelles découvertes.

Tous acceptèrent la proposition avec joie, à l'exception d'Ernest, qui demanda et obtint la permission de rester auprès de nous. Franz, que j'aurais préféré retenir, me supplia si instamment de le laisser partir avec ses frères, qu'il me fut impossible de résister à ses prières. Aussitôt les trois voyageurs s'élancèrent vers leurs montures, qui paissaient tranquillement à quelques pas de la grotte, et tout fut bientôt prêt pour le départ. Ernest aida ses frères de la meilleure grâce, en leur souhaitant d'heureuses rencontres et une suite non interrompue d'aventures et de découvertes.

Les voilà abandonnés à la providence de Dieu, pensai-je alors en moi-même, livrés à leur propre prudence et à leurs propres ressources. Le Ciel peut leur enlever notre protection d'une manière imprévue, et il faut qu'ils se tiennent prêts à tirer toutes leurs ressources d'eux-mêmes. Au reste, je suis plein de confiance dans le courage et le sang-froid de Fritz: d'ailleurs les voici bien montés, bien armés, et ce n'est pas la première occasion où ils auront montré du cœur et de l'intelligence. Que le Ciel les accompagne, ajoutai-je en soupirant. Celui qui a ramené deux fois les fils de Jacob à leur vieux père étendra sa protection sur les trois enfants d'un de ses plus fidèles serviteurs.

À ces mots, je retournai paisiblement à mon travail, pendant qu'Ernest se livrait à son expérience sur l'œuf d'autruche. Bientôt il s'écria: «La coquille est traversée, mais l'œuf ne se partage pas encore. Ah! ah! j'aperçois le poussin; il ne reste plus qu'une pellicule assez tendre pour la trancher avec le couteau.

—C'est fort bien.... Mais tu aurais dû t'attendre à rencontrer cette pellicule, car tu as assez brisé d'œufs dans ta vie pour en observer l'existence. Les œufs ne sont, dans l'origine, qu'une simple pellicule, autour de laquelle se forme plus tard l'enveloppe calcaire que nous appelons la coquille.»

Je lui présentai mon couteau, à l'aide duquel il eut bientôt achevé l'opération si longtemps attendue. Lorsque les deux moitiés de l'œuf furent séparées, nous trouvâmes l'intérieur en assez bon état; seulement le poussin était sans vie, et je conjecturai qu'il lui aurait fallu encore dix à douze jours avant d'éclore. Au reste, nous résolûmes de le laisser dans sa coquille jusqu'au retour de nos trois chasseurs.

Ernest vint alors m'aider dans mon travail, et, après avoir détaché un bloc de talc assez considérable, nous eûmes le bonheur de découvrir une couche épaisse de verre fossile, autrement appelé sélénite. Pour le moment je me contentai d'en détacher deux tables transparentes d'environ deux pieds de hauteur, qu'il me sembla facile de fendre en carreaux de l'épaisseur d'un miroir ordinaire. Ma femme, ordinairement si indifférente à nos découvertes, ne put retenir l'expression de sa joie à la vue de cette mine précieuse qui lui promettait une riche provision de vitres, dont la privation nous avait été si pénible jusqu'à ce jour. Je doute fort que, même en Russie, où se trouvent les plus riches veines de sélénite, il eût été commun d'en rencontrer une aussi précieuse, tant pour la grandeur que pour la transparence des échantillons.

Ma femme prépara pour le souper un morceau d'ours mariné, et nous fîmes cercle autour du feu en attendant impatiemment le retour de nos chasseurs.

«Papa, me dit Ernest, ne pourrions-nous pas nous arranger ici une caverne comme celle de Robinson? La place est toute disposée et demande peu de travail.

MOI. Je serais assez de cet avis; car elle a deux fois servi d'asile à des hôtes dangereux, dont il faut prévenir le retour. D'ailleurs elle est devenue trop importante depuis notre dernière découverte pour songer à l'abandonner.

ERNEST. Nous planterons à une certaine distance de l'entrée deux ou trois rangs de jeunes arbres, qui ne tarderont pas à former un rempart impénétrable, et nous aurons une échelle pour nous introduire dans la forteresse. Une pareille retraite nous mettrait à l'abri de tout danger.

MOI. Fort bien, mon jeune ingénieur. Il ne s'agit plus que de trouver un nom à notre ouvrage: le Fort de la Peur, par exemple.

ERNEST. Non pas, je vous en prie; le Fort de l'Ours serait une dénomination plus sonore et plus imposante.

MOI. En effet, voilà un nom aussi imposant que convenable. Je suis très-satisfait de ton imagination ce matin. Nous songerons à tes plans lorsque notre construction de là-bas sera un peu plus avancée. Ton projet mérite examen, puisqu'il laisse entrevoir les moyens d'exécution.»

Notre conversation fut interrompue à cet endroit par un bruit de pas précipités; au même instant nous vîmes nos chasseurs se diriger vers le camp avec des cris d'allégresse. Les trois cavaliers sautèrent légèrement à bas, permettant à leurs montures d'aller retrouver les gras pâturages de la prairie. Jack et Franz rapportaient chacun un chevreau en bandoulière. Fritz avait sa gibecière pendue à l'épaule droite, et le mouvement des courroies indiquait clairement la présence d'une créature vivante.

«Bonne chasse! s'écria Jack du plus loin qu'il m'aperçut. Voici deux vigoureux sauteurs, que nous avons poursuivis avec tant d'opiniâtreté, qu'ils ont fini par se laisser prendre à la main. Voyez, maman, voici de nouvelles cravates à la Robinson.

—Oui, s'écria Franz; et Fritz a une paire de lapins angoras dans sa gibecière; nous aurions pu rapporter aussi un rayon de miel dont un coucou nous a montré le chemin.

—Vous oubliez le meilleur, interrompit Fritz à son tour: nous avons fait entrer une troupe d'antilopes dans notre parc, par l'ouverture de l'Écluse, de sorte que nous pourrons les chasser tout à notre aise, ou les prendre vivants si nous voulons.

MOI. Oh! oh! voilà bien de la besogne; mais Fritz oublie aussi la plus importante: c'est que Dieu vous a ramenés sains et saufs dans les bras de vos parents. Et maintenant faites-moi un récit détaillé de votre expédition, afin que je voie s'il n'y a pas à en tirer quelque bonne résolution pour l'avenir.

FRITZ. En vous quittant, nous descendîmes la prairie, et nous ne tardâmes pas à entrer dans le désert et à nous trouver sur une hauteur qui nous permettait d'embrasser d'un coup d'œil tout le paysage environnant. En promenant nos regards çà et là, nous découvrîmes bientôt, auprès du gué du Sanglier, deux troupes d'animaux que je pris pour des chèvres, des antilopes ou des gazelles. L'idée me vint aussitôt de les chasser du côté de l'Écluse, afin d'enrichir notre vallée de ces nouveaux hôtes. Nous nous hâtâmes alors de prendre les chiens en laisse, sachant par expérience que les bêtes sauvages ne redoutent pas moins leur approche que celle de l'homme.

«Arrivés à une distance convenable, nous jugeâmes à propos de diviser nos forces. Franz se dirigea vers le ruisseau, Jack prit le milieu, et moi je m'élançai au galop vers le torrent. Une fois parvenus à nos postes respectifs, nous commençâmes à nous rapprocher insensiblement, chacun se dirigeant vers l'Écluse. Lorsque les animaux nous aperçurent, ils commencèrent à manifester quelque surprise, penchant la tête de notre côté et dressant les oreilles avec inquiétude. Ceux qui étaient couchés se relevaient en sursaut, et les petits se réfugiaient sous la protection de leurs mères. Mais ce fut seulement lorsque je me trouvai près du gué du Sanglier que je les vis devenir tout à fait inquiets et faire mine de prendre la fuite. Alors je donnai le signal convenu: les trois chiens furent lâchés à la fois; pressant nos montures, nous nous élançâmes au milieu de la troupe effrayée, qui se précipita en désordre vers le passage de l'Écluse; et bientôt, à notre grande joie, nous les vîmes disparaître dans les profondeurs de notre vallée. Je fis aussitôt cesser la poursuite en rappelant les chiens, qui n'obéirent qu'à regret à nos cris réitérés.

MOI. Voilà qui est admirable. Et maintenant je n'ai plus d'autre inquiétude que de savoir au juste à quoi nous en tenir sur le compte des nouveaux habitants de notre vallée.

FRITZ. Il me semble avoir reconnu parmi les fuyards le bouc bleu, si rare maintenant au Cap, selon les récits des voyageurs. J'ai remarqué aussi plusieurs animaux qui de loin ressemblaient à de petites vaches, et d'autres de moindre taille, qu'à l'aspect de leurs cornes j'ai cru reconnaître pour des gazelles.

MOI. Voici notre solitude peuplée de nouveaux habitants qui seront les bienvenus, pourvu qu'ils ne soient pas déjà parvenus à s'échapper de notre paisible domaine.

FRITZ. Ce fut aussi ma première inquiétude, et nous tînmes conseil pour prévenir cette funeste évasion. Jack pensait qu'il aurait suffi d'attacher un des chiens à l'entrée du passage; mais je réfléchis que le chien finirait par ronger sa corde, ou qu'il pourrait devenir la proie des chacals. Franz était d'avis de disposer un fusil dont la détente partirait d'elle-même au moyen d'une corde attachée aux deux extrémités du passage. Cette dernière idée m'en suggéra une plus simple dont l'exécution ne présentait aucun obstacle: c'était de tendre une corde dans toute la largeur de l'ouverture, et d'y attacher les plumes d'autruche que nous avions par bonheur conservées à nos chapeaux. Je pensai que cet épouvantait suffirait pour écarter des animaux aussi timides que l'antilope et la gazelle, et les faire renoncer à tout projet d'évasion.

MOI. À merveille, mon cher Fritz! ton expédient ne peut manquer de réussir, pour aujourd'hui du moins; et cette nuit les hurlements des chacals suffiront pour retenir les captifs dans notre paradis. Mais, à propos, que vas-tu faire de tes lapins angoras? Cet animal est trop nuisible pour lui accorder l'entrée de notre domaine.

FRITZ. Mais, cher père, n'avons-nous pas à notre disposition deux îles désertes que nous pourrions peupler sans inconvénient de ces jolis petits animaux? En y faisant quelques plantations de choux et de navets, et en y transportant le superflu de nos patates pour la mauvaise saison, nous pourrons y laisser multiplier les lapins sans inquiétude. Ils nous fourniront une ample provision de fourrures pour notre chapellerie, car nous n'aurons pas toujours Ernest pour mettre en déroute une armée de rats-castors.

MOI. Ton plan est excellent, et pour récompenser l'auteur je lui en confierai l'exécution. Dis-moi maintenant comment s'est passée la capture des lapins angoras.

FRITZ. Nous en rencontrâmes une troupe, à notre retour, dans le voisinage des rochers qui séparent la prairie du désert. Malgré toute la vitesse de nos montures et l'ardeur de nos chiens, il eût, été impossible de s'en rendre maître si je n'eusse songé à me servir de mon aigle. Il fondit sur eux avec tant d'impétuosité, qu'il les força de se blottir, et j'en pris sans peine un couple avec la main.

JACK. Sera-ce bientôt à notre tour de raconter, papa? Les lèvres me brûlent, et nos exploits, à Franz et à moi, ne sont pas moins mémorables.

MOI. Cela se comprend, du reste: des voyageurs aussi intelligents que vous ne manquent jamais d'aventures; seulement elles sont souvent d'une nature moins agréable. Dites-moi donc comment vous avez pris ces deux animaux.

JACK. À la course, cher père, à la course. Mais il nous en a coûté de la peine, je t'en réponds. Pendant que Fritz courait sur les traces de ses lapins, nous continuions tranquillement notre route, lorsque nous vîmes les chiens s'élancer vers un taillis, d'où ils firent lever deux animaux que je pris pour des lièvres, et qui s'échappèrent avec rapidité; mais nous fûmes bientôt sur leurs traces, et les chiens ne leur laissèrent pas une minute de repos. Au bout d'un quart d'heure, ils tombèrent épuisés de fatigue, et nous reconnûmes dans nos prétendus lièvres deux jeunes faons, dont la capture est bien autrement importante.

MOI. Ce sont plutôt deux jeunes antilopes, si je ne me trompe, et elles sont les bienvenues.

JACK. Voilà, j'espère, une chasse intéressante. Je puis vous assurer que Sturm est un intrépide coureur: il a forcé sa proie deux minutes au moins avant Brummer. Mais il faut ajouter que Franz s'est rendu maître de sa prise sans avoir besoin de moi. Après avoir frotté de vin de palmier les membres fatigués de nos pauvres prisonniers, nous les chargeâmes sur nos épaules, et, remontant à cheval, nous eûmes bientôt rejoint Fritz; vous pouvez penser s'il ouvrit de grands yeux à la vue de notre capture.

MOI. Si la chasse a bien réussi, d'où te vient ce visage gonflé, que je regarde depuis une heure? As-tu fait la funeste découverte d'un essaim de moustiques?

JACK. Mes blessures n'ont rien que d'honorable et de chevaleresque. En retournant vers l'habitation, nous remarquâmes un oiseau inconnu, qui voltigeait autour de nous, s'arrêtant lorsqu'il nous avait précédés de quelques pas, et reprenant son vol aussitôt que nous l'approchions, comme s'il eût voulu nous guider vers un but inconnu, ou bien se moquer de nous. Franz était du premier avis, et moi du second. Je saisis donc mon fusil, et j'allais ajuster le mauvais plaisant, lorsque Fritz m'arrêta, en faisant la réflexion que, mon arme étant chargée à balle, il pourrait bien m'arriver de manquer mon coup.»

«Il vaut mieux, ajouta-t-il, suivre ce singulier oiseau pour savoir où il veut nous mener; je suis presque tenté de croire que c'est l'oiseau aux abeilles, dont j'ai lu la description.»

Le conseil de Fritz fut suivi, et nous ne tardâmes pas à arriver près d'un nid d'abeilles, placé dans la terre, et autour duquel les jeunes essaims voltigeaient en bourdonnant, comme autour d'une véritable ruche. Nous fîmes halte aussitôt pour tenir conseil sur le plan d'attaque; mais, en dépit de toute notre sagesse, rien ne se décidait. Franz se rappelait trop bien sa mésaventure de Falken-Horst pour se hasarder une seconde fois dans un combat contre ces redoutables ennemis. Fritz, en général habile, se montrait plein d'ardeur pour le conseil, mais peu zélé pour l'exécution. Le plus court, selon lui, était de détruire l'essaim avec les mèches soufrées dont nous avions justement une provision avec nous. Sauter à terre, allumer une mèche, l'introduire dans l'ouverture de la ruche, tout cela fut l'affaire d'un instant; mais aussi quelle révolution s'ensuivit! Jamais je n'aurais pu penser que de si faibles animaux pussent offrir un spectacle aussi formidable. On eût dit que la terre vomissait des essaims d'abeilles; j'en eus bientôt un nuage autour de moi, et elles ne tardèrent pas à me mettre le visage dans l'état où vous le voyez, si bien qu'il me resta à peine le temps de m'élancer sur mon coursier et de prendre la fuite au grand galop.

MOI. Voilà le châtiment de ton attaque imprudente. Tout en louant ton courage, il faut blâmer ta témérité. Maintenant va trouver ta mère, qui te lavera le visage, afin de calmer la douleur de tes blessures. Pour nous, occupons-nous de délivrer nos pauvres prisonniers, et je vous ferai part à mon tour du résultat de mes découvertes. En dernier lieu, nous nous régalerons d'un plat de pied d'ours que votre mère va nous préparer.»

Sans perdre un instant, j'employai tous nos travailleurs à tresser des baguettes qui reçurent la forme d'un panier arrondi de dimension ordinaire. Notre ouvrage terminé, je fis mettre un peu de foin au fond de cette nouvelle prison, qui reçut aussitôt les deux jeunes antilopes. C'étaient effectivement de charmants animaux. Ils n'avaient pas plus de dix à douze pouces de hauteur, et leurs membres fins et délicats ne pouvaient laisser aucun doute sur leur espèce. Après avoir fermé l'ouverture du panier, je pris la peine de le suspendre à un arbre, afin de mettre ses habitants à l'abri de tout danger. L'expérience avait si bien réussi, que nous résolûmes d'adopter le même système relativement aux lapins angoras.

Pendant ce temps les enfants se disputaient assez vivement pour savoir dans quelle partie de notre domaine nous lâcherions les antilopes. Les uns prêchaient pour le lieu le plus voisin de notre habitation; les autres proposaient l'île destinée aux lapins, parce qu'en prévenant toute évasion de la part de nos légers prisonniers, elle les mettait à l'abri de la dent des chiens. Le premier parti promettait plus d'agréments; mais le second présentait plus de sécurité. Ce fut donc celui que j'adoptai; car la première question pour moi était la sûreté de nos nouveaux hôtes. J'avais aussi l'espérance de les voir bientôt se multiplier et peupler leur retraite de la manière la plus agréable pour nous. L'île aux Requins fut choisie pour le parc futur, comme la plus voisine de notre demeure, et les enfants reçurent ma proposition avec plaisir, car leur premier vœu était la sûreté et le bien-être de leurs jolis prisonniers.

Ce qui préoccupait le plus vivement ma femme, c'était la conduite de l'oiseau qui avait guidé les enfants avec tant de confiance vers la ruche souterraine. L'homme n'était donc pas inconnu dans cette contrée, que j'avais crue inhabitée jusqu'alors? Et comment l'oiseau pouvait-il avoir appris que le miel est une riche proie pour le chasseur, qui ne laisse jamais son industrie sans récompense? L'intérieur du pays serait-il habité, et par quelle race d'hommes? Ou bien l'oiseau exerce-t-il son instinct au profit des singes, des ours, et de tous les animaux amateurs de miel, aussi bien qu'au profit de l'homme? On pouvait croire aussi sans invraisemblance que l'oiseau au bec impuissant avait besoin de l'aide d'un animal plus vigoureux, lorsque son instinct lui avait fait découvrir un nid d'abeilles dans la fente d'un rocher ou dans le tronc d'un arbre.

En attendant, je résolus de redoubler de zèle et de surveillance afin de prévenir toute catastrophe imprévue. En conséquence, non content de mes premiers projets de fortifications, je conçus un second plan, qui consistait à élever une batterie de deux canons sur la pointe la plus haute de l'île aux Requins, afin de protéger le passage du côté de la mer. Je songeai en même temps à changer le pont du ruisseau du Chacal en un pont-levis ou en un pont tournant.

Pour achever les merveilles de cette mémorable journée, je fis voir aux chasseurs mes échantillons de verre fossile, dont la découverte excita une satisfaction générale. Mais la joie redoubla lorsque ma femme vint nous appeler pour le repas, et fit paraître à nos yeux le fameux rôti de pied d'ours. Au commencement personne n'en voulait goûter, parce que l'un de nous eut le malheur de leur trouver une ressemblance éloignée avec la main de l'homme; sur quoi Jack s'était écrié, comme l'ogre du petit Poucet: «Je sens la chair fraîche;» mais, lorsque les morceaux furent découpés, le fumet qui s'en éleva fit disparaître toute répugnance, et chacun se vit forcé d'avouer que nous avions là un rôti des plus délicats.

Après le dîner, je fis allumer les feux de nuit et préparer des torches pour le cas où ils viendraient à s'éteindre; car durant notre séjour dans la caverne nous avions toujours la nuit deux grands feux allumés, tant pour prévenir l'attaque des animaux sauvages que pour achever de fumer notre chair d'ours, dont la préparation nous eût retenus trop longtemps sans cette précaution.

Le Ciel nous envoya bientôt un sommeil paisible, et qui ne fut troublé par aucun accident fâcheux.


CHAPITRE XIII

Capture d'une autruche.—La vanille.—L'euphorbe et les œufs d'autruche.

Au lever du jour, j'éveillai les enfants pour commencer les préparatifs de départ. Nos occupations tiraient à leur fin. La chair d'ours était fumée, la graisse préparée et renfermée dans des tiges de bambou. D'ailleurs la saison des pluies approchait, et nous ne nous souciions pas de l'attendre à une pareille distance de notre demeure et de toutes nos ressources. Je ne voulais pas non plus renoncer aux œufs d'autruche ni à ma gomme d'euphorbe, et, malgré la distance, il était facile de rapporter tout cela en faisant la route à cheval, ce qui nous épargnait la moitié du temps.

C'est par suite de cette résolution que je fis mettre tout le monde sur pied, et bientôt, munis des provisions nécessaires, nous nous mîmes en route pour l'expédition projetée.

Pour cette fois Fritz m'avait prêté sa monture, et il avait pris notre jeune âne. Ernest demeura près de sa mère, à laquelle il pouvait être d'un plus grand secours que le petit Franz. Nous leur laissâmes aussi les jeunes chiens Braun et Falb; après quoi la petite caravane se mit en route pleine de confiance et d'ardeur.

Nous suivions de nouveau le cours de la vallée comme dans notre première expédition, mais dans la direction contraire. Nous ne tardâmes pas à rencontrer l'étang aux Tortues, dont nous profitâmes pour remplir nos calebasses, et nous atteignîmes bientôt le Champ des Arabes; nom que je donnai par dérision à la hauteur du sommet de laquelle nous avions pris les autruches pour des cavaliers du désert.

Jack et Franz partirent en avant, et je les laissai faire, en songeant que dans cette plaine immense j'étais sûr de ne pas les perdre de vue. Je résolus même de faire une halte avec Fritz pour ramasser la gomme d'euphorbe que j'avais préparée dans notre dernière expédition, et que les rayons du soleil devaient avoir suffisamment desséchée. Nous nous mîmes donc en devoir de visiter les tiges environnantes, et de déposer la précieuse liqueur dans une tige de bambou apportée à cet effet. Ma prévoyance fut récompensée par une abondante récolte, car les tiges se trouvaient pleines de suc, et mes entailles avaient été pratiquées avec autant de soin que d'intelligence.

«C'est une plante très-vénéneuse, dis-je à Fritz; je compte l'employer en cas d'attaque sérieuse de la part des singes sur nos plantations; et, à toute extrémité, j'essaierai d'empoisonner leurs eaux, malgré toute ma répugnance pour ce cruel moyen. C'est aussi une recette infaillible contre les insectes qui pourraient s'introduire dans notre cabinet d'histoire naturelle; mais je me garderai bien de propager une plante aussi dangereuse dans les environs de notre demeure.»

Notre récolte terminée, nous remontâmes à cheval pour suivre les traces de nos éclaireurs. Ils étaient déjà enfoncés dans la savane, et nous avions de la peine à les distinguer. Selon nos conjectures, ils devaient se trouver dans le voisinage du nid d'autruche et s'en approcher par derrière, afin de rabattre les oiseaux de notre côté, s'ils se trouvaient sur leur nid; car on sait que chez l'autruche le mâle partage avec la femelle le soin de couver les œufs, et que souvent plusieurs femelles réunissent leurs œufs dans un seul nid qu'elles couvent alternativement.

Fritz, qui avait résolu de prendre vivante la première autruche qu'il rencontrerait, avait eu la précaution de garnir de coton le bec de son aigle, afin de n'avoir pas à redouter une catastrophe pareille à celle qui avait ensanglanté notre première chasse. Je lui avais rendu sa monture, plus propre que notre ânon à la poursuite de l'autruche. Nous nous portâmes chacun de notre côté à une certaine distance du nid, attendant avec impatience le moment d'agir.

Quelques instants s'étaient à peine écoulés, lorsque je vis plusieurs masses vivantes sortir du taillis, dans le voisinage immédiat du nid, et se diriger vers nous avec une extrême rapidité. Nous demeurâmes si fermes, que les pauvres animaux ne nous aperçurent pas, ou du moins nous crurent moins dangereux que les chiens déjà sur leurs traces. Leur course était tellement rapide, que bientôt nous reconnûmes un mâle qui avait fait partie de la troupe antérieure, ou qui avait remplacé celui dont la mort nous causait tant de regrets. Il devint aussitôt le but de nos poursuites. Les femelles étaient au nombre de trois, et elles marchaient immédiatement sur ses traces. Lorsqu'il fut à une portée de pistolet, je lui lançai mon lazo, mais avec tant de maladresse, qu'au lieu d'atteindre une cuisse ou une jambe, il alla frapper l'extrémité des ailes, où il s'embarrassa à la vérité, mais sans retarder la fuite de l'animal, qui, effrayé de cette brusque attaque, changea subitement la direction de sa course.

