Le Robinson suisse ou Histoire d'une famille suisse naufragée
CHAPITRE XXI
Nouvelles découvertes à l'occident.—Heureuse expédition de Fritz.—Les dents de veau marin.—La baie des Perles.—La loutre de mer.—L'albatros.—Retour à Felsen-Heim.
Si les années avaient développé les forces morales et physiques de mes enfants, elles avaient fait naître aussi dans leurs jeunes esprits des sentiments d'indépendance qui n'étaient pas toujours d'accord avec ma sollicitude paternelle. Souvent je passais des jours entiers sans avoir de nouvelles des deux aînés, car Ernest lui-même sortait de son indolence habituelle toutes les fois que sa soif de savoir était puissamment excitée: et lorsque j'avais préparé quelque grave sermon pour le retour de mes jeunes aventuriers, ils revenaient avec de si intéressantes découvertes ou de si utiles observations, que je n'avais pas le courage de les gronder.
Un jour que Fritz avait disparu, et que l'absence de son caïak révélait assez le chemin qu'il avait pris, nous montâmes au corps de garde pour épier son retour. Après quelques instants d'attente, j'aperçus au loin un point noir qui se balançait sur le sommet des vagues, et bientôt ma lunette nous permit de distinguer le pêcheur et son canot qui se dirigeaient lentement vers le rivage de Felsen-Heim.
Nous saluâmes son arrivée d'un coup de canon, et à peine était-il débarqué que je pus m'expliquer facilement la lenteur de sa marche. L'avant du canot était chargé d'un énorme paquet, et à l'arrière flottait un sac pesant, qui n'accélérait pas la course de l'esquif.
«Dieu soit loué! m'écriai-je du plus loin que je l'aperçus. Te voici de retour sain et sauf, avec un riche butin, à ce que j'aperçois.
—Oui, Dieu soit loué! me répondit-il, car j'ai fait un bon voyage, et je rapporte de bonnes nouvelles.»
Aussitôt que le caïak eut touché le sable, il fut enlevé avec son équipage par nos trois vigoureux athlètes, et rapporté en triomphe à Felsen-Heim. Nous nous assîmes en silence, attendant avec curiosité le récit de Fritz, qui commença bientôt en ces termes:
«Je prierai d'abord mon père de me pardonner si je suis parti sans sa permission; mais la mer était si calme, que je n'ai pu résister au désir de tenter une petite excursion. Réfléchissant que la partie occidentale de ces contrées nous était restée inconnue jusqu'à ce jour, j'avais résolu d'y tenter un voyage de découvertes, et je tins mon projet secret, craignant de rencontrer de l'opposition de votre part. Depuis longtemps tous mes préparatifs étaient faits, et je n'attendais plus qu'une occasion favorable.
«La belle journée d'aujourd'hui m'ayant offert un attrait irrésistible, je me glissai hors de la maison sans être aperçu, et les détours de la rivière du Chacal m'eurent bientôt dérobé à vos regards. Je ne m'étais pas embarqué sans emporter mon compas, afin de ne pas manquer l'heure du retour.
«Continuant de me diriger vers l'ouest, je ne tardai pas à rencontrer un rivage hérissé de rochers et semé d'écueils à fleur d'eau. Un peuple innombrable d'oiseaux de mer, qui avaient choisi ces retraites inaccessibles pour y établir leurs demeures, remplissait l'air de ses cris discordants. Partout où les rochers se montraient moins abordables, j'apercevais des troupes d'animaux marins paisiblement étendus au soleil, ou troublant le silence du rivage par leurs longs mugissements. Il me parut que c'était là le quartier général des veaux marins; car maint endroit du rivage est semé de leurs débris, et nous y trouverons une riche collection de crânes et de dents pour notre musée.
«Je dois avouer, continua Fritz, que, me sentant en humeur fort peu guerrière, je fis tous mes efforts pour ne pas être aperçu au milieu du camp ennemi. Au bout de deux heures environ, je me trouvai en face d'une magnifique voûte de rochers que la nature, dans un de ses jeux bizarres, semblait avoir voulu construire selon les règles de l'architecture gothique.
«L'intérieur de la voûte et tous ses alentours offrirent à mes regards une innombrable quantité de nids d'hirondelles de mer, dont les habitants se levèrent à mon approche avec des cris menaçants; mais leur courage ne pouvait lutter contre ma curiosité. Je comptai les nids par milliers; la roche en était tapissée. Ils étaient faits de plumes, de duvet et de filaments de plantes rassemblés sans beaucoup d'art. Je remarquai avec étonnement que chaque nid reposait sur une espèce de coque qui paraissait formée de cire grisâtre. En ayant détaché quelques-uns avec le plus grand soin, je les ai rapportés à Felsen-Heim, afin de voir avec vous s'il ne serait pas possible d'en tirer parti.
MOI. Tu as bien fait, mon cher fils, d'épargner ces industrieux animaux. Quant à ton présent, nous aurons de la peine à en trouver l'usage, à moins que nous ne venions à nouer quelques relations commerciales avec la Chine, car ces nids sont un objet de commerce fort estimé parmi les nations maritimes.
FRITZ. Je voudrais savoir où les hirondelles de mer vont chercher la matière gélatineuse qui forme la coque de leurs nids.
MOI. C'est un point sur lequel les naturalistes ne sont pas d'accord. On a prétendu que cette matière provient de l'écume de la mer, et c'est l'opinion répandue au Tonquin et dans la presqu'île au delà du Gange, deux contrées qui fournissent au commerce une énorme quantité de nids d'hirondelles.»
Après cette interruption, Fritz continua son récit en ces termes:
«Je poursuivis ma route, et je ne tardai pas à me trouver dans une baie magnifique et sur la lisière d'une immense savane parsemée de bosquets touffus, bordée à gauche par une chaîne de rochers, et à droite par un fleuve majestueux qui l'arrose dans toute sa longueur. Au delà du fleuve s'étend un vaste marécage bordé d'une belle forêt de cèdres.
«En ramant le long de ce rivage enchanteur, je remarquai plusieurs îles de coquillages inconnus qui me parurent devoir être rangés dans la classe des huîtres. La limpidité de l'eau me permit de distinguer les touffes de filaments qui attachaient les coquillages aux parois du rocher. J'admirai la taille de ces huîtres monstrueuses, dont une seule eût suffi au repas de deux hommes ordinaires. Après en avoir détaché quelques-unes avec mon harpon, je continuai ma route, décidé à descendre à terre pour y prendre quelque nourriture. En ouvrant un de mes coquillages, je sentis la lame de mon couteau arrêtée par un corps dur, dont elle vainquit enfin la résistance, et je ne tardai pas à voir tomber sur le sable deux ou trois perles d'une rondeur et d'une grosseur qui excitèrent mon admiration. Cette découverte inattendue me combla de joie, et vous pensez bien que je ne manquai pas de passer en revue tous les petits coquillages dont je m'étais emparé. Voici ma provision de perles, que je soumets humblement à l'examen des connaisseurs.
—Tu viens de faire aujourd'hui une précieuse découverte, dis-je à Fritz avec joie, et qui nous vaudra peut-être plus tard la reconnaissance d'une grande nation. Mais, pour le moment, tes perles nous sont aussi inutiles que tes nids d'hirondelles. Toutefois nous ne manquerons pas de rendre visite à la précieuse mine qui fournit de pareils échantillons. Maintenant achève ton récit.
FRITZ. Lorsque j'eus ranimé mes forces par un frugal repas, je continuai ma route le long de ce délicieux rivage jusqu'à l'embouchure du fleuve que j'avais observé. Son courant est un peu rapide, et ses rives couvertes d'un rempart de plantes marines qui présentent l'aspect d'un gazon verdoyant. Ses bords sont peuplés d'une innombrable quantité d'oiseaux aquatiques, qui prirent la fuite à mon approche. Me souvenant d'avoir lu quelque chose d'analogue sur le fleuve Saint-Jean dans la Floride, je pris plaisir à baptiser ma nouvelle découverte du nom de rivière Saint-Jean. Après avoir renouvelé ma provision d'eau à ces sources bienfaisantes, je résolus d'achever le tour de la grande baie, à laquelle je donnai le nom de baie des Perles. Elle peut avoir deux lieues de largeur en ligne droite; une chaîne de rochers qui court d'une extrémité à l'autre la sépare de la pleine mer, à l'exception du passage, assez large pour donner accès aux plus gros bâtiments. Cette magnifique baie ne pourrait manquer de devenir port du premier ordre, le jour où il s'élèverait une ville sur ses bords.
