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Le Roi de Rome (1811-1832)

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CHAPITRE VI

LE DÉPART POUR L'AUTRICHE.

«Je connais les femmes, et surtout la mienne, disait Napoléon dans son dernier entretien avec Caulaincourt. Au lieu de la cour de France, telle que je l'avais faite, lui offrir une prison, c'est une bien grande épreuve. Si elle m'apportait un visage triste ou ennuyé, j'en serais désolé. J'aime mieux la solitude que le spectacle de la tristesse ou de l'ennui. Si l'inspiration la pousse vers moi, je la recevrai à bras ouverts. Sinon, qu'elle reste à Parme ou à Florence, là où elle régnera enfin. Je ne lui demanderai que mon fils…» Le malheureux Empereur n'aura ni l'un ni l'autre. Il a bien jugé sa femme quand il ne l'a pas crue capable de subir une grande épreuve et quand il a ajouté: «Je la connais. Elle est bonne, mais faible et frivole. Mon cher Caulaincourt, César peut devenir citoyen, mais sa femme peut difficilement se passer d'être l'épouse de César…[120].» Il n'avait pas tout prévu. Un prochain avenir allait montrer en Marie-Louise non seulement une épouse faible et frivole, mais oublieuse de sa dignité, insoucieuse du trône sur lequel elle était montée.

Je sais bien que dans le moment même, c'est-à-dire à l'heure du départ, Marie-Louise n'aurait pas demandé mieux, si son père l'y eût encouragée, de rejoindre l'Empereur et de partir avec lui pour l'île d'Elbe. Elle le dit même à Caulaincourt qui était venu la voir de la part de Napoléon. Elle le chargea sincèrement de paroles de tendresse pour lui; elle renouvela ses promesses de fidélité et d'attachement à son époux; elle jura de lui ramener bientôt son fils. Tout cela pouvait être sincère, mais ne dura que peu de temps. Marie-Louise eut le tort de penser qu'elle serait un embarras de plus pour Napoléon, tandis qu'il traverserait la France. Elle crut trop facilement aux périls qui les attendaient, elle et le roi de Rome, à ce moment, alors qu'il eût été si facile aux alliés de les protéger. Toujours est-il qu'elle céda aux instances de son père comme aux perfides conseils de son premier ministre, et qu'elle perdit ainsi l'occasion d'assurer à son nom une gloire ineffaçable. Élevée pourtant dans la pratique et le respect de la religion, elle ne se rappelait déjà plus les belles paroles des Livres sacrés qui, enveloppant l'épouse d'un voile de respect et de pureté, lui recommandent de demeurer ferme dans la foi et dans l'observance des commandements divins. C'en est fait désormais de son honneur. Pendant quelques jours encore, elle aura presque envie d'imiter la noble conduite de la princesse Augusta qui s'était attachée au prince Eugène, malgré l'opposition et les menaces de son père, le roi de Bavière, et avait opposé un non formel à toutes les promesses qu'on lui avait faites pour oublier la loi inoubliable du devoir. Mais ce ne sera qu'une velléité chez Marie-Louise. Cependant sa conscience se révoltera parfois et lui dira secrètement qu'elle est une mauvaise épouse, jusqu'au jour prochain où elle lui dira qu'elle est une mauvaise mère. Elle s'attendrira un peu; elle représentera dans une aquarelle mélancolique une jeune femme saluant de son écharpe un navire qui disparaît à l'horizon; elle versera quelques larmes, et enfin elle s'associera faiblement, puis résolument, à la politique impitoyable de l'Autriche. Elle se laissera dominer par un général de rencontre à la solde de Metternich. L'histoire ne peut plus avoir pour elle de la compassion; elle ne lui doit que du mépris[121].

Le 25 avril, Marie-Louise, accompagnée par Mmes de Montebello et de Brignole, le général Caffarelli, MM. de Saint-Aignan, de Méneval et de Bausset, le docteur Corvisart et le chirurgien Lacorner, quittait le château de Grosbois. Le roi de Rome la suivait avec Mme de Montesquiou, Mme Rabusson, Mmes Soufflot et Marchand, sous la surveillance du général Kinski et de plusieurs officiers. Marie-Louise arriva le 25 à Provins, où elle écrivit quelques mots à Napoléon, qui les reçut à Porto-Ferrajo. Le 26, elle était à Troyes, le 28 à Dijon, le 29 à Gray, le 30 à Vesoul, le 1er mai à Belfort. Le 2 mai, elle passait le Rhin, près de Huningue, et se dirigeait sur Bâle. Méneval, qui nous donne ces détails, nous apprend qu'elle reçut dans cette ville une lettre de Napoléon, datée de Fréjus, et que cette lettre éveilla dans son cœur un nouveau regret de n'avoir pas rejoint l'Empereur à Fontainebleau. «C'était, dit-il, une peine secrète, une sorte de remords qui se manifestait souvent, malgré tous les efforts qu'elle faisait pour n'en rien laisser paraître…[122].» Marie-Louise entra à Bâle à cinq heures du soir, au milieu de troupes suisses, bavaroises et autrichiennes qui lui rendirent les honneurs comme à une souveraine. Il convient de dire qu'elle se déroba aux bruyantes acclamations de la foule et demeura un jour entier chez le sénateur Wincker, sans vouloir recevoir d'autres personnes que le général Kinski et les chambellans Wrbna et de Tosi. Elle partit avec un équipage nombreux; vingt-quatre voitures la suivaient. Le roi de Rome était dans une voiture particulière avec sa gouvernante, Mme de Montesquiou. Le voyage le distrayait visiblement, mais il lui échappa tout à coup cette triste réflexion: «Pourquoi ne veut-on plus me laisser embrasser mon papa[123]?»