Les femelles se dispersèrent à droite et à gauche; mais nous les abandonnâmes à leur fortune pour courir sur les traces du mâle. Jack et Franz s'élancèrent de leur côté pour aller presser Fritz de donner le signal décisif. Celui-ci lâcha son aigle, qui commença par planer au-dessus de l'autruche sans faire mine de l'attaquer. L'approche de ce nouvel ennemi acheva de dérouter le pauvre animal, qui se mit à courir çà et là, sans suivre désormais aucune route, de manière que nous eûmes le temps de l'approcher. Dans ce moment l'aigle planait si bas, que ses ailes touchaient presque la tête de l'autruche; Jack prit son temps, et lança son lazo avec tant de bonheur, qu'il atteignit la jambe du fuyard. L'animal tomba, et sa chute fut suivie d'un cri de victoire. Nous arrivâmes à temps pour écarter l'aigle et les chiens, et pour empêcher le prisonnier de se débarrasser de ses liens.

Cependant les efforts désespérés de l'autruche pour dégager ses jambes nous faisaient craindre qu'elle ne parvînt à rompre ses liens et à nous échapper. Nous n'osions l'approcher de ce côté; mais elle n'était guère moins terrible de l'autre, à cause de ses formidables coups d'ailes. La position devenait critique: nous regardions en silence ses terribles moyens de défense, contre lesquels nos efforts devenaient inutiles, puisque la première condition était de ne pas blesser l'animal grièvement. Enfin j'eus l'heureuse idée de jeter mon mouchoir sur sa tête et de le lui attacher fortement autour du cou. Alors nous eûmes beau jeu; car, aussitôt que l'autruche eut perdu l'usage de ses yeux, elle se laissa lier et garrotter sans résistance. Nous commençâmes par lui attacher les jambes et les pieds, de manière à lui laisser la liberté de marcher, sans lui permettre de courir; ensuite je lui entourai le corps d'une large ceinture de peau de chien de mer, qui lui emprisonnait les ailes.

Malgré tout, Fritz élevait encore des doutes sur la possibilité d'apprivoiser l'animal et de l'employer à des travaux utiles.

MOI. «Tu as donc oublié comment les Indiens s'y prennent pour apprivoiser leurs éléphants?

FRANZ. Non, sans doute: ils l'attachent entre deux éléphants apprivoisés, après lui avoir fortement lié la trompe pour lui enlever toute défense, et alors il faut bien que le prisonnier obéisse; car, s'il fait le récalcitrant, ses deux chefs de file tombent sur lui à coups de trompe, tandis que les cornacs le frappent sans relâche de leurs épieux derrière les oreilles.

JACK. Alors il faudrait avoir deux autruches apprivoisées pour appliquer le même système à notre prisonnier, à moins de l'attacher entre Fritz et moi: ce qui serait une mauvaise ressource.

MOI. Pourquoi faudrait-il nécessairement deux autruches pour en dompter une troisième? N'avons-nous pas d'autres animaux aussi forts? Pourquoi Sturm et Brummer ne feraient-ils pas l'office de chefs de file; et Jack et Franz celui de cornacs? Mais il faut avoir la précaution d'attacher fortement les jambes de notre prisonnier.»

Les trois enfants firent un saut de joie en s'écriant: «Voilà un moyen excellent! Il ne peut manquer de réussir.»

Je me mis alors en devoir de passer sous les ailes de l'autruche deux nouvelles courroies moins fortes que la première, et assez longues pour qu'en les tenant par l'extrémité on ne courût aucun risque d'être atteint. La première fut passée dans les cornes de Brummer, et la seconde dans celles de Sturm. Mes deux Jeunes cornacs reçurent l'ordre de prendre place sur leurs montures, et de se montrer attentifs, car je m'étais mis en devoir de délivrer l'animal des deux lacets et du voile qui le privait de l'usage de ses yeux: double entreprise qui me réussit au delà de toute attente. La chose faite, je m'éloignai prudemment par un saut de côté, et nous commençâmes à observer avec anxiété les mouvements ultérieurs de l'animal abandonné à lui-même.

Il commença par demeurer à terre sans mouvement, ne semblant vouloir faire usage de sa liberté que pour promener autour de lui des regards effarés. Tout à coup nous le vîmes sauter sur ses pieds, espérant prendre la fuite sans obstacles; mais la violence de son effort le fit retomber sur ses genoux. Toutefois il ne tarda pas à se relever et à renouveler sa tentative, quoique avec plus de prudence; mais ses deux gardiens étaient trop vigoureux pour se laisser ébranler. Alors l'autruche voulut essayer la violence, et elle commença à frapper l'air à droite et à gauche; mais ses ailes étaient trop courtes, et d'ailleurs trop embarrassées dans leurs liens, pour que l'entreprise lui réussît: au bout de quelques instants elle retomba sur la poitrine. Un vigoureux coup de fouet l'ayant remise sur pied, elle essaya de se retourner et de prendre la fuite par derrière; mais cette dernière tentative ne fut pas plus heureuse que les précédentes. Voyant toute résistance inutile, le pauvre animal se résigna à reprendre son chemin au grand trot, suivi de ses deux gardiens, qui surent si habilement épuiser ses forces, qu'elle se mit bientôt d'elle-même à une allure modérée.

Jugeant alors que le moment favorable était venu, j'ordonnai aux deux cornacs de se diriger vers le champ des Arabes, pendant que Fritz et moi nous nous rendions au nid pour faire une reconnaissance et choisir les œufs que nous voulions rapporter.

J'avais fait les préparatifs pour cette opération, et nous avions deux grands sacs avec du coton, afin d'y mettre notre butin en sûreté jusqu'à l'habitation.

Je ne tardai pas à reconnaître notre croix de bois, qui nous guida droit au nid; nous n'étions plus qu'à quelques pas, lorsqu'une femelle en sauta si brusquement, qu'elle ne nous laissa pas le temps de l'attaque. Mais sa présence était un signe certain que le nid n'avait pas été abandonné depuis notre dernière visite, et nous n'en fûmes que plus empressés à nous saisir des œufs, espérant que dans le nombre il s'en trouvait de vivants. Nous en choisîmes donc une douzaine sans déranger le reste, dans l'espoir que les couveuses retourneraient au nid après notre départ.

Nous nous hâtâmes d'emballer notre butin avec les plus grandes précautions, et, après avoir chargé les sacs sur nos montures, je me mis en devoir d'aller gagner le rendez-vous où les dompteurs d'autruches devaient nous attendre. Trouvant alors la journée suffisamment remplie, je donnai le signal du retour, et nous eûmes bientôt regagné notre demeure.

Ernest et sa mère ouvrirent de grands yeux à la vue de notre nouveau prisonnier, et la surprise leur ferma la bouche pendant quelques minutes.

MA FEMME. «Au nom du Ciel quel nouvel hôte amenez-vous là? Qu'allons-nous faire d'un pareil compagnon, et à quoi nous servira-t-il?

JACK. D'abord c'est un excellent coureur, et s'il est vrai que cette contrée tienne au continent africain ou asiatique, il me faudra peu de jours pour arriver à la première colonie européenne, où je saurai bien tout préparer pour notre délivrance. Je propose donc que l'on appelle le nouveau venu Brausewind (vent impétueux): c'est un nom qu'il ne tardera pas à mériter. Et toi, Ernest, je te cèderai mon Bucéphale aussitôt que celui-ci sera en état d'être monté.

MOI. Quant à toi, ma chère femme, tu n'as pas besoin de t'inquiéter de la nourriture de notre hôte; la terre y pourvoira, et j'espère qu'on ne pourra lui reprocher de nourrir une bouche inutile. C'est un compagnon qui gagnera son pain, je t'en réponds, s'il se laisse une fois apprivoiser.

FRANZ. Cher père, voici Jack qui s'empare déjà de l'autruche, comme si nous n'avions pas concouru à sa capture, moi avec mes jambes, et Fritz avec son aigle.

MOI. Alors il faut partager l'oiseau entre les chasseurs. Je réclame le corps pour ma part; Fritz aura la tête, Jack les jambes, et quant à toi, mon pauvre petit, on t'accordera le droit de porter deux plumes de la queue, car c'est par cette partie que tu as saisi l'animal lorsqu'il est tombé sous nos coups.

FRANZ. Ah! papa! j'aime mieux renoncer à mes plumes, pourvu que l'oiseau reste entier.

MOI. Alors j'abandonnerai également mes prétentions, pour ne pas être cause du partage de l'animal.

FRITZ. Et moi j'en ferai de même, si Jack veut s'accommoder de l'oiseau tout entier.

JACK. Grand merci de votre générosité. Alors la pauvre bête est sauvée, car les jambes m'appartenaient déjà; et je suis peu disposé à les couper. Maintenant Franz devrait suivre votre exemple, et m'abandonner ses plumes.

FRANZ. Très-volontiers, car je vois qu'on s'est moqué de moi: il faut bien que l'autruche appartienne à quelqu'un en entier.

MOI. Voilà une sage résolution, dont Jack tire tout le profit.»

La mère eut alors le récit détaillé de notre merveilleuse capture, et Ernest, dont la brillante imagination était en travail depuis une heure, finit par se faire un tableau si romantique de cette mémorable journée, qu'il s'écria les larmes aux yeux: «Ne serai-je donc jamais là dans les occasions où il y a du plaisir et de la gloire à gagner!

MOI. On ne peut avoir tous les avantages à la fois. Tu n'es pas grand amateur des scènes guerrières, et sous ce rapport il faut avouer que tu le cèdes à tes deux frères. Mais d'un autre côté on ne peut te refuser un mérite non moins important: c'est celui d'aimer l'instruction, et d'être en bon chemin d'y arriver. Il s'est déjà rencontré plus d'une occasion pour nous de mettre à profit tes connaissances en histoire naturelle, et peut-être es-tu destiné à devenir notre interprète, si la Providence envoyait un navire étranger sur ces côtes.»

Comme il était trop tard ce jour-là pour songer au retour, il fallut s'occuper de notre prisonnier et lui préparer un gîte pour la nuit. L'opération ne fut pas longue; car je me contentai de le faire attacher entre deux arbres, dans le voisinage de la grotte. Le reste du jour fut employé à employer nos provisions et nos nouvelles découvertes; nous ne voulions rien abandonner: tant l'homme a de la peine à renoncer aux richesses nouvellement acquises, et dont son imagination lui représente vivement les avantages futurs!

Le lendemain matin, de bonne heure, nous reprîmes le chemin de l'habitation; mais il fallut bien de la peine et bien des efforts pour décider l'autruche à se mettre en route. Nous n'en vînmes à bout qu'en lui jetant un voile sur la tête comme la veille. Elle fut attachée de nouveau entre ses deux gardiens, dont l'un marchait devant, et l'autre derrière, de manière à lui rendre impossibles tous efforts pour s'écarter de la ligne droite. Une longue corde les attachait tous trois au timon du chariot, où figurait notre magnifique vache en qualité de timonier. Ernest était sur son dos, et ma femme dans le chariot. Quant à moi, je montais Leichtfuss, et Fritz le jeune ânon; de sorte que nous formions une caravane bizarre, mais généralement bien montée.

Nous fîmes halte près de l'Écluse, pour donner le temps aux enfants de reprendre leurs plumes d'autruche, et en même temps pour faire une provision de cette terre à pipe dont nous devions la découverte à ma femme. La plante rampante qu'elle avait prise pour une espèce de fève se trouva être un pied de vanille, qui donne ce parfum si recherché dans nos climats. Les gousses, longues d'un demi-pied, renferment un certain nombre de graines noires et brillantes, qui répandent une odeur délicieuse lorsque les rayons du soleil ont achevé leur maturité.

Avant de quitter ce lieu, je fermai de nouveau le passage, à l'aide d'une barrière de bambous fortement fixée aux deux extrémités, et qui nous parut presque impénétrable. Pour plus de précaution cependant, je fis joncher la terre de branches, à une certaine distance, dans l'intérieur de la vallée, afin que nos légers prisonniers ne rencontrassent pas un terrain solide, s'il leur prenait fantaisie de franchir d'un bond notre impuissante muraille. Enfin, comme le sable ne portait aucune trace récente qui indiquât l'évasion des antilopes ou des gazelles, nous prîmes la précaution d'effacer nos propres traces, afin d'être avertis du passage des animaux qui pourraient à l'avenir s'échapper de la vallée, ou s'y introduire par cette voie.

Puis la caravane reprit lentement sa route, afin d'atteindre au moins la ferme avant l'obscurité; puisqu'il était devenu impossible de pousser plus loin ce jour-là. En passant près de la plantation de cannes à sucre, je fis ramasser la chair des pécaris, qui se trouvait parfaitement conservée. Nous n'oubliâmes pas non plus de nous pourvoir d'un certain nombre de cannes, et nous poursuivîmes notre route au clair de la lune, malgré ma répugnance habituelle pour les marches de nuit.

Nous arrivâmes très-tard et accablés de fatigue. Le chariot fut dételé à la hâte, et l'autruche attachée, comme la veille, entre deux arbres; puis, après un léger repas, chacun s'en alla s'étendre sur son lit de coton, pour y chercher le repos dont il avait si grand besoin.

En nous levant, nous vîmes avec plaisir que les couveuses avaient heureusement accompli leur tâche. L'une conduisait les poussins domestiques, et l'autre les poussins sauvages dont Jack avait rapporté les œufs dans la cabane. Dans cette dernière couvée, nous remarquâmes quelques oiseaux d'une espèce inconnue en Europe, que ma femme manifesta le désir d'emporter à l'habitation.

Nous nous occupâmes alors du déjeuner pour reprendre ensuite la route de notre demeure, dont nous n'approchions pas sans émotion, après une si longue absence. Marchant donc sans prendre de repos, malgré la chaleur qui commençait à devenir insupportable, nous arrivâmes avant midi à notre habitation, pour ne plus nous en éloigner de longtemps.


CHAPITRE XIV

Éducation de l'autruche.—L'hydromel.—La tannerie et la chapellerie.

Aussitôt après notre arrivée, le premier soin de ma femme avait été de faire ouvrir toutes les fenêtres; ensuite il fallut nettoyer, laver et balayer. Les deux cadets aidaient leur mère, tandis que les aînés travaillaient avec moi à déballer nos richesses.

L'autruche eut son tour: délivrée de ses deux gardiens, elle fut attachée, sur le devant de la maison, entre deux colonnes de bambous qui soutenaient le toit de la galerie. Elle devait rester à cette place jusqu'à la fin de sa nouvelle éducation.

Les œufs d'autruche subirent l'épreuve de l'eau tiède; ceux que nous trouvâmes vivants furent placés dans un four sur une couche de coton et à côté d'un thermomètre, afin de les maintenir à la température convenable. Cinq seulement résistèrent à l'épreuve: le reste avait péri pendant le voyage. Les lapins angoras, peignés avec soin, nous donnèrent une petite provision de duvet pour notre manufacture de chapeaux. Ils furent ensuite transportés dans l'île aux Requins, qui ne devait pas demeurer longtemps déserte avec de pareils habitants. Dans la suite, nous leur construisîmes des demeures souterraines d'après un plan qui pût nous livrer les habitants sans défense lorsque nous aurions besoin de leurs trésors. Par surcroît de précautions, j'établis à l'entrée de leur demeure une espèce de grillage disposé de manière à s'emparer chaque jour du superflu de leur toison, que nous venions ensuite recueillir sans peine et sans effort.

Bien malgré moi j'assignai pour séjour aux antilopes l'île aux Requins; car notre désir eût été de les garder près de l'habitation, si nous n'eussions craint pour elles la gueule de nos chiens et des autres animaux de la maison. Il était à craindre aussi que la perte de leur liberté ne leur occasionnât quelque maladie mortelle, tandis que dans leur nouvelle demeure aucun accident de ce genre n'était à redouter. Nous leur construisîmes un gîte où elles pouvaient se retirer à leur gré, et où nous apportions une provision de foin et d'herbes fraîches à chacune de nos visites.

Enfin une paire de tortues de terre qui nous restait après la distribution que nous en avions faite à la ferme, reçut pour demeure l'étang aux Canards. J'avais songé d'abord à les garder dans le jardin, pour le purger des limaçons et des insectes qui l'infestaient; mais, lorsque ma femme apprit que ces petits animaux étaient aussi grands amateurs de choux et de salade, elle s'opposa formellement à mon projet, en remarquant qu'ils dévoreraient précisément ce qu'ils étaient chargés de défendre.

Deux de nos tortues étant mortes dans le voyage, je mis leurs coquilles à part pour les utiliser en temps et lieu.

Jack, qui s'était chargé de porter les autres à l'étang, accourut bientôt chercher Fritz, et tous deux, armés d'un long bambou, se dirigèrent vers l'étang à toutes jambes. Je pensai d'abord qu'il s'agissait de quelque combat contre les grenouilles; mais je ne tardai pas à les voir reparaître portant un des filets d'Ernest, où se débattait une belle anguille. Ils me racontèrent alors qu'ils avaient trouvé les autres filets vides et déchirés; d'où je conclus que quelque gros poisson avait réussi à s'en échapper en rongeant les mailles; mais nous nous consolâmes facilement de cette perte avec l'excellent échantillon qui nous était resté. Ma femme nous en prépara une portion; le reste fut mis dans la saumure, et conservé à la manière du lion mariné.

Quant au poivre et à la vanille, je les fis planter au pied des colonnes de bambou qui soutenaient la galerie, avec l'espérance de les voir bientôt s'élever en espaliers. En plaçant près de nous ces plantes précieuses, il nous était d'autant plus facile de leur donner les soins nécessaires pour obtenir une abondante récolte.

Quant à notre provision de graines de poivre et de gousses de vanille, ma femme se chargea de la mettre en sûreté, et, bien que nous fussions généralement peu amateurs d'épices, je résolus d'en mêler désormais au riz, au melon et surtout aux légumes, parce que je savais que dans les climats chauds leur usage est indispensable pour fortifier l'estomac et faciliter la digestion.

La vanille ne pouvait nous être d'un grand usage pour le moment présent, parce que le cacao nous manquait; mais je ne voulais pas la négliger, comme pouvant devenir plus tard un article de commerce.

Les jambons d'ours et de pécari, ainsi que les barils de graisse, furent confiés aux soins de ma femme, pour être conservés dans le garde-manger. Nous avions maintenant de quoi défier la famine pour longtemps; mais ma femme nous déclara qu'à l'avenir on ne goûterait pas à la crème ni au beurre frais, attendu qu'elle en voulait faire une provision, et la mêler avec la nouvelle graisse, afin de ménager les richesses que nous venions de rapporter. Il fallut se résigner, en soupirant, à cette rigoureuse interdiction.

Je fis placer les peaux d'ours sur le rivage, dans l'eau de la mer, en prenant la précaution de les charger de pierres, afin que la mer ne les emportât pas en se retirant.

La couveuse et ses poussins furent placés sous une cage à poulets, et on résolut de les nourrir avec des œufs hachés et de la mie de pain, jusqu'à ce qu'ils fussent apprivoisés. J'eus soin de les faire placer sous nos yeux, de peur que maître Knips ne s'avisât de tenter sur eux quelque expérience de physique ou d'anatomie. Plus tard, j'espérais pouvoir les réunir sans inconvénient au reste de la basse-cour.

Le condor et l'urubu prirent place dans le musée comme des trophées de nos victoires, en attendant que la saison des pluies nous permît de les préparer plus à notre aise pour en faire un digne pendant du fameux boa. Quant au talc amiante et au verre fossile, je les fis porter dans l'atelier, aussi bien que la terre à porcelaine; car j'espérais tirer de ces précieux matériaux une utilité réelle et pratique. L'amiante devait nous fournir des mèches incombustibles pour nos lampes, et le verre fossile d'élégants carreaux de vitre, et je voyais déjà la porcelaine prendre sous ma main mille formes aussi variées qu'agréables.

Toutes les provisions de bouche furent confiées à la garde spéciale de ma femme; mais je conservai la gomme d'euphorbe sous ma surveillance particulière, et je l'enfermai dans un sac de papier avec l'étiquette: Poison, afin de prévenir toute méprise funeste à son égard.

Enfin les peaux de rats-castors furent réunies en un paquet et exposées à l'air sous le toit de la galerie, afin que l'intérieur de l'habitation ne fût pas empesté de leur désagréable parfum.

Tous ces travaux terminés, j'aperçus enfin quelle source de richesses nous avions rencontrée dans cette dernière expédition; car il nous en avait coûté deux jours seulement pour ranger et disposer nos nouvelles acquisitions. À cette pensée, il me fut impossible de retenir une exclamation involontaire et je m'écriai: «Divine Providence, nous voilà riches à présent!»

Jack était d'avis que les découvertes, la chasse, le pillage sont les plus belles choses du monde, mais que l'ordre, le soin et le travail sont des qualités inutiles. Ernest, au contraire, avec son flegme stoïcien, pensait que toutes nos richesses ne nous rendraient pas plus heureux qu'auparavant, et que pour sa part il aimait beaucoup mieux rester assis à lire dans un coin, sans peine et sans travail, que de partager les découvertes et les œuvres des autres.

Je répondis à Jack que la vie de l'homme ne doit pas être un tableau mouvant d'aventures et de découvertes sans cesse renaissantes, mais un foyer d'activité modérée et un sage emploi des bienfaits de la nature, et je fis remarquer à Ernest combien une vie inactive peut devenir funeste, en anéantissant les plus nobles facultés de l'homme, et combien il est dangereux de chercher un asile dans le monde idéal contre les inconvénients du monde réel.

La préparation d'un champ pour recevoir la semence était la pensée qui me préoccupait le plus vivement. Il fallait aussi nous occuper sans délai de celles de nos opérations qui ne pouvaient souffrir de retard, comme l'éducation de l'autruche et le tannage des peaux d'ours.

Le labourage nous donna de grandes peines, et je sentis alors combien il avait fallu d'éloquence et d'efforts aux premiers législateurs pour accoutumer les peuples pasteurs à ce pénible travail. Cette fois nous défrichâmes environ un arpent, qui fut partagé en trois portions égales pour recevoir le froment, l'orge et le maïs. Quant à nos autres grains, je les fis semer çà et là dans diverses pièces de terre, persuadé qu'ils ne réussiraient pas moins bien dans ce fertile climat.

Je fis aussi deux nouvelles plantations au delà du ruisseau du Chacal, l'une de pommes de terre, et l'autre de manioc. La dernière excursion de nos buffles avait achevé de les façonner au joug, et la charrue remplissait admirablement ses fonctions. Toutefois, dans les lieux où la terre demandait à être remuée plus profondément, le travail était pénible, et nous comprîmes alors le sens de cette redoutable parole: «Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front.» La pénible tâche du labourage nous occupait deux heures le matin et deux heures le soir.

Pendant les intervalles de notre travail, la pauvre autruche était soumise à bien des tribulations. Chaque fois que l'on s'occupait d'elle, c'était pour l'enivrer de fumée de tabac, jusqu'à ce qu'il lui devînt impossible de se tenir sur ses jambes. Une fois étendue à terre, un des enfants la montait pour l'habituer au poids de l'homme. Elle avait une litière de roseaux, et ses liens étaient assez lâches pour lui permettre de faire le tour de sa prison. Sa nourriture habituelle était la pomme de terre, le riz et le maïs: les dattes lui étaient particulièrement agréables. Je n'oubliai pas non plus de placer près du râtelier une provision de petits cailloux, parce que j'avais lu que l'autruche a coutume d'en faire usage pour accélérer la digestion.

Pendant trois jours le prisonnier ne voulut toucher à rien, et cette obstination épuisa tellement ses forces, que nous commençâmes à craindre pour sa vie. Alors la bonne mère nous prépara une bouillie de maïs et de beurre frais que je me chargeai d'introduire dans le bec du patient. Après deux ou trois repas de ce genre, l'animal reprit ses forces, et son naturel parut avoir subi une révolution complète, car à partir de ce jour ses habitudes sauvages disparurent pour faire place à une sorte de curiosité inquiète tout à fait comique. Après avoir gémi de l'abstinence de notre nouvel hôte, nous finîmes par concevoir des inquiétudes sur sa voracité. Nos petits cailloux lui servaient de pilules digestives, et toute la provision ne tarda pas à disparaître. Pour sa nourriture, Brausewind semblait préférer les glands et le maïs, et sa gourmandise le rendit bientôt docile à toutes nos volontés.