«J'essayai de sortir par le passage que je venais de découvrir; mais la violence des flots me contraignit de renoncer à ce projet. Il me fallut donc regagner la pointe occidentale de la baie, où je ne tardai pas à me trouver au milieu d'une colonie d'animaux marins qui me parurent de la grosseur d'un chien de mer ordinaire. Après avoir observé quelque temps leurs jeux sans être aperçu, j'éprouvai le désir de m'emparer de l'un d'entre eux, afin de l'étudier plus à mon aise. Comme je me trouvai à une trop grande distance pour hasarder une attaque dont les suites eussent pu devenir fâcheuses, j'attachai mon esquif derrière une pointe de rocher, et, m'armant d'un fusil, je lâchai mon aigle sur la proie que je convoitais. L'oiseau s'éleva majestueusement dans les airs, et vint s'abattre sur un des plus beaux animaux de la troupe. J'arrivai à temps sur le champ de bataille pour achever l'animal d'un coup de hache; le reste de la troupe avait disparu comme par enchantement.»
Ici le conteur fut interrompu par un concert de voix curieuses, au milieu desquelles on distinguait les questions suivantes: «Dites-nous donc quel était cet animal?—Est-ce un chien de mer?—Nous l'as-tu rapporté?
FRITZ. Comment pouvez-vous le demander? Je l'ai amené à la remorque, attaché à l'arrière de mon caïak, et il a parfaitement supporté le voyage.
ERNEST. Oui, vraiment, et je remarque que tu l'as soufflé à la manière des Groënlandais. Quant à l'espèce de l'animal, il me semble le reconnaître pour une loutre de mer, si les descriptions que j'en ai lues sont exactes.
MOI. Dans ce cas ce serait une précieuse capture, et nous aurions là un excellent article de commerce pour les bâtiments chinois, car les mandarins paient cher cette espèce de fourrure.
MA FEMME. Oui, les hommes prisent toujours le superflu bien au-dessus du nécessaire.
MOI. Raconte-nous donc comment tu t'y es pris pour ramener ta capture avec tant de succès; car ton bâtiment est bien faible pour un tel fardeau.
FRITZ. Il m'en a coûté assez de peine et de travail, et je voulais d'abord le laisser là; mais le procédé des pêcheurs groënlandais me revint à temps à la mémoire, et, en dépit de ma maladresse, il finit par avoir un plein succès.
«Mon travail fut interrompu par la foule des oiseaux de mer qui venaient voler autour de moi en effleurant mon visage de leurs ailes bruyantes. Fatigué de cette attaque d'un nouveau genre, je finis par saisir la hache de la chaloupe, et, frappant au hasard au-dessus de ma tête, je vis tomber à mes pieds un albatros. Ses plus belles plumes me servirent pour achever mon opération, et bientôt la loutre fut en état de surnager à la surface de l'eau. Il était temps alors de songer au retour; mon caïak fut donc remis à la mer, traînant à sa suite ma précieuse capture, et, après m'être heureusement tiré des dangereux passages qui entravaient la marche de mon esquif, je ne tardai pas à me trouver dans des parages bien connus. Bientôt notre pavillon m'apparut dans l'éloignement, et peu de minutes après le bruit du canon d'alarme vint m'annoncer votre voisinage.»
Tel fut le récit de Fritz. Aussitôt qu'il eut cessé de parler, la foule des auditeurs se précipita avec un tel enthousiasme vers les riches trésors dont il venait d'enrichir la colonie, que la bonne mère elle-même ne put résister à l'entraînement général.
L'entretien recommença à rouler sur les perles, et Franz me demanda si toutes les perles ont le même éclat et le même prix.
MOI. «Non, sans doute; on a remarqué que la pureté des perles varie en raison du fond qu'habitent les couches d'huîtres. Dans les fonds marécageux elles sont troubles et sans éclat; dans les fonds de sable, au contraire, elles sont blanches et transparentes.
FRITZ. En définitive, que sait-on sur la formation des perles?
MOI. Il résulte des informations des naturalistes que les perles se trouvent généralement dans les huîtres dont la coquille a été percée par le petit animal de mer appelé phakas. Selon l'opinion générale, la perle serait formée d'une matière calcaire que distille l'huître, et qu'elle emploie à boucher la légère ouverture percée par son ennemi.
FRANZ. Les huîtres à perles sont-elles toujours faciles à découvrir?
MOI. Non, sans doute, mon cher enfant; elles se trouvent souvent à une profondeur de soixante pieds et davantage. La plupart du temps, l'huître est fortement attachée au rocher; des pêcheurs exercés depuis l'enfance vont les détacher à l'aide d'un instrument tranchant, et les jettent à mesure au fond d'un grand sac qu'ils remontent à la surface de l'eau lorsqu'il est rempli. Mais, malgré tous les soins, la pêche des perles est pénible et dangereuse. Il n'est pas rare de voir les plongeurs, à la fin de la journée, rendre le sang par le nez ou par les oreilles.»
Les enfants ne manquèrent pas de me faire observer que nous pouvions commencer immédiatement la pêche des perles dans la grande baie, où elle ne présentait ni fatigue ni danger; et je cédai sans peine à leur désir.
Toute la famille fut bientôt occupée des préparatifs de cette importante expédition, et j'eus la satisfaction de voir devant moi un attirail de pêche aussi complet que pouvait le permettre la faiblesse de nos ressources.
Les munitions de bouche n'avaient pas été oubliées. Une bonne provision de pemmikan frais, de pain de cassave, d'amandes et de pistaches, composait le fond de notre cuisine de voyage, et un petit tonneau d'hydromel devait nous fournir une agréable boisson.
CHAPITRE XXII
Les nids d'hirondelles.—Les perles fausses.—La pêche des perles.—Le sanglier d'Afrique.—Danger de Jack.—La truffe.
Le premier jour où le ciel et la mer me parurent favorables à nos projets, nous nous mîmes en route pour notre grande expédition, accompagnés des vœux de la bonne mère, qui demeurait avec Franz à la garde du logis. Notre escorte se composait de Knips, du chacal et de nos deux fidèles compagnons, Falb et Braun, que j'avais coutume de comparer aux chiens que le roi Porus envoya jadis à Alexandre, et dont l'histoire rapporte qu'ils n'auraient pas refusé le combat contre un lion ou un éléphant.
Fritz nous servit de pilote. Placé à côté de Jack dans son léger esquif, il s'était chargé de guider notre marche incertaine au milieu des rochers de la côte. Je suivais le caïak avec la pinasse, en ayant soin de ne déployer ma voile qu'à demi, jusqu'à notre arrivée dans des parages plus tranquilles.
À chaque instant les rochers offraient à nos regards de nombreux débris de veaux marins, trésors précieux pour notre muséum. Mais, ne voulant pas perdre une minute, je décidai qu'on négligerait pour le moment cette riche collection.
Dans les paisibles parages où notre flotte venait de parvenir, la mer avait la transparence d'un miroir; et les nautiles se livraient sans défiance à leurs jeux innocents sur la surface des flots, que ridait à peine une légère brise. Après s'être amusé quelque temps des gracieuses manœuvres de ces légers habitants de l'onde, l'équipage du caïak résolut de leur faire la chasse, et bientôt la chaloupe reçut une collection de ces délicates créatures. Il fut décrété à l'unanimité que cet endroit du rivage porterait désormais le nom de baie des Nautiles.
Nous ne tardâmes pas à rencontrer un promontoire en forme de cône tronqué, qui reçut le nom du cap Camus. De son extrémité occidentale on apercevait dans l'éloignement un second cap, derrière lequel se trouvait la baie des Perles, selon le récit de notre pilote.
Plus nous approchions de la grande voûte découverte par Fritz dans sa dernière expédition, plus nos regards étaient frappés de sa masse imposante. On l'eût dite formée par les Titans avec les débris des montagnes dont ils avaient voulu se servir pour escalader le ciel.
Une innombrable armée d'hirondelles de mer sortit à notre approche des profondeurs de la caverne; mais, rassurés par notre immobilité, ces innocents hôtes du rocher ne tardèrent pas à disparaître de nouveau dans leurs obscures retraites.
Lorsque la chaloupe eut atteint l'entrée de la voûte, la curiosité fit place à une insatiable avidité malheureusement trop facile à satisfaire. Tous les instruments disponibles furent mis en œuvre, et les nids tombaient par douzaines sous nos mains impitoyables. Toutefois nous choisissions de préférence les nids abandonnés, afin d'épargner les œufs et les petits de nos innocents ennemis. Fritz et Jack se montraient les plus actifs dans ce nouveau genre de pillage, et leurs filets ne désemplissaient pas. Ernest et moi, nous procédions avec plus de méthode, nous attachant aux nids placés dans les régions inférieures du rocher, et n'abandonnant chaque pièce de notre butin qu'après l'avoir nettoyée aussi parfaitement que le temps le permettait.
Au bout de quelques minutes, la provision me sembla suffisante, et, désireux d'arracher mes enfants à cette œuvre de destruction, je donnai l'ordre aux deux équipages de se préparer à traverser la grande voûte.
