Le Robinson suisse ou Histoire d'une famille suisse naufragée
CHAPITRE XVI
La pinasse.—La machine infernale.—Le jardin potager.
Le lendemain matin, nous allâmes visiter nos poules; toutes étaient bien portantes, ainsi que notre singe, qui gambadait de toutes ses forces. Je commandai en conséquence de reprendre les travaux de boulangerie. «À l'œuvre! m'écriai-je, Messieurs, à l'œuvre!» et je distribuai à chacun les ustensiles nécessaires. Les noix de coco, les plaques de fer furent accaparées en un instant. Des brasiers s'allumèrent.
«Voyons qui fera le meilleur pain,» m'écriai-je. Comme mes enfants, tout en travaillant, ne se gênaient pas pour goûter, il nous fallut assez de temps pour en faire une provision. Mes fils bondissaient de joie, et ma bonne femme me demandait pardon, en riant de son incrédulité primitive. Le gâteau, mêlé au lait de notre vache, nous procura un des repas les plus délicieux que nous eussions faits dans cette île. Les pingouins, les oies, les poules et les singes eurent leur part du régal; car mes petits ouvriers avaient assez manqué et brûlé de gâteaux pour que nous pussions en faire une abondante distribution. J'éprouvais une envie démesurée de retourner au vaisseau; l'idée de la pinasse se présentait sans cesse à mon esprit, et je ne pouvais me résigner à abandonner aux flots une découverte aussi précieuse. Mais un voyage au vaisseau était toujours pour ma femme un sujet d'inquiétude, et ce ne fut qu'avec la plus grande peine que j'obtins d'elle d'emmener avec moi tous mes enfants, à l'exception du petit Franz, parce que j'avais besoin de beaucoup de bras. Je lui promis de revenir le soir même, et nous partîmes bien pourvus de manioc et de pommes de terre cuites, sans oublier nos corsets de liège, qui devaient, en cas de besoin, nous soutenir sur l'eau. Notre voyage jusqu'à la baie du Salut fut sans aucun événement; nous nous embarquâmes, et, comme je connaissais parfaitement l'espace à parcourir, nous arrivâmes bientôt au vaisseau.
Notre premier soin fut de porter sur notre embarcation tout ce que nous trouvâmes d'utile, afin de ne pas retourner les mains vides. Vint ensuite la grande affaire, le but unique du voyage, la pinasse. Je reconnus avec plaisir que toutes les parties en étaient si exactement numérotées, que je pouvais sans trop de présomption espérer de la reconstruire en y mettant le temps nécessaire. Mais comment la tirer de cet enclos de planches, qui nous présentait un obstacle insurmontable? Comment la lancer de là à la mer? Il nous fallait nécessairement la reconstruire sur place, et nos forces n'étaient pas suffisantes pour la transporter autre part. Cent fois je me frappai le front en me demandant ce qu'il y avait à faire, cent fois je restai sans réponse et sans expédient. Cependant, plus je considérais ces membres épars, plus je fus convaincu de l'utilité pour nous d'une chaloupe solide et légère qui remplacerait ce bateau de cuves, où nous n'osions presque pas nous hasarder sans nos corsets de liège.
Je m'en remis donc à la Providence pour trouver des moyens, et je commençai à élargir avec la scie et la hache l'enclos dans lequel la barque était renfermée. Lorsque le soir arriva, cet ouvrage pénible était loin d'être terminé; mais nous ne quittâmes le travail qu'en nous promettant bien de le reprendre le lendemain. Nous trouvâmes sur le rivage le petit Franz et sa mère. Elle nous prévint alors que, pour être plus près de nous, elle avait résolu de s'établir à Zelt-Heim tant que dureraient nos voyages au vaisseau. Je la remerciai tendrement de cette marque d'affection, car je savais combien peu elle aimait cette résidence, et nous étalâmes devant elle les provisions que nous avions recueillies: deux tonnes de beurre salé, trois de farine, des sacs de céréales, du riz, et une foule d'autres objets de ménage, qu'elle accueillit avec beaucoup de plaisir.
Il se passa une semaine avant que nos travaux fussent terminés; chaque matin nous quittions notre bonne ménagère, qui ne nous voyait plus que le soir: pour elle, elle allait de temps en temps à Falken-Horst chercher des pommes de terre, et nous la trouvions, à notre retour, guettant l'embarcation, assise sur quelque pointe de rocher.
Cependant la pinasse était entièrement reconstruite dans son enclos de planches; elle était élégante, même gracieuse; elle avait sur la proue un tillac, des mâts, une petite voile, comme une brigantine. On pouvait, à la voir, juger qu'elle marcherait bien, car elle devait tirer peu d'eau. Toutes les ouvertures avaient été calfeutrées et garnies. Nous avions même songé au superflu; car nous avions placé et assujetti à son arrière, avec des chaînes, comme sur les grands vaisseaux, deux petits canons.
Malgré tous nos soins, notre petit bâtiment restait immobile sur sa quille, et nous n'entrevoyions guère par quels moyens nous pourrions lui faire quitter le vaisseau pour le mettre à flot. Les parois du navire étaient si fortes en cet endroit, les planchers si longs et si épais, qu'il y eût eu folie de notre part à vouloir pratiquer une ouverture, à force de bras, jusqu'au milieu du vaisseau où elle se trouvait. Une tempête, un coup de vent pouvait d'ailleurs s'élever pendant cette longue opération et détruire en même temps vaisseau, pinasse et ouvriers. D'un autre côté, je ne pouvais supporter l'idée d'avoir essuyé tant de fatigues, d'avoir travaillé si longtemps, le tout inutilement. Mon désespoir même me suggéra un moyen; et, sans en rien révéler à mes fils, je me hasardai à le mettre à exécution.
J'avais trouvé un mortier de cuisine en fonte; j'y attachai une chaîne en fer; je pris ensuite une forte planche de chêne que je fixai au mortier par des crochets aussi en fer; j'y pratiquai une rainure avec un couteau, et dans cette rainure je passai un bout de mèche à canon assez long pour pouvoir brûler au moins deux heures. J'avais rempli le mortier de poudre avant de le couvrir avec la planche, et avant de rabattre sur les anses du mortier les crochets dont je l'avais garnie. Je calfeutrai de goudron les jointures, je croisai par-dessus la chaîne de fer en divers sens, et j'obtins ainsi une espèce de pétard dont l'effet pouvait répondre à mes espérances, mais dont je craignais les suites.
Je le suspendis alors dans l'enclos de la pinasse, en calculant, autant que je le pus, le recul, de manière à ce qu'elle ne pût en souffrir. Quand tout fut arrangé à mon gré, je fis monter mes fils dans le bateau, je mis le feu à la mèche du pétard, et nous partîmes. Nous arrivâmes bientôt à Zelt-Heim. À peine étions-nous descendus à terre et commencions-nous à débarquer notre cargaison, que nous entendîmes une détonation effroyable. Les rochers la répétèrent avec un bruit terrible, et ma femme et mes fils en furent tellement frappés, qu'ils interrompirent tout à coup leurs travaux.
«C'est un vaisseau qui fait naufrage, dit Fritz; courons à son secours.
—Non, dit ma femme, la détonation me semble venir de notre vaisseau. Vous avez sans doute laissé du feu qui se sera communiqué à un baril de poudre, et dont l'explosion aura achevé de briser le navire.»
Je parus croire qu'en calfeutrant la pinasse nous avions, comme elle le disait, oublié quelque lumière, et je proposai à mes fils de retourner immédiatement au navire pour connaître la vérité.
Tous, sans me répondre sautèrent chacun dans leur cuve, et nos rames, auxquelles la curiosité donnait une impulsion plus violente, nous conduisirent bientôt auprès du navire. Je remarquai avec joie qu'il ne s'en élevait ni flamme ni fumée, et quand nous fûmes près d'aborder, au lieu de fixer le bateau à l'endroit habituel, je lui fis faire le tour, et nous nous trouvâmes vis-à-vis d'une immense ouverture qui laissait apercevoir notre pinasse un peu couchée sur le côté. La mer était couverte de débris; mais je ne laissai pas à mes fils le temps de s'affliger de ce spectacle, et je m'écriai: «Victoire! cette belle pinasse est enfin à nous!
—Ah! je commence à comprendre, s'écria Fritz; c'est vous qui avez fait tout cela, mon père, pour dégager la pinasse.»
J'avouai à mes fils le stratagème dont j'avais cru devoir user; nous montâmes sur le vaisseau, et nous trouvâmes le pétard enfoncé dans la paroi opposée; alors, à l'aide du cric et des leviers, nous commençâmes à faire glisser notre gracieux et léger bâtiment sur des cylindres placés exprès sous sa quille. Un câble très-fort fut disposé de manière à l'empêcher de s'éloigner du vaisseau, et nos efforts réunis l'eurent bientôt mis en mouvement et lancé à la mer. Je fis alors appel à toutes mes connaissances dans l'art de gréer un navire, de le munir de mâts et de voiles. La nuit nous surprit à l'ouvrage; nous nous contentâmes d'assurer notre nouveau trésor contre les flots, et nous reprîmes le chemin de Zelt-Heim. Il fut convenu que, pour ménager à la bonne mère une surprise complète, on se contenterait de lui dire qu'un petit baril de poudre avait fait explosion et endommagé une partie du vaisseau, comme elle l'avait pensé.
Le gréement de notre pinasse dura deux jours entiers; enfin, quand tout fut terminé, mes fils, au comble de la joie de voir ce léger navire glisser sur les flots avec rapidité, me demandèrent comme grâce de saluer leur mère de deux coups de canon en arrivant à la côte, et, comme ils avaient travaillé avec le plus grand zèle et montré la plus grande discrétion, je ne crus pas devoir leur refuser ce plaisir.
Fritz fut donc immédiatement érigé en capitaine. Jack et Ernest, canonniers, chargèrent leurs pièces; puis, aux commandements successifs du capitaine, les deux canons partirent l'un après l'autre. Quant à Fritz, qui n'était jamais en retard quand il s'agissait de tirer, il avait déchargé en même temps ses deux pistolets. Cette petite scène de guerre avait monté la tête à mes enfants, et Jack disait qu'il voudrait bien se trouver en présence d'une flotte de sauvages, pour avoir le plaisir de la canonner et de la couler à fond.
«Plaise à Dieu, au contraire, lui répondis-je, mon enfant, que nous n'ayons jamais occasion de nous servir de notre artillerie!»
Cependant nous touchions à la côte, où ma femme et mon petit Franz nous attendaient, ne sachant s'ils devaient se réjouir ou s'effrayer; mais ils reconnurent bientôt nos voix.
«Soyez les bienvenus! s'écria ma femme, tout en témoignant de son admiration à la vue de notre belle pinasse qui se balançait mollement dans la baie. À la bonne heure! j'aurai moins peur de l'eau dans cette pinasse que dans votre vilain bateau de cuves.»
Après avoir loué notre habileté et notre persévérance, elle nous dit avec une sorte d'orgueil: «Vous nous avez ménagé une surprise, Messieurs; eh bien! Franz et moi nous ne serons point en reste avec vous; nous ne sommes point demeurés inactifs pendant que vous travailliez, et, si nous ne pouvons annoncer nos œuvres à coups de canon, quelques plats de bons légumes qui arriveront en temps et lieu les recommanderont peut-être à votre attention.»
Je voulus lui demander des explications. «Suivez-moi, nous dit-elle, suivez-moi par ici.» Elle nous conduisit du côté où la rivière du Chacal tombait en cascade, et là elle nous fit voir, à l'abri des rochers, un potager superbe, divisé en compartiments et en planches séparées entre elles par de petits sentiers.
«Voilà, dit-elle, notre ouvrage; là j'ai placé des pommes de terre, ici des racines fraîches de manioc, de ce côté des laitues; plus loin tu pourras planter des cannes à sucre, et voici des places disposées pour réunir les melons, les fèves, les pois, les choux et tous les trésors que le vaisseau pourra nous fournir. Autour de chaque plantation j'ai eu soin de déposer en terre des grains de maïs: comme il vient haut et touffu, il abritera mes jeunes plantes et les défendra contre l'ardeur du soleil.»
Je la félicitai bien sincèrement, et je complimentai surtout le petit Franz de la discrétion qu'il avait mise à garder le secret de sa mère.
«Je n'aurais jamais cru, lui dis-je, qu'une femme seule et un enfant de six ans pussent parvenir à de tels résultats en huit jours.
—Je n'y comptais pas non plus, me répondit ma femme, et voilà pourquoi nous avions voulu vous faire un secret de notre entreprise, afin de n'en avoir pas la honte en cas d'insuccès. D'un autre côté, je soupçonnais quelque surprise aussi de votre part, et je me suis dit: Je ne serai point en reste avec eux.»
Nous reprîmes le chemin de la tente. Cette journée fut une des plus heureuses que nous eussions encore passées, et j'eus soin de faire remarquer à mes enfants quelles jouissances pures et vraies le travail apporte à ceux qui s'y livrent.
Chemin faisant, ma bonne femme me rappela les plantes d'Europe qui étaient depuis huit jours à Falken-Horst, et elle m'invita doucement à m'en occuper si je ne voulais pas les laisser périr. Je lui promis d'y songer dès le lendemain.
La pinasse déchargée, nous la fixâmes au rivage, et la plupart des objets qu'elle contenait furent déposés sous la tente; chacun de nous se chargea comme il put de ceux qu'il était facile d'emporter, et nous reprîmes le chemin de Falken-Horst, où ma femme seule avait fait quelques apparitions depuis six jours pour soigner nos bestiaux, qui commençaient à souffrir de notre absence trop prolongée.
CHAPITRE XVII
Encore un dimanche.—Le lazo.—Excursion au bois des Calebassiers.—Le crabe de terre.—L'iguane.
Pendant notre séjour à Zelt-Heim et malgré les occupations qui nous ramenaient au vaisseau, nous n'avions point encore négligé de célébrer un dimanche. Le troisième tombait le jour de notre arrivée à Falken-Horst, et nous le célébrâmes par des exercices religieux et des lectures pieuses qui remplirent la matinée.
Quand nous eûmes dîné, je donnai à ma jeune famille la permission de reprendre ses jeux.
J'avais à cœur de développer en eux tout ce que la nature y avait mis de force et d'adresse; aussi je leur recommandai bien de s'exercer à sauter, tirer de l'arc, lutter et courir.
Ces exercices du corps étaient assez du goût de mes enfants, Ernest excepté, qui avait besoin d'admonestations pour y prendre part. Néanmoins, lorsque le jeu était nouveau, il se décidait assez facilement. Quand ils eurent épuisé leurs jeux ordinaires: «Mes enfants, leur dis-je, je vais vous montrer un jeu d'adresse mis en usage chez les Patagons, nation renommée par ses habitudes guerrières parmi les sauvages de l'Amérique du Sud, et qui en habitent la pointe méridionale.»
Je pris alors deux balles que j'attachai chacune à un bout de corde d'environ six pieds, et je présentai à mes enfants cette nouvelle arme. Les sauvages, qui n'ont à leur disposition ni cuivre, ni plomb, se servent simplement de gros cailloux.
Je leur expliquai ensuite comment les Patagons faisaient usage de cette arme en la lançant contre les animaux qu'ils voulaient attaquer, et comment les deux balles, en revenant sur elles-mêmes, entouraient fortement la partie que la corde avait touchée.
«C'est ainsi, leur dis-je, qu'il leur arrive de prendre leur proie vivante en lui lançant leur fronde dans les jambes.»
Cette description paraissait si neuve, que je lançai la fronde que je venais de faire contre un arbuste placé à peu de distance pour la leur mieux faire comprendre, et la force du coup fut telle, que je coupai la tige en deux. Le succès ne pouvait manquer d'être assuré; il me fallut aussitôt en fabriquer trois autres, et Fritz, qui adopta passionnément cet exercice, n'eut pas de cesse qu'il n'y fût devenu d'une grande force. Je me plaisais à voir ainsi mes fils s'habituer à des armes qui devaient encore exercer leur agilité, leur force et leur coup d'œil.
Je leur appris que cette fronde, en usage chez la plupart des peuplades de l'Amérique du Sud, a reçu le nom de lazo.
Le lendemain, je remarquai de notre château que la mer était très-agitée: le vent soufflait avec force de manière à effrayer de vrais marins; nous ne pouvions donc nous hasarder sur les flots.
J'annonçai à ma femme que nous resterions à terre toute la journée, et que nous étions à sa disposition. Elle nous montra que, pendant nos absences continuelles, elle avait pris assez d'ortolans à Falken-Horst, à l'aide de nos pièges, pour en remplir une demi-tonne, où elle les avait roulés dans le beurre. Nos pigeons avaient dressé leur nid et couvaient tranquillement dans les branches du figuier. En faisant ainsi la ronde autour de nos possessions, nous arrivâmes près des arbres fruitiers, et je jugeai qu'il était bien temps de m'en occuper, car ils étaient déjà à moitié desséchés.
Cette occupation remplit notre journée tout entière, et, quand vint le repas du soir, nous trouvâmes nos ustensiles de cuisine en si mauvais état, qu'on décida à l'unanimité qu'il fallait les remplacer, et se rendre pour cela en famille au bois des Calebassiers; car ni ma femme ni Franz ne voulaient rester à la maison en pareille occasion. À la pointe du jour nous étions sur pied, et, munis des provisions nécessaires, nous quittâmes Falken-Horst. L'âne seul était attelé à la claie, que nous devions charger de calebasses, et sur laquelle je comptais placer le petit Franz, si ses faibles jambes étaient trop fatiguées. Turc, cuirassé selon son habitude, ouvrait la marche; Bill errait çà et là, portant sur son dos Knips (c'était le nom donné au petit singe), et mes enfants, bien armés, la suivaient partout. Quant à moi, je marchais un peu en arrière avec ma femme, qui tenait Franz par la main.
Nous nous dirigeâmes vers les marais du Flamant. Ma femme était enthousiasmée devant l'admirable végétation qui se déployait à nos yeux.
Fritz s'était enfoncé dans les herbes avec Turc; nous l'entendîmes faire feu, et nous vîmes soudain tomber dans les herbes un oiseau énorme; mais il n'était pas mort, et nous trouvâmes mon fils aux prises, ainsi que les dogues, avec cette forte bête, qui se défendait vaillamment contre eux à coups de pieds et d'ailes. Turc avait déjà deux profondes blessures à la tête; quand je m'approchai à mon tour, je fus assez heureux pour envelopper avec mon mouchoir la tête de l'animal. Privé de la lumière, il donna des coups moins dangereux, et nous parvînmes facilement à nous rendre maîtres de lui. En l'examinant, je ne lui trouvai qu'une blessure à l'une des ailes. Je les assujettis toutes deux et lui liai une patte, puis nous le portâmes ainsi garrotté sur la claie.
«Ah! le bel oiseau!» s'écrièrent-ils tous en l'apercevant.
Ernest, qui s'était rapproché, l'examinait attentivement.
«Mon père, dit-il enfin, je pense que c'est une oie outarde.
—Tu as en partie raison, lui répondis-je; c'est bien une outarde, mais elle n'a pas les pieds membraneux comme ceux de l'oie, et elle est de l'espèce que les naturalistes appellent poule outarde, bien qu'il lui manque au pied l'ergot qui distingue les poules. La blessure ne parait pas incurable, ajoutai-je en même temps, et je m'estimerais très heureux de pouvoir l'apprivoiser et de la placer dans notre basse-cour.»
Ma femme se permit alors de me faire, sur l'inutilité de ce nouvel hôte, quelques observations qu'elle appuya de lamentations en faveur de ses petits, qui attendaient peut-être le retour de leur mère. Je la rassurai en lui apprenant que ses petits couraient tous seuls comme les poussins au sortir de l'œuf, et que l'outarde pourrait fournir un rôti au cas où nous ne pourrions la conserver.
L'outarde bien attachée sur notre claie, nous nous remîmes en route, et nous ne tardâmes pas à arriver au bois des Singes, nom que nous avions donné au bois où ces messieurs s'étaient chargés de nous fournir une abondante provision de cocos. Fritz raconta en riant à sa mère les détails de cette aventure; et ses jeunes frères, surtout le gourmand Ernest, appelaient de tous leurs vœux une nouvelle troupe de singes pour leur envoyer ces belles noix qui pendaient au-dessus de leur tête; mais rien ne paraissait, et l'on cherchait inutilement le moyen de suppléer à ces animaux, quand tout à coup une noix tomba à mes pieds, puis une seconde, puis encore une troisième. Tous aussitôt de lever la tête et de chercher la main qui détachait ainsi pour nous ces fruits; mais elle semblait invisible, et le feuillage restait immobile sans que rien parût à nos yeux.
«C'est étrange! s'écria Jack: est-ce que nous sommes dans le royaume des fées?»
À peine eut-il achevé ces mots, qu'une noix vint lui effleurer le visage. Plusieurs noix tombent encore, tandis que nous cherchons inutilement le mot de l'énigme. Mais tout à coup Fritz, qui s'était réfugié sous l'arbre même pour se mettre à l'abri des projectiles, s'écrie: «Je l'ai découvert le sorcier! à moi le sorcier! le voilà qui descend de l'arbre; voyez la vilaine bête!»
En effet, c'était un bien hideux animal. Il descendait de l'arbre, disposé à jouir de sa récolte, quand Jack l'aperçut; l'étourdi, tout en se récriant sur la laideur du sorcier, courut à lui et voulut l'assommer d'un coup de crosse de fusil; mais il le manqua. L'animal, dans lequel j'avais reconnu le crabe de terre, peu effrayé de cette démonstration, marcha droit à son agresseur en étendant vers lui des pinces si larges et si formidables, qu'après avoir fait bonne mine quelques moments celui-ci se prit à fuir en criant. Cependant, comme ses frères se moquaient de lui, le dépit lui rendit le courage, et suppléant par la ruse à son manque de forces, il ôta sa veste et s'arrêta droit devant son ennemi; puis, quand celui-ci fut assez près, il l'en couvrit tout entier. Sachant qu'il n'y avait aucun danger pour lui, je le laissai lutter quelques instants; mais il fallait, pour paralyser les forces de l'ennemi, plus de vigueur que n'en avait mon pauvre Jack, et je voyais le moment où le vilain animal s'en serait allé tranquillement, emportant la veste de mon petit guerrier, lorsque je me décidai à lui appliquer un coup de hache qui le tua sur-le-champ.
La laideur de l'animal, la terreur et la bravoure successives de Jack nous occupèrent encore quelque temps; nous plaçâmes sur la claie le sorcier et ses noix de coco, et nous nous mîmes en marche. Peu après le bois s'épaissit; bientôt il nous fallut recourir à la hache pour ouvrir un passage à l'âne et à la claie qu'il traînait après lui. La chaleur était devenue extrême; nous marchions maintenant en silence et la tête baissée, car nos gosiers altérés et secs nous interdisaient la parole. Mais tout à coup Ernest, toujours observateur, nous appela auprès de lui, et nous montra une plante à l'extrémité de laquelle pendaient quelques gouttes d'une eau limpide et pure. Une première incision avait fait tomber assez d'eau pour que le petit égoïste se désaltérât; mais je m'aperçus qu'il en restait encore, et que le défaut d'air seul l'empêchait de couler; je fendis alors la plante dans toute son étendue, et tous, jusqu'à l'âne, nous pûmes nous désaltérer à notre tour.
«Bénissons Dieu, m'écriai-je alors avec l'accent de la reconnaissance; remercions-le d'avoir ainsi créé, au milieu du désert, des plantes bienfaisantes qui s'offrent au voyageur égaré comme des fontaines de salut.»
La joie nous revint avec nos forces; poussant un peu de côté, vers la rive, nous atteignîmes bientôt les calebassiers et la place où nous nous étions déjà arrêtés. Fritz, se rappelant parfaitement tout ce que je lui avais dit la première fois que nous avions passé devant ces arbres, répéta la leçon à ses frères, et leur enseigna les usages auxquels ils étaient propres, et l'utilité qu'en tiraient les sauvages de l'Amérique.