Après dix à douze jours, nous crûmes pouvoir délivrer l'animal de ses liens et lui permettre la promenade au bout d'une longe. Alors commença une éducation dans toutes les règles. Nous habituâmes notre prisonnier à recevoir des fardeaux, d'abord légers, puis de plus en plus pesants, à s'agenouiller et à se relever au commandement. Bientôt il fut dressé à tourner à droite et à gauche, au pas, au trot et au galop, avec Jack ou Franz sur son dos. Comme il lui arrivait souvent de se montrer rétif ou indocile, nous prîmes le parti de lui couvrir la tête d'un voile imprégné de fumée de tabac. Ce dernier expédient l'amena bientôt à une docilité complète.

Au bout d'un mois, l'autruche était si parfaitement apprivoisée, qu'il fallut songer à son équipement. Je commençai par lui faire une nouvelle ceinture plus commode, qui lui entourait le corps sans gêner le mouvement des ailes ni des cuisses. Au-dessous de chaque aile passait une forte courroie destinée à attacher l'animal au chariot, ou à lui fixer son fardeau sur les épaules.

Il fallait maintenant un mors et une bride, et cette pensée m'embarrassait fort, car j'étais obligé de travailler sans modèle. Toutefois, comme j'avais observé le pouvoir que nous exercions sur l'animal en le privant de l'usage de ses yeux, j'inventai une espèce de chaperon qui venait s'attacher sous le cou par deux légers anneaux de laiton, et l'appareil se rabattait à volonté sur les yeux et sur les oreilles. Le conducteur faisait retomber le chaperon d'un côté ou de l'autre, selon qu'il voulait laisser à l'oiseau l'usage de l'œil droit ou de l'œil gauche pour le diriger à gauche ou à droite. Pour arrêter l'animal, il suffisait de faire retomber à la fois les deux côtés de l'appareil.

Mon harnais n'était pas des plus simples, et il n'eut pas d'abord tout l'effet que j'en attendais; mais avec quelques additions et de légers changements nous vînmes à bout de notre entreprise, non sans peine cependant: il nous fallut un long exercice pour nous accoutumer à l'usage d'un appareil aussi étrange et aussi compliqué; car à chaque instant il nous arrivait d'oublier à qui nous avions affaire, et de vouloir guider l'autruche comme un cheval, ce qui ne réussissait pas le moins du monde.

Il s'agissait maintenant de lui fabriquer une selle, entreprise difficile, et qui, au cap de Bonne-Espérance, m'eût infailliblement mérité un brevet de sellier pour autruche. Je n'entreprendrai pas une description détaillée de mon œuvre; il suffira de dire que la selle était fixée autour de la poitrine par une sangle qui allait rejoindre les deux courroies des ailes. J'avais eu soin de la rembourrer solidement; et de la garnir sur le devant et sur le derrière afin de prévenir les chutes. À la honte du noble art de l'équitation, ma selle avait une solide poignée pour passer la bride et se retenir avec les mains si l'occasion l'exigeait.

Au bout de peu de temps, le rôle de cheval de course devint si familier à notre autruche, grâce à nos patientes leçons, qu'à partir de ce moment elle devint véritablement digne du noble nom de Brausewind. Elle faisait la route de Falken-Horst dans le tiers de temps qu'il aurait fallu à un cheval ordinaire: rapidité dont je me promis de grands avantages pour l'avenir. Il ne m'en coûta pas peu d'efforts pour maintenir le propriétaire de l'animal en paisible possession de sa conquête; car ses frères ne pouvaient s'empêcher de regarder son bonheur avec envie, et il fallut mon intervention paternelle pour maintenir notre premier arrangement.

Ils se vengèrent bien de la préférence en faisant tomber sur le pauvre Jack un feu roulant de railleries. «Regardez-le, s'écriaient-ils aussitôt qu'il se mettait en selle, vous allez le voir s'élever dans les airs: pourvu qu'il ne perde pas sa valise ou sa tête!»

Mais le cavalier endurait patiemment toutes les plaisanteries, pourvu qu'on le laissât paisible possesseur de sa monture, et il se pavanait fièrement devant les railleurs, se donnant le nom pompeux de notre courrier d'État.

Peu de jours avant l'entier équipement de notre nouvelle monture, Fritz m'avait apporté à trois reprises différentes une jeune autruche éclose dans le four. Les autres œufs n'avaient pas réussi, et un des petits ne demeura qu'un jour en vie. Ceux qui survécurent présentèrent pendant les premiers jours un spectacle bizarre, avec leur robe grisâtre et leurs longues jambes chancelantes. Je les fis nourrir avec de la bouillie de maïs et des glands doux, après ne leur avoir donné pendant deux jours que des œufs hachés et de la cassave bouillie dans du lait.

Au milieu de tous nos travaux, la préparation des peaux d'ours n'était pas négligée. Nous commençâmes par les nettoyer avec un racloir de fer que j'avais fait d'une vieille lame de couteau. Je les mis ensuite mortifier dans le vinaigre de miel, afin de les rendre plus durables, et en même temps afin d'obtenir une fourrure plus épaisse.

Nos abeilles de Falken-Horst nous avaient déjà donné deux tonnes de miel dont nous ne savions que faire. Je songeai à en composer de l'hydromel, travail dans lequel la bonne mère se trouva bientôt plus habile que moi. La préparation consistait à faire bouillir le miel dans un certain volume d'eau et à l'écumer; puis nous versâmes la liqueur dans deux tonneaux, où nous la fîmes fermenter avec de la farine de seigle. Je remplis ensuite un petit sac de noix muscades, de cannelle et de feuilles de ravensara, pour donner un parfum à la liqueur; mais n'ayant pas grande confiance dans cet essai, je laissai l'une des tonnes sans mélange.

Lorsque la lie fut tombée et le liquide éclairci, je fis vider la première tonne dans de plus petits vases de bambou, purifiés par des fumigations de soufre pour empêcher la seconde fermentation. Ayant préalablement goûté la liqueur, nous la trouvâmes si agréable, que nous résolûmes à l'instant de faire du vinaigre avec la seconde tonne, en en conservant seulement quelques bouteilles pour mettre un peu de variété dans notre boisson. Elle fut donc mise de nouveau en fermentation par le même procédé, et au bout de peu de jours nous avions une provision d'excellent vinaigre. La bonne mère en mit une partie en bouteilles pour les usages domestiques, et le reste me servit pour la préparation de mes peaux d'ours. Au bout de deux jours, lorsqu'elles me semblèrent suffisamment mortifiées, je les retirai du vinaigre pour les laver une seconde fois. Quand je les vis à moitié sèches, je me mis en devoir de les humecter avec de l'huile de baleine, après quoi il ne resta plus qu'à les fouler jusqu'à ce qu'elles nous parussent avoir acquis la souplesse nécessaire. Nous nous servîmes, pour les polir, de morceaux de peau de requin et d'une pierre tendre dont nous avions fait la découverte. Elles sortirent de l'atelier sans un pli, délivrées de toute mauvaise odeur, et le poil parfaitement intact: si bien que j'eus tout lieu de me réjouir du succès de notre long travail.

Pendant ces occupations inaccoutumées, d'abord entreprises avec ardeur par les enfants, mais devenues bientôt pénibles à leurs jeunes esprits, nous avions fait l'essai de notre boisson, qui nous parut de bonne qualité. Le tonneau qui était resté sans mélange reçut le nom de malaga, parce que le goudron dont je m'étais servi pour enduire l'intérieur du bambou avait communiqué à la liqueur une certaine amertume. Le tonneau parfumé fut appelé par les enfants muscat de Felsen-Heim, en mémoire de leur vin favori, le muscat de Frontignan.

Je fis observer à ce sujet qu'il nous était bien permis d'appeler notre paille du foin, si cela nous plaisait, tant que nous ne cherchions pas à abuser les autres à cet égard, quoique je ne perdisse pas l'espérance de voir un beau jour notre muscat faire le voyage d'Europe, tout aussi bien que le madère ou le célèbre vin du Cap.

Au reste, je me vis forcé de modérer l'ardeur que mes jeunes compagnons témoignaient pour cette boisson, si je voulais prévenir quelque tumulte inaccoutumé.

Voyant que la tannerie nous avait bien réussi, je me tournai avec un nouveau courage du côté de la chapellerie, avec l'intention de commencer par le chapeau de castor que nous avions promis à Franz.

ERNEST. «Dites-moi donc, cher père, quelle forme et quelle couleur vous voulez donner à notre premier chapeau, afin qu'il devienne un modèle pour l'avenir.

MOI. À dire vrai, il me sera plus facile de le faire rouge que noir, parce que je manque d'éléments pour cette dernière couleur; car nous n'avons ici ni noix de galle ni vitriol, tandis que la cochenille ne nous manque pas.

ERNEST. Un chapeau rouge ne me déplairait pas. Le rouge est une noble couleur.

JACK. Pour moi, j'en voudrais un vert; le vert est la couleur de la nature.

FRITZ. Et moi, un gris, c'est une couleur économique.

FRANZ. Le blanc vaudrait mieux, c'est la couleur la mieux adaptée au climat où nous vivons. Le blanc repousse les rayons du soleil, tandis que le noir les absorbe.

MOI. Je crois que je me déciderai pour le rouge. Comme le premier chapeau est destiné à Franz, je veux lui faire une espèce de barrette semblable à celle du fils de Guillaume Tell dans les gravures de la vieille chronique suisse.

MA FEMME. Je vois que personne ne songe à me demander mon avis dans une matière qui est cependant de la compétence spéciale des femmes. Je vote pour la barrette rouge, elle nous rappellera les souvenirs de notre pays.

TOUS. Oui, oui, une barrette rouge, avec un plumet de plumes d'autruche.»

Je distribuai immédiatement les rôles pour notre nouvelle opération. Les uns furent chargés de raser les peaux d'ondatra avec de vieilles lames de couteau; les autres se mirent en devoir de peigner les fourrures de lapins angoras, tandis que ma femme s'occupait de mêler les deux espèces. Quant à moi, j'eus bientôt fabriqué un arçon de chapelier avec une corde de boyau de requin, et plusieurs formes de bois en deux morceaux d'une certaine hauteur et d'une certaine largeur. Il me fallait encore un instrument pour presser, et un autre pour fouler; ils furent bientôt prêts tous deux, et nous ne tardâmes pas à obtenir un feutre léger, que nous mîmes en œuvre sur-le-champ. Je terminai l'opération en plongeant notre ouvrage dans une décoction de cochenille, fraîche, délayée avec du vinaigre d'hydromel. Lorsque le feutre me parut suffisamment préparé, je le plaçai enfin sur la forme afin de lui faire passer la nuit dans le four, et le lendemain matin j'avais une barrette suisse du plus beau rouge et du plus brillant poli. Ma femme se chargea d'achever l'ouvrage en y ajoutant une coiffe de soie et une ganse d'or, dans laquelle on plaça un plumet de quatre plumes d'autruche. Alors le chef-d'œuvre fut mis en triomphe sur la tête de Franz, auquel il allait parfaitement.


CHAPITRE XV

La poterie.—Construction du caïak.—La gelée d'algues marines.—La garenne.

On se doute bien que chacun des enfants avait envie d'un chapeau neuf, et je leur promis de m'en occuper bientôt, à condition qu'ils se chargeraient de me procurer les matériaux nécessaires. Je les avertis en même temps de chercher à découvrir de gros chardons ou quelque plante semblable, dont l'usage serait excellent pour donner à notre feutre un poli encore plus parfait. Ensuite je leur fabriquai à chacun une demi-douzaine de souricières en gros fil de fer, dont ils pouvaient se servir pour prendre des ondatras, des rats d'eau et des loutres. L'appât dont nous nous servions pour les animaux rongeurs était la carotte d'Europe, et, pour les animaux aquatiques, nous avions une espèce de sardine assez commune sur nos côtes, et dont la chair n'était pas à dédaigner pour d'aussi délicats amateurs de poisson. Par forme de plaisanterie, et pour obtenir un dédommagement de mes peines, je décidai que chaque cinquième animal pris dans les souricières m'appartiendrait de bon droit. De cette manière j'espérais me procurer bientôt les matériaux d'une nouvelle coiffure.

Les enfants acceptèrent ce marché, à l'exception de Franz, qui demanda si, possédant déjà un chapeau, il devait être soumis au tribut. Je lui fis observer qu'il était bien plus noble de reconnaître un service passé que de travailler à mériter un bienfait à venir. «Il est plus pénible, ajoutai-je, de s'acquitter après qu'avant. La dernière méthode nous séduit par une apparence de grandeur, tandis que la première ne saurait être considérée que comme l'accomplissement d'un devoir.»

L'heureux succès de la chapellerie m'encouragea à entreprendre quelque nouveau travail, et je songeai d'abord à la terre à porcelaine; mais, comme je n'en avais qu'une petite provision, je dus commencer par quelque essai sans importance avant de me livrer à ma grande entreprise.

L'argile fut aussitôt transportée dans la grotte au sel avec une table et quelques planches en guise de séchoir. Une roue de canon me servit de tour, et je me vis bientôt en état de fabriquer des vases de forme commune. Je résolus de satisfaire d'abord un désir de ma femme, qui demandait depuis longtemps des pots à lait de porcelaine pour remplacer les calebasses, dont l'usage était incommode. Tous mes préparatifs terminés, je pris une poignée de terre à porcelaine que je mêlai avec une certaine mesure de talc pulvérisé; après avoir lavé et purifié le mélange, j'étendis la pâte sur mon séchoir; puis je fis avec une portion de ma pâte un certain nombre de vases de différentes grosseurs, que je mis au feu dans un vaisseau de terre commune. Ils en sortirent blancs comme la neige et sans avoir éprouvé aucune altération; car le talc, dont j'avais mélangé ma pâte, lui avait donné assez de consistance pour résister à l'action du feu.

Je tirai du magasin la caisse de grains de verre destinée au commerce avec les sauvages, et j'en choisis un certain nombre parmi les blancs et les rouges, que je me mis en devoir de réduire en poussière à l'aide d'un marteau; puis je répandis cette poussière avec soin sur mes vases à moitié cuits. Ainsi que je l'avais prévu, l'action du feu ne tarda pas à me donner le plus bel émail qu'il fût possible d'attendre d'un système si imparfait.

Le succès de ce premier essai m'encouragea à continuer, et à mettre en œuvre le reste de ma terre à porcelaine avec le reste des grains de verre. Le résultat de ma seconde expérience fut de nous procurer six tasses à café avec leurs soucoupes, un pot au lait, un sucrier et trois assiettes. Deux pièces avaient manqué totalement: ce qui sortit du four était plutôt à la manière chinoise qu'à la véritable façon anglaise.

Ce résultat, si médiocre en apparence, m'avait coûté plus de peine qu'il n'est facile de se l'imaginer, car il avait fallu commencer par faire des moules de bois aussi délicats que mon tour grossier me le permettait. Ces modèles m'avaient servi à former des moules en plâtre, sur lesquels j'avais ensuite appliqué ma pâte; puis, après avoir laissé quelque temps mes vases sur le séchoir, je les avais exposés à la chaleur du four, dans un cylindre de terre commune. Il avait ensuite fallu laisser refroidir l'appareil plusieurs heures. Quant à la peinture, je m'étais contenté de permettre à Fritz de dessiner sur les assiettes une guirlande de feuilles vertes avec des fruits jaunes et rouges, ce qui nous sembla d'un effet très-agréable à l'œil.

Faute d'une plus grande quantité de terre à porcelaine, dont la saison des pluies nous empêchait d'aller faire une seconde provision, je déclarai, à la satisfaction générale, que nous allions nous occuper du condor et de l'urubu. Les peaux furent lavées de nouveau à l'eau tiède, et recouvertes d'un léger enduit de gomme d'euphorbe, destiné à prévenir l'attaque des insectes. Je pris, pour figurer le corps, plusieurs morceaux du liège qui avait servi à la construction de notre chaloupe; les jambes et les cuisses furent formées de deux bâtons recouverts de coton. Ensuite chaque oiseau fut fixé à sa place au moyen d'une tige de laiton. Il nous manquait encore les yeux; mais n'ayant pas oublié mon expérience du matin, j'en composai deux paires avec le reste de porcelaine et de l'émail. Moyennant cette importante addition, les deux animaux devinrent l'ornement de notre cabinet d'histoire naturelle.

Il restait à s'occuper des œufs d'autruche qui n'étaient pas éclos, et dont nous nous étions bien gardés de briser la coquille. Je leur fis à tous des pieds du plus beau bois que je pus me procurer. Les uns furent destinés à recevoir des fleurs, les autres à servir de vases à boire.

Nous nous trouvions alors au milieu de la saison des pluies. La plupart de nos travaux étaient terminés, et l'éducation de l'autruche ne remplissait qu'à demi nos moments perdus. Il en résultait que les enfants allaient se trouver dans une funeste inaction, si je n'eusse songé à quelque nouveau projet pour occuper leurs heures de loisir.

Leur activité se réveilla lorsque j'eus proposé de nous occuper de la construction d'un caïak groënlandais. «Nous avons en Brausewind notre voiture de terre, s'écria Fritz; il nous faut maintenant un coche d'eau, afin de prendre enfin connaissance des bornes de notre empire, entreprise qui ne peut manquer de nous conduire à de précieuses découvertes.»

La proposition fut accueillie avec autant d'empressement qu'elle avait été faite; seulement la bonne mère demanda ce qu'il fallait entendre par un caïak; et lorsqu'elle eut appris qu'on désignait par ce nom une espèce de canot de peaux de chien de mer, elle blâma hautement notre entreprise, n'ayant pas oublié son vieux ressentiment contre l'Océan. À force d'éloquence et de prières, nous finîmes par obtenir, non pas son approbation, mais son silence, et chacun se mit à l'ouvrage avec ardeur, afin que la carcasse au moins fût prête avant le retour des beaux jours. Dans cette nouvelle construction, comme dans celle de la chaloupe, je me proposai de suivre mes propres idées relativement à la forme et à l'exécution, ne doutant pas qu'un sage Européen ne dût avoir l'avantage sur l'ignorant habitant d'une contrée glaciale.

Je commençai donc par préparer deux pièces de carène avec les deux plus grands fanons de la baleine, dont je réunis fortement les extrémités; cette carcasse grossière fut enduite de la même résine qui nous avait servi à calfater notre chaloupe. Elle avait environ douze pieds de longueur d'une extrémité à l'autre. Je pratiquai dans la quille deux entailles d'environ trois pouces destinées à recevoir des roulettes de métal, qui devaient faciliter les mouvements du canot sur la terre ferme. Les deux pièces de quille furent alors réunies par des traverses de bambou, et leurs extrémités solidement fixées de manière à présenter deux pointes, l'une à la proue, l'autre à la poupe. À chaque extrémité s'élevait une troisième pièce perpendiculaire, destinée à appuyer les sabords. Je fixai ensuite un anneau de fer au point de réunion des deux pièces de la quille, afin d'avoir de quoi tirer l'embarcation à terre, et l'attacher en cas de besoin. Les solives de ma carcasse étaient de bambou, à l'exception de la dernière de chaque côté, que je jugeai à propos de faire en roseaux d'Espagne. La forme du bâtiment était bombée, et les sabords allaient en s'abaissant vers l'avant et l'arrière. Enfin le bâtiment était recouvert d'un pont, sauf une étroite ouverture au milieu, destinée à servir de siège, et entourée d'une balustrade de bois léger, sur laquelle le manteau du rameur pouvait s'ajuster de manière à le dérober à tous les regards, et empêcher les vagues de parvenir jusqu'à lui. Dans l'intérieur de l'ouverture, j'avais disposé une espèce de banc pour le rameur, qui pouvait s'y asseoir lorsqu'il était fatigué de demeurer à genoux. Ceci était une modification au système groënlandais; car au Groënland le rameur est obligé de demeurer accroupi ou de s'asseoir les jambes étendues, position pénible et peu favorable au déploiement des forces qu'exige la manœuvre d'un pareil bâtiment.

Après bien des peines et des expériences, j'eus la satisfaction de voir la carcasse de mon caïak achevée selon mes souhaits, à l'exception du banc, qui avait peut-être deux pouces de trop. Sa construction élastique promettait les plus heureux résultats; car l'ayant jeté avec force sur un sol rocailleux pour éprouver sa solidité, je le vis rebondir comme une balle, et sa construction était si légère, que, même avec son chargement, le corps du canot ne tirait pas un pouce d'eau.

Il s'agissait maintenant de mettre la dernière main à mon ouvrage, ce qui demanda encore bien du temps et du travail. J'en veux donner immédiatement les détails, afin de terminer cet important sujet. Je commençai par choisir les deux plus grandes peaux de chien de mer, que j'avais eu soin de laisser intactes en les écorchant. Après leur avoir fait subir la préparation ordinaire, je les fis sécher au soleil; puis nous les frottâmes longtemps de résine, opération qui leur donna assez de souplesse pour pouvoir les appliquer comme une enveloppe élastique sur la carcasse du canot.

Avant d'achever cette dernière opération, nous avions tapissé l'intérieur du canot avec d'autres peaux préparées de même, et calfaté les jointures avec un soin tout particulier, de manière à les rendre imperméables. Le pont fut formé de cannes de bambou, également recouvertes de peaux de chien de mer, et disposées de manière à former de chaque côté un bordage de quelques pouces de hauteur. Les jointures du pont furent remplies de résine, ce qui leur communiqua une solidité peu commune.

J'avais placé l'ouverture du canot sur l'arrière, espérant que l'avant pourrait recevoir plus tard une petite voile. En attendant, le léger bâtiment devait être gouverné par une double rame, que je taillai d'une longueur un peu plus qu'ordinaire, la garnissant d'une vessie à son extrémité, de manière qu'en cas de malheur la vessie pût servir à la soutenir sur l'eau.

Il fallait s'occuper maintenant de l'équipement du canot. Nous eûmes alors recours à l'habileté de ma femme pour composer une paire de corsets de natation. Sans cette précaution jamais je n'aurais permis à un de mes enfants d'entrer dans le canot; car une lame pouvait pénétrer par l'ouverture et remplir le bâtiment, et dans ce cas le rameur courrait le risque de ne pouvoir se dégager et d'être submergé avec le caïak. D'après mon conseil, les corsets furent faits de boyaux de chien de mer. Ce nouveau vêtement consistait en une espèce d'étui collant sur le corps, avec une ouverture à chaque extrémité, pour qu'on pût le passer à peu près comme une chemise; ce vêtement ne descendant que jusqu'à mi-corps, et d'autres ouvertures ayant été pratiquées pour les bras et le cou, le nageur devait conserver toute la liberté de ses mouvements.

Telles furent les occupations au moyen desquelles je réussis à nous faire passer agréablement le temps des pluies. Il ne faut pas oublier non plus la lecture, les entretiens familiers et les travaux domestiques.

Aux premières approches du beau temps, nous recommençâmes à sortir, dans l'intention de reprendre nos occupations en plein air. Le premier vêtement de mer avait été destiné à Fritz, et, par une belle après midi, on résolut d'en aller faire l'épreuve. Le caïak fut donc mis à flot, et Fritz s'élança fièrement à sa place. L'épreuve ayant réussi au delà de toute espérance, ma bonne femme fut suppliée de faire un vêtement pareil à chacun des enfants.

Bientôt nous allâmes faire une visite à nos antilopes, que nous réjouîmes fort en leur portant du fourrage frais et une espèce de bouillie composée de sel, de maïs et de glands pilés, dont elles se montrèrent extrêmement friandes. Il était facile de s'apercevoir, à l'état de la litière, que nos hôtes avaient fait un usage constant de leur retraite, et ils ne tardèrent pas à recevoir une nouvelle provision de joncs et de feuilles de roseaux.

Je profitai de l'occasion pour parcourir l'île en tous sens, afin de rapporter une nouvelle provision de coraux et de coquillages pour notre muséum. Nous remarquâmes aussi une quantité d'algues marines, dont la bonne mère nous pria de mettre une cargaison dans le canot.

À notre retour elle choisit parmi les algues une espèce de feuilles en fer de lance, dentelées, et de six à sept pouces de longueur. Après les avoir lavées avec soin, elle les mit sécher au soleil, les fit rôtir au four, et alla les serrer dans le garde-manger avec une mystérieuse solennité.

Un peu surpris de cette grave opération, je lui demandai en plaisantant si elle avait l'intention de renouveler notre provision de tabac, elle à qui l'agréable parfum des pipes avait eu le don de déplaire si complètement jusqu'à ce jour. Elle me répondit en souriant: «Je veux remplir nos paillasses d'algues marines, afin de les rendre plus fraîches pour la saison des chaleurs. Un jour vous me saurez gré de ma prévoyance.» Mais ses yeux avaient une telle expression de malice en me faisant cette réponse, qu'il ne me fut pas difficile de comprendre que pour cette fois ma curiosité ne serait pas satisfaite.