Nous éprouvâmes un mouvement de légère inquiétude, causée par l'obscurité du passage souterrain, où le cri des hirondelles, répété par les échos de la voûte, retentissait avec un bruit sinistre; mais notre guide nous tranquillisa en m'assurant que le passage était sans danger.
«Mais, s'écria tout à coup Ernest, n'est-il pas bien plaisant de nous voir ici nous donner tant de peines inutiles, sans savoir si jamais il abordera un navire sur ces côtes inhospitalières?
MOI. L'espérance, mon cher enfant, est un des plus grands biens de la pauvre humanité; c'est la fille du courage et de l'activité; car l'homme courageux ne désespère jamais, et celui qui espère travaille sans relâche à l'accomplissement de son désir. Laissons à la philosophie des esprits faibles les impuissantes dissertations sur l'incertitude des entreprises humaines et sur la vanité des espérances des aveugles mortels. Toutefois il est temps de mettre un terme à nos déprédations d'aujourd'hui, de peur que notre philosophe ne nous compare avec mépris à ces vils oiseaux de proie qui s'emparent de tout ce qui tombe sous leurs serres, sans savoir s'ils tireront quelque avantage du fruit de leurs captures.»
En achevant ces mots, je pressai les préparatifs du départ avec d'autant plus d'ardeur, que la marée commençait à monter, et qu'elle devait nous être d'un grand secours pour traverser le canal souterrain. En effet, elle ne tarda pas à nous emporter avec une telle rapidité, que, le travail des rames devenant inutile, nous pûmes contempler à loisir la majesté du spectacle qui frappait nos regards. À chaque pas nous apercevions d'immenses cavernes dont l'obscurité nous dérobait l'étendue, mais qui devaient pénétrer au loin dans les flancs profonds de la montagne. On eût dit que le grand architecte de la nature avait jeté dans ce lieu les fondements d'un temple gigantesque, que sa main puissante dédaignait d'achever. Les animaux marins s'étaient emparés de ces immenses galeries, où à chaque pas se présentait à nos regards quelque trace nouvelle de leurs étranges habitants.
Parmi les nombreuses espèces de poissons dont la grotte était peuplée, je reconnus l'ablette, dont l'écaille brillante sert à la confection des perles fausses: c'est pourquoi l'on fait des pêches considérables de ce poisson dans la Méditerranée.
Tout mon petit monde savait fort peu de choses sur les perles fausses. Il fallut lui donner quelques explications à cet égard pour compléter mon cours d'histoire naturelle.
«Les perles fausses, dis-je alors, sont d'un grand usage dans le commerce: on se sert de petits globules de verre revêtus d'un vernis formé avec l'écaille de l'ablette. Ces perles sont régulières, d'une assez belle eau et assez estimées.
ERNEST. En ce cas, pourquoi se donner tant de peine pour la pêche des perles fines?
JACK. Belle demande! parce que ces dernières seules ont réellement du prix.
FRITZ. Bien répondu! Mais maintenant il s'agirait de savoir pourquoi l'on attache tant de prix aux perles fines, si les perles fausses sont aussi belles.
MOI. C'est que, parmi les hommes, le prix des choses est bien souvent en raison des peines et des dangers qu'elles coûtent.»
Tout en nous entretenant ainsi, nous avions heureusement traversé le dangereux canal, et nous nous trouvions maintenant dans une des plus belles baies que la nature ait pris plaisir à former. Le rivage présentait d'espace en espace de petites criques plus ou moins profondes où venaient se perdre de limpides ruisseaux qui donnaient à toute la contrée un aspect riant et fertile. Presque au milieu de la baie se trouvait l'embouchure du fleuve Saint-Jean, dont Fritz ne nous avait pas exagéré la grandeur et la majesté.
Je me trouvai avec plaisir dans ces eaux profondes; et nous allâmes jeter l'ancre auprès des riants bosquets du rivage, dont la riche verdure enchantait nos regards.
Une anse commode et voisine du banc d'huîtres où Fritz avait fait sa pêche fut choisie pour le lieu du débarquement. Un ruisseau limpide semblait nous inviter à venir profiter de la fraîcheur de ses bords. Nos pauvres chiens, qui manquaient d'eau douce depuis plusieurs heures, n'eurent pas plutôt entendu le murmure du ruisseau, que, sautant par-dessus les bords de la chaloupe, ils s'élancèrent à la nage vers la source tant désirée.
Nous ne tardâmes pas à suivre l'exemple de nos intelligents animaux; et, après avoir attaché notre esquif au rivage, nous nous trouvâmes bientôt réunis autour de la source bienfaisante. Le jour étant sur son déclin, nous commençâmes par faire les préparatifs du souper, qui devait se composer d'une soupe de pemmikan, d'un bon plat de pommes de terre, et d'une provision de biscuit de mais. Après avoir assemblé du bois sec pour le foyer, nous fîmes nos arrangements pour la nuit. Les chiens se couchèrent sur le sable, autour du feu, et nous nous retirâmes dans la chaloupe, placée à l'ancre à quelque distance du rivage. J'avais pensé qu'à tout événement nous avions peu à redouter une attaque par mer; toutefois, par surcroît de précaution, j'attachai maître Knips au grand mât, me fiant à sa vigilance. Lorsque tout fut achevé, nous nous étendîmes au fond du bâtiment, sur nos lits de peau d'ours, et chacun s'endormit d'un sommeil paisible, quoique interrompu de temps en temps par les hurlements des chacals et la voix menaçante de Joeger.
Au point du jour tout le monde était sur pied, et la chaloupe prit joyeusement le chemin du grand banc d'huîtres, où elle fit en peu de temps une pêche abondante. Cet heureux succès nous engagea à continuer l'opération pendant les deux jours suivants, et bientôt un énorme amas d'huîtres, élevé sur le sable, vint reposer nos regards satisfaits.
Tous les soirs, environ une heure avant le coucher du soleil, j'avais coutume de commander une expédition le long du rivage, et il ne se passait pas de soirée que la chaloupe ne revint avec quelque bel oiseau, le plus souvent d'une espèce inconnue.
Le dernier jour de notre pêche, il nous prit la fantaisie de nous avancer un peu plus avant que de coutume dans la forêt voisine du rivage. Cette fois Ernest nous précédait avec le vigilant Falb, et Jack le suivait de loin à travers les hautes herbes du rivage, tandis que Fritz et moi nous étions arrêtés à quelques préparatifs indispensables. Je me préparais à suivre les chasseurs, lorsque tout à coup une détonation suivie d'un cri d'alarme retentit à mes oreilles, et nos deux chiens s'élancèrent avec la rapidité de l'éclair dans la direction du coup de fusil.
«Aux armes!» s'écria Fritz; et en moins d'un instant il était sur la trace des chiens avec son aigle, qu'il déchaperonna sans s'arrêter. Le bruit d'un coup de pistolet et un long cri de triomphe m'apprirent en même temps la fin du combat et la victoire de nos gens.
J'accourais avec inquiétude sur le champ de bataille, lorsque j'aperçus, à quelque distance au milieu des arbres, le pauvre Jack qui s'avançait vers moi soutenu par ses deux frères. «Dieu soit loué! m'écriai-je, le malheur que je craignais n'est pas arrivé!» Je rebroussai chemin aussitôt, en faisant signe à mes enfants de me suivre vers notre campement du rivage, qui se composait de deux bancs et d'une mauvaise table.
Cependant le pauvre Jack faisait d'horribles contorsions, se plaignant de violentes douleurs par tout le corps, et criant d'une voix lamentable: «Je suis brisé, anéanti, je n'ai pas un membre entier!»
Je m'empressai de faire déshabiller le patient, et une visite minutieuse ne tarda pas à me donner l'assurance qu'il n'y avait ni fracture ni luxation. La respiration était libre, et tout le mal se bornait à deux fortes contusions, de sorte que je ne pus m'empêcher de m'écrier: «Voilà bien de quoi se lamenter, en vérité! Un vrai chasseur n'y ferait pas même attention.
JACK. Grand merci! Il n'en est pas moins vrai que je suis rompu. Le maudit animal m'aurait fait sortir l'âme du corps sans le secours inespéré de Fritz et de son vaillant oiseau.
MOI. Nous diras-tu enfin quel est l'animal qui a si outrageusement maltraité notre vaillant chasseur?
JACK. Je vous réponds que son crâne et ses défenses feront merveille dans notre muséum. J'en frissonnerais encore si, après tout, le meilleur parti n'était pas d'en rire, puisque le mal est passé.
MOI. Saurai-je enfin de quoi il s'agit?
ERNEST. D'un énorme sanglier; et je vous réponds que c'était un terrible spectacle que de le voir accourir les soies hérissées et labourant la terre de ses formidables défenses.
MOI. Rendons grâces à Dieu, qui nous a délivrés d'un si terrible ennemi. Maintenant laissez-moi m'occuper du blessé, qui doit avoir besoin de repos et de rafraîchissement.»