Pendant qu'il parlait, je m'étais un peu éloigné pour choisir les plus belles calebasses, et voir si nous n'avions pas quelque malice à redouter de la part des singes; je reconnus avec plaisir qu'ils étaient sans doute ailleurs, car je n'en aperçus aucune trace. En revenant, je trouvai Fritz et Jack ramassant du bois sec et des cailloux, tandis que ma femme s'occupait à soigner l'outarde, dont la blessure n'était pas dangereuse. Elle me représenta qu'il était bien cruel de laisser cette pauvre bête toujours chaperonnée, et, pour lui faire plaisir, je lui ôtai le mouchoir et l'attachai seulement avec une longue ficelle à un arbre. La pauvre bête resta fort tranquille, si ce n'est lorsque nos chiens l'approchaient; du reste elle ne s'effarouchait nullement de notre présence, ce qui me confirma dans l'idée que la côte était inhabitée, puisqu'elle paraissait n'avoir jamais vu d'hommes. Cependant Jack, aidé de Fritz, avait allumé un grand feu; et tous deux étaient si affairés, que je ne pus m'empêcher de leur dire:
«Ah! ah! Messieurs, pourquoi ce feu par une telle chaleur? quels sont vos projets, s'il vous plaît?
JACK. Mon papa, nous voulons faire cuire le sorcier dans une calebasse, à la mode des sauvages.
MOI. À merveille! et vous voulez faire rougir les cailloux que vous jetterez dans l'eau; mais, avant tous ces efforts, vous auriez dû vous assurer, ce me semble, des deux éléments essentiels de votre cuisine, des vases et de l'eau.»
Ma femme, qui m'entendit, me fit observer qu'elle avait besoin aussi de plusieurs ustensiles; aussitôt les enfants se mirent à l'ouvrage pour façonner des calebasses; beaucoup furent gâtées; mais ils parvinrent à fabriquer quelques-uns des ustensiles dont nous avions besoin.
Nous fîmes des assiettes plates, des nids pour nos pigeons, des ruches pour nos abeilles. Pendant que nous travaillions, Ernest, qui avait complètement manqué ses ustensiles de calebasses, s'était enfoncé dans l'épaisseur du bois pour y chercher quelque filet d'eau. Soudain nous le vîmes revenir en courant de toutes ses forces et en criant: «Un sanglier! un sanglier! Vite! vite!»
Fritz sauta sur son fusil, et nous nous élançâmes tous deux vers l'endroit qu'Ernest nous indiquait.
Nos chiens avaient pris les devants, et des grognements horribles nous indiquèrent bientôt l'endroit où se débattait avec nos vaillants combattants, au lieu d'un sanglier, notre truie, que son humeur capricieuse nous avait contraints de laisser courir à sa guise. Cette découverte fut le sujet d'interminables plaisanteries, comme toutes celles du même genre. Tout en parlant, nous aperçûmes notre cochon dévorant de petites pommes colorées qui jonchaient la terre. Craignant cependant quelque danger, j'empêchai mes fils d'en manger, et nous nous mîmes en route pour chercher de l'eau, chacun de notre côté. Jack partit en avant; mais à peine eut-il franchi quelques buissons que nous le vîmes à son tour revenir plein d'effroi, en nous assurant qu'il avait vu un crocodile endormi sur un rocher. Tout on marchant vers le lieu qu'il nous avait désigné, je lui appris qu'il était peu probable qu'il y eût des crocodiles dans un lieu aussi aride; en effet, je reconnus et lui désignai, dans l'animal que nous trouvions endormi, l'énorme lézard vert que les naturalistes nomment iguane.
Je les rassurai sur le naturel de cet animal, qui n'est nullement dangereux, et je leur dis qu'on regardait, en Amérique, sa chair comme une grande friandise. Fritz allait lui tirer un coup de fusil; je l'arrêtai en lui faisant observer que la balle s'amortirait contre les écailles et rendrait son coup inutile, et que l'animal irrité deviendrait peut-être à craindre.
«Laissez-moi faire, dis-je ensuite; je veux essayer un moyen bien simple et assez singulier de se rendre maître de cet animal.» Je demandai en même temps une baguette légère et une ficelle, au bout de laquelle je fis un nœud coulant. Je me mis ensuite à siffler; puis profitant de l'espèce d'engourdissement que cette mélodie occasionnait à l'animal, je lui jetai par précaution le nœud coulant autour du cou. Voyant qu'il ne donnait aucun signe de colère, je plongeai dans une de ses narines entrouvertes la baguette dont j'étais armé: le sang coula en abondance, et l'animal mourut à l'instant sans avoir souffert aucune douleur.
Mes fils, étonnés, s'approchèrent alors; je leur appris que j'avais lu dans les voyages ce singulier moyen de tuer l'iguane; mais je ne croyais pas, ajoutai-je, qu'il m'eût aussi bien réussi. Il s'agissait maintenant d'emporter l'animal; je le pris sur mon dos, et mes fils supportèrent la queue; ainsi disposés, nous regagnâmes l'endroit où nous avions laissé la claie. Ma femme et Franz, inquiétés par notre absence prolongée, nous cherchaient de tous côtés. Le récit de notre chasse les intéressa beaucoup; mais, comme nous n'avions pas trouvé d'eau, nous goûtâmes, pour nous désaltérer, les petites pommes que j'avais ramassées, et dans lesquelles je crus reconnaître les fruits du goyavier; puis nous reprîmes le chemin de Falken-Horst, laissant la claie au milieu du campement. Seulement l'âne fut chargé du lézard et de notre vaisselle de courge. Nous sortîmes du bois des Calebassiers; en passant à l'extrémité, nous renouvelâmes notre provision de voyage; puis nous atteignîmes un bois de chênes magnifiques, entrecoupé de quelques beaux figuiers de la même espèce que ceux de Falken-Horst. La terre était jonchée de glands; un de mes enfants s'étant avisé d'en manger un, et l'ayant trouvé excellent, nous suivîmes son exemple, et nous en récoltâmes une bonne quantité. Nous arrivâmes bientôt au logis; pendant que j'éventrais et préparais l'iguane, mes enfants déchargèrent l'âne et placèrent l'outarde à côté du flamant, dans un poulailler. L'iguane fût trouvé délicieux; mais le crabe de Jack fut jeté aux chiens. Nous soupâmes à la hâte, et nous courûmes chercher le repos dans notre château aérien.
CHAPITRE XVIII
Nouvelle excursion.—Le coq de bruyère.—L'arbre à cire.—La colonie d'oiseaux.—Le caoutchouc.—Le sagoutier.
On comprend que le lendemain mon premier soin fut d'aller chercher notre claie; mais, comme je voulais faire une excursion au delà des rochers, et que j'étais, curieux de savoir jusqu'où s'étendaient les limites de notre empire, je résolus de n'emmener que Fritz avec moi.
Je laissai donc mes trois cadets près de leur mère, sous la garde de Bill, qui était pleine, et nous partîmes, Fritz et moi, accompagnés de notre baudet et de Turc, qui bondissait autour de nous.
Arrivés au bois de chênes, nous y trouvâmes notre truie qui se régalait de glands, et, après lui en avoir enlevé quelques poignées, nous continuâmes notre route. Nous remarquâmes dans les branches des compagnies d'oiseaux que nous ne connaissions pas encore. Fritz tira deux ou trois coups de fusil, et je reconnus parmi ceux qu'il avait abattus le grand geai bleu de la Virginie et des perroquets de deux espèces. Il y avait entre autre un ara rouge magnifique et une perruche verte et rouge. Mais, pendant que nous étions occupés à les considérer, un bruit soudain, semblable à celui d'un tambour mouillé, vint frapper notre oreille.
La première pensée qui se présenta à nous fut qu'il y avait dans le voisinage une horde de sauvages dont nous entendions la musique guerrière. Cependant nous nous glissâmes vers l'endroit d'où le bruit partait, et nous écartâmes les branches d'arbres qui nous obstruaient la vue. Nous découvrîmes alors, au lieu de sauvages que nous redoutions, un coq de bruyère perché sur un tronc d'arbre pourri, et occupé à donner le spectacle à une vingtaine de gelinottes réunies autour de lui et en admiration devant les gentillesses de toutes sortes auxquelles il se livrait pour captiver leur attention. C'était un spectacle étrange dont j'avais déjà lu la description, et que je n'avais jamais pu croire. Cris modulés, battements d'ailes, roulements de tête, le singulier acteur de cette scène n'épargnait rien pour plaire. Tantôt il agitait les plumes de son cou avec une telle violence, qu'on aurait dit un nuage qui l'entourait; d'autres fois il se tenait majestueusement immobile et poussait un cri perçant, puis il recommençait aussitôt sa pantomime. Le nombre des poules qui étaient assemblées autour de lui s'augmentait à chaque instant, quand Fritz, ajustant l'acteur et le tuant, mit fin à ses ébats. Les gelinottes prirent la fuite. Je grondai mon fils de cette ardeur inconsidérée, et, comme son action m'avait causé une impression désagréable, je ne pus m'empêcher de lui dire avec vivacité: «À quoi bon cette rage de détruire sans cesse? La mort, et toujours la mort! Est-ce donc un bonheur pour toi de ne laisser d'autres marques de ton passage que la dévastation? Crois-tu qu'il y eût eu moins de plaisir pour nous à jouir de ce spectacle nouveau qu'à trouver l'acteur gisant devant nous?»
Fritz parut honteux de son action; mais comme le mal était irrémédiable, je crus qu'il était convenable d'en tirer le meilleur parti possible, et j'envoyai le chasseur ramasser son gibier.
«C'est un superbe animal, dit-il en le rapportant, et je regrette beaucoup de l'avoir tué; il eût été fort utile dans notre basse-cour.
—C'est vrai, lui répondis-je, mais nous pouvons encore remédier à cette perte. Quand une de nos poules sera sur le point de couver, nous amènerons ici notre singe; son instinct le guidera sans doute vers quelque nid de gelinottes. Nous prendrons les œufs et les confierons à nos poules; nous pourrons ainsi introduire dans notre basse-cour une nouvelle espèce de volatiles.»
Nous déposâmes ensuite le coq sur le dos de l'âne; et, continuant notre route, nous arrivâmes en peu de temps au bosquet des goyaviers, dont les petites pommes nous rafraîchirent comme la veille.
Nous arrivâmes ensuite aux calebassiers; nous trouvâmes en bon état les divers objets que nous y avions laissés la veille. Comme il nous restait encore beaucoup de temps, je résolus de pousser une excursion au delà des rochers, et d'entrer dans la partie du pays que nous n'avions pas encore visitée.
Après avoir suivi pendant quelque temps les rochers, nous arrivâmes à une plaine couverte de plantes peu élevées. Nous ne nous y avancions qu'avec précaution, jetant nos regards à droite et à gauche pour ne rien laisser échapper, et nous mettre en mesure d'éviter le danger s'il s'en présentait. Turc marchait le premier; le baudet venait après lui. Nous rencontrâmes de distance en distance de petits ruisseaux, des champs de pommes de terre ou de manioc, et de temps en temps des troupes d'agoutis, qui jouaient tranquillement et ne paraissaient pas du tout effrayés de notre approche. Fritz aurait volontiers lâché des coups de fusil; mais ils étaient trop éloignés pour qu'il pût espérer les atteindre, et cette circonstance seule le retint.
Au bout de quelques instants de marche, nous pénétrâmes dans un fourré de buissons qui nous étaient inconnus, et parmi lesquels nous découvrîmes le myrica cerifera, arbre dont les baies produisent la cire. J'engageai Fritz à en cueillir le plus qu'il lui serait possible; car je savais que cette découverte ferait plaisir à ma femme.
Un peu plus loin, nous vîmes une espèce d'oiseaux qui paraissaient vivre en société dans un nid immense où habitait la tribu tout entière, et sous lequel chacun trouvait un abri. Il était placé au milieu de l'arbre, à la naissance des branches et des rameaux, et ressemblait extérieurement à une grosse éponge, à cause des ouvertures nombreuses qui se montraient sur toutes les parois et qui conduisaient à chaque nid particulier. Mêlés aux habitants du nid, une foule de petits perroquets volaient çà et là en poussant des cris aigus et en disputant aux propriétaires l'entrée de leur nid. Curieux d'examiner de près cette intéressante tribu, Fritz grimpa sur l'arbre; et, après plusieurs tentatives, il fut assez adroit pour dénicher un de ces petits oiseaux, qu'il put mettre vivant dans la poche de sa veste, malgré les cris, les battements d'ailes et les coups de bec de ses frères. Fritz était heureux de sa capture: elle ramena son attention sur le phénomène singulier de ces animaux vivant en société, phénomène sur lequel notre conversation roula pendant assez longtemps. Je lui rappelai les prodiges accomplis par les castors, qui construisent des digues capables de résister à des courants violents, et font même déborder des rivières pour établir leurs demeures dans les étangs formés par l'inondation.
Je lui racontai les travaux merveilleux accomplis par la fourmi céphalote. Je lui fis la description de ces belles et grandes fourmilières qu'on rencontre dans plusieurs endroits de l'Amérique, hautes et larges de six pieds, et dont les remparts sont maçonnés avec autant d'art et de solidité que s'ils eussent été construits par la main des hommes. Puis je lui parlai d'un animal moins étonnant, mais non moins intéressant, la marmotte, dont le souvenir nous rappelait notre chère patrie.
Cette leçon d'histoire naturelle avait fait disparaître la longueur du chemin, et nous étions arrivés à un bois d'arbres qui nous étaient encore inconnus: ils ressemblaient au figuier sauvage; leur fruit était âpre; ils avaient de quarante à soixante pieds d'élévation, et leur écorce était crevassée et couverte d'aspérités. Ils portaient en outre çà et là de petites boules de gomme qui s'étaient durcies à l'air. Fritz, qui s'était plusieurs fois servi, pour vernisser, de la gomme qui tombe des arbres d'Europe, prit celle-ci, et voulut la ramollir dans ses mains; mais l'action de la chaleur ne fit que l'étendre, et elle reprenait sur-le-champ sa première forme par un mouvement élastique. Surpris de la découverte, il vint à moi en s'écriant: «J'ai trouvé la gomme élastique!
—Serait-il possible! lui dis-je avec empressement: heureux si tu dis vrai!»
Je m'en assurai, et je vis qu'en effet nous étions près de l'arbre à caoutchouc. Fritz ne se rendait pas compte de la joie qui m'animait.
«La gomme élastique nous sera tout à fait inutile, dit-il; nous n'avons rien à dessiner, et par conséquent pas de crayon à effacer.
—Un moment, lui dis-je, et écoute-moi: la gomme élastique est non-seulement utile au dessinateur, mais elle peut servir à faire un tissu imperméable, et nous pourrons en fabriquer des chaussures pour la saison des pluies.» Cette idée plut extrêmement à mon fils, et je fus obligé de lui indiquer comment je pensais arriver à ce résultat et la manière d'employer le caoutchouc.
«Le caoutchouc, lui dis-je, est cette gomme qui se dégage de l'arbre que tu vois; elle en tombe goutte à goutte, et on la recueille dans des vases où l'on a bien soin de ne pas la laisser se solidifier. On la prend à l'état liquide, et l'on en couvre de petites bouteilles de terre que l'on présente ensuite à la fumée d'un feu de bois humide qui sèche l'enduit. C'est de là que le caoutchouc prend la teinte noire avec laquelle il parvient en Europe. Quant à la forme, elle est telle qu'on la donne aux moules. On applique sur ces moules plusieurs couches successives de gomme, et quand elles sont suffisamment séchées, on brise la bouteille, dont les morceaux sortent par l'ouverture supérieure. C'est ce procédé que je compte appliquer à la confection de nos chaussures. Nous remplirons de sable un de nos bas, et nous étendrons dessus les couches de caoutchouc nécessaires pour donner une botte épaisse et solide.»
Nous avançâmes encore quelque temps, et nous ne découvrîmes qu'un nouveau bois de cocotiers: c'était celui qui se prolongeait jusqu'au bord de la mer, près du promontoire de l'Espoir-Trompé. De petits singes qui s'y ébattaient nous fournirent des noix dont nous nous régalâmes; mais en considérant les arbres qui s'élevaient autour de nous, j'en remarquai quelques-uns d'une plus petite espèce qui me parurent être des sagoutiers. Parmi nos découvertes, celle-ci était une des plus précieuses. Je me hâtai donc de m'assurer de la réalité en frappant de ma hache un de ces arbres étendu par terre, et je trouvai une moelle d'un goût agréable, qui était, en effet, celui du sagou que j'avais mangé en Europe. Ce qui me confirma encore dans mon opinion, ce furent les grosses larves dont j'avais lu la description dans les relations de voyages, et dont les Indiens sont très friands. J'en embrochai plusieurs dans une baguette, et les fis rôtir à la flamme d'un feu que j'allumai. L'odeur qu'elles répandaient était délicieuse. Je les goûtai en me servant d'une pomme de terre en guise de pain, et Fritz, qui d'abord, à l'inspection, avait protesté que jamais de sa vie il ne toucherait à un pareil mets, se décida enfin à partager ma cuisine, et la trouva si bonne, qu'il recueillit toutes les larves qu'il put trouver pour les faire griller à son tour.
Après ce repas délicat, nous nous levâmes, et nous continuâmes encore quelque temps notre excursion sans rien rencontrer de nouveau. La terre offrait partout cette même végétation si riche et si puissante. Mais des champs de bambous nous offrirent un obstacle insurmontable. Nous nous dirigeâmes donc à gauche le long du rivage, à travers la plantation des cannes à sucre, et, comme il était tard, nous nous hâtâmes de reprendre la route de Falken-Horst. Nous prîmes par le chemin le plus court pour regagner le bois des Calebassiers, où nous retrouvâmes la claie; l'âne fut attelé, et nous retournâmes vers les nôtres, qui nous attendaient avec une inquiétude motivée par notre longue absence.
Ma femme témoigna beaucoup de joie à la vue du sagou; puis elle s'approcha pour écouter Fritz, qui racontait avec feu les découvertes du jour, le coq gelinotte et le nid habité par une colonie d'oiseaux.
Le perroquet de Fritz, auquel Jack et Franz adressaient déjà la parole, fut salué par tout le monde du nom classique de Jacquot, et reçut une quantité de glands doux dont il se régala.
Je racontai alors à mon tour la découverte du caoutchouc, qui devait nous donner des bottes imperméables, et des baies à cire, avec lesquelles je promis de faire des bougies. Ma femme reçut avec une attention spéciale celles que nous rapportions.
Après le repas et à la nuit tombante, nous remontâmes sur notre arbre, tirant l'échelle après nous, et nous nous livrâmes à un sommeil qui nous était nécessaire.
CHAPITRE XIX
Les bougies.—Le beurre.—Embellissement de Zelt-Heim. Dernier voyage au vaisseau.—L'arsenal.
Nous étions à peine debout, que ma femme et mes fils s'empressèrent autour de moi, et qu'il me fallut m'occuper de la fabrication des bougies, métier pour moi bien nouveau. Je cherchai dans ma mémoire tout ce que j'avais appris sur l'art du cirier, et je me mis à l'ouvrage. J'aurais voulu pouvoir mêler à mes baies du suif ou de la graisse pour donner à mes bougies plus de blancheur et les faire brûler plus facilement; mais il fallut en prendre notre parti. Ma femme préparait des mèches avec du fil à voile, tandis que je m'occupais à faire fondre la cire. J'avais placé sur le feu un vase rempli d'eau, j'y jetai les baies, et je vis bientôt nager à la surface une matière huileuse de couleur verte; je l'enlevai avec soin; je la plaçai dans un vase, à proximité du feu pour l'empêcher de prendre consistance. Lorsque je crus en avoir obtenu une quantité suffisante, je commençai à tremper dans la cire tenue à l'état liquide les mèches en fil, puis je les suspendis à des branches d'arbre pour les faire sécher, et je recommençai jusqu'à ce que mes bougies fussent de bonne grosseur. Je les plaçai dans un endroit frais pour les faire durcir, et le soir même nous pûmes en faire l'essai. Ma femme était heureuse; et, bien que la lueur n'en fût pas d'une pureté irréprochable, ces bougies allaient ainsi nous permettre de prolonger nos soirées, et nous empêcher de nous coucher en même temps que le soleil, comme nous l'avions fait jusqu'alors. Le succès qui couronna cette entreprise nous encouragea à en tenter une seconde. Ma femme regrettait beaucoup de voir se perdre chaque jour la crème qu'elle levait du lait de notre vache; elle désirait pouvoir en faire du beurre; mais il lui manquait pour cela l'instrument nécessaire, la baratte. Mon inexpérience ne me permettant pas d'en fabriquer une, j'y suppléai en mettant en usage un procédé que j'avais vu employer par les Hottentots. Seulement, au lieu de la peau de bouc dont ils se servent, je coupai une courge en deux parties égales, que je refermai hermétiquement. Je l'emplis aux trois quarts de lait; puis, ayant attaché à quatre pieux disposés exprès un long morceau de toile, sur lequel je plaçai la courge, j'ordonnai à mes fils de l'agiter dans tous les sens. La singularité de cette opération, peu pénible en elle-même, leur servit de jouet. Au bout d'une heure, la courge, longtemps ballottée comme un enfant au berceau, nous fournit d'excellent beurre. La cuisinière le reçut avec satisfaction, et mes petits gourmands n'en furent pas moins charmés. Mais ces travaux n'étaient rien; il en est un qui me donna plus de peine, et que je fus plus d'une fois sur le point d'abandonner. Il s'agissait de la construction d'une voiture plus commode que notre claie pour transporter nos provisions et nos fardeaux. Je gâtai une quantité prodigieuse de bois, et je ne parvins à faire qu'une machine lourde et informe de quatre à cinq pieds à laquelle j'adaptai deux roues de canon enlevées au navire, et dont les bords furent façonnés en bambous croisés. Quelque grossière que fût cette voiture, elle nous fut d'une grande utilité.
Pendant que je m'occupais ainsi à ce pénible travail, ma femme et mes fils ne restaient pas les bras croisés; ils exécutaient divers embellissements, dans lesquels un mot suffisait pour les guider, tant ils y mettaient de zèle et d'intelligence; ils transplantèrent la plupart de nos arbres d'Europe dans les lieux où je supposais qu'ils devaient le mieux réussir. La vigne fut placée contre notre grand arbre, dont le feuillage nous parut propre à la défendre contre les rayons du soleil. Les châtaigniers, les noyers, les cerisiers furent rangés sur deux belles allées, dans la direction du pont de Falken-Horst. Cette promenade ombragée était ménagée pour nos voyages à Zelt-Heim. Nous arrachâmes toute l'herbe, et au milieu nous établîmes une chaussée bombée, afin qu'elle fut toujours sûre et propre. Les brouettes étant insuffisantes pour y transporter le sable nécessaire, je construisis un petit tombereau, que l'âne traînait.
Comme la nature avait entièrement déshérité Zelt-Heim, nos efforts d'embellissements se portèrent principalement sur ce point. Nous y transférâmes notre résidence pour les exécuter à loisir. Nous y plantâmes en quinconce tous ceux de nos arbustes qui ne redoutaient pas l'ardente chaleur, tels que les limoniers, les citronniers, les pistachiers et les orangers cédrats, qui atteignent une hauteur extraordinaire et portent des fruits plus gros que la tête d'un enfant. L'amandier, le mûrier, l'oranger sauvage et le figuier d'Inde y trouvèrent aussi leur place. L'aspect du site fut ainsi changé; à une plage brûlante nous fîmes succéder un frais bosquet; nous abritâmes les sables du rivage d'ombres hautes et épaisses, qui devaient favoriser la crue des herbes et offrir de la nourriture à nos bestiaux, si nous étions forcés de nous retirer en cas d'invasion étrangère.
Après avoir planté le long du ruisseau des cèdres pour attacher notre barque et nous donner aussi de l'ombre, il nous vint dans l'idée d'entourer notre demeure de fortifications, de haies vives et fortes, en un mot, de la mettre en état de soutenir le siège contre une armée de sauvages, s'il en était besoin. Notre artillerie devait naturellement prendre place dans ces projets belliqueux. Aussi nous construisîmes une plate-forme, sur laquelle furent hissés les deux canons de la pinasse.
Ces divers travaux nous occupèrent six semaines environ, sans pourtant nous empêcher de célébrer le dimanche par les exercices accoutumés; et j'admirai comment mes fils, fatigués par six jours de travail assidu, trouvaient encore assez de forces le dimanche pour se livrer à tous les jeux gymnastiques, grimper aux arbres, courir, s'exercer à nager ou à lancer le lazo: tant il est vrai que le changement d'occupation repose autant que l'inaction!