Un jour que nous revenions, accablés de fatigue et de chaleur, d'une expédition laborieuse à Falken-Horst, ma femme plaça devant nous, dans une calebasse, la plus belle gelée transparente qu'un homme pût désirer pour apaiser à la fois sa faim et sa soif. Nous ne pouvions assez nous extasier sur cette merveilleuse apparition, dont le goût n'était pas moins délicieux que la vue. Depuis longtemps nous n'avions rien goûté de plus savoureux et de plus rafraîchissant. Alors ma femme me dit en souriant: «Oui, mon cher ami, ceci est un essai de votre cuisinière, qui a fini par s'ennuyer des vieilles recettes. Vous avez là un plat d'algues marines; car vos railleries ne m'ont pas empêchée de conserver jusqu'à ce jour celles que je vous ai fait ramasser dans l'île aux Requins.

MOI. Voilà qui est merveilleux, en vérité. Mais comment l'idée de ce plat a-t-elle pu te venir? C'est à peine si je me rappelle d'en avoir lu quelque chose.

MA FEMME. Vous autres hommes, vous croyez les pauvres femmes faites d'un limon inférieur au vôtre, et vous aimez à ne leur supposer d'autres idées que celles qu'il vous plaît de leur donner. Mais si la sagesse des livres nous manque, il nous reste l'esprit d'observation, qui souvent la vaut bien. Voici un plat qui peut servir de preuve à ce que j'avance.

MOI. Accordé, accordé à l'unanimité. Mais puisque jamais je ne t'ai enseigné ce plat, où en as-tu trouvé la recette?

MA FEMME. J'ai vu les habitants de la ville du Cap rapporter des corbeilles de ces algues, les laver et les dessécher: ils les laissent ensuite détremper cinq à six jours dans l'eau, qu'on renouvelle chaque matin. Au bout de ce temps, on les fait cuire dans une petite quantité d'eau, avec quelques écorces de citron, et l'on obtient le plat que vous voyez. Faute de sucre et de citron, j'ai été obligée de me servir du jus de canne, d'hydromel et de feuilles de ravensara; mais je crois que ma cuisine n'en est pas plus mauvaise.»

J'avais oublié de dire que, dans notre dernière visite à l'île des Requins, nous avions trouvé le manglier dans un état de prospérité tout à fait satisfaisant. Nos semis de noix de coco et nos plantations de pins étaient également en bon état. Dans la même excursion, j'avais découvert une source demeurée inconnue jusqu'alors, et dont l'existence m'enchantait à cause de nos antilopes.

Cet heureux résultat nous donna l'espoir de trouver l'île aux Baleines non moins florissante, et nous ne tardâmes pas à nous embarquer pour aller rendre visite aux lapins angoras. Je reconnus de loin qu'ils s'étaient déjà multipliés depuis leur séjour dans l'île, et je vis avec plaisir qu'ils pouvaient trouver une nourriture sans endommager nos plantations.

À notre approche, les animaux se réfugièrent dans leurs demeures souterraines, et je vis bien alors qu'il fallait leur construire une habitation de nos propres mains, si nous voulions nous emparer sans peine de leurs toisons. Cet ouvrage nous occupa deux jours, et reçut le nom de garenne.

Quant aux plantations, elles présentaient un aspect peu satisfaisant; car les lapins avaient rongé toutes les jeunes pousses et la plupart des noix de coco. Les pins seuls étaient épargnés. Il fallut donc recommencer la plantation, mais en l'entourant cette fois d'un rempart de plantes épineuses.

Avant de quitter l'île, nous allâmes visiter la carcasse de la baleine, que nous trouvâmes entièrement dépouillée de sa chair. Les oiseaux du ciel, l'air et le soleil en avaient si bien fait disparaître toute trace, que les ossements me semblèrent tout prêts à être mis en œuvre. Je fis donc choisir une douzaine de vertèbres, dans lesquelles nous passâmes une forte corde pour les remorquer jusqu'à Felsen-Heim avec notre chaloupe.

Un beau matin que j'étais occupé dans l'atelier, tous les enfants disparurent avec des souricières. Il n'était pas difficile de deviner leur projet, et je leur souhaitai bonne chasse. Je ne tardai pas à sortir moi-même, dans l'intention de rapporter une provision d'argile, dont j'avais besoin; et ma femme m'accorda d'autant plus facilement la permission de m'éloigner, qu'Ernest, au lieu de suivre ses frères, était demeuré dans la bibliothèque, au milieu de nos livres. J'attelai donc Sturm à notre vieux traîneau, restauré depuis peu avec les roues d'un canon, et je me dirigeai vers le ruisseau du Chacal, suivi de Bill et de Braun.

En arrivant près de nos nouvelles plantations de manioc et de pommes de terre, je ne vis pas sans un profond chagrin qu'une grande partie venait d'en être dévastée. Au premier abord, je ne pouvais m'expliquer ce désordre; mais en approchant je reconnus, aux traces récentes qui sillonnaient la terre, qu'une troupe nombreuse de cochons avait causé ce désastre. Curieux de savoir si nous avions affaire à des animaux sauvages ou domestiques, je résolus de suivre les traces, qui me conduisirent bientôt à l'ancienne plantation de pommes de terre dans les environs de Falken-Horst.

J'étais irrité contre les pillards qui laissaient la table si bien servie de la nature, pour venir se rassasier dans nos plantations. Mais je n'en apercevais aucun, bien que la troupe dût être nombreuse. Les chiens finirent cependant par s'élancer dans un épais taillis, d'où j'entendis aussitôt sortir un grognement hostile.

Regardant alors avec précaution, j'aperçus notre vieille truie entourée de huit petits cochons d'environ deux mois. Toute la troupe était sur la défensive, tenant les chiens en respect à l'aide d'une formidable rangée de dents menaçantes. Mais leur méfait m'avait tellement exaspéré, que je ne pus m'empêcher de décharger mon fusil à deux coups au milieu de la troupe. J'eus le bonheur d'en abattre trois, et le reste disparut aussitôt dans le taillis.

Après avoir appelé les chiens, qui se mettaient en devoir de continuer la chasse, je leur abandonnai les trois têtes, et je chargeai mon butin sur le traîneau, sans trop m'enorgueillir d'une victoire que je devais à un accès de colère peu honorable pour mon sang-froid.

Je ne tardai pas à arriver au terme de mon voyage, et à reprendre le chemin de Falken-Horst avec une bonne provision d'argile.


CHAPITRE XVI

Le moulin à gruau.—Le caïak.—La vache marine.

Je fus de retour longtemps avant les enfants, quoique ayant manqué l'heure du dîner aussi bien qu'eux. C'est pourquoi je priai me femme de nous préparer pour souper un bon rôti de cochon. Ernest et moi nous lui servîmes d'aides de cuisine. L'un des cochons fut mis en état de paraître le soir sur la table; les deux autres furent salés et enfermés dans le garde-manger. La bonne mère, qui avait commencé à me faire quelques reproches sur ma chasse inutile, fut bientôt désarmée par mes excuses.

Vers le soir, et au moment où je commençais à concevoir quelques inquiétudes, nous vîmes paraître Jack sur son autruche, suivi de ses deux frères moins bien montés. Ceux-ci s'étaient chargés de tout le butin, qui remplissait deux énormes sacs. Il consistait en quatre oiseaux, une vingtaine d'ondatras, un kanguroo, un singe, deux animaux de l'espèce du lièvre, et une demi-douzaine de rats d'eau.

Fritz rapportait aussi une botte de gros chardons que je n'avais pas remarquée d'abord.

Alors commencèrent les cris, les récits et les admirations sans fin. La voix de Jack dominait toutes les autres. «Ah! cher père, s'écria-t-il quelle monture que mon autruche! Elle vole comme le vent, et j'ai cru deux fois que j'allais perdre la respiration. La rapidité de sa course fatigue tellement les yeux, que c'est à peine si je voyais devant moi. Vous devriez me faire un masque avec des yeux de verre, afin que je voie clair à me conduire.

MOI. Non pas, s'il vous plaît, monsieur le cavalier.

JACK. Et pourquoi non?

MOI. Pour deux raisons: la première, c'est que tout ce que tu demandes à tes parents, tu l'obtiens sans peine et sans travail; la seconde, c'est qu'au milieu de mes nombreuses occupations il me semble raisonnable de vous laisser faire ce qui n'est pas au-dessus de vos forces. On s'habitue bien vite à la paresse en demandant aux autres ce qu'on peut exécuter soi-même.

FRITZ. Ah! papa, nous avons eu bien du plaisir aujourd'hui. Nous avons vécu de notre chasse, et nous rapportons un bon nombre de peaux que nous pourrions échanger contre du brandevin avec les marchands fourreurs. Toutefois nous voulons bien vous les donner pour un verre de muscat de Felsen-Heim.

MOI. Le marché est accepté; car vous paraissez avoir bien mérité un verre de vin, quoique vous soyez partis pour votre chasse un peu trop brusquement.

FRANZ. Quant à moi, j'aimerais mieux quelque chose de solide; car la vie sauvage, la chasse et le cheval donnent un terrible appétit.

MOI. Un moment de patience, et vous allez avoir de quoi satisfaire à tout. Nous allons voir le triomphe de la cuisine civilisée sur la cuisine sauvage. Mais avant tout il faut prendre soin de vos montures: un bon cavalier songe à son cheval avant de songer à lui-même.»

À peine cette besogne était-elle terminée, que la mère apporta le souper, à la grande satisfaction de nos chasseurs, en accompagnant chaque plat de quelque remarque plaisante.

«Voici, d'abord, s'écria-t-elle, un cochon de lait européen transformé en marcassin d'Amérique. Il a laissé là sa tête pour courir plus vite, selon la coutume des imbéciles. Et voilà maintenant une excellente gelée hottentote cueillie dans le potager de la vieille Thétis.»

Les saillies de la mère furent accueillies avec des applaudissements unanimes, surtout lorsque nous la vîmes reparaître avec une bouteille de notre excellent hydromel, que nous dégustâmes avec autant de plaisir qu'en éprouvaient les dieux d'Homère en savourant leur nectar à la table de Jupiter.

Alors Fritz nous raconta comment ils avaient passé tout le jour aux environs de Waldeck, et comment ils avaient disposé leurs pièges de tous côtés, se servant de carottes pour attirer les ondatras, et de menu poisson pour les rats d'eau. Quelques racines d'anis et une demi-douzaine de poissons péchés à la ligne avaient composé tout leur dîner, et à peine avaient-ils pris le temps de préparer ce frugal repas.

Ici l'impétueux Jack reprit la parole en s'écriant: «Ah! oui; et mon chien est un animal impayable! ne m'a-t-il pas fait lever des lièvres sous le nez!

—Oui, ajouta Franz, et il m'a conduit droit au kanguroo, qui paissait tranquillement l'herbe à dix pas de nous. C'est une jeune bête, j'en réponds, et qui n'avait pas encore eu le temps de sentir l'odeur de la poudre.

—Et moi, reprit Fritz, j'ai eu le bonheur de découvrir ces gros chardons, qui pourront nous être utiles pour le cardage de notre feutre. J'ai rapporté aussi plusieurs rejetons, dont quelques-uns sont déjà gros, et qui ne tarderont pas à devenir des arbustes. Enfin j'ai abattu avec mon fusil un singe impudent qui m'avait lancé une énorme noix de coco presque sur la tête.»

Après le souper, m'étant mis à examiner nos richesses de plus près, je reconnus dans les plantes de Fritz une espèce de chardon à carder qui devait atteindre parfaitement notre but. Parmi les rejetons qu'il rapportait, je remarquai avec plaisir une pousse de cannelle.

La mère reçut ces nouvelles plantes avec reconnaissance, et le lendemain matin elle les fit mettre en terre, dans son potager, avec le plus grand soin.

Pendant ce temps, je m'occupai de la construction d'une machine que j'avais imaginée pour écorcher les animaux. La caisse du chirurgien me fournit une grande seringue, dont je parvins sans beaucoup de peine à faire une machine à compression assez passable, au moyen d'une ouverture et de deux soupapes.

Au moment où les enfants venaient de terminer leurs préparatifs sans beaucoup d'empressement, je m'avançai solennellement avec ma machine, qui me donnait un air si martial, que toute la troupe ne put s'empêcher de partir d'un bruyant éclat de rire.

Sans leur répondre un mot, je ramassai le kanguroo, encore étendu à mes pieds, et, le tenant pendu par les jambes de derrière de manière que sa poitrine venait toucher la mienne, je pratiquai une ouverture dans la peau de l'animal, entre les deux jambes de devant; puis, introduisant le tuyau dans l'ouverture entre cuir et chair, je me mis à souffler de toutes mes forces. Je continuai l'opération jusqu'à ce que la peau de l'animal fût entièrement détachée de la chair, après quoi je laissai le reste du travail à mes compagnons ébahis. Il suffit de quelques minutes pour achever l'opération, qui n'avait pas coûté la moitié du temps ordinaire.

«Bravo! bravo! s'écria toute la troupe; notre père est un véritable sorcier. Mais par quel artifice a-t-il pu obtenir un pareil résultat?

—Mon artifice est bien simple, répondis-je, et il n'est pas un Groënlandais auquel il ne soit familier. Aussitôt qu'ils ont pris un chien de mer, ils commencent par le souffler ainsi; de cette manière l'animal surnage au-dessus de l'eau, et ils le remorquent facilement avec leur caïak. On dit aussi que les bouchers se servent de ce procédé pour donner à leur viande un aspect séduisant, et en trouver plus facilement le débit.»

Je réitérai mon opération pour chacun des animaux; et j'eus bientôt achevé ma tâche, parce que j'acquérais plus d'habileté à chaque nouvelle expérience. Toutefois le jour entier fut rempli par ce travail.

Depuis longtemps j'avais besoin d'une meule pour moudre notre grain, et, dans ma dernière excursion, j'avais remarqué un arbre qui m'avait semblé propre à cet usage. Le lendemain, nous nous mîmes en route pour aller l'abattre, avec tout l'attirail de cordes, de coins et de haches usité en pareille circonstance. Arrivé au pied de l'arbre, je fis monter Fritz et Jack au sommet, avec l'ordre d'abattre les branches qui pourraient le gêner dans sa chute. Ils durent aussi attacher deux longues cordes au-dessous de la cime, afin que nous pussions faire tomber l'arbre du côté qui nous semblerait le plus convenable. Ensuite la scie fut mise en œuvre au pied du tronc: après avoir pratiqué une profonde entaille de chaque côté, nous courûmes à nos cordes, que nous commençâmes à tirer de toutes nos forces. Le tronc s'inclina et ne tarda pas à s'abattre avec un bruyant craquement et sans le moindre accident. Une fois par terre, je le fis partager en tronçons de quatre pieds de long, qui furent immédiatement chargés sur le chariot. Le reste du bois fut laissé sur la place pour servir en temps et lieu.

Tout ce travail avait demandé deux jours, et ce ne fut que le troisième qu'il me fut possible de mettre le bois en œuvre. À chacun des tronçons j'adaptai une traverse en forme de fléau, qui se relevait et s'abaissait à volonté, et de manière qu'une des extrémités retombait sur la partie plane du bois. À cette extrémité venait se fixer un marteau de bois, dont la tête arrondie correspondait au centre du billot, légèrement creusé à cette place. À l'autre bout de la traverse j'attachai une espèce d'auge dont le poids fut calculé de telle sorte que le marteau se trouvât plus léger que l'auge lorsqu'elle serait remplie d'eau. Quand l'auge s'emplissait, la traverse en retombant élevait le marteau; et quand elle se vidait, elle accélérait la chute du marteau sur le billot. Je terminai mon ouvrage en fixant au centre du billot une vertèbre de baleine, dont l'ouverture formait un mortier naturel.

Ce travail achevé, je me mis en devoir d'amener l'eau du puits derrière la maison, et à une hauteur convenable, au moyen d'un conduit de bambou. Mes conduits furent disposés au-dessous de la chute d'eau à environ un pied de profondeur. Du grand conduit partaient six tuyaux plus petits, destinés à aller porter l'eau à chacune des auges, qui, se remplissant et se vidant alternativement, ne pouvaient manquer d'imprimer aux marteaux un mouvement uniforme. Nous avions obtenu de cette manière le moulin le plus convenable à notre position, attendu qu'il marchait sans roue, et que la confection d'une roue avec ses accessoires se fût trouvée probablement au-dessus de nos forces.

Aussitôt que la machine fut achevée, ma femme plaça quelques mesures de riz dans les mortiers, et passa la journée entière à surveiller la marche de l'appareil. À la fin du jour, le grain était entièrement débarrassé de son enveloppe et prêt à être employé à la cuisine. La lenteur de la machine nous inquiéta peu lorsque nous fûmes assurés quelle marchait assez bien pour l'abandonner à elle-même.

«Quel bonheur! s'écrièrent les enfants; nous voilà en état de préparer de l'avoine, de l'orge et de tous les autres grains pour faire de la soupe et de la bouillie! Notre bonne cuisinière et ses aides seront délivrés à l'avenir de l'éternel travail du pilon.»

Pendant que nous étions encore occupés à la construction de nos pilons, nous remarquâmes que les jeunes autruches faisaient de fréquentes visites à notre nouveau champ, et qu'elles rentraient au logis rassasiées. Mais quel ne fut pas mon étonnement quand je reconnus qu'effectivement le grain était mûr, alors qu'à peine quatre mois s'étaient écoulés depuis l'ensemencement! Ainsi nous pouvions compter à l'avenir sur deux récoltes par an.

Cette découverte nous occasionna un travail inattendu et tout à fait hors de saison; car c'était précisément l'époque du passage des harengs et des chiens marins. La mère ne se lassait pas de gémir en demandant comment nous viendrions à bout de cette menaçante série de travaux; car elle n'oubliait pas que c'était également l'instant de faire la récolte du manioc et des pommes de terre. Je la consolai en lui rappelant que le manioc pouvait rester en terre sans inconvénient, tandis que la récolte des patates était bien moins pénible dans cette terre légère que dans les terrains pierreux de notre pays. «Quant au grain, ajoutai-je, nous en ferons la moisson et le battage à la mode italienne. Si nous y perdons quelque chose, nous le rattraperons bien à la récolte suivante.»

Sans perdre de temps, je fis préparer devant la maison une espèce d'esplanade que nous arrosâmes ensuite de fumier liquide; puis je fis fouler la place par notre bétail, en même temps que nous battions la terre avec des avirons, des pelles et des masses. Lorsque le soleil eut séché le sol, nous l'arrosâmes une seconde fois, et je le fis battre et fouler de nouveau, jusqu'à ce que la terre fût devenue aussi dure et aussi unie que celle des aires de notre pays.

Alors nous nous rendîmes au champ munis de faucilles, et suivis de Sturm et de Brummer, qui portaient la grande corbeille destinée à recevoir le grain.

Arrivés sur la place, ma femme demanda des liens pour les gerbes, et les enfants des fourches et des râteaux pour rassembler les épis en monceaux.

«Point tant de cérémonies, leur dis-je; aujourd'hui nous travaillons à l'italienne, et l'Italien est trop ennemi de la peine et du travail pour savoir ce que c'est qu'un lien ou un râteau lorsqu'il s'agit de moisson.

—Mais, reprit Fritz, comment s'y prennent-ils pour rassembler les gerbes et pour les rapporter à la maison?

—De la manière la plus simple du monde, lui répondis-je, car ils ne font pas de gerbes, et ils battent le grain sur place.»

Fritz demeura quelques instants pensif; il ne savait trop comment s'y prendre pour commencer son rôle de moissonneur. Alors je lui dis de prendre une poignée d'épis dans la main gauche, en se servant de la faucille avec la droite, de lier chaque poignée avec un lien de paille, et de la jeter ensuite dans la corbeille.

Ma nouvelle méthode plut beaucoup aux jeunes travailleurs, et le champ fut bientôt dépouillé de sa riche moisson, tandis que notre corbeille se remplissait d'une ample provision d'épis.

«Voilà une belle économie! s'écria ma femme en gémissant. Tous les épis tombés restent sur le sillon avec le chaume, et c'est un spectacle à briser le cœur d'un bon et brave moissonneur suisse.

—Vous vous trompez, lui répondis-je, l'Italien est trop bon ménager pour laisser perdre ces restes précieux. Mais il paraît qu'il aime mieux les boire que les manger.

—Voilà une énigme qui a besoin d'explication, repartit ma femme.

—Et vous allez l'avoir, ma chère femme, lui répondis-je. Comme l'Italie renferme plus de terres labourables que de pâturages, le fermier manque d'herbe et de foin. Alors il conduit son bétail dans les champs moissonnés, après avoir eu la précaution de laisser l'herbe pousser entre les sillons pendant quelques jours ou quelques semaines. Le bétail ainsi nourri donne un lait excellent, et c'est pourquoi l'on peut dire que l'Italien aime mieux boire le superflu de son grain que de le manger.

—Mais alors où prennent-ils leur litière? me demanda ma femme.

MOI. Nulle part; car il n'est pas dans leurs habitudes de s'en servir, quoique je n'ose décider si cet usage n'entraîne pas de graves inconvénients. Mais occupons-nous maintenant du battage, qui n'est pas moins simple que la moisson.»

De retour à la maison, nous commençâmes les préparatifs de cette importante opération. Ernest et Franz, sous la direction de leur mère, répandirent les gerbes en cercle sur toute la superficie de l'aire, après avoir trié les différentes espèces de grains. Alors commença une opération toute nouvelle et toute bizarre. Les quatre enfants, grimpés sur leurs montures, reçurent l'ordre de courir tout autour de l'aire, pilant et broyant le grain, au milieu d'un nuage de paille et de poussière. Ma femme et moi, armés de pelles de bois, nous étions chargés de réunir les épis dispersés et de les remettre sur le passage des batteurs en grange. Cette nouvelle méthode donna lieu à quelques incidents que je n'avais pas prévus, car de temps en temps nos montures attrapaient une bouchée de grain battu; sur quoi ma femme observa malicieusement que si cette manière de nourrir les animaux n'était pas tout à fait économique, elle épargnait du moins les frais de grenier et de conservation.

Mais je lui répondis gravement par le proverbe: À bœuf qui bat bouche pleine.

«D'ailleurs, ajoutai-je, ce n'est pas à côté d'une pareille moisson qu'il faut se montrer avare, et une poignée de grains par-ci par-là n'est pas une si grande perte.»

Le grain battu, il fallait le nettoyer. Les épis furent donc jetés au vent avec des pelles à vanner, de sorte que la paille et les écorces vides s'envolaient avec la poussière, tandis que le grain retombait par son propre poids. Je laissai les enfants se relayer dans cette désagréable opération, rendue plus pénible encore par notre inexpérience.

Pendant le vannage, toute notre volaille était accourue à la porte de l'aire, et elle commença à becqueter si furieusement le grain, que pendant plus d'une minute un rire général nous laissa sans force contre la formidable invasion. Les enfants s'étant élancés avec impétuosité pour arrêter le pillage, je modérai leur ardeur en ajoutant: «Laissez ces nouveaux hôtes prendre part à notre superflu; nous y perdrons quelques poignées de grain, mais nous y gagnerons de bonnes volailles. D'ailleurs cet abandon a quelque chose de patriarcal qui convient tout à fait à notre nouvelle vie.»

Lorsque nous en vînmes à mesurer notre récolte, nous trouvâmes plus de cent mesures de froment et au moins deux cents mesures d'orge, qui furent serrées avec soin dans la chambre aux provisions.

Le maïs demandait une manipulation particulière. Les épis furent séparés des tiges, épluchés et étendus sur l'aire pour sécher. Nous les battîmes ensuite avec de grands fléaux pour faire sortir le grain. Cette opération produisit plus de quatre-vingts mesures, à notre grand étonnement. D'où je conclus que cette semence était parfaitement appropriée au climat et au terrain.

Maintenant il s'agissait de préparer de nouveau le champ pour la seconde récolte. Il fallait débarrasser le terrain du chaume et des tiges de mais, qui devaient nous fournir d'excellentes bourrées.

Lorsque nous arrivâmes avec nos faucilles, nous fûmes bien étonnés de trouver la place occupée par une troupe nombreuse de cailles du Mexique, qui avaient profité de nos deux jours d'absence pour s'établir dans les sillons. La surprise fut si complète, qu'il ne nous resta entre les mains qu'une seule caille, abattue d'un coup de pierre par l'adroit Fritz. Je me promis bien pour l'avenir de faire une bonne récolte de cailles après chaque récolte de blé, en disposant des lacets dans les sillons.