À ces mots je fis avaler au pauvre Jack un verre de vin des Canaries de la fabrique de Felsen-Heim, et nous le couchâmes mollement au fond de la chaloupe, où il ne tarda pas à s'endormir d'un sommeil profond.
«Maintenant, dis-je à Ernest, donne-moi quelques détails sur l'histoire du sanglier, qui jusqu'à présent est demeurée une énigme pour moi.
ERNEST. Je marchais tranquillement dans la forêt, lorsque Falb me quitta avec un hurlement furieux pour s'élancer sur les traces d'un animal sauvage que le taillis dérobait encore à mes regards. Au même instant le chien de Jack était accouru à l'aide de son frère, et les deux animaux assiégeaient la forteresse de leur redoutable ennemi. Je m'avançai avec précaution jusqu'à portée de fusil de l'animal, lorsqu'une imprudente attaque de Joeger déconcerta tous mes projets. Le sanglier, furieux, quittant sa retraite, se dirigea sur le pauvre Jack, qui ne trouva rien de mieux à faire que de prendre la fuite. Je lâchai mon coup à l'instant; mais la balle, effleurant l'animal, ne fît que hâter sa course furieuse. Bientôt le pauvre Jack, ayant heurté une souche dans sa course précipitée, allait se trouver à la merci de son impitoyable ennemi, si les deux chiens, arrivés au même instant, n'eussent attiré sur eux tout le courroux du terrible animal. Le pauvre Jack en fut quitte pour quelques contusions, et ma seconde balle allait mettre fin au combat, lorsque l'aigle de Fritz, descendant du haut des airs aussi à propos que le corbeau de Manlius Corvinus, vint s'abattre sur la tête du sanglier, de manière que son maître eut le temps d'approcher et de lui décharger son pistolet entre les deux yeux.
«En jetant un coup d'œil sur la tanière du sanglier, je ne fus pas peu étonné de voir Knips et Joeger se régalant des restes de son repas. Je reconnus, en approchant, une espèce de tubercule assez semblable à la pomme de terre, dont j'ai rapporté une demi-douzaine dans ma gibecière, afin de vous les faire examiner.
MOI. Voyons un peu.... Si mes yeux et mon odorat ne me trompent pas, tu as fait là une découverte intéressante pour notre cuisine. Ce tubercule est une véritable truffe, de l'espèce la plus savoureuse.»
Fritz, suivant mon exemple, goûta la nouvelle production, en faisant observer avec plaisir que son parfum était bien différent de celui de la pomme de terre, quoiqu'il y eût grande analogie entre les deux fruits.
Il me demanda ensuite où l'on trouve les meilleures truffes, et si c'est un fruit originaire de nos climats européens.
MOI. «La truffe est un fruit très-commun en Europe. L'Italie, la France et l'Allemagne en fournissent d'abondantes récoltes. On en trouve communément dans les forêts de chênes ou de hêtres. La chasse aux truffes se fait sans poudre ni plomb: il suffit d'une pioche pour les déterrer, et d'un cochon pour les découvrir. L'Italie et plusieurs autres contrées possèdent une espèce de chiens dont le nez est assez fin pour découvrir la truffe et en indiquer la place au chasseur.
FRITZ. La truffe n'a-t-elle ni tige ni feuilles extérieures qui puissent indiquer sa présence et remplacer l'instinct des animaux?
MOI. Non, mon enfant; elle ne se trahit que par son parfum, et l'on ne saurait dire, à proprement parler, si c'est une racine, un tubercule, ou un fruit, car son mode de propagation est un mystère pour les naturalistes. Du reste, on les trouve de toutes les grosseurs, depuis le pois jusqu'à la pomme de terre.
ERNEST. Reconnaît-on plusieurs espèces de truffes, et l'histoire naturelle les range-t-elle au nombre des plantes, bien qu'elles n'aient ni feuilles ni racines?
MOI. La truffe est rangée communément dans la classe des champignons, quoiqu'elle en diffère sous bien des rapports. Mais je ne saurais dire s'il en existe de plusieurs espèces.»
Cet entretien nous avait menés jusqu'à l'heure du souper, et nous ne tardâmes pas à nous occuper des préparatifs nécessaires pour la nuit. Le feu de veille fut allumé selon l'habitude, et chacun se retira dans la chaloupe, où nous passâmes une nuit aussi paisible que dans les murs de Felsen-Heim.
CHAPITRE XXIII
Visite au sanglier.—Le coton de Nankin.—Le lion.—Mort de Bill.—Un nouvel hiver.
Le lendemain de grand matin, nous étions en route pour aller visiter le corps de notre sanglier et tenir conseil sur l'emploi qu'on en pouvait faire. Le pauvre Jack, encore fatigué de son aventure de la veille, ne donnait pas signe de vie.
À l'entrée de la forêt, les chiens accoururent au-devant de nous avec des hurlements de joie. Nous arrivâmes bientôt sur le champ de bataille, où la grosseur de l'animal et son aspect féroce excitèrent ma surprise au plus haut degré. Je suis persuadé qu'il eût été en état de résister à un buffle, ou même à un lion de la plus haute taille.
ERNEST. «Il ne faut pas oublier la tête, qui deviendrait un des plus beaux ornements de notre muséum. Si mon père nous le permet, nous allons transporter l'animal sur le rivage, où nous pourrons faire l'opération à loisir.
MOI. De tout mon cœur: je vous laisse le champ libre à cet égard. Mais occupons-nous d'abord d'examiner s'il ne serait pas possible de découvrir encore quelques truffes. Un pareil présent nous assurerait bon accueil au logis.»
Nos recherches furent longtemps infructueuses; mais enfin l'œil perçant de Fritz découvrit dans le voisinage une nouvelle mine de ces précieux tubercules, dont nous ne manquâmes pas de faire une ample provision.
Pendant ce temps l'infatigable Fritz venait d'abattre une douzaine de branches à coups de hache, en s'écriant: «Voilà des moyens de transport tout trouvés, il ne s'agit plus que d'y placer notre gibier.» Nos chiens furent bientôt attelés à ce chariot de nouvelle espèce, qui prit en triomphe le chemin du rivage, chargé des dépouilles sanglantes de l'habitant des forêts. Fritz dirigeait d'une main habile la marche du convoi, qui ne tarda pas à atteindre le camp sans mésaventure. Nos chiens, aussitôt délivrés, reprirent à la hâte le chemin de la forêt pour aller se régaler de la portion du sanglier qui était demeurée sur la place.
En détachant les diverses parties du chariot, destinées désormais à alimenter le foyer, nous remarquâmes sur les branches une quantité de noix ligneuses remplies d'un coton fin et soyeux, d'une couleur jaunâtre analogue à celle du nankin. Notre nouvelle découverte fut mise de côté, avec le plus grand soin, pour notre ménagère, et je me promis bien de saisir la première occasion pour faire une nouvelle provision de ces fruits précieux et me procurer quelques rejetons de l'arbre qui les portait.
Pendant ce temps Fritz et Ernest étaient occupés à creuser dans le sable une fosse assez profonde, voulant, disaient-ils, faire une agréable surprise à leur frère Jack, en préparant pour son réveil un excellent rôti à la hottentote. Une flamme brillante ne tarda pas à sortir du four improvisé, et nous y suspendîmes les quatre membres du sanglier, afin de les dépouiller de leurs soies. Le parfum peu agréable qui s'exhalait de notre venaison ne tarda pas à nous contraindre d'abandonner la place, si nous ne voulions pas perdre la respiration; et l'odeur était si forte, qu'elle alla frapper l'odorat du pauvre Jack, qui ne tarda pas à se lever sur son séant, pour demander d'une voix plaintive quelle était cette nouvelle opération.
«Sois tranquille, lui répondit gravement son frère aîné, il ne s'agit que de friser un peu la crinière de ton champion d'hier soir, afin qu'il puisse se présenter décemment devant ses vainqueurs. Et, avant de te plaindre ainsi, rappelle-toi la réponse d'un prince devant le corps de son ennemi: Le cadavre d'un ennemi mort sent toujours bon.»
Cependant Jack était accouru au secours de ses frères, et tandis qu'ils préparaient la hure du sanglier en cuisiniers expérimentés, je m'occupais de nettoyer les quatre membres, travail fort peu divertissant.
Bientôt le four fut préparé, et il ne tarda pas à recevoir le rôti, soigneusement enveloppé de feuilles odorantes. En attendant l'heure du souper, nous nous occupâmes des préparatifs nécessaires pour fumer le reste de la venaison, et le coucher du soleil vint nous surprendre avant la fin de cet important travail.
Au moment où la nuit commençait à nous envelopper de ses ombres, un formidable hurlement, sorti des profondeurs de la forêt voisine et répété au loin par les échos du rivage, vint frapper tout à coup nos oreilles étonnées. Ces sons terribles semblaient tantôt s'éloigner, tantôt se rapprocher de la place que nous occupions.