Une seule chose nous inquiétait, c'était l'état de délabrement de nos habits. Les costumes d'officiers et de matelots que nous avions trouvés sur le navire étaient usés; et je voyais avec crainte le moment où nous serions forcés de renoncer aux habillements européens. D'un autre côté, ma superbe voiture commençait à se fatiguer considérablement; l'essieu ne tournait plus que difficilement, et encore était-ce avec un bruit capable de déchirer l'oreille la moins délicate. De temps en temps j'y mettais bien quelque peu de beurre; mais ce secours était insuffisant, et ma femme aurait voulu voir son beurre mieux employé. Je me rappelai que le vaisseau, qui contenait encore plusieurs objets, pourrait bien renfermer quelques tonnes de graisse et de goudron. Le désir de savoir dans quel état il se trouvait depuis que nous l'avions visité, joint à nos besoins urgents, me détermina à mettre la pinasse en mer et à tenter un voyage que j'annonçai à ma femme comme devant être le dernier. Nous profitâmes du premier jour de calme pour mettre ce projet à exécution.
La carcasse du navire était à peu près dans l'état où nous l'avions laissée; prise comme elle l'était entre les rochers, la mer et le vent ne lui avaient enlevé que quelques planches. Nous parcourûmes les chambres, nous fîmes main basse sur tous les objets qu'elles renfermaient, puis nous descendîmes dans la cale; nous y trouvâmes, comme je l'avais pensé, plusieurs tonnes de graisse, de goudron, de poudre, de plomb, ainsi que des canons de gros calibre, des chaudières d'une grande capacité, qui devaient servir à une raffinerie de sucre. Les moins pesants de ces objets furent embarqués, les autres furent attachés à des tonnes vides bien bouchées, et je projetai alors, pour en finir et nous rendre maîtres des débris du navire, de faire sauter la carcasse, dont les flots devaient nous apporter toutes les planches au rivage. Quoique les préparatifs de cette entreprise fussent extrêmement simples, ils durèrent quatre jours. Je me contentai de placer dans la quille du bâtiment un baril de poudre, auquel j'attachai une mèche qui devait brûler plusieurs heures, et nous nous éloignâmes précipitamment pour regagner la côte.
Quand nous fûmes arrivés, je proposai à ma femme de porter le souper sur le promontoire, d'où l'on pouvait apercevoir le vaisseau; elle y consentit volontiers. Nous nous mîmes gaiement à table, attendant avec anxiété le moment de l'explosion; mais l'obscurité, qui dans ces contrées, comme je l'ai déjà dit, succède immédiatement au jour, commençait à peine à envelopper la terre, que nous vîmes s'élever tout à coup au-dessus des flots une immense colonne de feu; puis une explosion retentit, et tout rentra dans le calme. C'étaient les derniers débris du navire qui se séparaient; avec eux disparaissaient les derniers liens qui nous attachassent à l'Europe. Cette idée pleine de tristesse se communiqua spontanément à chacun de nous; aussi, à la place des cris de joie sur lesquels j'avais compté, l'explosion du navire ne fut reçue que par des pleurs, auxquels je ne pus moi-même résister. Nous retournâmes à Zelt-Heim en proie aux plus tristes pensées.
Le repos de la nuit changea le cours des pénibles impressions de la veille. Nous nous levâmes avec le jour, et nous nous hâtâmes d'aller à la côte. Des planches et des poutres flottaient ça et là; il nous fut facile de les réunir sur le rivage. Les chaudières de cuivre surnageaient, ainsi que deux ou trois canons. Nous amenâmes à terre, à l'aide de l'âne, tout ce qu'il nous fut possible, et les chaudières nous servirent à assurer notre magasin de poudre, en les renversant par-dessus les tonnes qui la contenaient. Nous choisîmes une place, à l'abri des rochers, pour en faire notre arsenal; de telle sorte qu'une explosion ne nous présentait plus aucun danger. Nous creusâmes tout autour un petit fossé pour garantir la poudre de l'humidité, et nous remplîmes avec du goudron et de la mousse l'intervalle qui restait entre les tonnes et la terre sur laquelle elles étaient appuyées. Les canons furent couverts, tant bien que mal, avec des planches; ma femme surtout insistait pour nous faire prendre des précautions, car elle avait une grande frayeur des résultats que pouvait avoir une explosion.
Tandis que nous étions occupés à ces travaux importants, je découvris que deux canes et une de nos oies avaient couvé sous un buisson, et conduisaient déjà à l'eau une petite famille de poussins. Canetons et oisons furent salués avec une grande satisfaction: nous les apprivoisâmes bientôt en leur jetant quelques morceaux de pain de manioc.
Les dernières dispositions à faire pour la sécurité de Zelt-Heim et des provisions que nous y avions déposées, nous y retinrent encore une journée; mais chacun désirait le départ pour retrouver le bien-être qui nous attendait chez nous. Aussi je m'empressai de donner le signal, et la joyeuse caravane partit pour Falken-Horst.
CHAPITRE XX
Voyage dans l'intérieur.—Le vin de palmier.—Fuite de l'âne.—Les buffles.
En parcourant l'avenue qui conduisait à Falken-Horst, nous trouvâmes nos jeunes arbres courbés par le vent, et je résolus aussitôt de protéger leur faiblesse avec des tuteurs de bambous, qu'il nous serait facile de trouver de l'autre côté du promontoire de l'Espoir-Trompé. À ce mot, tout le monde voulut être de l'expédition. Les récits que nous avions faits des richesses de cette contrée, encore inconnue à plusieurs de mes fils, avaient vivement piqué la curiosité générale. Ma femme et ses jeunes fils inventèrent cent prétextes pour ne pas me laisser partir seul avec Fritz: nos poules étaient près de couver, il était urgent d'aller chercher des œufs de poule de bruyère; les baies de cire manquaient, il fallait renouveler la provision de bougies; Jack voulait manger des goyaves, et Franz sucer des cannes à sucre: en un mot, chacun avait une raison valable pour être admis à faire partie de l'excursion du lendemain. Je consentis donc à ce que le voyage se fit en famille. Nous partîmes par une belle matinée: l'âne et la vache furent attelés à la charrette; nous primes une toile a voile destinée à nous servir de tente, car je prévoyais que l'absence serait inévitablement de plusieurs jours. La caravane organisée se mit en marche: nous parvînmes à la grande colonie d'oiseaux, et nous nous arrêtâmes pour laisser reposer nos animaux. Nous reconnûmes la grande république de volatiles, auxquels je pus enfin donner un nom certain: c'était une réunion de loxia socia. Tout autour du grand nid s'élevait une grande quantité d'arbres à cire tout chargés de leurs baies brillantes. Nous remarquâmes que les oiseaux du grand nid s'en nourrissaient; mes enfants voulurent en goûter; mais ils les trouvèrent très-fades et très-mauvaises. Nous nous contentâmes donc d'en faire provision pour nos bougies. Nous n'étions qu'à peu de distance de l'endroit où Fritz avait abattu le coq de bruyère; mais nous résolûmes de mettre la recherche des œufs à notre retour, afin de ne pas courir le risque de les briser pendant notre voyage. Nous reconnûmes les arbres à caoutchouc, et j'eus soin de pratiquer dans l'écorce plusieurs incisions profondes, au-dessous desquelles nous plaçâmes des coquilles de coco destinées à recevoir la gomme qui en découlait.
Nous parvînmes ensuite au bois de palmiers, et, après avoir tourné le cap de l'Espoir-Trompé, nous dirigeâmes si heureusement notre marche entre les cannes à sucre et les bambous, que nous nous trouvâmes en pleine campagne, dans la contrée la plus fertile et la plus délicieuse que nous eussions encore rencontrée sur cette terre.
Nous avions à notre gauche les cannes à sucre, à notre droite les bambous et un rideau de hauts et magnifiques palmiers, et enfin devant nous la baie de l'Espoir-Trompé, puis l'Océan et son immensité.
L'aspect de ce ravissant point de vue nous fit prendre la résolution de faire de ce lieu le centre de nos excursions; nous balançâmes même quelques instants pour savoir si nous ne changerions pas pour cette résidence nouvelle notre beau palais de Falken-Horst; mais Falken-Horst avait déjà tout l'attrait d'une propriété que nous avions créée et dont nous connaissions les environs.
Notre demeure sur l'arbre était à l'abri de tout danger, et, de plus, elle était voisine de Zelt-Heim, que nous venions de fortifier et d'embellir. Ces considérations l'emportèrent, et il fut résolu que ce lieu ne serait pour nous qu'un but de promenade. Nous déliâmes nos bêtes, et nous nous arrangeâmes pour passer la nuit. Nous nous restaurâmes avec les provisions que nous avions eu soin de prendre avec nous, et chacun se sépara, les uns pour aller aux cannes à sucre, les autres pour cueillir des bambous, première cause de notre excursion. Le travail aiguisa sensiblement l'appétit de mes jeunes gens, et nous ne tardâmes pas à les voir revenir fort disposés à faire honneur une seconde fois aux provisions; mais ma femme n'était pas de cet avis. Il y avait bien à quelques pas de nous de hauts palmiers chargés de noix de coco: mais comment parvenir à ces liges élevées de soixante à quatre-vingts pieds? Nous levions inutilement les yeux en l'air; les noix restaient immobiles aux branches; Fritz et Jack se décidèrent enfin à grimper. Je les aidai d'abord; mais, parvenus à une certaine hauteur et abandonnés à eux-mêmes, ils sentirent bientôt leurs bras se fatiguer, et comme les troncs étaient trop gros pour qu'ils pussent les embrasser, ils furent obligés de se laisser couler à terre. Ce petit échec les avait rendus honteux. Je vins à leur secours, et je tâchai de suppléer par l'expérience à la faiblesse de leurs membres. Je leur donnai des morceaux de peau de requin, que j'avais eu soin d'apporter; ils se les attachèrent aux jambes, et je leur enseignai en même temps à s'aider d'une corde à nœud coulant, comme font les nègres de l'Amérique. Le moyen réussit beaucoup mieux que je ne l'avais espéré, et mes petits grimpeurs arrivèrent au sommet des palmiers, où, se servant de la hachette dont ils étaient munis, ils nous firent tomber une grêle de belles noix.
Fritz et Jack étaient tout fiers de leur prouesse; de temps en temps ils s'approchaient du paresseux Ernest, et lui présentaient une noix ouverte en lui disant: «Seigneur, daignez vous rafraîchir après les longues fatigues que vous avez souffertes.» Mais le patient Ernest ne semblait pas s'apercevoir de leurs plaisanteries. Il savourait doucement les noix de coco, paraissait méditer profondément, quand tout à coup il se lève, prend une hachette et vient me demander de lui ouvrir une noix de coco de manière à en faire une coupe qu'il pourrait suspendre à sa boutonnière. Cette demande nous étonna tous; mais ce fut bien pis encore quand notre petit bonhomme, s'adressant à moi d'un air plein de gravité, me dit:
«Je veux bien faire violence à mes molles habitudes et donner des gages de dévouement et de piété filiale. Je vais monter à mon tour sur un de ces arbres: heureux si je puis par là me concilier la bienveillance de mon père et égaler les exploits de mes frères!
—Bravo!» lui dis-je, tandis qu'il s'approchait de l'un des plus hauts palmiers. Je lui offris le même secours qu'à ses frères; mais il n'accepta que la peau de requin. Je fus étonné de son agilité et de sa vigueur; mais ses frères le regardaient avec un air railleur que je ne compris que plus tard; ils avaient remarqué que le palmier choisi par Ernest ne portait point de fruit, et ils attendaient qu'il fût en haut pour le lui apprendre.
Ernest n'en continuait pas moins à grimper; il parvint enfin à l'extrémité de l'arbre, et là, tirant sa hache, il se mit à couper et à tailler tout autour de lui.
Nous vîmes enfin tomber a nos pieds un rouleau de feuilles jaunes et tendres étroitement serrées les unes contre les autres: c'était le chou du palmier.
L'esprit méditatif d'Ernest lui avait rappelé ce qu'il avait lu dans l'histoire naturelle. Il savait qu'il y a plusieurs espèces de palmiers: l'un produit des noix, l'autre du sagou; un autre enfin porte au sommet un bouquet de feuilles, qu'on a appelé chou, et dont les Indiens sont très-friands. Mais ses frères, qui n'étaient pas aussi forts que lui en histoire naturelle, n'accueillirent qu'avec de nouvelles plaisanteries la découverte du savant. La mère elle-même n'y crut pas, et elle reprocha à son fils ce qu'elle considérait comme une boutade d'enfant contrarié.
«Méchant, lui dit-elle, tu veux punir de ton étourderie cet arbre innocent. À présent que tu l'as découronné, il périra inévitablement.
—Ernest, leur dis-je, a parfaitement raison, et il vient de faire preuve du profit qu'il sait tirer de ses lectures; que l'admiration remplace vos sarcasmes. Il est plus lent que vous, il n'a ni votre force ni votre hardiesse; mais il est plus réfléchi que vous, il compare et étudie. C'est ainsi qu'il a découvert successivement les présents les plus précieux dont la Providence nous a gratifiés.
«Défiez-vous, mes amis, de cet esprit de jalousie et de rivalité qui tend à se faire jour parmi vous. Ce n'est qu'en réunissant en un faisceau bien uni toutes vos qualités séparées, ce n'est qu'en confondant, pour ainsi dire, toutes vos forces et toutes vos facultés, que vous triompherez des obstacles que nous aurons à vaincre dans notre solitude. Qu'Ernest soit la tête, et vous le bras de la colonie; à lui la pensée, à vous l'action. Mais, avant tout, soyez unis, car l'union fait la force.»
Cependant Ernest ne descendait point; il restait immobile sur le haut de son palmier. «Veux-tu donc, lui cria Fritz, remplacer le chou que tu as si bien coupé?
—Non; mais je veux vous apporter un vin généreux dont nous pourrons l'arroser; il coule plus lentement que je ne croyais.»
Des grands éclats de rire et des marques d'incrédulité saluèrent cette nouvelle prétention d'Ernest. Pour faire taire ses frères, il se hâta de descendre, et tira de sa poche un flacon rempli d'une liqueur rosé et d'un goût semblable à celui du vin de Champagne. Il m'en présenta d'abord, puis à sa mère, enfin aux enfants. C'était le vin du palmier, qui enivre comme le suc de la vigne, et qui de même restaure quand on en boit modérément.
Le petit Franz, émerveillé de tant de prodiges, me demandait naïvement si nous n'étions pas dans une forêt enchantée, ajoutant qu'il serait bien possible que tous ces arbres fussent des princes et des princesses qui lui rappelaient ceux des contes dont sa bonne l'amusait autrefois.
La mère le prit alors sur ses genoux, et essaya de lui faire comprendre que rien n'était plus faux que des contes; elle ne put guère y réussir.
Cependant, le jour avançant vers son déclin, nous songeâmes à établir notre tente pour la nuit. La toile que nous avions apportée de Falken-Horst fut étendue sur des piquets et recouverte de mousse et de branchages; mais, tandis que nous étions occupés à ce travail, notre âne, qui paissait tranquillement au pied d'un arbre, prit tout à coup le galop en poussant des braiements aigus, lançant des ruades à droite et à gauche, et disparut complètement.
Nos dogues, ne comprenant pas ce que nous leur demandions, ne surent pas nous indiquer sa trace, si bien que le baudet nous échappa, et qu'après de longues et infructueuses recherches nous fûmes obligés de revenir sans lui. Cette fuite soudaine m'inquiétait, d'abord parce que l'âne nous était indispensable, et ensuite parce que je redoutais l'approche de quelque bête féroce qui avait pu effrayer le grison.
Nous allumâmes autour de la tente de grands feux; et comme nous avions peu de bois, nous y élevâmes en outre des flambeaux de cannes à sucre destinés à nous éclairer, et dont la vive lumière devait nous protéger.
Nous nous retirâmes ensuite sous la tente, qui nous défendit très-bien contre la fraîcheur de la nuit. Nos armes chargées étaient à côté de nous.
Nous nous étendîmes sur un lit de mousse, et, comme nous étions tous fatigués, le sommeil ne tarda pas à s'emparer de nous. Je veillai seul jusqu'à ce que les bûchers fussent consumés. J'allumai alors les flambeaux de cannes à sucre, et je m'endormis jusqu'au jour.
Le matin, réveillés sans qu'aucun accident eût troublé notre nuit, nous remerciâmes Dieu de la protection qu'il nous avait accordée, et nous déjeunâmes de lait froid et de fromage de Hollande. J'avais pensé que nos feux de la nuit ramèneraient le baudet; mais je m'étais trompé. Désireux de le trouver, j'arrêtai le plan d'une battue, et à cet effet je résolus de franchir, s'il était nécessaire, les épais roseaux qui s'étendaient devant nous. Jack ne concevait pas pourquoi cet animal avait pu nous quitter pour s'en aller courir dans le désert, au milieu des tigres et des lions dont il avait peut-être fait la rencontre; par cela seul, disait-il, il est tout à fait indigne de nos regrets. Je fis revenir l'étourdi de cette première opinion, et je lui annonçai que je l'avais choisi pour mon second dans l'entreprise que je méditais. Les deux dogues nous suivirent; Fritz et Ernest restèrent pour veiller sur leur mère et sur nos provisions. Jack ne pouvait maîtriser sa joie. Nous partîmes armés jusqu'aux dents, et, après avoir marché une heure dans le bois de bambous, nous découvrîmes sur le sable les traces de notre âne. Nous suivîmes cette indication précieuse, et bientôt nous parvînmes à un ruisseau si rapide, que nous descendîmes un peu son cours pour trouver à le passer sans danger. De l'autre côté, nous remarquâmes l'empreinte des pieds de l'âne; mais il s'y en mêlait d'autres que nous jugeâmes être d'un sabot plus large et plus fort; les unes et les autres disparurent complètement; des buissons et deux ou trois petits ruisseaux nous les firent perdre tout à fait.
Nous marchions donc au hasard, examinant attentivement sur la plaine immense qui se déroulait devant nous; elle offrait de tous côtés le même calme, la même solitude; à peine rencontrions-nous quelques oiseaux. À notre droite s'élevait majestueusement la chaîne de rochers qui partageait l'île: quelques-uns semblaient monter jusqu'aux nues, les autres se dessinaient en formes variées. À notre gauche se prolongeait une suite de collines tapissées d'une herbe haute, et du plus beau vert; une rivière traversait la plaine, et semblait un large ruban d'argent. Désespérant de rien trouver, nous allions revenir sur nos pas, quand nous découvrîmes dans le lointain une troupe de quadrupèdes tantôt réunis, tantôt épars; ils semblaient être de la taille des chevaux. Je fis la réflexion que notre fugitif pourrait bien se trouver parmi eux, et nous nous dirigeâmes de leur côté; plus nous nous approchions, plus la terre devenait humide; nous étions dans un marais où nous enfoncions à chaque pas. Nous sortîmes donc avec peine de la forêt de roseaux qui couvrait ce marais; j'aperçus avec effroi que nous avions devant nous, à la distance de trente pas, un troupeau de buffles. Je connaissais la férocité de ces animaux, et je me sentis saisi de frisson à la pensée de nous trouver face à face avec ces terribles adversaires. Je jetai un regard de pitié et d'effroi sur mon bon Jack, et mes yeux se remplirent de larmes. Néanmoins nous étions trop avancés pour reculer: il était trop tard pour fuir. Les buffles nous regardaient avec plus d'étonnement que de colère; car nous étions probablement les premiers hommes qu'ils eussent rencontrés. Ceux qui étaient couchés se relevaient lentement, les autres se tenaient immobiles. J'entrevis la possibilité de nous échapper; mais ma première frayeur paralysait mes jambes: heureusement nos chiens, qui s'étaient tenus quelque temps en arrière, sortirent des roseaux; s'ils eussent été avec nous quand nous découvrîmes les buffles, ceux-ci se seraient jetés sur eux et sur nous en même temps, et ils nous auraient écrasés en un moment. Nos efforts pour retenir les deux dogues furent inutiles; ils avaient fondu sur les buffles dès qu'ils les avaient aperçus.
Le combat était engagé, et le troupeau tout entier poussait d'horribles mugissements. Ces terribles animaux battaient du pied la terre, la faisaient voler à coups de cornes; c'étaient, en un mot, les préludes d'un affreux combat, ou nous devions inévitablement succomber. Turc et Bill, suivant leur manière habituelle d'attaquer, se jetèrent sur un jeune buffle qui se trouvait séparé des autres: ils le saisirent fortement par les oreilles. Nous avions pu, pendant ce temps, reculer de quelques pas, et préparer nos armes. Le jeune buffle faisait des efforts inouïs pour se débarrasser de ses ennemis. Sa mère vint à son aide, et de ses cornes longues et pointues elle se préparait à éventrer l'un de nos chiens. Je profitai du moment: je donnai le signal à Jack, qui faisait à mes côtés une admirable contenance; et deux coups de feu partis à la fois produisirent sur le troupeau l'effet de la foudre. À notre grande satisfaction, nos dangereux adversaires se mirent à fuir avec une extrême rapidité. En un instant la plaine fut libre, et les échos ne nous rapportaient que de faibles mugissements. Cependant nos dogues n'avaient pas lâché prise; la mère seule de l'animal captif, renversée par nos deux balles, se roulait en mugissant. Le sable volait sous ses coups de pied redoublés; et, toute blessée qu'elle était, la rage qui l'animait mettait les chiens dans un imminent danger. Je m'approchai, et un coup de pistolet tiré entre les deux cornes acheva de la tuer. Nous commençâmes alors à respirer librement. Nous avions vu la mort de près: et quelle mort! Je louai Jack du sang-froid qu'il avait montré, et de ce qu'au lieu de trembler et de pousser des cris il avait bravement fait le coup de feu à mes côtés. Mais nous n'avions pas le temps de nous livrer à de longues conversations, car nos deux dogues luttaient toujours avec le buffletin, et je craignais que, lassés à la fin, ils ne vinssent à quitter leur proie. Je désirais beaucoup les aider, sans savoir cependant comment y parvenir. La détonation semblait avoir rendu l'animal furieux. J'aurais pu le tuer comme sa mère; mais je voulais le prendre, vivant, espérant que sa force, dès qu'il serait dompté, suppléerait à celle de notre âne, que nous n'étions pas tentés d'aller chercher plus loin. Cependant les coups de pied qu'il lançait et les efforts qu'il faisait pour se débarrasser des chiens le rendaient inabordable. Tandis que je réfléchissais, Jack eut la bonne idée de tirer de sa poche son lazo; il s'en servit si adroitement, qu'il entortilla les jambes de derrière de l'animal et le renversa aussitôt. J'approchai alors, j'écartai les chiens, et avec une corde solide je liai les jambes de derrière; muni du lazo, j'en fis autant pour les jambes de devant.
«Victoire! s'écria alors mon intrépide compagnon; ce bel animal remplacera notre stupide baudet; nous l'attellerons à la charrette, où il figurera très-bien a côté de notre vache. Oh! que je vais être heureux de le ramener avec nous! comme ma mère et mes frères vont être étonnés!
—Patience! patience! le buffle n'est pas encore à la charrette! il est là étendu, mais je ne sais pas comment nous ferons pour le sortir d'ici.
—Délions-lui les jambes, et il marchera.
—Tu crois donc qu'il suffirait de lui dire: Tu es en liberté, suis-nous, ou, va devant?
—Mais les chiens le forceront à marcher.
—Et si d'un coup de pied il venait par hasard à les tuer, il pourrait alors facilement s'enfuir au galop. Je crois que le meilleur moyen sera de lui passer aux jambes une corde assez lâche pour le laisser marcher, et pas assez pour lui permettre de courir. En attendant, ajoutai-je, je vais mettre en pratique un procédé dont les Italiens ont coutume de se servir pour dompter les taureaux sauvages, et qui, j'espère, nous réussira. La circonstance justifie suffisamment la cruauté du moyen; ne t'en effraie pas.»
