Le Robinson suisse ou Histoire d'une famille suisse naufragée
CHAPITRE XXX
L'anis.—Le ginseng.
Peu de temps après cette fête, je m'aperçus que nous approchions de l'époque où nous avions commencé, l'année précédente, la chasse aux grives et aux ortolans qui étaient venus s'abattre en nuée si épaisse sur l'arbre de Falken-Horst, et que ma femme avait conservés salés dans le beurre. Cette provision nous avait fourni durant l'année, à diverses reprises, d'excellents repas; nous résolûmes donc de renouveler cette chasse avantageuse aussitôt que nous le pourrions. Nous allâmes visiter Falken-Horst, et nous trouvâmes que les oiseaux étaient déjà venus en grande quantité; aussi nous fîmes tous nos préparatifs de chasse, et nous quittâmes Zelt-Heim pour nous rendre à la maison de campagne. Mais je ne voulais pas user ma poudre pour de si petits oiseaux; aussi je pris la résolution de faire la chasse aux gluaux, comme les habitants des îles Pelew, qui prennent, avec des baguettes enduites d'une glu formée de caoutchouc et d'huile, des oiseaux beaucoup plus forts que les ortolans. J'en avais encore un peu au logis; mais j'en avais usé beaucoup; aussi je sentis le besoin de renouveler ma provision. Je donnai cette mission à Fritz et à Jack; ils devaient, du reste, trouver la provision à peu près faite; car nous avions eu soin de laisser des calebasses au pied des arbres auxquels nous avions fait des incisions, et nous avions eu la précaution de recouvrir l'ouverture de feuilles, de peur que le soleil ne les séchât trop tôt.
Mes enfants acceptèrent, cette promenade avec joie; ils sortirent leurs montures de l'écurie, préparèrent leurs armes, et, accompagnés des deux chiens, ils nous quittèrent au galop.
Il y avait quelques instants qu'ils étaient partis, quand ma femme, se creusant le front, s'écria: «Ô mon Dieu! j'ai oublié de changer les calebasses de mes enfants. Celles qu'ils trouveront sont sans anses, et ne peuvent se porter que sur la tête ou à deux mains. Je ne sais trop comment ils s'y prendront pour nous apporter la provision de caoutchouc sans en renverser au moins la moitié.
MOI. Eh bien, je n'en suis pas fâché. Les enfants seront obligés de recourir aux expédients, et il est bon qu'ils s'habituent à ne pas trop compter sur les secours étrangers. Mais qui t'a donc empêchée de le faire, et pourquoi te tourmentes-tu si fort?
MA FEMME. C'est que je suis passée près de là: du reste, elles n'étaient peut-être pas mûres.
MOI. Elles, elles! qu'entends-tu par ce mot?
MA FEMME. Eh! mon ami, laisse-moi donc me rappeler le lieu où je les ai plantées.
MOI. Mais quoi donc?
MA FEMME. C'est qu'à la place des pommes de terre que nous avons arrachées j'ai planté des courges, auxquelles j'ai donné diverses formes commodes; les unes sont en gourdes comme celles des soldats et des pèlerins; les autres ont un long cou.
MOI. Excellente femme! c'est un trésor pour nous; mais allons les voir; le champ de pommes de terre n'est pas éloigné.»
Nous partîmes aussitôt, accompagnés d'Ernest et de Franz, qui devaient nous aider. Au milieu des autres plantes nous aperçûmes bientôt des courges. Les unes étaient mûres, et se décomposaient déjà: les autres étaient encore vertes. Nous fîmes un choix parmi celles qui, en raison de leurs formes, devaient nous être le plus utiles.
Nous les disposâmes aussitôt à être employées. Après avoir fait une ouverture, nous commençâmes à détacher la chair dans l'intérieur avec de petits bâtons; puis, y ayant versé une poignée de cailloux, nous les secouâmes fortement, et tout le reste se détacha et sortit. Nous façonnâmes ensuite divers ustensiles; ce travail nous occupa jusqu'au soir. Ernest me demanda alors la permission de changer son couteau contre un fusil, et de tirer quelques coups aux ortolans du figuier; mais je le lui défendis absolument, craignant que ces décharges ne fissent fuir nos oiseaux et ne nous privassent des provisions sur lesquelles j'avais compté.
Soudain nous entendîmes un galop lointain, et je vis bientôt accourir nos deux enfants, qui nous saluèrent de bruyantes acclamations. Ils sautèrent à bas de leurs montures, et je me hâtai de leur demander: «Eh bien! avez-vous été heureux?
FRITZ. Oui, papa, nous avons fait beaucoup de nouvelles découvertes. Voici d'abord une racine que je nomme racine de singe; puis une calebasse pleine de caoutchouc, que j'ai recouverte de feuilles pour qu'elle ne versât pas en route.
JACK. En voici une autre, et puis une marmotte, ou je ne sais quelle bête. Voici de l'anis, et enfin voici une calebasse pleine de térébenthine qui pourra nous servir.»
Ces paroles furent dites coup sur coup pendant qu'ils étalaient leurs trésors. Tandis que nous les considérions, Jack reprit la parole: «Oh! comme mon Sturm a été vite! Figure-toi, Franz, que je pouvais à peine respirer, tant il courait. Ah! maman! je n'ai pas eu besoin de vos éperons, et j'ai presque été désarçonné. Ah! papa, il faudra des selles pour nos bêtes.
MOI. Oui, certainement; mais nous avons d'autres occupations plus importantes.
ERNEST. Jack, ton animal n'est pas une marmotte, j'en suis sûr; mais je ne sais trop ce que c'est.
MOI. Fais-le-moi voir.
JACK. Je l'ai trouvé dans une crevasse de rocher.
MOI. C'est le cavia capensis des naturalistes, animal doux et curieux de la famille du genre des marmottes, et qui a les mêmes habitudes. Mais où as-tu pris la plante d'anis, et comment l'as-tu reconnue?
JACK. J'ai cru d'abord que c'était tout autre chose; mais quand j'ai vu ce que c'était positivement, j'ai pensé à l'anisette, et je me suis empressé de le recueillir. La racine m'est restée dans les mains. Fritz prétendait que c'était du manioc; néanmoins j'en ai fait un paquet et je l'ai mis de côté. Tout en marchant nous avons rencontré notre truie entourée de ses petits; elle nous a reconnus, et elle a mangé avec avidité de cette racine. Nous avons voulu l'imiter, et elle nous a paru très-désagréable.
MOI. Et d'où t'est venue cette térébenthine, qui m'est bien plus précieuse que ton anisette?
JACK. De ces arbres que nous avons remarqués dans notre premier voyage, au pied desquels j'avais eu soin de placer des calebasses.
MOI. C'est bien, mon fils; je me réjouis maintenant de vous avoir envoyés. Mais toi, Fritz, tu m'as parlé d'une racine de singe. Qu'est-ce? Est-elle bonne à manger? n'est-elle point dangereuse?
FRITZ. Moi, je ne le crois pas. Et si nous avions eu avec nous ton singe, mon cher Ernest, il est probable que nous eussions fait la découverte de quelque racine précieuse; car nous devons celle-ci aux collègues de Knips.
MOI. Un peu plus de clarté dans ton récit, mon enfant; tes paroles sont comme celles des anciens oracles, enveloppées d'obscurité.
FRITZ. Nous attendions les bras croisés que nos calebasses fussent remplies, quand Jack tira son coup de fusil sur la marmotte, qui se trouvait entre lui et moi.»
J'interrompis vivement Fritz: «Mes enfants, m'écriai-je, je vous recommande expressément deux choses: d'abord de ne jamais tirer quand un de vous se trouvera près ou loin de la ligne du tir; ensuite de vous abstenir toujours de vous mettre dans celle d'un de vos frères, avec la pensée que le coup ne portera pas si loin.
FRITZ. Avant de quitter la contrée nous aperçûmes de petites figues, dont voici quelques-unes, et dont se nourrissait une espèce de pigeon que je ne connais pas. Nous nous dirigeâmes vers Waldeck en suivant un petit ruisseau que nous vîmes bientôt se perdre dans un plus considérable, et nous atteignîmes ainsi un petit lac situé derrière notre métairie. Nous étions près d'y arriver, quand nous aperçûmes dans une clairière de la forêt une troupe de singes qui paraissaient fort affairés. Nous approchâmes avec précaution, après être descendus de nos montures et avoir attaché nos chiens, et nous ne fûmes pas peu étonnés, en arrivant auprès d'eux, de les voir occupés à déterrer des racines.
ERNEST. Ah! ah! déterrer des racines! sans doute avec une pioche et une houe?
FRITZ. Oui, certainement, les uns avec leurs vilaines pattes, les autres avec des pierres pointues. Nous hésitâmes un moment, et Jack me pressait fort de leur tirer quelques bons coups de fusil; mais je me rappelai que vous me blâmiez de vouloir tuer des bêtes qui ne me faisaient aucun mal, et je l'empêchai cette fois de tirer. Seulement, désireux de connaître la racine qu'ils croquaient avec tant de plaisir, nous allâmes détacher Turc, et nous le lâchâmes sur les maraudeurs. Laissant là leurs racines, ils s'enfuirent subitement, sauf deux, qui furent éventrés. Mais nous n'en fûmes pas plus avancés; car nous ne pûmes reconnaître de quelle espèce était cette racine. Cependant nous essayâmes d'en goûter; elle nous parut d'un fort bon goût, légèrement aromatique. Mais tenez, voyez vous-même, mon père, vous la reconnaîtrez peut-être; nous l'avons nommée racine des singes jusqu'à nouvel ordre; tout le feuillage en est enlevé.
MOI. Je ne saurais vous dire d'une manière bien certaine ce que c'est; mais autant que je puis me souvenir des descriptions que j'ai lues, nous avons là le ginseng, cette plante si estimée en Chine.
FRITZ. Qu'est-ce que ce ginseng, et quelle est sa valeur?
MOI. On regarde cette plante en Chine, lieu d'où elle est originaire, comme une sorte de panacée, qui peut même prolonger la vie humaine. Dans ce pays, l'empereur seul a le droit de la récolter, et les endroits où on la cultive sont environnés de gardes. Cependant elle croit aussi en Tartarie, et récemment on l'a découverte au Canada: des planteurs de Pennsylvanie y ont naturalisé des boutures recueillies en Chine. Mais continue ton récit, Fritz.
FRITZ. Quand nous eûmes goûté ces racines, nous remontâmes sur nos bêtes, et, sans autre rencontre, nous arrivâmes à Waldeck. Juste Ciel! quel désordre y régnait! Tout était brisé, renversé, dispersé. La volaille, effarouchée, fuyait notre approche. Nos arbres étaient courbés comme par un vent violent; enfin tout portait l'aspect de la désolation.
JACK. Ô mon père! si vous aviez pu voir comme les maraudeurs avaient tout pillé!
MOI. Quels maraudeurs avez-vous trouvés? quelques habitants? Cela me paraît bien extraordinaire....
JACK. Ah! bien oui, des habitants! C'était cette maudite troupe de singes.
FRITZ. Nous fîmes alors du feu près de la métairie pour préparer notre repas. Tandis que nous étions assis tranquillement l'un à côté de l'autre, nous entretenant de la malice de ces méchants singes qui avaient ainsi détruit tous nos travaux, nous entendîmes soudain dans l'air un grand bruit, que nous reconnûmes bientôt pour celui que fait une nombreuse troupe d'oiseaux. En effet, nous les aperçûmes aussitôt se dirigeant vers l'endroit où nous nous trouvions, mais à une telle hauteur, qu'ils paraissaient de petits insectes. Jack croyait que c'étaient des oies, à cause des cris qu'ils poussaient; moi j'opinai pour des grues. Nous cherchâmes de tous côtés un buisson ou un arbre qui pût nous cacher. Nous vîmes alors la bande approcher de plus en plus, descendre peu à peu en faisant des évolutions semblables à celles d'une armée bien disciplinée, et enfin se tenir à peu de distance de la terre, puis soudain remonter bien haut dans l'air.
«Après quelques moments de pareilles manœuvres, qui avaient sans doute pour but de s'assurer des dangers que pouvait offrir le pays, et rassurée, à ce qu'il paraît, sur ce point, la bande entière vint s'abattre à peu de distance de nous. Nous espérâmes faire une bonne chasse, et nous tâchâmes de gagner quelque endroit où nous pussions les tirer convenablement; mais nous fûmes aussitôt aperçus par les avant-postes, et toute la troupe fut hors de portée avant que nous eussions eu le temps de les mettre en joue. Cependant je ne voulus pas perdre une si belle occasion: je déchaperonnai mon aigle, et, le lançant sur un des fuyards, je le suivis au galop; il s'éleva comme l'éclair dans les nues, puis se laissa tomber sur la malheureuse bête que j'ai apportée, et la tua du coup. Un pigeon fut la récompense de sa bonne conduite. Ensuite nous retournâmes promptement à Waldeck; nous recueillîmes ce que nous pûmes de térébenthine, et nous reprîmes le chemin du logis.»
Tel fut le récit de Fritz. C'était le moment du souper: on ne manqua pas de servir sur la table de l'anis et de la racine de ginseng. Je ne permis pas de manger beaucoup de ginseng, parce que cette plante aromatique, prise avec excès, pouvait devenir dangereuse.
CHAPITRE XXXI
Gluau.—Grande chasse aux singes.—Les pigeons des Moluques.
Le lendemain, après avoir déjeuné, mes enfants me prièrent de leur confectionner des gluaux. Il fallait commencer par se procurer de la glu: je pris à cet effet une certaine quantité de caoutchouc mêlée à l'huile de térébenthine, et je plaçai le tout sur le feu. Tandis que la fusion s'opérait, je fis cueillir par mes enfants un grand nombre de petites baguettes; puis, quand je jugeai ma glu préparée, je plongeai les petits bâtons dans le vase.
Je remarquai que les oiseaux étaient en plus grand nombre que l'année précédente, et un aveugle tirant au hasard dans l'arbre n'aurait pas manqué d'en abattre. Aux ordures dont étaient salis les troncs des arbres, je reconnus que c'était là leur retraite habituelle; et cette réflexion me suggéra l'idée d'employer pour les détruire une chasse aux flambeaux, comme font les colons de la Virginie pour prendre les pigeons.
Soudain j'entendis mes enfants s'écrier: «Papa! papa! comment faire? Les baguettes se collent à nos mains, et nous ne pouvons pas nous en dépêtrer.
—Tant mieux, dis-je: c'est un signe que ma glu est bonne. Au reste, ne vous désolez pas, un peu de cendre fera bientôt tout disparaître; et, pour ne pas vous engluer davantage, au lieu de tremper les baguettes une à une, vous n'avez qu'à les prendre par paquets de douze à quinze.» Ils suivirent mon conseil et s'en trouvèrent bien.
Quand je jugeai qu'il y avait assez de gluaux préparés, j'envoyai Jack les placer dans le figuier en les cachant sous le feuillage, de manière qu'ils parussent être des branches de l'arbre. À peine l'enfant en avait-il placé une demi-douzaine et était-il descendu pour en chercher d'autres, que nous vîmes tomber à nos pieds les malheureux ortolans englués des pattes et des ailes, et encore attachés à la perfide baguette. Ces gluaux pouvaient servir deux ou trois fois; mais bientôt ma femme, Franz et Ernest ne purent suffire à ramasser les oiseaux, ni Fritz et Jack à remplacer les gluaux qui tombaient. Je les laissai se livrer à ce divertissement, et, songeant alors à ma chasse aux flambeaux, je m'occupai des préparatifs, dans lesquels la térébenthine devait jouer un rôle important.
Jack vint à moi avec un oiseau plus gros que les ortolans, qui s'était pris comme eux au gluau.
«Qu'il est joli! disait-il: est-ce qu'il faut le tuer aussi? On dirait qu'il me regarde comme une connaissance.
—Je le crois bien, s'écria Ernest, qui s'était approché, et dont le coup d'œil observateur avait tout de suite reconnu un pigeon d'Europe, c'est un des petits de nos pigeons qui ont logé l'an dernier dans le figuier. Il ne faut pas le tuer, puisque nous voulons naturaliser l'espèce.»
Je pris l'oiseau des mains de Jack, je frottai de cendre les endroits de ses ailes et de ses pattes que la glu avait touchés, et je le plaçai sous une cage à poule, songeant déjà en moi-même aux moyens de tirer parti de cette découverte. Plusieurs autres pigeons se prirent encore, et avant la nuit nous eûmes réuni deux belles paires de nos européens. Fritz me demanda de leur construire une habitation dans le rocher, afin d'avoir sous la main une nourriture qui ne nous coûterait aucune dépense de poudre: cette idée me souriait; aussi je lui promis de le faire promptement.
Cependant Jack était épuisé de fatigue, et, tout heureuse qu'avait été la chasse, ma femme n'avait rempli que cinq ou six sacs d'oiseaux avant de souper. Après quelques instants de repos, je commençai mes préparatifs. Ils étaient simples: c'étaient trois ou quatre longues cannes de bambou, deux sacs, des flambeaux de résine et des cannes à sucre. Mes enfants me regardaient faire avec beaucoup d'étonnement, et cherchaient à deviner comment ces singuliers instruments pourraient leur procurer des oiseaux.
Cependant la nuit arriva brusquement, extrêmement obscure, comme les nuits des pays du Sud. Parvenus au pied des arbres que nous avions remarqués dans la matinée, je fis allumer nos flambeaux et faire un grand bruit; puis j'armai chacun de mes fils d'un bambou. À peine la lumière se fut-elle faite, que nous vîmes voltiger autour de nous une nuée d'ortolans.
Les pauvres bêtes, étourdies de nos clameurs, éblouies par nos lumières, venaient se brûler les ailes et tombaient à terre, où on les ramassait, et puis on les entassait dans des sacs. Alors je me mis à frapper de toute ma force à droite et à gauche sur les ortolans. Mes fils m'imitèrent, et nous eûmes bientôt rempli deux grands sacs. Nous nous servîmes de nos flambeaux, qui duraient encore, pour gagner Falken-Horst; et comme les sacs étaient trop pesants pour être portés par aucun de nous, nous les plaçâmes en croix sur des bâtons. Nous nous mîmes en marche deux à deux, ce qui donnait à notre cortège un caractère étrange et mystérieux.
Nous arrivâmes à Falken-Horst; là nous achevâmes quelques-uns de nos oiseaux que les coups de bâton n'avaient fait qu'étourdir, et nous allâmes nous coucher.
Le lendemain nous ne pûmes faire autre chose que de préparer cette provision. Ma femme les plumait, les nettoyait; les enfants les faisaient griller; je les déposais dans des tonnes. Nous obtînmes de cette manière des tonnes d'ortolans à demi rôtis et dûment enveloppés de beurre.
J'avais fixé irrévocablement au jour suivant notre expédition contre les singes. Nous nous levâmes de bonne heure; ma femme nous donna des provisions pour deux jours, et nous partîmes, la laissant, ainsi que Franz, sous la garde de Turc. Fritz et moi, nous étions montés sur l'âne; Jack et Ernest étaient aussi de compagnie sur le dos du buffle, que nous avions chargé en outre de nos provisions; et nos autres chiens nous accompagnaient.
La conversation tomba naturellement sur l'expédition que nous méditions: je dis à mes enfants que je voulais en finir avec cette malfaisante engeance des singes. «Voilà pourquoi, ajoutai-je, j'ai voulu que Franz ne fût pas témoin de ce spectacle pénible.
—Mais, dit Fritz, ces pauvres singes me font pitié au fond.»
Ce fut avec plaisir que j'entendis cette réflexion, et plusieurs autres semblables d'Ernest et de Jack; mais je n'en persistai pas moins dans mon projet, et quoique j'eusse la même opinion qu'eux: «Il y a entre les singes et nous, leur dis-je, une guerre à mort; s'ils ne succombent pas, nous succomberons par la famine: c'est une affaire de conservation. Sans doute l'effusion du sang est pénible; mais ici il le faut.»
On me demanda alors ce que nous ferions des cadavres. Je leur répondis que nous abandonnerions la chair à nos chiens.
Nous arrivâmes bientôt à dix minutes de la métairie, près d'un épais buisson. Ce lieu me parut favorable pour camper, et nous descendîmes de nos montures. La tente fut aussitôt dressée; nous mîmes des entraves aux jambes de nos bêtes pour les empêcher de s'écarter; nous attachâmes nos chiens, et nous nous mîmes à la recherche de l'ennemi. Fritz partit en éclaireur, tandis que nous restions à considérer la dévastation de la métairie. Il ne tarda pas à venir nous rapporter que la bande de pillards était à peu de distance, et prenait ses ébats sur la lisière du bois.
Nous nous rendîmes alors auprès de Waldeck, pour procéder à l'exécution du projet que j'avais conçu, avant que les singes pussent nous voir et se méfier de nous. J'avais emporté de petits pieux attachés deux à deux avec des cordes, ainsi qu'une provision de noix de coco et de courges. Je plantai mes pieux tout autour de la métairie, de manière que les cordes qui les unissaient ne fussent pas tendues, et je fis ainsi un petit labyrinthe où je ne laissai qu'une étroite issue entre les cordes, de sorte qu'il était impossible de parvenir à la hutte sans traverser cette enceinte et sans toucher une corde ou un pieu. Je fis une autre enceinte pareille sur une petite hauteur que les singes paraissaient affectionner, et dans laquelle je plaçai des courges remplies de riz, de maïs, de vin de palmier, etc.; et tous ces pieux, ces cordes, ces courges furent enduits d'une glu épaisse et visqueuse. Le terrain fut couvert de branches d'arbres et de bourgeons également englués, et sur le toit de Waldeck je fixai des épines d'acacia, parmi lesquelles j'enfonçai des pommes de pin; j'en mis d'autres partout où elles pouvaient frapper les yeux, et toutes furent enduites de glu. Mes enfants voulurent aussi mettre des gluaux sur les arbres voisins, et je le leur permis. Ces préparatifs nous occupèrent une grande partie du jour; mais, par bonheur, les singes, que Fritz allait reconnaître de temps en temps, ne firent pas mine d'approcher de Waldeck, et nous dûmes penser qu'ils ne nous avaient pas aperçus. Nous nous retirâmes alors à notre tente, près du buisson; et nous nous endormîmes sous la surveillance de la Providence et la garde de nos chiens.
Le lendemain, de bonne heure, un cri perçant retentit dans le lointain. Nous nous divisâmes alors; et, armés de forts bâtons, tenant nos chiens en laisse, nous nous rendîmes à Waldeck, pour y attendre le résultat de nos combinaisons. Nous fûmes bientôt témoins d'un spectacle comique.
La bande entière s'avança d'abord d'arbre en arbre, en faisant les plus étranges grimaces, contorsions et gambades qu'on puisse imaginer; puis ils se séparèrent. Les uns continuèrent à sauter d'arbre en arbre; les autres couraient à terre: l'armée semblait n'avoir pas de fin. Tantôt ils marchaient à quatre pattes, tantôt ils se dressaient sur celles de derrière, en se faisant mille grimaces; tout cela au milieu de hurlements effroyables. Ils entrèrent sans crainte dans l'enceinte de pieux; les uns se jetèrent sur les noix et le riz; les autres coururent à la métairie pour avoir des pommes de pin. Mais une panique épouvantable s'empara alors des maraudeurs; car il n'y en avait pas un seul parmi eux qui n'eût un pieu, ou une corde, ou quelque gluau fixé à la tête, à la main, au dos, ou à la poitrine. Ils commencèrent alors à courir partout avec fureur; d'autres se roulaient par terre pour se débarrasser de leurs pieux, et ils en attrapaient de nouveaux. Plusieurs restaient les mains collées à leurs pommes de pin, sans pouvoir les détacher; un autre venait pour s'en emparer, et le groupe se compliquait de la manière la plus comique. Les plus heureux cherchaient à dépêtrer leurs jambes et leurs pieds des branches qui y étaient fixées. Quand je vis le désordre à son comble, je l'augmentai encore en lâchant mes chiens, qui se précipitèrent en fureur, et égorgèrent, blessèrent ou étranglèrent tout ce qui ne fut pas assez leste pour éviter leur approche. Nous les suivîmes de près, frappant rudement les singes de nos bâtons, et tuant tous ceux que nos chiens avaient blessés. Bientôt nous fûmes environnés d'une scène de carnage; des cris lamentables s'entendaient de tous côtés; puis il se fit un grand silence, un silence de mort. Nous regardâmes autour de nous. À terre gisaient trente à quarante singes morts. Je vis que tous mes enfants se détournaient avec horreur, et Fritz, prenant la parole au nom de ses frères, s'écria: «Ah! mon père, c'est horrible; nous ne voulons plus faire de semblables exécutions.»