Marie-Louise écrivit de Zurich à son père pour lui dire que les nouvelles reçues de l'Empereur, dans sa dernière lettre, l'avaient fort impressionnée. Napoléon paraissait attristé de son passage en Provence, où il avait eu à subir les invectives de la foule, comme si les alliés, qui lui avaient maintenu le titre d'Empereur et accordé une principauté, n'auraient pas pu faire protéger son voyage avec les quatorze cents soldats qu'ils lui avaient laissés. Marie-Louise prenait sur elle d'engager son père à faire remettre à Napoléon ses objets confisqués à Orléans, sa bibliothèque et les économies qu'il avait pu réaliser sur sa liste civile. Son gendre n'était plus son ennemi; il devait avoir confiance dans sa générosité et sa bonté. Ce fut la dernière démarche qu'elle tenta auprès de l'empereur François. La façon dont elle fut accueillie devait la dissuader, d'ailleurs, de renouveler de pareilles instances. Partout on célébrait son retour, et sur son passage des députations badoises, wurtembergeoises, bavaroises venaient la saluer. Elle traversa la Suisse, passant par Schaffouse et le lac de Constance. Une fois dans le Tyrol, ce furent des ovations enthousiastes. À Innsbruck, qui appartenait alors à la Bavière et qui aurait voulu revenir à l'Autriche, on détela les chevaux de sa voiture, et les habitants la traînèrent comme en triomphe. Le soir, sous ses fenêtres, des Tyroliens firent entendre leurs chants nationaux. À la vue d'un des tableaux qui ornaient le palais d'Innsbruck et qui représentait Marie-Thérèse et Joseph II, M. de Bausset remarqua que le roi de Rome ressemblait au jeune prince autrichien. Marie-Louise fit appeler son fils. M. de Bausset le prit alors dans ses bras et l'éleva à la hauteur du tableau pour qu'on pût faire la constatation. Et chacun convint aussitôt de la ressemblance[124]. Il y avait là une flatterie de courtisan, car tous les portraits du roi de Rome—et j'ai vu personnellement les meilleurs—attestent que l'enfant impérial n'avait du type autrichien que la lèvre inférieure. Le nez, les yeux, le front, le menton sont visiblement napoléoniens. Pendant la durée de ce long voyage, le roi de Rome resta confié à sa gouvernante. «Il ne voyait sa mère, rapporte Méneval, qu'aux lieux où elle s'arrêtait. Il avait oublié le chagrin avec lequel il avait quitté les Tuileries. La nouveauté des objets qui passaient sous ses yeux le divertissait, et il en jouissait avec l'heureuse insouciance de son âge[125].» À Salzbourg, la princesse de Bavière fit un aimable accueil à Marie-Louise. À Melk, elle fut reçue par le prince Trautmannsdorf, et, près de Saint-Poelten, par l'impératrice d'Autriche, sa belle-mère, et la comtesse Lazouska, son ancienne grande maîtresse. Le 21 mai 1814, elle arriva à Schœnbrunn. Ses sœurs, Léopoldine, Marie-Clémentine, Caroline, Ferdinande et Marie-Anne, ses frères et les archiducs ses oncles, l'attendaient impatiemment. Le jeune prince François-Charles-Joseph devait être le compagnon habituel des jeux de son fils. L'archiduc Charles donna la main à Marie-Louise pour descendre de voiture. Cette fois, elle était redevenue l'archiduchesse d'Autriche. Le général Caffarelli, qui avait accompli sa mission, lui laissa une longue lettre où l'on remarque ce passage: «Dès ce moment, Votre Majesté ne s'appartient plus à elle-même; elle appartient à la postérité. Il faut donc continuer à ennoblir le malheur; et c'est la conduite de Votre Majesté qui fixera l'opinion de la France, de l'Allemagne, de l'Europe entière…[126].» Cette opinion allait bientôt être fixée.

Marie-Louise s'installa au château, au premier étage, dans un appartement voisin de celui de son fils, et donnant de côté sur l'allée centrale du parc. On le montre encore aujourd'hui aux visiteurs, et j'ai pu constater moi-même que la situation de ces appartements, entourés d'une verdure riante, devait être des plus agréables. Marie-Louise reprit ses relations de douce intimité avec ses jeunes sœurs. Le matin, elle aimait à s'occuper de son fils; elle le faisait venir à la fin du déjeuner pour lui donner quelques friandises; mais c'était Mme de Montesquiou, «noble de cœur, noble de nom», comme le dit si bien le baron d'Helfert, qui, aidée de Mme Soufflot et de sa fille Fanny, veillait sur cet aimable enfant. La fidèle gouvernante lui apprenait à prier pour son père absent, et, chaque fois qu'elle en trouvait l'occasion, elle lui en parlait, pour habituer le roi de Rome à ne pas oublier l'empereur Napoléon. Le reste du jour, Marie-Louise faisait de la musique ou du dessin, apprenait l'italien, montait à cheval ou en voiture. Ses chevaux de selle et ses objets particuliers arrivèrent bientôt au palais, venant de Rambouillet où elle les avait laissés. Elle emmenait parfois avec elle son fils, dont les Viennois ou les habitants de Schœnbrunn admiraient la grâce et le charmant visage. Le public l'appelait familièrement le petit Bonaparte, et, sauf les courtisans, personne ne songeait à le nommer «Mgr le duc de Parme», comme l'avait voulu le traité de Fontainebleau. Le 15 juin 1814, Marie-Louise alla au-devant de son père à Siegartskirchen, et revint avec lui à Schœnbrunn. L'Empereur la traitait visiblement comme une fille chérie, mais ne la considérait plus comme une souveraine. Le lendemain, François II fit une entrée triomphale à Vienne et vint remercier Dieu à la cathédrale de Saint-Étienne, où l'attendait l'archevêque Sigismond, le même qui en 1805 avait reçu à Vienne Napoléon triomphant, et qui, en 1810, avait béni son mariage par procuration. Du 29 au 30 juin, la duchesse de Montebello, Mme de Saint-Aignan et le docteur Corvisart prirent congé de Marie-Louise, ce qui lui causa quelques instants de tristesse. Bausset conservait encore ses fonctions de grand maître; Méneval, celles de secrétaire intime; M. Héreau, celles de médecin; Mme de Montesquiou, de gouvernante; Mme Soufflot, de sous-gouvernante; Mmes Hureau de Sorbec et Rabusson, celles de lectrices. Mlle Fanny Soufflot secondait sa mère auprès du petit prince, qui l'aimait tout particulièrement et ne voulait pas la quitter.»