Je commandai en même temps à Jack de tirer de toutes ses forces la corde qui tenait les jambes de l'animal, afin de l'empêcher de remuer; je tendis les deux oreilles aux dogues, et quand je vis la tête immobile, je pris mon couteau, qui était pointu et bien tranchant, j'en traversai les naseaux de l'animal, et fis glisser dans la blessure une corde qui devait me servir de frein pour modérer sa fougue. Ce moyen barbare eut un plein succès, et je pus attacher à un arbre le buffle devenu soumis tout à coup, tandis que je dépeçai sa mère. Je pris la langue, sur laquelle j'étendis une poignée de sel, que nous portions toujours sur nous; je salai également plusieurs autres parties; et après avoir lavé la peau des jambes pour nous en faire des bottines, selon la coutume des chasseurs américains, j'abandonnai le reste du cadavre à nos dogues. Ils se jetèrent dessus avec avidité; et j'allai me laver à la rivière, auprès de laquelle nous nous assîmes pour manger un peu. Nous remarquâmes alors des groupes d'oiseaux de proie qui disputaient le buffle à nos chiens; ils se battirent d'abord, et ce ne fut qu'après d'assez longs combats que chacun put prendre sa part de la curée. Mais enfin l'énorme buffle ne fut bientôt qu'un squelette.
Dès qu'une compagnie d'oiseaux de proie s'en était rassasiée, une autre lui succédait. Nous remarquâmes parmi ces brigands des airs le vautour royal, le callao, qu'on nomme aussi l'oiseau-rhinocéros, à cause de l'excroissance qu'il porte sur la partie supérieure du bec. Jack avait encore envie d'abattre quelques-uns de ces oiseaux; mais je l'en détournai.
«À quoi bon, lui dis-je, troubler sans cesse la tranquillité des habitants de cette île? Notre sûreté personnelle, les besoins de notre existence ne nous ont que trop autorisés à jeter parmi eux le trouble et la désolation.»
L'esprit léger de Jack écoutait peu ces considérations; je fus obligé, pour détourner son attention de ces oiseaux, de lui procurer une autre occupation. Je le chargeai de couper quelques tiges de roseaux géants qui croissaient alentour. Le petit paresseux se garda bien de s'attaquer aux plus gros. Ceux-ci avaient un tel diamètre, qu'il eût été facile d'en faire des vases d'un pied de large. Nous nous arrêtâmes aux plus petits, que dans ma pensée je destinai à servir de moules à nos bougies.
Enfin nous songeâmes à nous mettre en route. Le buffle, retenu par la corde qui lui traversait les naseaux, ne se montra pas trop rétif, et nous partîmes sans nous occuper davantage de l'âne. D'ailleurs je me rappelai tout ce que nous avions à emporter, et je ne voulais pas prolonger l'inquiétude des nôtres par une plus longue absence.
CHAPITRE XXI
Le jeune chacal.—L'aigle du Malabar.—Le vermicelle.
Nous retrouvâmes le passage étroit des rochers, et nous le franchîmes sans obstacles. Nous avions mis les roseaux sur le dos de notre buffle: il regimba d'abord; mais quelques coups de corde le rendirent obéissant. Soudain nous rencontrâmes sur notre route un gros chacal qui prit la fuite; Turc et Bill s'élancèrent après lui, s'en emparèrent sans peine et l'étranglèrent: c'était une femelle. Jack voulut pénétrer dans son repaire, que j'avais trouvé dans un creux de rocher; mais, comme je craignais que le mâle n'y fût caché, je pris la précaution de tirer d'abord un coup de pistolet dans la cavité: rien n'en sortit. Jack y pénétra alors; l'obscurité l'empêcha d'abord de voir; mais bientôt il aperçut dans un coin Turc et Bill occupés à étrangler et à dévorer une nichée de petits chacals, et ce ne fut qu'à grand'peine qu'il parvint à en sauver un de leurs griffes. Il me demanda la permission de l'élever: j'y consentis par pitié, et il l'emporta.
Je fis en sortant de là une nouvelle découverte: je reconnus dans l'arbre auquel j'avais par hasard attaché le buffletin tandis que Jack était occupé de son chacal, le palmier épineux, que je destinai à être planté en haie près de Zelt-Heim. Nous arrivâmes à la nuit auprès des nôtres, qui nous attendaient avec impatience. On admira notre buffle noir, nouvel hôte sur les épaules duquel nous avions trouvé moyen de nous décharger de nos fardeaux. Jack, avec sa vivacité ordinaire, raconta la conquête du buffle et la découverte de son petit chacal, qu'il présenta avec orgueil. Enfin il parla tellement, et souleva tant de questions, que nous étions revenus depuis longtemps sans qu'il m'eût été possible de demander à ma femme comment elle avait employé sa journée, elle et ses deux fils.
Ma femme commença par me rendre bon témoignage de la conduite de mes enfants pendant mon absence. Ils n'étaient pas restés oisifs; ils avaient réuni des branches pour les feux de la nuit et préparé des flambeaux de cannes à sucre; et ce dont je ne les aurais pas crus capables, ils avaient abattu un palmier très-grand, celui dont Ernest avait tranché la cime. Ce travail pénible leur avait demandé autant d'adresse que de patience. Ils avaient employé tour à tour la scie et la hache, et une corde attachée aux premières branches de l'arbre les avait aidés à diriger sa chute. Mais pendant qu'ils se livraient à leurs travaux, une bande de singes s'était glissée dans la hutte et l'avait mise au pillage; ils avaient bu le vin de palmier, volé les noix de coco, dispersé les pommes de terre; de sorte qu'à leur retour mes enfants eurent beaucoup de peine à réparer le dégât. En sortant le soir, Fritz avait aussi fait une chasse superbe, il s'était emparé d'un oiseau de proie déjà couvert de toutes ses plumes, quoique très-jeune encore, et que je reconnus pour l'aigle de Malabar. Comme cet oiseau est facile à apprivoiser, je conseillai à mon fils de prendre soin du sien, de lui bander les yeux, de le porter souvent sur son poing, et de l'élever ainsi que font les fauconniers, de manière qu'il pût devenir utile à la chasse.
Quand j'eus terminé mes conseils à mes enfants, ma femme, qui ne s'associait point à notre enthousiasme, glissa, selon son habitude, un mot de lamentation à propos de toutes les bêtes vivantes et mangeantes que nous introduisions chaque jour dans la colonie; elle en fit le recensement avec une sorte d'effroi, et j'eus beaucoup de peine à lui faire comprendre que ces animaux étaient bien moins des objets de luxe ou de parade que des ressources en cas de disette; pour la rassurer davantage encore, je déclarai solennellement que quiconque amènerait avec lui un nouvel hôte devait se charger exclusivement de son entretien, et qu'à la première négligence la liberté serait rendue aux captifs dont les maîtres se seraient montrés insouciants. Ensuite je recommandai d'allumer un peu de bois vert, ce qui me donna une fumée abondante dont j'avais besoin pour apprêter les morceaux de buffle que nous ne mangerions pas sur-le-champ. Tandis que notre cuisine se préparait ainsi, je n'oubliais pas nos animaux vivants; nous leur distribuâmes une abondante nourriture, et le buffle se trouva fort bien d'une large portion de pommes de terre et de quelques gorgées de lait de vache, qu'il but de manière à me prouver qu'il n'était pas loin de s'apprivoiser. Jack donna aussi du lait à son chacal.
Vint alors notre tour de souper: les fatigues de la journée nous avaient procuré à tous un excellent appétit. Le repas fut gai; on plaisanta quelque peu sur les bottines que Jack devait se faire avec la peau des jambes du buffle, et sur le combat dans lequel il s'était couvert de gloire. Il se défendit très-bien, et les rieurs passèrent de son côté. Nos arrangements pour la nuit furent les mêmes que la veille: le buffle fut attaché à un arbre près de la vache; Fritz voulut coucher son aigle près de lui; cet oiseau, qui avait toujours les yeux bandés, s'y prêta si bien, que de toute la nuit il ne donna pas un signe d'inquiétude. Les chiens reprirent leur poste de garde devant notre porte, et nous nous endormîmes enfin profondément. Notre nuit fut si tranquille, que pas un de nous ne put s'éveiller pour entretenir nos feux, et le soleil était levé sur l'horizon quand nous ouvrîmes les yeux. Après un déjeuner assez frugal, je me disposai à donner le signal du retour pour Falken-Horst; mais ma femme et mon fils en avaient autrement ordonné.
«Crois-tu donc, me dit-elle en riant, que nous nous soyons donné la peine d'abattre un beau palmier sans vouloir en tirer quelque profit? Ernest m'a dit que sa moelle devait être du sagou. Vérifie cela; et, si le savant ne s'est pas trompé, je serai enchantée de faire, pour nos potages, une provision de cette précieuse pâte.»
Je reconnus qu'en effet c'était bien un sagoutier: mais comment parvenir à fendre en deux cet arbre de soixante-dix pieds de longueur? Certes, ce n'était pas un petit ouvrage. Toutefois, avant même d'avoir réfléchi aux moyens, j'adoptai le plan de ma femme: j'annonçai à ma jeune famille que nous allions fabriquer du sagou et du vermicelle. Une autre idée me vint en même temps à l'esprit: si je réussissais à séparer l'arbre en deux, je voulais me servir de chacune des parties pour faire des canaux destinés à conduire l'eau de la rivière des Chacals au potager de ma femme, et de la dans notre plantation d'arbres européens. J'envoyai Ernest et Franz me chercher de l'eau, et, aidé de Fritz et de Jack, je soulevai une extrémité de l'arbre; je la plaçai sur de petites fourches qui le retenaient ainsi dans une position inclinée, puis nous commençâmes à le fendre en mettant des coins dans la fissure. Comme le bois était tendre, nous n'eûmes pas beaucoup de peine, et nous arrivâmes bientôt à la moelle. Une moitié de l'arbre fut posée à terre, et nous entassâmes toute la moelle. Mes petits garçons sautaient de joie à l'idée de cette occupation nouvelle.
Ernest revint alors avec ses vases pleins d'une eau que lui avaient fournie ses lianes. Nous versions doucement l'eau sur la farine; nos enfants, les bras nus, pétrissaient la pâte: quand le mélange me parut complet, j'attachai à l'un des bouts de l'auge, faite avec un des côtés de l'arbre, une râpe à tabac, et, poussant de ce côté la moelle que nous avions bien pétrie, nous vîmes bientôt sortir, par les trous de la râpe, de petits grains, que ma femme avait le soin de faire sécher au soleil. Lorsque je jugeai notre quantité de sagou suffisante, je procédai à la confection du vermicelle; j'eus soin de rendre la pâte plus épaisse; et, en la pressant plus fortement contre la râpe, j'obtins par les trous de petits tuyaux de longueur inégale et parfaitement semblables au plus beau vermicelle d'Italie. Ma femme nous promit, pour notre peine, de nous en préparer un plat, assaisonné de fromage de Hollande, à l'instar du macaroni à la napolitaine.
Nous obtînmes ainsi une nourriture saine et substantielle. Il nous eût été facile de rendre notre provision plus abondante; mais l'impatience de regagner Falken-Horst, d'y porter nos conquêtes, et surtout la perspective de pouvoir recommencer au besoin, en abattant un autre sagoutier, nous firent hâter le travail. Ce qui restait de pâte fut destiné à produire des champignons par la décomposition, et nous eûmes soin de l'arroser pour hâter la fermentation.
Le reste du jour fut employé à charger nos divers ustensiles et ce que nous devions rapporter de notre excursion. Le sagou, les noix de coco, le buffle salé, que j'avais eu soin de fumer dès notre retour, ne furent pas oubliés. Le lendemain, la caravane reprit la route de Falken-Horst: le buffle, attelé à côté de la vache, commençait son apprentissage domestique; nous n'eûmes qu'à nous louer de sa douceur; et d'ailleurs je marchais devant lui, tenant à la main la corde passée dans ses naseaux, prêt à le rappeler à l'obéissance s'il tentait de s'y soustraire.
Nous suivîmes le même chemin qu'en allant, et nous atteignîmes bientôt nos arbres à caoutchouc.
Les vases que j'avais disposés pour recevoir le liquide n'étaient pas aussi pleins que je l'avais espéré; le soleil avait fermé trop tôt les ouvertures pratiquées à l'écorce des arbres; néanmoins la provision suffisait pour nous permettre de tenter quelques essais. En traversant le petit bois de goyaviers, nous fûmes subitement effrayés par les hurlements de nos chiens, que nous vîmes se jeter dans un fourré et en sortir aussitôt. Je craignis un moment que ce ne fût une bête sauvage qui causait leur inquiétude, et j'allais lâcher mon coup de fusil dans le buisson, quand Jack, qui s'était approché, et qui avait eu soin de se jeter à terre pour découvrir la cause de cette peur subite, se leva en éclatant de rire.
«C'est la truie, nous cria-t-il, qui se moque encore une fois de nous.»
Un grand éclat de rire accueillit cette découverte; un grognement sourd sorti du buisson y répondit, et confirma ces paroles. Nous pénétrâmes dans le fourré pour tâcher de découvrir ce que faisait là cet animal que nous maudissions de bon cœur; la position dans laquelle elle se trouvait nous réconcilia soudain avec elle. Elle venait de mettre bas, et elle était occupée à allaiter sept ou huit petits cochons. Mes enfants, qui voyaient déjà toute la famille à la broche, ne purent s'empêcher de témoigner leur joie à ce spectacle.
Leur mère leur reprocha leur inhumanité, de condamner ainsi ces pauvres animaux qui étaient à peine nés; et il fut résolu que deux seraient pris pour être élevés avec la mère, et que les autres seraient abandonnés dans les bois, où il leur serait loisible de se multiplier, et qu'enfin la mère, après le temps d'allaitement, serait tuée, et nous fournirait ainsi une bonne provision de lard salé.
Nous arrivâmes enfin à Falken-Horst, que nous retrouvâmes avec bien du plaisir. Tout était en bon ordre: les hôtes de la basse-cour vinrent à nous en caquetant de la manière la plus bruyante. Nous les accueillîmes en leur jetant de nouvelles provisions. Le buffle et le chacal furent attachés jusqu'à ce que l'habitude les eût rendus sociables; l'aigle de Fritz le fut également, et on le plaça près du perroquet; mais mon fils eut l'imprudence, en lui passant une ficelle à la patte, de lui découvrir les yeux, qu'il avait eus bandés jusqu'alors. La lumière produisit sur l'oiseau vorace un effet dont nous fûmes presque effrayés. Nous le vîmes s'emporter soudain, lancer à droite et a gauche des coups de griffe et de bec, si bien que le pauvre perroquet, qui se trouvait malheureusement à sa portée, fut déchiré avant même que nous eussions pu le secourir. Fritz entra en colère, et voulut tuer l'oiseau.
Ernest accourut aussitôt et l'arrêta. «Cède-moi cet animal, lui dit-il, je me fais fort de le rendre souple comme un petit chien.
—Te le céder? Non vraiment; c'est moi qui l'ai pris, c'est à moi qu'il appartient. Apprends-moi ton secret.»
Ernest secoua la tête négativement. Mon intervention devint alors nécessaire. «Pourquoi, dis-je à Fritz, veux-tu que ton frère te donne son secret sans retour, qu'il tienne moins aux fruits de ses lectures et de ses méditations que tu ne tiens toi-même au produit de ton adresse?»
Je terminai enfin le débat en proposant à Fritz de donner son singe en échange du secret d'Ernest. Cet arrangement, qui fut agréé, mit fin à la contestation.
«Mon aigle, dit Fritz, est un vaillant animal; je le préfère à un singe, dont tout le mérite gît dans ses grimaces.
—Soit, dit Ernest, je tiens peu à être un héros, j'aime mieux devenir un savant. Je serai l'historiographe et le poète des hauts faits que tu accompliras avec ton aigle.
—Tu verras; mais en attendant dis-nous ton secret. Que faut-il faire pour le calmer?
—J'ai lu, je ne sais où, que les Caraïbes, en pareil cas, fument sous le nez de l'oiseau rebelle. La fumée de tabac a sur eux la même influence que sur les abeilles, qu'elle endort.»
Fritz se crut dupé, et il voulait reprendre son singe, attendu que le prétendu secret d'Ernest lui paraissait beaucoup trop simple.
«Qu'importe, lui dis-je alors, la simplicité du moyen, s'il réussit?»
J'appuyai de toute mon autorité les paroles d'Ernest, et je priai Fritz d'en faire sur-le-champ l'épreuve, afin d'arrêter les cris et les battements d'ailes du bel oiseau, qui avait mis le désordre parmi nos volailles. Dès les premières bouffées, l'oiseau se calma; Fritz s'approcha, et lui enveloppa la tête d'un nuage épais de fumée. Peu à peu l'animal perdit ses forces, et nous le vîmes bientôt, complètement ivre, jeter sur nous des regards fixes; puis il devint tout à coup immobile.
«Ah! mon aigle est mort! s'écria Fritz; c'est une cruelle méchanceté.»
Je le rassurai en lui faisant observer que, s'il était mort, il ne pourrait pas se tenir sur ses jambes comme il le faisait, et j'ajoutai qu'il n'était qu'endormi, comme le sont les abeilles qu'on enfume pour enlever leur miel.
En effet, il revint à lui peu à peu, sans faire aucun bruit, quoiqu'on lui débandât les yeux; il nous regardait d'un air étonné, mais sans fureur, et chaque jour il devint plus apprivoisé. Le singe fut unanimement adjugé à Ernest, et nous courûmes alors gagner nos bons lits, qui nous parurent encore meilleurs après les deux nuits pendant lesquelles nous en avions été privés.
CHAPITRE XXII
Les greffes.—La ruche.—Les abeilles.
Nous partîmes dès le lendemain matin pour établir à nos jeunes arbres des tuteurs avec des bambous. Nous emmenâmes la claie chargée de morceaux de fer pointus pour creuser la terre, et nous laissâmes au logis la bonne mère et son petit Franz, en leur donnant commission de nous préparer un bon dîner pour le retour et de faire fondre de la cire pour nos bougies. Le buffle resta à l'écurie: je voulais que sa blessure fût entièrement cicatrisée avant de le soumettre au travail, et déjà quelques poignées de sel nous avaient obtenu son amitié. D'ailleurs la vache suffisait pour traîner notre léger fardeau de bambous.
Nous trouvâmes nos arbres couchés par le vent tous du même côté. Des bambous furent plantés et attachés solidement aux arbres avec une espèce de liane qui croissait aux environs, et leur fournirent ainsi l'appui dont ils avaient besoin. Mes trois fils aînés, qui étaient avec moi, travaillaient avec beaucoup de zèle, et la nature même de notre occupation donnait lieu à des questions que j'accueillais avec beaucoup de plaisir; elles avaient toutes rapport à l'agriculture et à la botanique. Elles furent même si nombreuses, qu'elles finirent par m'embarrasser; mais je compris que le moment était favorable pour leur donner des renseignements utiles: aussi je m'empressai d'y répondre autant que mes connaissances me le permirent.
FRITZ. «Les arbres dont nous nous occupons sont-ils des sauvageons, ou des sujets greffés?
JACK. Des sauvageons? Ne vas-tu pas nous faire croire qu'il y a des arbres sauvages comme des buffles sauvages, et qu'il en existe d'autres dont les branches se courbent complaisamment pour nous laisser cueillir leurs fruits, comme un animal domestique obéit à la voix de son maître?
ERNEST. Tu as voulu faire là de l'esprit, et, mon pauvre Jack, tu n'as rencontré qu'une sottise. Sans doute il n'y a pas là d'arbres dont les branches se courbent à la voix de l'homme; mais crois-tu que tous les êtres obéissent de la même manière? Alors mon père devrait, quand tu es désobéissant, te passer une corde sous le nez comme il a fait au buffle.
MOI. Sans doute, il y a des arbres sauvages que l'on soumet à un genre d'éducation qui leur est propre, et qui a pour but de modifier la nature de leurs produits. Approchez, regardez cette branche: il vous est aisé de voir qu'elle a été insérée dans celle-ci; la sève de cette branche s'est répandue dans l'arbre entier, et le sauvageon est devenu un bel et bon arbre.
ERNEST. C'est ce qu'on appelle enter ou greffer.
MOI. Oui, c'est bien cela; mais ces deux manières subissent des modifications suivant la nature de l'arbre auquel on les applique. Ainsi on ente en écusson ou en œillet: les uns avec un bouton non enveloppé, les autres avec une branche; mais souvenez-vous que dans ces associations de divers produits de la nature, il faut toujours observer cette règle générale: que les contraires ne s'allient point, et que les arbres que l'on marie doivent être de même nature. Ainsi, on ne greffera point des pommes sur un cerisier, parce que l'un de ces fruits est à noyau, et l'autre à pépins. Quant aux arbres qui viennent ici sans culture, tels que les palmiers, les cocotiers et les goyaviers, la Providence a sans doute voulu par ce bienfait dédommager les pays chauds de plusieurs grands inconvénients.
ERNEST. Comment a-t-on pu avoir l'idée première de la greffe, et d'où a-t-on tiré les premières bonnes branches pour les insérer dans celles des sauvageons?
MOI. Ta question est très-sensée, et prouve que tu apportes une grande attention à mes explications. Les bons arbres fruitiers sont originaires de quelques pays où ils portent naturellement des fruits aussi exquis que l'art et les soins en peuvent produire chez nous. Ces arbres ont été arrachés jeunes de leur sol natal et transplantés en Europe, où ils ont servi à greffer les sauvageons; car le sol d'Europe est si peu propre à produire naturellement de bons fruits, que le meilleur arbre fruitier sortant de sa propre semence redevient sauvage et a besoin d'être greffé. Des jardiniers rassemblent à cet effet dans des enclos une quantité de jeunes arbrisseaux; on appelle ces enclos des pépinières, et c'est là qu'on va chercher les boutures dont on a besoin.
ERNEST. Mais sait-on bien exactement quelle est l'origine de nos fruits d'Europe, et par quels emprunts faits à l'Asie ou à l'Amérique l'homme est parvenu à les perfectionner?
MOI. Oui, à peu près, et je puis sur ce point satisfaire ta curiosité.»
Je pris de là occasion d'apprendre à mes enfants l'origine de la plupart des fruits d'Europe; je leur appris que tous nos fruits à coquille, tels que la noix, l'amande, la châtaigne, sont originaires de l'Orient, que la cerise vient du Pont, la pêche de la Perse, l'orange de la Médie, etc.
Ces explications étaient entrecoupées d'exclamations assez comiques, qui décelaient la prédilection de chacun pour tel ou tel fruit. Je craignais d'abord de fatiguer l'attention ou la mémoire de mes enfants; mais ils me conjurèrent de continuer, m'assurant qu'ils étaient bien loin d'oublier ou de confondre.
«Heureux les pays!» s'écria Fritz en s'arrêtant devant les orangers, les citronniers, les pistachiers et toute la belle plantation dont nous avions environné Zelt-Heim, qui se trouvaient alors en plein rapport; «heureux les pays où croissent de tels arbres!
—Sans doute, lui répondis-je, ces pays ont bien quelque droit à être appelés fortunés; mais les chaleurs qui les brûlent et les dessèchent ne rendent que trop nécessaires les fruits acides qui les enrichissent. Ainsi l'orange et le citron appartiennent aux latitudes brûlantes d'où l'on tira les fruits, tous cultivés avec succès, apportés en Europe, en Espagne, en France, en Italie. C'est à Malte surtout que le climat leur a été favorable. Les olives viennent de la Palestine; c'est Hercule, suivant la mythologie, qui les apporta le premier en Europe, et qui les planta sur le mont Olympe, d'où elles se répandirent dans toute la Grèce. Les figues sont originaires de la Lydie, et les abricots d'Arménie. Les prunes sont dues à la Syrie, et viennent directement de Damas. Ce sont les croisés qui en ont apporté en Europe les principales espèces, quoique quelques-unes puissent bien être européennes. La poire est un fruit de la Grèce; le mûrier est dû à l'Asie, et le cognassier passe pour venir de l'île de Crète. C'est l'arbre sur lequel le poirier se greffe avec le plus de succès.»
Ces instructions produisirent d'autant plus d'effet sur l'esprit attentif de mes enfants, qu'ils en avaient autour d'eux l'application immédiate. À midi notre travail fut terminé; nous revînmes à Falken-Horst avec un appétit prodigieux; notre bonne ménagère l'avait prévu, et nous trouvâmes un macaroni au fromage de Hollande, accompagné du chou du palmier, qui fut trouvé délicieux. Ernest, qui nous l'avait procuré, fut bien remercié.