La paille fut mise en meule et destinée à renouveler notre provision de fourrages. Les feuilles de maïs nous servirent à remplir nos paillasses; enfin le chaume brûlé nous donna des cendres que ma femme fit mettre à part pour les lessives.

Lorsque la terre fut préparée, je m'occupai de l'ensemencement; et cette fois, pour varier la récolte, je semai du seigle, du froment et de l'avoine.

À peine ce travail était-il achevé, que le passage des harengs commença. Comme la maison était abondamment fournie de provisions, nous nous contentâmes d'un tonneau de harengs fumés, et d'un tonneau de harengs salés. Toutefois les viviers furent remplis, afin de nous fournir du poisson frais dans l'occasion.

Immédiatement après commença une chasse bien autrement importante, celle des chiens de mer, à laquelle je me livrais avec un zèle toujours croissant depuis l'invention de ma pompe à air, qui me donnait toute facilité pour enlever les peaux. Dans cette grave occasion, le caïak fut équipé en guerre pour la première fois; je préparai en même temps deux harpons garnis de vessies, qui furent placés de chaque côté du bâtiment, dans deux courroies disposées à cet effet.

Ces préparatifs terminés, Fritz endossa sur le rivage son vêtement de pêche. Des pantalons de boyaux de chiens de mer, le justaucorps dont nous avons fait la description, et une cape groënlandaise formaient son armure défensive. Les armes offensives étaient les deux rames et les deux harpons, qu'il agitait fièrement en l'air, comme le trident du dieu des mers, en prononçant le fameux quos ego! de Virgile. Bientôt il prit place dans le caïak, et s'éloigna du bord pour la chasse aventureuse. Un formidable cri de triomphe annonça le départ du bâtiment, et nous entendîmes Fritz entonner avec assurance le chant du pêcheur groënlandais. La bonne mère, en dépit de toutes ses inquiétudes, ne pouvait s'empêcher de rire, et de l'aspect grotesque de notre embarcation, et du bizarre accoutrement de notre chevalier de mer. Quant à moi, j'étais sans inquiétude, sachant que Fritz était excellent nageur, et qu'on pouvait compter sur sa vigueur et son sang-froid dans une occasion difficile. Toutefois, pour rassurer sa mère, je fis mettre la chaloupe en état, afin de courir au secours de notre pêcheur, s'il était menacé de quelque catastrophe.

Après plusieurs évolutions couronnées de succès, notre héros, encouragé par les acclamations des spectateurs, voulut entrer dans le ruisseau du Chacal; mais son entreprise échoua, et nous le vîmes bientôt entraîné vers la pleine mer avec la rapidité d'une flèche. À cette vue, je jugeai prudent de mettre la chaloupe à l'eau pour suivre les traces du malencontreux voyageur. Mais, malgré tout notre empressement, le caïak avait disparu avant que la chaloupe fût sortie de la baie. Toutefois la rapide embarcation, encore accélérée par le mouvement de nos trois rames, eut bientôt atteint le banc de sable où notre navire avait échoué, et vers lequel le courant avait dû emporter l'aventureux pêcheur. Dans cet endroit, la mer était hérissée de rochers à fleur d'eau, battus par les vagues, qui laissaient de temps en temps leur tête à découvert en se retirant. Nous eûmes bientôt trouvé un passage qui nous conduisit au milieu d'un labyrinthe de petites îles escarpées qui allaient rejoindre un promontoire éloigné et d'un aspect sauvage.

Ici mon embarras redoubla; car la vue, bornée de toutes parts, ne permettait pas de reconnaître les traces du caïak; et comment deviner lequel de ces îlots pouvait dérober Fritz à nos regards?

L'incertitude durait depuis quelques instants, lorsque je vis s'élever dans l'éloignement une légère fumée suivie d'une faible détonation que nous crûmes reconnaître pour un coup de pistolet.

«C'est Fritz, m'écriai-je avec un soupir de soulagement.

—Où donc?» demandèrent les enfants en relevant leurs têtes inquiètes.

À cet instant, une seconde détonation suivit la première, et je pus les assurer qu'au bout d'un quart d'heure nous aurions rejoint le fugitif. Nous répondîmes à notre tour par un coup de feu dans la direction que je désignai, et notre signal ne resta pas longtemps sans réponse.

Je fis aussitôt virer de bord vers l'endroit indiqué; Ernest regardait à sa montre d'argent, et au bout de dix minutes nous étions en vue du caïak; cinq autres minutes n'étaient pas écoulées, que les deux embarcations se trouvaient bord à bord.

Notre étonnement fut à son comble lorsque nous eûmes aperçu une vache marine que notre intrépide aventurier avait frappée à mort avec ses deux harpons, et dont le cadavre flottait à la surface de l'eau.

Je commençai par faire au héros groënlandais quelques reproches sur sa disparition, qui nous avait jetés dans une grande inquiétude; mais il s'excusa sur la rapidité du courant qui l'avait entraîné malgré lui.

«Je ne tardai pas à rencontrer plusieurs vaches marines, ajouta-t-il; mais elles ne me laissèrent pas le temps de les attaquer. Après une longue poursuite, je parvins enfin à enfoncer mon premier harpon dans le dos de la dernière de la troupe. La douleur de sa blessure ayant ralenti sa course, je réussis bientôt à faire usage de mon second harpon. Alors l'animal chercha un asile au milieu de ces rochers, où je le suivis et où je me hâtai de l'achever avec mes pistolets.

MOI. Tu as eu affaire à un redoutable adversaire. Quoique la vache marine soit d'un naturel craintif, ses blessures la rendent quelquefois furieuse. Elle se retourne alors contre son ennemi, et met en pièces le canot le plus solide, à l'aide de ses redoutables défenses. Enfin te voilà sain et sauf, grâce à Dieu, ce qui vaut mieux que toutes les vaches marines du monde; car, en vérité, je ne sais trop ce que nous allons faire de celle-ci: elle a bien quatorze pieds de long, quoiqu'elle ne me paraisse pas encore parvenue à toute sa taille.

FRITZ. Oh! cher père, si nous ne pouvons tirer le corps de ce labyrinthe de rochers, permettez-moi au moins de rapporter la tête avec ses deux terribles défenses. Je l'attacherai à la proue de mon caïak, que je baptiserai du nom de la Vache marine.

MOI. Dans tous les cas, nous n'abandonnerons pas les défenses; c'est la partie la plus précieuse de l'animal; elles sont très-recherchées à cause de leur blancheur, qui peut se comparer à celle de l'ivoire. Quant à la chair, elle ne vaut pas la peine qu'on s'en occupe. Ainsi, pendant que je vais découper quelques lanières de cette peau épaisse, qui peuvent nous devenir utiles, empare-toi de la tête, que tu désires. Mais hâtons-nous; car le ciel s'obscurcit comme s'il se préparait un orage.

ERNEST. Je croyais que la vache marine est un animal du Nord. Comment s'en rencontre-t-il dans ces parages?

MOI. Ton observation est juste; mais il est possible qu'il s'en trouve aussi vers le pôle antarctique, et qu'une tempête les ait entraînées jusqu'ici. Du reste, on a au Cap une espèce de vaches marines plus petites que celle-ci. Elles se nourrissent d'algues, et aussi de moules et d'huîtres, qu'elles détachent des rochers à l'aide de leurs dents.»

Cet entretien n'avait pas interrompu notre travail, et Fritz fit observer qu'il serait utile d'ajouter à l'équipement du caïak une lance et une hache, aussi bien qu'une petite boussole dans une boîte de verre, afin que le rameur pût s'orienter si une tempête le jetait en pleine mer. L'observation me parut si juste, que je promis de m'en occuper.

Lorsque notre travail fut terminé, j'offris à Fritz de le prendre dans la chaloupe avec son embarcation; mais il préféra retourner comme il était venu, afin d'aller annoncer notre arrivée à ma bonne femme, que cette longue absence devait inquiéter.


CHAPITRE XVII

L'orage.—Les clous de girofle.—Le pont-levis.—Le lèche-sel.—Le pemmikan.—Les pigeons messagers.—L'hyène.

À peine avions-nous fait le quart du chemin, que nous fûmes surpris par un ouragan terrible accompagné de pluie et de vent. Je me trouvai dans le plus grand embarras à cette irruption soudaine, qui avait devancé mes prévisions d'une heure. Les rafales de pluie avaient dérobé Fritz à nos regards, et le tumulte des éléments ne nous permettait pas de le rappeler. J'ordonnai aux enfants de se couvrir de leurs vêtements de mer, et de s'attacher à la chaloupe par des courroies, afin de n'être pas emportés par la lame. Je fus obligé d'avoir recours moi-même à ce moyen, et nous nous recommandâmes à Dieu, abandonnant la pinasse à son destin, dans notre impuissance à la gouverner.

La violence de l'ouragan redoublait, bien qu'à chaque minute il nous semblât que sa fureur fût à son comble. Les vagues s'élevaient jusqu'aux nuages, et de sinistres éclairs sillonnaient l'obscurité, répandant une lueur sombre sur les montagnes d'eau qui mugissaient autour de nous. Tantôt notre frêle bâtiment se trouvait au sommet de la vague; tantôt il redescendait au fond des abîmes avec la rapidité de l'éclair. Les flots remplissaient la chaloupe, nous menaçant à chaque instant d'une destruction certaine.

L'ouragan ne tarda pas à se dissiper comme il était venu, et le vent paraissait avoir épuisé sa fureur. Mais les nuages sombres au-dessus de nos têtes, les vagues menaçantes sous nos pieds, continuaient d'entretenir nos craintes.

Au milieu de nos angoisses, j'avais la satisfaction de voir que la chaloupe se conduisait parfaitement. La fureur des vagues n'avait que peu de prise sur elle, et nous trouvions toujours le temps de donner deux ou trois vigoureux coups de pompe pour vider la cale après le passage de chaque vague. Quelques coups de rames donnés à propos avaient réussi à maintenir le bâtiment dans sa route.

Cette certitude, sans nous rassurer complètement, me laissait du moins assez de courage et de sang-froid pour ordonner les manœuvres nécessaires et soutenir les forces de mon équipage. Ma plus vive inquiétude était sur le sort du caïak, qui devait avoir été surpris comme nous par l'orage. Je me figurais l'intrépide Fritz brisé contre les rochers, ou entraîné dans les plaines d'un océan sans bornes; et, n'osant désormais prier pour son salut, je ne demandais au Seigneur que la force nécessaire pour supporter cette perte déchirante avec la résignation d'un chrétien et d'un serviteur de ses saints autels.

Enfin nous nous trouvions à la hauteur du cap de la Délivrance. Je commençai à respirer plus librement, et, me penchant sur ma rame avec la force du désespoir, j'entrai brusquement dans le passage bien connu, au moment où la fureur des flots allait nous en éloigner pour toujours. Notre première pensée fut un sentiment profond de gratitude envers la Providence, qui venait de nous accorder une si miraculeuse protection.

Le premier spectacle qui frappa mes yeux fut un groupe composé de ma femme, de Franz et de Fritz agenouillés sur le rivage pour remercier le Seigneur du retour inespéré de ce dernier, et lui offrir leurs supplications pour nous trois, qu'ils croyaient encore au milieu du péril.

Leur prière fut interrompue par nos cris de joie: et nous nous précipitâmes dans leurs bras avec un torrent de larmes. Je craignais quelques reproches de la part de ma femme; mais elle était trop vivement émue pour empoisonner la joie du retour par ces plaintes intempestives dont les hommes s'accablent trop souvent après le danger, et qui finissent par devenir la source d'animosités irréconciliables. Les trois nouveaux venus se réunirent alors au groupe des suppliants pour adresser à l'Éternel de ferventes actions de grâces. Ce devoir accompli, toute la famille reprit le chemin de Felsen-Heim pour aller changer de vêtements, et s'entretenir, autour d'un bon repas, des importantes aventures de cette journée.

FRITZ. «Je ne peux pas dire que j'aie éprouvé un moment de terreur réelle, tant j'étais persuadé de la solidité de mon bâtiment. À chaque lame qui fondait sur moi je retenais ma respiration, et je me trouvais bientôt au sommet du flot qui avait menacé de m'engloutir. Ma seule inquiétude était la crainte de perdre ma rame; car alors ma position fût devenue critique. Au reste, la violence du vent m'eut bientôt porté dans le chenal avec la rapidité d'une flèche. Chaque fois que le caïak se trouvait au haut de la lame, j'apercevais la terre, qui disparaissait de nouveau lorsque je redescendais dans un des mille abîmes entr'ouverts autour de moi. Je débarquai au moment où commençait la dernière rafale de pluie, contre laquelle je cherchai un asile dans le creux d'un rocher. Après avoir laissé passer ce terrible nuage, nous retournâmes au rivage afin d'avoir des nouvelles de la chaloupe, et nos cœurs pleins d'angoisses adressaient au Ciel une fervente prière que la Providence a exaucée.

ERNEST. Malgré tout, c'était une rude joute; et je peux avouer maintenant que je ne suis pas fâché de me trouver sur la terre ferme; car tant qu'a duré le danger, je me suis bien gardé de laisser échapper une plainte ni une parole.

MOI. C'est vrai, mon cher enfant. Et, en effet, une attitude calme et paisible rend souvent de grands services dans une position critique, quoiqu'elle devienne inutile lorsque l'occasion exige une prompte résolution ou un effort désespéré. Quelquefois aussi l'enjouement a son mérite, pourvu qu'il ne nous fasse pas perdre de vue la grandeur du danger et les mesures qu'il exige.

MA FEMME. Pour moi, mon anxiété était si vive, que le sang-froid m'eût été aussi impossible que l'enjouement, la seule pensée du Père tout-puissant qui est dans le ciel m'a permis de conserver quelques forces.

MOI. Et tu avais pris le parti le plus sage, ma chère femme. Mais maintenant que le danger est passé, je ne donnerais pas cette périlleuse expérience pour beaucoup; car à cette heure nous sommes si bien convaincus de la solidité de notre pinasse, que je n'hésiterais pas à la mettre en mer pour courir au secours d'un navire en péril. Et cette pensée consolante me donne du courage pour l'avenir, en me faisant entrevoir la possibilité de quitter un jour cette plage déserte.

FRITZ. Mon caïak n'est pas sorti moins triomphant de cette terrible épreuve, et je ne serais pas le dernier à suivre la chaloupe avec lui. Peut-être aussi pourrions-nous porter secours aux navires de plus loin, en élevant sur le rocher de l'île aux Requins une batterie de sauvetage avec un grand pavillon. Dans les temps orageux nous pourrions avertir les bâtiments par un coup de canon, et dans les jours sereins le pavillon suffirait pour leur annoncer notre présence et l'existence d'un bon ancrage dans la baie de la Délivrance.

TOUS. C'est une idée excellente.

MOI. Sans doute, mes enfants. Si j'avais le précieux chapeau du petit Fortunatus, je n'hésiterais pas à prendre deux canons entre mes bras et à m'envoler au sommet du rocher, comme le Roc fabuleux avec un éléphant ou un rhinocéros dans ses formidables serres. Je vous fais compliment des sages projets de votre imagination.

MA FEMME. Ces plans mêmes prouvent toute leur confiance dans ton habileté, mon cher ami, et tu devrais les accueillir avec reconnaissance.

MOI. Sans contredit. Et, pour cette fois, je m'engage à ne pas m'opposer à l'exécution, à condition que l'un de nous se chargera de monter sur la cime du rocher.»

Après notre repas, la chaloupe fut tirée sur le rivage, débarrassée de sa cargaison et traînée jusqu'à Felsen-Heim par nos animaux. Arrivée là, je la fis placer dans la chambre aux provisions avec le caïak, que Fritz et Ernest avaient chargé sur leurs épaules. La tête de la vache marine fut mise dans notre atelier, où, grâce à mes soins, elle se trouva bientôt en état de figurer dignement à la place que Fritz lui avait destinée.

L'orage avait tellement grossi les ruisseaux, qu'il s'en était suivi plusieurs inondations, particulièrement dans le voisinage de Falken-Horst. Le ruisseau du Chacal lui même avait éprouvé une telle crue, malgré la profondeur de son lit, que notre pont avait failli être emporté. Près de Falken-Horst, la fontaine et le canal avaient essuyé des dommages sérieux qui demandaient une prompte réparation.

En arrivant à la chute d'eau, nous trouvâmes la terre jonchée d'une espèce de baies d'un brun foncé, couronnées d'un petit bouquet de feuilles et de la grosseur d'une noisette ordinaire. Leur aspect était si engageant, que les enfants n'hésitèrent pas à en avaler quelques-unes; mais le goût en était si acre, qu'ils les recrachèrent aussitôt avec répugnance, juste châtiment de leur gourmandise.

Je ne m'en serais pas occupé davantage, si leur odeur ne me les eût aussitôt fait reconnaître pour le véritable fruit du giroflier. C'était une découverte trop importante pour ne pas attirer toute notre attention. Un sac fut rempli de cette précieuse production, et rapporté à Felsen-Heim, où il ne manqua pas d'être accueilli avec reconnaissance par notre cuisinière.

Comme j'avais observé combien les dernières pluies avaient été favorables à nos semailles, je résolus de diriger l'eau de mes meules, au milieu de notre petit champ, et de la laisser couler librement pendant la saison des chaleurs. Au retour de la saison des pluies, je lui donnai un écoulement vers le ruisseau du Chacal.

Vers le même temps, la pêche du saumon et de l'esturgeon vint renouveler notre provision de poisson salé, fumé et mariné. Je fis également l'essai de conserver une paire des plus beaux saumons pour nous en régaler quelque jour. Je choisis donc les deux plus gros, auxquels nous passâmes une longue corde à travers les ouïes; et la corde fut fixée à un poteau, à la place la plus profonde et la plus tranquille de la baie du Salut. J'avais lu que ce procédé est très usité en Hongrie, où l'on en éprouve les plus heureux résultats.

Vers cette époque, et au milieu d'une belle nuit d'été, mon sommeil fut interrompu tout à coup par un hurlement furieux de nos gardiens, suivi de sourds trépignements qui me rappelèrent la terrible invasion des chacals. Déjà, comme il arrive dans les alarmes nocturnes, mon imagination peuplait la cour de fantômes terribles, parmi lesquels les buffles, les ours et les boas ne jouaient pas le rôle le moins formidable. Toutefois je résolus de ne pas demeurer plus longtemps dans l'incertitude, et, sautant du lit à demi nu, je saisis la première arme qui se trouva sous ma main, et je m'élançai vers la porte de ma maison, dont la partie supérieure était restée ouverte, selon notre coutume durant les nuits d'été.

À peine avais-je passé la moitié de mon corps par l'ouverture, que je reconnus la tête de Fritz à la fenêtre voisine.

«Au nom du Ciel, qu'est-ce que cela?» me demanda-t-il à voix basse.»

Je lui répondis que j'avais cru d'abord à quelque nouveau danger, mais que je commençais à m'apercevoir que c'était un nouveau tour des cochons.

«Toutefois, ajoutai-je, il est à craindre que la plaisanterie ne finisse mal pour eux; car je crois qu'ils ont déjà les chiens à leurs trousses. Hâtons-nous de sortir, afin d'arrêter le carnage.»

À ces mots, Fritz sauta par la fenêtre, à moitié vêtu, et nous volâmes sur la scène du combat. Nous reconnûmes alors le reste de la troupe de cochons sauvages qui venait de pénétrer chez nous par le pont du ruisseau du Chacal, et qui se préparait à faire irruption dans le jardin de ma femme. Mais les chiens faisaient bonne garde, et deux d'entre eux avaient saisi le mâle par les oreilles, tandis que le reste de la troupe fuyait devant les deux autres.

Le plus pressant était d'aller au secours du captif, tandis que Fritz rappelait les chiens à grands cris. Nous eûmes beaucoup de peine à venir à bout de notre entreprise. Toutefois je parvins à faire lâcher prise à nos gardiens; et le prisonnier s'échappa avec un sourd grognement, sans songer à dire merci.

M'étant transporté sur le bord du ruisseau, je trouvai le pont levé, comme à l'ordinaire; les malencontreux animaux, avec une légèreté dont jusque-là je ne les soupçonnais pas capables, avaient passé sur les trois poutres qui lui servaient de supports. Cet incident me fit prendre la résolution de changer le pont mouvant en un pont-levis, qu'on lèverait tous les soirs, et qui nous mettrait à l'abri de pareilles invasions pour l'avenir.

Dès le lendemain matin, nous nous mîmes à l'œuvre, et la charpente du pont fut bientôt achevée. À défaut de chaînes, j'employai de fortes cordes, au moyen desquelles notre pont se levait et s'abaissait avec assez de facilité pour que les enfants pussent le mettre en mouvement.

Ainsi construit, notre ouvrage était plus que suffisant pour nous garantir des bêtes féroces. En cas d'attaque de la part de nos semblables, nous pouvions remplacer le câble par une chaîne, et rendre notre demeure inattaquable. Ainsi donc, malgré la grossièreté de l'exécution, notre rempart avait pour nous tous les avantages de la meilleure fortification; mais il faut convenir en même temps qu'il eût suffi d'un coup de canon pour tout jeter à bas, et que d'ailleurs le ruisseau n'était ni assez large ni assez profond pour arrêter un ennemi déterminé.

Pendant cet important travail, les enfants ayant eu l'occasion de monter sur les deux poteaux qui soutenaient la porte du pont-levis, me dirent qu'ils avaient aperçu plusieurs fois dans l'éloignement le troupeau de gazelles et d'antilopes dont nous avions si heureusement enrichi notre domaine. On les voyait approcher de Falken-Horst, tantôt seuls, tantôt par petites troupes; mais au moindre bruit les timides animaux disparaissaient, comme par enchantement, dans les profondeurs de la forêt.

«Quel dommage, s'écria un jour Fritz, que ces charmants animaux se montrent si sauvages! Ce serait un grand plaisir de les voir arriver au ruisseau chaque matin pour se désaltérer, pendant que nous nous livrons aux travaux ordinaires!

ERNEST. En établissant une place d'appât, comme celle de la Nouvelle-Géorgie, nous verrions bientôt les gazelles accourir d'elles-mêmes.

MOI. Tu aurais raison, mon cher Ernest, si ces places étaient l'ouvrage de l'homme; mais le plus souvent elles sont l'œuvre de la nature. Nous avons quelque chose d'analogue dans les montagnes de notre patrie: ce sont des lèche-sel, c'est-à-dire des places où la pierre est imprégnée de sel ou de salpêtre, dont les chamois se montrent extrêmement friands, de sorte que le chasseur est presque sûr d'y rencontrer sa proie et de s'en emparer.

FRANZ. L'idée de citer la Nouvelle-Géorgie à ce propos me parait joliment empreinte de pédanterie.

MOI. Dans le monde des pensées nous ne reconnaissons pas les distances; tout ce qui se ressemble est voisin. Les plus précieuses découvertes ne sont la plupart du temps qu'une heureuse combinaison d'images et de pensées demeurées jusqu'alors cachées dans le cerveau de l'inventeur.

FRITZ. J'en conviens, mon père; mais je voudrais bien savoir que penser de cette place d'appât dont Ernest voulait parler.

MOI. Il en existe une, entre autres, dans la Nouvelle-Géorgie, contrée située au pied de la chaîne des Alléghanis. Du reste, elle n'a pas plus de trois à quatre arpents. On y trouve une sorte de marne ou d'argile très-fine, dont les animaux apprivoisés ne se montrent pas moins friands que les bêtes sauvages; et le sol est sillonné de profondes excavations dues à la gourmandise des visiteurs. Les buffles sauvages sont les animaux qu'on y rencontre le plus fréquemment.

JACK. Mais n'a-t-on pas essayé de faire des places d'appât artificielles?

MOI. Sans doute; mais de pareils essais sont bien petits à côté de ceux de la nature. Au reste, il faut observer encore que la marne de Géorgie est plutôt sucrée que salée, de sorte qu'on ne peut la comparer aux lèche-sel de nos parcs royaux.

FRITZ. Qu'est-ce qu'un lèche-sel, cher père?

MOI. C'est une grande caisse d'environ quatre pieds de haut que l'on dispose sur le sol dans quelque lieu écarté de la forêt ou du parc où l'on veut chasser. La caisse est ensuite remplie d'argile salée bien battue, que l'on recouvre même quelquefois de verdure pour mieux tromper le gibier. Les animaux s'approchent, et, tandis qu'ils lèchent la terre sans défiance, le chasseur, embusqué dans un taillis voisin, peut tirer à coup sûr.