Nous commençâmes alors à creuser une fosse de trois pieds de profondeur, où nous entassâmes nos singes, et que nous recouvrîmes avec soin. Tandis que nous étions ainsi occupés, nous vîmes tomber à trois reprises un corps pesant du haut d'un palmier; nous courûmes de ce côté, et nous trouvâmes trois forts oiseaux qui s'étaient pris à quelques gluaux posés par mes fils.
Nous leur attachâmes les jambes, nous leur enveloppâmes les ailes avec nos mouchoirs pour qu'ils ne pussent pas s'envoler, et nous commençâmes leur examen zoologique. C'étaient des pigeons des Moluques; je pensai avec joie qu'ils pourraient s'habituer à vivre avec nos pigeons européens. Ils étaient beaux et gros.
Tout à coup Jack s'écria: «Papa! papa! voyez donc cette noix que je viens de trouver.
—Ah! mon petit Jack! réjouis-toi, c'est la noix muscade.
—Que ma mère va être contente! Mais qu'allons-nous faire de nos prisonniers?
—Je les mettrai dans mon colombier.
—Où est-il, votre colombier? Vous voulez rire, mon père!
—Non, mon enfant, car c'est la première chose dont je vais m'occuper en revenant de Zelt-Heim. Mais maintenant travaillons à rassembler nos bestiaux épars et à ramener l'ordre dans notre métairie, car je ne pense pas que les singes viennent de longtemps la troubler.»
Aussitôt dit, aussitôt fait; nos animaux furent bientôt réunis et casernés; mais il était trop tard pour retourner à Falken-Horst. J'envoyai alors Jack me recueillir une calebasse de vin sur un palmier voisin, puis nous mangeâmes quelques cocos; en les cherchant nous découvrîmes une nouvelle espèce de palmier, celui qu'on nomme areca oleracea, et qui fournit une huile excellente. Après nous être reposés et rafraîchis, nous terminâmes l'enterrement des singes, nous soignâmes nos nouveaux pigeons, nous pansâmes nos bestiaux, et, quand tout fut tranquille, nous cherchâmes à notre tour le repos et le sommeil.
CHAPITRE XXXII
Le pigeonnier.
Rien ne troubla notre sommeil; nous fûmes de bonne heure sur nos jambes, et après un court déjeuner nous nous hâtâmes de retourner à Falken-Horst, où nous arrivâmes bientôt. Ma femme accueillit avec joie la nouvelle conquête que nous avions faite; il lui tardait de voir s'apprivoiser et passer, pour ainsi dire, dans notre domaine ces charmants pigeons. Je résolus alors d'établir mon colombier à Zelt-Heim sur le rocher, au-dessus de la cuisine. On concevra difficilement la peine que nous donna ce travail; il nous fallut détacher de forts quartiers de roc, assurer nos planches, enduire tout l'extérieur d'une couche de plâtre pour le mettre à l'abri de l'humidité, dresser un perchoir, disposer des cases, ouvrir des portes, des fenêtres. L'édifice achevé, il me restait une nouvelle crainte, c'était de savoir si les pigeons voudraient s'habituer à ce changement de demeure. Aussi un jour que je travaillais avec mon fils aîné, tandis que ses frères étaient occupés ailleurs, je lui dis: «Sais-tu un moyen de forcer nos pigeons à venir s'établir ici?
—À moins de magie, me répondit-il, je n'en vois pas.
—Écoute, j'ai appris qu'on peut le faire en saturant ton pigeonnier d'anis, dont ces oiseaux sont très-friands. Pour cela on pétrit ensemble de l'argile, du sel et de l'anis; on place cette masse dans l'endroit qu'on veut leur faire habiter, et ils reviennent sans cesse le picoter.
—Eh bien, servons-nous de l'anis qu'a découvert Jack.
—Mais je voudrais aussi en obtenir de l'huile, afin d'en enduire les ailes de nos pigeons.
—Pourquoi donc, mon père?
—Parce que les pigeons étrangers les suivent alors et viennent augmenter le colombier.»
Le moyen fut à l'instant mis à l'essai; on écrasa la plante; l'huile fut tamisée; elle exhalait une odeur d'anis qu'elle pouvait bien garder encore trois à quatre jours.
Nous pétrîmes alors la masse, puis nous frottâmes d'anis toutes les places que pouvaient fréquenter les pigeons. Quand nos petits garçons revinrent, nous procédâmes à l'installation des pigeons; nous les fîmes entrer un à un dans le colombier, et nous fermâmes avec soin toutes les ouvertures. Nous nous pressâmes alors autour des fenêtres de colle de poisson pour voir leur contenance, et je remarquai avec plaisir qu'au lieu de s'effaroucher de ces nouveaux objets les prisonniers semblaient s'en accommoder fort bien et becquetaient déjà le pain d'anis. Nous les laissâmes ainsi deux jours. J'étais curieux de connaître le résultat du charme; le troisième, je réveillai Fritz; je lui commandai d'aller frotter d'anis la porte du colombier, et je rassemblai alentour toute ma famille, en lui annonçant que j'allais donner la liberté entière à nos pigeons. Je me mis alors à décrire avec une baguette divers cercles dans l'air, puis je commandai à Jack d'ouvrir la porte. Les prisonniers sortirent d'abord timidement la tête, puis ils prirent leur volée, et s'élevèrent à une telle hauteur au-dessus de nous, que ma femme et mes fils, dont les yeux ne pouvaient pas les suivre, les crurent perdus pour nous. Mais, comme ils n'avaient voulu s'élever que pour embrasser le coup d'œil du pays, ils redescendirent aussitôt, et revinrent tranquillement s'abattre près du colombier, paraissant heureux de le trouver.
«Je savais bien qu'ils reviendraient, m'écriai-je.
JACK. Et comment cela se pouvait-il? Vous n'êtes pas sorcier?
ERNEST. Nigaud, est-ce qu'il y a des sorciers?»
Franz me demanda ce que c'était que la sorcellerie, et j'allais lui répondre, quand je vis les trois pigeons étrangers, suivis de quatre pigeons d'Europe, s'élever dans l'air et prendre le chemin de Falken-Horst avec une telle rapidité, qu'ils furent bientôt hors de vue.
«Bon voyage, Messieurs, dit Jack en leur tirant son chapeau et en leur faisant un grand salut.
ERNEST. Ah! ah! le sorcier est en défaut.
—C'est bien dommage, répliquaient ma femme et Fritz, que ces charmantes bêtes soient perdues pour nous.»
Je ne me laissai cependant pas troubler, et, les yeux fixés sur les pigeons, je leur disais: «Allez, allez vite, et ramenez-nous des compagnons demain soir au plus tard; allez vite, et revenez. Entendez-vous, petits?»
Je me tournai alors vers mes enfants, et je leur dis: «Voilà qui est fini pour les étrangers, voyons ce que feront nos pigeons.» Ceux-ci ne paraissaient pas disposés à suivre leurs frères; apercevant que la terre était couverte de graines, ils s'abattirent et vinrent les picoter; puis ils rentrèrent au colombier, comme s'ils en eussent eu l'habitude.
JACK. «Ceux-là, à la bonne heure, ils sont raisonnables: ils préfèrent un bon abri à une terre inconnue.
FRITZ. Eh! ne crie pas tant après eux; tu sais que mon père t'a promis de les faire revenir; son esprit familier les ramènera.»
Ces mots firent sourire tous mes enfants, et le reste de la journée se passa à lever les yeux vers le ciel pour tâcher de découvrir les fuyards. Je commençai à n'être pas rassuré; le soir vint, nous soupâmes, et rien encore; enfin nous allâmes nous coucher.
Le lendemain matin nous nous remîmes à travailler; mes fils, moitié curiosité, moitié impatience, attendaient l'issue de l'affaire, quand Jack accourut vers nous tout joyeux, en criant:
«Il est revenu! il est revenu! hé! hé!
TOUS. Qui donc? qui donc?
JACK. Le pigeon bleu! le pigeon bleu!
ERNEST. Mensonge! mensonge! C'est impossible.
MOI. Et pourquoi donc? ne t'avais-je pas prédit que le camarade reviendrait? Et sans doute le second pigeon est en chemin.»
Nous courûmes au pigeonnier; notre fuyard était revenu avec un pigeon étranger, et il avait repris sa place au colombier.
Mes enfants voulurent fermer la porte sur eux; je m'y opposai en leur objectant qu'il faudrait toujours l'ouvrir plus tard. «Et puis, ajoutai-je en riant, comment l'autre entrera-t-il si nous lui fermons la porte?»
Ma femme ne comprenait rien à ce retour merveilleux; Ernest seul soutenait que c'était le hasard. «Et si l'autre revient, lui dis-je, tu seras bien embarrassé, n'est-ce pas?»
Tandis que nous parlions, Fritz, qui parcourait le ciel de ses yeux de faucon, s'écria tout à coup: «Ils viennent! ils viennent!» Et, en effet, nous ne tardâmes pas à en voir une seconde paire s'abattre à nos pieds. La joie qui les accueillit fut si bruyante, que je fus obligé de la modérer; sans quoi nous aurions effrayé nos pauvres oiseaux, qui cette fois ne seraient peut-être plus revenus. Mes petits enfants se turent, et les deux pèlerins entrèrent à leur tour dans le colombier. «Eh bien? dis-je à Ernest.
ERNEST. C'est fort extraordinaire; mais je n'en persiste pas moins à soutenir que c'est un hasard, un hasard merveilleux, il est vrai.
MOI. Mais si le troisième nous revient avec une compagne, croiras-tu enfin à ma science, ou bien appelleras-tu encore cet événement un bonheur?»
Nous retournâmes dîner alors, et nous reprîmes ensuite nos travaux commencés. Nous travaillions depuis environ deux heures, quand ma femme nous quitta, avec Franz, pour aller préparer le souper. Mais l'enfant revint bientôt vers nous, et nous dit, d'un ton grave, avec l'air d'un héraut: «Seigneurs, je viens vous annoncer, au nom de notre mère chérie, que nous avons eu l'honneur de voir entrer dans le colombier le pigeon fugitif avec sa compagne, et qu'il vient de prendre possession de son palais.
—Merveilleux! merveilleux!» s'écrièrent tous les enfants. Nous nous hâtâmes d'accourir, et nous arrivâmes assez tôt pour être témoins d'un spectacle bien curieux: les deux premières paires, sur le seuil du pigeonnier, roucoulaient et semblaient faire des signes d'invitation à la troisième, qui, perchée sur une branche voisine, se décida enfin à entrer, après bien des hésitations.
«Je suis confondu, s'écria Ernest. Je vous en prie, mon père, expliquez-moi comment vous avez fait.»
Je m'amusai quelque temps de sa curiosité, que j'aiguillonnai encore en faisant une longue dissertation sur la sorcellerie et les sorciers, et je finis par lui découvrir le rôle qu'avait joué dans tout cela la plante d'anis. En attendant le soir, nous observâmes que les pigeons semblaient se plaire dans leur nouveau gîte. Je remarquai parmi les herbes qu'ils employaient une sorte de mousse verte semblable à celle qui se détache des vieux chênes, mais qui s'étendait en fils longs et solides comme du crin de cheval. Je reconnus dans cette plante celle dont on se sert dans les Indes pour faire des matelas, et dont les Espagnols font des cordes si légères, qu'un bout de quinze à vingt pieds suspendu à un arbre y flotte comme un pavillon.
Nos tourterelles apportaient de temps en temps des muscades, que nous recueillions au colombier, et ma femme les confiait à la terre dans l'espoir de récolter un jour cette précieuse noix.
CHAPITRE XXXIII
Aventure de Jack.
Durant encore une semaine ou deux, nos pigeons demandèrent tous nos soins. Les trois couples étrangers s'habituèrent peu à peu à leur habitation: mais les pigeons européens, moins nombreux, réclamèrent bientôt notre assistance. En effet, les étrangers, dont le nombre s'accroissait rapidement, tant par leur ponte que par l'arrivée de nouveaux pigeons, entreprirent de les chasser, et y seraient parvenus si nous n'y eussions mis ordre. Nous tendîmes des pièges à ceux qui arrivaient, et nous dressâmes autour du colombier des gluaux que nous avions soin de retirer avant de l'ouvrir. Ce procédé procura à notre cuisine des provisions abondantes. Nous lançâmes même quelquefois l'aigle de Fritz contre les arrivants.
La monotonie de notre existence, divisée entre nos constructions nouvelles et nos approvisionnements d'hiver, fut interrompue vers cette époque par un accident arrivé à Jack. Nous le vîmes revenir un matin d'une expédition qu'il avait entreprise de son autorité privée. Son extérieur était pitoyable: il était couvert d'une boue épaisse et noire depuis les pieds jusqu'à la tête. Il portait un paquet de roseaux d'Espagne recouverts, comme lui, de mousse et de vase. Il pleurait, boitait en marchant, et nous montra qu'il avait perdu un soulier.
Nous éclatâmes de rire à cette arrivée tragi-comique; ma femme seule s'écria: «A-t-on Jamais vu un enfant plus sale? Où es-tu allé te fourrer pour gâter ainsi tes habits? Crois-tu que nous en ayons beaucoup de rechange à te donner?
FRITZ. Ah! ah! quelle tournure!
JACK. Riez, riez: si j'eusse péri?
MOI. Ce n'est pas bien, mes enfants, de se moquer ainsi; ce n'est ni d'un chrétien ni d'un frère; vous pouvez tous deux tomber comme lui, et que diriez-vous si l'on se moquait de vous? Mais, mon pauvre Jack, où t'es-tu mis dans cet état?
JACK. Dans le marais, derrière le magasin à poudre.
MOI. Mais, au nom du Ciel, qu'allais-tu faire là?
JACK. Je voulais faire une provision de roseaux d'Espagne pour nos colombiers et autres ouvrages de même nature.
MOI. Ton intention était louable, mon pauvre garçon; ce n'est pas ta faute si elle n'a pas réussi.
JACK. Oh! certainement elle a mal réussi; je voulais, pour tresser mes paniers, avoir des roseaux assez minces pour être flexibles; il y en avait sur le bord, mais ceux que j'apercevais dans le lointain étaient bien plus beaux et plus convenables. Je m'avançai en conséquence dans le marais pour les cueillir, en sautant de motte en motte; mais à un endroit où le terrain paraissait solide, j'enfonçai jusqu'aux genoux et bientôt plus loin. Comme je ne pouvais sortir ni me détacher, je commençai à avoir peur et je me mis à crier; mais personne ne vint à mon secours.
FRITZ. Je le crois bien, mon pauvre frère; nous serions accourus bien vite si nous t'avions entendu.
JACK. Mon pauvre chacal, qui était resté sur la rive, joignait ses cris à ma voix.
ERNEST. Beau secours! Mais pourquoi ne t'es-tu pas mis à nager?
JACK. À nager, quand on a de la boue jusqu'aux cuisses et des roseaux tout autour de soi! J'aurais voulu t'y voir! Quand je reconnus que tous nos cris étaient inutiles, je tirai mon couteau de ma poche et je me mis à couper les roseaux; puis je les rassemblai en paquet, que je réunis sous mes bras. Je fis ainsi une sorte de fascine, sur laquelle je m'étendis tout de mon long pour délivrer mes jambes. Après bien des efforts inutiles, je parvins à me dégager, et partie marchant, partie nageant, partie rampant, je parvins enfin à gagner la terre ferme; mais bien certainement je n'ai jamais éprouvé plus d'angoisse.
MOI. Pauvre garçon, Dieu soit béni, mille fois béni de t'avoir conservé!
FRITZ. Ma foi, je n'aurais pas eu la présence d'esprit de mon frère.
ERNEST. Pour moi, je ne sais vraiment pas ce que j'aurais fait.
JACK. Tu aurais eu tout le temps d'y penser dans la boue. Ah! il n'est rien de tel que la nécessité! c'est le meilleur maître en fait d'invention.
MA FEMME. Mais tu as oublié un de ces moyens que la nécessité emploie: la prière.
JACK. Non, non, je ne l'ai pas oublié; et j'ai récité toutes les prières que je savais; je me suis rappelé le jour du naufrage, où Dieu nous avait secourus quand nous l'avions imploré; je l'ai prié de même avec toute la ferveur possible.
MOI. Très-bien, mon fils, tu ne pouvais mieux agir. Ainsi Dieu t'a sauvé; Il a donné de l'énergie à ta volonté, de la force à tes bras. La prière faite de cœur est toujours récompensée par l'éternelle Sagesse. Louange donc et gloire à Dieu, et remercions-le des lèvres et du cœur!»
Il fallut nous occuper de la toilette de Jack; l'un lui chercha des souliers, l'autre une veste, tandis que ma femme essayait de nettoyer sa défroque dans le ruisseau. Quand il fut un peu présentable, il revint à moi, son paquet de roseaux à la main; et je ne pus m'empêcher de lui dire: «Que me veux tu donc?
JACK. Eh! mon père, je voudrais savoir comment on tresse une corbeille.
MOI. Comment! tu n'es pas plus avancé? Au reste, je veux bien te le montrer; mais tes roseaux sont trop forts et trop gros pour pouvoir être tressés: ainsi jette-les là de côté.
JACK. Eh! non, mon père; quand ils sécheront, je pourrai facilement les fendre et les manier, et ils répondront à mes vues.»
Jack s'était assis par terre, et il avait commencé à fendre ses roseaux; ce travail lui donnait tant de mal, que ses trois frères accoururent pour l'aider.
«Arrêtez, arrêtez, m'écriai-je: avant de vous mettre à l'ouvrage, donnez-moi deux des plus forts roseaux.» Je les choisis moi-même bien droits et bien égaux, et je les attachai de manière qu'ils ne prissent aucune courbure en séchant; je voulais en faire un métier à tisser. Je taillai ensuite un petit morceau de bois à l'instar des dents d'un véritable métier, et je chargeai mes enfants de m'en confectionner une grande quantité de pareils. Étonnés de ce travail, ils m'assaillirent de questions sur l'usage que je voulais faire de mes petits cure-dents, disaient-ils; mais comme je voulais ménager à ma femme le plaisir de la surprise, je me contentai de leur répondre que c'était un instrument de musique, et qu'ils verraient bientôt leur mère en jouer des pieds et des mains. Les plaisanteries redoublèrent alors; mais je n'en tins aucun compte, et, quand je jugeai les cure-dents assez nombreux, je les serrai en souriant, et remis à un autre moment la confection du métier.
Vers cette époque, la bourrique mit bas un ânon d'une superbe espèce, et dont je résolus de me servir. Je lui donnai en conséquence tous mes soins, et je vis que ses formes, en se développant, répondaient tout à fait à mes désirs. Je lui donnai le nom de Rasch (impétueux), et en peu de temps il mérita bien son nom, car il acquit une célérité difficile à imaginer.
Nous nous occupâmes les jours suivants à rassembler dans la grotte le fourrage et les provisions nécessaires à nos bêtes pendant la saison des pluies. Nous habituâmes aussi notre gros bétail à notre voix, ou au son d'une trompe d'écorce que nous avions fabriquée, en ayant soin de faire suivre dans le commencement chaque appel d'une abondante distribution de nourriture mêlée de sel. Les porcs seuls demeuraient intraitables, et couraient là où il leur plaisait; mais nous nous en inquiétâmes peu, car nous savions le moyen de les ramener en lançant nos chiens après eux.
Il me vint alors dans l'idée que pendant la saison des pluies nous aurions besoin d'avoir de l'eau pure près de nous. Je résolus donc d'établir un réservoir à peu de distance de la grotte. Des bambous solidement fixés l'un dans l'autre me servirent de canaux pour amener l'eau du ruisseau des Chacals; je me contentai de les poser sur le sol, en attendant que je pusse les y enfouir. Une tonne défoncée fit l'office d'un bassin, dont ma femme se montra aussi enchantée que s'il eût été de marbre avec des dauphins et des néréides vomissant l'eau à pleine gorge.
TOME II
CHAPITRE I
Second hiver.
Comme nous attendions d'un moment à l'autre le commencement de notre second hiver, nous profitâmes de chaque minute de beau temps pour faire provision de tout ce qui pouvait nous être utile, graines, fruits, pommes de terre, riz, goyaves, pommes de pin, manioc. Nous confiâmes aussi à la terre toutes les graines et toutes les semences d'Europe que nous avions en notre possession, afin que la pluie les fît lever.
L'horizon se couvrit de nuages noirs et épais; de temps en temps nous recevions des ondées qui nous faisaient hâter nos travaux; nous étions effrayés d'éclairs et de coups de tonnerre continuels, que répétaient les échos de nos montagnes. La mer elle-même avait pris sa place dans ce bouleversement de la nature; elle semblait, dans ses fréquentes commotions, s'élancer jusqu'au ciel, ou engloutir notre modeste réduit. La nature entière était en confusion. Les cataractes du ciel s'ouvrirent même plus tôt que je ne m'y attendais, et nous nous enfermâmes pour douze longues semaines dans notre grotte. Les premiers moments de notre réclusion furent tristes; la pluie tombait avec une désespérante uniformité; mais nous nous résignâmes enfin.
Nous n'avions avec nous dans la grotte que la vache, à cause de son lait, le jeune ânon Sturm, et l'onagre comme coureur. Nous avions laissé à Falken-Horst nos moutons, nos cochons et nos chèvres, où ils étaient à l'abri et avaient du fourrage en abondance. Du reste, on allait chaque jour leur porter quelque chose. Les chiens, l'aigle, le chacal, le singe, dont la société devait nous égayer durant cette prison, nous avaient aussi suivis.
Les premiers jours furent donnés à améliorer notre intérieur. La grotte n'avait que quatre ouvertures en comptant la porte. Les appartements de mes fils et tout le fond de l'habitation restaient constamment plongés dans une obscurité profonde.
Nous avions pratiqué, il est vrai, dans les cloisons intermédiaires, des ouvertures, que nous fermions avec des châssis à jour ou des toiles minces; mais le jour était si obscurci, qu'il parvenait à peine au milieu de la grotte. Il fallait éclairer l'appartement: voici comme j'y parvins.
Il me restait un gros bambou qui se trouvait par hasard être de la hauteur de la voûte; je le dressai et l'enfonçai en terre d'environ un pied; puis, faisant appel à l'agilité de Jack, je le fis monter jusqu'en haut, muni d'une poulie, d'une corde et d'un marteau. Je lui fis enfoncer dans le rocher la poulie, puis passer la corde par-dessus, et je suspendis à la corde une grosse lanterne prise au vaisseau. Franz et ma femme furent chargés de l'entretenir; et, quand elle était allumée au milieu de l'appartement, elle faisait le meilleur effet.
Ernest et Franz rangèrent alors la bibliothèque; ils mirent en ordre les instruments et les livres que nous avions recueillis sur le vaisseau; et je pris Fritz avec moi pour établir la chambre de travail.
Nous établîmes ensuite un tour près de la fenêtre, et j'y suspendis tous les instruments qui pouvaient m'être utiles. Nous construisîmes même une forge; les enclumes furent dressées, tous les outils de charron, de tonnelier, que nous étions parvenus à sauver, furent posés sur des planches. Les clous, les vis, les tenailles, les marteaux, etc., tout eut sa place et fut rangé de manière à pouvoir être facilement retrouvé au besoin, et avec un ordre extrême. J'étais heureux de pouvoir ainsi tenir en haleine mes enfants par ces travaux multipliés.