Après le repas, nous allâmes rendre visite au buffle; il commençait à s'habituer à son nouveau genre de vie; le sel que nous lui donnions y contribuait beaucoup; au lieu de ruer comme les jours précédents à notre approche, il étendait vers nous sa langue raboteuse pour obtenir quelque parcelle de cette friandise. J'espérai alors qu'à l'aide de bons traitements j'obtiendrais de ce robuste animal des secours qui nous seraient bien utiles.
Après cette visite, ma femme me rappela un projet que j'avais formé depuis longtemps, mais dont l'exécution présentait de grandes difficultés: c'était de substituer un escalier solide à l'échelle de corde, qui l'avait toujours fort effrayée. Nous ne montions dans notre chambre que le soir; mais le mauvais temps pouvait nous forcer à résider tout à fait dans le château aérien; nous avions besoin alors de descendre fréquemment, et l'échelle de corde pouvait donner lieu à des accidents déplorables; car mes étourdis la franchissaient avec l'agilité d'un chat, au risque de se rompre vingt fois le cou.
L'élévation de l'appartement ne permettait guère de songer à placer cette construction en dehors de l'arbre; il aurait fallu pour cela des poutres trop hautes, et par conséquent trop pesantes pour être facilement remuées. Je savais que le figuier était creux, et la malheureuse aventure de mon petit Franz m'avait appris qu'il renfermait un essaim d'abeilles. Je résolus cependant de sonder sa cavité et de m'assurer de son étendue. Mes fils prirent aussitôt chacun une hache, et, s'élevant le long de la voûte de racines, ils se mirent à frapper sur divers points en même temps, pour juger au son jusqu'où allait la cavité; mais le bruit donna l'éveil à l'essaim, et Jack, qui s'était, grâce à ses habitudes d'étourdi, posé précisément en face de l'ouverture, eut la figure et les mains horriblement criblées de piqûres. Je me hâtai de frotter ses plaies avec de la terre délayée dans l'eau, et ce remède fit cesser la douleur. Fritz ne fut guère plus heureux. Ernest seul dut à sa nonchalance habituelle d'en être préservé: il arriva le dernier, et s'enfuit aussitôt qu'il aperçut le danger. Cet événement imprévu interrompit les travaux de sondage, et je m'occupai immédiatement du moyen de faire sortir l'essaim hors de l'arbre en lui construisant une ruche. La voûte fut faite avec une grande calebasse; je la couvris d'un toit de paille pour la mettre à l'abri, et je la scellai de mon mieux sur une grande planche, au moyen de la terre humide, en ne réservant qu'une petite ouverture destinée à servir d'entrée. Je me trouvai seul pour accomplir tous ces préparatifs: les piqûres qu'ils avaient reçues avaient mis mes fils à peu près hors de combat. Mais en attendant que les grandes douleurs fussent passées, je préparai du tabac, une pipe, un morceau de terre glaise, des ciseaux et des marteaux. Puis, quand mes enfants furent disposés à m'aider, je commençai à boucher l'ouverture avec de la terre glaise, en n'y laissant que juste de quoi passer le tuyau de ma pipe, que j'avais bien bourrée et allumée. Je me mis ensuite à fumer. Au commencement on entendit un bruit épouvantable dans le creux de l'arbre; mais peu à peu il se calma, et tout devint silencieux; je retirai ma pipe sans qu'il parût une seule abeille. Alors, aidé de Fritz, nous commençâmes, avec un ciseau et une hache, à détacher de l'arbre, un peu au-dessus des abeilles, un morceau carré d'environ trois pieds. Avant de le détacher entièrement, je recommençai ma fumigation; puis enfin je me hasardai à examiner l'intérieur de l'arbre. Nous fûmes saisis d'admiration à l'aspect de ces travaux immenses: il y avait une telle quantité de miel et de cire, que je craignais de ne pas avoir assez de vases pour les contenir. Tout l'intérieur de l'arbre était plein de rayons; je les détachai avec précaution, et les déposai à mesure dans des calebasses que m'apportaient mes enfants. Les rayons supérieurs, où les abeilles s'étaient rassemblées en pelotons, furent placés dans la nouvelle ruche.
Je remplis un tonnelet de miel, après en avoir réservé quelques rayons pour notre repas. Je fis couvrir avec soin ce baril de voiles et de planches, afin que les abeilles, attirées par l'odeur, ne vinssent pas le visiter. Je proposai aussi, afin de les écarter de leur ancienne demeure, d'allumer dans l'intérieur de l'arbre quelques poignées de tabac.
Mon idée eut un plein succès. Dès qu'elles furent en état de voler, et qu'elles voulurent se rendre à l'arbre, l'odeur les en chassa bien vite, et avant le soir elles s'accoutumèrent à leur nouvelle résidence. Comme la journée s'était avancée dans ces diverses occupations, nous remîmes au lendemain les travaux préparatoires de l'escalier. Je proposai à tout le monde de veiller cette nuit-là pour préparer notre provision de miel. Nous allâmes cependant faire un petit somme pour ne pas trop nous fatiguer, et nous fûmes réveillés à l'entrée de la nuit. Nous nous mîmes promptement à l'ouvrage; le tonnelet de miel fut vidé dans un chaudron; à l'exception de quelques rayons, le reste, mêlé à un peu d'eau, fut mis sur un feu doux et réduit en une masse liquide que nous passâmes à travers un sac en la pressant, et que nous versâmes de nouveau dans la tonne, qui resta debout toute la nuit. Le matin, la cire s'était séparée et élevée au-dessus du miel en un disque dur et solide, et au-dessous restait le miel le plus appétissant qu'on pût voir. La tonne fut soigneusement refermée et mise au frais dans une fosse, que nous nous promîmes bien d'aller souvent visiter.
CHAPITRE XXIII
L'escalier.—Éducation du buffle, du singe, de l'aigle.—Canal de bambous.
Ces travaux accomplis, nous passâmes à l'inspection du tronc que nous venions de conquérir; je reconnus, après l'avoir sondé dans tous les sens, que le figuier qui nous servait de retraite ressemblait au saule d'Europe, et qu'arrivé à un certain degré de croissance, il ne se soutenait plus que par son écorce. Rien n'était donc plus facile que de placer dans la cavité l'escalier que je projetais, et cette cavité était assez spacieuse pour me permettre d'y ficher au milieu un pieu destiné à servir de pivot à la construction.
À vrai dire, cette entreprise me sembla d'abord fort au-dessus de mes forces; mais je savais que l'intelligence humaine, aidée de la patience et de la persévérance, triomphe de bien des obstacles, et je n'étais pas fâché de trouver des occasions de développer dans mes fils ces conditions essentielles du succès. J'aimais à les voir grandir et se fortifier dans une activité continuelle, qui les empêchait de regretter l'Europe et les jouissances qu'ils y avaient laissées.
Nous commençâmes par couper dans l'arbre, en face de la mer, une porte exactement de la grandeur de celle que nous avions enlevée de la cabine du capitaine. Nous nettoyâmes ensuite l'intérieur. L'ouverture pratiquée pour enlever le miel de l'essaim ne nous donnait pas assez de jour: j'y suppléai par deux autres fenêtres, que je plaçai à des distances à peu près égales; j'adaptai à chacune de ces ouvertures les trois fenêtres que nous avions prises au vaisseau, avec leurs vitres et leurs châssis. Nous fîmes ensuite, dans la partie ligneuse, et sans endommager l'écorce, des rainures pour supporter les marches de l'escalier. Nous plantâmes au milieu une poutre d'environ dix pieds, autour de laquelle je fis des rainures correspondantes à celles de l'arbre. Nous y plaçâmes les marches successivement. Arrivés à l'extrémité de la poutre, nous la surmontâmes d'une autre, qui fut fixée avec de larges boulons en fer et des câbles bien solides, et nous continuâmes ainsi jusqu'à ce que nous eûmes atteint notre chambre à coucher. Là nous ouvrîmes une autre porte, et mon but fut rempli.
Ces travaux ne s'accomplirent pas avec la rapidité que je viens de décrire: chaque jour amenait de nouveaux essais, des tentatives souvent infructueuses; mais nous étions animés par ces deux grands éléments de succès, patience et courage; nous eûmes le temps de les exercer l'un et l'autre. Ce ne fut qu'après trois semaines d'un travail opiniâtre et souvent sans résultat que nous parvînmes à faire un escalier praticable, où l'espace intermédiaire entre les marches fut garni de planches posées de hauteur au-devant de chaque degré; et, pour servir de rampe, j'attachai au sommet deux cordes qui tombaient jusqu'en bas. Mes fils ne pouvaient se lasser de monter et descendre dans le but de mieux admirer notre œuvre. Nous étions tous parfaitement satisfaits de nos faibles talents: faibles est le mot, car notre travail était loin d'être parfait; mais, tel qu'il était, l'escalier suffisait à nos besoins, et c'est ce que nous demandions.
Ces trois semaines ne furent pas cependant totalement consacrées à notre construction. Nous avions entrepris et terminé plusieurs autres travaux de moindre importance; et des événements étaient venus rompre la monotonie de notre vie habituelle.
Bill avait enfin mis bas six jolis petits dogues. Il fallut renoncer à les élever tous. Deux seulement, un mâle et une femelle, furent conservés, et les quatre autres jetés à la mer. On les remplaça auprès de la nourrice par le petit chacal de Jack. Bill se soumit sans difficulté à cette substitution.
L'éducation du jeune buffle avait été une de nos principales distractions. Je voulais le dresser à porter des fardeaux et un cavalier, comme il était déjà habitué à traîner; je lui avais passé dans le nez, à la manière cafre, un bâton avec lequel je le gouvernais comme avec un mors. Néanmoins ce ne fut pas sans difficulté qu'il se prêta à cette manœuvre. Il renversa d'abord tous les fardeaux; mais peu à peu je l'accoutumai à recevoir sur son dos d'abord le singe, ensuite Franz, puis Jack, enfin Fritz, qui le dompta complètement. Ce fut encore là un des triomphes de la patience sur des difficultés qui pouvaient au premier abord paraître insurmontables. Toute ma jeune famille prit, en domptant le buffle, des leçons d'équitation qui valaient celles du manége. Ils pouvaient sans crainte aborder désormais le cheval le plus rétif; il est certain qu'il le serait toujours moins que n'avait été le buffle.
Fritz n'avait pas négligé son aigle, qui faisait de sensibles progrès et qui s'entendait déjà très-bien à fondre sur les oiseaux morts que son maître plaçait à sa portée. Il n'osait cependant pas encore l'abandonner au vol libre; il avait peur que son caractère sauvage ne l'emportât et ne le privât à jamais de sa jolie conquête. L'indolent Ernest lui-même avait entrepris l'éducation du singe. Knips était vif et intelligent; mais il apportait aux leçons la plus mauvaise volonté qu'on puisse imaginer. Il était tout à fait plaisant de voir ce grave professeur obligé de gambader presque autant que son élève pour s'en faire obéir; enfin il fit tant, qu'il habitua le malin Knips à porter sur le dos une petite hotte dans laquelle il le forçait à déposer et à porter diverses provisions. Cette petite hotte, qu'il avait construite en roseaux à l'aide de Jack, était assujettie sur le dos du singe par deux courroies qui lui prenaient les bras, et une troisième qui venait se rattacher à sa ceinture. Ce fut d'abord un supplice pour le malicieux animal: il se roula, désespéré et furieux; mais enfin l'habitude triompha, et Knips, qui d'abord ne manquait jamais d'entrer en fureur à la vue de la hotte, s'y habitua tellement qu'on ne pouvait plus la lui ôter. Jack avait moins de succès, et quoiqu'il eût donné à son chacal le nom de Joeger (chasseur) comme pour l'encourager à le mériter, la bête féroce ne chassait encore que pour son propre compte; ou, si elle rapportait quelque chose à son maître, ce n'était guère que la peau de l'animal qu'elle venait de dévorer. J'exhortai cependant Jack à ne pas se décourager, et il y mit une patience dont je l'aurais cru peu susceptible.
Pendant ce temps-là j'avais perfectionné la fabrication des bougies, et j'étais parvenu, en les roulant entre deux planches, à leur donner la rondeur et le poli des bougies d'Europe, dont elles ne se distinguaient plus que par une couleur verdâtre. Les mèches me causèrent de notables embarras; le fil de caratas, dont je m'étais servi d'abord, répondait mal à mon désir, car il se charbonnait en brûlant. Je le remplaçai heureusement par la moelle d'une espèce de sureau; ce qui ne m'empêcha pas de regretter beaucoup le cotonnier. J'avais mis aussi en œuvre le caoutchouc que nous avions recueilli; je pris une vieille paire de bas que je remplis de sable, et auxquels j'adaptai une forte semelle de peau de buffle, puis je l'enduisis de plusieurs couches de caoutchouc. Quand l'épaisseur me parut raisonnable, je brisai le moule, retirai le bas, puis, après avoir bien secoué les bottes, je les mis sur-le-champ à mes pieds, et je me trouvai avec une chaussure qui m'allait fort bien. Mes fils en furent jaloux, et ils me supplièrent de faire pour eux ce que je venais d'exécuter pour moi. Mais avant d'entreprendre un aussi long travail, je voulais m'assurer de la solidité de celui que je venais de terminer. En attendant, je façonnai de mon mieux, pour Fritz, la peau des jambes du buffle. Mes efforts furent inutiles, je ne parvins à faire qu'une ignoble chaussure avec laquelle mon pauvre enfant osait à peine se montrer. Je l'en délivrai en lui permettant, à sa grande satisfaction, de ne plus porter ce déplorable essai de mocassins.
J'utilisai encore nos deux canaux de palmier, et, au moyen d'une digue qui élevait l'eau sur un point du ruisseau, nous pûmes donner à notre courant une pente convenable qui poussait l'eau jusque auprès de notre demeure, où elle était reçue dans la vaste écaille de tortue que Fritz avait destinée à cet usage. Cette source n'avait d'autre inconvénient que celui d'être exposée au soleil, de sorte que l'eau, si elle était claire et pure, était en même temps chaude quand elle arrivait jusqu'à nous. Je résolus de remédier à ce petit désagrément en remplaçant plus tard ces canaux découverts par de gros conduits de bambous enfouis dans la terre. En attendant l'exécution, nous nous réjouîmes de cette nouvelle acquisition, et nous remerciâmes tous Fritz, qui en avait eu l'idée première.
CHAPITRE XXIV
L'onagre.—Le phormium tenax.—Les pluies.
Un matin que nous étions occupés à mettre la dernière main à notre escalier, nous fûmes tout à coup surpris par des hurlements aigus et prolongés qui se faisaient entendre dans le lointain. Nos deux dogues dressèrent soudain les oreilles et semblaient se préparer au combat. Je fus effrayé, et j'ordonnai aussitôt à mes enfants de regagner le sommet de l'arbre. Nos armes furent chargées et disposées, et nous nous tenions en garde, jetant nos regards de tous côtés; mais le bruit ayant cessé quelques instants, et rien ne paraissant, je descendis à la hâte bien armé, je rassemblai notre bétail épars, revêtis mes chiens de leurs colliers à pointes, et remontai sur l'arbre pour attendre l'arrivée de l'ennemi.
JACK. «C'est le hurlement du lion. Je serais charmé de me trouver en face de ce noble animal, qui est, dit-on, aussi généreux que brave.
MOI. Généreux, soit; cependant ne t'y fie pas. Mais ce ne sont pas des lions assurément, leurs rugissements sont plus prolongés et moins aigus que ceux-ci.
FRITZ. Ce sont peut-être des chacals qui viennent nous demander vengeance de la mort de leurs frères.
ERNEST. Je crois plutôt que ce sont des hyènes, dont le hurlement doit être aussi affreux que la mine.
FRANZ. Ce sont simplement des cris de guerre de quelques sauvages qui viennent manger leurs prisonniers.
MOI. Quoi que ce puisse être, faisons bonne contenance, et prenons garde de laisser abattre notre courage par des craintes prématurées.»
Tandis que je parlais ainsi, je vis Fritz se mettre à rire et à jeter tout d'un coup son fusil de côté: il avait reconnu le terrible ennemi qui nous menaçait.
«C'est notre âne, s'écria-t-il, qui revient à nous, et qui entonne simplement son hymne de retour.»
En effet, c'était bien nôtre fugitif; nous l'aperçûmes à travers le feuillage, marchant paisiblement vers nous et s'arrêtant de temps en temps pour brouter. Mais il ne revenait pas seul, il avait avec lui un animal d'une race à peu près semblable à la sienne. Ses formes étaient plus gracieuses; il joignait à la force l'élégance du cheval. Je reconnus aussitôt l'onagre.
Cette découverte me remplit de joie, et balança très-heureusement la mauvaise humeur que nous n'aurions pas manqué de ressentir contre notre baudet pour la panique qu'il nous avait inspirée. Je recommandai à mes fils le plus grand silence, et je songeai aux moyens de nous rendre maîtres du nouveau venu.
Je savais que les naturalistes regardent comme impossible d'apprivoiser l'onagre. Cette difficulté me tentait; et je voulais faire l'épreuve d'un moyen qui me vint à l'esprit. Je pris une corde, à l'extrémité de laquelle je fis un nœud coulant; puis je fendis en deux un bambou, et je joignis par une ficelle les deux parties, mais à un bout seulement, de manière à obtenir une sorte de pinces fortes et résistantes. Fritz, qui suivait attentivement tous mes préparatifs, les trouvait beaucoup trop longs; et, dans son impatience, il me proposait de lancer son lazo contre l'onagre. Je le lui défendis. J'avais peur, s'il venait à manquer son coup, que le bel animal ne nous échappât; car je connaissais sa prodigieuse agilité.
Quand nos préparatifs furent achevés, je chargeai Fritz, comme plus leste et plus adroit que je n'étais moi-même, d'aller passer au cou de l'onagre le nœud coulant que j'avais disposé, tandis que j'attachai à une racine l'autre extrémité de la corde. Je me cachai ensuite derrière un arbre, et je laissai mon fils s'avancer seul.
Il se présenta tranquillement devant le sauvage animal, qui broutait. Cette vue parut l'effrayer: c'était sans doute la première figure d'homme qu'il rencontrait. Mais Fritz restant immobile, l'onagre se remit paisiblement à paître. Son compagnon fut moins impassible; il s'approcha, alléché par une poignée de grains mêlés de sel que mon fils lui tendait.
L'onagre lui-même, attiré par la curiosité, s'avança la tête haute et en soufflant. À peine était-il à portée, que Fritz lui jeta adroitement le nœud coulant par-dessus la tête. Le pauvre animal recula aussitôt; mais il était prisonnier, et le bond ne fit que serrer davantage le nœud. L'étreinte fut même si forte, qu'il tomba la langue pendante et sur le point d'être étranglé. Je me hâtai d'accourir et de desserrer le nœud; je jetai autour de son cou le licol de l'âne; en faisant usage de la pince, je pris entre ses deux parties le nez de l'animal et je l'y tins fortement serré. La douleur qu'il en ressentit calma sa fureur, et nous permit de l'approcher sans danger. Nous reconnûmes alors que c'était une femelle.
Mes fils, dont l'imagination allait vite, se réjouissaient déjà de monter ce gracieux animal. Plus patient qu'eux, je leur dis qu'avant de le faire caracoler il fallait songer à le dompter. Nous commençâmes aussitôt cette éducation, qui présenta des difficultés inouïes. Il fallait chaque jour le serrer fortement pour en obtenir la moindre marque de soumission. Recouvrait-il sa liberté, il redevenait soudain ce qu'il était auparavant, farouche et indomptable. Je le fis jeûner, je le chargeai de lourds fardeaux; tout était inutile, et plusieurs fois je désespérai de l'entreprise; néanmoins je continuai avec une ténacité et une constance que je n'aurais point eues en Europe. Stimulé par le besoin de réussir, qui m'avait sans cesse guidé depuis que nous étions sur cette terre déserte, j'espérais toujours que la fatigue l'emporterait sur le mauvais naturel de l'animal. Mais j'avais beau faire: il était doux et tranquille dans son écurie, se laissait approcher et caresser; mais il reprenait toute sa fureur dès qu'on essayait de le monter.
Enfin, tous les moyens que j'avais imaginés ayant été inutiles, je me rappelai la manière dont les maquignons parviennent à rendre dociles les chevaux trop rétifs; et, tout cruel qu'était le procédé, je résolus d'y recourir. Un jour que le bel animal se refusait, comme de coutume, à toute tentative pour le monter, je lui saisis rudement le bout de l'oreille entre les dents et je le mordis jusqu'au sang; il s'arrêta aussitôt, et resta immobile; Fritz profita du moment et s'élança sur son dos; après quelques sauts, l'onagre reprit sa tranquillité, et trotta comme mon fils le voulut.
Je le cédai à Fritz. J'étais fier de voir mon fils voler comme l'éclair, dans l'avenue de Falken-Horst, sur ce beau coursier que j'avais eu l'honneur de dompter. J'eus soin cependant d'attacher ses deux jambes de devant avec une corde assez lâche qui devait modérer sa vitesse; je lui adaptai aussi à la mâchoire un caveçon, et, au moyen d'une baguette dont on lui frappait l'oreille, nous parvenions à le diriger comme avec un mors. Nous commençâmes dès ce moment à le compter au nombre de nos animaux domestiques, et à lui donner un nom; nous l'appelâmes Leichtfuss, c'est-à-dire Pied-Léger, et certainement jamais animal n'avait mieux mérité son nom; c'était un nouveau sujet ajouté à l'éducation de mes fils. Je ne désespérais pas encore de revoir l'Europe, et je me flattais que cette éducation, qui développait leurs forces physiques et leurs grâces extérieures sans nuire à leur instruction morale, les mettrait un jour en état de briller dans la société.
Pendant le dressement de Leichtfuss, qui n'avait pas duré moins de trois semaines, la basse-cour s'était accrue; nos poules avaient couvé une quarantaine de poussins. La bonne ménagère avait un soin minutieux de ce petit peuple. Elle en était plus fière et plus heureuse que nous ne l'étions de nos animaux de luxe; le buffle seul trouvait grâce auprès d'elle, parce qu'il traînait les provisions; les autres, elle les proscrivait en masse: l'aigle, l'onagre, le flamant, le singe, le chacal, n'étaient pour elle que des bouches inutiles, des animaux à nourrir, sans profit à en tirer. Les poulets, au contraire, étaient d'une utilité que personne ne pouvait contester; elle les soignait aussi avec cette attention que les femmes possèdent seules. J'admirai avec quelle religieuse ardeur une bonne mère s'arrête à tout ce qui lui retrace l'image de l'enfance, qu'elle aime tant. Ma femme, loin de se plaindre du surcroît de besogne que lui donnaient ces quarante à cinquante poussins, en paraissait, au contraire, fort satisfaite.
L'approche des pluies, hiver de ces contrées, nous força à songer à un travail nécessité d'ailleurs par l'augmentation de la basse-cour: il fallait construire un toit destiné à protéger nos bestiaux contre les intempéries de la saison. Des bambous fournirent la charpente; de la mousse et de la terre glaise remplirent les intervalles, et une couche de goudron répandue par-dessus le tout nous donna un toit si solide, qu'on aurait pu sans crainte marcher dessus. Les racines de notre arbre, qui s'élevaient en voûte, servirent de cloisons, que nous fermâmes avec des planches, et nous eûmes ainsi, au pied de notre habitation aérienne, une série de pièces assez bien disposées pour que nos provisions y fussent placées sans gêner nos animaux. Nous y avions ménagé un fenil, destiné à abriter le foin, la paille et les provisions de bétail. Ce travail achevé, nous commençâmes à recueillir nos provisions; les pommes de terre et le manioc eurent la préférence.
Un jour que nous revenions de chercher des pommes de terre, et tandis que ma femme et Franz conduisaient le char à la maison, j'eus l'idée d'aller jusqu'au bois de chênes avec mes fils aînés. Maître Knips, qui nous avait accompagnés, attira tout à coup notre attention par ses cris: il était engagé dans un buisson, où d'autres cris et des battements d'ailes réitérés indiquaient qu'il n'était pas seul. J'y envoyai Ernest, qui ne tarda pas à nous appeler lui-même.
«Papa! nous cria-t-il, papa, Knips est aux prises avec une poule à fraise; le gourmand veut manger les œufs, et voici le coq qui vient au secours de sa tendre moitié. Accourez donc, c'est curieux. Moi, je tiens Knips.»