TOUS. Pour le coup, cher père, il nous faut établir un lèche-sel, et nous aurons bientôt un parc rempli de gibier de toute espèce. Les muscs, les gazelles et les buffles ne nous manqueront pas.

MOI. Peste, comme vous y allez! On dirait que nous sommes dans la Nouvelle-Géorgie, et ce n'était pas la peine de tant railler le pauvre Ernest lorsqu'il a mis l'affaire sur le tapis. Si j'écoutais tous ces beaux projets, je ne saurais bientôt plus où prendre du temps et des forces pour exécuter tout ce qui vous passe par la tête.

TOUS. Nous vous aiderons, cher père, nous travaillerons autant qu'il vous plaira; mettez-nous seulement à l'épreuve.

MOI. Si vous tenez tant à ce projet, nous verrons à nous en occuper plus tard. Mais maintenant j'ai besoin de terre à porcelaine et de grands bambous pour exécuter un plan plus important. Tenez-vous prêts à m'accompagner jusqu'à l'Écluse.

TOUS. Merci, mille fois merci, cher père! Voici donc les excursions, la chasse et les découvertes qui vont recommencer; cela vaut mieux que tous les ponts-levis du monde.

FRITZ. Je vais préparer un pemmikan pour la route. Il nous reste assez de chair d'ours pour cela, et elle ne vaut pas grand'chose autrement.»

Cet entretien me fit voir qu'il y avait un plan de campagne organisé de longue main, et contre lequel il ne me restait aucune objection sérieuse, car la saison était éminemment favorable, et tout ce qui tendait à semer quelque variété dans la vie uniforme de Felsen-Heim me paraissait devoir être accueilli avec empressement.

Fritz courut vers sa mère, qui était occupée au jardin, et lui demanda humblement un morceau de chair d'ours pour préparer un pemmikan.

MA FEMME. «Veux-tu commencer par me dire ce que c'est qu'un pemmikan, et ce que tu en veux faire?

FRITZ. Le pemmikan est une provision de bouche que les marchands de peaux du Canada ont coutume d'emporter dans leurs longs voyages de commerce parmi les tribus indiennes. Elle consiste en chair d'ours ou de chevreuil coupée en petits morceaux et pilée; il n'y a pas d'aliment moins embarrassant et plus nutritif.

MA FEMME. Et pourquoi y songer aujourd'hui plutôt qu'un autre jour?

FRITZ. Nous venons de décider une expédition importante, et nous ne voulons point laisser nos meilleures provisions se gâter au logis.

MA FEMME. Voilà ce qui s'appelle de la friandise; et l'on ne m'a pas consultée pour ce beau projet, afin de se passer de mon consentement. Mais n'en parlons plus. Quant à ton pemmikan, je le crois convenable dans les longs voyages à travers un pays inculte et inhospitalier; mais la précaution me parait risible pour une excursion de deux jours dans une riche contrée comme celle que nous habitons.

FRITZ. Vous pouvez avoir raison sous un certain rapport, chère mère; mais songez quel orgueil et quelle satisfaction pour nous de vivre deux jours comme ces hardis voyageurs. On se sent alors un tout autre homme que lorsqu'on part avec un lièvre rôti dans sa poche, pour aller à la chasse d'un lièvre vivant.

MA FEMME. À merveille! Ne faudrait-il pas bientôt que la viande soit crue, pour satisfaire pleinement l'imagination de nos chasseurs?»

L'entretien fut interrompu par notre arrivée, et, comme l'héroïque projet de Fritz avait reçu l'assentiment général, ma femme finit par accorder le morceau d'ours tant désiré.

La préparation du pemmikan fut entreprise avec ardeur; car Fritz avait appelé tous ses frères à son aide. La viande fut hachée, pilée, desséchée avec autant de diligence que s'il se fût agi de nourrir une troupe de vingt chasseurs pendant six mois.

Les enfants firent une provision de sacs, de corbeilles, de filets: enfin j'assistai à tous les préparatifs d'une véritable expédition de guerre, dont le but demeura un mystère pour moi. On choisit pour le voyage notre vieux traîneau, élevé au rang de voiture depuis l'addition des deux vieilles roues de canon, et il reçut bientôt les munitions de bouche et de guerre, la tente de voyage et le caïak de Fritz, sans compter les menues provisions.

Enfin le jour tant désiré était venu. Tout le monde se trouva debout avant l'aurore, et j'aperçus Jack se diriger mystérieusement vers le chariot avec une corbeille où il avait enfermé deux paires de nos pigeons d'Europe.

Ah! ah! me dis-je en moi-même, il paraît que nos chasseurs ont songé à s'assurer d'un supplément, dans le cas où le pemmikan ferait défaut. Je souhaite seulement que la chair de nos vieux pigeons ne les fasse pas repentir de leur prévoyance.

Contre mon attente, la bonne mère manifesta le désir de rester au logis, ne se sentant pas en état de supporter les fatigues du voyage; et, après une longue et mystérieuse consultation avec ses frères, Ernest se déclara prêt à lui tenir compagnie. Cette circonstance me décida à renoncer moi-même à l'expédition projetée, comptant mettre ce temps à profit pour m'occuper de la construction d'un moulin à sucre.

Nous laissâmes donc partir nos trois maraudeurs avec force injonctions et recommandations, qui ne furent pas trop mal reçues. Bientôt le pont-levis résonna sous les pas de leurs montures, et la petite caravane, l'autruche en tête, ne tarda pas à disparaître à nos regards, tandis que les rochers répétaient les joyeux aboiements de nos braves auxiliaires, Falb et Braun.

Je m'occupai sans plus tarder de mon moulin à sucre, qui devait consister en trois cylindres verticaux et représenter une espèce de pressoir, que je devais mettre en mouvement au moyen de nos chiens ou d'un des jeunes buffles. Sans entrer dans la description détaillée de mon ouvrage, il suffira de dire qu'il m'occupa plusieurs jours, malgré la coopération d'Ernest, et l'aide non moins active de la bonne mère.

Nous allons maintenant accompagner nos jeunes chasseurs dans leur expédition, dont je vais donner le récit avec la fidélité d'un écrivain consciencieux.

La caravane s'éloigna rapidement du pont-levis, et ne tarda pas à arriver dans les environs de Waldeck où les chasseurs comptaient passer le reste de ce jour et la nuit suivante.

En approchant de la métairie, ils entendirent avec effroi un grand éclat de rire, qui paraissait venir d'une voix humaine. À ce bruit les montures donnèrent les marques d'un trouble extraordinaire, et les chiens se rapprochèrent de leurs maîtres avec un sourd grognement. Quant à l'autruche, elle prit la fuite emportant son cavalier vers le lac de Waldeck.

Cependant le terrible ricanement se renouvelait de minute en minute, et les buffles devenaient si intraitables, que leurs cavaliers jugèrent plus prudent de quitter la selle afin de rester maîtres de leurs actions.

«Ceci est sérieux, dit Fritz à voix basse. Les animaux se conduisent comme s'ils se trouvaient dans le voisinage d'un lion ou d'un tigre. J'ai à peine la force de les maintenir par les naseaux: il faut pourtant qu'ils se tiennent en repos jusqu'à ce que Franz ait eu le temps d'aller faire une reconnaissance avec les chiens. Quant à toi, Franz, hâte-toi de revenir si tu aperçois quelque chose de suspect; dans ce cas nous nous remettrons en selle pour opérer une prompte retraite. Il est fâcheux que Jack se soit laissé emporter par sa monture: Dieu sait ce qu'il est devenu.»

Franz arma bravement ses pistolets ainsi que sa carabine, et, suivi des deux chiens, il se glissa en silence dans le taillis, du côté où le redoutable rire s'était fait entendre.

À peine avait-il fait quatre-vingts pas dans le bois, qu'il aperçut à environ deux toises en face de lui une hyène énorme qui venait de terrasser un mouton, et qui s'apprêtait à le mettre en pièces.

L'animal continua tranquillement son repas, quoique ses yeux flamboyants eussent découvert le chasseur dans sa retraite; mais il le salua d'un nouvel éclat de rire, qui résonna comme un hurlement de mort dans les oreilles du pauvre enfant.

Se retranchant derrière le tronc d'un arbre, il arma sa carabine et la dirigea vers la tête de l'animal. Mais au même instant les chiens, passant de la terreur à une espèce de rage, s'élancèrent sur l'hyène avec un hurlement terrible. En même temps Franz lâcha son coup si heureusement, que la balle alla fracasser une des pattes de devant de l'animal, et lui faire une large blessure dans la poitrine.

Cependant Fritz accourait de toutes ses jambes pour soutenir son frère; mais, par bonheur, son secours était devenu inutile: car les deux chiens, profitant de leur avantage, s'étaient précipités sur l'ennemi avec tant d'impétuosité, que celui-ci avait assez à faire de se défendre. Fritz aurait bien voulu tirer; mais les combattants étaient si acharnés, qu'il n'avait rien de mieux à faire qu'à attendre le moment favorable. Toutefois les chiens combattaient vaillamment, et leur adversaire, épuisé par la perte de son sang, finit par succomber.

Fritz et Franz, s'étant élancés sur le champ de bataille, trouvèrent l'hyène réellement morte, et les chiens, acharnés sur son cadavre, ne lâchèrent prise qu'après la plus violente résistance. Les enfants, poussant un long cri de triomphe, appelèrent à eux les valeureux animaux pour les caresser; leurs blessures furent pansées avec de l'eau fraîche et de la graisse d'ours apportée pour la cuisine. Jack ne tarda pas à rejoindre ses frères, après s'être tiré à grand'peine du marécage; il ne put retenir un cri d'étonnement et d'effroi à la vue du terrible ennemi dont les chiens venaient de triompher. L'hyène était de la grosseur d'un sanglier, et si vigoureuse, que nos deux braves défenseurs n'en seraient certainement pas venus à bout sans sa blessure. Franz réclama l'animal avec vivacité comme sa propriété, et l'on ne put s'empêcher de reconnaître la justesse de ses prétentions.

Les enfants ne tardèrent pas à arriver à Waldeck, dont une petite distance les séparait. Après avoir déchargé le chariot et placé en lieu sûr tout ce qu'il renfermait, ils se mirent en devoir de dépouiller et d'écorcher le terrible animal. Cet important travail, interrompu de temps en temps pour tirer quelques oiseaux, les occupa le reste du jour. Vers le soir, la petite troupe alla chercher le repos sur nos deux belles peaux d'ours, que les voyageurs n'avaient pas oublié de s'approprier pour cet usage.

Vers le même temps, nous étions assis tous les trois après notre travail du jour, nous entretenant des voyageurs, Ernest avec quelques regrets, et ma femme avec une légère teinte d'inquiétude. Quant à moi, j'étais sans crainte, plein de confiance dans la hardiesse et le sang-froid du chef de l'expédition.

Ernest finit par nous dire: «Demain, mes chers parents, j'espère être le premier à vous donner de bonnes nouvelles des voyageurs.

MOI. Oh! oh! aurais-tu l'intention d'aller leur faire visite, par hasard? Ce projet ne m'arrangerait nullement, attendu que j'ai encore besoin de toi pour demain.

ERNEST. Je ne bougerai pas d'ici, et cependant j'espère demain au plus tard recevoir des nouvelles de nos voyageurs. Qui sait si je ne verrai pas en rêve ce qu'ils ont fait aujourd'hui, et le lieu où ils se trouvent à cette heure?

MA FEMME. S'il m'était permis de compter sur les songes, je devrais avoir la préférence et comme femme et comme mère, car mon cœur est auprès des absents.

MOI. Voyez donc quel peut être ce traînard qui regagne le pigeonnier. L'obscurité m'empêche de distinguer si c'est un hôte de la maison, ou bien un étranger.

ERNEST. Je vais aller lever le pont, et demain nous verrons ce qu'il y aura de nouveau. Ne serait-il pas charmant de recevoir ici un messager de Sydney-Cove dans la Nouvelle-Hollande! Ne nous parliez-vous pas dernièrement de la proximité de cette contrée?

MOI. Voilà une excellente plaisanterie, monsieur le docteur, et toutefois l'invraisemblable n'est pas toujours éloigné du vrai. Maintenant, allons prendre du repos, et demain tu nous conteras des nouvelles de Sydney-Cove, si tu reçois ton courrier cette nuit.


CHAPITRE XVIII

Retour du pigeon messager.—La chasse aux cygnes.—Le héron et le tapir.—La grue.—Le moenura superba.—Grande déroute des singes.—Ravage des éléphants à Zuckertop.—Arrivée à l'Écluse.

Ernest était debout avant la pointe du jour. En me levant, je l'entendis rôder autour du pigeonnier. Lorsque nous l'eûmes appelé pour déjeuner, il s'avança gravement, tenant un grand papier plié et scellé en forme d'ordonnance, et prononça ces mots, suivis d'une profonde révérence: «Le maître de poste de Felsen-Heim salue humblement Vos Seigneuries, et les supplie de l'excuser s'il ne leur a pas remis plus tôt les dépêches de Waldeck et de Sydney-Cove, la poste étant arrivée très-avant dans la nuit.»

Ma femme et moi nous ne pûmes retenir un éclat de rire à cette harangue solennelle, et, pour me prêter à la plaisanterie, je répondis aussi gravement:

«Eh bien, monsieur le secrétaire, qu'y a-t-il de nouveau dans la capitale? Faites-nous part des nouvelles que nous attendons de nos sujets ou de nos alliés.»

Aussitôt Ernest, ayant déplié sa lettre, en commença la lecture en ces termes:

«Le gouverneur général de New-South-Wales, au gouverneur de Felsen-Heim, Falken-Horst, Waldeck et Zuckertop, salut et considération.

«Très-aimé et féal sujet, nous apprenons avec déplaisir qu'une troupe de trente aventuriers vient de sortir de votre colonie pour vivre de chasse, au grand détriment du gros et du menu gibier de cette province. Nous savons en même temps qu'une troupe d'hyènes, qui s'est introduite dans votre gouvernement, a déjà causé de grands ravages dans le bétail des colons. En conséquence, nous prions Votre Seigneurie, d'une part, de rappeler ses chasseurs dans la colonie, et, d'autre part, d'avoir à mettre un terme aux ravages des animaux féroces. Dieu vous garde.

«Donné à Sydney-Cove, dans le port de Jackson, le douze du mois du courant, l'an trente-quatre de la colonie.

«Le gouverneur, Philip Philipson.»

En terminant cette lecture, Ernest laissa échapper un soupir de triomphe, et, dans son brusque mouvement de satisfaction, un second paquet tomba de sa poche. Je me dérangeai pour le ramasser; mais il se hâta de me prévenir en s'écriant: «Ce sont quelques lettres particulières de Waldeck.» Toutefois je les lirai avec plaisir à Vos Seigneuries. Nous y trouverons peut-être des détails plus exacts que dans les dépêches du bon sir Philipson, qui s'est évidemment laissé tromper par des rapports exagérés.

MOI. En vérité, monsieur le docteur, voilà une étrange plaisanterie! Fritz t'aurait-il laissé une lettre pour moi en partant, et auriez-vous réellement découvert les traces de bêtes féroces?

ERNEST. La vérité, mon cher père, c'est que la lettre a été apportée hier au soir par un de nos pigeons, et, sans l'obscurité, j'aurais pu vous dire dès lors comment nos voyageurs se trouvent de la vie sauvage, et toutes leurs aventures depuis hier matin.

MOI. Je comprends maintenant. Mais l'hyène m'inquiète toujours; à moins que ce ne soit une imagination de ton cerveau poétique.

ERNEST. Vous allez le savoir, car je lis la lettre mot pour mot:—«Chers parents et cher frère, une hyène énorme a mis en pièces deux agneaux et un bélier; mais elle a succombé sous les coups de nos chiens et du vaillant Franz. Nous avons passé presque tout le jour à l'écorcher: la peau en est superbe. Notre pemmikan ne vaut pas grand'chose. Nous vous embrassons tendrement.

«Votre affectionné, FRITZ.»

MOI. Voilà une vraie lettre de chasseur. Dieu soit loué de l'heureuse issue du combat contre le terrible animal! Mais par quel moyen a-t-il pu s'introduire dans notre domaine? Il faut que le passage de l'Écluse ait été forcé depuis peu, sans quoi il n'aurait pas attendu jusqu'à présent pour faire connaissance avec notre bétail.

MA FEMME. Pourvu que les enfants soient prudents. Ne serait-il pas plus sage de les rappeler que d'attendre leur retour?

MOI. Je crois que le dernier parti est le plus convenable; car, en agissant d'une manière précipitée, nous courrions risque de les déranger mal à propos.»

Le soir même, ainsi que je l'avais prévu, et une heure plus tôt que la veille, nous aperçûmes un second messager qui alla s'abattre sur le pigeonnier. Ernest se hâta d'y monter, et il nous rapporta le message suivant, dont le laconisme ne me plut pas infiniment.

«La nuit tranquille—La matinée sereine.—Excursion en caïak sur le lac de Waldeck.—Chasse aux cygnes noirs.—Prise d'un héron royal.—La grue et le moenura superba.—Un animal inconnu.—Nous partons pour Prospect-Hill.—Bonne santé.

«Vos affectionnés, Fritz, Jack et Franz.»

Ce billet nous tranquillisa, bien que la plupart de ses articles demeurassent des énigmes pour nous; mais je comptais sur des éclaircissements de vive voix.

Les enfants avaient conçu le projet de lever une carte du lac de Waldeck où seraient marqués les endroits navigables, c'est-à-dire les parties de la rive où l'on pourrait s'embarquer sans courir le risque de demeurer engagé dans le marécage. Pour venir à bout de cette entreprise, Fritz longeait le rivage dans le caïak, tandis que ses frères suivaient la même ligne dans les roseaux, s'approchant du bord toutes les fois que Fritz leur faisait signe avec un long bambou, afin de remarquer la place avec un faisceau de branchages.

Dans son expédition, Fritz, voulant essayer de prendre quelques cygnes vivants, s'arma d'un long bambou muni d'un anneau de laiton à son extrémité. L'entreprise eut un plein succès; car, les animaux l'ayant laissé approcher sans défiance, il eut le bonheur de s'emparer de trois jeunes cygnes de la troupe sans leur arracher une plume. Il ramena sa prise au rivage pour la confier à ses deux frères, qui mirent les captifs hors d'état de s'échapper, en leur attachant les ailes. Quant aux vieux de la troupe, il eût été impossible de les attaquer sans s'exposer à une formidable résistance. Les jeunes prisonniers furent ramenés sans peine à Felsen-Heim, et je leur assignai pour demeure la baie de la Délivrance, après avoir pris la précaution de leur faire couper le bout des ailes.

À peine les captifs étaient-ils en sûreté, que Fritz vit s'élever au-dessus des roseaux un long cou surmonté d'une tête couronnée de plumes brillantes, qu'il ne tarda pas à reconnaître pour appartenir à un héron royal. À l'instant même il lui jeta son lacet, dirigeant en même temps le caïak vers le marécage, pour y trouver un point d'appui contre les efforts désespérés de l'animal. Toutefois la pression du lacet, qui menaçait de lui serrer le cou outre mesure, rendit bientôt l'oiseau si docile, qu'il ne fut pas difficile de s'en emparer et de le mettre hors d'état de nuire. Après cet exploit, Fritz continua de ramer vers une place où il pût commodément opérer son débarquement.

Tandis que la petite troupe était rassemblée autour de son butin, le considérant avec un œil de satisfaction, ils virent tout à coup sortir du marécage un animal de grande taille, qu'une prompte fuite déroba bientôt à leurs regards. D'après leur description, c'était un animal de la grosseur d'un jeune poulain, de couleur brune, et qu'ils auraient pris volontiers pour un rhinocéros s'il avait eu la corne sur le nez. Selon toute apparence, c'était le tapir d'Amérique, animal inoffensif, qui aime le voisinage des grandes rivières.

Jack et Franz, n'ayant pu le suivre dans le taillis où il s'était réfugié, retournèrent à Waldeck avec les prisonniers, tandis que Fritz continua quelques instants une poursuite inutile.

Au moment où les deux enfants approchaient de Waldeck, ils aperçurent une troupe de grues qui vinrent s'abattre au milieu de la rivière. S'armant aussitôt d'arcs, dont Jack s'était muni pour cette expédition, ils se dirigèrent vers les grues, occupées à se régaler de notre grain.

Leurs flèches étaient taillées sur le modèle de celles dont les Groënlandais se servent pour la chasse des oiseaux de mer; seulement, au lieu de pointes, elles étaient garnies de cordelettes enduites de colle à poisson. Lorsque ces flèches atteignaient un oiseau dans son vol, elles demeuraient attachées au plumage, de manière à le priver de l'usage de ses ailes, et l'animal tombait alors vivant entre les mains du chasseur.

À l'aide de cette arme de leur invention, les jeunes archers eurent le bonheur de s'emparer des trois ou quatre plus beaux oiseaux de la troupe. Fritz, au retour de sa chasse merveilleuse, ne put s'empêcher de regarder avec envie la bonne fortune de ses frères. Saisi d'une noble émulation, il sauta sur son fusil, et, l'aigle au poing, il se glissa dans le bois, accompagné des chiens.

Au bout d'un quart d'heure, les chiens firent lever une troupe d'oiseaux de l'espèce des faisans, dont une partie prit son vol vers la plaine, tandis que le reste chercha une retraite dans les branches des arbres voisins. L'aigle fut lancé sur les fuyards, qui cherchèrent dans l'herbe ou dans le taillis un asile contre ses redoutables serres. Un des traînards devint la proie du roi des airs, et un second tomba vivant entre les mains de Fritz. Ce dernier, le plus beau de la troupe, se distinguait des autres par une queue de deux pieds de long, composée de plumes variées. Le reste du plumage, moitié rouge et moitié noir, tenait le milieu entre le faisan et l'oiseau de paradis, et le prisonnier fut reconnu pour le moenura superba de la Nouvelle-Hollande.

Les chasseurs firent un repas frugal composé de pécari fumé, de cassave et de quelques fruits. Ils avaient aussi une bonne provision de pommes de terre cuites sous la cendre. Quant au pemmikan si laborieusement préparé, il fut reconnu dès les premières bouchées tout à fait indigne de sa réputation, et abandonné aux chiens, qui s'en régalèrent.

Vers le soir, la petite troupe fit une provision de riz pour la journée du lendemain, et un second sac fut rempli de coton qui était demeuré aux arbres. Ils voulaient le porter à Prospect-Hill, où leur intention était de faire une visite pour remettre tout en ordre dans l'habitation.

Fritz n'oublia pas d'emporter quelques noix de coco et une petite provision de vin de palmier, afin de donner une leçon aux singes de Prospect-Hill. Pour obtenir l'un et l'autre, la petite troupe se mit en devoir d'abattre deux palmiers à la manière des Caraïbes.

Au récit de cette conduite barbare, je me récriai sur la folie de sacrifier les fruits de l'avenir à un avantage d'une minute; mais les enfants m'assurèrent qu'ils avaient eu soin d'enfouir au moins huit à dix noix de coco comme compensation pour l'avenir, et je dus me contenter de cette excuse, en ayant soin de recommander que dorénavant on ne s'avisât pas de commettre une pareille déprédation sans mon commandement exprès.

Maintenant je laisse faire à Fritz le récit de la journée suivante, passée à Prospect-Hill, où la petite troupe s'était rendue avant midi.

FRITZ. «À peine arrivés au milieu de la forêt de pins, nous fûmes accueillis par une troupe de singes qui nous accablaient d'une grêle de pommes de sapin plus fatigante que dangereuse.

«Comme l'attaque se prolongeait, nous jugeâmes à propos d'y mettre un terme au moyen de quelques coups de fusil chargés à petit plomb ou à chevrotines. Intimidé par la chute de deux ou trois des plus obstinés tirailleurs, le reste de la troupe quitta les sapins pour se réfugier au sommet des palmiers, qui semblait leur promettre un asile plus sûr.