«Voilà un concert diabolique,» s'écria Fritz en sautant sur son fusil de chasse et en jetant autour de lui des regards flamboyants. «Allumez le feu, retirez-vous dans la chaloupe, et que chacun tienne ses armes prêtes! Quant à moi, je vais aller faire une reconnaissance avec mon caïak.»
À ces mots le bouillant jeune homme sauta dans son embarcation, et, se dirigeant vers le rivage avec la rapidité de, l'éclair, ne tarda pas à disparaître à nos regards. Pour nous, exécutant à la hâte ses instructions, nous courûmes à la chaloupe, nous tenant prêts à tout événement.
«Il est bien étonnant, fit observer Jack, que Fritz nous abandonne au moment du danger, et qu'il s'éloigne aussi brusquement sans attendre vos ordres.
—Il faut pardonner quelque chose à son caractère bouillant et audacieux, répondis-je gravement. À l'heure du danger il est souvent nécessaire de permettre aux braves ce qu'il faudrait défendre aux esprits timides et irrésolus: c'est quelquefois un moyen infaillible de salut.»
Au moment où j'achevais ces mots, nous aperçûmes maître Knips et les chiens qui se dirigeaient vers la chaloupe au grand galop. La voyant trop éloignée du rivage pour l'atteindre à pied sec, nos vaillants auxiliaires s'étendirent autour du feu, sur le sable, non sans promener autour d'eux des regards vigilants.
Cependant les terribles sons partis de la forêt semblaient se rapprocher de plus en plus, de sorte que je finis par croire qu'il fallait les attribuer à quelque panthère ou à quelque léopard que l'odeur du sang avait attiré dans notre voisinage.
Quelques minutes s'étaient à peine écoulées, lorsque la lueur mourante de notre feu nous laissa apercevoir distinctement le terrible animal objet de notre terreur. C'était un lion d'une taille énorme, tel que je n'en avais jamais vu dans nos ménageries d'Europe. Il paraissait avoir suivi les traces du sanglier, et, après avoir exercé son courroux sur les débris de notre foyer, nous le vîmes s'asseoir comme un chat sur ses pattes de derrière, promenant un regard de fureur et de convoitise, tantôt sur le groupe des chiens placé en face de lui, tantôt sur les restes sanglants de notre venaison.
Bientôt le majestueux animal se leva lentement, se battant les flancs de sa queue, comme pour réveiller son courage endormi. Des rugissements entrecoupés s'échappaient de sa gueule terrible, tandis qu'il se promenait avec fureur dans l'espace compris entre le foyer et le rivage. Après avoir décrit lentement plusieurs demi-cercles, de plus en plus rétrécis, le terrible animal finit par prendre une position qui annonçait à tout œil expérimenté une attaque prochaine.
Pendant que j'étais incertain s'il fallait commander le feu, ou donner l'ordre de virer de bord, l'explosion d'un fusil, à peu de distance, me fit tressaillir des pieds à la tête. «C'est Fritz!» s'écrièrent mes deux compagnons avec un cri de joie et de triomphe. Le roi des forêts fit un bond terrible accompagné d'un rugissement de douleur; puis il ne tarda pas à chanceler, et, tombant sur les genoux, il demeura bientôt sans mouvement.
«Voilà un coup de maître, m'écriai-je avec joie. L'animal est frappé au cœur, et ne se relèvera plus. Demeurez ici tandis que je vais me rendre sur le champ de bataille.»
En deux coups de rames j'étais au rivage, où les chiens me reçurent avec des hurlements d'allégresse. Au moment où je m'approchais avec précaution, je vis paraître sur le même lieu un nouveau lion de moins grande taille que le premier, mais d'un aspect non moins formidable. En deux bonds il était près du corps inanimé de son compagnon, qu'il commença d'appeler d'une voix plaintive. Évidemment c'était la femelle, et par bonheur elle n'était pas accompagnée de ses lionceaux: car une seconde attaque de ce genre eût gravement compromis notre sûreté.
Tandis qu'étendue auprès de son mâle, elle léchait sa blessure avec des gémissements plaintifs, un second coup de feu retentit; et une des pattes de devant de la lionne retomba sans force à ses côtés. Avant que j'eusse eu le temps de faire feu, les chiens s'étaient élancés avec fureur sur l'ennemi, et alors commença le plus terrible combat dont j'eusse jamais été spectateur. L'obscurité de la nuit, les rugissements de la lionne et les hurlements des chiens faisaient de cette scène une des plus effroyables qui puissent frapper les regards d'un homme. Le monstre des forêts profita de mon inaction pour saisir la pauvre Bill de la patte qui lui restait, et bientôt le fidèle animal tomba, dans les convulsions de l'agonie, aux côtés de son ennemi expirant. Au moment où j'accourais à son secours, Fritz paraissait sur le champ de bataille avec son fusil, désormais inutile: mais je lui fis signe de s'arrêter en l'exhortant à joindre ses actions de grâces aux miennes pour la miraculeuse protection dont la Providence venait de nous favoriser encore une fois.
Je ne tardai pas à appeler à haute voix l'équipage de la chaloupe pour venir prendre part à notre triomphe, et nos deux compagnons furent bientôt dans nos bras, remerciant le Ciel de nous revoir sains et saufs après un si terrible danger.
Notre premier soin fut de ranimer le foyer et d'aller visiter le champ de bataille à la lueur de quelques torches de résine. Le premier spectacle qui frappa nos regards fut le corps de la pauvre Bill, étendue sans vie à côté de son ennemi mort, victime regrettable de son courage et de sa fidélité.
«Hélas! s'écria Fritz avec un douloureux soupir, voici une nouvelle occasion pour Ernest d'exercer ses talents poétiques; car nous ne pouvons refuser une glorieuse épitaphe à notre pauvre Bill, morte si bravement pour la défense commune.
—J'y songerai, répondit Ernest, lorsque ma pauvre muse sera un peu remise de la terrible angoisse qu'elle vient d'éprouver. En attendant, voici deux formidables ennemis dont la Providence vient de nous délivrer, et j'éprouve une vive satisfaction à penser que ces gueules menaçantes sont maintenant fermées pour toujours.
—L'intelligence de l'homme triomphe de tous les ennemis de la nature, repartit Fritz gravement; c'est à elle que nous devons les armes dont notre main s'est servie pour abattre le puissant roi des forêts.
—Mais ne serait-il pas temps de nous occuper des funérailles de la pauvre Bill, à la lueur sinistre de ces torches funéraires?»
Je fis un signe de consentement, et Fritz eut bientôt creusé une fosse profonde, où nous déposâmes solennellement le corps de notre vieux compagnon. Nous tournant alors du côté d'Ernest, nous attendîmes l'épitaphe qu'il nous avait promise, et qu'il ne tarda pas à réciter d'un ton pathétique:
Après une carrière longue et aventureuse,
c'est ici que repose la pauvre Bill,
si rapide à la course, si intrépide dans le combat.
Elle est morte pour ses maîtres,
ainsi quelle avait vécu.
Nul héros ne mérite mieux un tombeau
et une glorieuse épitaphe.
«Il me semble, dit Jack en bâillant, que nous avons veillé une bonne partie de la nuit, et toute cette histoire de lions m'a terriblement creusé l'estomac. Ne serait-il pas temps de songer à notre nourriture terrestre? Aussi bien, voici la hure de sanglier qui nous attend dans le four depuis hier soir.»
Rappelés par ce sage avertissement au souvenir de nos besoins corporels, nous nous dirigeâmes vers la cuisine sans perdre le temps en vaines paroles, et nous ne tardâmes pas à faire honneur au rôti de la veille. Je décidai qu'on passerait dans la chaloupe les trois à quatre heures qui restaient jusqu'au jour, et un froid piquant ne tarda pas à nous faire sentir l'utilité de nos fourrures. Les climats chauds sont dangereux par la fraîcheur de leurs nuits, et c'est ce qui explique pourquoi les animaux des zones brûlantes sont souvent recouverts d'épaisses fourrures.
Levés avec le soleil, notre premier soin fut d'écorcher les deux lions, opération qui nous occupa à peine deux heures, grâce à l'emploi de mon heureuse invention, la pompe à air. Les cadavres furent abandonnés à la merci des oiseaux du ciel, qui accoururent bientôt par essaims bruyants pour profiter de notre générosité.
Les rayons du soleil ne tardèrent pas à développer de telles émanations autour de notre amas d'huîtres, que nous nous estimâmes heureux de pouvoir songer, sans plus attendre, aux préparatifs de départ.
Cette fois Jack refusa de faire le trajet dans le caïak, se sentant hors d'état de manœuvrer la rame, et Fritz demeura seul chargé de la conduite de son léger bâtiment.