Les caisses que nous avions recueillies contenaient beaucoup de livres en plusieurs langues. Il s'y trouvait des ouvrages d'histoire naturelle, des voyages, dont quelques-uns étaient enrichis de gravures.
Cette variété nous inspira le désir de cultiver les langues que nous savions, et d'apprendre celles que nous ne savions pas. Fritz et Ernest savaient un peu d'anglais; ma femme, quelques mots de hollandais; Jack s'appliqua à apprendre l'espagnol et l'italien; moi, le malais: car la position où je nous supposais me faisait croire que nous pourrions être d'un jour à l'autre en relation avec des Malais.
Dans tous ces exercices d'intelligence, Ernest était le premier, et il y portait une telle ardeur, que nous étions souvent obligés de l'arracher à l'étude.
Nous avions encore beaucoup d'autres objets de luxe dont je n'ai pas parlé, tels que commodes, secrétaires, et un superbe chronomètre; ce qui faisait de notre demeure un véritable palais, ainsi que l'appelaient mes enfants.
Nous résolûmes alors de changer son nom; la tente n'y jouait plus un assez grand rôle pour lui conserver celui de Zelt-Heim; après bien des hésitations et des contestations, nous adoptâmes simplement le nom de Felsen-Heim (maison du rocher).
CHAPITRE II
Première sortie après les pluies.—La baleine.—Le corail.
Vers la fin du mois d'août, lorsque je croyais l'hiver presque terminé, il y eut quelques jours d'un temps épouvantable; la pluie, les vents, le tonnerre, les éclairs parurent augmenter de violence; l'Océan inonda le rivage et resta agité d'une manière effrayante. Oh! combien alors nous fûmes joyeux d'avoir construit cette solide habitation de Felsen-Heim! Le château d'arbre de Falken-Horst n'aurait jamais résisté aux éléments déchaînés contre nous.
Enfin le ciel devint peu à peu serein; les ouragans s'apaisèrent, et nous pûmes sortir de la grotte.
Nous remarquâmes avec étonnement les piquants contrastes de la nature, qui renaissait au milieu de toutes les traces encore récentes de dévastation. Fritz, toujours au guet, et dont l'œil aurait presque rivalisé avec celui de l'aigle, s'était élevé sur un pic, d'où il aperçut bien loin, dans la baie du Flamant, un point noir dont il ne put préciser la forme, et, après l'avoir considéré avec beaucoup d'attention, il m'affirma que c'était une barque échouée à fleur d'eau.
Quoique muni de ma lorgnette, je ne pus voir assez distinctement cet objet pour dire quelle en était la nature.
Il nous prit fantaisie d'aller visiter cette masse, nous vidâmes l'eau dont la pluie avait inondé notre chaloupe, nous y mîmes tous les agrès nécessaires, et je résolus d'aller le jour suivant, accompagné de Fritz, de Jack et d'Ernest, reconnaître ce que la mer nous apportait de nouveau.
À mesure que nous avancions, les conjectures se succédaient et se croisaient plus rapidement: l'un croyait voir une chaloupe, l'autre un lion marin; il affirmait même apercevoir ses défenses; quant à moi, j'opinai pour une baleine, et à mesure que nous avancions je me confirmai dans cette idée. Nous ne pûmes cependant approcher du monstre échoué, car un banc de sable s'élevait dans cet endroit de la mer, et les flots, encore agités, étaient trop dangereux pour nous hasarder sur cette plage. En conséquence, nous tournâmes le petit îlot sur lequel la baleine était étendue, et nous abordâmes dans une petite anse à peu de distance. Nous remarquâmes, en côtoyant ainsi, que l'îlot était formé de terre végétale, qu'un peu de culture pourrait améliorer. Dans sa plus grande largeur, sans y comprendre le banc de sable, cet îlot pouvait avoir dix à douze minutes de chemin; mais il ne semblait pas être séparé du banc, et son étendue en paraissait doublée. Il était couvert d'oiseaux marins de toute espèce, dont nous rencontrions à chaque pas les œufs ou les petits; nous en recueillîmes quelques-uns, afin de ne pas rentrer les mains vides auprès de la mère.
Nous pouvions suivre deux chemins différents pour arriver à la baleine: l'un désert, mais interrompu par de nombreuses inégalités de terrain qui le rendaient excessivement pénible; l'autre, en côtoyant la rive, était plus long et plus agréable. Je pris le premier, mes enfants suivirent l'autre. Je voulais connaître et examiner l'intérieur de l'île. Quand je fus au plus haut point, j'embrassai du regard le terrain semé d'épais bouquets d'arbres. À environ deux cents pas de moi j'apercevais cette mer grondante qui se brisait sur le sable et qui m'avait effrayé, mais à dix à quinze pas de l'extrême rive de l'îlot: j'examinai alors la baleine, qui était de l'espèce qu'on appelle communément du Groënland.
Je jetai ensuite un coup d'œil vers Falken-Horst, Felsen-Heim et nos côtes chéries; puis, faisant un coude, je me dirigeai vers mes enfants, qui m'eurent bientôt rejoint en poussant des cris de joie.
Ils s'étaient arrêtés à moitié chemin pour ramasser des coquillages, des moules et des coraux, et chacun en avait presque rempli son chapeau.
«Ah! papa, s'écrièrent-ils, voyez donc quelle belle et riche provision de coquilles et de coraux nous avons trouvée! Qui donc a pu les apporter ici?
MOI. C'est la tempête qui vient de soulever les flots et qui aura arraché ces coquillages de leur poste habituel; au reste, la force des flots n'est-elle pas immense, puisqu'ils ont apporté une aussi énorme masse que celle-ci?
FRITZ. Ah! oui, cet animal est énorme; de loin je n'aurais jamais cru qu'une baleine fût aussi grosse. N'allons-nous pas chercher à en tirer parti?
ERNEST. Ah! qu'est-ce qu'il y a de curieux à voir? cette bête n'offre rien de beau; j'aime mieux mes coquillages. Voyez, mon père, j'ai là deux belles porcelaines.
JACK. Et moi, trois magnifiques galères.
FRITZ. Et moi, une grande huître à perle; mais elle est un peu brisée.
MOI. Oui, mes enfants, vous avez là de beaux trésors, qui, en Europe, feraient l'ornement de plus d'un musée; mais ici les objets curieux doivent le céder aux objets utiles. Ramassez vos coquillages, et hâtons-nous de revenir au bateau; dans l'après-midi, lorsque le flot pourra nous aider à approcher de l'îlot, nous reviendrons, et nous tâcherons d'utiliser le monstre que la Providence nous a envoyé.»
Les enfants furent bientôt prêts. Seulement je remarquai qu'Ernest ne nous suivait qu'à regret. Je voulus en connaître la raison, et il me pria de l'abandonner seul sur cet îlot, où il voulait vivre comme un autre Robinson. Cette pensée romanesque me fit sourire.
«Remercie le Ciel, lui dis-je, de ne t'avoir pas séparé de parents et de frères qui t'aiment. La misère, les privations de toute espèce, l'ennui mortel, tel est l'état d'un Robinson, quand il ne devient pas dès les premiers jours la proie des bêtes féroces ou de la famine. La vie de Robinson n'est belle que dans les livres, elle est affreuse en réalité. Dieu a créé l'homme pour vivre dans la société de ses semblables. Nous sommes six dans notre île, et cependant combien n'avons-nous pas souvent de peine à nous procurer les choses indispensables à notre existence!»
Nous atteignîmes le bateau et nous partîmes avec joie, y compris Ernest, que j'avais convaincu; mais nos petits rameurs se lassèrent bientôt, et ils me demandèrent si je ne pourrais pas épargner ce travail à leurs bras. Je me mis à rire et leur dis: «Eh! mes enfants! si vous pouvez me procurer seulement une grande roue de fer avec un essieu, j'essaierai de satisfaire votre désir.
FRITZ. Une roue de fer? Il y en a une magnifique dans notre cuisine; elle appartenait à un tournebroche, et je vous la procurerai facilement, pourvu que ma mère ne s'en serve point.
MOI. Je verrai ce que je pourrai faire; mais maintenant, enfants, redoublez de bras, et luttez courageusement contre les flots, jusqu'à ce que la pirogue puisse marcher sans vous fatiguer.»
Fritz voulut alors savoir à quel règne appartenait le corail; «car j'ai lu quelque part, me dit-il, que c'est une espèce de ver.
MOI. Le corail se forme par l'agglomération des cellules de petits polypes qui vivent en familles nombreuses. Ils bâtissent leurs cellules l'une contre l'autre, et forment ainsi des couches qui ressemblent aux branches d'un arbre.
ERNEST. Mais ces arbres n'ont jamais plus de deux à trois pieds.
MOI. Il est merveilleux de voir comment la nature sait produire des choses immenses avec de petites causes. Le travail de ces petits insectes donne pour résultat, au bout de longues années, des rochers énormes qui interceptent la navigation, et qui sont fort dangereux pour les navires quand ils sont à fleur d'eau.»
Tandis que nous parlions, il s'éleva une petite brise dont nous nous hâtâmes de profiter, et nous arrivâmes au rivage. Nos enfants racontèrent tout ce qu'ils avaient vu et fait, et leurs coquillages firent l'admiration de Franz; mais quand j'annonçai mon projet de retourner le soir même à l'îlot, ma femme déclara qu'elle voulait partager les périls de l'expédition. J'approuvai son idée, et je lui dis de préparer de l'eau et des provisions pour deux jours; car la mer est un maître capricieux, et elle pourrait fort bien nous forcer à rester sur l'îlot plus de temps que nous n'en avions le dessein.
CHAPITRE III
Dépècement de la baleine.
Aussitôt après le dîner, auquel nous avions mis moins de temps que de coutume, nous nous préparâmes à retourner à l'îlot; mais auparavant je m'occupai à trouver des tonneaux pour contenir la graisse de la baleine. Je ne voulais pas prendre pour cela des tonnes vides que nous pouvions avoir; car je savais qu'elles conservaient une odeur infecte. Cependant cette graisse m'était utile pour alimenter d'huile les grandes lanternes qui nous éclairaient dans la grotte. Ma femme me rappela enfin que nous avions encore quatre cuves de notre bateau qui se trouvaient dans l'eau en attendant emploi. Mes enfants les nettoyèrent, et, après nous être armés de couteaux, de haches, de scies et de tous les instruments tranchants dont nous devions avoir besoin, nous levâmes l'ancre, traînant les cuves à la remorque. Nous partîmes bien plus lentement que le matin, et au bruit des soupirs et des lamentations des rameurs; mais, comme la mer était fort élevée et tranquille, nous pûmes aborder presque à côté de la baleine.
Mon premier soin fut d'abriter la pirogue et les cuves pour le moment où les vagues redeviendraient furieuses. Ma femme resta étonnée, et Franz, qui se trouvait pour la première fois en présence du monstre, en fut si effrayé, qu'il était sur le point de pleurer. En la mesurant approximativement, je trouvai qu'elle pouvait avoir soixante à soixante-dix pieds de long, sur trente-cinq pieds d'épaisseur dans le milieu, et pouvait peser soixante milliers de livres. Elle n'avait encore atteint que la moitié de la taille ordinaire à cette espèce. Nous admirâmes les énormes proportions de sa tête et la petitesse de ses yeux, semblables à ceux du bœuf; mais ce qu'il y avait de plus étonnant, c'étaient ses mâchoires, avec ces rangées de barbes qu'on nomme fanons, et qui n'avaient pas moins de dix à douze pieds: ce sont ces fanons que les Européens emploient sous le nom de baleines. Comme ils devaient être pour nous d'une grande utilité, je me promis bien de ne pas les négliger. La langue, épaisse, pouvait peser un millier. Fritz s'étonna de la petitesse du gosier du monstre, dont l'ouverture était à peine de la force de mon bras. «Aussi, s'écria-t-il, la baleine ne doit pas se nourrir de gros poissons, ainsi qu'on pourrait le croire à sa taille.
—Tu as raison, lui répondis-je, elle ne se nourrit que de petits poissons, parmi lesquels il y en a une espèce qui se trouve dans les mers du pôle, et qu'elle préfère. Elle en avale d'immenses quantités noyées dans beaucoup d'eau de mer; mais cette eau sort en jets par deux trous qui sont placés au-dessus de la tête, ou bien encore s'écoule à travers les barbes ou fanons.
«Mais, ajoutai-je, à l'ouvrage! et vite, si nous voulons tirer parti de notre Léviathan avant la nuit.»
Fritz et Jack s'élancèrent aussitôt sur la queue, et de là sur le dos de la baleine, parvinrent ainsi jusqu'à la tête, puis à l'aide de la hache et de la scie ils se mirent à détacher les fanons, que je retirai d'en bas. Nous en comptâmes jusqu'à six cents de diverses grosseurs; mais nous ne prîmes que les plus beaux, environ cent à cent vingt.
Nous ne restâmes pas longtemps tranquilles: l'air se remplit d'oiseaux de toute espèce, dont le cercle se resserrait de plus en plus autour de nous. D'abord ils n'avaient fait que voltiger au-dessus de nos têtes; puis, quand leur nombre se fut accru, ils s'approchèrent et vinrent saisir les morceaux jusque dans nos mains, jusque sous les coups de nos haches.
Ces oiseaux nous tentaient peu; cependant nous en tuâmes quelques-uns, car ma femme m'avait fait observer que leurs plumes et leur duvet pourraient nous servir.
Je laissai Fritz tirer seul les fanons de la bouche de l'animal, et je me mis en devoir d'enlever sur son dos une longue et large bande de peau, que je destinais à faire des harnais pour les buffles et des chaussures pour nous. J'eus beaucoup de peine, car le cuir de la baleine avait près d'un pouce d'épaisseur; cependant je réussis assez bien.
Nous enlevâmes à la queue quelques morceaux de chair et de lard. Comme la mer approchait rapidement, nous fîmes les préparatifs du départ. Cependant j'eus le temps de couper un morceau de la langue, que j'avais entendu vanter comme un excellent manger, et donnant une huile excellente. Tout fut embarqué avec soin, et nous nous hâtâmes de regagner nos côtes bien-aimées, après lesquelles nous soupirions.
Notre ardeur augmenta bientôt. À peine étions-nous en pleine mer, que l'odeur qui se dégageait des tonnes nous saisit au nez avec une telle force, que nous ne savions comment nous y soustraire. Nous arrivâmes enfin au milieu des lamentations les plus risibles, et tous nos bestiaux furent aussitôt employés à transporter les produits de cette première journée.
Le lendemain matin, de bonne heure, nous montâmes de nouveau dans la pirogue; mais Franz et ma femme restèrent à terre, parce que les travaux que je projetais eussent été vraisemblablement trop dégoûtants pour eux. Un vent frais nous porta assez vite à l'îlot, et nous trouvâmes notre baleine dévorée par une nuée de mouettes et autres oiseaux de mer qui s'étaient abattus sur elle. Il fallut leur tirer quelques coups pour s'en débarrasser; car leurs cris assourdissants nous déchiraient les oreilles.
Nous eûmes soin, avant de nous mettre à l'œuvre, de nous dépouiller de nos vestes et de nos chemises; nous revêtîmes des espèces de casaques préparées exprès, et nous attaquâmes les flancs de l'animal. Parvenu aux intestins, je les coupai en morceaux de six à quinze pieds. Je les fis nettoyer, et, quand ils furent bien lavés à l'eau de mer et frottés de sable jusqu'à ce que la pellicule intérieure fût enlevée, nous les plaçâmes dans le bateau.
Après avoir renouvelé notre provision de lard, comme le soleil commençait à baisser, nous fûmes forcés de quitter notre proie pour retourner au rivage, et nous partîmes, abandonnant le reste de la baleine aux oiseaux voraces.
Nous soupirions d'ailleurs après un bon repas et une boisson fraîche, ce dont nous avions été privés toute la journée; nous ramassâmes quelques beaux coquillages pour notre musée, entre autres un nautile, et nous nous embarquâmes.
«Pourquoi donc, mon père, avez-vous pris ces boyaux? me demandèrent mes enfants pendant le voyage: à quoi les destinez-vous?
—Le grand moteur de l'industrie humaine, leur dis-je, le besoin a enseigné aux peuplades des contrées privées de bois, telles que les Groënlandais, les Samoyèdes et les Esquimaux, à y suppléer et à convertir les boyaux d'une baleine en tonnes. Ils savent aussi trouver dans cet animal leur nourriture et même leurs nacelles, tandis que nos besoins ne nous permettent d'apprécier que l'huile de ce poisson.»
On me demanda pourquoi nous, qui avions du bois et des tonnes à notre disposition, nous avions entrepris une besogne aussi dégoûtante. Je fis observer alors que mes tonnes auraient conservé une mauvaise odeur.
En causant ainsi, nous atteignîmes le rivage, où la bonne mère nous attendait, «Grand Dieu! s'écria-t-elle, comment osez-vous vous présenter dans un pareil état! Allez laver vos vêtements, et portez ailleurs votre cargaison.
—Calme-toi, ma chère, lui dis-je, et reçois-nous comme si nous te rapportions les meilleurs fruits; car, dans notre position, ce sont des richesses précieuses.» Elle nous laissa aborder, et le repas qu'elle nous avait préparé nous fit oublier les occupations de la journée.
CHAPITRE IV
L'huile de baleine.—Visite à la métairie.—La tortue géante.
Le jour paraissait à peine, que nous étions sur pied et prêts à convertir en huile notre lard. D'abord nous sortîmes nos outres de la cuisine et nous les mîmes sécher au soleil. Nous plaçâmes sur la claie les quatre tonnes pleines, et nous leur fîmes subir une forte pression à l'aide de pierres et de leviers, pour en faire sortir la partie de l'huile la plus fine et la plus pure. Nous la passâmes dans un drap grossier, et nous la versâmes, avec une grande cuiller en fer qui était primitivement destinée au service d'une sucrerie, dans les tonnes et dans les outres. Le reste du lard fut coupé en morceaux et jeté dans une grande marmite de fonte posée sur le feu assez loin de l'habitation, que je ne voulais pas empester. Quant à mes boyaux, j'en gardai deux longs morceaux, je les enduisis de caoutchouc en dedans et en dehors, et je les destinai à me faire un caïac groënlandais pour naviguer sur la mer.
Ce qui restait du lard après notre opération fut jeté dans la rivière des Chacals, où nos oies et nos canards s'en régalèrent. Nous profitâmes alors d'une autre circonstance pour renouveler notre provision d'écrevisses. Ma femme avait eu soin de dépouiller de leur duvet les oiseaux que nous avions pris le matin dans l'îlot; mais leur chair était un mets trop fade et trop grossier, et nous l'abandonnâmes volontiers aux habitants du fleuve. Les écrevisses se jetèrent dessus, comme autrefois sur le chacal, et nous pûmes en prendre de grandes quantités.
Lorsque enfin notre fonderie fut terminée, et que nous nous préparâmes à reprendre nos travaux accoutumés, ma femme me fit une observation. «Ne vaudrait-il pas mieux, dit-elle, fondre votre lard dans l'îlot de la Baleine, au lieu de l'apporter ici, où vous avez à craindre à tous moments d'incendier une partie de notre territoire? Cet îlot est à portée de Felsen-Heim, et nous pourrions y demeurer quelque temps sans cesser de veiller à ce qui se passe ici. Ce serait un atelier commode et presque sous nos yeux. Nous pourrions aussi en faire une colonie de volailles; là, du moins, elles n'auraient rien à craindre ni des singes ni des chacals, leurs plus grands ennemis. Quant aux oiseaux de mer, ils nous céderont volontiers la place.»
Le projet de ma femme me plut beaucoup, et mes jeunes enfants l'accueillirent si bien, qu'ils voulaient sauter aussitôt dans le bateau. J'en retardai l'exécution jusqu'au moment où les flots et les oiseaux nous auraient débarrassés du cadavre de la baleine, qui pouvait nous infecter. J'annonçai que je voulais auparavant remplacer les rames si rudes et si lourdes de la pirogue par une machine plus facile à manier.
J'allai examiner le tournebroche de Fritz, et j'en trouvai deux au lieu d'un; je pris le plus grand et le plus fort, parce qu'il pouvait mieux répondre à mon attente.
Je commençai par étendre sur la pirogue un arbre en fer quadrangulaire qui dépassait à chaque extrémité d'un pied environ; au milieu j'ajoutai un ressort également à quatre faces, et j'arrondis mon arbre aux points où il était en contact avec les bords, pour l'empêcher de les endommager. Aux deux bouts je fixai un moyeu où je fichai quatre rais, mais plats comme des rames, et non pas ronds comme ceux d'une roue ordinaire. Mon tournebroche fut adapté derrière le mât, de manière que l'un des poids descendît jusqu'à la moitié des parois du bateau, tandis que l'autre s'élevait et faisait mouvoir la roue. Cette roue fut mise en contact avec les quatre ressorts de l'arbre, de manière à les chasser successivement, et à faire par conséquent tourner l'arbre sur lui-même et mes quatre palettes, qui venaient l'une après l'autre frapper la surface de l'eau et poussaient le bateau en avant. Pour diminuer la pesanteur de mes rais et donner plus d'action à mon tournebroche, je les fis en fanons de baleine.
Il est vrai que le bateau n'allait pas bien vite, et que toutes les quinze à vingt minutes il fallait changer les poids du tournebroche; mais enfin notre bateau marchait, et nous pouvions rester les bras croisés assez de temps pour nous ôter la fatigue des rames.
Je n'essaierai pas de décrire la joie et les transports qui éclatèrent parmi nos petits fous, les sauts et les danses qu'ils firent sur le rivage, quand Fritz et moi nous essayâmes la machine dans la baie du Salut. Nous eûmes à peine touché terre, qu'ils voulurent tous sauter dans la barque, pour tenter une excursion à l'îlot de la Baleine. Mais, comme le jour était trop avancé, je le défendis, et je promis que le lendemain, pour mieux essayer la machine, nous nous rendrions par eau à la métairie de Prospect-Hill, pour prendre quelques-uns de nos animaux européens et les conduire à l'îlot.
Ma proposition fut accueillie avec une grande joie. En vue de ce voyage, on prépara des armes, des provisions, et l'on se coucha de bonne heure, afin de partir plus tôt le lendemain matin.
Aux premiers rayons du jour, tout le monde était sur pied. Ma femme avait eu soin de préparer la veille le morceau de la langue de baleine; elle le plaça dans une double enveloppe de feuilles fraîches: elle devait cette fois, ainsi que Franz, nous accompagner.
Nous quittâmes gaiement Felsen-Heim. Je conduisis la barque à l'embouchure de la rivière des Chacals, qui nous porta rapidement en pleine mer, où heureusement le vent n'était ni violent ni contraire. Nous laissâmes bientôt derrière nous l'île du Requin, et nous aperçûmes le banc de sable où la baleine était encore. La machine fonctionna si bien, que la frêle embarcation semblait danser sur l'eau, et que nous nous trouvâmes en assez peu de temps à la hauteur de Prospect-Hill.
J'avais eu soin de me tenir toujours à trois cents pieds environ de la côte, pour être sûr de la profondeur, et cette distance nous permettait de jouir du charmant coup d'œil du figuier de Falken-Horst, et des arbres fruitiers qui croissaient plus loin. Nous remarquâmes aussi, au fond, une ceinture de rochers qui se confondaient avec le ciel, et s'élevaient comme une terrasse de verdure à notre gauche, si belle, que nous ne pûmes retenir un soupir à cette vue. Nous longeâmes bientôt l'îlot de la Baleine, dont la verdure faisait heureusement diversion à l'uniformité du majestueux mais terrible Océan. Je remarquai que du côté de Prospect-Hill il était garni d'arbustes que nous n'avions pas encore vus dans nos précédents voyages.