La reine Marie-Caroline, fille de Marie-Thérèse, sœur de Marie-Antoinette, était venue s'installer au château d'Hertzersdorf, voisin de Schœnbrunn, avec l'espoir d'obtenir la reconnaissance de ses droits au trône de Naples. On sait quelle inimitié avait régné entre elle et Napoléon; mais les malheurs de l'Empereur avaient adouci les rancunes de la vieille reine. Elle ne comprenait pas que Marie-Louise fût revenue à Schœnbrunn. «Quand on est marié, disait-elle avec sa franchise ordinaire, c'est pour la vie!» Elle s'étonna de voir que Marie-Louise eût caché dans un écrin le portrait de Napoléon, le même portrait, entouré de seize gros diamants, que sa grande maîtresse avait solennellement attaché à son cou, le 7 mars 1810. Elle avait pris en affection le petit roi de Rome et le comblait de caresses. Un jour qu'elle parlait de l'Empereur avec sa nièce, elle exprima de nouveau son étonnement de ne l'avoir pas encore vue se rendre à l'île d'Elbe. «Je ne suis pas libre, répliqua tristement Marie-Louise.—On saute par la fenêtre!» s'écria Marie-Caroline. Mais sa nièce n'avait ni son audace, ni son énergie. Au bout d'un mois, Marie-Louise parut s'ennuyer de la vie monotone de Schœnbrunn, où elle n'avait pour distractions que la compagnie de ses sœurs, des archiducs Charles et Rodolphe, quelquefois de l'Empereur et de l'Impératrice. Son fils ne suffisait pas à l'occuper. Sous le coup de remords évidents, elle avait besoin, pour les dissiper, de changer de pays, de se distraire par un voyage. Schœnbrunn est cependant à quelques pas de Vienne et contient de magnifiques ombrages. Mais le calme de ce palais et de son parc ne convenait pas à l'agitation secrète de Marie-Louise. Elle voulait partir pour les eaux d'Aix que lui avait conseillées Corvisart; elle parlait de ce voyage avec affectation. Sa famille cherchait à l'en dissuader, de crainte qu'elle ne revînt pas et qu'elle ne trouvât quelque moyen de rejoindre Napoléon, car des lettres étaient venues de l'île d'Elbe qui rappelaient à l'Impératrice ses récentes promesses. Marie-Louise demanda directement à son père la permission d'aller à Aix en Savoie, espérant qu'elle pourrait de là se rendre à Parme, comme on le lui avait assuré. Celui-ci, après avoir consulté Metternich, autorisa ce voyage à deux conditions: elle laisserait son fils à Schœnbrunn et elle prendrait avec elle une personne de choix qui servirait d'intermédiaire entre elle et le cabinet autrichien. Elle accepta. Metternich avait d'abord pensé au prince Nicolas Esterhazy, puis son attention politique se porta sur le général comte de Neipperg, qui commandait une division près de Genève. Ce Neipperg avait déjà une histoire. Beau cavalier, à la chevelure blonde et au teint coloré, portant gracieusement le bel uniforme des hussards hongrois, homme distingué et élégant, quoiqu'une blessure reçue à la guerre l'eût privé d'un œil et l'obligeât à porter un bandeau noir qui coupait son front en deux, doué d'un esprit souple et astucieux, passionné pour les arts et surtout pour la musique, le comte avait enlevé la femme d'un de ses amis et en avait eu plusieurs enfants. Cela ne l'empêchait pas de mener encore joyeuse vie.

Le comte de Neipperg, né à Salzbourg en 1771, était issu d'une famille de Souabe au service de l'Autriche[127]. Il avait autant de disposition pour les négociations diplomatiques que pour les études militaires. Metternich saisit bientôt ses aptitudes et l'employa dans plusieurs missions délicates. Ce fut Neipperg qui, ministre plénipotentiaire en Suède, contribua à détacher Bernadotte de Napoléon et à montrer aux alliés «le chemin du sol sacré». Ce fut Neipperg qui poussa le roi Murat à se réunir aux ennemis de la France, le 11 janvier 1814. Ce fut encore lui qui, muni d'une lettre du roi de Bavière, osa inviter le prince Eugène à imiter un pareil exemple. On sait le refus qu'il essuya… À vrai dire, il fallait être singulièrement apte à l'intrigue pour accepter successivement de pareilles tâches. De tels services avaient attiré les regards de l'empereur d'Autriche et du premier ministre sur lui; on comprit que l'on avait affaire à un homme précieux qui, à l'occasion, ne reculerait devant aucun ordre ni aucune besogne. C'est, en effet, ce qui arriva.

Neipperg se présenta donc à Marie-Louise qui voyageait secrètement sous le nom de duchesse de Colorno, comme un officier désigné par le gouvernement autrichien pour être attaché à sa personne. Il l'accompagna de Carouge à Aix, se tenant toujours à cheval auprès de sa voiture. Méneval, qui l'observa dès son apparition, lui trouva un air bienveillant et des manières polies, mais le jugea bientôt «adroit et peu scrupuleux, sachant cacher sa finesse sous les dehors de la simplicité[128]». Marie-Louise se rappelait vaguement cet homme qui devait avoir une si grande influence sur sa destinée. C'était en 1812, à Dresde, époque à laquelle, chambellan de son père, il avait été mis pour la première fois à ses ordres. Insinuant et flatteur, actif et prudent, il devint bientôt son factotum. Ce fut lui qui lui choisit une villa aux environs d'Aix. Il eut le talent d'en trouver une qui offrait une vue charmante. Il ne laissa pas l'Impératrice s'ennuyer un moment. Il lui procura, entre autres distractions, plusieurs auditions de Talma. Il fit venir Isabey, son peintre préféré, pour qu'il s'occupât de son portrait. Il la conduisit souvent en barque sur le lac du Bourget. Enfin, il ne négligea aucune occasion de distraire cette belle égoïste qui se laissait faire et soignait minutieusement «sa fragile santé», et qui devait cependant survivre vingt-six ans à son époux. Quinze jours après son arrivée à Aix, elle écrivit à Napoléon une lettre dont M. de Bausset se chargea. Ce fut l'une des dernières. M. de Bausset, qui allait faire un petit voyage à Parme pour se rendre compte de la future résidence de sa souveraine, eut la bonne pensée de faire parvenir secrètement à l'île d'Elbe un petit buste du roi de Rome, d'une ressemblance parfaite et qui était, paraît-il, l'œuvre d'un statuaire français établi à Vienne[129]. La joie de l'Empereur fut grande en recevant cet objet si précieux. Mais ses désirs étaient loin d'être satisfaits. Ce qu'il aurait voulu avant tout, c'était la présence même de sa femme et de son fils. Le 9 août, Marie-Louise avait reçu de lui une lettre qui la suppliait de se rendre en Toscane, pour se rapprocher de l'île d'Elbe. «Vous savez combien je désire faire la volonté de l'Empereur, écrivait Marie-Louise à Méneval, qui était alors pour quelques semaines à Paris; mais, dans ce cas, dois-je la faire, si elle ne s'accorde pas avec les intentions de mon père?» Certainement, elle aurait dû obéir à son époux, qui devait, suivant toutes les lois, être préféré à son père; mais elle se bornait à se dire malheureuse et à vouloir mourir… Cette douleur et ce désespoir n'étaient que factices, car on savait que le séjour d'Aix était pour elle la fréquente occasion des plus agréables divertissements.