Nous ne tardâmes pas à lever l'ancre et à quitter la baie des Perles, en nous dirigeant en droite ligne vers le canal si heureusement traversé quelques jours auparavant. Continuant notre route vers le levant, nous abordâmes avant le coucher du soleil à la baie du Salut.
Les premières annonces de la mauvaise saison ne tardèrent pas à se faire sentir, et bientôt les alentours de la maison devinrent impraticables. Alors commença le cours des travaux domestiques, qui nous empêchèrent de trouver trop longs les jours de pluie qui se succédèrent.
CHAPITRE XXIV
Le navire européen.—Le mécanicien et sa famille.—Préparatifs de retour en Europe.—Séparation.—Conclusion.
Avec quelle émotion je reprends la plume pour tracer ce dernier chapitre! Dieu est grand, Dieu est bon, telles sont les premières paroles qui se présentent à ma pensée lorsque je reporte mes souvenirs pour la dernière fois sur cette partie de notre histoire. Le salut miraculeux de ma famille est encore présent à mes regards, et, au milieu du conflit de sentiments divers qui agitent mon esprit, j'ai peine à retrouver le fil de mes idées pour achever dignement ce livre, que je vais fermer pour jamais. Le lecteur me pardonnera le désordre de ce récit, dont je me propose de lui donner la fin, si jamais il m'est accordé de revoir l'Europe et ma chère patrie. À peine suis-je en état de trouver quelques mots sans suite pour raconter les événements de mes dernières heures d'exil.
Toutefois celui qui s'est intéressé jusqu'à ce jour au destin de l'innocente famille ne pourra voir sans un sentiment de satisfaction le dénouement inespéré de sa trop longue histoire.
Mais trêve de fastidieux préambules. Le temps presse, j'arrive à la conclusion de cette œuvre intéressante, qui vient d'occuper dix années de ma vie. Nous touchions au terme de la saison pluvieuse, et la nature semblait vouloir se ranimer plus tôt que d'habitude.
Le ciel était sans nuages, et chacun prenait plaisir à se dédommager de sa réclusion de deux mois, en exerçant de nouveau ses membres engourdis par une longue inaction. Tout le jour la famille était répandue dans les jardins, dans les plantations, sur les rives de la mer, faisant usage avec délices d'une liberté si longtemps attendue.
Fritz ayant annoncé la résolution d'aller faire une visite à l'île aux Requins, pour voir si les besoins de la colonie ne réclamaient pas notre présence, je le laissai partir accompagné de Jack. Les deux voyageurs furent bientôt dans l'île, où leur œil exercé se promena longtemps sur la mer et sur le rivage, sans apercevoir ni monstres marins, ni dommage notable dans l'établissement. J'avais recommandé aux deux jeunes gens de tirer deux coups de canon en débarquant, tant pour nous annoncer l'heureuse issue du voyage que pour nous servir de signal, si par hasard la Providence avait envoyé quelque bâtiment à portée du rivage.
Leur premier soin avait été de se conformer à mes ordres. Mais quel ne fut pas leur étonnement lorsque, au bout d'environ deux minutes, ils entendirent distinctement trois coups de canon vers l'ouest, dans la direction de la baie du Salut! La surprise, l'espérance et la crainte les tinrent quelque temps immobiles; mais Fritz rompit le premier le silence en s'écriant: «À la mer! à la mer!» Et en moins de temps qu'il n'en faut pour le raconter, la rapide embarcation volait sur la surface des flots.
«Qu'y a-t-il de nouveau?» m'écriai-je en voyant les deux enfants accourir vers moi de toute la vitesse de leurs jambes.
«N'avez-vous pas entendu?» me répondit Fritz, qui respirait à peine; et son frère arriva bientôt près de lui en répétant: «N'avez-vous pas entendu?»
Le récit des enfants me fit secouer la tête avec l'expression du doute; mais la pensée qu'ils pouvaient ne s'être pas trompés agitait vivement mon esprit. Dans l'incertitude qui me préoccupait, je rassemblai la famille, afin de tenir un grand conseil de guerre, car la chose était de trop d'importance pour m'en rapporter à mes deux interlocuteurs.
Comme la nuit approchait, je décidai qu'un de nous demeurerait à monter la garde dans la galerie, afin d'épier le moindre signal qui pourrait annoncer de nouveau la présence d'un bâtiment dans notre voisinage. Mais la soirée ne fut pas aussi tranquille que nous l'avions espéré: on eût dit que les éléments conjurés avaient repris toute leur fureur pour cette terrible nuit, et qu'un nouvel hiver allait recommencer.
L'orage dura deux jours et deux nuits. Vers le matin du troisième jour, la mer devint plus calme, et il fut possible d'aller à la découverte. J'emmenai Jack avec moi, et nous nous mîmes en route munis d'un pavillon qui devait instruire la garnison du succès de nos recherches.
Arrivés en peu de temps à l'île aux Requins, notre premier soin fut de gravir la cime du rocher et de promener un regard inquiet sur les flots. La mer était déserte, et rien ne paraissait à l'horizon lointain. Après quelques instants d'attente, je me décidai à tirer trois coups de canon à deux minutes d'intervalle, afin de m'assurer si la première fois l'écho du rocher n'avait pas trompé les oreilles inexpérimentées de mes jeunes gens.
Nous prêtâmes l'oreille attentivement, et au bout d'une minute un faible coup retentit dans l'éloignement, puis un second, puis un troisième, et le silence se rétablit. Je demeurai immobile de surprise. Jack dansait autour de moi comme un homme pris de vin. Le pavillon fut hissé deux fois en haut du mât, signal dont nous étions convenus en cas de bonne nouvelle.
Laissant mon compagnon à la garde de la batterie, avec l'injonction de faire feu aussitôt qu'il apercevrait quelque chose, je me hâtai de reprendre le chemin de Felsen-Heim, afin de combiner nos mesures ultérieures.
La garnison était dans un trouble inexprimable. Fritz s'élança à ma rencontre, en s'écriant: «Où sont-ils? Est-ce un navire européen?» Bien qu'il me fût impossible de satisfaire son avide curiosité, je ne laissai pas de réjouir tout mon monde en annonçant ma résolution de m'embarquer avec Fritz pour aller à la recherche du bâtiment.
Il était environ midi lorsque je montai dans le caïak avec mon compagnon de voyage. Ma femme nous vit partir les yeux mouillés de larmes et en adressant au Ciel une ardente prière pour notre conservation. Au reste, nous étions parfaitement armés, et préparés à la plus vigoureuse résistance en cas de besoin.
Le caïak ne tarda pas à s'éloigner en silence, se dirigeant à l'ouest de Felsen-Heim, vers des parages demeurés inconnus jusqu'à ce jour. Malgré tous les dangers d'une navigation incertaine au milieu de cette mer hérissée de rochers et d'écueils, nous finîmes, au bout de cinq quarts d'heure d'une marche fatigante, par atteindre un promontoire escarpé que je me préparai à doubler; car, suivant toute apparence, le bâtiment que nous cherchions devait se trouver de l'autre côté du cap.
Parvenus à la pointe la plus avancée du promontoire, le rivage nous offrit un groupe de rochers favorable à nos observations: et quels ne furent pas nos sentiments d'allégresse et de reconnaissance pour le Tout-Puissant en apercevant un beau navire à l'ancre dans une petite baie à peu de distance! Le bâtiment paraissait fatigué; le pavillon anglais flottait au haut des mâts, et au même instant nous aperçûmes la chaloupe se détacher du bord pour aller débarquer au rivage.
Fritz voulait s'élancer hors du caïak et gagner le navire à la nage; j'eus besoin de toute mon autorité pour le retenir, en faisant observer que le pavillon pouvait nous tromper; car il n'est pas rare de voir un bâtiment pirate arborer le pavillon de la nation la plus connue sur les mers, afin d'attirer plus sûrement sa proie.
Nous demeurâmes donc cachés dans notre retraite, nous servant de la longue-vue pour examiner à loisir tous les mouvements du bâtiment. Il me parut être un yacht de construction légère, mais toutefois armé de huit canons de calibre ordinaire. Il était facile de distinguer sur le rivage trois tentes d'où s'élevait une légère colonne de fumée. Selon toute apparence, l'équipage n'était pas nombreux; car nous n'aperçûmes à bord que deux créatures humaines.
D'après ces observations, je crus qu'il n'y avait aucun danger à quitter notre retraite, et bientôt le léger caïak parut dans les eaux du navire, accomplissant autour de lui de capricieuses évolutions. Au bout de quelques minutes, nous vîmes paraître sur le pont un officier que Fritz reconnut facilement pour le capitaine. En deux coups de rames nous étions à portée de la voix, chantant à plein gosier un refrain national dans lequel il eût été difficile de reconnaître une musique européenne.