«La lisière de la forêt, que nous venions enfin d'atteindre, se terminait par un champ de millet sauvage dont les tiges, de huit à dix pieds de haut, portaient un épi de grains rougeâtres ou d'un brun foncé. Je ne vis pas sans étonnement que certaines places étaient dévastées comme si la grêle y eût passé. Je ne tardai pas à m'apercevoir que nous nous trouvions à droite de notre véritable route; il fallut donc appuyer à gauche jusqu'à ce que les hauteurs de Prospect-Hill commençassent à se dessiner à nos regards satisfaits. En arrivant à ce but désiré, notre première précaution fut de décharger le chariot, après quoi nous nous mîmes en devoir de visiter l'habitation, horriblement maltraitée par nos infatigables ennemis les singes.

«Toute l'après-midi fut employée à nettoyer, à balayer et à laver: aussitôt que la cabane eut été rendue habitable pour la nuit, elle reçut nos sacs de coton et nos peaux d'ours. Et, à ce propos, chers parents, voici l'instant de m'excuser relativement aux peaux d'ours, que nous avons emportées sans permission, il est vrai, mais dans la pensée que nous aurions votre compagnie, et que ce serait pour vous une surprise agréable de les trouver le soir toutes prêtes à vous recevoir.

«J'ai encore à demander grâce pour une expérience que je me suis hasardé à faire avec la gomme d'euphorbe, dont j'avais emporté une petite provision sans rien dire. Dans mon indignation contre les singes, j'avais résolu de leur infliger un châtiment exemplaire, et de les attaquer cette fois avec l'arme terrible du poison. Je sentais bien que mon projet pourrait vous déplaire; mais j'avais réfléchi en même temps que, puisqu'on se sert du poison contre les rats et les souris, il devait bien m'être permis d'en faire usage contre cette race malfaisante, afin de l'anéantir, ou du moins de lui ôter l'envie de revenir attaquer nos plantations.

«En conséquence de mon plan, nous nous mîmes en devoir de préparer un certain nombre de cocos et de calebasses, que je fis remplir de lait de chèvre, de vin de palmier et de farine de millet: chaque vase reçut la dose de poison que je crus nécessaire à la réussite de mon projet. Des vases furent ensuite attachés çà et là aux branches des jeunes arbres ou aux troncs abattus, de manière à offrir une proie facile à nos ennemis.

«Ces préparatifs nous avaient occupés jusqu'à la nuit tombante. À l'instant où nos bêtes à cornes venaient de s'étendre sur le sol pour se préparer au repos, nous aperçûmes à l'horizon une lueur subite, semblable à celle que produirait l'incendie d'un vaisseau en pleine mer. Notre curiosité fut si fortement excitée, que nous ne fîmes qu'un saut de la cabane à la pointe la plus élevée du cap de la Déception. À peine avions-nous atteint le sommet, que la flamme s'était élevée sur l'Océan, et nous vîmes le disque de la lune qui montait à l'horizon avec une lenteur majestueuse. On eût dit qu'un pont de feu s'étendait entre les rayons de l'astre nocturne et le rivage de l'Océan, tandis que le murmure mélodieux des flots venait interrompre le calme du soir, et que chaque vague semblait apporter jusqu'à nos pieds le pâle reflet de l'astre silencieux.

«Après le premier moment d'une surprise occasionnée par notre erreur, nous demeurâmes longtemps en contemplation devant cet admirable spectacle de la nature. Un silence solennel enveloppait la terre et l'Océan; tout disposait l'âme à la prière et à la méditation. Tout à coup le repos de l'air fut troublé par les sons les plus étranges qui eussent jamais frappé mon oreille. Des mugissements se firent d'abord entendre à nos pieds, sur la pointe du cap et le long du banc de sable qui s'avance vers la pleine mer. Nous ne tardâmes pas à entendre, à notre droite, les hurlements des chacals, au delà du fleuve et de la grande baie, et nos chiens y répondirent bientôt par des aboiements furieux. Enfin, du côté de l'Écluse, et dans l'éloignement, il s'élevait comme un hennissement prolongé de chevaux, que je reconnus pour le cri de l'hippopotame. Mais ce qui excita notre terreur au plus haut degré, ce fut un long gémissement, que nous ne pûmes hésiter à reconnaître pour le cri de l'éléphant ou le rugissement du lion.

«Nous n'étions rien moins que rassurés, et nous nous hâtâmes de reprendre sans bruit le chemin de Prospect-Hill. Au moment où nous en approchions, il s'éleva un nouveau concert de la forêt voisine. C'étaient des chœurs étranges, interrompus de minute en minute par des pauses solennelles, et reprenant ensuite avec une nouvelle fureur. Il ne me fut pas difficile de reconnaître que la musique partait des gosiers harmonieux de nos amis les singes. Alors j'attachai les chiens devant la porte de la cabane, afin qu'ils ne se jetassent pas sur l'ennemi avant le temps, et de peur que le poison ne leur jouât un mauvais tour, comme aux chats qui avalent des souris tuées avec de l'arsenic.

«La nuit fut loin d'être tranquille, car les singes s'approchèrent plus d'une fois de la cabane, et à chaque instant notre sommeil était troublé par les aboiements de nos fidèles gardiens. Vers le matin, le calme se rétablit peu à peu, et nous permit de jouir de quelques heures d'un sommeil profond. Lorsque mes yeux s'ouvrirent, le soleil était déjà sur l'horizon depuis longtemps. Sans entrer dans le détail du spectacle de désolation qui frappa nos regards, il suffit de dire que mes pièges avaient eu un plein succès. Nous nous hâtâmes aussitôt de faire disparaître les cadavres et les vases funestes. Les premiers furent chargés sur le chariot et jetés à la mer; les seconds furent mis en pièces et les morceaux jetés çà et là, afin de prévenir tout accident fâcheux.

«C'est alors que nous trouvâmes le temps de dépêcher un troisième messager à Felsen-Heim pour vous porter les nouvelles de cette matinée et du jour précédent. C'est Jack qui rédigea la missive, dans le style pompeux et oriental que vous lui connaissez:

«Prospect-Hill, entre la neuvième et la dixième heure du jour.

«Le caravansérail de Prospect-Hill est rétabli dans son ancienne splendeur. Le travail nous a coûté bien des peines, et bien du sang à nos ennemis. Némésis prépara pour la race maudite la coupe empoisonnée, et les flots de l'Océan ont englouti ses débris. Le soleil, à son lever, éclaire notre départ; le soleil, à son coucher, sera témoin de notre arrivée à l'Écluse.—Valete

Ici je reprends la parole pour raconter l'effet produit sur nous par cet épître laconique. Nous rîmes de bon cœur de la pompe du style, et, bien que l'allusion à Némésis demeurât une énigme pour nous, toutes nos inquiétudes se trouvèrent calmées par l'annonce du triomphe des voyageurs et de la continuation de leur marche, de sorte que nous attendîmes avec sécurité le retour de la caravane, ou l'arrivée d'un nouveau message.

Mais la face des choses changea complètement quelques heures après par l'arrivée d'un second message, porté sur les ailes du vent. Cette missive inattendue éveillait déjà nos inquiétudes; mais le trouble fut à son comble lorsque nous eûmes lu ce qui suit:

«Le passage de l'Écluse est forcé; tout est détruit jusqu'à Zuckertop; la cabane est renversée, la plantation de cannes est anéantie, et le champ de millet dévoré. Hâtez-vous d'accourir à notre secours. Nous n'osons ni reculer ni avancer, bien que jusqu'à présent nos personnes n'aient couru aucun danger.»

On peut facilement imaginer si ce message me mit sur pied. Sans perdre une minute, je courus seller ma monture, après avoir recommandé à la mère et à Ernest de me suivre le lendemain matin avec le chariot et les provisions nécessaires pour une longue halte. Au bout de deux minutes je courais au galop sur la route de l'Écluse.

Ce train ne pouvait durer toute la route, et de temps en temps il me fallait retenir ma monture, afin de ne pas la mettre sur les dents. Toutefois ma hâte était si grande, que je ne mis pas trois heures et demie à faire une route de cinq à six heures. Aussi arrivai-je près de nos voyageurs plus tôt que je n'étais attendu, et je fus reçu avec un long cri de joie. Mon premier soin avait été de me porter sur le lieu du dommage, et je reconnus avec douleur que le récit des enfants n'avait rien d'exagéré. Les jeunes arbres de notre barricade étaient brisés comme des roseaux, et les troncs qui soutenaient notre hutte d'été n'avaient plus une branche ni une feuille. Dans la forêt de bambous, tous les jeunes rejetons étaient arrachés ou dévorés. Mais nulle part la désolation n'était plus complète que dans la plantation des cannes à sucre, où il ne restait pas une tige debout. Aux traces que les ennemis avaient laissées de leur passage je reconnus que le désordre était dû à une troupe d'éléphants ou d'hippopotames.

Au reste, l'examen le plus attentif ne put me faire découvrir aucune trace de bêtes féroces. Je remarquai seulement quelques empreintes plus petites que les premières dans la direction de l'Écluse au rivage. J'en conclus que c'était la trace de l'hyène tuée par les chasseurs le premier jour de leur expédition.

Nous nous occupâmes sans retard de dresser la tente, et je fis rassembler une grande provision de bois pour les feux de la nuit. Elle ne fut rien moins que tranquille, de notre côté du moins, car Fritz et moi nous passâmes plus de cinq heures à veiller autour de notre foyer. Toutefois aucun ennemi ne se montra, et nous atteignîmes le lever du soleil sans accident.

Vers le milieu du jour, Ernest et sa mère étant arrivés avec le chariot et les provisions, nous commençâmes nos préparatifs pour une halte de quelque durée. Notre premier soin fut d'entreprendre la réparation de toutes les fortifications de l'Écluse. Je m'abstiendrai d'entrer dans les détails de ce travail, qui nous occupa un mois entier.

Cette œuvre pénible fut entremêlée d'occupations moins importantes. La mère avait le département de la volaille et de la cuisine; j'étais chargé de rassembler une provision de terre a porcelaine; Fritz faisait des excursions dans son caïak; Ernest et Jack tentaient quelques promenades peu importantes dans les bois d'alentour; enfin Franz travaillait activement à la peau d'hyène, et il ne tarda pas à me la livrer en état de recevoir sa dernière préparation, travail que j'entrepris avec plaisir pour cet aimable enfant.


CHAPITRE XIX

Le cacao.—Les bananes.—La poule sultane.—L'hippopotame.—Le thé et le câprier.—La grenouille géante.—Terreur de Jack.—L'édifice de Falken-Horst.—Le corps de garde dans l'île aux Requins.

Les fortifications de l'Écluse étaient finies, et nous ne songions pas au retour. Il fallut s'occuper maintenant de la construction d'une habitation dans le voisinage. Sur la demande de Fritz, elle fut bâtie à la manière des huttes d'été du Kamtchatka. Nous avions remarqué quatre gros arbres disposés en carré parfait à une distance de douze à treize pieds l'un de l'autre. Je crus les reconnaître pour une espèce de platane, et leur tronc était entouré de vanille grimpante.

Les quatre troncs furent unis, à la hauteur d'environ vingt pieds, par une charpente en bambous. La façade du côté de l'Écluse fut percée de deux étroites fenêtres en forme de meurtrières. Le toit, terminé en pointe, était recouvert d'écorce. L'escalier était une longue poutre avec des entailles de chaque côté, comme on en voit quelquefois dans les navires. Cette poutre, fixée sur une seconde en saillie de la muraille, pouvait s'élever ou s'abaisser à volonté.

Au-dessous de la cabane, les quatre arbres furent encore réunis par une palissade de quatre à cinq pieds de hauteur, de manière à former une espèce de basse-cour où nous pourrions parquer quelques pièces de bétail ou enfermer la volaille.

Enfin l'espace intermédiaire entre la palissade et le plancher de la cabane fut rempli par une espèce de grillage en bambous. Pour compléter l'œuvre, je fis orner l'extérieur de quelques dessins à la chinoise, et comme nous avions laissé debout toutes les branches qu'il avait été possible d'épargner, notre cabinet de verdure ne ressemblait pas mal à un nid d'oiseau caché au milieu du feuillage.

Au reste, notre nouvelle construction nous rendit un service important en recevant les prisonniers ailés, qui commencèrent par s'accommoder fort peu des étroites limites de leur prison, mais auxquels le voisinage de notre demeure eut bientôt fait perdre une partie de leurs habitudes sauvages.

Les excursions de nos jeunes chasseurs dans les environs nous procuraient de temps en temps quelques nouvelles découvertes. Un jour, Fritz rapporta des bords du fleuve quelques fruits qu'il prenait pour une espèce de concombre, mais dont le goût étrange déconcerta toutes ses connaissances en botanique. Je ne tardai pas à reconnaître dans les plus gros de ces fruits le précieux cacao, et dans les plus petits, la banane, si utile et même si indispensable dans bien des contrées. Au premier abord, ces précieuses productions flattèrent peu notre goût; car le cacao possède une saveur si amère, que nous fûmes presque tentés de le jeter. Les bananes, malgré leur fadeur, nous parurent plus savoureuses.

«Voici quelque chose de singulier! m'écriai-je après cette expérience, et je ne sais s'il faut s'en prendre à l'excessive délicatesse de notre goût si nous ne prisons pas mieux ces fruits, si estimés. Dans les colonies françaises, la bouillie de cacao passe pour un mets très-recherché, lorsqu'elle est mélangée de sirop et de fleur d'oranger. Quant à l'amande, qui nous paraît si amère, c'est elle qui, séchée, épluchée, rôtie et pilée, forme la base de ce chocolat que nous aimons tant. Il en est de même des bananes, qui sont des fruits d'une délicatesse exquise. Il est vrai qu'on ne les mange qu'épluchées et rôties, ce qui leur donne un goût analogue à celui de l'artichaut.

—Il me parait prudent, dit alors ma femme, de prendre les deux fruits sous ma garde spéciale, afin de leur faire subir la préparation convenable, et d'en placer les semences dans mon jardin.

—Pour aujourd'hui la chose est impossible, lui répondis-je, car les fèves de cacao ont besoin d'être mises en terre immédiatement après leur séparation du fruit; quant aux bananes, elles se reproduisent par boutures. Avant notre départ, Fritz aura soin d'aller cueillir quelques amandes fraîches et un certain nombre de rejetons qui répondront parfaitement à ton désir.»

La veille du départ, Fritz reçut la commission de rapporter à sa mère les deux articles en question, et de s'emparer en même temps d'un certain nombre d'échantillons des autres productions du rivage. Après avoir pris congé de nous, il monta sur son caïak, traînant à sa remorque un léger radeau de bambous, plus propre encore à la nature de son entreprise. Le radeau était construit dans le genre de ceux qui sont en usage chez quelques peuplades de la Californie.

Le soir, j'eus lieu de constater l'avantage de cette invention; car Fritz ramena le radeau si chargé, qu'il plongeait à demi dans l'eau, laissant sa cargaison flotter à la surface.

Les trois enfants furent bientôt sur le rivage, et chacun prit joyeusement sa part des trésors que ramenait la flotte. Ernest et Franz rapportèrent leurs fardeaux à la cabane, tandis que Fritz chargeait sur les épaules de Jack un grand sac tout dégouttant d'eau, et dans lequel se faisait entendre un étrange tumulte. Jack commença par s'enfoncer derrière un buisson qui le dérobait à mes regards, puis il entr'ouvrit le sac avec curiosité, de manière à pouvoir jeter un coup d'œil dans l'intérieur; mais il le referma aussitôt avec un cri d'effroi.

«Oh! oh! s'écria-t-il, voici d'étranges hôtes. Grand merci, mon cher frère, d'avoir songé à ma commission!»

En achevant ces mots, Jack déposa le sac avec précaution dans un lieu caché, en ayant soin que la partie inférieure demeurât plongée dans l'eau, et il le reprit avec tant de mystère au moment du départ, que nous ne fûmes informés que plusieurs heures après des étranges motifs de sa conduite.

Fritz sauta à terre le dernier avec un grand oiseau auquel il avait lié les ailes et les pattes, et il vint nous montrer sa capture avec un sourire de triomphe. Je ne tardai pas à reconnaître dans cet oiseau la poule sultane de Buffon. Cet animal, de l'espèce des poules d'eau, a les jambes et les cuisses d'un beau rouge, la plus grande partie du corps d'un violet éclatant, le dos vert foncé, et le cou brun clair. Ses habitudes sont d'une telle douceur, qu'il est facile de l'apprivoiser. Ma femme avait bonne envie de se plaindre de l'accroissement continuel de sa basse-cour; mais la beauté du nouveau venu la désarma, et elle ne put s'empêcher de la recevoir avec plaisir parmi les animaux confiés à sa garde.

Fritz nous fit alors le récit de son expédition le long du fleuve, décrivant pompeusement la fécondité de ses rives jusqu'à la naissance des montagnes voisines, et la majesté des épaisses forêts qu'il traversait dans son cours. Le ramage des oiseaux qui peuplaient les arbres du rivage avait failli le rendre sourd. Toutefois il avait remonté le fleuve jusqu'au delà de l'étang du Buffle, où il avait fait sa précieuse capture. À sa droite s'élevait une magnifique forêt de mimosas, où il avait aperçu quelques troupes d'éléphants, qui tantôt brisaient de jeunes arbres, tantôt se plongeaient dans les eaux du lac pour y chercher un asile contre les brûlants rayons du soleil. Quant au matelot et à son frêle esquif, ils ne l'avaient pas aperçu, selon toute apparence. Dans un autre endroit, ses regards avaient été frappés de l'apparition de deux belles panthères qui venaient se désaltérer dans les eaux profondes du fleuve.

«Pendant un instant, ajouta Fritz, j'éprouvai le plus violent désir d'essayer mon adresse sur cette magnifique proie; mais, en y réfléchissant, l'entreprise me parut trop dangereuse, et une inquiétude si vive finit par s'emparer de moi, que je ne songeai bientôt plus qu'à une retraite précipitée. Au même instant un argument de nouvelle espèce vint fortifier ma résolution. En effet, à environ deux portées de fusil devant moi, j'aperçus dans le fleuve un bouillonnement qui semblait annoncer la présence de quelque source souterraine. Un instant après, je vis s'élever au-dessus de l'eau, avec un mouvement lent, mais terrible, un animal monstrueux d'un brun foncé, qui me montra une rangée de dents formidables en faisant entendre un sourd mugissement dont je tremble encore. Je vous réponds que je ne me sentis nulle envie de l'attendre, et je regagnai le courant avec la rapidité d'une flèche. Mes deux rames avaient une telle activité, que la sueur me ruisselait sur tout le corps: je n'osai me retourner que lorsque je me crus hors de la portée du terrible animal. J'allai alors reprendre mon radeau, que j'avais attaché dans un enfoncement du rivage en partant pour remonter le courant, et je suis accouru ici par le plus court chemin, après avoir craint un instant de prendre une leçon d'histoire naturelle un peu trop complète, car je n'avais pas même un de nos chiens auprès de moi dans cette terrible rencontre.»

Tel fut en abrégé le récit de l'expédition de Fritz, et il nous donna à penser le reste du jour en nous apportant la certitude du voisinage d'ennemis formidables et nombreux; car dans le monstre du fleuve il était facile de reconnaître l'hippopotame. Toutefois je trouvai une consolation dans les précieuses découvertes qui avaient signalé cette dernière expédition, et surtout dans la riche collection de plantes que notre voyageur avait rapportée comme échantillon de la fertilité de ces rivages inconnus.

La journée que Fritz employa pour son expédition n'était pas demeurée inactive pour le reste de la famille. Nous avions fait tous nos préparatifs pour le départ du lendemain matin, ne laissant dehors que ce qui nous était indispensable pour la nuit et le repas du soir. Fritz proposa de retourner par eau avec son caïak, en doublant le cap de l'Espoir-Trompé et en suivant le rivage jusqu'à Felsen-Heim. Je lui accordai d'autant plus volontiers sa demande, qu'il s'était montré expert dans la navigation, et que je tenais beaucoup à fixer mes idées sur la possibilité d'établir un petit port au cap de l'Espoir-Trompé.

Le lendemain matin éclaira notre double départ; Fritz prit son chemin par eau, et nous par terre. Le hardi navigateur trouva la partie orientale du cap hérissée de rochers sauvages dont les profondeurs servaient de retraite à un peuple innombrable d'oiseaux de mer et d'oiseaux de proie. Au reste, les fentes des rochers, depuis la mer jusqu'au rivage, étaient couverts d'une forêt d'arbrisseaux odorants dont le parfum embaumait l'air. Les fleurs étaient petites et d'un blanc tirant sur le rosé, les feuilles en forme de cœur, et la tige hérissée d'épines. La partie sud du cap présentait un aspect tout aussi sauvage; seulement les masses de rochers offraient moins d'aspérités et d'excavations: toutefois il restait encore assez de place pour donner naissance à une forêt d'arbustes d'une espèce inconnue. Les fleurs en étaient blanches également, mais les feuilles plus frêles et plus allongées, presque semblables à celles de certaines espèces de cerisiers. Leur parfum, sans être bien prononcé, ne laissait pas d'être agréable.

Fritz avait eu soin de rapporter un rameau de chaque espèce, et, après quelques recherches, je n'hésitai pas à reconnaître dans le premier l'arbuste appelé câprier. La seconde me parut être une des deux espèces de l'arbre à thé, et cette présomption fut accueillie par la mère avec une satisfaction peu commune.

Jack, qui nous avait précédés d'une heure à Felsen-Heim, était venu heureusement à bout de baisser le pont-levis, et, toujours monté sur son autruche, il avait continué sa route jusqu'à l'étang aux Canards, où il avait déposé le sac mystérieux, la partie inférieure plongeant dans l'eau, selon les instructions formelles de son frère. Quant à Fritz, sa visite au cap le mit en retard d'une grande heure.

Le reste de la famille, ayant continué sa route sans aventure, ne tarda pas à arriver aux portes de Felsen-Heim. Nous nous hâtâmes de déballer tous nos trésors. Le grand nombre de nos volailles me donnait de sérieuses inquiétudes; car il était à craindre que, durant les absences répétées de la famille, il ne devînt funeste à nos récoltes. En conséquence, j'ordonnai un partage prudent. La moitié de la basse-cour, et entre autres les nouveaux venus, comme les grues et les poules du Canada, reçurent pour demeure les deux îles voisines de notre habitation. Les cygnes noirs, la poule sultane et le héron royal, avec le reste de la volaille, furent placés près de nous dans l'étang aux Canards, et habitués à notre voisinage par de légères friandises. Nos vieilles outardes conservèrent le privilège de demeurer dans les alentours de la maison, et d'assister au repas de la famille toutes les fois qu'elle le prenait en plein air. Ces sages dispositions m'occupèrent environ deux heures, durant lesquelles la cuisinière nous prépara le repas, et qui donnèrent à Fritz le temps d'arriver à Felsen-Heim.

Vers le soir, tandis qu'assis tranquillement à la porte de notre demeure, nous écoutions le récit de l'expédition maritime de notre grand navigateur, nous entendîmes du côté de l'étang aux Canards un long et sauvage hurlement assez semblable au roulement éloigné du tonnerre, ou aux mugissements de deux taureaux en fureur. Nos chiens se dressèrent avec effroi, et nos deux dogues, à la chaîne dans ce moment, unirent bientôt leurs voix à ce redoutable concert.

Je sautai à l'instant hors de ma place, en ordonnant à Jack de courir me chercher mon fusil. Ma femme, Ernest et Franz manifestèrent la terreur la plus vive, tandis que Fritz, ordinairement si prompt à courir aux armes, restait paisiblement appuyé à une des colonnes de la galerie, avec un imperceptible sourire. Son attitude ne contribua pas peu à calmer mes craintes, et je me rassis en disant: «C'est peut-être le cri d'un butor ou d'un des cochons du marécage, que l'écho renvoie si terrible à nos oreilles. Il est donc prudent de ne rien précipiter.

—Peut-être bien aussi, reprit Fritz, est-ce une sérénade de grenouilles géantes de maître Jack, qui porte au Cap le nom d'opplaser, si j'ai bonne mémoire, et qui ont la réputation de posséder une voix respectable.

—Ah! ah! répondis-je, c'est un tour de notre héros. Voilà donc le motif de sa contenance mystérieuse durant le chemin et de son empressement à nous prévenir à Felsen-Heim! Il va se trouver un peu déconcerté de voir son espièglerie si mal réussir. Que tout le monde prenne un air de profonde terreur lorsqu'on le verra s'approcher.»

On ne se le fit pas répéter deux fois, et ma petite comédie eut tout le succès désiré. Chacun courut aux armes, tandis que Fritz, les yeux hagards et la démarche tremblante, s'écriait du plus loin qu'il aperçut son frère: «Je l'ai vu enfin, le gaillard!—Quoi? qui? demanda Jack.—Un magnifique couguar, lui répondit son frère. Quel hurlement il a poussé en faisant son terrible bond!—Où donc cela? reprit Jack à voix basse.—Dans l'étang aux Canards, continua Fritz, mais il a pris la fuite en apercevant les chiens, et je le crois maintenant caché dans les marécages.