À cette même date, Napoléon faisait informer Méneval qu'il attendait l'Impératrice pour la fin d'août. «Écrivez-lui, disait-il au général Bertrand, que je désire qu'elle fasse venir mon fils, et qu'il est singulier que je ne reçoive pas de ses nouvelles, ce qui vient de ce qu'on retient les lettres; que cette action ridicule a lieu probablement par les ordres de quelque ministre subalterne et ne peut pas venir de son père; toutefois, que personne n'a de droits sur l'Impératrice et son fils.» Le ministre subalterne était le comte de Neipperg, qui, fidèle aux prescriptions du cabinet de Vienne, exerçait, avec autant d'adresse que de courtoisie apparente, la surveillance la plus rigoureuse sur la correspondance de Marie-Louise. Quelque temps après, le malheureux empereur renouvellera vainement sa tentative. Il fera écrire par quatre voies différentes et dira cette fois qu'il attend l'Impératrice à la fin de septembre. Ses lettres ne lui parviendront pas davantage, et Marie-Louise n'aura pas la vertu d'obéir à sa conscience et de faire son devoir en allant spontanément le retrouver. L'ingrate épouse, après sa cure, a le désir de voir quelques beaux sites de la Suisse. Le 9 septembre, on la voit à Lausanne; le 10, à Fribourg; le 11, à Berne. Elle a quitté Aix, non point parce que le gouvernement français l'a désiré[130], mais parce qu'elle a fini son traitement. Du 11 au 20 septembre, elle va visiter les glaciers de la région, en compagnie de Mme de Brignole et de M. de Neipperg, deux créatures qui semblent avoir été inventées tout exprès pour la détourner de son époux, car l'une, stylée par M. de Talleyrand, parlait adroitement contre l'Empereur, et l'autre savait qu'en disant du mal de Napoléon, il ne déplairait point à M. de Metternich et à François II. Marie-Louise rentre à Berne le 21 septembre et reçoit dans cette ville la visite de la princesse de Naples, Caroline d'Angleterre. Les deux princesses passent la journée au milieu d'agréables distractions; le soir venu, elles chantent le duo de Don Juan: La ci darem la mano, accompagnées au piano par Neipperg lui-même, aussi bon musicien que bon officier. Et, pendant ce temps, Napoléon croit sa femme malheureuse, et il gémit sur son sort déplorable!… Après une visite à Zurich et au château de Habsbourg, Marie-Louise revient à Schœnbrunn. Elle a laissé son fils pendant trois mois aux mains de sa gouvernante; elle veut bien reconnaître qu'il est «fort aimable et se porte à merveille».

On sait maintenant qu'elle aurait désiré prolonger son séjour, de façon à ne quitter la Suisse que pour aller prendre possession de ses duchés. Elle avait reçu au mois d'août un pli officiel signé de son père, relatif à l'organisation de ses nouveaux domaines. Les étrangers, c'est-à-dire les Français, n'avaient pas droit de séjour chez elle. Le comte Magnanoli allait être chargé de l'administration, et Marie-Louise espérait bien que le comte de Neipperg, devenu pour elle un compagnon indispensable, aurait, comme ministre, la haute main sur les duchés. Mais voici qu'une lettre de Metternich lui parvient peu de temps après et l'informe respectueusement que l'Empereur la dissuade de tout voyage à Parme pour le moment et l'invite même à rentrer en Autriche. Les royalistes et les jacobins se remuaient beaucoup, paraît-il; des conspirations s'ourdissaient dans l'ombre, et il fallait attendre, pour aller à Parme, des jours plus calmes. Le comte de Neipperg, avec beaucoup d'habileté et d'insistance, fit valoir toutes ces raisons et décida l'Impératrice à se soumettre. Pendant le voyage de Suisse, sa tante, Marie-Caroline, était morte. Cette fin subite attrista quelque temps Marie-Louise et lui remit en mémoire les conseils énergiques de la vieille reine, conseils qu'elle s'était bien gardée de suivre, et qu'elle allait à jamais oublier. «Les fautes dans lesquelles Marie-Louise est tombée, assure formellement Méneval, doivent être imputées à ceux entre les mains desquels elle a été un instrument de haine et de vengeance. Ses liens ont été brisés par la politique qui les avait formés[131].» Ceci ne veut pas dire que Méneval excuse Marie-Louise, car il la savait d'une nature très égoïste. Un jour de franchise, elle-même l'avait avoué à l'Empereur, qui s'était ainsi récrié: «C'est le vice le plus affreux que je connaisse[132]!»

Marie-Louise était rentrée à Schœnbrunn, au moment où la ville de Vienne recevait les souverains alliés, leurs ministres et de nombreux diplomates pour le congrès qui allait s'ouvrir un mois après. Ce fut surtout, comme on le sait, une occasion de divertissements et de fêtes de tout genre, festins, bals, concerts, représentations, carrousels, redoutes, avant d'être l'objet de discussions graves, car on était tellement heureux de la chute de Napoléon, qu'on ne pensait qu'à s'en réjouir de toutes les façons. Aussi, comme l'avait dit le prince de Ligne, le Congrès ne marchait pas, il dansait. Cependant, un grand nombre de diplomates ne se gênaient point pour déclarer aux heures graves que l'Empereur était encore trop près de l'Italie et de la France. On répétait à Vienne ce qu'on disait à Paris. «On murmure ici beaucoup, écrivait Mme de Rémusat à son mari, que l'Empereur ne demeurera point à l'île d'Elbe. On l'envoie à Sainte-Lucie ou à Madagascar.» Il est certain que le choix de cette dernière île eût été singulièrement heureux. Quelques mois de séjour dans la région fiévreuse de Majunga, et l'Europe eût été délivrée de celui qui faisait encore sa terreur et son obsession. D'autres parlaient déjà de Sainte-Hélène. Le fils n'était pas ménagé non plus. M. de Bausset dit avoir entendu à Vienne le propos suivant relatif au roi de Rome: «Quant à son fils, il fallait l'élever pour en faire un prêtre.» Qu'on ne s'étonne point de ce propos; nous lui verrons prendre bientôt une forme officielle. L'animosité contre la France, même gouvernée par un roi, n'était pas moins ostensible. Les membres du congrès de Vienne s'étonnaient d'avoir tiré un parti insuffisant de la capitulation de Paris et se reprochaient de n'avoir pas assez affaibli la France. L'un des principaux, Hardenberg ou Humboldt, disait avec un sentiment de jalousie évidente: «Il n'a fallu que trois mois à la France pour reprendre son rang et sa considération politique dans les affaires de l'Europe[133].» Aussi se concertaient-ils tous pour amoindrir son influence et pour l'exclure presque officiellement des délibérations du Congrès. On sait comment l'extrême habileté de M. de Talleyrand arriva à triompher de toutes ces intrigues et à semer la division parmi ses adversaires. Dès la première conférence, avec un sang-froid imperturbable, il ne voulut rien reconnaître de ce qui avait pu être décidé avant son arrivée entre les quatre Cours principales; il protesta contre les idées ambitieuses prêtées à la France et ne demanda que de grands égards pour elle; puis en faisant valoir, selon les instructions de Louis XVIII, le principe de la légitimité, principe d'ordre et de stabilité pour toutes les puissances, en obtenant enfin que les pouvoirs du Congrès fussent attribués aux huit Cours signataires du traité de Paris, il replaça peu à peu la France à son rang[134].