Fritz courut en effet, après avoir attaché Leichtfuss à un arbre, et je le vis bientôt revenir à moi tenant dans ses bras le coq et la poule à fraise. Il me remit les deux précieux volatiles, et il alla enlever les œufs, tandis qu'Ernest retenait son singe. Celui-ci arriva bientôt après, tenant son chapeau avec précaution, et chassant le singe devant lui. Il portait ainsi les œufs, qu'il avait eu soin de recouvrir d'une espèce d'herbe longue et plate, dont les feuilles figuraient assez bien des lames de sabre.
«Voilà de quoi amuser le petit Franz,» me dit-il en me montrant ces feuilles. Je le louai d'avoir ainsi pensé à son frère; mais je donnai peu d'attention à ce qu'il apportait, et je m'arrêtai surtout à la découverte du coq et de la poule: nous nous assurâmes d'eux en leur liant les pattes. Nous nous remîmes alors en marche. Pendant la route, Ernest portait souvent à son oreille les œufs, prétendant entendre remuer les poussins. En effet, je reconnus que plusieurs étaient cassés, et que les petits commençaient à se montrer.
Fritz, tout joyeux de la découverte, ne résista point à la tentation de mettre sa monture au trot pour l'annoncer à sa mère; mais il ne put la modérer, car une poignée d'herbes aiguës qu'il agitait autour de ses oreilles lui donnait une rapidité effrayante. Il ne lui arriva rien de fâcheux cependant, et nous le trouvâmes sain et sauf auprès de sa mère.
Pourtant, deux jours après cette excursion, nous avions complètement oublié cette herbe. Fritz, en la maniant, s'aperçut qu'elle était très-souple, et il eut l'idée d'en tresser un fouet pour Franz, qui était chargé spécialement de la garde du troupeau. Je remarquai la flexibilité des longues feuilles de cette plante, et en m'approchant, à ma grande satisfaction je reconnus le lin vivace de la Nouvelle-Zélande (phormium tenax). Ma femme en fut transportée de joie. De tous les produits de l'Europe, le lin était celui qu'elle regrettait le plus. Ses yeux étincelaient de plaisir, et déjà elle parlait de faire de la toile pour renouveler notre garde-robe, qui de jour en jour menaçait davantage de nous laisser nus.
«Oh! de toutes vos découvertes voici certainement la plus précieuse. Procurez-moi du lin, un rouet, des métiers, je serai la plus heureuse des femmes; je vous ferai des chemises et des pantalons de bonne toile. Donnez-moi une abondante provision de cette plante.»
Tandis que ma femme se livrait à son enthousiasme, Fritz et Jack, qui le partageaient, s'esquivèrent et montèrent, le premier sur l'onagre, le second sur le buffle: ils partirent avec une telle rapidité, qu'ils avaient disparu avant que nous eussions pu nous opposer à leur projet. Ils revinrent peu d'instants après, rapportant chacun une énorme botte de phormium. L'empressement qu'ils avaient mis à satisfaire leur mère ne me laissa pas la force de leur faire des reproches. À peine furent-ils descendus de cheval, que Jack se mit à nous raconter d'une manière très-drôle comment son cheval cornu avait suivi pas à pas l'onagre, et combien peu il avait eu besoin de se servir de sa cravache pour l'exciter et le ramener à l'obéissance.
«Il faudra, leur dis-je, aider à votre bonne mère à rouir le lin que vous venez de cueillir.»
Le lendemain matin nous partîmes pour le marais des Flamants; nous avions placé sur la charrette nos paquets de lin; nous les divisâmes et nous les plongeâmes dans le marais, après les avoir chargés de grosses pierres pour les forcer à rester au fond. Dans l'intervalle nous eûmes plusieurs fois occasion de remarquer l'instinct des flamants. Ils construisent leurs nids en cônes au-dessus de la superficie des marais, et font au sommet un enfoncement dans lequel la femelle dépose ses œufs, et où elle peut les couver en restant les jambes dans l'eau. Ces nids sont d'argile, et si solidement maçonnés, que l'eau ne peut ni les dissoudre ni les renverser.
Le lin fut laissé quatorze jours dans l'eau; une seule journée suffît pour le faire sécher complètement. Nous le rapportâmes à Falken-Horst, où il fut serré. Renvoyant aux temps pluvieux qui s'approchaient les occupations nombreuses de sa préparation, je promis à ma femme un rouet, des battoirs, et tout ce dont elle aurait besoin après que son lin aurait été teillé. Mais nos récoltes demandaient nos soins, et les premières pluies, qui commençaient à tomber, nous rendaient tous les moments précieux. Déjà la température, de chaude et ardente, était devenue glaciale et changeante. Nos derniers beaux jours furent employés à ramasser des pommes de terre, du manioc, des noix de coco; la charrette ne cessait de rouler, et nous nous donnions à peine le temps de prendre nos repas. Nous plantâmes à Zelt-Heim diverses espèces de palmiers. Nous serrâmes tout le blé d'Europe qui nous restait; car je comptais beaucoup sur l'humidité de la saison pour activer sa végétation, et nous préparer l'espoir d'une récolte abondante qui nous fournirait ainsi le pain de notre patrie, que nous regrettions beaucoup. Nous fîmes aussi une belle et vaste plantation de cannes a sucre; nous voulions réunir autour de nous tout ce qui pouvait contribuer à nous être utile ou agréable. Les travaux durèrent quelques semaines, pendant lesquelles l'hiver était déjà avancé; des vents impétueux soufflaient dans le lointain, et la pluie tombait par torrents et sans discontinuer; la côte ressemblait à un lac. Ma femme était devenue triste, et Franz, effrayé, demandait quelquefois en pleurant si ce n'était pas un nouveau déluge.
Je ne vis pas sans effroi que notre sûreté était compromise dans notre château aérien. Le vent menaçait à chaque instant de l'enlever, et nous avec lui; la pluie, qui fouettait avec force, venait nous mouiller jusque dans notre lit, malgré la toile à voile dont j'avais bouché les ouvertures. Nous abritâmes nos hamacs dans l'escalier, et nous descendîmes chercher un asile sous le toit goudronné que nous avions couvert pour nos bêtes dans les racines du figuier. L'espace était étroit, et l'odeur de nos voisins nous rendit l'habitation pénible les premiers jours; mais enfin, quand nous eûmes placé aussi sur l'escalier les divers ustensiles de cuisine dont nous avions un besoin journalier, que ma femme eut pris l'habitude de travailler sur une des marches, auprès d'une fenêtre, avec son petit Franz assis à ses côtés, quoique bien mal à notre aise, et regrettant pour la première fois depuis notre naufrage les solides et commodes habitations de notre patrie, nous commençâmes à nous consoler. Pour ranimer davantage le courage des miens, je travaillai de toutes mes forces à améliorer autant que possible la position où nous nous trouvions. Je diminuai un peu l'espace destiné à nos bêtes. Nous fîmes sortir et nous abandonnâmes dans la campagne celles qui, étant indigènes, pouvaient se suffire à elles-mêmes; afin que cette liberté ne nous les fit pas perdre, j'eus soin de leur attacher au cou des sonnettes, et chaque soir je m'en allais, avec Fritz, les chercher dans les pâturages; souvent même elles revenaient seules à l'étable. Ces courses étaient extrêmement pénibles, et il nous fallait les faire par une pluie dont les orages d'Europe ne peuvent donner une idée. Nous en revenions mouillés jusqu'aux os et transis de froid. Ma femme nous fit à chacun un manteau à capuchon qui nous fut d'un grand secours pour ces courses. Elle prit deux chemises de matelot qui nous restaient encore, elle y adapta des capuchons que nous pouvions rabattre à volonté, et nous les enduisîmes d'une couche épaisse de caoutchouc. Grâce à ces manteaux imperméables, nous pouvions sans crainte braver la pluie. Ainsi vêtus, nous avions vraisemblablement assez mauvaise mine; car aussitôt que nous les endossions la troupe partait d'un grand éclat de rire. Néanmoins chacun d'eux aurait voulu en avoir un semblable; mais nous n'avions pas assez de caoutchouc pour les contenter.
La fumée nous incommodait au plus haut degré; elle était si épaisse, attendu que nous manquions totalement de bois sec, qu'il fallait renoncer à nous chauffer et même à allumer du feu pour les besoins de la cuisine. Nous nous contentions de vivre de laitage, et nous nous bornions, à de longs intervalles, à faire du manioc ou à rôtir quelques morceaux de viande salée.
Nos journées s'écoulaient au milieu de travaux qui étaient toujours les mêmes. Le soin des bestiaux occupait la matinée, puis nous faisions du manioc. La nuit arrivait de bonne heure, amenée par l'obscurité croissante du ciel, augmentée encore par l'épaisseur du feuillage de l'arbre. La famille alors se réunissait autour d'une grosse bougie: la mère soignait le linge; j'écrivais mon journal, Ernest en recopiait les feuillets; Fritz et Jack enseignaient à lire et à écrire à Franz, ou bien dessinaient les plantes et les animaux qu'ils avaient remarqués dans leurs excursions. Enfin une prière de reconnaissance terminait dignement notre journée.
Quelquefois nous avions le bonheur d'avoir un peu moins de vent; alors nous nous hâtions de faire rôtir soit un poulet, soit un pingouin pris dans le ruisseau: tous les quatre à cinq jours nous faisions le beurre, qui était pour nous un vrai régal. Ces petits incidents, qui rompaient la monotonie de notre existence, étaient pour nous de véritables fêtes. Le manque de fourrage fut cause que je m'applaudis de la détermination que j'avais prise relativement aux animaux originaires du pays: nous n'aurions jamais pu les nourrir; nous avions déjà tant d'animaux domestiques, que nous étions fort en peine.
Nous passions nos journées à la fenêtre, les yeux tournés vers l'horizon, attendant sans cesse une éclaircie. Ma femme elle-même, malgré sa prédilection pour Falken-Horst, commençait à s'impatienter et me demandait de construire pendant la belle saison une maison solide qui nous abritât un peu mieux l'hiver suivant. Falken-Horst devait être toujours, suivant elle, notre habitation d'été; mais la triste expérience que nous faisions nous prouvait la nécessité d'une maison d'hiver.
Nous étions tous de son avis; Fritz me rappela alors Robinson Crusoé, qui avait trouvé une grotte dans un rocher, et nous engagea à aller chercher parmi les rochers de la côte un abri solide où nous pussions trouver, comme lui, cave, salle à manger, etc., quand les pluies auraient cessé. Nous avions le temps de mûrir cette idée, car la mauvaise saison continuait dans toute sa rigueur.
Ma femme me tourmentait depuis longtemps pour lui faire un battoir et un peigne, que son lin lui rendait indispensables. La confection de ces deux instruments nous occupa pendant les derniers jours de notre obscure retraite. Si le battoir fut facile à installer, il n'en fut pas de même du peigne, qui me coûta beaucoup de peines. Deux plaques de fer-blanc percées d'un grand nombre de trous par lesquels je fis passer des clous arrondis à la pointe et fixés par du plomb coulé sur les plaques, dont j'avais relevé les bords, me fournirent un outil peu facile à manier, il est vrai, mais cependant convenable à l'emploi que nous voulions en faire, et ma pauvre femme, en le recevant avec reconnaissance, se rappelait ces heureuses années où, établie auprès de son feu, elle préparait son lin et tout ce qui lui était nécessaire.
CHAPITRE XXV
La grotte à sel.—Habitation d'hiver.—Les harengs.—Les chiens marins.
Je ne saurais exprimer avec quels transports, après nos longues semaines d'ennui, nous vîmes enfin les nuages disparaître, le soleil briller au milieu d'un ciel pur, et le vent, dont la violence nous avait si fort effrayés, cesser entièrement. Nous saluâmes le retour du printemps par des cris de joie, et nous sortîmes avec bonheur de notre retraite pour respirer l'air pur de la campagne et reposer nos yeux sur la verdure rafraîchie qui parait la terre. La nature entière était rajeunie, et nous-mêmes avions déjà oublié toutes nos souffrances d'hiver.
Notre plantation était en pleine prospérité; les grains que nous avions semés commençaient à sortir de la terre en filets minces. La prairie était émaillée d'une multitude de fleurs; les oiseaux avaient commencé leurs chants: c'était une résurrection complète de la nature.
Aussi nous célébrâmes le dimanche suivant avec une ferveur, une piété telle que nous n'en avions point encore eu dans l'île, et nous nous mimes sur-le-champ au travail avec ardeur. Nous nettoyâmes notre château aérien des feuilles que le vent y avait amassées; il n'était nullement endommagé, et nous l'eûmes bientôt remis en état d'être habité.
Ma femme, toujours active, ne perdit pas de temps, et s'occupa de son lin; elle le teillait, et moi je le peignais. Je réussissais dans cette fonction, à laquelle j'étais tout à fait étranger, au delà même de mes espérances. Le plus difficile restait à faire. Pour arriver à la toile, il fallait un rouet et un dévidoir; les conseils de ma femme suppléèrent à mon manque d'habileté, et je parvins à construire ces indispensables instruments. Dès lors la mère ne se permit aucune distraction; ses nouvelles occupations absorbèrent tout son temps. Le petit Franz dévidait tandis qu'elle filait; elle aurait bien voulu que ses autres fils vinssent à son aide; mais ils se montraient peu empressés de se livrer à cette besogne sédentaire, si ce n'est Ernest, qui consentait volontiers à filer quand il prévoyait quelque occupation fatigante. Cet exemple eût été cependant bon à suivre, car nos habits étaient vraiment dans un état déplorable; mais Fritz et Jack, faits pour les courses, aimaient beaucoup mieux errer en liberté.
Il fallait utiliser les promenades. Nous nous dirigeâmes d'abord du côté de Zelt-Heim; car nous étions avides de connaître les ravages produits par l'hiver sur notre ancienne habitation. Cette demeure avait beaucoup plus souffert que Falken-Horst; la tente était renversée; la toile à voile n'existait plus, et la plus grande partie des provisions avait été tellement gâtée par la pluie, qu'il fallut nous en débarrasser. La pinasse, grâce à sa construction solide, avait résisté; il n'en fut pas de même du bateau de cuves: il était devenu hors de service. En examinant nos provisions, je trouvai trois barils de poudre que j'avais omis de porter à l'abri du rocher; j'eus la douleur, en les ouvrant, d'en voir deux entièrement avariés, et hors d'état de servir. En examinant la muraille des rochers, je désespérai de m'y creuser une habitation; ils paraissaient d'une telle dureté, que plusieurs semaines de travail auraient à peine suffi pour y pratiquer une cavité susceptible de nous y recevoir avec nos bestiaux et nos provisions, et nous n'avions pas assez de poudre pour l'employer à faire sauter des éclats de rochers; mais nous résolûmes du moins de faire quelque tentative, ne fût-ce que pour creuser une cave capable de contenir nos poudres pendant la pluie.
Tandis que ma femme était occupée de son lin, je partis un matin, accompagné de Jack et de Fritz, dans le dessein de choisir une place où le rocher fut d'une coupe perpendiculaire; je traçai avec du charbon l'enceinte de la cavité que je projetais, et nous nous mîmes à l'ouvrage. Les premiers coups de marteau produisirent peu d'effet: le roc était presque inattaquable au ciseau et à tous nos instruments: aussi nous ne fîmes presque rien la première journée. Mes petits ouvriers ne se ralentissaient pas; la sueur ruisselait de nos fronts: le courage nous donnait des forces; mais elles étaient inutiles tant que nous eûmes à lutter avec la couche extérieure du roc, et ce ne fut qu'après deux jours de persévérance que nous sentîmes la pierre céder peu à peu sous nos coups. La couche calcaire que nous avions rencontrée fit place à une sorte de limon solidifié, que la bêche pouvait facilement entamer. Encouragés par l'espoir du succès, nous continuâmes pendant quelques jours, et nous étions parvenus à sept pieds de profondeur, quand, un matin, Jack, qui enfonçait à coups de marteau une barre de fer, nous cria tout joyeux: «J'ai percé la montagne! venez voir, j'ai percé la montagne!»
Fritz courut aussitôt vers son frère, et vint me confirmer les paroles de Jack. La chose me parut extraordinaire; j'accourus à mon tour, et je trouvai qu'en effet la barre de fer avait dû pénétrer dans une cavité assez spacieuse; car elle entrait sans obstacle, et nous pouvions la tourner dans tous les sens. Je m'approchai, trouvant la chose digne de mon attention; je saisis l'instrument qui était encore planté dans le roc; en le secouant avec vigueur de côté et d'autre, je fis un trou assez grand pour qu'un de mes fils pût y passer, et je vis qu'en effet une partie des décombres tombaient en dedans; mais au moment où je m'approchais pour regarder, il en sortit une si grande quantité d'air méphitique, que j'en éprouvai des vertiges et fus oblige de me retirer promptement. «Gardez-vous d'approcher, mes enfants, fuyez, vous pourriez trouver ici la mort.
—La mort! s'écria Jack. Croyez-vous qu'il y ait dans ce trou des lions et des serpents? Laissez-moi approcher leur dire deux mots.
—J'aime à te voir ce courage, mon petit ingénieur; il n'y a là ni lions ni serpents, mais le danger n'existe pas moins. Et que ferais-tu si en entrant tu ne pouvais plus respirer?
—Ne plus respirer? et pourquoi?
—Parce que l'air y est méphitique ou corrompu, et qu'il vous prend alors un vertige ou un tournoiement de tête tel, qu'on a peine à marcher. Ce malaise est suivi d'une oppression qu'on ne peut vaincre, et l'on meurt subitement si l'on n'a pas un prompt secours.
—Et que faire alors, dit Fritz, pour purifier cet air?
—Allumer un grand feu dans l'intérieur de cette grotte. Il s'éteindra d'abord; mais il finira par triompher, et alors nous pourrons entrer sans danger.»
Sans tarder, ils allèrent tous deux ramasser de l'herbe sèche; ils en firent des paquets, battirent le briquet, et les allumèrent, puis les jetèrent tout embrasés dans le trou; mais, ainsi que je le leur avais annoncé, ils s'éteignirent, et nous donnèrent la preuve que l'air était corrompu au plus haut degré; le feu ne put pas même brûler à l'entrée; je vis qu'il fallait purifier l'air d'une manière plus efficace. Je me souvins a propos que dans le temps nous avions apporté du vaisseau une caisse qui avait appartenu à l'artificier, que nous l'avions serrée dans la tente, et qu'elle devait être pleine de grenades et de roquettes d'artifice, embarquées pour faire des signaux. J'allai y chercher quelques pièces et un mortier de fer pour les jeter au fond de la caverne. Je revins bien vite, et y mis le feu. Je lançai des grenades qui, posant d'abord sur le sol, finissaient par aller se briser sur le haut de la caverne, d'où elles volaient elles-mêmes en éclats, et en détachaient des morceaux énormes. Un torrent d'air méphitique sortait par l'ouverture. Nous lançâmes alors des roquettes, qui semblaient traverser la grotte comme des dragons de feu, en découvrant son immense étendue. Nous crûmes aussi apercevoir une quantité de corps éblouissants qui brillèrent soudainement comme par un coup de baguette, et dont l'éclat disparut avec la rapidité de l'éclair, en ne laissant qu'une obscurité profonde. Une fusée entre autres, chargée d'étoiles, nous donna un spectacle dont nous eussions bien voulu prolonger la durée. Quand elle creva, il nous sembla qu'il en sortait une foule de petits génies ailés ayant chacun une petite lampe allumée, et qui dansaient de tous côtés avec des mouvements variés. Tout étincelait dans la caverne, qui nous offrit pendant une minute une scène vraiment magique; mais ces génies s'inclinèrent l'un après l'autre, et tombèrent sans bruit.
Après ce feu d'artifice, nous vîmes une botte d'herbe allumée se consumer paisiblement, et nous dûmes espérer que, du moins par rapport à l'air, nous n'avions plus rien à craindre; mais il était à appréhender que, dans l'obscurité, nous ne tombassions dans quelque flaque d'eau ou dans quelque abîme. Aussi j'envoyai Jack, monté sur le buffle, à Falken-Horst, pour communiquer notre découverte à sa mère et à ses deux frères, les ramener avec lui, et rapporter tout ce qu'ils pourraient de bougies, avec lesquelles nous irions examiner l'intérieur de la grotte.
Réjoui de cette commission, Jack, que j'avais choisi exprès parce que j'avais pensé que les peintures dont son imagination colorerait le récit de ce qu'il avait vu séduiraient ma femme et hâteraient son arrivée, Jack s'élança sur le buffle, fit claquer une sorte de fouet de roseau, et partit avec une telle rapidité, qu'il me fit dresser les cheveux sur la tête.
Je m'occupai avec Fritz, à agrandir l'entrée de la grotte et à la déblayer, afin que sa mère et ses frères pussent y entrer facilement. Après deux à trois heures de travail, nous la vîmes arriver sur le chariot, attelé de l'âne et de la vache, et conduit par Ernest. Jack, grimpé sur son buffle, caracolait devant eux, soufflait dans son poing fermé comme dans une trompette, et fouettait de temps en temps l'âne et la vache pour les faire marcher plus vite. En arrivant près de moi, il sauta à bas de son buffle, et courut aider sa mère à descendre.
J'allumai promptement nos bougies. Nous en prîmes chacun une à la main. Une autre fut mise dans notre poche, un briquet dans notre ceinture, et une arme dans l'autre main. Nous fîmes avec précaution notre entrée dans la grotte, moi en tête, puis mes enfants à moitié tremblants; enfin ma femme, que les deux chiens suivaient, l'œil au guet, la queue entre les jambes.
Un magnifique spectacle s'offrit soudain à nos yeux: tout autour de nous les parois étincelaient comme un ciel étoilé. Du haut de la voûte pendaient d'innombrables cristaux de toutes sortes de longueurs et de formes, et la lumière de nos six flambeaux, reflétée deux ou trois fois, faisait l'effet d'une brillante illumination. Il nous semblait être dans un palais de fées, ou dans le chœur d'une vieille église gothique lorsqu'on y célèbre l'office divin à la lueur des flambeaux, dont la lumière se joue de mille façons sur les pavés de marbre avec les rayons du jour colorés par les vitraux.
Le sol de notre grotte était uni, couvert d'un sable blanc et très-fin, comme si on l'eût étendu à dessein, et si sec, que je ne pus apercevoir nulle part de trace d'humidité, ce qui me fit espérer que le séjour en serait sain et agréable pour nous. Les cristaux, d'après la sécheresse du lieu, ne pouvaient être le produit du suintement des eaux, et je trouvai, à ma joie inexprimable, en en cassant un morceau, que nous étions dans une grotte de sel gemme. Quel immense avantage pour nous et notre bétail, que cette énorme quantité de sel pur et tout prêt, qui ne demandait d'autre peine que de le recueillir, et qui valait mieux, à tous égards, que celui du rivage, qu'il fallait toujours purifier!
En avançant dans la grotte, nous remarquâmes des masses et des figures singulières que la matière saline avait produites. Il y avait des piliers entiers qui montaient depuis le sol jusqu'à la voûte, et semblaient la soutenir. L'imagination pouvait se représenter tout ce qu'elle voulait dans ces formes vagues et bizarres: des fenêtres, des feux, des autels, des figures d'hommes et d'animaux, les uns étincelants comme des diamants, les autres mats comme l'albâtre.
Nous ne pouvions nous lasser de parcourir cette merveilleuse enceinte. Déjà nous avions rallumé nos secondes bougies, lorsque je m'aperçus qu'il y avait sur le terrain, en plusieurs endroits, quantité de fragments de cristaux qui semblaient tombés de la voûte. Cette chute pouvait se répéter et offrir du danger. Une de ces lames cristallisées tombant sur la tête de l'un de mes enfants aurait pu le tuer; mais un examen plus exact me prouva que ces morceaux n'étaient pas tombés d'eux-mêmes et spontanément, car la masse était trop solide, et, si cette chute eût été produite par l'humidité, les morceaux se seraient dissous peu à peu. Nous fîmes alors, Fritz et moi, un examen sérieux de toutes les parties, en frappant à gauche et a droite avec de longues perches; mais rien ne tomba. Rassurés alors quant à la solidité de cette demeure, nous nous occupâmes à tout préparer pour nous y fixer. Il fut résolu que Falken-Horst resterait pour cette saison notre demeure habituelle; ensuite nous n'y allions que la nuit, et toute la journée nous étions à Zelt-Heim, près du nouveau rocher, travaillant pour faire une habitation d'hiver chaude, claire et commode.