—Voulez-vous aller l'attaquer maintenant? demanda Jack.

—Sans doute, répondis-je à mon tour, sa peau nous fera une couverture, et comme je remarque avec plaisir que tu as pris une arme pour toi, tu vas nous accompagner à l'étang.

—Il paraît, se dit maître Jack à lui-même que je n'étais pas aussi sûr de mon fait que je l'avais cru d'abord.

—Alerte! m'écriai-je; Fritz et Jack vont conduire les chiens à l'ennemi; Franz et moi nous formerons le corps de bataille, et l'arrière-garde se composera d'Ernest et de sa mère.»

Jack, entièrement déconcerté, se glissa du côté de son frère Ernest, et lui demanda d'une voix tremblante: «Qu'est-ce que c'est que le couguar?

—C'est le tigre d'Amérique, appelé Felis concolor, animal....

—En voilà bien assez, s'écria le pauvre Jack, je ne reste pas une minute de plus.»

À ces mots, il prit la fuite avec une telle rapidité, que la poussière volait par tourbillons sous ses pas. Fritz eut beau le rappeler, quoique étouffant de rire, notre héros ne se tourna pas même avant d'avoir atteint la porte de notre habitation. Au bout de quelques minutes nous vîmes sa tête apparaître à une des fenêtres de la galerie qu'il avait choisie comme poste d'observation. Alors nous donnâmes carrière à notre gaieté, plaisantant sans pitié le pauvre garçon de s'être laissé prendre ainsi au piège qu'il nous avait préparé.

Nous entendîmes quelque temps encore le bruyant concert des nouveaux hôtes de l'étang, dont la nature n'était plus douteuse depuis que Fritz nous avait raconté qu'ayant rapporté de sa dernière expédition deux grenouilles géantes, il les avait abandonnées à son frère, sur le vif désir que celui-ci en témoigna.

Ernest me demanda si la grenouille géante et l'opplaser nommé par Fritz ne font qu'une seule et même espèce.

Après avoir réfléchi quelques instants, je lui répondis que la première espèce est originaire d'Amérique, où elle atteint souvent la grosseur d'un lapin; tandis que la seconde habite le Cap, où pendant les chaleurs elle fait entendre tout le jour, et souvent toute la nuit, son cri aigu et prolongé; mais que je ne pouvais me rappeler si l'animal en question est une véritable grenouille, ou bien une espèce de cigale. J'ajoutai, en terminant, que le voisinage de pareils musiciens était fort peu de mon goût, attendu que la curiosité du premier moment ne tarderait pas à se changer en fatigue et en ennui; mais que, du reste, on pouvait les laisser en repos, parce que je comptais sur le héron pour leur imposer bientôt un silence éternel.

Quelques jours après notre retour, lorsque nous fûmes un peu débarrassés des occupations qu'avait entraînées notre dernier voyage, la bonne mère me pressa de tourner notre activité vers le vieux palais d'été de Falken-Horst, afin de ne pas le laisser tomber en ruines avant qu'il fût achevé. Je souscrivis d'autant plus volontiers à sa demande, que je pensai qu'il nous serait avantageux d'entretenir les deux habitations dans une égale prospérité. Toute la famille se mit donc en route pour Falken-Horst. Toutefois je dus accorder aux enfants la permission pour deux d'entre eux de s'occuper de la construction d'un lèche-sel. Il fut bientôt achevé, et nous procura l'avantage de passer en revue sans être aperçus les habitants des forêts qui venaient le visiter, et de choisir parmi eux ceux que nous voudrions chasser.

À Falken-Horst, les constructions ne marchèrent pas moins rapidement, eu égard à la faiblesse de nos ressources. Les souches inférieures, dépouillées de leurs branches, furent recouvertes d'une couche de terre battue en forme de terrasse, et revêtues ensuite d'une couche de goudron et de poix résine. La partie supérieure de notre construction fut revêtue d'une muraille d'écorce avec une petite galerie des deux côtés. Les deux faces demeurées ouvertes étaient garnies de treillages; de sorte que ce nid sauvage devint une habitation commode et agréable à l'œil.

À ces embellissements se joignit l'exécution d'une pensée que Fritz ne se lassait pas de remettre sur le tapis, et qui n'était pas à négliger pour la sûreté de la colonie. Il s'agissait de la construction d'un corps de garde et de l'établissement d'une batterie formidable composée d'une pièce de quatre sur la pointe la plus élevée de l'île aux Requins. Il m'en coûta bien des peines et des efforts d'imagination pour amener la pièce de canon à la place qu'elle devait occuper. J'en vins à bout au moyen d'un ingénieux cabestan de mon invention. Enfin la batterie fut élevée, et la bouche de canon tournée du côté de la pleine mer. Un corps de garde de planches et de bambous, d'une construction légère, occupait les derrières de la batterie. À une distance de quelques pas s'élevait un mât garni d'un cordage destiné à hisser un pavillon qui devait être blanc dans les circonstances ordinaires, ou rouge en cas d'apparitions suspectes ou de tentatives hostiles.

Pour célébrer l'achèvement de cette laborieuse entreprise, qui nous avait coûté deux mois de travail, le pavillon fut hissé au haut du mât en grande cérémonie, et nous saluâmes son apparition de six coups de canon, qui retentirent de rocher en rocher jusqu'aux portes de Felsen-Heim.


CHAPITRE XX

Coup d'œil général sur la colonie et ses dépendances.—La basse-cour.—Les arbres et le bétail.—Les machines et les magasins.

Je considère avec une sorte d'effroi la longue suite des chapitres que je viens d'achever pour retracer l'histoire de ma famille sur la terre d'exil.

«Comment! dois-je me demander, ta chétive histoire a déjà rempli l'espace nécessaire à un livre entier de la grande chronique du monde! Et quelle importance peut-elle avoir pour la continuer dans le même système?—Il est temps de t'arrêter, me crie la conscience; car à toute chose ici-bas il faut un terme et une mesure.»

En effet, il doit être fastidieux pour le lecteur le plus bénévole (si jamais ce journal est destiné à en avoir d'autres que ceux qui y jouent un rôle) de suivre pas à pas les épisodes sans intérêt d'une vie uniforme, d'écouter nos récits de chasses et de voyages, de découvertes et d'inventions, souvent sans importance. Il suffit que chacun puisse saisir l'idée fondamentale du livre, qui a pour but de montrer comment la vie de famille pieuse et active peut développer les facultés d'un jeune homme et le mettre en état de jouer son rôle dans la grande société humaine, où sa place est marquée par la Providence. Peut-être aussi les tableaux naïfs de notre vie d'exilés auront-ils pour résultat d'appeler l'attention sur les bienfaits sans nombre du Créateur, qui permettent à l'homme de mener sans effort une vie paisible et salutaire; car il n'y a rien dans la nature dont la constance de l'homme et sa ferme volonté ne puissent tirer un parti avantageux pour lui-même et pour ses semblables.

Toutefois, afin de ne pas arriver par une transition trop brusque au dénouement de cette histoire, je vais commencer par jeter un coup d'œil en arrière sur les dix années écoulées depuis notre arrivée sur cette plage déserte, en mentionnant quelques circonstances et quelques aventures nouvelles. Et je commencerai par faire observer que, malgré le développement précoce de ma jeune famille, mes enfants avaient conservé quelque chose de naïf qu'on aurait vainement cherché chez des Européens de leur âge.

Ceux qui prennent intérêt au destin de la jeune famille apprendront volontiers de quelles voies divines se servit la Providence pour nous tirer de notre exil et nous rendre à la société des hommes. C'est dans la dixième année de notre temps d'épreuves que la miséricorde de Dieu s'abaissa sur nous pour nous récompenser au delà de nos mérites. Puisse l'avenir ne pas nous réserver de nouvelles traverses ou quelque fardeau de douleur au-dessus de nos forces!

Le lecteur sait déjà que nous habitions une des contrées privilégiées du globe. Nos demeures principales, Felsen-Heim et Falken-Horst, étaient commodes, saines et agréables. Felsen-Heim, qui renfermait d'excellents magasins, nous servait de résidence d'hiver, ou, si l'on veut, de palais royal. Falken-Horst était notre maison de plaisance pour la belle saison; nous y avions construit des étables et des écuries pour la volaille et le bétail, et une demeure pour nos animaux domestiques. À quelque distance s'élevait notre colonie d'abeilles, dont le travail nous fournissait une provision de miel et de cire bien supérieure aux besoins de la famille. Une nombreuse troupe de pigeons d'Europe avait son habitation près de la nôtre, et chaque jeune couple trouvait un nid tout préparé pour déposer ses œufs. Pendant la saison des pluies, leur demeure était protégée contre l'humidité par un épais toit de paille.

Nos ruches ne nous donnaient d'autre peine que celle de venir faire la récolte du miel. La multiplication des abeilles s'opérait d'elle-même, sans autre travail de notre part que de venir préparer chaque printemps des ruches vides à recevoir un nouvel essaim. L'accroissement innombrable des abeilles n'avait pas tardé à attirer un grand nombre de guêpiers, petit oiseau friand de ces innocents animaux. Ces nouveaux hôtes nous firent d'abord grand plaisir; mais bientôt il fallut mettre un terme à leurs ravages. De légers filets disposés à l'entrée des ruches, en nous débarrassant de ces dangereux ennemis, nous fournirent une riche collection de mérops pour notre cabinet d'histoire naturelle.

Felsen-Heim n'avait pas reçu moins d'embellissements et de commodités. La galerie qui devait occuper toute la façade de l'habitation était achevée, et recouverte d'un toit soutenu par quatorze colonnes de bambous. Les colonnes étaient tapissées de vanille et de poivre grimpant, dont l'agréable feuillage serpentait avec grâce sur notre toit grossier. L'essai d'une treille nous avait mal réussi, à cause des rayons brûlants du soleil. Mais la place était si favorable à ces deux productions du tropique, qu'elles nous donnaient chaque année une abondante récolte de leurs fruits précieux.

La galerie couverte nous servait habituellement de lieu de repos et de réunion après notre travail de la journée. Il n'était pas rare de nous y voir prendre nos repas, ou tenir conseil sur nos occupations du lendemain, assis en cercle autour d'une fontaine dont l'eau rafraîchissante était reçue dans la grande écaille de tortue. L'autre aile de la galerie avait aussi sa fontaine, dont le superflu s'écoulait dans une tige de bambou, en attendant une seconde écaille semblable à la première. L'eau des deux fontaines, dirigée habilement par les canaux de bambous, allait arroser les plantations environnantes.

Toutes les dépendances de notre demeure avaient été rendues aussi agréables que nos faibles moyens nous le permettaient, et leur aspect champêtre formait un contraste romantique avec le rocher sauvage qui dominait toute la scène. L'espace compris entre notre demeure et la baie du Salut offrait une épaisse forêt d'arbres variés, les uns originaires d'Europe, les autres indigènes. L'île aux Requins n'était plus cet inculte banc de sable dont le triste aspect assombrissait le paysage de Felsen-Heim; couverte maintenant de cocotiers et de sapins, ses bords étaient protégés contre l'invasion des flots par un impénétrable rempart de mangliers. Au sommet de l'île apparaissaient le nouveau corps de garde et le mât surmonté de son pavillon flottant. Ce groupe, habilement disposé, venait interrompre de la manière la plus pittoresque la monotonie du paysage.

Les rivages du lac étaient animés tantôt par les cygnes majestueux au plumage de deuil, et tantôt par la troupe bruyante des oies au vêtement blanc comme la neige. Parmi les roseaux du rivage on apercevait de temps en temps la poule sultane, le flamant couleur de pourpre, le héron royal à la démarche triste et mélancolique.

L'espace contenu entre nos plantations et les buissons du rivage servait de promenade aux majestueuses autruches. Les grues et les outardes se tenaient généralement dans le voisinage de notre défrichement, tandis que le magnifique moenura allait se joindre à notre volaille, et que les poules du Canada erraient ça et là dans le taillis. Enfin nos beaux pigeons venaient se pavaner jusqu'à l'entrée de notre demeure: en un mot, nous nous trouvions entourés d'une vie si joyeuse et si calme, que notre cour, ainsi richement peuplée, semblait parfois une image du paradis terrestre.

Ce délicieux domaine était borné à droite par le ruisseau du Chacal, dont la rive élevée offrait un rempart si touffu de citronniers, de palmiers et d'aloès, qu'une souris aurait eu peine à y trouver passage. À gauche s'élevait une montagne inaccessible, dont les flancs recelaient la grotte de cristal; et l'étang aux Canards s'étendait entre le rocher et le rivage de la mer, de manière à rendre toute fortification inutile de ce côté. Sur les bords de l'étang j'avais fait faire une plantation de bambous, qui remplaçaient pour nous les roseaux.

Enfin les derrières de notre habitation étaient protégés par l'inaccessible chaîne de rochers qui isolait ce coin de terre de l'intérieur du pays. La seule issue de notre domaine par la terre ferme était le pont-levis du ruisseau du Chacal; encore avions-nous pris soin de le fortifier dans les règles, en le flanquant de deux pièces de six. Deux autres pièces du même calibre défendaient l'entrée de la baie; deux pièces de deux et une paire de pierriers avaient été disposées comme auxiliaires sur le pont de notre bâtiment de guerre, la fameuse pinasse.

L'espace compris entre la maison et le ruisseau du Chacal était occupé par nos jardins et nos plantations. Une palissade de bambous perpendiculaire à notre galerie s'étendait de la maison au ruisseau, pour protéger les plantations du seul côté où elles fussent accessibles. La petite vallée était arrosée dans toute son étendue par le courant d'eau qui venait alimenter nos moulins.

La fertilité toujours croissante de notre vallée ne tarda pas à y attirer une quantité de maraudeurs dont nous n'avions jusque-là remarqué la présence qu'à de longs intervalles. Dans le nombre il faut compter l'écureuil du Canada, qui ne manquait pas de nous rendre visite dans la saison des noix et des noisettes. Nos amandiers étaient peuplés d'aras et de perroquets, dont le cri désagréable forme un pénible contraste avec la beauté de leur plumage.

À ces principaux visiteurs se joignaient des nuées de petits oiseaux, grands amateurs de cerises, d'abricots et de raisins.

Dès les premiers temps de la colonie, nous avions besoin de tous nos efforts pour empêcher ces hôtes incommodes de faire la récolte pour nous, et tout notre attirail de pièges et de fils suffisait à peine à arrêter les dévastations. Notre dernière ressource fut encore la poudre et le plomb. Dans la suite, lorsque nos récoltes furent devenues plus abondantes, nous nous trouvâmes si riches, que nous pûmes désormais abandonner le superflu aux innocents maraudeurs, que nous ne détruisions qu'avec regret.

Le temps des fleurs n'attirait pas moins d'étrangers dans notre domaine que la saison des fruits. C'étaient des nuées d'oiseaux-mouches ou de colibris qui voltigeaient de fleur en fleur, en charmant nos regards de l'éclat varié de leurs couleurs. C'était un spectacle plein d'intérêt de voir ces petits animaux mettre en fuite des oiseaux dix fois plus gros qu'eux, se livrer la guerre entre eux, et signaler leur courroux contre les pauvres fleurs, lorsqu'un insecte ou quelque oiseau plus heureux leur en avait dérobé le nectar. Attirés par le parfum des fleurs dont nous avions orné à dessein les alentours de notre demeure, ces charmants oiseaux venaient suspendre leurs nids jusque dans les rameaux de vanille grimpante dont les festons se déroulaient avec grâce le long de notre toit.

Toutes nos plantations, et spécialement la noix muscade, commençaient à nous récompenser amplement de nos soins. Je les avais placées jusqu'à l'entrée de notre berceau, parmi quelques rejetons de bananiers, et leur parfum venait nous embaumer chaque soir à l'heure du repos. Ce voisinage ne tarda pas à attirer de nouveaux hôtes, et particulièrement deux espèces d'oiseaux de paradis encore inconnues, dont le plumage nous parut d'une rare beauté. Mais bientôt leur avidité et leurs cris discordants nous forcèrent d'employer un épouvantail pour les éloigner.

Nos deux espèces d'oliviers ne nous donnaient pas non plus occasion de nous plaindre. Les olives les plus grosses et les plus savoureuses étaient cueillies avant la maturité pour être salées et marinées. L'espèce amère était réservée pour le moulin.

Voulant faire de l'huile de noix et de l'huile d'olive, il nous avait fallu songer à la construction d'un pressoir et d'une meule. Cet important travail avait mis notre industrie à une rude épreuve; mais nous avions fini par en sortir victorieux.

La préparation du sucre avait aussi mis longtemps en œuvre les ressources de notre imagination. Je savais bien que tout l'appareil nécessaire se trouvait sur le vaisseau naufragé; mais il m'était impossible de me rappeler ce qu'il était devenu. Toutefois je finis par me souvenir que les chaudières avaient été employées comme magasin à poudre. Maintenant que nos chasses journalières les avaient débarrassées d'une partie de leur contenu, rien n'empêchait de les rendre à leur destination primitive. Après bien des recherches, je finis par découvrir aussi dans notre arsenal les trois cylindres métalliques nécessaires pour un moulin à sucre. Peu de journées suffirent pour remettre la machine en état, et nous possédâmes bientôt une raffinerie de sucre complète.

Au commencement nos deux exploitations étaient en plein air. Nous songeâmes bientôt à les entourer de murs et à les couvrir d'un toit de bambous, de manière que la saison des pluies n'arrêtât pas les travaux.

L'île aux Baleines n'avait pas reçu moins d'embellissements que l'île aux Requins. Nous y avions placé ce que je nommai plaisamment nos usines, c'est-à-dire la chapellerie et la fabrique de suif. Les ateliers se trouvaient derrière une saillie du rocher qui les mettait à l'abri des intempéries.

Au reste, toutes nos colonies étaient entretenues avec une égale sollicitude. Waldeck avait conservé sa plantation de cotonniers, et le marécage était devenu avec le temps une magnifique rizière dont le produit n'avait pas tardé à dépasser nos espérances.

Prospect-Hill n'était pas négligé. La famille s'y rendait chaque printemps pour faire la récolte des câpres et la provision annuelle du thé. Les feuilles de ce précieux arbuste étaient épluchées avec soin, séchées aux rayons du soleil, et renfermées aussitôt dans des vases de porcelaine, afin de conserver leur délicieux parfum. Un nouveau genre d'occupations nous rappelait à Zuckertop immédiatement avant la saison des pluies. Il s'agissait, d'une part, de faire la récolte de cannes à sucre, et, d'autre part, de recueillir le millet pour la nourriture de notre bétail. Le transport s'effectuait par mer au moyen de la chaloupe, et nous ne manquions pas, en passant, de rendre notre visite habituelle à l'île aux Baleines.

De Prospect-Hill nous avions coutume de faire une ou deux excursions jusqu'à l'Écluse, afin de visiter nos pièges et de nous assurer si les éléphants n'avaient pas forcé le passage. Nous allions ensuite avec la chaloupe explorer cette partie du rivage où Fritz avait découvert pour la première fois le cocotier et le bananier. À chaque voyage je ne manquais pas de rapporter une provision de terre à porcelaine pour les besoins sans cesse renaissants de notre ménage.

Lors de sa première excursion dans ces parages, Fritz avait remarqué les traces et entendu le cri d'un oiseau de l'espèce de la poule, ce qui nous avait donné l'idée d'y établir un piège à la manière des colons du Cap. L'entreprise eut un plein succès, et à chacune de nos visites nous trouvions une foule de prisonniers, qu'on apportait à Felsen-Heim pour les apprivoiser.

Nous profitions aussi de notre séjour à l'Écluse pour nous emparer des plus belles poules et des plus beaux coqs indigènes, dont je me servais ensuite pour améliorer nos races de volailles d'Europe. Si ma mémoire ne me trompe pas, ces magnifiques animaux doivent être originaires de Malacca ou de Java.

Nos animaux domestiques, dont, je n'ai pas encore parlé, s'étaient multipliés avec rapidité; mais, en fait de chiens, nous n'avions conservé qu'un rejeton du noble Joeger, qui promettait de devenir par la suite un excellent chien de chasse. Jack le nomma Coco; et comme nous ne pouvions nous empêcher de rire de ce nom bizarre, il nous reprit gravement, en faisant observer que le nom d'un chien doit être court et retentissant, afin de frapper au loin les échos des forêts et des montagnes. La lettre O étant la plus sonore des voyelles, doit être la plus chère au chasseur, et il s'en allait en criant à tue-tête: Ho! hollo! hio! Coco! de manière à nous étourdir les oreilles.

Chaque année la vache et le buffle nous avaient donné un veau; mais nous n'avions élevé que deux de ces animaux, un taureau pour le travail, et une vache pour le lait. La femelle reçut le nom de Blass, à cause de son éblouissante blancheur; et le mâle fut appelé Brull, en raison de sa voix retentissante. Tous deux furent dressés à la selle, au bât et à la voiture, ainsi que deux jeunes ânes, dignes rejetons de Rasch, qui portaient les noms pompeux de Pfeil et de Flinck.

Le reste du menu bétail s'était multiplié en proportion, de sorte que nous pouvions de temps en temps servir quelque pièce succulente sur notre table sans porter atteinte à la prospérité du troupeau.

Les lapins de l'île aux Requins étaient devenus si nombreux, qu'il fallut se décider à leur faire une chasse régulière. À différentes époques de l'année, nous détruisions à regret un certain nombre de ces intéressants animaux, dont les fourrures servaient à l'entretien de la chapellerie. Quant à la chair, elle était abandonnée aux chiens.

Nous n'avions eu garde d'oublier nos charmantes antilopes, dont la multiplication ne faisait que peu de progrès à cause de la rigueur du climat de l'île aux Requins. Toutefois leur accroissement nous permit bientôt de transporter un couple de ces gracieux animaux dans la cour ombragée de Felsen-Heim.

Quant à ma famille, elle était toujours, grâce à la Providence, pleine de force et de santé, à l'exception de quelques indispositions passagères. Ma femme éprouvait quelquefois des accès de fièvre assez violents; mais les enfants étaient d'une vigueur et d'une activité peu communes. Fritz, alors âgé de vingt-quatre ans, était d'une taille moyenne, mais forte et élégante; son teint coloré annonçait un tempérament vif et bouillant. Ernest, qui venait d'entrer dans sa vingt-deuxième année, était plus élancé, mais plus faible; sa taille, légèrement courbée, annonçait moins de vigueur, bien qu'un exercice continuel eût apporté de grandes modifications à son indolence naturelle. L'extérieur de Jack, alors âgé de vingt ans, annonçait plus de souplesse que de vigueur. On remarquait dans Franz un heureux mélange des qualités physiques et morales de ses trois frères: il avait la sensibilité de Fritz et d'Ernest; mais la finesse de Jack était devenue chez lui prudence, parce qu'en sa qualité de cadet il avait souvent été exposé aux malices de ses aînés. Tous quatre se montraient pleins d'honneur et de courage. Leur conduite était dirigée par la piété la plus sincère, sentiment sans lequel l'homme de bien lui-même ne saurait produire aucune œuvre grande et honorable.

Tel était l'état de notre colonie au bout d'un séjour de dix années, durant lesquelles nous n'avions aperçu d'autres figures humaines que les nôtres. Toutefois l'espérance d'être un jour rendus à la société des hommes ne nous avait pas encore abandonnés, et je ne laissais pas de l'entretenir avec sollicitude, comme le principal mobile de notre activité. Toujours mus par cette idée, nous avions fait de grandes provisions d'articles de commerce, afin d'en tirer parti dans l'occasion. Chaque année je faisais mettre de côté nos plus belles plumes d'autruche et une certaine portion de nos récoltes de thé et de cochenille, et déjà nous avions une portion assez considérable de noix muscades, d'essence et d'orange, d'huile de cannelle.

Cette prévoyance, peut-être exagérée, nous permettait de songer avec sécurité au jour de la délivrance, car ces articles devaient avoir pour nous une valeur considérable; mon seul regret était de voir diminuer nos munitions de jour en jour, malgré le sage et judicieux emploi que nous nous efforcions d'en faire.

Au reste, nous vivions satisfaits de notre sort, et chacun, en en reconnaissant les avantages, s'efforçait de conformer ses actions aux vues impénétrables de la Providence.


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