Il faut reconnaître ici,—et cela est de simple justice,—que Marie-Louise se tint à l'écart des fêtes qui ne convenaient point à sa situation, et des réunions où elle aurait pu entendre des paroles malsonnantes. Elle se reprenait à s'occuper de son fils, dont la grâce enfantine et les aimables paroles la charmaient. À ce moment même, des souvenirs touchants furent réveillés en elle. Le directeur du garde-meuble de la couronne de France fit prévenir M. de Méneval que le ministère de la maison du Roi était disposé à lui rendre le berceau du roi de Rome, ce berceau magnifique que la ville de Paris avait offert à Marie-Louise quelque temps avant la naissance du petit roi. On comprend quelles durent être les impressions de l'Impératrice, lorsqu'elle revit cette œuvre d'art qui rappelait de si belles espérances et de si douces joies!… Quelques jours avant l'ouverture du Congrès, le général autrichien Delmott mourut, et de pompeuses obsèques lui furent faites à Vienne. Le roi de Rome tint à voir le cortège, et comme le soir il racontait naïvement au prince de Ligne le plaisir qu'il avait éprouvé à voir défiler tant de soldats: «À ma mort, lui dit le prince, vous verrez bien autre chose. L'enterrement d'un feld-maréchal est tout ce que l'on petit voir de plus beau en ce genre.» Un mois après il mourait, et le petit prince pouvait admirer les régiments qui suivaient le cercueil de son vieil ami[135]. Le roi de Rome n'était conduit chez son grand-père que dans les circonstances solennelles. Celui-ci lui témoignait une réelle affection. Les sœurs de Marie-Louise étaient également fort gracieuses pour lui. Seule, l'impératrice d'Autriche lui montrait quelque froideur. Elle et ses beaux-frères parlaient de le faire entrer plus tard dans les Ordres, et il fallut plusieurs fois que l'Empereur s'interposât pour faire cesser la conversation sur un sujet qui blessait Marie-Louise. Autour d'elle s'échangeaient des propos hostiles contre Napoléon et contre son fils, propos qu'elle trouvait ensuite reproduits par les feuilles autrichiennes. C'était ce que Napoléon avait le plus redouté, et ses lettres à Joseph montrent combien il avait eu raison de craindre pour son fils le sort douloureux du fils d'Hector. Le 2 décembre 1814, Marie-Louise s'était rendue à Vienne avec le petit roi. Des curieux s'arrêtèrent avec insistance devant les armoiries impériales qui ornaient encore sa voiture et s'exprimèrent à ce sujet en termes presque inconvenants. De retour à Schœnbrunn, Marie-Louise donna à M. de Bausset l'ordre de faire effacer les armoiries et de les remplacer par son chiffre. La livrée verte des laquais fit place à une livrée bleue, et, dès ce moment, on n'appela plus Marie-Louise que la duchesse de Parme[136]. Neipperg ne la quittait pas. Ayant accepté de l'observer, de la surveiller à toute heure, il s'acquittait de cette triste mission avec un zèle particulier et une sorte de conscience. Ce qu'il empêchait surtout, c'était toute correspondance venue de l'île d'Elbe ou partie de Schœnbrunn pour cette île. Napoléon s'impatientait d'un tel silence. Il en était réduit le 10 octobre à recourir au grand-duc de Toscane pour lui demander «s'il voulait bien permettre» qu'il lui adressât chaque semaine une lettre destinée à l'Impératrice, espérant qu'il recevrait en retour des lettres d'elle et quelques mots de son fils. «Je me flatte, disait-il, que, malgré les événements qui ont changé tant de choses, Votre Altesse Royale me conserve quelque amitié.» Telle était la situation pénible à laquelle on avait osé réduire l'Empereur. Est-ce que le traité de Fontainebleau était vraiment observé ainsi? Et lorsque les alliés signèrent ce traité, tous, sauf les représentants de l'Autriche, ne crurent-ils pas que l'impératrice et le roi de Rome iraient séjourner à l'île d'Elbe, ou pourraient tout au moins correspondre avec Napoléon? Encore une fois, à quoi servait ce raffinement de cruauté?