Lorsque nous arrivâmes en face du bois des Singes, je fis un tour à droite, j'abordai dans une anse de facile accès, et nous sautâmes à terre pour renouveler nos provisions de cocos, et prendre de jeunes plantes que nous voulions porter dans l'îlot de la Baleine. Ce ne fut pas sans un sentiment de plaisir bien vif que nous entendîmes tout à coup, dans le lointain, retentir le chant des coqs et le bêlement des bêtes. Cet accueil nous rappela notre chère patrie, où le voyageur, lorsqu'il entend ce bruit, bénit le Ciel, sûr de trouver l'hospitalité dans quelque métairie qu'il n'avait point encore aperçue.
Nous allâmes, ma femme et moi, chercher quelques jeunes plants de pin dans la forêt; et après une petite heure de repos nous reprîmes la mer. Nous nous dirigeâmes vers la métairie, et plus nous avancions, plus le chant et le bêlement de nos animaux domestiques devenaient bruyants. J'abordai dans une petite anse où le rivage était bordé de nombreux mangliers; nous en arrachâmes plusieurs. J'avais remarqué qu'ils croissaient fort bien dans le sable, et je voulais les planter dans le banc de sable même. Nous enveloppâmes soigneusement les racines de feuilles fraîches, puis nous nous dirigeâmes vers la colonie. Tout y était en bon ordre. Seulement les moutons, les chèvres et les poules se mirent à fuir à notre approche. Du reste, leur nombre était considérablement augmenté. Mes petits garçons qui voulaient du lait pour se rafraîchir, se mirent à la poursuite des chèvres; mais, voyant qu'ils n'avaient aucune chance de succès, ils tirèrent de leurs poches leurs lazos, qui ne les quittaient plus, et en moins de rien nous reprîmes trois ou quatre des fugitives. On leur distribua aussitôt une ration de pommes de terre et de sel dont elles parurent fort satisfaites; mais en échange elles nous donnèrent plusieurs jattes de lait, que nous trouvâmes délicieux.
Ma femme, à l'aide d'une poignée de riz et d'avoine, réunit la basse-cour autour d'elle; elle fit son choix, et les prisonniers furent déposés dans le bateau, les pattes et les ailes solidement liées.
C'était l'heure du dîner. Comme nous n'avions pas le temps de faire la cuisine, les viandes froides que nous avions apportées firent les frais du repas; mais la langue de la baleine, qui était servie en grande pompe, fut unanimement déclarée détestable, et bonne tout au plus pour des gens privés depuis longtemps de viande fraîche. Nous l'abandonnâmes au chacal, le seul de nos animaux domestiques qui nous eût suivis; puis nous nous hâtâmes de manger quelques harengs et d'avaler plusieurs tasses de lait pour faire passer le maudit goût d'huile rance que ce morceau nous avait laissé.
J'abandonnai à ma femme le soin des préparatifs de départ, et je m'en allai avec Fritz cueillir quelques paquets de cannes à sucre qui croissaient près de là, et que je voulais planter aussi dans l'îlot.
Bien munis de tout ce qui nous était nécessaire pour la colonisation, nous montâmes dans notre bateau et nous cinglâmes dans la direction du cap de l'Espoir-Trompé, afin de pénétrer dans la grande baie et d'examiner l'intérieur; mais cette fois encore le cap justifia son nom: la marée descendait, et nous trouvâmes devant nous un banc de sable qui s'étendait si loin, et qui était si large, qu'il arrêta soudain notre expédition. Heureusement un bon vent nous reporta en pleine mer et nous empêcha de nous perdre sur ce bas-fond. Je déployai la voile, les rames mécaniques redoublèrent de vitesse, et nous reprîmes le chemin de l'îlot.
Cependant mes enfants ne quittèrent pas volontiers ce banc de sable, où ils avaient cru reconnaître des lions marins. Il nous avait semblé d'abord apercevoir dans le lointain, et à la surface des flots, comme un monceau de pierres blanches en désordre; mais bientôt la masse se divisa en deux: des cris et des hurlements confus me donnèrent la certitude que c'étaient des êtres vivants. Nous vîmes deux troupes de monstres marins qui ne paraissaient pas en fort bonne intelligence; car ils manœuvraient de front, se provoquaient entre eux et s'entrechoquaient mutuellement. Leur armée me parut respectable, et je n'ai pas besoin de dire que nous fîmes voile rapidement pour ne pas laisser à ces dangereux voisins le temps de nous apercevoir. Nous arrivâmes à l'îlot en moitié moins de temps que nous n'en avions mis pour y aller.
En touchant à terre, mon premier soin fut de planter les arbustes que nous avions rapportés. Mes enfants, sur l'assistance desquels j'avais compté, me laissèrent pour courir après les coquillages. La bonne mère seule resta pour m'aider.
Nous avions à peine commencé, que nous vîmes Jack accourir vers nous tout essoufflé.
«Papa! maman! s'écria-t-il, venez, venez, un monstre, sans doute un mammouth! il est sur le sable!»
Je ne pus m'empêcher de rire, et je lui répondis que son mammouth devait être simplement le squelette de la baleine.
«Non! non! répliqua l'entêté, ce ne sont certes pas des arêtes de poisson, mais ce sont bien des os. Puis la mer a déjà emporté la carcasse de la baleine, tandis que mon mammouth est bien plus avancé dans les sables.»
Tandis que Jack essayait de me déterminer à le suivre en me tirant par la main, j'entendis soudain crier: «Accourez! accourez par ici! il y a une tortue.»
Je courus, et je vis Fritz à quelque distance qui agitait un de ses bras autour de sa tête, comme pour hâter mon arrivée.
Je fus en quelques instants au pied de la colline. Je trouvai, en effet, mon fils aux prises avec une énorme tortue qu'il retenait par un pied de derrière, et qui, malgré tous ses efforts, n'était plus qu'à dix ou douze pas de la mer. J'arrivai encore à temps; je donnai à Fritz l'un des avirons, et, le passant sous l'animal comme un levier, nous parvînmes à le renverser sur le dos dans le sable, où son poids creusa une sorte de fosse qui nous assura ainsi sa possession. Cette bête était d'une grandeur prodigieuse, et devait peser au moins huit cents livres; elle n'avait pas moins de huit pieds à huit pieds et demi de long. Nous la laissâmes là; car nos forces réunies n'auraient pu la remuer.
Cependant Jack me pressait tellement d'aller voir son mammouth, que je résolus de le suivre, au grand étonnement de tous mes enfants.
Arrivé près du prétendu monstre, je n'eus pas de peine à faire voir au pauvre garçon que son mammouth était exactement la même chose que notre baleine. Je lui montrai la trace de nos pas sur le sable, et quelques morceaux de fanon que nous avions négligé d'emporter.
«Mais, lui dis-je, qui donc t'a mis dans la tête l'idée de mammouth?
—Ah! répondit l'enfant confus, c'est M. le professeur Ernest qui me l'a soufflé et qui m'a attrapé.
—Ainsi, sans réflexion, tu crois tout ce qu'on te dit: tu ne songes pas même à t'enquérir si l'on se moque de toi! Si tu eusses réfléchi, n'aurais-tu pas bien vite compris qu'il n'était guère possible qu'en moins d'un jour la mer emportât le squelette de la baleine pour mettre celui d'un mammouth justement à la même place?
JACK. C'est vrai, je n'y ai pas encore pensé.
MOI. Alors, pour ta pénitence, tu vas me dire ce que tu sais maintenant du mammouth.
JACK. C'est, je crois, une espèce d'animal monstrueux, dont les premiers ont été découverts en Sibérie.
MOI. Bien, mon fils, je ne te croyais pas si savant. Ernest t'a bien fait ta leçon.»
J'ajoutai quelques mots sur l'existence encore problématique de cet animal, et qui, selon toutes les apparences, n'est qu'une variété perdue de l'espèce des éléphants.
Comme nous étions arrivés au soir, nous enveloppâmes de feuilles fraîches les racines des cocotiers et des pins qui nous restaient, renvoyant aux jours suivants la fin de cette opération importante.
Nous allâmes au rivage, et nous restâmes à considérer la tortue. Nous fîmes d'abord avancer le bateau près de l'endroit où elle était. Nous essayâmes de la lever; mais, ayant reconnu l'inutilité de nos efforts, nous restâmes tous en silence auprès d'elle.
Tout à coup je m'écriai: «Trouvé! trouvé! C'est cette bête qui nous conduira elle-même à Felsen-Heim.»
Je montai dans la pirogue, je vidai la tonne d'eau douce que j'avais apportée, et, ayant remis la tortue sur ses pieds, nous lui attachâmes la tonne vide sur le dos. J'eus soin en même temps d'attacher à une patte de devant de l'animal une corde fixée à notre bateau, et sans perdre un moment nous fûmes bientôt dans l'embarcation.
Je pris place à l'avant de la pirogue, armé d'une hache et prêt à couper la corde aussitôt que notre barque menacerait de s'enfoncer; mais la tonne retenait la tortue à fleur d'eau, et la pauvre bête ramait si bien, que nous accomplîmes notre course avec autant de rapidité que de bonheur. Mes fils, heureux de ce nouvel attelage, le comparaient aux chars marins du dieu Neptune dans la Fable. Je dirigeai la course de la tortue droit vers la baie du Salut, en la ramenant dans la direction d'un coup de rame dès qu'elle tentait de s'en éloigner, soit à droite, soit à gauche.
Nous débarquâmes à l'endroit accoutumé, et notre premier soin, en ramenant la pirogue, fut de fixer la tortue elle-même, et de remplacer la tonne vide par des cordes solides qui devaient l'empêcher de s'éloigner.
Dès le lendemain matin son procès fut fait, et son énorme carapace fut destinée à fournir un bassin à la fontaine que nous avions établie dans l'intérieur de la grotte. C'était un superbe morceau; elle avait au moins huit pieds de long sur trois de large. Nous dépeçâmes l'animal de manière à tirer le meilleur parti de son immense dépouille. Je crois pouvoir affirmer qu'elle était de l'espèce qu'on nomme tortue géante ou tortue verte, la plus grosse de toutes les espèces, et dont la chair est très-estimée des navigateurs.
CHAPITRE V
Le métier à tisser.—Les vitres.—Les paniers.—Le palanquin.—Aventure d'Ernest.—Le boa.
Ma femme me demandait depuis longtemps un métier à tisser, que l'état de nos vêtements rendait indispensable. Je m'occupai à la satisfaire, et, après bien des efforts, je parvins à créer une machine qui, sans être ni gracieuse ni parfaite, pouvait du moins confectionner de la toile. C'était tout ce qu'il nous fallait. Notre provision de farine n'était pas assez considérable pour qu'on l'employât à faire la colle nécessaire au tissage: j'y substituai de la colle de poisson, qui, entre autres avantages, offrait celui de conserver une humidité que n'a pas la colle ordinaire.
La colle de poisson me fournit encore des vitrages. J'en pris une certaine quantité que je soumis à l'action d'un feu très-vif; je la laissai bouillir jusqu'à ce qu'elle eût acquis assez de consistance. J'entourai alors une tablette de marbre d'une petite galerie en cire, et je vidai sur le marbre la colle bouillante. Quand elle fut un peu refroidie, je coupai mes carreaux de la grandeur désirée, et nous obtînmes des vitres transparentes. Elles n'avaient sans doute ni la limpidité du cristal, ni même la pureté du verre; mais elles étaient plus transparentes que les lames de corne qui décorent les lanternes de nos campagnes. Notre admiration pour les chefs-d'œuvre de notre industrie fut sans bornes.
Encouragé par ces deux premiers succès, je résolus de tenter une nouvelle entreprise. Mes petits cavaliers désiraient des selles et des étriers, et nos bêtes de tir avaient besoin de jougs et de colliers. Je me mis à l'œuvre. Je fis apporter les peaux de kanguroo et de chien de mer, et la bourre fut fabriquée avec la mousse d'arbre que nos pigeons nous avaient fait connaître. Je réunissais deux brins ensemble, et je les mettais tremper dans l'eau avec un peu de cendre et d'huile de poisson, afin qu'elle ne devînt pas trop dure en séchant. Cette lessive réussit parfaitement: quand la mousse fut relevée et séchée, elle avait conservé toute son élasticité, pareille à celle du crin de cheval. Aussi j'en remplis non-seulement les selles, mais encore les jougs et les colliers, et ma femme vit avec joie ces nouvelles inventions, utiles à ses enfants. Je ne m'en tins pas là, et je me mis à fabriquer des étriers, des sangles, des brides, des courroies de toute façon, quittant à tout moment mon ouvrage pour aller, comme un tailleur, prendre mesure à mes bêtes.
Mais ce n'était pas tout d'avoir ainsi fabriqué le joug; car mes pauvres Sturm et Brummer, pour lesquels il était fait, ne se souciaient que fort peu de s'y soumettre, et sans l'anneau que je leur avais passé au nez, et dont je fis un grand usage, tous mes efforts eussent été inutiles. Cependant je préférai la manière d'atteler des Italiens, qui placent le joug sur les épaules, à celle qu'on emploie dans notre patrie, et qui consiste à placer le joug sur le front et les cornes; je vis avec plaisir, quand mes prisonniers se mirent à l'ouvrage, que cette méthode était la meilleure.
Ces travaux nous retinrent plusieurs jours sans relâche. À cette époque un banc de harengs pareil à celui de l'année précédente vint dans la baie, et nous n'eûmes garde de le laisser passer sans renouveler notre provision, à laquelle nous avions pris grand goût.
Les harengs furent suivis de chiens de mer. Nous avions continuellement besoin de leurs peaux pour nos selles, nos courroies, nos brides, nos étriers, etc.; aussi nous ne négligeâmes pas cette chasse. Nous en prîmes ou tuâmes vingt à vingt-quatre de différentes grosseurs, et, après avoir jeté la chair, nous mîmes de côté leurs peaux, leurs vessies et leur graisse. Mes enfants demandaient à grands cris une excursion dans l'intérieur du pays; mais je voulus auparavant confectionner des corbeilles qui permissent à ma femme, pendant nos absences continuelles, de recueillir les graines, les fruits, les racines, etc., et de les rapporter facilement au logis. Nous commençâmes par faire provision de baguettes d'un arbrisseau qui croissait en grande quantité sur les rives du ruisseau du Chacal, car je ne voulais pas employer à mes premiers essais les beaux roseaux de mon pauvre Jack; et nous fîmes bien: car ils furent si grossiers, que nous ne pûmes nous empêcher de rire en les considérant. Peu à peu cependant nous nous perfectionnâmes, et je finis par construire une grande corbeille longue et solide, avec deux anses pour aider à la porter.
À peine fut-elle terminée, que mes enfants résolurent d'en faire une civière. Pour l'essayer, ils passèrent un bambou dans les anses. Jack se plaça devant, Ernest derrière, et ils se mirent à se promener pendant quelque temps de long en large, portant ainsi la corbeille vide. Mais ils s'ennuyèrent bientôt de ce manège; ils disposèrent, bon gré, mal gré, leur jeune frère Franz dans la corbeille, et ils se mirent ensuite à courir en poussant des cris de joie.
«Ah! dit Fritz à ce spectacle, mon cher papa, si nous en faisions une litière pour que ma mère pût nous suivre dans nos excursions!»
Tous mes enfants s'écrièrent: «Oh! oui, papa, une litière; ce sera excellent quand l'un de nous sera fatigué ou malade!
MA FEMME. Bien, mes enfants, pour vous et pour moi; mais ce serait une chose assez comique que de me voir assise comme une princesse au milieu de vous sur une corbeille dont les bords pourraient à peine me contenir.
MOI. Un moment donc! nous ferions un ouvrage capable de te porter.
FRITZ. Certainement, n'est-ce pas? mon père, comme les palanquins dont on se sert dans les Indes.
ERNEST. Et qui sont portés par des esclaves. Merci, je ne suis pas trop disposé à ce métier.
MA FEMME. Soit tranquille, mon cher Ernest, je ne veux pas de vous pour esclaves ni pour porteurs; il ne faudrait pas m'élever bien haut, car je serais bientôt à terre. Je ne monterai dans cette corbeille que quand vous m'aurez trouvé des porteurs dont les jambes soient plus solides que les vôtres.
JACK. Eh bien! mon Sturm et le Brummer de Franz en ont-ils d'assez fortes pour rassurer maman?
MOI. Bien! bien! c'est là une bonne pensée, étourdi; nous avons là deux excellents porteurs pour le palanquin.
ERNEST. Comme ma mère sera bien dans son palanquin! Nous pourrions y faire un toit avec des rideaux, derrière lesquels elle pourrait se cacher quand elle voudrait.
JACK. Mais essayons d'abord avec la corbeille, afin de voir si cela réussira; Franz et moi nous conduirons.»
Je souris de l'empressement avec lequel les enfants avaient adopté cette idée nouvelle, et j'y consentis volontiers. Nous fîmes donc retentir nos trompes pour rappeler notre bétail qui paissait, et nous vîmes bientôt accourir nos animaux. Ils furent enharnachés; Jack sauta sur son Sturm, placé à l'avant-train, et Franz resta derrière avec. Brummer. Quant à Ernest, il monta dans la corbeille, qui pendait paisiblement entre les deux animaux. Ils se mirent en marche au petit pas, n'étant pas encore habitués à ce nouveau manège, et Ernest assurait que rien n'était meilleur que cette litière, où l'on était doucement ballotté sans fatigue.
Mais bientôt les deux conducteurs mirent leurs bêtes au galop, et le pauvre Ernest, rudement secoué, se mit à crier à ses frères d'arrêter; mais ce fut en vain. Les porteurs n'en continuèrent pas moins à pousser leurs montures. Quant à nous, qui regardions ce spectacle, la mine du pauvre Ernest, qui ne courait, au reste, aucun danger, nous paraissait si drôle, que nous n'essayâmes pas de le secourir. Les polissons galopèrent jusqu'à la rivière du Chacal, et revinrent vers nous sans s'arrêter. Aussi l'on conçoit facilement la colère d'Ernest quand il sortit de sa litière. Jeté hors des gonds par cette promenade forcée, il n'allait probablement pas se contenter de paroles, quand j'arrivai à temps pour m'interposer. Ernest se calma peu à peu, et je le vis même aider son frère Jack à dételer les animaux pour leur rendre la liberté. Avant de les laisser partir, il alla aussi chercher du sel, et en donna une poignée à chacune des pauvres bêtes. Cette marque de bon caractère me fit beaucoup de plaisir.
Nous nous remîmes alors à notre travail de vannier, et nous tressions depuis quelque temps en silence, quand Fritz se leva soudain comme un homme effrayé.
«Oh! mon père! dit-il, voyez donc, dans l'avenue de Falken-Horst, ce nuage de poussière; il doit être produit par quelque animal de forte taille, à en juger par son épaisseur; et de plus il vient droit vers nous.
—Ma foi, lui répondis-je sans trop m'inquiéter, car je découvrais peu encore ce nuage que les yeux d'aigle de Fritz avaient aperçu, je ne sais ce que cela peut être, car nos gros animaux sont maintenant à l'écurie.
MA FEMME. Ce sont sans doute quelques-uns des moutons, ou peut-être même notre vilaine truie qui fait encore des siennes.
FRITZ. Non! non! j'aperçois fort bien les mouvements de cet animal; tantôt il se dresse comme un mât, tantôt il s'arrête, marche ou glisse sans que je puisse distinguer aucun de ses membres.»
Effrayés de cette description dont nos faibles yeux ne nous permettaient pas de juger la vérité, nous ne savions trop à quoi nous en tenir. Je pris alors ma longue-vue, et au moment où je la dirigeai vers ce côté j'entendis Fritz crier:
«Mon père, je le vois distinctement maintenant! Son corps est d'une couleur verdâtre! Que pensez-vous de cela?
MOI. Fuyons! fuyons, mes enfants! Allons nous réfugier dans le fond de notre grotte, et fermons-en bien les ouvertures!
FRITZ. Pourquoi donc?
MOI. Parce que je suis certain que c'est un serpent monstrueux qui s'avance vers nous.»
Nous nous hâtâmes de revenir au logis, et nous fîmes toutes nos dispositions pour la défense. Les fusils furent chargés, la poudre et le plomb versés dans les poudrières. Plus le terrible animal avançait, plus je me confirmais dans l'idée que c'était un boa. Ce que j'avais entendu raconter de la force de ces animaux m'effrayait extrêmement, et je ne savais quel moyen mettre en usage pour l'empêcher de parvenir jusqu'à nous; il était trop tard pour retirer les planches de notre pont. Il fallait donc se résigner à attendre qu'il fût à portée pour essayer de nous en défaire à coups de fusil.
L'animal cependant arriva près du pont, et, comme s'il eût senti une proie de notre côté, se dirigea, après quelques hésitations, droit vers la grotte. Nous étions montés dans le colombier pour observer ses mouvements. Il était à peine à trente pas de nous, quand Ernest, plus par un sentiment de peur que par désir de le tuer, lui lâcha son coup de fusil. Ce fut le signal d'une décharge générale, du moins de la part de Jack, de Franz et de ma femme, qui s'était aussi munie d'un fusil; mais les coups étaient mal dirigés, et les balles s'étaient perdues, ou n'avaient rien fait sur l'écaille du monstre, car il se détourna et se mit à fuir. Fritz et moi, qui avions gardé nos coups, nous fîmes feu alors, mais sans montrer plus de bonheur ou d'adresse; car le boa redoubla de vitesse, et courut avec une célérité prodigieuse s'enfoncer dans le marais où Jack avait manqué de perdre la vie, et disparut bientôt, caché par les roseaux qui le couvraient.
Nous commençâmes à respirer, et l'on se mit à discourir sur les formes effrayantes de ce terrible ennemi; la peur en avait grandi les proportions à tous les yeux: on n'était pas même d'accord sur les couleurs de la robe. Pour moi, j'étais dans la plus grande perplexité, ne sachant comment connaître la retraite du boa, ni avertir mes enfants de son approche. Je me creusai la tête pour trouver un moyen de le tuer. Il ne fallait pas songer à nous exposer en rase campagne contre un pareil ennemi, car nos forces réunies nous auraient été d'un bien faible secours; aussi je défendis, jusqu'à nouvel ordre, de sortir de la grotte sans ma permission expresse; et j'eus toujours soin d'avoir quelqu'un l'œil au guet pour tâcher de connaître les mouvements du boa.
CHAPITRE VI
Mort de l'âne et du boa.—Entretien sur les serpents venimeux.
Pendant trois longs jours d'angoisses, la crainte de notre redoutable voisin nous tenait comme assiégés dans notre demeure; car je fis observer sévèrement ma défense, n'y manquant moi-même que dans le cas d'absolue nécessité, et alors même je ne m'éloignais que de quelques centaines de pas. Cependant l'ennemi ne donnait pas le moindre signe de sa présence, et l'on aurait pu croire qu'il avait quitté sa retraite, si nos oies et nos canards, qui avaient établi leur demeure dans l'étang, ne nous eussent donné des annonces trop fidèles de son terrible voisinage. Tous les soirs, lorsque ces paisibles animaux regagnaient le logis, après leur excursion sur la mer et sur les côtes voisines, nous les voyions planer longtemps au-dessus de leur ancienne demeure, témoignant par leurs cris et le battement de leurs ailes une agitation inaccoutumée; enfin, après avoir longtemps voltigé au-dessus de la baie du Salut, ils allaient prendre gîte dans l'île des Poissons.
Mon embarras augmentait de jour en jour. L'ennemi, retiré sous d'épaisses broussailles et au centre d'un terrain marécageux, était trop bien à l'abri de nos coups pour que je pusse me décider à courir le risque d'une attaque; mais, d'un autre côté, il n'était pas moins cruel de demeurer ainsi dans une captivité funeste à nos occupations, et réduits, pour ainsi dire, aux travaux du logis.
Au moment où la position commençait à devenir critique, notre vieil âne nous tira d'embarras par un de ces traits de pétulance aveugle, caractéristique de sa race, et qui lui laissait peu de prétentions à la gloire attribuée dans les premiers temps aux oies intelligentes du Capitole.