Notre bizarre apparition ne tarda pas à attirer l'attention du capitaine et de ceux qui l'entouraient: des mouchoirs furent agités en signe de paix, et, voyant que la chaloupe ne faisait pas mine de s'occuper de nous, je me décidai à tourner la pointe de mon esquif vers le bâtiment.
En voyant le caïak s'approcher, le capitaine saisit son porte-voix pour nous demander qui nous étions, d'où nous venions, et comment s'appelait la côte voisine. Élevant alors la voix aussi haut que mes forces me le permirent, je me bornai à répondre ces trois mots: Englishmen good men! (Les Anglais sont de braves gens.) Nous nous trouvions alors assez près du bâtiment pour remarquer que l'ordre le plus parfait régnait à bord, et que tout indiquait un navire de commerce assez richement chargé. Pendant qu'on nous montrait des haches, des étoffes et d'autres légères marchandises destinées au commerce avec les sauvages, Fritz me communiquait ses observations, qui toutes étaient à l'avantage de nos nouvelles connaissances. Voyant bientôt que la gravité de mon compagnon ne tarderait pas à se démentir, je donnai le signai de la retraite, et nous reprîmes le chemin du rivage, après un congé amical de part et d'autre.
Toute la famille attendait impatiemment notre retour, et nous fûmes reçus avec une vive allégresse. Ma femme, tout en louant notre prudence, était d'avis qu'il n'y avait plus maintenant d'obstacle à nous faire connaître, et qu'il fallait mettre la pinasse en mer pour aller aborder le bâtiment anglais. On ne saurait décrire l'agitation qui suivit cette résolution, adoptée à l'unanimité. Les plans les plus extravagants se succédaient sans relâche: c'était un conflit de volontés, de projets, de désirs au milieu desquels l'esprit le plus sage eût eu de la peine à se reconnaître, et il semblait que nous allions mettre à la voile dans un quart d'heure pour retourner en Europe.
Ma position de chef de famille rendait mon rôle difficile dans cette importante circonstance: je me retirai donc en silence pour adresser à Dieu une fervente prière, lui demandant humblement de m'inspirer la résolution la plus conforme aux intérêts du petit peuple qui m'était confié; mais, sentant bientôt la folie de songer au départ avant d'en reconnaître la possibilité, je pris le parti de subordonner mes résolutions ultérieures au résultat d'une seconde visite que je me proposais de faire, avec tout mon monde, au bâtiment étranger.
Tout le jour suivant fut consacré à l'équipement de la pinasse, qui reçut une cargaison de fruits que le capitaine avait paru vivement désirer lors de notre première visite. Quelques dernières dispositions occupèrent encore la matinée du lendemain, et ce fut seulement vers midi que la pinasse déploya majestueusement ses voiles. Fritz, revêtu d'un brillant uniforme de marine, nous servait de pilote comme à l'ordinaire.
L'escadre traversa la baie avec précaution, et ne tarda pas à atteindre heureusement la pointe du cap qui nous dérobait l'ancrage du bâtiment anglais. Arrivé en vue du navire, je fis hisser le pavillon anglais, et commandai la manœuvre de manière que la pinasse pouvait se mettre en rapport avec le yacht, tout en demeurant à une distance respectable de ce dernier.
Mon cœur est encore pénétré d'émotion lorsque je me reporte à cet instant solennel, et il m'est impossible de donner autre chose qu'une esquisse rapide des circonstances qui signalèrent cette journée.
Il est tout aussi impossible de décrire la surprise de l'équipage anglais à la vue de notre entrée dans la baie; mais la joie et la confiance ne tardèrent pas à remplacer l'inquiétude des premiers instants. La pinasse ayant jeté l'ancre à environ deux portées de fusil du bâtiment, le salua d'un brillant hourra, qui ne resta pas longtemps sans réponse. Faisant mettre aussitôt le petit canot à la mer, j'y montai avec Fritz, afin de me rendre à bord pour avoir une entrevue avec le capitaine.
Celui-ci nous reçut avec la franche cordialité d'un marin, et, faisant apporter une bouteille de vieux vin du Cap, il nous demanda affectueusement à quel heureux hasard il devait la satisfaction de voir flotter le pavillon anglais sur cette côte sauvage et inhospitalière. Il ajouta que lui-même s'appelait Littlestone, qu'il avait le grade de lieutenant de la marine royale, qu'il était en route pour le cap de Bonne-Espérance, où il apportait les dépêches de Sydney-Cove.
J'invitai le capitaine à passer à bord de la pinasse pour faire visite à ma chère famille: offre qu'il accepta cordialement, en me priant d'annoncer moi-même son arrivée aux dames.
Je ne perdis pas une minute pour m'acquitter de mon message, qui causa d'abord un certain trouble parmi les gens de la pinasse; mais on ne tarda pas à se remettre, et au bout de quelques instants tout était prêt pour accueillir dignement le capitaine.
Une demi-heure après, la chaloupe du navire se dirigea vers nous, portant le capitaine, maître Willis le pilote, et le cadet Dunsley. Ma femme s'empressa de leur offrir des rafraîchissements, qui furent acceptés avec reconnaissance.
La plus aimable franchise ne tarda pas à s'établir entre la famille et ses nouveaux hôtes, et il fut résolu que toute la compagnie débarquerait le soir dans la baie pour aller visiter les malades. Le capitaine nous dit que parmi eux se trouvait un mécanicien, qui était confié aux soins de sa femme et de ses deux filles.
Notre visite auprès de M. Wolston et de sa famille fut des plus touchantes. Une femme pleine de grâces et deux charmantes jeunes filles de douze à quatorze ans étaient bien faites pour exciter notre intérêt au plus haut degré.
La soirée fut pleine de charme pour mon heureuse famille. Toute inquiétude avait disparu pour faire place à la perspective d'un retour si longtemps désiré, et la confiance établie déjà entre les habitants de la colonie et leurs nouveaux hôtes donnait à notre liaison d'une heure l'apparence d'une amitié de vingt ans. Nous restâmes sous des tentes que le capitaine nous avait fait préparer.
Le lecteur ne s'attend pas que je lui donne le récit de la longue conversation qui nous occupa, ma fidèle compagne et moi, durant les heures de cette nuit. Le capitaine était un homme trop bien appris pour nous accabler d'offres et de questions dans les premiers moments de notre rencontre, et de notre côté nous ne voulions nous ouvrir à lui qu'après une mûre délibération; car il fallait savoir avant tout s'il nous restait maintenant de solides raisons pour désirer de revoir l'Europe. Parfois j'étais tenté de demeurer dans le paisible séjour où la Providence nous avait jetés, en renonçant à jamais aux douteux avantages que nous promettait la vie civilisée. Ma fidèle épouse ne demandait qu'à terminer sa carrière sous le beau ciel que nous habitions; mais la solitude l'effrayait pour moi et pour ses enfants. Elle eût désiré me voir partir pour l'Europe avec les deux aînés, afin de ramener un petit nombre de compatriotes, à l'aide desquels il nous serait facile de fonder une colonie florissante qui recevrait le nom de Nouvelle-Suisse.
Nous résolûmes de confier notre projet au capitaine Littlestone, en lui racontant l'intention de mettre la colonie sous la protection de l'Angleterre. Un de nos plus grands embarras était de savoir lesquels de mes enfants je choisirais pour compagnons de voyage, car les raisons étaient les mêmes pour tous.
Nous finîmes par décider qu'il fallait attendre quelques jours encore, en conduisant les choses de manière que deux des enfants se trouvassent heureux de rester avec nous dans la colonie, tandis que les deux autres accompagneraient le capitaine Littlestone en Europe.
Dès le jour suivant, nous eûmes la satisfaction de voir arriver ce résultat désiré. Il avait été décidé, à déjeuner, que le capitaine nous accompagnerait à Felsen-Heim, avec son pilote, son cadet de marine et la famille du mécanicien, qui, après tant de souffrances, avait besoin de toutes les commodités d'une habitation saine et agréable.
La traversée fut une véritable partie de plaisir pour la petite escadre; car tous les cœurs étaient pleins d'espérance, et l'attente d'un heureux avenir épanouissait tous les visages.
Mais quelle ne fut pas la surprise de nos hôtes lorsqu'au détour du cap des Canards la délicieuse baie de Felsen-Heim leur apparut dans toute sa splendeur, éclairée par les rayons du soleil! L'enthousiasme fut à son comble lorsque la batterie de l'île aux Requins eut salué notre entrée de onze coups de canon, et qu'on vit le pavillon anglais se déployer majestueusement sous les premiers souffles de la brise matinale.
«Heureux séjour, heureuse famille!» s'écria Mme Wolston en soupirant, tandis que sa plus jeune fille lui demandait naïvement si ce n'était pas là le paradis.