Il est curieux d'examiner ici, comme le comporte d'ailleurs notre sujet, l'attitude du prince de Talleyrand à Vienne au sujet de Marie-Louise et de son fils, et de voir quelles impressions il transmettait à Louis XVIII sur Vienne et sur Schœnbrunn. Il réclamait Parme, Plaisance et Guastalla pour la reine ou le petit roi d'Étrurie, en raison du principe sacré de la légitimité, et parce que c'était leur patrimoine[137]. Il affirmait le 13 octobre que l'empereur d'Autriche avait déjà fait pressentir l'archiduchesse Marie-Louise «qu'il avait peu d'espoir de lui conserver Parme». En effet, devant l'opposition de la France et de l'Espagne, l'Autriche hésitait à tenir la promesse contresignée à Fontainebleau. Marie-Louise était, comme le remarque justement Méneval, «réduite au rôle d'une plaideuse[138]», et ses affaires marchaient mal. On verra bientôt que Neipperg les prit au sérieux, s'en occupa activement et, avec l'appui d'Alexandre, sut leur donner une tournure plus favorable. Dans la même lettre, Talleyrand révélait ainsi les desseins des alliés et les siens à l'égard de Napoléon: «On montre ici une intention assez arrêtée d'éloigner Bonaparte de l'île d'Elbe. Personne n'a encore d'idée fixe sur le lieu où on pourrait le mettre. J'ai proposé l'une des Açores. C'est à cinq cents lieues d'aucune terre. Le fils de Bonaparte n'est plus traité maintenant comme dans les premiers jours de son arrivée à Vienne. On y met moins d'appareil et plus de simplicité. On lui a ôté le grand cordon de la Légion d'honneur et on y a substitué celui de Saint-Étienne[139].» Un jour, le fin diplomate avait eu l'occasion de rencontrer le petit roi, et l'archiduc Charles, le lui désignant, lui dit malicieusement: «Reconnaissez-vous cet enfant?—Altesse, fit l'autre, je le connais, mais je ne le reconnais pas.» Le 12 novembre, il rappelait à Louis XVIII qu'Alexandre, contrarié de l'opposition de l'Autriche à ses vues secrètes et mécontent surtout de Metternich, aurait dit: «L'Autriche se croit assurée de l'Italie, mais il y a là un Napoléon dont on peut se servir.» À quoi Louis XVIII avait répondu à son ministre: «Je crois au propos attribué à l'empereur Alexandre au sujet de l'Italie. Il est dans ce cas de la plus haute importance que l'Autriche et l'Angleterre se pénètrent bien de l'adage, trivial si l'on veut, mais plein de sens et surtout éminemment applicable à la circonstance: Sublata causa, tollitur effectus[140].» Voilà quatre mots latins dont il ne faudrait pas trop vouloir approfondir le sens, ni étendre la portée, car on pourrait alors leur trouver une certaine ressemblance avec quelques mots français du duc de Berry dits à M. de Bruslart, à propos de Napoléon: «Ne se trouvera-t-il pas quelqu'un pour lui donner le coup de pouce?»

À la même date du 12 novembre, les ambassadeurs du roi de France écrivaient au ministre des affaires étrangères: «Nous sommes fondés à espérer de faire rendre Parme à la famille d'Espagne et de faire donner une des Légations à l'archiduchesse Marie-Louise. Si cet échange peut être observé, on en proposera le retour au Saint-Siège, dans le cas où le prince son fils mourrait sans enfants[141].» Metternich paraissait être de cet avis, car il avait laissé entendre à Talleyrand qu'il désirait «qu'une ou deux Légations fussent données à l'archiduchesse Marie-Louise et à son fils[142]». Le 23, les ambassadeurs du Roi mandent au ministre des affaires étrangères: «Si les paroles de M. de Metternich pouvaient inspirer la moindre confiance, on serait fondé à croire qu'il trouverait l'archiduchesse Marie-Louise suffisamment établie en obtenant l'État de Lucques qui rapporte cinq à six cent mille francs, et que, pour lors, les Légations pourraient être rendues au Pape et Parme à la reine d'Étrurie[143].» Mais les affaires ne prenaient pas une tournure aussi favorable. Le 30 novembre, Talleyrand écrivait au Roi que le prince de Metternich avait assuré récemment à Marie-Louise qu'elle conserverait Parme. On avait appris que Murat avait adressé à l'ex-Impératrice une longue lettre dans laquelle il lui promettait, si l'Autriche l'aidait à rester à Naples, de la faire remonter au rang dont elle n'aurait jamais dû descendre. Le 7 décembre, Talleyrand se plaignait de l'astuce de Metternich, qui ne songeait qu'à faire perdre du temps au Congrès et détournait par des fêtes multipliées son attention sur les choses graves. Cependant, le 20 décembre, il croyait pouvoir dire: «Je suis fondé à espérer que la reine d'Étrurie aura pour Parme l'avantage sur l'archiduchesse[144].» Il se trompait. Marie-Louise allait obtenir les duchés de Parme, Plaisance et Guastalla; mais son fils n'en devait pas avoir l'héritage, contrairement aux prescriptions formelles du traité du 11 avril. Ses droits, on ne se donnera pas la peine de les examiner, et sa mère, par un égoïsme sans nom, ne songera même pas à émettre la moindre protestation. L'Autriche avait trouvé cette exclusion nécessaire pour faire admettre par les alliés la concession faite à Marie-Louise.

CHAPITRE VII

LA COUR DE VIENNE ET LE RETOUR DE L'ÎLE D'ELBE.

L'influence du comte de Neipperg sur Marie-Louise se faisait sentir de plus en plus. C'est ainsi qu'il avait amené l'Impératrice à céder au désir, hautement exprimé par le prince de Metternich, de ne plus communiquer avec l'île d'Elbe et de remettre au premier ministre et à l'empereur François II les lettres qu'elle recevrait de Napoléon. Elle osa avouer ce fait à Méneval. Et, grâce à cette lâche soumission, l'empereur d'Autriche, voulant prouver jusqu'où allait son énergie personnelle, avait pu montrer aux alliés réunis à Vienne une lettre où Napoléon se plaignait, à la date du 20 novembre, du silence obstiné de Marie-Louise. Le captif de Sainte-Hélène avait dit, à ce propos, au commissaire anglais, le colonel Campbell: «Ma femme ne m'écrit plus. Mon fils m'est enlevé, comme jadis les enfants des vaincus, pour orner le triomphe des vainqueurs. On ne peut citer dans les temps modernes l'exemple d'une pareille barbarie!» Hélas! on pouvait citer l'arrachement du petit Louis XVII à sa mère et son enfance livrée à la férocité et à la perversité du savetier Simon, actes abominables qui resteront parmi les plus grandes monstruosités que l'histoire ait jamais relevées et flétries… On pouvait citer encore l'enlèvement et le meurtre du duc d'Enghien; attentat inique dont l'auteur, à son insu peut-être, subissait en ce moment même le châtiment… Mais si tout à coup la pensée de Napoléon le ramenait à la fatale matinée du 21 mars, il devait se dire avec effroi qu'il avait méconnu, onze ans auparavant, le désespoir d'un père, et qu'il n'avait pas reculé devant l'assassinat d'un jeune prince innocent, croyant en être absous par l'approbation de lâches courtisans et par la trop facile raison d'État.