Notre petite provision de fourrage se trouva épuisée le soir du troisième jour, et nous dûmes songer à la nourriture du bétail pendant les jours suivants. N'osant pas nous rendre au magasin à foin, il fallait, bon gré, mal gré, se résoudre à lâcher les animaux afin qu'ils pourvussent eux-mêmes à leur nourriture.
Pour échapper aux attaques du serpent, j'avais résolu d'éviter la route ordinaire, et de faire descendre le bétail jusqu'à la source du ruisseau du Chacal, parce que cet endroit, ne pouvant s'apercevoir de l'étang, était le moins exposé aux poursuites de notre ennemi. En conséquence de ce plan, aussitôt après notre déjeuner, la quatrième matinée de notre captivité, nous attachâmes nos bêtes à la queue l'une de l'autre; et Fritz, comme le plus brave de la garnison, fut chargé de monter l'onagre et de tenir la première bête par le licol, jusqu'à ce que tout le troupeau eût défilé devant lui. À la moindre apparition de l'ennemi, il avait l'ordre de prendre bravement la fuite, et, à tout hasard, de se réfugier à Falken-Horst.
Le reste de la garnison fut disposé sur la plate-forme, afin de tirer à travers les palissades, si le monstre faisait mine de sortir de sa retraite et de se diriger vers le ruisseau.
Quant à moi, je choisis un endroit avancé, d'où je pouvais tout voir sans être vu, et me retirer à temps pour prendre part à la décharge générale; car j'espérais être plus heureux cette fois que dans notre première attaque.
Avant de m'établir à mon poste, j'eus soin de faire charger toutes les armes à balle et d'attacher le bétail dans l'ordre convenu. Par malheur, ces dispositions prirent un peu de temps, et ma femme ouvrit la porte un instant trop tôt. À ce moment, le vieux grison fut pris, bien mal à propos, d'une ardeur dont je l'aurais cru incapable depuis longues années. Ranimé par trois jours de repos et de nourriture abondante, il se délivra brusquement de son licol, et en deux sauts se trouva au milieu de la cour. Pendant quelques minutes, le spectacle ne fut que plaisant; mais lorsque Fritz, déjà en selle, voulut ramener le rebelle dans les rangs, celui-ci trouva tant de douceurs dans la liberté, qu'il prit le large sans plus de cérémonie, en se dirigeant au galop vers l'étang aux Oies. Nous commençâmes par l'appeler par son nom; mais, Fritz s'étant élancé à sa poursuite, je n'eus que le temps de le rappeler à grands cris; car, au moment où l'âne arriva dans le voisinage des roseaux, nous aperçûmes avec effroi l'énorme boa se mettre en mouvement. Tandis que notre pauvre fugitif, se croyant à l'abri de toute poursuite, faisait retentir les rochers de son cri de triomphe, le monstre s'élança comme un trait sur sa proie sans défense, l'entoura de ses replis, en évitant prudemment les ruades furieuses de l'animal.
À cette vue, la mère et les enfants se rassemblèrent autour de moi en poussant un cri d'horreur, et nous contemplâmes avec compassion la triste catastrophe de notre pauvre vieux serviteur. Mes enfants murmuraient à mes oreilles: «Faisons feu! courons au secours de l'âne!» Mais j'apaisai leur ardeur guerrière par ces paroles: «Hélas! mes chers enfants, nous n'y gagnerons rien. Le monstre paraît assez occupé de sa proie pour ne pas avoir entendu nos cris. Mais qui nous garantit qu'à la moindre attaque il ne va pas tourner contre nous toute sa fureur? Puisque nous ne pouvons sauver notre pauvre fugitif, il vaut mieux demeurer dans notre retraite; car, une fois que le serpent aura commencé à engloutir sa proie, nous trouverons bien moyen de l'attaquer sans danger.
JACK. Mais comment ce vilain animal pourra-t-il avaler l'âne d'une seule bouchée? Ce serait monstrueux.
MOI. Les serpents n'ont pas de dents mâchelières pour broyer leur proie: comment se nourriraient-ils s'ils ne l'engloutissaient tout entière à la fois?
FRANZ. Mais comment le serpent fait-il pour détacher la chair des animaux dont il se nourrit? Et cette espèce de serpent est-elle venimeuse?
MOI. Non, mon enfant; mais elle n'en est pas moins terrible. Quant à la chair, il ne s'occupe pas à la détacher des os; il engloutit la peau et le poil, la chair et les os, et son estomac possède assez de vigueur pour tout digérer.
ERNEST. Il me semble impossible aussi que le serpent puisse engloutir l'âne avec ses os.
FRITZ. Regardez-le donc maintenant! Il presse sa proie à moitié morte dans ses terribles anneaux, et la broie dans ses replis jusqu'à en faire une espèce de bouillie. Et maintenant il va l'avaler sans beaucoup plus de difficulté qu'un morceau de pain.
MA FEMME. Je n'assisterai pas plus longtemps aux préparatifs de cet horrible repas, et j'emmènerai Franz avec moi, afin d'épargner à son jeune cœur les détails d'un si cruel spectacle.»
Je ne fus pas fâché de leur départ; car le drame commençait à devenir si affreux, que j'avais peine à le supporter moi-même. Tout ce que Fritz avait annoncé s'accomplit avec la lenteur naturelle à ces terribles animaux. Enfin la victime cessa de se débattre et expira après de courtes convulsions; mais le monstre ne lâcha pas sa proie, dont il commença à broyer les os avec un bruit sinistre. Bientôt il ne resta plus de reconnaissable que la tête de l'âne, sanglante et défigurée.
Alors commença la seconde partie de ce terrible spectacle. Le serpent, après avoir enduit sa proie de cette bave épaisse qui découle abondamment de ses lèvres, s'étendit dans toute sa longueur et se mit en devoir d'engloutir les membres inférieurs, et bientôt l'animal tout entier disparut dans son vaste estomac.
Cette scène avait duré depuis sept heures du matin jusque vers midi. Mon principal but, en y assistant jusqu'au bout, avait été d'attendre le moment favorable à l'attaque, et d'aguerrir l'esprit de mes enfants contre un si terrible spectacle. Le moment si longtemps attendu était enfin arrivé, et je m'écriai avec une joyeuse émotion: «En avant, camarades, rendons-nous maîtres du monstre: il est maintenant sans défense.»
À ces mots, je m'élançai le premier, mon fusil à la main; Fritz me suivait pas à pas. Jack demeura quelques pas en arrière, trahissant une appréhension bien pardonnable. Quant à Ernest, il resta prudemment dans l'intérieur des retranchements, sage précaution que je me proposai de lui reprocher plus tard.
Lorsque je me trouvai proche de l'ennemi, je tremblai en croyant le reconnaître pour un véritable boa. Son immobilité contrastait avec la manière terrible dont il roulait ses yeux étincelants.
Je lui lâchai mon coup à environ vingt pas; Fritz fit feu à mon exemple. Les deux balles avaient traversé le crâne de l'animal. Les yeux flamboyèrent; mais le corps demeura immobile comme auparavant. Nous nous hâtâmes d'achever le monstre avec nos pistolets, et bientôt il resta étendu sans mouvement.
Nos cris de triomphe attirèrent bientôt le reste de la famille sur la scène du combat. Ernest fut le premier à paraître; il fut bientôt suivi de Franz et de sa mère, qui nous reprocha doucement notre joie féroce, comparant nos cris aux hurlements des sauvages du Canada au retour d'une de leurs expéditions.
MOI. «Je suis fâché, ma chère, que notre victoire vous inspire de si fâcheuses pensées: mais la défaite de notre ennemi valait bien un cri de victoire. Remercions Dieu, qui nous a délivrés de ce fléau.
FRITZ. Je peux avouer maintenant que je n'étais guère à mon aise pendant le temps que notre captivité a duré. Je commence à respirer à cette heure; mais je n'oublierai pas que nous devons notre délivrance à l'accès subit d'indépendance de notre pauvre grison, offert en sacrifice pour le salut de tous.
ERNEST. C'est ainsi que dans ce monde le vice même peut devenir la source du bien.
FRANZ. En attendant, je regrette notre pauvre âne de tout mon cœur, et je pleurerais volontiers en pensant qu'il est perdu pour toujours.
MA FEMME. Hélas! mon cher enfant, nous plaignons tous le sort du pauvre animal; mais remercions Dieu, qui a permis que le sacrifice de sa vie en rachetât peut-être une plus précieuse.
MOI. Maintenant, mes chers enfants, que ferons-nous du serpent?
FRITZ. Je viens de le mesurer, je lui ai trouvé trente-cinq pieds de long, et il est de la grosseur d'un homme ordinaire.
FRANZ. Mais ne pourrions-nous pas manger la chair du serpent? Voilà de la viande pour quinze Jours.
TOUS. Fi donc!
FRITZ. Nous pouvons l'empailler et le garder comme une curiosité.
JACK. Plaçons-le devant la maison, la gueule béante, afin d'effrayer les cannibales qui seraient tentés de nous attaquer.
FRITZ. Oui-da! afin qu'il devienne un épouvantail pour nos animaux. Pour moi, je suis d'avis qu'on place cette merveille dans notre salle d'histoire naturelle.
MOI. Pourquoi plaisanter notre musée naissant? Toutes les collections qui commencent sont d'abord pauvres et incomplètes.
MA FEMME. Franz parle de manger la chair du serpent; mais n'est elle pas venimeuse comme celle des autres animaux de cette espèce?
MOI. En premier lieu le boa n'est pas venimeux; puis la chair des serpents venimeux n'offre aucun danger. Les sauvages n'hésitent pas à se nourrir de la chair des animaux qu'ils ont tués avec des flèches empoisonnées. Les cochons et les animaux de cette espèce mangent les serpents venimeux sans aucun inconvénient.
FRITZ. Comment peut-on distinguer les serpents venimeux de ceux qui ne le sont pas?
MOI. On les reconnaît à leurs dents, que l'animal montre aussitôt qu'il redoute un danger. Ces dents sont creuses, mais si dures et si pointues, qu'elles traversent sans peine une chaussure de cuir. Au-dessous de chaque dent se trouve une vésicule remplie de venin, qui s'ouvre à la moindre pression et laisse échapper une partie de son contenu par l'ouverture de la dent; alors le venin se répand dans la blessure, et bientôt, mêlé à la masse du sang, il produit des accidents plus ou moins graves, et souvent une mort instantanée. Un autre signe caractéristique du serpent venimeux, c'est sa tête large, aplatie, et presque en forme de cœur.
FRITZ. Quelles sont les espèces de serpents venimeux dans les contrées que nous habitons?
MOI. L'énumération de ces espèces entraînerait à trop de détails. Les principales sont le serpent à sonnettes et le serpent à lunettes.
FRANZ. C'est la première fois que j'entends parler de serpent à lunettes. Les porte-t-il sur le nez comme les hommes?
MOI. Sur le nez, non, mais sur le dos, ce qui est encore plus bizarre. Chez cet animal, la peau du cou et de la poitrine possède à un tel point la faculté de se dilater, que, lorsque le serpent est irrité, elle se gonfle comme une petite voile. Du reste, cette espèce est très-agile et douée d'un goût tout à fait prononcé pour la danse.
JACK. Ah! pour le coup, cher papa, vous voulez plaisanter. Comment peut-on danser sans jambes?
MOI. Je ne plaisante pas. Les jongleurs indiens connaissent le moyen de faire danser les serpents à lunettes au son de leur misérable musique. L'animal se dresse, et les balancements de son corps suivent la mesure de l'instrument. Ces jongleurs font un secret de leur art; mais on a découvert des plantes dont l'odeur agit sur les serpents de manière à leur ôter toute malignité, et souvent même tout sentiment. Il est vraisemblable que ces serpents apprivoisés n'ont plus leurs dents venimeuses, quoique plusieurs voyageurs soutiennent le contraire.
ERNEST. N'y a-t-il pas des serpents qu'on appelle fascinateurs?
MOI. On a attribué au serpent à sonnettes une puissance fascinatrice; on prétend que la fixité de son regard attire sa proie avec un pouvoir tellement irrésistible, qu'elle vient elle-même se livrer à la gueule béante de son ennemi.
FRITZ. Que doit-on faire contre la morsure des serpents à sonnettes?
MOI. Cet accident est rare, parce que les mouvements de cet animal sont lents toutes les fois qu'il n'est ni menacé ni blessé; mais si, par malheur, il arrivait à l'un de vous d'être mordu, le meilleur moyen serait d'enlever sur-le-champ toute la partie blessée, ou de cautériser la plaie avec une charge ou deux de poudre. On peut encore laver la plaie avec de l'eau salée et la cautériser avec un fer rouge: mais comme l'efficacité de ce dernier remède n'est pas connue, je vous engage à vous en tenir aux deux premiers.»
CHAPITRE VII
Le boa empaillé.—La terre à foulon.—La grotte de cristal.
L'entretien précédent avait rempli les premières heures qui suivirent notre délivrance. Il était temps de s'occuper du monstre abattu. Ma femme fut chargée, avec Fritz et Jack, d'aller chercher quelques provisions et d'amener notre couple de jeunes bœufs, tandis que je restai à la garde du corps avec Ernest et Franz, de peur qu'il ne devînt la proie des oiseaux ou des bêtes féroces.
Afin de punir Ernest de son excès de prudence dans l'affaire du boa, je le condamnai à composer une épitaphe pour l'âne mort. Mon petit poète prit la chose au sérieux, et, après être demeuré dix grandes minutes dans le recueillement, il se leva tout à coup, comme Pythagore après la découverte d'un problème, et s'écria: «Voici mon épitaphe; mais il n'en faut pas rire surtout.» Alors il nous récita les vers suivants avec la rougeur modeste d'un débutant:
Ici gît un pauvre âne, hélas!
Qui, pour avoir été rebelle,
Mourut du plus affreux trépas;
Mais du moins, par sa fin cruelle,
Il préserva d'un triste sort
Un père, une mère et leurs quatre enfants naufragés sur ce bord.
«Bravo! m'écriai-je, voilà des vers dont le dernier peut compter pour deux au moins, et ce sont probablement les meilleurs qui aient été composés dans cette île.»
À peine avais-je achevé de les inscrire sur le rocher qui devait servir de tombeau à la victime, que nos pourvoyeurs revinrent avec leurs provisions et l'attelage demandé.
Nous nous mîmes à l'œuvre. Les bœufs furent attelés tant bien que mal à la queue du boa, que nous transportâmes jusqu'à l'entrée de la grotte au sel, en ayant soin de soutenir la tête de peur qu'elle ne fût endommagée par les broussailles.
«Maintenant, comment nous y prendrons-nous pour écorcher l'animal? me demanda-t-on de toutes parts.
MOI. L'un de vous va monter sur le serpent et lui enfoncer le couteau dans le cou, de manière que la lame le traverse de part en part; ensuite il appuiera sur le manche, tandis que nous autres nous élèverons le corps de l'animal.
ERNEST. Nous aurons bien encore à faire avant d'être venus à bout de notre entreprise.
MOI. Je viens de songer à un nouveau moyen qui va peut-être nous réussir. Que l'un de vous détache la peau du cou dans toute son étendue. Nous partagerons ensuite les vertèbres avec la hache et le couteau. Lorsque le tronc sera séparé de la tête, vous salerez la peau et vous la couvrirez de cendre; et, quant au crâne, nous le disséquerons aussi bien que possible. Ensuite vous étendrez la peau au soleil, et ce sera une pièce d'anatomie qui fera honneur à votre cabinet.
FRITZ. À vous entendre, mon cher père, on dirait que la besogne va se faire d'elle-même; mais je vois que l'opération n'est pas si facile; car si nous ne détachons pas la peau avec la plus grande précaution, nous ne l'aurons que par lambeaux, et alors, adieu la pièce anatomique.
MOI. Où la force est inutile il faut que l'intelligence supplée: vous aurez double satisfaction à avoir accompli sans moi une opération aussi difficile.»
On se passa donc de ma coopération active, quoique les travailleurs reçussent avec reconnaissance mes avis et mes exhortations.
Il se passa encore un jour avant que le serpent fût empaillé, et je finis par y mettre assez volontiers la main, afin d'en faire un monument qui pût nous procurer autant d'honneur qu'il nous avait coûté de peines.
Afin de m'assurer que ce monstre était le seul de son espèce dans le voisinage, je résolus d'entreprendre deux excursions, l'une du côté de l'étang aux Oies, l'autre sur le chemin de Falken-Horst, d'où nous était arrivé ce redoutable ennemi.
Jack et Ernest ayant témoigné de la répugnance à m'accompagner, je ne crus pas devoir tolérer cet exemple, qui me semblait dangereux pour l'avenir. «Mes enfants, leur dis-je, la constance et la fermeté ne sont pas des qualités moins nécessaires que le courage aveugle du moment, qui souvent n'est que l'effet du désespoir. Si le boa eût laissé de ses petits dans l'étang, ils pourraient un jour tomber sur notre demeure comme celui d'hier, et nous faire repentir de notre lâcheté.»
Après de longues et minutieuses recherches dans les roseaux de l'étang, nous eûmes la joie de nous assurer qu'il n'existait aucune trace ni d'œufs, ni de petits; la place même occupée par le redoutable hôte de l'étang n'était reconnaissante qu'aux herbes foulées, qui conservaient la forme d'une espèce de nid.
Au moment où nous allions reprendre le chemin de l'habitation, nous découvrîmes l'entrée d'une grotte qui s'avançait d'une vingtaine de pas dans le flanc du rocher, et qui donnait passage à un ruisseau clair et limpide.
La voûte de la grotte était tapissée de stalactites des formes les plus riches et les plus variées. Le sol était recouvert d'une couche de sable fin et blanc comme la neige, que je reconnus, à ma grande satisfaction, pour d'excellente terre à foulon. Nous nous hâtâmes d'en prendre un échantillon, et je m'écriai: «Voici une bonne nouvelle pour votre mère, qui ne se plaindra plus de la saleté de vos vêtements; car nous lui rapportons du savon pour les laver. Et me voilà délivré pour longtemps de l'interminable travail du four à chaux.
FRITZ. Est-ce qu'on emploie la chaux dans la préparation du savon?
MOI. Les cendres lavées qui entrent dans la composition du savon ont besoin de recevoir un mélange d'eau et de chaux. C'est ce mélange qui forme le savon ordinaire, après avoir été augmenté d'une certaine dose d'huile ou de saindoux; mais, pour obtenir le savon à meilleur compte, on a imaginé de se servir d'une terre savonneuse appelée terre à foulon, parce que son emploi est d'un très-grand avantage dans le foulage des laines.»
Dans ce moment Fritz vint nous avertir que la grotte paraissait aller en s'élargissant et se terminait par une profonde excavation.
Après avoir allumé deux flambeaux pour éclairer notre marche, nous commençâmes à avancer avec la plus grande circonspection. Bientôt Fritz s'écria avec l'expression du ravissement: «Ah! cher père, c'est une nouvelle grotte au sel; le vois-tu briller comme du cristal sur le sol et les murailles?
MOI. Ce ne sont pas des cristallisations salines; car l'eau coule sur elles sans s'altérer et sans changer de goût. Je crois plutôt que nous sommes dans une grotte remplie de cristal de roche; car le lieu et le sol sont des plus favorables.
FRITZ. À tout hasard, je vais en détacher un morceau pour nous tirer d'incertitude.... Et c'est bien du cristal de roche; mais il a perdu sa transparence.
MOI. Il faut s'en prendre à la maladresse de l'ouvrier qui l'a détaché sans précaution. Il fallait creuser sa base et l'ébranler à coups de marteau jusqu'à ce qu'elle tombât d'elle-même.
FRITZ. Je vois que de toute notre belle découverte nous ne pourrons pas rapporter un seul échantillon.
MOI. Vraiment non. Mais aussi personne ne pourra nous enlever facilement notre trésor. Et plus tard, si le Ciel nous envoie la visite de quelque navire européen, nous pourrons faire marché avec le capitaine, qui se chargera de l'exploitation.»
Pendant cet entretien nous avions fini d'explorer la grotte dans tous les sens, et je jugeai qu'il était temps d'aller retrouver la lumière du jour, d'autant plus que nos flambeaux tiraient à leur fin.
En sortant de la grotte, nous aperçûmes avec étonnement le pauvre Jack assis à l'entrée et tout en pleurs. À ma voix il se leva et s'élança vers nous avec un visage qui hésitait entre le rire et les larmes.
MOI. «Qu'as-tu donc, mon enfant, à rire et à pleurer ainsi en même temps?
JACK. C'est la joie de vous revoir vivants. Je vous ai crus ensevelis sans ressource sous cette affreuse montagne. Je l'ai entendue mugir à deux reprises et trembler dans ses fondements, comme si elle allait s'écrouler tout entière.
MOI. C'est bien, tu es un bon enfant de trembler ainsi pour nous. Seulement l'affreux tonnerre qui t'a si fort effrayé n'était que le bruit de deux coups de feu que nous avons tirés pour purifier l'air.»
Jack se montra d'abord un peu incrédule; mais il s'apaisa bientôt à la vue de l'incomparable morceau de cristal que Fritz rapportait en triomphe.
Laissant les deux enfants interroger et raconter, je me mis en marche vers les bords de l'étang, où nous rencontrâmes bientôt Ernest à la place qu'il n'avait pas quittée.
En rentrant, je commençai par faire ranger les nouvelles acquisitions selon l'ordre habituel, et le reste du jour se passa à désennuyer les gardiens du logis par le récit de nos recherches et de nos aventures.
CHAPITRE VIII
Voyage à l'écluse.—Le cabiai.—L'ondatra.—La civette et le musc.—La cannelle.
Depuis l'aventure du boa, j'avais pris la résolution de chercher s'il ne serait pas possible de prévenir de pareilles attaques à l'avenir, en fortifiant l'endroit par où il était entré dans nos domaines.
L'expédition projetée ayant reçu l'approbation générale, nous commençâmes nos préparatifs avec la plus grande ardeur. Comme il s'agissait d'une absence de quinze jours, je fis préparer les provisions et les munitions en conséquence. La tente de voyage fut mise en état, et le chariot chargé de tout ce que notre prévoyance put réunir. Jamais entreprise ne nous avait occupés aussi sérieusement que celle-ci.
Lorsque l'heure du départ fut arrivée, la mère prit place sur le chariot, et Jack et Franz, leur poste accoutumé sur le dos de notre paisible attelage. Fritz et sa monture furent chargés de former l'avant-garde. Ernest et moi, nous restâmes à l'escorte du chariot. Les quatre chiens protégeaient les flancs de la caravane. Les traces récentes du boa nous guidèrent jusque dans les environs de Falken-Horst. Après avoir mis la volaille et le bétail en liberté, selon notre habitude, afin de les laisser pourvoir à leur nourriture, nous continuâmes notre route vers la métairie, où nous avions l'intention de passer la nuit.
Le silence général n'était interrompu que par le chant aigu du coq et le bêlement plaintif des brebis. En approchant de notre petite métairie, nous vîmes que tout était en ordre, comme si nous l'eussions quittée la veille. J'avais résolu de passer le reste du jour dans cet endroit délicieux, et, tandis que la mère s'occupait du repas, nous nous dispersâmes dans les environs pour achever la récolte du coton.
Après le repas, nous nous levâmes pour aller faire une reconnaissance. Alors je pris Franz pour compagnon, et je lui confiai pour la première fois une petite carabine, avec de minutieuses instructions sur son usage. Nous suivîmes la rive gauche du lac des Cygnes, tandis que Fritz et Jack allaient explorer la rive droite. Fritz était accompagné de Turc et de son chacal; j'avais gardé près de moi les deux jeunes chiens danois, dont la force et la fidélité étaient à toute épreuve. Nous longions lentement les bords du lac, à une certaine distance, contemplant avec une vive curiosité les troupes de cygnes noirs qui se jouaient à la surface. Franz n'était pas peu impatient de faire son coup d'essai et de devenir enfin utile à la communauté.