Pendant qu'exposée à l'air notre grotte durcirait bientôt comme la surface extérieure, je résolus de commencer aussitôt à percer les fenêtres. Je pris pour cela la mesure de celles que j'avais à Falken-Horst, qui étaient inutiles, puisque je ne voulais plus l'habiter que l'été. Pour la porte, je préférai en faire à notre arbre une d'écorce, qui masquerait mieux notre demeure aux sauvages. Je dessinai tout le tour avec du charbon; puis nous taillâmes ces ouvertures, où nous fîmes entrer les cadres dans les ramures, qui les retinrent solidement.
Quand la grotte fut terminée en dehors, je m'occupai de la division intérieure. Une très-grande place carrée fut d'abord divisée en deux parties: celle de droite pour notre demeure, celle de gauche pour la cuisine et les écuries. Je résolus de placer au fond de cette dernière, où il n'y avait pas de fenêtre, la cave et les magasins: le tout devait être séparé par des cloisons et communiquer par des portes.
La partie que nous avions destinée pour nous fut séparée en trois chambres: la première, à côté de l'écurie, fut réservée pour notre chambre à coucher à moi et à ma femme; la seconde, pour la salle à manger; la troisième, pour le lieu de repos de mes quatre enfants. La première et la dernière de ces chambres eurent des carreaux à leurs fenêtres; la salle à manger n'eut qu'un grillage grossier. Je pratiquai dans la cuisine un foyer près de la fenêtre; je perçai le rocher un peu au-dessus, et quatre planches clouées ensemble et passées dans cette ouverture firent une espèce de cheminée qui conduisait la fumée au dehors. L'espace que nous réservâmes pour notre atelier fut assez grand pour nous permettre d'y entreprendre des travaux considérables. Enfin l'écurie fut divisée en quatre compartiments, pour séparer les différentes espèces d'animaux; au fond se trouvaient la cave et les magasins.
Le long séjour que nous fîmes à Zelt-Heim nous procura plusieurs avantages sur lesquels nous n'avions pas compté, et que nous ne tardâmes pas à mettre à profit. Très-souvent il venait au rivage d'immenses tortues qui y déposaient leurs œufs dans le sable, et qui nous fournissaient de délicieux repas; nous voulûmes ensuite prendre les tortues vivantes pour les manger quand bon nous semblerait. Dès que nous en voyions une sur le rivage, un de mes fils était dépêché pour lui couper la retraite; pendant ce temps nous approchions rapidement, nous la renversions sur le dos et lui passions une forte corde dans son écaille. L'extrémité opposée était attachée à un pieu planté aussi près du bord que possible, puis nous remettions la tortue sur ses pieds; elle se hâtait de fuir; mais voyant ses efforts inutiles, elle se résignait et restait à notre discrétion.
Un matin nous quittâmes de bonne heure Falken-Horst. Lorsque nous fûmes près de la baie du Salut, nous aperçûmes, à notre grand étonnement, dans la mer, un singulier spectacle. Une étendue d'eau assez considérable paraissait être en ébullition; elle s'élevait et s'abaissait en écume, et au-dessus volaient une quantité d'oiseaux de l'espèce des mouettes, des frégates, et autres que nous ne connaissions pas. Tous ces oiseaux poussaient des cris perçants; puis tantôt ils se précipitaient en foule sur la surface de l'eau, tantôt ils s'élevaient en l'air, volant en cercle et se poursuivant de tous côtés. Dans l'eau il se montrait aussi quelque chose d'un aspect singulier; de tous côtés s'élevaient de petites lumières comme des flammes, qui s'éteignaient aussitôt et se reproduisaient à chaque mouvement. Nous remarquâmes que cette bande semblait se diriger vers la baie du Salut, et nous y courûmes pour la mieux observer. Nous fîmes mille suppositions sur ce que ce pouvait être: l'un voulait que ce fût un banc de sable; Jack, un volcan; Ernest, un monstre marin. Quant à moi, je reconnus enfin que c'était un banc de harengs, c'est-à-dire une énorme quantité de ces poissons qui quittent la mer Glaciale et traversent l'Océan pour aller frayer. Ces bancs sont suivis d'une foule de gros poissons qui en dévorent des quantités immenses; ils attirent, de plus, des hordes d'oiseaux qui en attrapent ce qu'ils peuvent.
Nous arrivâmes au rivage presque au même instant que les harengs, et, au lieu de perdre notre temps à les admirer, nous nous hâtâmes de sauter dans l'eau pour prendre les poissons avec nos mains à défaut de filets; mais, comme nous ne savions où mettre tous ceux que nous prenions, je m'avisai de faire tirer à terre le bateau de cuves, qui n'était plus bon à rien. J'allai chercher du sel dans la grotte, et je dressai une tente de toile sur le rivage pour pouvoir nous occuper de saler ces poissons, malgré la chaleur. Fritz resta alors dans l'eau pour saisir les harengs et nous les jeter à mesure. Ernest et sa mère les nettoyaient avec un couteau. Jack broyait le sel. Franz aidait tout le monde. Moi je rangeai les harengs dans les tonnes: je mis une couche de sel au fond, puis une couche de harengs ayant tous la tête tournée vers le centre; puis un nouveau lit de sel, puis un de poissons, la tête vers le bord, et toujours de même jusqu'à ce que mes cuves fussent remplies. Je mis sur la dernière couche de sel de grandes feuilles de palmier, enfin un morceau de toile sur lequel j'enfonçai deux planches que je chargeai de pierres, et les cuves pleines furent portées dans la grotte. Au bout de quelques jours, lorsque la masse fut affaissée, je les fermai encore mieux par le moyen d'une couche de terre glaise pétrie avec des étoupes.
En travaillant du matin jusqu'au soir, nous ne pouvions préparer que deux tonnes, et nous voulûmes que les huit fussent pleines. Aussi ce travail nous occupa-t-il plusieurs jours. Peu de temps après, il vint une bande de chiens marins, dont nous tuâmes un assez grand nombre. Leur chair fut abandonnée aux chiens, à l'aigle, au chacal, et nous gardâmes les peaux et la graisse, que nous réservions pour la tannerie et la lampe. Nous conservâmes aussi les vessies de ces poissons, qui étaient fort grosses.
Dans ce même temps je fis une amélioration à notre claie pour transporter plus facilement nos provisions à Falken-Horst. Je la posai sur deux poutres au bout desquelles j'attachai des roues enlevées aux canons du vaisseau. J'obtins ainsi une voiture légère, commode et peu élevée.
CHAPITRE XXVI
Le plâtre.—Les saumons.—Les esturgeons.—Le caviar.—Le coton.
Nous continuions à faire de l'arrangement de la grotte notre travail habituel; et, quoique nos progrès fussent assez lents, j'espérais cependant que nous y serions établis avant la saison pluvieuse.
J'avais cru découvrir dans la grotte du spath gypseux, et je me proposai d'en recueillir le plus possible; mais, comme la grotte me paraissait assez grande, je cherchai seulement un endroit que je pusse faire sauter. J'y réussis, et je fis porter à notre cuisine les morceaux; je les faisais rougir, et, lorsqu'ils étaient calcinés et refroidis, on les réduisait en poudre avec la plus grande facilité: j'en remplis plusieurs tonnes; j'avais trouvé le plâtre.
Le premier emploi de mon plâtre fut de l'appliquer en couche sur quatre de nos tonnes de harengs, afin de les rendre plus impénétrables à l'air. Je destinais les poissons des quatre autres à être fumés et séchés. À cet effet nous disposâmes dans un coin écarté une hutte à la manière des pêcheurs hollandais et américains, composée de roseaux et de branches, au milieu desquelles nous plaçâmes à une certaine hauteur une espèce de gril sur lequel les harengs furent déposés; nous allumâmes en dessous de la mousse et des rameaux frais qui donnèrent une forte fumée; et nous obtînmes des harengs d'un jaune d'or brillant et fort appétissants. Nous les serrâmes dans des sacs pendus le long des parois.
Environ un mois après cette pêche, nous eûmes une autre visite qui ne fut pas moins profitable. La baie du Salut et les rivages voisins se trouvèrent pleins d'une grande quantité de gros poissons qui s'efforçaient de pénétrer dans l'intérieur du ruisseau pour y déposer leurs œufs.
Jack fut le premier à s'apercevoir de leur arrivée, et vint m'en avertir. Nous courûmes tous au rivage, et nous vîmes, en effet, une grande quantité de gros et beaux poissons qui s'efforçaient de remonter le courant du ruisseau. Il y en avait déjà plusieurs, qui me parurent avoir de sept à huit pieds de long, et qu'à leur museau pointu je pris pour des esturgeons; les autres étaient des saumons. Pendant que je cherchais les moyens d'attraper ces poissons, Jack courut à la caverne, et revint bientôt avec un arc, des flèches et un paquet de ficelle. Il attacha un bout de la ficelle à une des flèches et laissa le paquet à terre, chargé de grosses pierres; puis, visant le plus gros des saumons, il la lui décocha: le coup atteignit son but. Nous courûmes à la ficelle; mais le saumon se débattait tellement, que si Fritz et Ernest n'étaient pas venus en ce moment nous rejoindre, la ficelle aurait cassé. Avec leur aide, nous amenâmes le poisson à terre, où il fut tué. Ce début excita notre émulation; armés, moi d'un trident, Fritz de son harpon, Ernest d'une forte ligne, et Jack de ses flèches, nous commençâmes une pêche qui eut pour résultat deux gros saumons, deux plus petits, et un immense esturgeon long de plus de dix pieds.
Tous nos poissons furent bien nettoyés, et nous recueillîmes plus de trente livres d'œufs, que je destinai à faire du caviar. Pour cela je les mis dans une calebasse percée de petits trous, et je les y soumis à une forte pression; lorsque l'eau fut écoulée, ils en sortirent en masse solide comme du fromage, que nous portâmes dans la hutte à fumer. Avec les vessies je fis ensuite une colle qui me parut si transparente, que j'eus l'idée d'en faire des carreaux de vitre.
Je proposai alors à mes enfants d'entreprendre une excursion lointaine, d'aller visiter en passant nos plantations et les champs ensemencés, par ma femme, de graines européennes. Nous voulions, avant les pluies, faire une bonne provision de baies à cire, de gomme élastique et de calebasses. Notre jardin de Zelt-Heim était dans l'état le plus florissant, et nous y avions toutes sortes de légumes d'un goût excellent, qui fleurissaient et mûrissaient successivement. Nous avions aussi des concombres et des melons délicieux. Nous moissonnâmes une immense quantité de blé de Turquie, dont les épis étaient longs d'un pied. La canne à sucre avait prospéré ainsi que les ananas.
Cette prospérité, dans notre voisinage, nous donna les plus belles espérances pour les autres plantations, et nous partîmes tous un matin de Zelt-Heim.
Nous allâmes d'abord visiter le champ planté près de Falken-Horst; les grains avaient levé parfaitement, et nous récoltâmes de l'orge, du froment, du seigle, de l'avoine, des pois, du millet, des lentilles, en petite quantité, il est vrai, mais assez pour les semailles de l'année suivante. La moisson la plus considérable fut celle de maïs, auquel ce terrain paraissait surtout convenir. Au moment où nous approchâmes de la partie où il croissait, une douzaine au moins de grosses outardes prirent la fuite à grand bruit; nos chiens s'élancèrent alors dans les épis, et firent lever un essaim immense d'oiseaux de toute grosseur et de toute espèce.
Nous fûmes tellement troublés par ces surprises, qu'aucun de nous ne pensa à se servir de son fusil. Fritz, le premier, revint à lui, et déchaperonnant son aigle, qu'il portait avec lui, il le lança sur les poules outardes qui s'envolaient. L'aigle prit rapidement son vol; et Fritz, sautant sur l'onagre, s'élança à sa suite. L'aigle, s'élevant droit dans les cieux, parvint enfin au-dessus des outardes; puis, se balançant un moment, il se laissa tout à coup tomber avec la rapidité de l'éclair sur l'une d'elles, qu'il saisit et retint sous ses redoutables serres, jusqu'à ce que Fritz, arrivant au galop, l'eût délivrée. Nous accourûmes tous vers lui. Jack resta seul dans le champ, pour essayer l'adresse de son chacal, qui justifia les efforts de son jeune maître, car il lui attrapa une douzaine de cailles avant mon retour. Nous examinâmes l'outarde, qui n'était que légèrement blessée, et nous nous hâtâmes d'arriver à Falken-Horst, car nous étions affamés. La bonne mère, qui l'était autant que nous, s'occupa cependant à nous donner une boisson de sa façon. Elle écrasa des grains de maïs; puis, les pressant dans un linge, elle obtint une liqueur blanchâtre qui, mélangée au jus de nos canes à sucre, nous procura un breuvage agréable et rafraîchissant.
Cependant j'avais pansé notre outarde, qui était un coq, et je l'attachai par la jambe dans le poulailler, à côté de la femelle. Les cailles plumées et mises à la broche nous fournirent un excellent repas. Je résolus alors de former une colonie de la plupart de nos animaux, dont le nombre était assez considérable, de telle sorte que nous n'eussions plus l'embarras de les nourrir, et que cependant nous pussions les retrouver au besoin.
Le lendemain donc, ayant pris quelques poules et plusieurs coqs, quatre jeunes porcs, deux paires de brebis, deux chèvres, et un bouc, et les ayant attachés sur le char attelé de l'âne, de la vache et du buffle, nous quittâmes Falken-Horst.
Nous prîmes cette fois une nouvelle direction entre les rochers et le rivage, afin de connaître la contrée qui s'étendait depuis Falken-Horst jusqu'au promontoire de l'Espoir-Trompé. D'abord nous eûmes assez de peine à franchir les hautes herbes et à nous tirer des lianes et des broussailles qui retardaient encore notre course. Après une heure de marche assez pénible, nous sortions d'un petit bois, lorsqu'il se présenta devant nous une plaine dont les buissons semblaient de loin couverts de flocons de neige. Le petit Franz les aperçut le premier du char où nous l'avions fait monter, «Maman, s'écria-t-il, de la neige! de la neige! que j'aille en faire des boules! laissez-moi descendre.»
Nous ne pûmes nous empêcher de rire à l'idée de la neige par la chaleur qui nous accablait; mais nous ne pouvions imaginer ce que pouvaient être ces flocons blancs. Fritz, qui galopait en avant sur l'onagre, vint bientôt nous en apporter et nous montra du très-beau coton. La joie que causa cette découverte fut fort vive. Le petit Franz regrettait bien un peu ses boules de neige; mais il se consola en nous aidant à en ramasser des paquets, et ma femme remplit ses poches de graines pour les semer près de Zelt-Heim.
Après quelques moments, j'ordonnai le départ; je me dirigeai vers une pointe qui menait au bois des Calebassiers, et qui, étant assez élevée, me promettait une très-belle vue sur toute la contrée. J'avais envie d'établir notre colonie dans le voisinage de la plaine des cotonniers et des arbres à courges, où je trouvais tous mes ustensiles de ménage. Je me faisais d'avance une idée charmante d'avoir dans ce beau site tous mes colons européens, et d'établir là une métairie sous la sauvegarde de la Providence.
Nous dirigeâmes donc notre course à travers le champ de coton, et nous arrivâmes en moins d'un quart d'heure sur cette hauteur, que je trouvai très-favorable à mon dessein. Derrière nous la forêt s'élevait et garantissait du vent du nord; au-devant elle se perdait insensiblement dans une plaine couverte d'une herbe épaisse et arrosée par un limpide ruisseau, ce qui était pour nos bêtes et pour nous un avantage inappréciable.
Chacun approuva ma proposition de former là un petit établissement; et tandis que le dîner se préparait, je parcourus les environs, afin de chercher des arbres assez bien placés pour former les piliers de ma métairie; j'eus le bonheur de trouver ce qu'il me fallait à une ou deux portées de fusil environ de l'endroit où nous étions arrêtés. Plein de joie et d'espérance, je rejoignis mes enfants, qui travaillaient près de leur mère; et après le repas, nous nous préparâmes par le repos à entreprendre dès le matin la construction de notre métairie.
CHAPITRE XXVII
La maison de campagne.—Les fraises—L'ornithorynque.
Les arbres que j'avais choisis pour la construction de la métairie étaient plantés de manière à former un parallélogramme d'environ vingt-quatre pieds sur seize, et dont le grand côté faisait face à la mer. Comme je voulais avoir deux étages à cette habitation, je pratiquai dans ces arbres de profondes mortaises à dix pieds du sol. J'y introduisis transversalement de fortes poutres qui me donnèrent une charpente solide, et je répétai la même construction, à une hauteur un peu moindre que la première, au-dessus de ce plancher. Je fis ensuite un toit; je le recouvris de morceaux d'écorce, que je disposai comme des tuiles, et que je fixai à l'aide d'épines d'acacia, car les clous nous étaient trop précieux pour qu'on les prodiguât. L'arbre qui porte ces épines les donne toujours réunies deux à deux, et elles sont si fortes et si solides qu'on en pourrait faire une arme dangereuse. Nous enlevions indifféremment pour notre construction l'écorce de tous les arbres qui nous environnaient, et avant de la mettre en usage nous la faisions sécher au soleil, en ayant soin de la charger de pierres pour l'empêcher de se tourner en rouleaux. Franz, qui aidait sa mère à faire la cuisine, venait ramasser tous nos copeaux et les emportait pour alimenter le feu; nous sentîmes soudain se détacher une forte odeur résineuse. Je quittai à l'instant mon travail et courus examiner avec attention les écorces: je reconnus le térébinthe. Ma joie fut grande; car je savais que la térébenthine mêlée à l'huile fournit un excellent goudron. Mais nos trouvailles ne devaient pas se borner là, et j'entendis bientôt Jack crier: «Mon père! mon père! voilà une écorce dont nos chèvres se régalent; je crois que c'est de la cannelle.» Tous en voulurent goûter, et nous nous convainquîmes avec plaisir qu'il ne se trompait pas. Néanmoins cette seconde découverte ne me parut pas d'une utilité aussi grande que la première, car notre cuisine seule pouvait en profiter. Cependant ma femme annonça le dîner, et à peine avions-nous goûté les premiers morceaux, que la conversation s'établit.
ERNEST. «Pourquoi donc, mon père, avez-vous témoigné tant de joie à la découverte du térébinthe? Quel en est donc l'usage?
MOI. On en extrait, mon enfant, une huile appelée térébenthine, dont les arts font un grand usage. Elle sert à faire un excellent vernis; réduite en masse solide, elle constitue ce qu'on appelle de la colophane, et, mêlée à l'huile, elle produit un goudron solide: ainsi tu vois que j'ai eu sujet de me réjouir de ce nouveau bienfait de la Providence.
JACK. Mais la cannelle, mon père, la cannelle?
MOI. Elle ne peut guère servir qu'à satisfaire la sensualité de petits gourmands comme toi. Seulement, si jamais nous trouvons occasion de faire le commerce avec l'Europe, nous en tirerons un bon parti, car cette écorce est fort estimée des Européens. Savez-vous comment on s'y prend pour lui conserver son parfum pendant les plus longues traversées? On réunit plusieurs brins d'écorce en petits paquets bien solides, qu'on coud d'abord soigneusement dans des sacs de coton; ces sacs de coton sont recouverts de roseaux, et le tout est revêtu d'une peau de buffle. De cette manière, la cannelle arrive sans avarie et avec toute sa saveur.»
Le dîner s'écoula au milieu de ces conversations, et nous nous remîmes sur-le-champ à notre construction, qui nous prit la plus grande partie de notre temps, et à l'achèvement de laquelle nous nous employâmes avec zèle. Nous tressâmes les parois de notre cabane avec des lianes et autres plantes de même espèce, mais que nous serrâmes le plus qu'il nous fut possible, afin de leur donner plus de solidité, jusqu'à la hauteur de cinq pieds environ au-dessus du sol. Le reste de la construction fut rempli par un grillage bien moins serré, qui laissait passer l'air et le vent, et nous permettait même au besoin de voir au dehors. Nous laissâmes pour porte une ouverture naturelle dans le côté qui regardait la mer. Quant à l'intérieur, voici quelles furent nos dispositions: une séparation atteignant la moitié de l'élévation des murs le divisa en deux compartiments: l'un, plus grand, comprenant la porte d'entrée pour nos bêtes; le second, plus étroit, pour nous abriter, s'il nous prenait fantaisie de venir passer une couple de jours en cet endroit. Dans l'enclos destiné à nos bêtes nous réservâmes pour nos poules un coin que nous entourâmes de palissades assez élevées pour qu'elles seules pussent les franchir. Nous remplîmes ensuite les deux compartiments de fourrages, et la porte de communication de la bergerie à notre chambre devait être fermée pendant notre absence. Enfin, pour terminer, nous établîmes deux bancs de chaque côté de la porte, afin de pouvoir nous y reposer en goûtant la fraîcheur de l'ombrage. Dans notre chambre, nous fîmes en outre une espèce de claie, élevée d'environ deux pieds au-dessus du sol, et destinée à recevoir nos matelas et à nous servir de lit. Nous remîmes à un autre temps d'enduire nos murailles d'argile et de plâtre; il nous suffisait pour le présent d'avoir donné à nos bêtes un abri provisoire. Afin de les habituer à s'y retirer le soir en rentrant du pâturage, nous avions eu soin de préparer une bonne litière, et de mêler du sel à leur nourriture habituelle.
J'avais cru que tous ces travaux seraient terminés en trois à quatre jours; mais ils nous en prirent plus de huit; de sorte que nous touchions à la fin des provisions que nous avions apportées. Je ne songeais pas encore au retour, parce que je voulais établir une autre métairie dans le voisinage du promontoire de l'Espoir-Trompé.
Après bien des réflexions, je me décidai à envoyer Jack et Fritz à Falken-Horst, pour y prendre des jambons, du fromage, des poissons, et en même temps renouveler la nourriture des animaux que nous avions laissés.
Je leur fis emmener l'âne avec eux, pour porter les provisions au retour; et ils partirent au galop, caressant l'échine du baudet de bons coups de fouet pour hâter sa marche. Au reste, il faut lui rendre la justice que son allure était devenue bien supérieure à celle des animaux de son espèce dans nos contrées. Pendant l'absence de nos deux fourriers, je résolus de faire un tour dans les environs avec Ernest, pour tâcher de ramasser quelques pommes de terre ou quelques noix de coco.
Nous nous dirigeâmes vers un petit ruisseau que nous avions remarqué dans le voisinage, près de la muraille de rochers, et qui nous conduisit dans un chemin que nous reconnûmes bientôt pour l'avoir parcouru une fois; mais, en le remontant quelque temps, nous ne tardâmes pas à arriver à un grand marais terminé par un tout petit lac d'un aspect agréable. En approchant, je reconnus avec joie que ses rives étaient bordées de riz sauvage, partie encore vert, partie en maturité; nous fûmes singulièrement étonnés de voir s'envoler une foule innombrable de petits oiseaux que nous ne pûmes reconnaître. Nous lâchâmes quelques coups de fusil sur les retardataires, et Ernest déploya en ce moment une adresse et un sang-froid dont je fus surpris; mais notre chasse eût été perdue sans le chacal de Jack, qui nous avait accompagnés; il courut chercher les morts dans le marais, et nous les apporta.
Le singe Knips nous avait suivis; nous le vîmes soudain s'élancer dans l'herbe, l'écarter des deux mains, et porter à sa bouche quelque chose qu'il croquait avec une grande avidité. Nous courûmes à lui, et nous reconnûmes avec bien de la joie que c'étaient des fraises.
Cette fois les hommes ne rougirent pas d'imiter le singe. Nous nous jetâmes à terre à côté de lui, et nous nous rassasiâmes à loisir de ce fruit délicieux, dont le parfum nous rappelait celui de l'ananas. Nous pensâmes alors à nos gens, et nous remplîmes de fraises la hotte de Knips, en ayant soin de la couvrir de feuilles et de les bien attacher, de peur qu'il ne lui prît envie de piller les fruits.