Méneval, qui, en ces tristes circonstances comme partout ailleurs, se montra homme de cœur et de courage, faisait parvenir de temps à autre à l'île d'Elbe des nouvelles de Marie-Louise et du roi de Rome. La plus grande distraction de Méneval était,—il l'avoue dans ses intéressants Souvenirs—de passer chaque jour quelques heures dans l'appartement du petit prince. Il loue sans restriction sa gentillesse et sa douceur, son intelligence précoce, ses vives reparties. Il en fait alors ce gracieux portrait qui répond fidèlement à celui d'Isabey placé en tête de cet ouvrage; une chevelure blonde et bouclée, de beaux yeux bleus, un teint frais et animé, des traits réguliers. La santé de l'enfant était excellente et permettait de lui donner une instruction au-dessus de son âge. Sa dévouée gouvernante avait pour lui une tendresse et des soins exceptionnels. Elle le levait habituellement à sept heures du matin. Après une prière où le roi de Rome n'oubliait jamais son père, commençaient les leçons. Déjà l'enfant, qui allait avoir quatre ans, lisait couramment. C'était avec l'aimable fille de Mme Soufflot qu'il avait appris ses premières lettres. Il possédait quelques petites notions d'histoire et de géographie. L'aumônier de la Légation française, l'abbé Lanti, lui parlait italien; un valet de chambre lui parlait allemand; cette dernière langue ne plaisait guère au roi de Rome; il en trouvait la prononciation rude et pénible[145]. Après ses leçons, l'enfant courait à ses promenades et à ses jeux dans le parc de Schœnbrunn. Le jour des Rois, Marie-Louise donna un goûter à ses frères et à ses sœurs. Elle y fit venir son fils, et le hasard voulut qu'il trouvât la fève dans sa part de gâteau. On but à la santé du petit roi, et le jeune prince se réjouit des acclamations qui saluaient sa royauté fortuite, aussi éphémère cependant que la royauté dont son père avait cru lui assurer le pompeux héritage.

Marie-Louise ne cessait de penser aux duchés de Parme, de Plaisance et de Guastalla, que lui avait concédés le traité de Fontainebleau, sous la garantie des alliés et du gouvernement français. Mais, comme je l'ai dit plus haut, tout était remis en question par l'opposition subite de la France et de l'Espagne. Le prince de Talleyrand, qui venait de signer, avec l'Autriche et l'Angleterre, un traité secret d'alliance défensive contre la Russie et la Prusse, espérait toujours que l'Autriche abandonnerait Parme à la reine d'Étrurie ou au jeune roi, son fils. L'adroit négociateur aurait voulu également que Metternich lui sacrifiât les intérêts du roi Murat, mais il redoutait d'être moins exaucé sur ce point que sur l'autre, car il savait que le ministre de François II était passionnément épris de la reine de Naples. Ce détail faisait sourire Louis XVIII et lui inspirait ce souvenir classique: «Si Antoine abandonna lâchement sa flotte et son armée, du moins c'était lui-même et non pas son ministre que Cléopâtre avait subjugué[146]…» Dans sa lettre du 19 janvier 1815 au Roi, Talleyrand laissait entendre qu'il avait quelque motif d'espérer que l'archiduchesse Marie-Louise serait réduite à une pension considérable: «Je dois dire à Votre Majesté, ajoutait-il, que je mets à cela un grand intérêt, parce que décidément le nom de Buonaparte serait par ce moyen, et pour le présent et l'avenir, rayé de la liste des souverains, l'île d'Elbe n'étant à celui qui la possède que pour sa vie, et le fils de l'archiduchesse ne devant pas posséder d'État indépendant[147].» Le 15 février, il donnait au roi de France des détails minutieux sur l'affaire des duchés qui le préoccupait toujours. La commission, chargée des arrangements territoriaux, avait proposé de rendre à la reine d'Étrurie Parme, Plaisance et Guastalla; les Légations au Saint-Siège; Lucques, les Présides, Piombino et la réversion de l'île d'Elbe au grand-duc de Toscane. Quant à Marie-Louise, avec la pension payée par la Toscane, elle aurait eu quelques fiefs situés en Bohême. Talleyrand ajoutait que ce plan, inspiré par lui, permettrait de diminuer en Italie les petites souverainetés et d'enlever au fils de l'archiduchesse tout espoir de gouverner le moindre État. Après bien des atermoiements, François II paraissait consentir à rendre les duchés à la reine d'Étrurie et à attribuer Lucques à Marie-Louise, avec deux pensions sur l'Autriche et sur la France, à la condition que Lucques reviendrait à l'Autriche après la mort de l'archiduchesse. Talleyrand laissait entendre qu'il y aurait discussion sur ce dernier point, comme sur la pension française. Il en avait parlé à Metternich et ne semblait pas satisfait de son entretien. Sa grande présomption et sa grande légèreté, disait-il, l'avaient empêché de prévoir qu'il pourrait ne pas avoir un succès complet. Mais, au premier mot, l'archiduchesse Marie-Louise a paru ne pas vouloir se contenter de Lucques, ni même se souvenir de cette principauté, «où il ne lui serait pas agréable d'aller, disait-elle, tant que Napoléon sera à l'île d'Elbe». S'appuyant sur le traité du 11 avril, elle voulait au moins quelque chose d'équivalent au duché de Parme. Elle aurait bien accepté les Légations, mais on craignait que la cour de Rome ne jetât les hauts cris… Metternich avait, en dernier lieu, demandé trois jours de délai pour arriver à une détermination ferme.

Le 13 février, Talleyrand eut un entretien désagréable avec l'empereur Alexandre. Celui-ci lui demanda brusquement pourquoi la France n'exécutait pas le traité de Fontainebleau. C'était une affaire d'honneur, et lui et l'empereur d'Autriche étaient blessés qu'on ne s'y conformât point. Quand on pense que, dans ce moment même, le cabinet de Vienne se disait prêt à abandonner Parme à la reine d'Étrurie, contrairement aux engagements pris le 11 avril, on se demande lequel était le plus fourbe de Talleyrand ou de Metternich. Pressé ensuite sur la question de savoir pourquoi le gouvernement français ne faisait pas remettre à Napoléon les sommes fixées par le même traité, Talleyrand essayait de se tirer d'affaire en faisant remarquer qu'il y aurait «du danger à fournir des moyens d'intrigue aux personnes que l'on pouvait croire disposées à en former[148]». L'empereur de Russie prit cette réponse pour ce qu'elle valait. Devant son attitude, Talleyrand ne craignit pas de dire au Roi que l'affaire du traité du 11 avril était à l'ordre du jour; que tout le monde en parlait; qu'elle reparaissait souvent «et d'une manière déplaisante». Louis XVIII pouvait, selon lui, se débarrasser de certains points pénibles au moyen d'un arrangement avec l'Angleterre, laquelle prendrait peut-être à sa charge les pensions stipulées. Le 26 février, Talleyrand fit encore remarquer que l'empereur de Russie était fort actif dans les affaires de l'archiduchesse, et qu'il avait dressé un plan dans lequel les Légations seraient presque en entier enlevées au Pape, ce qui mettrait Alexandre en opposition avec les principes convenus entre les plénipotentiaires des grandes puissances. Une lettre, venue de Vienne à cette date, apprenait au ministre des affaires étrangères à Paris que le projet, soutenu par la France, de restituer Parme et Plaisance à la reine d'Étrurie et d'apanager Marie-Louise, venait d'être rejeté, quoique l'Autriche y eût d'abord consenti. L'opinion publique attribuait ce changement à l'empereur de Russie, qui s'intéressait vivement au sort de la malheureuse princesse. «On dit, ajoutait la lettre, que le prince de Talleyrand s'était adressé à un diplomate russe pour gagner son influence en faveur de la reine d'Étrurie, et que celui-ci lui avait répondu qu'il était impossible de donner à une autre les pays qui avaient été assignés à l'impératrice des Français par le traité de Fontainebleau.—Ce traité, a dit Talleyrand, a été signé le pistolet sur la gorge.—N'oubliez pas, répliqua gravement le ministre, que c'est le même pistolet qui a remis Louis XVIII sur le trône de France[149]!»