Le paysage offrit bientôt une scène nouvelle, en s'animant par degrés de tout ce que l'habitation renfermait de créatures vivantes: c'était à chaque pas de nouvelles extases et de nouveaux ravissements. Au milieu de la confusion générale, je fis transporter le malade dans ma propre chambre, où ma femme avait rassemblé tous les meubles commodes de la maison, et où la bonne lady Wolston trouva un lit de camp préparé à côté de son époux.
Le dîner fut court, car nous avions encore Falken-Horst à visiter avant le coucher du soleil. Nos jeunes gens, livrés à leurs naïves impressions s'étaient répandus dans les alentours de Felsen-Heim, et le paysage, animé par leur présence, semblait prendre une vie nouvelle. La différence de langage et la difficulté de se comprendre disparaissaient devant les gestes animés et les regards intelligents des interlocuteurs. Chacun de mes enfants semblait transformé en une créature nouvelle. Fritz était calme et grave, Ernest plein d'activité, et Jack presque pensif.
Vers le soir, la tranquillité parut se rétablir, et la famille était paisiblement rassemblée dans la galerie, lorsque lady Wolston parut au milieu de nous avec un maintien légèrement embarrassé. Elle venait, au nom de son mari et au sien, nous demander la permission d'attendre à Felsen-Heim l'entier rétablissement du pauvre mécanicien, et de garder sa fille aînée auprès d'elle, tandis que la plus jeune irait chercher son frère au cap de Bonne-Espérance, pour le ramener bientôt parmi nous.
Je me rendis à sa prière de bon cœur, en lui demandant, au nom de ma femme et au mien, de ne jamais abandonner la Nouvelle-Suisse. «Vive à jamais la Nouvelle-Suisse!» répondit un chœur de voix attendries, en même temps que les verres s'entrechoquaient en signe d'allégresse. «Et à la santé de quiconque veut y vivre et y mourir!» ajouta Ernest en approchant son verre du mien.
«Je vois bien, repris-je avec gravité, qu'il va falloir nous séparer de Fritz. Il est juste qu'il soit chargé d'aller représenter la famille en Europe. Ernest demeurera près de nous avec la place de premier professeur d'histoire naturelle de la Nouvelle-Suisse. Et quant à maître Jack....
—Maître Jack reste ici! s'écria l'impétueux jeune homme d'une voix bruyante. N'est-il pas le meilleur cavalier, le meilleur chasseur, le meilleur soldat de la colonie, après son frère aîné! Si l'on m'en promet autant dans votre Europe, à la bonne heure; mais jusque-là n'en parlons plus.
—Quant à moi, reprit Franz,» je ne suis pas de cet avis. Il y a plus d'honneur à gagner dans une société nombreuse qu'au milieu d'une demi-douzaine de Robinsons, et j'offre de m'embarquer pour la Suisse, avec l'approbation de mon père, toutefois.
—Bien pensé, mon cher enfant, lui répondis-je, et puisse Dieu bénir nos résolutions, comme il l'a fait jusqu'à ce jour! L'univers appartient au Tout-Puissant, et la patrie de l'homme est partout où il peut vivre heureux et utile à ses semblables. Maintenant il ne s'agit plus que de savoir si le capitaine Littlestone voudra favoriser nos projets.»
Chacun garda le silence, attendant avec anxiété la réponse du capitaine, qui prit la parole en ces termes: «Il faut admirer les décrets de la Providence et s'y conformer. J'étais parti pour recueillir des naufragés, et me voici au milieu d'une famille naufragée. Au moment où trois passagers abandonnent mon bâtiment de leur propre mouvement, en voici d'autres qui s'offrent pour les remplacer. En un mot, je me réjouis d'être l'instrument que la Providence a choisi pour rendre à la société une si digne famille, et pour donner peut-être à ma patrie une colonie florissante.»
Cette réponse me soulagea le cœur d'un poids terrible, et je remerciai la Providence de l'heureuse réussite d'un projet qui avait fait naître dans mon esprit tant de doutes et d'inquiétudes.
Le lecteur imaginera facilement comment se passèrent les dernières journées qui devaient précéder une si longue et si douloureuse séparation. Le bon capitaine pressait les préparatifs du départ; car les avaries de son bâtiment lui avaient déjà fait perdre plusieurs jours. Cependant il nous laissa le temps dont il pouvait raisonnablement disposer, et il eut même l'attention d'amener son navire à l'ancre dans la baie du Salut, afin de favoriser notre embarquement. Tout le temps que le yacht demeura en rade, l'équipage fut consigné à bord, afin d'épargner à Felsen-Heim les visites des curieux et des importuns. Le capitaine avait mis à notre disposition le pilote et le menuisier du navire, dont les secours furent inutiles, car il s'était établi une telle émulation d'activité parmi les habitants de la colonie, qu'on aurait manqué plutôt de besogne que d'ouvriers.
La pacotille de Fritz et de Franz occupa longtemps ma sollicitude paternelle; ils reçurent chacun leur part de nos plus précieux articles de commerce, tels que perles, coraux, noix muscades, et généralement tout ce qui pouvait avoir quelque valeur en Europe.
J'avais reçu du capitaine Littlestone quelques armes à feu de nouvelle fabrique et une bonne provision de poudre. En échange de ce présent, je m'empressai de lui offrir, parmi les objets sauvés autrefois du bâtiment naufragé, tout ce qui pouvait être utile à un marin. Je lui remis en même temps quelques papiers qui avaient appartenu à notre infortuné capitaine, en le priant de s'informer s'il restait quelque membre de sa famille en état de les réclamer.
Le yacht fut avitaillé de toutes les provisions dont nous pouvions disposer. Bétail, viande salée, poisson, légumes et fruits, tout était prodigué en raison de nos faibles ressources; le bonheur est toujours généreux.
Il me restait à accomplir un dernier devoir avant de prendre congé de mes enfants pour une si longue et si douloureuse séparation. J'eus avec eux un entretien de plusieurs heures, où je leur fis un touchant discours sur le monde et la vie, sur la grandeur de Dieu et les devoirs de l'homme, et, après leur avoir donné ma bénédiction, je remis à l'aîné un manuscrit renfermant mes dernières instructions et mes derniers conseils.
Chaque heure, chaque minute ramenait quelque nouveau soin, quelque nouveau conseil, quelque parole de tendresse à adresser aux jeunes voyageurs. Chacun était douloureusement affecté du départ, quoique plein de confiance dans le retour. Plût au Ciel que les hommes se séparassent toujours avec de telles pensées! car, dans les âmes bien nées, ces moments solennels ne laissent de place qu'aux plus nobles sentiments qui puissent honorer la nature humaine.
Le soir qui précéda la journée du départ, chacun voulut montrer du courage, et nous invitâmes le capitaine et ses officiers à un grand repas d'adieux. Au dessert, je fis apporter le manuscrit de notre exil, et, le confiant solennellement à Fritz, je lui recommandai de le faire imprimer à son arrivée en Europe, avec les changements et les corrections nécessaires.
«J'espère, ajoutai-je en finissant, que le récit de notre vie sur ces rivages abandonnés ne sera pas perdu pour le monde, si Dieu permet qu'il arrive un jour sous les yeux de la jeunesse de ma patrie. Ce que j'ai écrit pour l'éducation et l'instruction de ma famille peut devenir utile aux enfants des autres, et je m'estimerai bien récompensé de mes peines si mon simple récit peut fixer l'attention de quelques jeunes esprits sur les fruits bienfaisants de la méditation, sur les heureux résultats de l'obéissance filiale et de la tendresse fraternelle. Trop heureux aussi si quelque père de famille peut trouver dans ces pages d'un exilé quelques paroles de consolation, quelques sages conseils, quelques bienveillantes instructions. Dans la position exceptionnelle où le sort nous avait jetés, mon livre ne renferme et ne peut renfermer aucune théorie: c'est le récit simple et sans art de nos actions et de nos aventures durant dix années d'une vie exempte de blâme et de malheur. Pour nous il a eu trois grands avantages: en premier lieu de nous inspirer une confiance résignée envers le souverain auteur de toutes choses, ensuite de développer l'activité de notre âme, enfin de nous faire mépriser cette maxime vulgaire de l'ignorance: «À quoi cela peut-il servir?»
«Jeunesse de tous les âges et de toutes les nations, n'oubliez pas qu'il est bon de tout apprendre excepté le mal, et que l'homme est sur la terre pour développer ses forces et exercer son intelligence dans les voies qu'il a plu à la Providence de lui ouvrir.
«Mais l'heure s'avance. Demain, à la pointe du jour, ce dernier chapitre ira rejoindre les précédents, entre les mains de mon fils aîné. Que Celui sans lequel nous ne sommes rien demeure avec lui et avec nous, ses fidèles serviteurs! Salut à l'Europe, salut à toi, antique pays de mes pères! Puisse la Nouvelle-Suisse fleurir bientôt comme tu fleurissais dans les premières années de ma jeunesse!