Tout à coup nous entendîmes sortir des roseaux une voix mugissante, qui ne ressemblait pas mal au cri d'un âne. Je m'étais arrêté avec étonnement, cherchant d'où pouvait venir cette musique, lorsque Franz s'écria: «C'est probablement notre ânon qui nous a suivis jusqu'ici.
MOI. Il faudrait qu'il eût pris son vol à travers les airs pour se trouver ainsi devant nous sans avoir donné signe de son passage. Je crois plutôt que c'est un butor des lacs.
FRANZ. Papa, qu'est-ce que c'est que le butor? Est-ce un oiseau? Et comment son cri est-il si éclatant?
MOI. Le butor est une espèce de héron dont la chair est aussi maigre et aussi coriace que celle de ce dernier. Son cri lui a fait donner le surnom de bœuf des eaux ou bœuf des étangs. Il ne faut pas oublier que le cri des animaux ne dépend pas de leur grosseur, mais de la conformation de leurs poumons et de leur gosier. Ainsi tu connais le chant bruyant du rossignol et du serin des Canaries, qui ne sont pourtant que de bien petits oiseaux.
FRANZ. Ah! papa, j'aurais bien du plaisir à tirer un butor. Si la chair n'est pas bonne à manger, du moins c'est un animal rare et qui fera honneur à mon premier coup de fusil.»
Pour céder à son désir, j'appelai les chiens et les lâchai vers l'endroit indiqué, tandis que Franz, l'arme appuyée contre son épaule, attendait le moment favorable. Le coup partit, et j'entendis un cri de triomphe.
«Qu'est-ce? demandai-je au chasseur à une certaine distance.
—Un agouti, me répondit-il: mais plus gros que celui de Fritz.»
M'étant approché de lui, j'aperçus, en effet, un animal qui avait quelque rapport avec un jeune cochon, et que je crus reconnaître pour le cabiai ou cavia capybara. Franz ne se sentait pas de joie d'avoir si bien réussi; et pourtant je lui dois cette justice qu'il ne vanta trop ni son adresse ni la valeur de son gibier. À ses questions répétées sur le nom de l'animal je répondis que cette espèce était rare dans nos pays, et qu'elle rentrait dans la classe de l'agouti et du paca. En même temps je lui fis remarquer les pieds palmés de l'animal, qui lui permettait de nager et de plonger pendant des heures entières. J'ajoutai que sa chair est bonne à manger, circonstance qui rehaussait encore l'importance de la capture.
Mais lorsque s'éleva l'importante question de savoir ce que nous allions faire de notre prise, Franz se trouva fort embarrassé; car ses forces ne lui permettaient pas de l'emporter, et il ne pouvait se résoudre à l'abandonner. Après de longues réflexions, je le vis sauter avec joie en s'écriant: «Je sais ce qu'il faut faire: nous allons écorcher l'animal, et je pourrai du moins l'emporter jusqu'à la ferme.
MOI. Vois, mon enfant, par cet exemple, combien les joies de ce monde sont fugitives, et comme le plaisir est suivi du regret. Si tu n'avais pas eu le plaisir de la chasse, tu poursuivrais maintenant ta route gaiement et sans souci. C'est ainsi que dans ce monde la pauvreté a son charme, et la richesse ses inconvénients.»
Au bout de quelques pas, Franz recommença à soupirer, et finit par s'écrier: «Je vais attacher mon gibier sur le dos du chien; il me le portera bien jusque là-bas.
MOI. Voilà une idée qui vient à propos pour nous tirer d'embarras.»
Nous ne fûmes pas longtemps avant d'entrer dans le petit bois de pins, et bientôt nous arrivâmes à la ferme sans avoir trouvé la moindre trace de serpent. Avant de rentrer nous avions eu l'occasion de tirer sur deux éclaireurs d'une bande de singes, et j'acquis la triste certitude que les déprédateurs rôdaient depuis peu dans les environs de notre colonie.
À notre arrivée, nous trouvâmes Ernest au milieu d'une bande de gros rats dont il achevait l'extermination. Je demandai avec surprise d'où étaient tombés ces nouveaux ennemis.
«Ernest et moi, dit la mère, nous étions entrés dans la rizière pour faire notre récolte d'épis, lorsque le singe, qui nous avait suivis avec sa corbeille, quitta subitement la digue pour s'élancer sur un objet qui s'était réfugié dans un trou voisin. Ernest, auquel ce mouvement avait échappé, fut tiré tout à coup de ses réflexions par un cri plaintif suivi d'une agitation extraordinaire et d'un cliquetis de dents vraiment formidable.
ERNEST. Je m'élançai sur les traces de mon singe pour découvrir le motif de sa brusque disparition, et je le vis bientôt aux prises avec un énorme rat qui faisait de vains efforts pour lui échapper. Mon premier mouvement fut de lever mon bâton sur cet ennemi de nouvelle espèce et de l'étendre mort à nos pieds. À l'instant même, plus d'une douzaine de gros rats me sautèrent aux jambes et au visage; mais je m'en débarrassai bientôt comme du premier. Je me mis alors à examiner leur demeure, construite en forme de cylindre et formée de limon, de paille de riz et de feuilles de roseaux rassemblés avec beaucoup d'industrie.
MOI. Mais, mon cher Ernest, quel motif de haine pouvais-tu donc avoir contre ces pauvres rats pour leur faire une guerre si acharnée?
ERNEST. Au premier moment, j'ai pensé qu'ils pouvaient être nuisibles à notre plantation, et ensuite j'ai combattu pour me défendre.
MOI. C'est bien, pourvu que cette humeur meurtrière s'arrête à la destruction des rats. Maintenant conduis-nous à la retraite de tes ennemis, afin que nous puissions l'examiner à notre aise.»
Nous le suivîmes jusque-là, et, à mon grand étonnement, j'aperçus, en effet, une sorte de hutte semblable à celle des castors, quoique sur une moindre échelle. «Il paraît, dis-je à Ernest, que les castors ont ici leurs représentants. Je croyais cependant que, comme les castors, cet animal n'habitait que les contrés septentrionales.
ERNEST. Comment? Quels représentants?
MOI. Je veux parler de tes ennemis les rats, si ces merveilleuses constructions sont leur ouvrage. Dans ce cas, ce sont des rats-castors, ainsi nommés à cause de leur ressemblance avec ces derniers sous le rapport des mœurs et de l'industrie. On appelle aussi cet animal ondatra; c'est peut-être le nom qu'il porte dans l'Amérique du Nord, sa patrie. Les morts nous fourniront d'excellentes fourrures.
ERNEST. Qu'avons-nous besoin de fourrures dans un pays aussi chaud?
MOI. Ne peuvent-elles pas nous servir à faire des chapeaux de castor, lorsque nos chapeaux de feutre seront hors de service?
ERNEST. C'est une excellente idée! De cette manière j'aurai fait une action utile à toute la colonie.»
En retournant auprès de ma femme, qui était occupée des préparatifs du repas, nous retrouvâmes Fritz et Jack revenus de leur expédition sans avoir fait aucune mauvaise rencontre. Jack avait rapporté dans son chapeau une douzaine d'œufs enveloppés dans une espèce de pellicule, et Fritz nous montra dans sa gibecière un coq et une poule de bruyère.
MOI. «J'espère que tu n'as pas tué la couveuse sur ses œufs?
FRITZ. Certainement non, mon cher père. C'est le chacal de Jack qui l'a surprise dans son nid, et qui lui a tordu le cou pendant que je tirais le coq au vol. Les œufs sont encore chauds; car je les ai enveloppés d'une espèce de filasse qui me vient des feuilles d'une plante presque semblable au bouillon-blanc.
MOI. C'est une production du Cap, où l'on emploie la pellicule de ses feuilles et de sa tige à faire des bas et des gants. Les botanistes la nomment buplevris gigantea. Nous pourrons la mélanger avec la fourrure des rats-castors pour la fabrication de nos chapeaux.
FRANZ. Nous avons donc des rats-castors, à présent? Et d'où viennent-ils?
MOI. Je vous l'expliquerai; mais, en attendant, vous pouvez en voir d'ici plus de vingt que votre frère Ernest vient d'abattre en bataille rangée.»
À ces mots ils s'élancèrent vers la hutte, où je les trouvai bientôt occupés à faire un échange amical des produits de leur chasse, tandis que la mère faisait cuire les œufs sur la cendre pour notre repas du soir.
Bientôt chacun se mit en devoir d'écorcher les rats, qui étaient de la taille d'un lapin ordinaire. Les peaux furent salées avec soin, couvertes de cendre et étendues à l'air pour sécher. Quant à la chair, nos chiens eux-mêmes la refusèrent à cause de sa forte odeur de musc.
Pendant le souper, les enfants me firent mille questions sur la cause de cette odeur de musc particulière à l'ondatra, et sur le parti qu'on en pouvait tirer.
MOI. «Cette odeur provient généralement de glandes situées entre cuir et chair dans les régions ombilicales. Elle est peut-être utile à ces animaux, soit pour se retrouver plus facilement entre eux, soit pour attirer leur proie avec plus de sûreté; cette dernière hypothèse peut être juste à l'égard du crocodile, car le musc est une excellente amorce pour le poisson.
ERNEST. Est-ce que le crocodile sent le musc? Je ne l'avais jamais entendu dire.
MOI. Pas aussi fort que la civette, mais assez pour être rangé au nombre des animaux odorants.
FRITZ. Connaît-on une grande quantité de ces animaux, et la membrane odorante occupe-t-elle chez tous la même place?
MOI. Les espèces odorantes sont nombreuses, et presque toutes les glandes se trouvent près de la région de l'anus. Le castor produit le castoreum, que la médecine emploie dans le traitement des maladies nerveuses. La civette possède les mêmes propriétés. Mais l'animal de ce genre le plus généralement connu est le musc, qui porte sa poche odorante au-dessous du nombril.
FRITZ. L'odeur de la civette est-elle la même que celle du musc?
MOI. Je ne saurais l'assurer; mais, dans tous les cas, la différence ne doit pas être bien grande.
FRITZ. Par quel procédé parvient-on à se procurer ces parfums?
MOI. En général, l'animal qui les porte les livre au chasseur avec sa vie. Il faut excepter toutefois la civette et la genette, qu'on est parvenu à apprivoiser, principalement dans le Levant et en Hollande. Pour extraire le musc, les Hollandais se servent d'une espèce de petite cuiller qu'ils introduisent dans la poche odorante de l'animal. Pour cette opération, ils enferment l'animal dans une cage, l'attirent vers les barreaux, le saisissent par la queue ou par les membres inférieurs; et, dans cette posture, il est facilement dépouillé de sa possession. L'opération se renouvelle généralement tous les quinze jours. Quant au produit, qui peut équivaloir à un quart d'once, il est versé dans un récipient de verre, et, lorsque la provision est assez considérable, on la livre au commerce.
FRANZ. Il faudra apprivoiser une civette, si nous en rencontrons; je lui ferai l'opération des Hollandais.
MOI. Sans doute, il ne restera plus qu'à l'enfermer dans le poulailler, car cet animal est grand amateur de volailles.
ERNEST. C'est pour cela que j'aimerais mieux un musc, qui ne se nourrit que d'herbe et de mousse.
MOI. Il faudrait savoir si l'herbe de tous les pays a la propriété d'engendrer le musc.
FRITZ. Est-on parvenu aussi à apprivoiser le musc pour le dépouiller de son parfum?
MOI. Je ne le crois pas. Cet animal porte son parfum dans une poche, de la grosseur d'un œuf, située au-dessous du nombril. Cette poche, percée de deux ouvertures, contient une matière huileuse et colorée, semblable à des grains noirâtres. Lorsque l'animal est mort, on l'écorche en détachant la poche odorante que l'on fixe fortement dans la peau.
«Cette dernière précaution semble destinée à prévenir toute fraude et toute altération du parfum. Un magistrat préside à l'opération, et, lorsqu'elle est terminée, il appose son cachet sur les peaux; toutefois il n'est pas rare de voir cette surveillance déjouée par l'habileté des fraudeurs, qui savent pratiquer des incisions dans la membrane et s'en approprier le contenu.»
En conversant ainsi, nous étions parvenus à la fin de notre repas, lorsque Ernest s'écria en soupirant: «Il nous manque un bon plat de dessert pour remplacer le cabiai de Franz.»
À ces mots, Jack et Fritz coururent à leurs gibecières, et firent paraître sur la table des trésors dérobés jusque-là à tous les regards.
«Tiens.» dit Jack, en plaçant devant son frère une magnifique noix de coco et quelques pommes d'une espèce inconnue, d'un vert pâle, et dont le parfum se rapprochait de celui de la cannelle.
Ernest perdit enfin contenance, tandis que les enfants couraient çà et là en se frottant les mains avec une joie malicieuse.
«Bravo! mes enfants, m'écriai-je: mais quels sont ces nouveaux fruits? Est-ce un ananas que Jack nous apporte? Avez-vous goûté cette nouvelle production?
JACK. Non, vraiment, quoique j'en eusse bonne envie; mais Fritz m'a conseillé d'attendre que maître Knips nous eût donné l'exemple, vu que ces belles pommes pourraient bien être le fruit du mancenillier.»
Je louai hautement la prudence de Fritz; mais, en ouvrant une des pommes, je reconnus clairement qu'elle n'avait aucun rapport avec le fruit du mancenillier, qui ressemble à nos pommes d'Europe, et renferme une pierre au lieu de pépins. D'ailleurs leur grosseur et leur parfum ne permettaient pas de douter plus longtemps.
Pendant que j'expliquais ces détails sur la première moitié de la pomme, le friand Knips, qui s'était glissé à mes côtés sans être aperçu, s'empara de la seconde, et sa grimace de satisfaction ne nous laissa aucun doute sur le goût de notre nouvelle découverte.
Fritz m'ayant fait quelques questions sur la nature et le nom de ce nouveau fruit, je lui répondis que je croyais le reconnaître pour la pomme cannelle, et que, dans ce cas, c'était une production des Antilles. Je demandai à Jack si l'arbre qui la portait était un arbuste.
JACK, en bâillant: «Un arbuste?... Oui! oui! certainement! Mais j'ai une terrible envie de dormir.»
Je ris de bon cœur à cette repartie, et chacun alla suivre l'exemple du dormeur. Nous passâmes la nuit étendus sur nos sacs de coton, jusqu'à ce que l'aurore du jour suivant vînt nous éveiller.
CHAPITRE IX
Le champ de cannes à sucre.—Les pécaris.—Le rôti de Taïti.—Le ravensara.—Le bambou.
Nous reprîmes notre route le long de la plantation de cannes à sucre, où nous avions construit une hutte de feuillage, et où, au retour, je comptais élever une seconde ferme. Nous nous trouvions alors dans les environs de la grande baie, au delà du cap de l'Espoir-Trompé. La hutte était encore debout, et nous n'eûmes besoin que d'étendre la tente en forme de toit pour nous former un excellent abri. Ne comptant y demeurer que jusqu'au dîner, nous ne fîmes d'autres préparatifs que ceux du repas.
Tandis que nous étions occupés à nous régaler de cannes fraîches, dont nous avions été privés depuis si longtemps, les chiens firent lever une troupe d'animaux sauvages, dont nous entendîmes distinctement la marche à travers les cannes. Je criai aussitôt aux enfants de sortir de la plantation par le chemin le plus court, afin de reconnaître à quelle espèce de gibier nous avions affaire.
À peine étais-je moi-même à cinquante pas dans la plaine, que je vis déboucher devant moi un nombreux troupeau de cochons de petite taille qui fuyaient à toutes jambes devant les chiens. Leur couleur grise uniforme, et l'ordre admirable dans lequel ils opéraient leur retraite, me les firent reconnaître pour une espèce de cochons étrangère à nos pays. À l'instant je lâchai la double détente de mon fusil, et j'eus la satisfaction de voir tomber deux des fuyards; mais le reste de la troupe fut si peu effrayé du sort de ses compagnons, que l'ordre de la marche en fut à peine dérangé. C'était un curieux spectacle que de les voir s'avancer à la file l'un de l'autre, sans que pas un cherchât à dépasser son voisin. Un régiment bien discipliné n'eût pas présenté un front plus imposant.
À peine avais-je abaissé mon arme, que j'entendis une décharge générale du côté où Fritz et Jack avaient pris position. Quelques nouvelles victimes jonchèrent le terrain, mais sans jeter le moindre désordre dans la marche de la colonne.
Toutes ces circonstances me démontrèrent clairement que nous avions affaire à un troupeau de cochons musqués, autrement appelés tajacus; et je savais que, dans ce cas, le plus pressé était d'enlever à l'animal sa poche odorante, si l'on ne veut pas que la matière huileuse pénètre toute la chair.
Je me dirigeai donc vers l'endroit du carnage, au moment où Fritz et Jack y arrivaient de leur côté pour prendre possession de leur butin.
Mes nouvelles observations m'ayant confirmé dans ma première pensée relativement à la nature et à l'importance de notre chasse, j'ordonnai aux enfants de faire subir aux morts l'opération indispensable.
Notre opération fut interrompue par le bruit de deux coups de feu dans la direction de la cabane, vers l'endroit où nous avions laissé Franz et sa mère. Je me hâtai de leur dépêcher Jack pour annoncer notre retour et ramener le chariot, dont nous avions besoin pour rapporter le butin de la matinée.
En attendant le retour de notre messager, nous rassemblâmes les cochons en un seul monceau, que nous recouvrîmes de cannes à sucre, et qui nous servit de siège jusqu'à l'arrivée du chariot. Ernest, qui l'accompagnait, nous apprit que la troupe, après s'être dirigée du côté du la cabane, avait fini par se réfugier dans la forêt de bambous. Les deux coups de fusil que nous avions entendus avaient fait deux nouvelles victimes.
«Je crois, ajouta-t-il, que le reste de la troupe s'est réfugié dans l'étang aux Bambous, au nombre de trente à quarante; mais la colonne était si serrée, qu'il m'a été impossible de les compter.»
J'engageai les chasseurs à charger le butin sur le chariot, s'il leur paraissait trop lourd pour l'emporter.
Fritz pensait que nous pourrions charger ces animaux sur le chariot, et qu'il fallait commencer par les dépouiller.
«Ils ont à peine trois pieds de long, ajouta-t-il, et c'est vraisemblablement de la race de Taïti.»
Je lui répondis qu'ils appartenaient plutôt à la race chinoise ou siamoise, qui se rencontre en Amérique.
«Au reste, ajoutai-je, je suis d'avis de les dépouiller sur place, car ils auraient le temps de se corrompre jusqu'à notre retour.»
Malgré tout notre zèle et notre activité, nous ne fûmes pas en état d'achever notre besogne pour l'heure du dîner. Une fois dépouillés, les cochons furent chargés sur le chariot sans difficulté, et nous reprîmes en triomphe le chemin du camp.
Ma femme nous reçut avec sa joie accoutumée.
«Vous m'avez bien fait attendre, ajouta-t-elle: comme il ne faut pas songer à continuer notre route aujourd'hui, j'ai fait tout préparer pour une nouvelle halte. Mais d'abord, mettez-vous à table, et mangez ce que je viens de servir.»
On lui fit voir alors le chargement du chariot, et ses enfants lui présentèrent un paquet de cannes à sucre choisies, en lui disant qu'elle devait avoir autant besoin de rafraîchissement que nous.
MA FEMME. «Je vous remercie, mes enfants, de n'avoir pas oublié votre mère. Mais dites-moi ce que vous voulez faire de cette provision de cochons; et pourquoi en avez-vous tiré un si grand nombre à la fois. Vous avez coutume d'être plus économes des présents de la nature.
MOI. Le hasard est plus coupable que nous, ma chère. Nous étions tous armés, et chacun a tiré sans s'inquiéter de son voisin. Au reste, nous ne rencontrerons pas de sitôt une occasion pareille, et d'ailleurs il n'y a pas de mal à diminuer le nombre de ces maraudeurs, dont la présence est funeste à nos cannes à sucre, et qui finiraient par détruire cette importante plantation. Nous salerons les plus gras, et le reste nourrira nos fidèles compagnons de chasse.
FRITZ. Cher père, voulez-vous me permettre de vous régaler demain avec un rôti à la manière de Taïti?
ERNEST. Mais il te faudrait des feuilles de bananier.
FRITZ. Les premières feuilles venues suffiront, pourvu qu'elles soient grandes et solides.
MOI. Va pour demain; car aujourd'hui nous avons encore beaucoup à faire. Il faut d'abord élever une hutte; ensuite il faudra dépouiller ceux des cochons qui sont demeurés entiers, saler les autres et les suspendre dans la hutte. Cette longue besogne nous retiendra bien ici une couple de jours.
JACK et FRITZ. Tant mieux, c'est un si bon endroit! Par où allons-nous commencer, mon cher père?
MOI. Vous pouvez rassembler des pieux et des branchages pour la construction de la hutte, tandis que votre mère et moi nous nous occuperons de la salaison.»
Après un repas tout à fait militaire, nous nous mîmes à la besogne. Mais bientôt l'épaisse fumée qui remplit la cabane lorsque nous eûmes commencé à présenter au feu la peau de nos cochons, força chacun d'abandonner précipitamment sa tâche pour aller respirer au grand air. Je partageai les animaux par quartiers, en remarquant que le lard ne se trouvait pas immédiatement sous la peau comme chez les cochons domestiques, mais répandu dans la masse de chair, comme chez les espèces sauvages. Puis nous préparâmes les quartiers selon la méthode indiquée, en attendant la cabane, qui ne fut prête que le soir du jour suivant, car la matinée avait été employée aux préparatifs du rôti taïtien, et Fritz avait profité de ma permission pour réclamer l'aide de ses frères dans la construction de son fourneau.
Nos cuisiniers commencèrent par creuser une fosse circulaire au fond de laquelle ils allumèrent un feu de cannes sèches, destiné à faire rougir les cailloux dont elle était à moitié remplie. Le cochon fut dépouillé, vidé, lavé et entouré de patates et de choux aromatiques. Le sel ne fut pas oublié; car nous étions peu disposés à imiter les Taïtiens dans leur antipathie pour cet assaisonnement.
Pendant ces préparatifs, ma femme hochait la tête et murmurait entre ses dents: «Pour l'amour du ciel! un cochon tout entier..., dans un fourneau de terre..., avec des cailloux rougis au feu! Ce sera un délicieux régal pour des estomacs friands, en vérité!»
Malgré ces réflexions, l'excellente femme ne nous épargna pas ses conseils sur la manière dont il fallait disposer l'animal pour qu'il pût paraître sur la table d'une manière décente, mais sans se promettre un résultat bien satisfaisant de ses peines.
À défaut de feuilles de bananier, j'avais recommandé à Fritz d'envelopper son rôti dans des écorces d'arbre pour le garantir de la cendre. On forma donc un lit d'écorce au fond de la fosse, immédiatement au-dessus des cailloux rougis. Le rôti fut déposé avec soin dans son enveloppe, et recouvert d'une seconde couche de feuilles qui reçut le reste des cailloux et de la cendre chaude. Tout l'appareil disparut bientôt sous une épaisse couche de terre, et demeura abandonné à lui-même.
La mère, qui avait regardé l'opération d'un air pensif et les bras croisés, s'écria alors les mains levées au ciel avec un désespoir comique:
«Voilà, en vérité, une misérable cuisine! Elle peut être bonne pour un sauvage; mais je doute qu'elle soit du goût d'un bon Suisse, qui, grâce à Dieu, sait ce que c'est qu'un fourneau et une broche.
FRITZ. Pensez-vous que les voyageurs aient menti en assurant que ce genre de rôti n'est pas sans charme, même pour les Européens?
MOI. C'est ce dont nous allons faire l'expérience bientôt. En attendant, aidez-moi tous à achever notre cabane; car voilà quarante jambons qui ne demandent qu'à être fumés. S'ils étaient de la grosseur de nos jambons du Nord, nous aurions pour deux ans à en faire bonne chère; mais il faut nous contenter de ce que la Providence nous envoie.»