Nous nous levâmes ensuite pour partir, et j'eus soin d'emporter un échantillon de riz, afin de faire partager à ma femme le bonheur de cette précieuse découverte, et de me confirmer moi-même dans l'opinion que c'était bien du riz, et non pas une autre plante. Tout en marchant, nous arrivâmes bientôt à l'endroit où le marais formait le petit lac dont la vue nous avait paru si agréable de loin. Les bords étaient semés de roseaux épais, et l'onde bleue et limpide était sillonnée par de magnifiques cygnes qui nageaient majestueusement, et qui ne s'effrayèrent pas de notre approche. Ce spectacle était si doux et si agréable, que toute notre passion de destruction s'assoupit, et je ne formai d'autre projet que de m'emparer de deux petits cygnes vivants pour les naturaliser près de nous. Au même instant je vis voltiger dans les roseaux, ou bien glisser à la surface des eaux, une multitude infinie d'oiseaux d'espèces les plus variées et fort beaux.
Notre compagne Bill ne fut pas aussi généreuse que nous; s'élançant tout à coup dans l'eau, elle rapporta quelques moments après un animal qui nageait à fleur d'eau. Quelle singulière bête c'était! Elle ressemblait à une loutre: ses quatre pieds étaient pourvus de membranes; elle avait une longue queue poilue et redressée; elle joignait à cela une toute petite tête avec des yeux et des oreilles presque imperceptibles. Mais ce n'était rien encore: ce qu'elle avait de plus merveilleux, c'était un bec de canard adapté au bout de son museau, et qui lui donnait un aspect si drôle, que nous ne pûmes nous empêcher de rire. Jamais nous n'avions vu pareille créature; aussi nous restâmes à nous regarder comme deux écoliers dont la mémoire est en défaut. Persuadé que nous trouvions un animal encore inconnu aux naturalistes, je lui donnai le nom de bête à bec (Schnabelthier).
Chargés de ce nouvel animal, nous montâmes sur une petite colline afin de nous orienter, et de bien diriger notre marche vers la métairie. Nous aperçûmes très-bien de là le chemin que nous avions suivi en venant, et nous découvrîmes dans le lointain le bois des Singes et celui des Calebassiers. Mais, comme je m'aperçus que notre absence s'était prolongée, et que je ne voulais pas donner à ma femme trop d'inquiétude, nous nous remîmes en marche rapidement, et nous fûmes bientôt auprès de notre bonne ménagère.
Il y avait à peine un quart d'heure que nous étions arrivés, quand je vis revenir de Falken-Horst, au grand trot de leurs montures, mes fils Jack et Fritz. Nous les reçûmes avec joie. Ils racontèrent tout ce qu'ils avaient fait, et j'appris avec plaisir que, non contents d'exécuter ponctuellement mes ordres, ils avaient pris sur eux d'accomplir beaucoup d'autres choses nécessaires.
Il était temps de songer à notre pauvre volaille; car ces intéressants animaux avaient déjà mangé tout ce que nous leur avions laissé à notre départ. L'outarde était guérie de ses blessures, et Fritz avait eu soin de la panser. Il avait en outre laissé une quantité suffisante de fourrage et de provisions à tous nos animaux, pour que nous pussions être encore huit à dix jours absents.
Nous nous empressâmes alors de leur montrer ce que nous avions fait pendant leur absence. Ma femme et Franz avaient ramassé de la mousse pour nos lits; pour nous, nous étalâmes ensuite nos fraises, notre riz, nos petits oiseaux, et enfin notre bête merveilleuse, qui fit ouvrir de grands yeux à tous mes enfants. J'ai appris plus tard que cet animal était l'ornithorynque, animal découvert pour la première fois dans un lac de la Nouvelle-Hollande.
Après avoir fait un bon souper avec les provisions que mes fils avaient apportées, nous allâmes nous coucher dans notre cabane, accompagnés de tout notre bétail. Le lendemain matin, nous quittâmes la métairie, à laquelle nous donnâmes le nom de Waldeck (abri de la forêt), laissant à nos colons toutes les choses nécessaires à leur subsistance. Mais nous eûmes toutes les peines du monde à nous séparer de ces bonnes bêtes, qui voulaient à toute force nous suivre. Fritz fut obligé de rester avec l'onagre jusqu'à ce que nous fussions hors de vue; alors, partant au galop, il nous eut bientôt rejoints.
CHAPITRE XXVIII
La pirogue.—Travaux à la grotte.
Notre route nous conduisait directement à un bois semblable à ceux de la Suisse, notre patrie. À peine y étions-nous entrés, que nous fûmes environnés de singes, qui nous accablèrent de pommes de pin; mais deux ou trois coups de fusil à mitraille nous délivrèrent de leurs attaques. Fritz ramassa un de ces fruits qu'ils nous avaient lancés, et je reconnus l'espèce de pomme de pin dont l'amande, bonne à manger, donne une huile excellente. Pour en retirer l'amande, Fritz frappait avec une grosse pierre et en écrasait la plus grande partie. Je l'engageai à en faire une bonne provision, lui promettant de lui indiquer un moyen plus expéditif, sitôt que nous pourrions nous arrêter en quelque endroit. La provision faite, nous nous remîmes en marche; ayant aperçu une petite hauteur à quelque distance de la mer, nous résolûmes de franchir cette colline, qui s'élevait à droite du cap.
Parvenus au sommet, nous fûmes récompensés par une vue magnifique de la fatigue que nous venions d'éprouver. Déjà je concevais l'idée d'établir une seconde métairie sur le bord d'un ruisseau serpentant à travers un vert gazon, et formant, à peu de distance, deux ou trois petites cascades. Je m'écriai avec admiration: «Ô mes enfants! c'est ici l'Arcadie: ne quittons pas ce lieu enchanteur sans y laisser une nouvelle demeure.
ERNEST. C'est cela, mon père, nous l'appellerons Prospect-Hill, car j'ai vu qu'il y a à Port-Jackson une colonie de ce nom où l'on jouit d'une vue délicieuse.»
Je souris à cette idée, quoique en bon Allemand je voulusse tout simplement l'appeler Schauenback; mais le nom anglais du savant Ernest l'emporta sur le mien, et Prospect-Hill fut adopté.
Nous commençâmes, comme à l'ordinaire, par faire du feu pour satisfaire la curiosité générale au sujet des pignons: ils furent étendus sur la cendre, et l'on se pressa autour du foyer pour attendre le résultat. Quand je les jugeai bien cuits, je les fis retirer avant que l'amande fût brûlée; les enfants m'obéirent avec empressement, et les pignons se trouvèrent fort à leur goût. Mais ma femme ne vit dans tout cela que l'huile qu'elle en pourrait tirer.
Le déjeuner fini, nous allâmes gaiement nous mettre à la construction de la nouvelle cabane, que nous disposâmes à peu près comme celle de Waldeck, mais qui fut plus promptement terminée et plus perfectionnée, parce que nous allions moins à tâtons. Relevé en pointe vers le milieu, et penché de quatre côtés, le toit ressemblait plus à celui d'une ferme européenne. Nous mîmes six jours à cette nouvelle construction, et nous eûmes un abri convenable pour les colons aussi bien que pour les animaux.
Nous nous séparâmes alors pour nous répandre dans la contrée et chercher un arbre tel que je le désirais pour fabriquer une nacelle d'écorce. Après une longue course, je trouvai enfin une couple d'arbres à haute tige, ressemblant à nos chênes d'Europe, et qui convenaient parfaitement à mes vues par la légèreté de l'écorce.
Je cherchai d'abord dans ma tête les moyens de détacher ce rouleau d'écorce de cinq pieds de diamètre et de dix-huit pieds environ de hauteur. Après bien des hésitations, je m'arrêtai à celui-ci: je fis monter Fritz sur l'arbre, avec mission de couper l'écorce jusqu'à l'aubier, à l'aide d'une petite scie, près de la naissance des branches, tandis que j'en faisais autant au pied de l'arbre. Nous détachâmes ensuite une bande dans l'intervalle de ces deux cercles; puis, avec des coins, nous séparâmes peu à peu l'écorce de l'arbre. Notre travail s'accomplit assez facilement; et après avoir ralenti la chute de notre morceau d'écorce avec des cordes, nous eûmes la joie de le voir heureusement étendu à terre.
Je résolus alors, malgré l'impatience de mes fils, qui trouvaient ce travail trop long, de donner à ma nacelle la tournure élégante d'une chaloupe. Je commençai par faire avec la scie une fente longue de cinq pieds à chaque extrémité; puis je réunis ces parties en les croisant l'une sur l'autre, de sorte qu'elles relevaient naturellement; je les joignis solidement à l'aide de colle-forte et de morceaux de bois plats cloués sous l'ouverture, et les fixai de manière qu'elles ne pussent plus se séparer; puis, craignant que ma nacelle ne s'évasât trop dans le milieu, je la retins à l'aide de cordes bien serrées à la largeur convenable, et dans cet état je la mis sécher au soleil. Il me manquait les outils nécessaires pour la façonner et y donner la dernière main; je résolus de la conduire à Zelt-Heim sur la claie, que mes fils allèrent chercher. Fritz et Jack partirent au galop avec leurs montures et l'âne, qui devait, au retour, être attelé à la claie; ils se firent cette fois accompagner par les deux jeunes chiens, qui couraient déjà fort bien, et aimaient mieux les suivre que de rester avec Franz, quoiqu'il les eût soignés depuis leur enfance; et le pauvre petit pleurait de voir ses élèves lui échapper ainsi.
Pendant leur absence, aidé d'Ernest, je me mis à chercher le bois nécessaire pour doubler ma pirogue; nous eûmes le bonheur de trouver ce que nous cherchions, et, en outre, un arbre qui fournit une poix très-facile à manier. Mes petits messagers ne revinrent que très-tard, de sorte que nous ne fîmes autre chose, ce jour-là, que souper et nous coucher. Le lendemain, dès que le soleil fut levé, nous sortîmes de nos lits, et, aussitôt après le déjeuner, nous parlâmes de partir; mais, avant de nous mettre en marche, nous allâmes arracher quelques plants d'arbres que nous voulions naturaliser à Zelt-Heim. Dans le cours de cette opération nous découvrîmes des bambous géants; j'en coupai un pour nous servir de mât. Nous prîmes ensuite le chemin le plus court pour retourner à Zelt-Heim, où j'étais pressé d'arriver pour terminer la chaloupe; nous nous arrêtâmes seulement deux heures à Falken-Horst pour dîner.
Arrivés à Zelt-Heim, nous nous occupâmes aussitôt de la nacelle, qui fut bientôt en état d'être mise à flot. Elle fut doublée partout de douves de bois et garnie d'une quille. Les bords furent renforcés de perches et de lattes flexibles, où furent attachés des anneaux pour les câbles et les rames. En place de lest je mis au fond un pavé en pierre recouvert d'argile, sur lequel je posai un plancher, où l'on pouvait au besoin coucher sans être mouillé; au milieu enfin fut placé le mât de bambou, avec une voile triangulaire: ma nacelle fut ensuite calfeutrée partout avec de la poix et des étoupes, et de cette manière nous obtînmes une pirogue agréable et solide tout à la fois.
J'ai oublié de dire dans le temps que notre vache avait fait un veau pendant la saison des pluies; je lui avais percé les narines comme au buffle, afin de le conduire plus facilement, et, comme je le destinais à nous servir de monture, depuis qu'il était sevré je l'habituais à porter la sangle et la selle du buffle.
Il était plein de feu et d'ardeur; aussi Fritz me dit un soir: «Mon père, ne le dresserez-vous pas au combat, comme font les Hottentots?»
Ma femme, effrayée, me demanda si j'allais renouveler dans notre île ces affreux combats dont elle avait lu la description dans les voyages en Espagne. Je lui expliquai que ce n'était pas du tout la même chose. «Chez les Hottentots, lui dis-je, on dresse les taureaux à combattre les bêtes féroces. Dès qu'il sent l'approche de l'ennemi, le taureau dressé en avertit le reste du troupeau, qui se range en rond les cornes en dehors, et il fond sur l'ennemi, qu'il met en fuite ou qu'il tue, ou auquel il sert quelquefois de victime expiatoire,» Je décidai ensuite que le conseil de Fritz serait suivi. J'avais d'abord eu l'idée de lui faire moi-même son éducation, tous mes fils ayant leurs élèves; mais je réfléchis que mon petit Franz n'avait plus d'animal à soigner, et, craignant que son caractère ne s'amollît en restant toujours près de sa mère comme il faisait, je lui demandai s'il ne serait pas bien aise de dresser le veau.
L'enfant accepta avec grande joie, et baptisa son animal du nom de Grondeur (Brummer). Jack donna à son buffle le nom de Sturm (l'orage), et l'on appela les petits chiens Braun et Falb. Dès cet instant Franz ne voulut plus que personne autre que lui s'occupât de son veau: il lui donnait sa nourriture, l'embrassait, le conduisait partout avec une corde, et lui réservait toujours la moitié de son pain, de sorte que l'animal reconnaissant s'attacha à lui et le suivit partout.
Nous avions encore deux mois devant nous avant la saison des pluies; nous les employâmes à travailler dans notre belle grotte pour faire une demeure agréable. Nous pratiquâmes avec des planches les divisions intérieures; nous n'en manquions pas, et nous en avions recueilli sur le navire de toutes préparées et toutes peintes. Nous confectionnâmes ensuite d'autres parois tressées en roseaux, que nous recouvrîmes des deux côtés d'une couche de plâtre. Pendant qu'il faisait assez chaud pour que notre ouvrage pût sécher promptement, nous couvrîmes le sol de notre demeure avec du limon bien battu, comme on fait dans les granges.
Dès qu'il fut sec, nous étendîmes en dessus de larges pièces de toile à voile; nous prîmes ensuite du poil de chèvre et quelque peu de laine de brebis; le tout fut répandu sur toute l'étendue de la toile. Nous versâmes ensuite sur cette masse de l'eau chaude dans laquelle j'avais fait dissoudre de la colle de poisson. Nous roulâmes alors la toile, que nous battîmes à grands coups. Nous recommençâmes plusieurs fois ce manège, et nous obtînmes de cette manière des tapis d'une espèce de feutre d'une grande solidité.
Ainsi nous avions fait des pas immenses dans la civilisation. Séparés de la société, condamnés à passer peut-être notre vie entière sur cette côte inconnue, nous pouvions encore y vivre heureux. Soumis aux ordres de la Providence, nous attendions ce qu'il lui plairait d'ordonner pour nous. Près d'une année s'était écoulée sans que nous eussions aperçu aucune trace d'homme sauvage ou civilisé; et, comme la perspective d'une autre situation était trop incertaine pour nous donner le tourment de l'impatience, nos pensées restaient fortement tendues vers notre position actuelle.
CHAPITRE XXIX
Anniversaire de la délivrance.—Exercices gymnastiques.—Distribution des prix.
Un matin je me réveillai de bonne heure, et, comme toute la famille dormait encore, il me vint dans l'idée de chercher à évaluer depuis combien de temps nous séjournions sur cette côte. À mon grand étonnement, je trouvai que nous étions à la veille de l'anniversaire du jour de notre salut. Je me sentis l'âme pénétrée d'un nouveau sentiment de reconnaissance, et je résolus de célébrer cette fête avec toute la solennité possible. Je me levai bientôt; ma femme et mes fils sortirent aussi de leur lit, et l'on prépara le déjeuner. La journée se passa, comme d'habitude, aux travaux nécessaires à notre conservation, et je ne parlai à personne de mes projets; seulement, après le souper, que j'avais avancé d'une demi-heure, je me levai et dis:
«Préparez-vous, mes enfants, à célébrer demain l'anniversaire de votre débarquement dans l'île.»
Fritz ne comprenait pas pourquoi nous allions fêter cet anniversaire; je lui fis sentir que c'était pour remercier Dieu de sa constante bienveillance, dont cette journée avait été en quelque sorte le prélude.
Ma femme ne pouvait croire qu'il y eut déjà un an que nous vécussions ainsi isolés, et tous mes enfants s'accordèrent à reconnaître que le temps leur avait paru bien court. Je lui prouvai que je ne m'étais pas trompé en lui rappelant que nous avions fait naufrage le 30 janvier, et que mon calendrier, que j'avais scrupuleusement consulté jusqu'alors, me manquait depuis quatre semaines; je conclus en décidant qu'il fallait nous en procurer un autre.
«J'y suis, s'écria Ernest: un calendrier comme celui de Robinson Crusoé, c'est-à-dire une planche à laquelle on fait tous les jours un cran.
—Justement, mon fils.»
Ma femme me demanda comment j'entendais célébrer la journée du lendemain. «En élevant nos cœurs à Dieu, lui dis-je, nous ferons tout ce qu'il nous est possible de faire dans notre solitude.» Peu de temps après, nous allâmes nous coucher; et, malgré ce que je venais de dire, j'entendis mes enfants se demander à voix basse ce que papa avait résolu de faire le lendemain. Je ne fis pas semblant de les entendre, et nous fûmes bientôt tous endormis.
Le jour commençait à peine à poindre, qu'un violent coup de canon se fit entendre du rivage. Nous sautâmes de nos lits, pleins d'étonnement et nous demandant ce que cela pouvait être. Je remarquai pourtant que ni Fritz ni Jack ne disaient rien; je crus un moment que, profondément endormis, ils n'avaient rien entendu; mais Jack s'écria bientôt: «Ah! ah! nous vous avons bien réveillés, n'est-ce pas?»
Fritz alors se leva et me dit: «Il n'était pas possible de célébrer une si grande fête sans l'annoncer par un coup de canon, n'est-ce pas, mon père? Aussi nous l'avons fait.»
Je lui reprochai doucement de nous avoir effrayés en ne nous prévenant pas, et je lui fis remarquer qu'en usant ainsi notre poudre à des futilités, il nous exposait à en manquer bientôt.
Nous nous habillâmes alors rapidement, et nous allâmes prendre le déjeuner habituel. Toute la matinée se passa en prières, en conversations pieuses, et le temps s'écoula rapidement jusqu'au moment du dîner: alors j'annonçai à mes fils que le reste de la journée serait consacré à des amusements de toute espèce.
«Vous avez dû faire des progrès dans tous les exercices du corps, leur dis-je; voici le moment où ces progrès vont être récompensés: vous allez faire vos preuves devant votre mère et moi. Allons, braves chevaliers, entrez en lice! et vous, trompettes, dis-je en me tournant vers le ruisseau où les oies et les canards prenaient leurs ébats, trompettes, donnez le signal du combat!»
Les pauvres oiseaux, effrayés de ma voix et de mes gestes, y répondirent par des cris perçants; je laisse à penser si mes fils s'amusèrent de cet incident. Ils se levèrent tous en criant: «Au champ! au champ! allons combattre! le signal est donné!»
Je disposai alors les joutes en commençant par le tir au fusil. Un but fut aussitôt dressé; c'était un morceau de bois grossièrement travaillé, avec une tête surmontée de deux petites oreilles, une queue en crin, et que nous baptisâmes du nom de kanguroo. Nous fîmes alors l'épreuve; chacun de mes fils s'avança, une balle dans chaque canon de son fusil, excepté Franz, trop petit pour prendre part à cet exercice. Fritz mit sa balle dans la tête de l'animal. Ernest en mit une seulement dans son corps, et Jack, qui ne le toucha qu'une fois, lui enleva une oreille, ce qui nous prêta bien à rire. Nous passâmes alors à un autre exercice: je jetai en l'air, aussi haut que je pouvais, un morceau de bois, et mes fils essayaient de l'atteindre avant qu'il fût retombé. Je fus étonné de voir Ernest aussi adroit que son frère Fritz; mais Jack ne toucha pas. Mes fils prirent alors des pistolets, et les résultats de leurs coups furent presque les mêmes.
Vint ensuite l'exercice de l'arc, qui devait nous être si précieux quand nous n'aurions plus de poudre. Je remarquai que mes aînés tiraient fort bien, et le petit Franz lui-même avait déjà assez d'adresse. Après une pause de quelques moments, je fis procéder à la course à pied: les coureurs devaient partir de la grotte pour aller jusqu'à Falken-Horst; et, en signe de victoire, le premier arrivant devait me rapporter un couteau que j'avais oublié sur la table près de l'arbre. Mes trois aînés seuls se mirent en ligne; aussitôt le signal donné, Jack et Fritz partirent avec la rapidité de l'éclair et disparurent en un instant. Ernest les suivit bien plus lentement, et les coudes serrés contre le corps. J'augurai bien de cette tactique, et je pensai que le philosophe avait mieux raisonné que ses étourdis de frères. Ils furent trois quarts d'heure absents; mais je vis bientôt revenir Jack monté sur le buffle et amenant avec lui l'onagre et l'âne. Je courus au-devant de lui: «Oh! m'écriai-je, c'est comme cela que tu exerces tes jambes?
—Ayant été vaincu, répondit-il, j'ai amené nos montures pour l'équitation.»
Bientôt après, je vis revenir Fritz, haletant et le front couvert de sueur; puis, à une distance de cinquante pas environ, Ernest tenant le couteau en signe de victoire.
«Comment se fait-il que tu reviennes le dernier, lui dis-je, et que tu rapportes le couteau?
—La chose est simple, me répondit Ernest; en allant, mon frère, qui était parti comme un trait, n'a pas pu tenir longtemps, et moi, qui m'étais plus modéré, je l'ai dépassé; en revenant, il a profité de mon exemple, et, comme il est plus âgé, il peut mieux résister que moi à la fatigue.»
Jack demandait instamment l'équitation; je cédai à ses désirs: il lança son buffle au galop, le fit manœuvrer dans tous les sens avec une adresse remarquable, et se mit même debout sur son dos, comme font les écuyers des cirques. Ses frères se conduisirent aussi fort bien; mais ils restèrent loin de lui. Le petit Franz entra lui-même dans la lice, monté sur son jeune taureau Brummer; il avait une selle de peau de kanguroo, que lui avait faite sa mère; ses pieds étaient soutenus par des étriers, et il tenait en guise de rênes deux fortes ficelles passées dans l'anneau de fer qui pendait au nez de sa monture. Ses frères se moquèrent un peu de lui, et lui demandèrent s'il espérait triompher de Jack; l'enfant n'en tint aucun compte, et partit au trot; il fit faire à sa monture un cercle comme au manège, et c'était merveille de voir comme l'animal obéissait complaisamment. Il trotta, galopa, sauta; au milieu de ses plus rapides élans, il s'arrêtait court et immobile comme un mur; il s'agenouillait au commandement, puis se relevait et se mettait à caracoler. Un cheval de parade bien conduit n'eût pas mieux fait. Nous étions tous dans un étonnement d'autant plus grand, que tous ces progrès avaient été tenus secrets. Jack se promit bien de faire des cavalcades avec son frère, et le petit Franz fut proclamé excellent cavalier.
Le lazo vint ensuite: à cet exercice Jack et Ernest se montrèrent plus adroits que Fritz, qui jetait sa fronde trop loin et avec trop de force. Nous terminâmes enfin la journée par la natation; mais là encore Fritz eut l'avantage. Il semblait vraiment se jouer avec les flots, et être dans son élément naturel. Jack et Ernest restèrent bien au-dessous de lui, et Franz fit voir qu'il deviendrait par la suite un bon nageur. Quand tout fut terminé, nous nous hâtâmes de revenir au logis en suivant le bord de l'eau, tous mes fils marchant l'un après l'autre, le plus petit devant, le plus grand derrière; j'annonçai que des exercices aussi brillamment soutenus méritaient des récompenses, et dès notre arrivée nous disposâmes un tonneau couvert d'herbes et de feuilles, pour servir d'estrade; ma femme s'y tenait majestueusement assise. Après avoir donné à chacun de ses fils, rangés près d'elle, la part d'éloges qui lui revenait, elle leur distribua leurs prix.
Fritz eut celui du tir et de la natation; il consistait en un fusil anglais et un couteau de chasse qu'il convoitait depuis longtemps.
Ernest eut, pour prix de la course, une montre d'or.
Jack eut une paire d'éperons et une cravache anglaise; et Franz, à titre d'encouragement, une paire d'étriers et une peau de rhinocéros pour s'en faire une selle.
Ensuite je me tournai vers ma femme, et lui présentai un joli nécessaire anglais, dans lequel se trouvaient réunis tous les objets utiles à une femme: dés à coudre, ciseaux, aiguilles, poinçon, etc.
Ma femme, surprise et heureuse, vint m'embrasser, et la journée finit, comme elle avait commencé, par un coup de canon. Nous allâmes alors goûter un repos dont nous avions tous besoin, et le sommeil ne se fit pas attendre.