Grâce à nos efforts réunis, la hutte fut bientôt achevée et mise en état de recevoir toute la provision. Nous allumâmes alors dans le foyer un grand feu d'herbes et de feuilles fraîches, en ayant soin de fermer hermétiquement toute issue à la fumée. De temps en temps on fournissait au foyer de nouveaux aliments; en sorte qu'en deux jours la chair de nos jambons se trouva parfaitement fumée.
Le résultat de l'opération de Fritz ne se fit pas si longtemps attendre. Au bout de deux heures, nous allâmes déterrer le merveilleux rôti, et une délicieuse odeur d'épice, qui s'exhala de la fosse aussitôt qu'elle eut été débarrassée de la cendre et des pierres, nous prouva que l'entreprise avait réussi au delà de toute espérance.
En cherchant à deviner les causes du parfum inaccoutumé qui frappait mon odorat, je finis par découvrir qu'il fallait l'attribuer à l'écorce qui avait servi d'enveloppe.
Fritz n'était pas médiocrement triomphant du succès de son premier essai de cuisine sauvage, malgré les malicieuses observations d'Ernest, qui assurait qu'il fallait en rendre grâces à l'enveloppe.
Le rôti fut bientôt entamé, et jugé savoureux à l'unanimité des suffrages. Nous donnâmes alors une nouvelle preuve de l'insatiable ambition de l'esprit humain; car il fut résolu d'employer désormais dans la cuisine ces feuilles précieuses qui avaient donné un si délicieux parfum à notre rôti.
Aussitôt après le repas, mon premier soin fut de me faire conduire à l'arbre qui avait fourni les feuilles aromatiques. J'en recueillis quelques-unes pour les jeter sur le feu de la cabane, et le résultat ne fut pas moins favorable que la première fois. Les enfants reçurent l'ordre de rassembler quelques rejetons de cet arbre précieux, afin d'en essayer une plantation autour de notre demeure.
Pendant que ma femme débarrassait la table des restes du repas, Ernest fit entendre un gros soupir suivi de ces mots: «Après un bon morceau il faut un bon coup, disait Ulysse au cyclope qui venait d'avaler une couple de ses compagnons.»
Tout en riant du fond du cœur de cette exclamation, je permis au plaintif convive d'ouvrir nos deux meilleures noix de coco, mais de réserver un chou-palmiste pour le souper, et de faire en même temps une petite provision de vin de palmier pour le soir, double commandement qu'il exécuta avec une résignation vraiment héroïque.
Après avoir cherché longtemps si mes souvenirs ne me donneraient pas quelques renseignements sur l'arbre inconnu que nous venions de découvrir, je crus me rappeler que c'était une production de Madagascar, où on lui donne le nom de ravensara c'est-à-dire bonne feuille. Le nom botanique est agatophyllum, ou même ravensara aromatica. Son tronc est épais, et son écorce exhale une odeur aromatique, ainsi que les feuilles, qui ont beaucoup d'analogie avec la feuille du laurier. On en distille une liqueur qui réunit les trois parfums de la muscade, du girofle et de la cannelle. On tire aussi des feuilles une huile aromatique d'un grand usage dans la cuisine indienne, et aussi estimée que le girofle. Le fruit du ravensara est une espèce de noix dont le parfum est plus faible que celui des feuilles. Le bois en est blanc, dur et sans odeur.
Comme nos diverses opérations devaient nous retenir encore deux jours dans le même lieu, nous en profitâmes pour faire de grandes excursions, ne rentrant qu'à l'heure des repas ou à la fin du jour. L'après-midi de la seconde journée, j'entrepris d'ouvrir à travers la forêt de bambous une route assez, large pour donner passage à notre chariot. Nous fûmes récompensés de ce travail par plusieurs découvertes d'une grande utilité. Je remarquai, entre autres, un grand nombre de bambous de la grosseur d'un arbre ordinaire, et de cinquante à soixante pieds de haut, dont la tige nous promettait d'excellents conduits d'eau, ou même des vases fort utiles, selon la manière dont elle serait taillée. En laissant le nœud d'en haut et le nœud d'en bas, nous avions un baril; en coupant le premier, il nous restait un bassin d'une dimension raisonnable; enfin, on enlevant les deux nœuds, nous obtenions un canal propre à mille usages domestiques.
Chaque nœud était entouré d'épines longues et dures, dont je n'oubliai pas de faire une provision pour remplacer nos clous de fer quand il s'agirait de travailler du bois tendre. Je remarquai bientôt que les jeunes bambous offraient à chaque nœud une substance analogue au sucre de canne, et qui, desséchée aux rayons du soleil, prenait l'aspect de la fleur de salpêtre. Les enfants en recueillirent environ une livre, dont ils se proposaient de faire présent à leur mère.
Lorsque nous eûmes commencé à nettoyer le sol, afin de débarrasser la voie de notre chemin, je découvris une quantité de jeunes pousses, que l'épaisseur du taillis nous avait empêchés d'apercevoir jusque-là. Elles se laissaient couper au couteau comme de jeunes citrouilles, et me parurent composées, comme le chou-palmiste, d'un faisceau de feuilles superposées. Elles étaient d'un jaune pâle et de la grosseur d'un pouce environ.
Cette ressemblance m'ayant fait conjecturer qu'elles devaient être bonnes à manger, j'en rassemblai une petite provision pour notre cuisine. L'essai me parut présenter d'autant moins d'inconvénient, qu'il était urgent de les détruire, si nous ne voulions pas voir bientôt notre route disparaître sous une nouvelle forêt.
Le soir de cette journée féconde en découvertes, nous retournâmes pleins de fierté auprès de ma femme, qui ne fut pas peu surprise à la vue de notre nombreuse récolte. Les nouveaux vases pour le service domestique et le sucre de bambou intéressèrent au plus haut point sa curiosité. En bonne ménagère, toutefois, elle songea d'abord au plus solide, et serra les rejetons de bambou avec le vin de palmier et les feuilles de ravensara, afin d'en faire plus tard un usage éclairé dans la cuisine.
Le jour suivant fut consacré à une excursion du côté de Prospect-Hill, où nous arrivâmes au bout de deux heures; mais, à mon grand chagrin, je trouvai toute l'habitation dévastée par une troupe de singes, et je ne pus m'empêcher de donner au diable cette race maudite et de jurer en moi-même son entière destruction. Les moutons étaient épars dans les environs, les poules dispersées, et les cabanes en si mauvais état, qu'il aurait fallu plusieurs jours pour les réparer. Il fallait en finir avec les pillards, si nous ne voulions pas voir nos plus beaux travaux anéantis. Toutefois je dus ajourner mes projets de vengeance, afin de ne pas interrompre l'entreprise importante qui nous occupait. Malgré mon découragement, lorsque je réfléchis à notre bonheur dans tout le reste, il me sembla que cette mésaventure n'était rien en comparaison de la prospérité qui accompagnait toutes nos entreprises. Si nous n'avions éprouvé de temps en temps quelques vicissitudes de la fortune au milieu de notre paradis terrestre, qui sait si nous n'aurions pas fini par tomber dans l'orgueil et dans la paresse?
Le quatrième jour, aucun motif ne nous retenant plus au lieu de notre halte, nous nous remîmes en route par une matinée délicieuse, en suivant la nouvelle route, et avec la perspective d'atteindre avant deux heures le but tant désiré de notre expédition.
CHAPITRE X
Arrivée à l'écluse.—Excursion dans la savane. L'autruche.—La tortue de terre.
Nous arrivâmes sans mésaventure à l'extrémité de la forêt de bambous, et je fis faire halte au bord d'un petit bois dans le voisinage de l'écluse. La jonction du bois avec une chaîne de rochers inaccessibles faisait de ce lieu une position admirablement fortifiée par la nature. L'écluse proprement dite, c'est-à-dire l'étroit défilé entre le fleuve et la montagne qui séparait notre vallée de l'intérieur du pays, se trouvait à une portée de fusil en avant de nous. Le bois nous protégeait de toutes parts, et néanmoins la position était assez élevée pour permettre à notre artillerie de dominer la plaine de l'intérieur.
FRITZ. «Voici une admirable position pour y élever un fort et foudroyer l'ennemi qui voudrait entrer sans permission dans notre chère vallée. À propos, mon père, je vous ai entendu hier nommer la Nouvelle-Hollande: croyez-vous donc, en effet, que nous nous trouvions dans le voisinage de cette partie du monde?
MOI. Mon opinion est que nous sommes sur le rivage septentrional de la Nouvelle-Hollande. Mes présomptions se fondent sur la position du soleil, aussi bien que sur mes souvenirs relativement à la route tenue par le vaisseau avant son naufrage. Il y a encore une foule de petites circonstances dont la réunion semble augmenter la vraisemblance de mes calculs: ainsi nous avons les pluies des tropiques et les principales productions de ces fertiles contrées, la canne à sucre et le palmier. Mais, dans quelque région que le hasard nous ait jetés, nous n'en habitons pas moins la grande cité de Dieu, et notre sort est au-dessus de nos mérites.»
Fritz était d'avis d'élever dans ce lieu quelque bâtiment dans le genre des cabanes d'été du Kamtchatka. Cette idée me plut, et nous résolûmes de la mettre à exécution à notre retour; mais, avant tout, il fallait une reconnaissance dans l'intérieur du petit bois sur la lisière duquel avait eu lieu la délibération, afin de nous assurer que le voisinage n'offrait aucun danger.
Notre excursion s'acheva paisiblement et sans autre rencontre que celle d'une couple de chats sauvages, qui semblaient faire la chasse aux oiseaux, et qui se hâtèrent de prendre la fuite à notre approche. Bientôt nous les perdîmes de vue sans nous en inquiéter davantage.
Le reste de la matinée s'écoula bien vite, et elle fut suivie de quelques heures d'une chaleur si violente, qu'il fallut renoncer à toute occupation. Lorsque la fraîcheur du soir nous eut rendu quelques forces, nous les employâmes à mettre la tente en état de nous recevoir, et le reste de la soirée se passa en préparatifs pour le lendemain, qui était le jour destiné à la mémorable excursion dans la savane.
J'étais prêt à la pointe du jour. J'emmenai avec moi les trois aînés, parce que je croyais prudent de n'entrer en campagne qu'avec des forces imposantes. La mère demeura avec Franz à la garde du chariot, des provisions et du bétail; car nous voulions nous débarrasser de tout ce qui pouvait entraver notre marche.
Après un déjeuner réconfortant, nous prîmes joyeusement congé de la garnison, et nous nous trouvâmes bientôt près de l'écluse, au pied de notre ancien retranchement. Il était facile de reconnaître du premier, coup d'œil que c'était cet endroit qui avait servi de passage au boa, aussi bien qu'à la troupe de pécaris. Les pluies et les orages, les torrents de la montagne, enfin les singes, les buffles et tous les autres habitants de cette contrée inconnue semblaient avoir fait alliance pour détruire le premier ouvrage de l'homme sur leur sauvage domaine.
Avant d'entrer dans la savane, nous fîmes halte pour contempler l'immense plaine qui se déroulait devant nos regards. À gauche, au delà du fleuve, s'élevaient de nombreuses montagnes couvertes de magnifiques forêts de palmiers; à droite, des rochers menaçants qui semblaient percer les nuages, et dont la longue chaîne, s'éloignant graduellement de la plaine, laissait à découvert un horizon à perte de vue.
Jack et moi, nous ne tardâmes pas à reconnaître le marécage où nous avions pris notre premier buffle; puis nous dirigeâmes notre marche vers le sommet d'une colline éloignée qui nous promettait un panorama général de toute la contrée.
Nous avions traversé le ruisseau; et au bout d'un quart d'heure de marche, le pays ne nous offrit plus qu'un désert aride, où la terre, brûlée par le soleil, était sillonnée par de profondes crevasses. Par bonheur chacun de nous avait eu la précaution de remplir sa gourde; car toute trace d'humidité avait disparu, et le petit nombre de plantes que nos regards rencontraient se traînaient sans force sur le sol dévoré. J'avais peine à comprendre comment une demi-heure de marche pouvait avoir ainsi totalement changé l'aspect de la contrée.
«Cher père, me dit enfin Jack, sommes-nous venus jusqu'ici dans notre première expédition?
MOI. Non, mon enfant, nous sommes à deux milles plus loin, et nous voici au milieu d'un véritable désert. Pendant les pluies des tropiques, et quelques semaines après, le terrain se couvre d'herbes et de fleurs; mais, aussitôt que le bienfaisant arrosement du ciel a cessé, la végétation disparaît, pour ne renaître qu'à la saison prochaine.»
Pendant quelque temps le silence de notre marche ne fut interrompu que par des soupirs et des gémissements entrecoupés des exclamations suivantes: «Arabia Petroea! Pays de désolation et de malédiction! Voici assurément le séjour des mauvais esprits.
MOI. Courage et patience, mes chers enfants! Vous connaissez le proverbe latin: Per angusta ad augusta. Qui sait si la cime de la montagne ne nous réserve pas quelque consolation inattendue, si ses flancs ne vont pas nous offrir quelque source enchantée?»
Après une marche pénible de plus de deux heures, nous parvînmes, épuisés de fatigue, au terme de notre route, et chacun se laissa tomber à l'ombre du rocher, sans que la chaleur et l'épuisement nous permissent de chercher un meilleur gîte.
Pendant plus d'une heure, nous demeurâmes en silence dans la contemplation du spectacle qui s'offrait à nos regards. Une chaîne de montagnes bleuâtres terminait l'horizon à une distance de quinze à vingt lieues devant nous, et le fleuve serpentait dans la plaine à perte de vue au milieu de ses deux rives verdoyantes, semblable à un ruban d'argent, sur un tapis d'une couleur sombre et uniforme.
Depuis quelque temps, le singe et les chiens nous avaient quittés; mais personne ne songea à les poursuivre. Nous ne pensions qu'à nous reposer et rafraîchir nos lèvres avec le suc de quelques cannes à sucre qui remplissaient ma gibecière.
La faim ne tarda pas à se faire sentir, et nous nous assîmes avec plaisir autour des restes du pécari.
«Il est encore heureux, remarqua Fritz, de se trouver muni d'un morceau de rôti dans une contrée aussi peu fertile en fruits et en gibier.
—Quel rôti! interrompit Ernest; il me rappelle le rôti du cheval des Tatars, cuit sous la selle d'un cavalier du désert.
—Ah! reprit Jack, les Tatars mangent donc la chair du cheval?
—Oui, lui répondis-je; mais quant au mode de cuisson, il faut croire qu'il y a là quelque méprise des voyageurs.»
Fritz, qui venait de se lever pour examiner les environs, s'écria tout à coup: «Au nom du Ciel! qu'est-ce que j'aperçois là-bas? Il me semble voir deux hommes à cheval; en voici un troisième, et les voilà qui se dirigent, vers nous au grand galop. Ne seraient-ce pas des Arabes ou des Bédouins?
MOI. Ni l'un ni l'autre, selon toute apparence. Et d'ailleurs quelle différence fais-tu entre un Arabe et un Bédouin, lorsque tu dois savoir que le Bédouin n'est autre chose que l'Arabe du désert? Maintenant, Fritz prends ma lunette d'approche, et dis-nous ce que tu aperçois.
FRITZ. Je vois un grand troupeau d'animaux paissant, une multitude de meules de foin, et des chariots chargés qui sortent du taillis pour se diriger vers le fleuve, et qui regagnent ensuite leur retraite. Toute cette scène me paraît étrange, sans qu'il me soit possible de la suivre distinctement.
JACK. Le grave Fritz me fait tout l'effet d'un visionnaire; laisse-moi regarder à mon tour.... Oui, oui, j'aperçois des lances avec leurs banderoles flottantes. Il faut appeler les chiens et les envoyer à la découverte.
ERNEST. Passe-moi la lunette à mon tour. En vérité, voici un quatrième cavalier qui se joint aux trois premiers. D'où peut-il être sorti? Il faut nous tenir sur nos gardes et songer à la retraite.
MOI. Laisse-moi regarder: ma vue, pour être moins perçante que la vôtre, n'en est peut-être que plus sûre. Je crois que nous en avons déjà fait l'expérience une ou deux fois. Tes chariots et tes meules de foin, mon pauvre Fritz, me donneraient quelque inquiétude, si par bonheur nous n'étions hors de leur portée, car je présume que ce sont des éléphants ou des rhinocéros; quant aux animaux paissant, il est facile de les reconnaître pour des buffles et des antilopes. Et maintenant les cavaliers arabes, les pillards menaçants du désert prêts à fondre sur nous, ce sont.... Ne saurais-tu me le dire, mon cher Jack?
JACK. Des girafes, peut-être.
MOI. Pas mal deviné, quoique tu sois encore au-dessous de la réalité. Nous nous contenterons pour cette fois de voir dans ces animaux des autruches ou des casoars. Il faut leur faire la chasse afin d'en prendre une vivante, ou du moins de rapporter un trophée de plumes d'autruche.
FRITZ et JACK. Oh! cher père, quel bonheur d'avoir une autruche vivante! un grand plumet sur nos chapeaux ne serait pas non plus à dédaigner.»
À ces mots, ils coururent vers l'endroit où ils avaient vu les chiens s'enfoncer, tandis qu'Ernest et moi nous profitâmes de l'épaisseur d'un bosquet voisin pour échapper aux regards des animaux qu'il fallait approcher. Je ne tardai pas à reconnaître, parmi les plantes qui nous entouraient, une espèce d'euphorbe assez fréquente dans les endroits rocailleux. C'était le tithymale des apothicaires, dont le suc, bien que vénéneux, est d'un assez grand usage en médecine. Je fis à la hâte quelques incisions dans les tiges qui se rencontrèrent sous ma main, en me réservant d'en recueillir moi-même le suc qui en découlerait. Ernest, préoccupé de notre nouvelle entreprise, ne remarqua pas l'opération.
Nous ne tardâmes pas à être rejoints par Fritz et Jack, qui ramenaient la meute et leur fidèle compagnon. Le singe et les chiens avaient puisé dans l'eau une nouvelle activité de bon augure pour le résultat de notre entreprise.
Nous tînmes aussitôt conseil sur la manière dont il fallait ordonner l'attaque; car nous nous trouvions maintenant assez près des autruches sans défiance pour suivre de l'œil tous leurs mouvements et leurs jeux. Je comptai quatre femelles et un seul mâle, reconnaissable à son plumage d'une blancheur éblouissante. Je recommandai aux chasseurs d'en faire le principal point de mire de leur attaque.
MOI. «C'est là que Fritz va faire merveille avec son aigle: car qui sait si nous autres, pauvres bipèdes, nous viendrons à bout de notre capture? Enfin chacun fera de son mieux.
JACK. Voilà Ernest, qui a déjà gagné le prix de la course; et Fritz et moi, qui ne sommes pas tant à dédaigner.
MOI. Je sais que vous êtes d'excellents coureurs pour votre âge; mais aucun de vous n'est encore de la force de l'autruche, dont la course égale la rapidité du vent, et qui défie le galop du cheval le mieux exercé.
FRITZ. Mais alors comment les Arabes du désert parviennent-ils à s'en rendre maîtres?
MOI. Ils les chassent à cheval lorsqu'ils ne peuvent parvenir à s'en emparer par surprise.
JACK. Comment peuvent-ils les chasser à cheval, d'après ce que vous venez de nous dire tout à l'heure?
MOI. Dans ce cas même les chasseurs emploient un artifice fondé sur les habitudes de l'animal. On a observé que les autruches décrivent dans leur fuite un grand cercle de deux à trois lieues de circonférence. Les chasseurs, rassemblés d'abord en une seule troupe, se répandent rapidement sur les différents points que l'autruche doit parcourir en décrivant son cercle, et ils finissent par s'en rendre maîtres lorsque, épuisée de fatigue, elle est hors d'état de continuer sa course.
ERNEST. C'est alors que la pauvre bête cache sa tête dans un buisson ou derrière une pierre, croyant ainsi échapper à tous les regards.
MOI. On ne peut connaître le mobile d'un animal dépourvu de raison. Selon toute apparence, la pauvre créature met sa tête a l'abri, parce que c'est la plus faible partie d'elle-même, ou peut-être ne prend-elle cette position que pour mieux se défendre avec ses jambes, car on a remarqué que le cheval prend la même position lorsqu'il veut saluer son ennemi d'une ruade. Quoi qu'il en soit, nous sommes à pied, et tout l'art du cavalier nous est superflu. Il faut donc tâcher d'envelopper l'ennemi et de l'abattre à coups de fusil; mais, avant tout, commencez par retenir les chiens, car ces animaux se défient plus encore du chien que de l'homme. Si les autruches s'enfuient avant que nous soyons à portée, vous lâcherez la meute, et Fritz déchaperonnera son aigle. Leurs efforts réunis parviendront peut-être à arrêter un des fuyards, de manière à nous donner le temps d'accourir. Mais je vous recommande encore une fois l'autruche blanche, car son plumage est plus précieux, et son service plus utile.»
Après nous être séparés, nous commençâmes à nous avancer pas à pas vers les animaux sans défiance, en faisant nos efforts pour leur dérober notre marche; mais, parvenus à environ deux cents pas, il devint impossible d'échapper plus longtemps à leurs regards; la troupe commença alors à manifester une certaine agitation. Nous fîmes halte en retenant les chiens près de nous. Les autruches, tranquillisées par notre silence, firent quelques pas vers nous en manifestant leur surprise par des mouvements bizarres de la tête et du cou. Sans l'impatience de nos chiens, je crois que nous aurions pu les approcher assez pour leur jeter nos lazos; mais, les chiens étant parvenus à s'échapper ou à briser nos liens, toute la meute s'élança, sur le mâle, qui s'était avancé bravement à quelques pas en avant du reste de la troupe.
À cette attaque imprévue, les pauvres animaux prirent la fuite avec la rapidité d'un tourbillon emporté par le vent; c'est à peine si on les voyait toucher la terre. Leurs ailes, étendues comme des voiles gonflées par le vent, ajoutaient encore à la rapidité de leur course.
La rapidité prodigieuse avec laquelle les autruches se dérobaient à nos poursuites ne nous laissait aucun espoir, et, au bout d'un instant, nous les avions déjà presque perdues de vue; mais Fritz n'avait pas été moins prompt à déchaperonner son aigle et à le lancer sur la trace des fuyards. Celui-ci, prenant son vol avec la rapidité de l'éclair, alla s'abattre sur l'autruche mâle avec un effort si puissant, qu'il lui sépara presque le cou du reste du corps, et le bel animal tomba sur le sable dans les convulsions de l'agonie. Nous nous précipitâmes sur le champ de bataille pour prendre l'animal vivant s'il en était encore temps; mais les chiens nous avaient précédés, et d'ailleurs l'aigle ne les avait pas attendus pour achever son ouvrage.
Après avoir contemplé avec consternation le funeste dénouement de notre chasse, il ne nous restait plus qu'à en tirer le meilleur parti possible. Une fois débarrassés des chiens et de l'aigle, nous retournâmes l'animal afin de nous emparer des plus belles plumes de sa queue et de ses ailes, et nos vieux chapeaux reprirent un aspect de jeunesse sous ces dépouilles triomphales. Nous promenions notre nouvelle parure avec autant de fierté que les caciques mexicains, et je ne pus m'empêcher de rire de l'orgueilleuse sottise de l'homme, qui orne sa tête de la dépouille arrachée aux parties les moins nobles d'un animal sans défense.
Après un examen approfondi de l'autruche, Fritz s'écria: «C'est pourtant dommage que ce bel animal soit mort, car il porterait sans peine deux hommes de ma taille; je suis certain qu'il a au moins six pieds de hauteur sans compter le cou, qui en a bien trois à quatre à lui tout seul.
ERNEST. Comment de pareilles troupes d'animaux peuvent-elles demeurer dans des déserts qui offrent si peu de ressources pour leur nourriture?
MOI. Si les déserts étaient totalement arides, la question serait difficile à résoudre; mais ils renferment toujours quelques bosquets de palmiers et de plantes qui peuvent servir de pâture aux animaux. Il faut observer en outre que la plupart des habitants du désert sont organisés de manière à supporter de longs jeûnes, et leur course est si rapide, qu'ils traversent sans s'arrêter d'immenses étendues de sables arides.
FRITZ. À quoi servent ces espèces d'épines dont les ailes de l'autruche sont armées?
MOI. C'est probablement une défense contre leurs ennemis, qu'ils combattent à grands coups d'ailes.
JACK. Est-il vrai que l'autruche se serve de ses doigts de pieds pour lancer des cailloux derrière elle lorsqu'elle est poursuivie? Ce serait un trait d'intelligence remarquable dans un pareil animal.
MOI. Le cheval aussi, lorsqu'il galope, fait voler sous ses pieds le sable et les cailloux, et il n'y a pas plus de raisonnement de sa part que de la part de l'autruche.
FRITZ. Les autruches ont-elles un cri particulier?
MOI. Elles font entendre pendant la nuit un cri plaintif, et pendant le jour une espèce de rugissement semblable à celui du lion.»
Ernest et Jack avaient disparu de nos côtés, et je les aperçus bientôt à une certaine distance sur les traces du chacal, qui semblait leur servir de guide. Ils s'arrêtèrent auprès d'un buisson, nous faisant signe de les rejoindre au plus vite.
En approchant, nous entendîmes des cris de joie au milieu desquels il était facile de reconnaître ces mots: «Un nid d'autruche! un nid d'autruche!» et nous aperçûmes les chapeaux voltiger en l'air en signe d'allégresse.
Lorsque je fus arrivé près d'eux, j'aperçus, en effet, un véritable nid d'autruche; mais il consistait simplement en une légère excavation dans le sable, contenant trente œufs de la grosseur d'une tête d'enfant.
MOI. «Voici une découverte excellente. Seulement gardez-vous bien de déranger les œufs, de peur d'effaroucher la couveuse, et alors nous pourrons prendre notre revanche de la malheureuse chasse de ce matin. Mais dites-moi donc comment vous êtes parvenus à découvrir ce nid si bien caché.
ERNEST. La femelle qui s'est envolée la dernière m'ayant semblé sortir de terre à notre approche, je remarquai bien la place où je l'avais vue se lever. Il me vint aussitôt à la pensée qu'elle était peut-être sur son nid, et, appelant à mon aide le chacal, nous suivîmes ses traces, qui nous amenèrent où nous sommes; mais, à notre arrivée, le chacal avait déjà eu le temps de briser un œuf et d'en dévorer le contenu.
JACK. Oui, oui, et le petit était déjà presque formé et près d'éclore.
MOI. Voilà encore un tour de ce maudit chacal. Ne pourra-t-on jamais le corriger de ses penchants destructeurs?
FRITZ. Maintenant qu'allons-nous faire de cette provision d'œufs d'autruche?
JACK. Il faut les emporter et les enfouir dans le sable pour les faire éclore.
MOI. Voilà qui est facile à dire; mais tu aurais dû commencer par en calculer le nombre et la grosseur. Chaque œuf pèse au moins trois livres, ce qui donne un total de quatre-vingt-dix livres. Et d'ailleurs, comment les déplacer sans les briser? Le meilleur parti est de les laisser ici jusqu'à demain matin, et de revenir les chercher avec le chariot ou avec une de nos bêtes de somme.
FRITZ. Ah! cher père, permettez-nous d'en prendre un ou deux comme échantillons. Ils sont si curieux.
MOI. Je vous laisse toute liberté à cet égard; mais levez-les avec le plus grand soin; car, lorsque la couveuse remarque le moindre désordre dans son nid, elle brise tout ce qu'il contient, ce qui ne ferait pas notre affaire.»
Ils ne se le firent pas répéter deux fois; mais bientôt je les vis dans un grand embarras pour venir à bout de leur fardeau. Sentant que mes conseils leur étaient nécessaires, je leur fis couper quelques tiges de bruyère, en les engageant à suspendre un œuf à chaque extrémité, de la même manière que les laitières hollandaises portent leurs pots de lait. En quittant le nid, nous avions pris la précaution d'en marquer la place avec une espèce de croix en bois, afin de ne pas nous tromper le lendemain.
Pour regagner notre halte du matin, nous nous rapprochâmes des rochers, et je résolus d'aller retrouver au plus vite la caverne du Chacal, afin d'y passer le reste du jour.
Les enfants reçurent l'injonction d'exposer les œufs au soleil, afin qu'ils conservassent leur chaleur naturelle; mais je n'étais pas peu embarrassé de savoir comment nous parviendrions à les garantir de la fraîcheur du soir.
Nous ne tardâmes pas à atteindre la rive du petit étang où les chiens s'étaient désaltérés le matin; cet étang paraissait alimenté par quelque source souterraine, et donnait naissance à un petit ruisseau. Tout le voisinage était couvert de traces récentes d'antilopes, de buffles et d'onagres; mais nous n'y reconnûmes aucun vestige de serpent, ce qui était plus important pour nous.
Nous profitâmes de la fraîcheur du ruisseau pour prendre quelque nourriture et remplir nos gourdes vides. Pendant ce temps, le chacal avait tiré sur le sable une masse ronde et noirâtre, qu'il s'apprêtait à attaquer avec ses dents, lorsque son maître la lui arracha pour me la faire examiner. Je m'emparai de l'objet, et, après l'avoir débarrassé du limon qui l'environnait, je reconnus avec étonnement que j'avais entre les mains une créature vivante: c'était une tortue de terre de la plus petite espèce, grosse comme une pomme ordinaire.
FRITZ. «Comment cet animal peut-il se trouver à une si grande distance de la mer? Le fait me paraît incroyable.
MOI. Par une raison toute simple: c'est que l'animal que tu vois est une tortue de terre, de celles qui se tiennent dans les étangs et dans les eaux dormantes. Elles vivent parfaitement dans les jardins, où elles se nourrissent de salades et d'autres herbes tendres.
JACK. Il faut en apporter quelques-unes à maman pour son jardin, et en chercher une pour notre cabinet d'histoire naturelle.»
Et, se mettant aussitôt à l'ouvrage, ils eurent bientôt rassemblé une demi-douzaine de tortues, que je plaçai dans ma gibecière.
Nous continuâmes à nous entretenir des mœurs de ces animaux, et j'ajoutai qu'il était difficile d'expliquer leur présence primitive dans ce lieu, à moins de les y supposer transportées par la voie des airs.
ERNEST et JACK. «Il faudrait être bien crédule pour le penser.
MOI. Souvent l'invraisemblable est bien voisin de la vérité, mes chers enfants. Ne pouvez-vous pas supposer, par exemple, la première tortue transportée en ce lieu dans les serres d'un oiseau de proie, sauvée par hasard de sa rapacité, et devenue le germe d'une nombreuse postérité? L'homme serait bien embarrassé d'expliquer la présence des animaux dans la plupart des endroits où on les rencontre de nos jours; car il est impossible de supposer que chaque espèce ait été créée au lieu même qu'elle occupe actuellement.»
CHAPITRE XI
La prairie.—Terreur d'Ernest.—Combat contre les ours.—La terre de porcelaine.—Le condor et l'urubu.
Toute la troupe fut bientôt sur pied pour reprendre sa route interrompue. Nous marchions maintenant au milieu d'une fertile vallée couverte d'un riant gazon et entrecoupée de bosquets délicieux. Cette contrée faisait un agréable contraste avec le désert que nous venions de parcourir. La vallée se prolongeait pendant une longueur d'environ deux lieues, en côtoyant la chaîne de montagnes qui faisait la frontière de notre domaine. Sa largeur était d'une demi-lieue, et elle était arrosée, dans toute son étendue, par le ruisseau dont nous venions de visiter la source, mais dont le cours, grossi par de nouvelles eaux souterraines, donnait la vie et la fécondité à cette délicieuse contrée.
Çà et là, dans l'éloignement, nous apercevions des troupeaux de buffles et d'antilopes qui paissaient tranquillement; mais à la vue de nos chiens, qui nous précédaient toujours de quelques centaines de pas, ils partaient comme l'éclair et ne tardaient pas à se perdre dans les profondeurs de la montagne.
La vallée, qui se dirigeait insensiblement vers la gauche, ne tarda pas à nous amener en face d'un coteau, que nous reconnûmes avec chagrin pour celui qui nous avait servi de lieu de repos dans la matinée. Voyant avec regret que cette longue marche ne nous avait pas offert une seule pièce de gibier à portée de fusil, je résolus de faire tous mes efforts pour ne pas rentrer sans quelque capture. En conséquence de cette détermination, nous prîmes chacun un des chiens en laisse, afin qu'ils ne missent pas plus longtemps obstacle à nos projets.
Nous avions encore une demi-heure de marche jusqu'à la grotte du Chacal, dont la voûte devait nous servir de gîte pour le reste du jour. J'avais fait une halte de quelques instants, afin de soulager Fritz, et Jack de leur fardeau, tandis qu'Ernest continuait sa route pour jouir plus tôt des douceurs de la grotte. Tout à coup nous entendîmes de son côté un cri d'alarme suivi d'aboiements furieux et d'un long hurlement que l'écho semblait répéter. À l'instant tout fut abandonné pour voler au secours du pauvre Ernest.
Au moment même nous le vîmes accourir sans chapeau et pâle comme la mort, et il vint tomber dans mes bras en s'écriant: «Un ours! un ours! il vient! le voici!»
C'est ici qu'il faut de la résolution, pensais-je en moi-même; et, armant mon fusil, je m'élançai au secours des chiens, qui attaquaient bravement l'ennemi. À peine avais-je eu le temps d'apercevoir l'ours qui s'avançait vers nous, que, à mon grand effroi, j'en vis un second sortir du taillis, et se diriger du côté de son compagnon.
Fritz coucha bravement en joue l'un des terribles animaux, et je me chargeai de l'autre. Nos deux coups partirent en même temps; mais, par malheur, ni l'un ni l'autre ne furent mortels; car les chiens pressaient l'attaque avec tant de fureur, qu'il nous fut impossible de trouver le moment de lâcher notre second coup, tant nous craignions de frapper l'un de nos braves défenseurs. Toutefois ma balle avait brisé la mâchoire inférieure de l'un des ours, de manière à rendre ses morsures peu dangereuses, et celle de Fritz avait traversé l'épaule du second, de sorte que ses étreintes étaient désormais plus désespérées que redoutables. Les chiens, paraissant comprendre leur avantage, redoublaient d'efforts et multipliaient leurs morsures. Enfin, impatient de terminer la lutte, je pris un pistolet dans ma main droite, et, m'approchant du plus terrible des deux animaux, je lui lâchai le coup dans la tête, tandis que Fritz, se portant sur le second, lui traversait le cœur.
«Dieu soit loué! m'écriai-je en les voyant tomber avec un sourd mugissement. Voici une rude besogne achevée. Grâces soient rendues au Ciel, qui vient de nous délivrer d'un terrible danger!»
Nous demeurâmes quelques minutes à contempler notre victoire dans un muet étonnement. Les chiens, qui s'acharnaient sur leur proie, ne nous laissèrent bientôt aucun doute sur le trépas des deux terribles animaux. Dans ce moment, Jack entonna son chant de victoire, et je le vis prendre sa course pour ramener Ernest sur le champ de bataille. Toutefois celui-ci se tint prudemment à l'écart, jusqu'à ce que les cris de Fritz et les miens lui eussent apporté le témoignage de notre complet triomphe.
Lorsqu'il fut près de nous, je lui demandai pourquoi il nous avait laissés en arrière. «Ah! reprit-il d'une voix encore tremblante, je voulais effrayer Jack en imitant le cri d'un ours lorsque je le verrais s'approcher de la caverne, et, pour me punir, le Ciel a permis qu'il s'y trouvât justement deux véritables ours.
MOI. Dieu seul sait juger quand il convient de châtier nos mauvaises pensées, et à lui seul appartient la mesure du châtiment. Il est certain que ton projet n'était rien moins que louable; car la peur la plus innocente peut avoir les résultats les plus funestes, et peut-être le pauvre Jack aurait-il éprouvé plus de mal du faux ours que toi du véritable.
FRITZ. Voyez, cher père, de quels monstres nous avons débarrassé la terre. Le plus gros a bien huit pieds de long, et l'autre pas beaucoup moins.
MOI. Quoique nous n'ayons rencontré aucune trace de serpent, nous n'avons pas moins travaillé pour notre sûreté future en nous délivrant de ces terribles ennemis.
JACK. Comment se fait-il qu'on rencontre de pareils animaux dans ces contrées? Je croyais que l'ours est un habitant des pays froids.
MOI. En effet, je ne sais trop comment expliquer leur présence sous un pareil climat, à moins de supposer que nous ayons sous les yeux une espèce particulière, et c'est une question que je ne suis pas assez savant pour décider. On a bien rencontré des ours dans le Thibet.»
Cette grave question avait peu d'importance pour nos jeunes chasseurs, encore tout entiers à la joie de notre miraculeuse délivrance. Ils se promenaient avec orgueil autour des doux monstres abattus, contemplant leurs blessures, leurs dents terribles et leurs puissantes griffes. Nous admirions en même temps la force de leurs épaules et de leurs reins, la grosseur de leurs membres, l'épaisseur et la richesse de leur fourrure.
«À présent, qu'allons nous faire de notre miraculeux butin? demandai-je enfin à mes compagnons.
FRITZ. Il faut commencer par les écorcher, la peau nous fournira d'excellentes fourrures.
ERNEST. Une de ces peaux me conviendrait assez pour me servir de lit de camp dans des expéditions aussi fatigantes que celle-ci.»
Je mis fin à la délibération en exhortant chacun à commencer au plus vite ses préparatifs de départ, car l'heure avançait, et il fallait être de retour le lendemain de grand matin avec notre attelage. «En outre, ajoutai-je, plusieurs de nos chiens ont reçu de légères blessures pour lesquelles les soins de votre mère sont indispensables. Vous êtes vous-mêmes trop épuisés de cette longue marche et de notre combat pour songer à passer ici une nuit fatigante et peut-être périlleuse.»
Mon projet de retour reçut une approbation générale; car, depuis l'apparition des ours, personne ne se souciait de passer la nuit dans un si redoutable voisinage. Mes compagnons ne furent pas fâchés non plus de se voir débarrassés de leurs œufs d'autruche, que je leur conseillai de laisser enfouis dans le sable chaud jusqu'à ce que nous eussions le loisir de retourner les prendre avec les précautions convenables. Après les avoir placés à une certaine profondeur, afin de les dérober aux attaques des chacals et des autres animaux de proie, nous quittâmes ce lieu de terreur et de triomphe. La perspective d'un bon gîte et d'un souper réconfortant semblait nous donner des ailes, et toute fatigue était oubliée.
Le soleil se couchait lorsque nous arrivâmes au camp, où l'accueil ordinaire nous attendait. Par bonheur il ne restait plus rien à faire au logis, et nous ne pouvions assez remercier ma femme d'avoir tout préparé pour un repas dont nous avions si grand besoin.
Naturellement l'entretien roula sur notre dernière aventure, dont les détails héroïques frappèrent d'admiration les oreilles étonnées de nos deux auditeurs.
La conclusion du récit fut une invitation pressante à se rendre le lendemain sur le champ de bataille avec armes et bagages, pour y délibérer sur le parti à prendre relativement à notre importante capture.
Ma femme me raconta à son tour qu'elle n'était pas demeurée inactive durant notre absence. Avec l'aide de Franz elle s'était frayé un passage à travers le taillis jusqu'au rocher le plus voisin, au pied duquel ils avaient découvert un lit considérable d'argile qui peut-être nous fournirait plus tard de la porcelaine. Elle prétendait aussi avoir reconnu une espèce de fève sauvage grimpante, qui s'attachait comme le lierre aux tiges des grands arbres. Enfin ils avaient employé les bêtes de somme à transporter une provision de bambous pour nous préparer les premiers matériaux de l'édifice projeté.
Je la remerciai de ses peines, dont je comptais tirer parti en temps convenable. Pour commencer le cours de mes expériences, je pris une couple des morceaux de l'argile nouvellement découverte, et je les plaçai au milieu d'un grand brasier allumé pour la nuit. Nos chiens firent le cercle accoutumé autour du foyer, et les enfants fatigués s'étendirent sous le toit léger de la tente. Après avoir allumé une de nos torches, je pris ma place à l'entrée, et bientôt le Ciel fit descendre sur notre habitation un sommeil bienfaisant.
Le lendemain, mon premier soin fut de courir au foyer, où je trouvai mes deux morceaux d'argile parfaitement vitrifiés. Seulement la fusion avait peut-être été trop rapide, inconvénient auquel je me proposai de remédier plus tard. En un instant nos devoirs de piété furent accomplis, notre déjeuner avalé, le chariot attelé, et nous prîmes le chemin de la caverne, dans le voisinage de laquelle nous arrivâmes bientôt sans le moindre accident.
Au moment où l'entrée de la caverne commençait à s'apercevoir, Fritz, qui nous précédait de quelques pas, s'écria à demi-voix: «Alerte! alerte! si vous voulez voir une troupe de coqs dinde qui nous attend probablement pour célébrer les funérailles des défunts. Mais il paraît qu'il y a là un veilleur de morts qui les tient à distance du lit mortuaire.»
Après avoir fait quelques pas en avant, nous aperçûmes effectivement un gros oiseau dont le cou dépouillé et d'un rouge pâle était entouré d'un collier de plumes blanches descendant sur la poitrine; le plumage du corps et des ailes me parut d'un brun foncé, et ses pieds crochus semblaient armés de serres redoutables.
Ce singulier gardien tenait l'entrée de la caverne comme assiégée, de manière à en interdire l'approche aux oiseaux plus petits qui planaient au-dessus des cadavres.
Il y avait quelques instants que nous considérions ce bizarre spectacle, lorsque j'entendis au-dessus de ma tête comme un bruit pesant d'ailes, et en même temps j'aperçus une grande ombre se projeter sur le sable dans la direction de la caverne.
Nous nous regardions tous avec étonnement, lorsque Fritz fit feu en l'air, et nous vîmes un oiseau énorme tomber sur la pointe du rocher, où il se brisa la tête, tandis que son sang s'échappait par une large blessure.
Un long cri de joie succéda à notre silence, et les chiens s'élancèrent sur les traces de Fritz, au milieu d'une nuée d'oiseaux sauvages qui nous saluaient de leurs cris discordants. Cependant le gardien de la caverne hésita encore à abandonner son poste; enfin, lorsque Fritz n'était plus qu'à une portée de pistolet, il se leva lentement, à notre grand regret, et, s'élançant dans les airs d'un vol majestueux, nous le vîmes bientôt disparaître à nos regards. Mais Ernest abattit encore un retardataire.
«Ah! dis-je à Fritz, voilà de diligents croque-morts. Encore un jour, et ils nous auraient épargné toute la peine des funérailles. Ce sont de véritables tombeaux vivants, où les cadavres disparaissent aussi vite et aussi sûrement que dans le meilleur sarcophage.»
À ces mots, j'entrai avec précaution dans la caverne, et je reconnus avec joie que les deux cadavres étaient encore intacts, à l'exception des yeux et de la langue. Je me félicitai de ce que nous étions arrivés à temps pour sauver le reste.
Alors commença la visite de nos deux victimes ailées, dont l'odeur ne trahissait que trop la nature et l'espèce. Toutefois ma femme ne renonçait pas à son idée favorite, que nous avions devant les yeux des poules dinde. Après un examen approfondi, il fallut se résoudre à les reconnaître pour des oiseaux de proie: l'un pour le vautour noir ou l'urubu du Brésil; l'autre pour le condor.
Nous nous mîmes en devoir de dresser notre tente à l'entrée de la caverne, de manière à appuyer son extrémité sur le rocher. En faisant tomber quelques éclats de pierre qui gênaient notre travail, je m'aperçus que l'intérieur du rocher était formé d'une espèce de talc, traversé par des veines d'asbeste; je reconnus aussi dans les fragments quelques traces de verre fossile, dont la découverte me charma.
Il s'agissait maintenant de dépouiller sans retard les deux terribles animaux. Pour rendre l'opération plus facile, nous les suspendîmes à une forte tige de bambou, solidement fixée dans le sol de la caverne, pendant que ma femme était chargée de construire un foyer et de déterrer les œufs d'autruche, afin de les exposer aux rayons du soleil.
Les deux ours me donnèrent beaucoup de peine, tant à cause de la difficulté de l'opération qu'en raison de l'adresse dont il fallait faire preuve pour dépouiller la tête sans gâter la peau.
«Mais, à propos, que voulez-vous faire de ces deux têtes? demandai-je aux enfants lorsque je fus venu heureusement à bout de mon entreprise.
FRITZ. Nous nous en ferons des masques de guerre pour aller à la rencontre des sauvages. Les insulaires de Taïti et des îles Sandwich ont coutume d'en porter de pareils.
ERNEST. Il vaudrait bien mieux nous en faire des manteaux à la manière des anciens Germains, en conservant la tête en guise de casque, de façon que la gueule béante paraisse menacer l'ennemi.
MOI. Nous verrons à nous décider lorsque j'aurai mis la dernière main à mon ouvrage. Peut-être faudra-t-il nous contenter d'en faire un nouvel ornement pour notre muséum.»
Nous ne quittâmes notre travail que pour obéir à la voix de ma femme, qui nous annonçait l'heure du dîner. Remarquant à la fin du repas un reste d'eau tiède dans la marmite, j'appelai les enfants pour leur dire que je serais curieux de savoir dans quel état se trouvaient les œufs d'autruche, ajoutant que, si l'intérieur était gâté, je ne voyais pas la nécessité de nous charger plus longtemps d'un fardeau inutile.
FRITZ. «Mais comment saurons-nous à quoi nous en tenir? Faudra-t-il casser les œufs? et, dans ce cas, à quoi peut servir l'eau de la marmite?
MA FEMME. Nous y plongerons les œufs, et, si quelque mouvement se fait remarquer dans l'eau, qu'en faudra-t-il conclure pour la nature du contenu?
JACK. Ah! je comprends. Mais pourquoi prendre de l'eau tiède?
MA FEMME. Parce que l'eau froide ou bouillante amènerait infailliblement la mort du petit.»
L'épreuve eut lieu immédiatement, et elle nous donna la triste assurance que l'œuf était sans vie.
Les enfants voulaient immédiatement briser la coquille; mais je m'y opposai, en faisant observer qu'elle pourrait nous servir en guise de tasse ou d'écuelle.
FRITZ. «J'aurais pourtant grand plaisir à voir si l'autruche est déjà formée.
MOI. Eh bien, partage la coquille en deux moitiés, comme les calebasses, de manière qu'elle nous puisse être de quelque utilité.
FRITZ. Elle est trop dure pour que je vienne à bout de la partager avec un simple fil.
MOI. Je le pense comme toi. Nous allons donc avoir recours à un moyen plus puissant. Prends un cordon de coton, que tu tremperas dans le vinaigre. Maintenant entoure l'œuf de ton cordon, que tu auras soin d'humecter de vinaigre frais à mesure que l'ancien se desséchera, et nous ne tarderons pas à voir le cordon pénétrer peu à peu la substance calcaire de la coquille, et parvenir bientôt à la partie molle de l'œuf. Alors la coquille se séparera sans peine en deux parties égales, qui deviendront de vraies écuelles.»
Le reste du jour s'écoula rapidement parmi les travaux divers qui nous occupaient. Toutefois je finis par songer à mes tortues, qui depuis la veille étaient demeurées dans ma gibecière; après les avoir plongées dans l'eau et leur avoir présenté quelque nourriture, je les fis tomber au fond d'un sac, qui dut leur servir de demeure jusqu'à notre retour à l'habitation.