Le Roi répondit à son ambassadeur, le 3 mars, que lord Castlereagh avait également insisté auprès de lui pour l'exécution de la convention du 11 avril. Le diplomate anglais, se disant d'accord avec le ministre autrichien qui consentait à coopérer à l'expulsion de Murat, lui avait demandé de reconnaître que les duchés fussent donnés à Marie-Louise. Il était, d'ailleurs, entendu que les trois branches de la maison de Bourbon se chargeraient d'indemniser la reine d'Étrurie. Le Roi avait répondu que si l'Autriche tenait à ce que la convention du 11 avril fût exécutée à l'égard de l'archiduchesse Marie-Louise, il exigeait que la reine d'Étrurie, ou son fils, reçût en indemnité Lucques et l'État des Présides. En outre, il posait la condition que la souveraineté de Parme serait reconnue comme appartenant à la Reine ou à son fils et devrait leur revenir à la mort de Marie-Louise, époque à laquelle Lucques et les Présides seraient réunis à la Toscane. À la même date, Talleyrand, assuré de plaire au Roi qui ne pouvait supporter les airs protecteurs de l'empereur de Russie, se raillait de ce souverain en ces termes: «L'Empereur, disait-il, a promis d'être chez lui pour la Pâque russe, et je crois que de tant de promesses qu'il a faites, c'est la seule qu'il tiendra, parce qu'il verrait pour lui de l'inconvénient à ne pas la tenir… Ce besoin, ou ce désir que tout le monde a de s'en aller, hâtera la conclusion des affaires[150].» Ces affaires allaient devenir bientôt plus graves qu'on n'aurait pu le supposer, et les railleries devaient faire place à des préoccupations extrêmement importantes.

On a dit que Marie-Louise, préoccupée de l'avenir de son fils et renonçant tout à coup à sa froide indifférence, aurait, à la date du 19 février 1815, fait valoir auprès du Congrès les droits de ce fils à la couronne de France, et que cette protestation aurait été insérée au protocole du 24 février dudit Congrès, malgré le refus de signer fait par les ministres français. J'ai compulsé les protocoles aux Affaires étrangères et n'y ai rien trouvé[151]. J'ai seulement, dans un des volumes originaux du congrès de Vienne qui contient diverses pièces, découvert une copie de cette protestation à la date indiquée, copie faite d'après le Vrai Libéral du 10 août 1817, qui l'avait empruntée à des journaux anglais[152]. Metternich et Talleyrand n'en disent rien. Je veux bien faire une courte analyse de cette pièce dont on n'a pas encore parlé, mais je me hâte de dire qu'elle me paraît apocryphe. Marie-Louise y prenait une allure fière qu'on ne lui connaissait pas. Elle citait l'exemple de Marie-Thérèse; elle revendiquait les droits de son fils au trône de France donné par le peuple et consacré par Dieu, «trône national et de droit divin». Elle présentait un long exposé historique des événements qui avaient amené Napoléon à prendre le pouvoir suprême et à en faire reconnaître la légitimité par toutes les nations. Elle composait un tel éloge de l'Empire et attaquait avec tant de violence la monarchie légitime que je ne doute pas que cette protestation ne vienne de Sainte-Hélène ou n'ait été fabriquée dans quelque officine bonapartiste. On peut donc affirmer, sans crainte de se tromper, que jamais Marie-Louise n'a été capable d'écrire ni de signer une pièce pareille. Ce qui était plus vrai, c'est que Marie-Louise, qui voulait à tout prix conserver les duchés de Parme, Plaisance et Guastalla, avait confié au comte de Neipperg tous ses intérêts. Celui-ci, qui s'était préalablement assuré de l'adhésion et de l'appui secrets d'Alexandre, avait promis de les défendre énergiquement, mais à la condition que l'Impératrice ne songerait pas à demander la réversion des duchés pour son fils, ni à vouloir l'emmener avec elle. Cette dernière proposition eût dû paraître inadmissible à une mère; cependant elle fut acceptée par Marie-Louise. Méneval, qui était au courant de tous ces conciliabules, ne put s'empêcher de dire combien il était affecté de voir l'Impératrice prendre si facilement son parti[153]. Elle n'écoutait plus que Neipperg. Elle avait fini par s'attacher à lui, au point que le général ayant reçu l'ordre de se rendre provisoirement à Turin, elle alla demander à Metternich la permission de le garder auprès d'elle jusqu'au règlement définitif de ses affaires. Le ministre céda. Cette demande ne dérangeait point ses plans, au contraire.

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L'événement qui allait subitement arrêter à Vienne les bals, les concerts, les tableaux vivants, les jeux, les loteries et les redoutes était, comme on le sait, le retour de l'île d'Elbe.

J'ai été personnellement frappé, et depuis longtemps, de voir que beaucoup d'historiens[154] ont attribué si peu d'importance aux raisons intimes qui agirent si fortement sur l'esprit de Napoléon et le décidèrent à sortir de l'île d'Elbe. Il est cependant de la dernière évidence que la non-exécution du traité du 11 avril 1814 a dû particulièrement impressionner et irriter l'Empereur. Ainsi on ne lui avait pas encore remis la rente des deux millions promis; on laissait dire partout que les duchés de Parme, Plaisance et Guastalla allaient revenir à la reine d'Étrurie, et qu'une pension serait seulement allouée à Marie-Louise. On ne donnait plus à l'impératrice les titres que l'article 2 du traité lui avait cependant maintenus comme à l'Empereur. La famille impériale, qui eût dû être traitée avec égards, était l'objet de menaces non déguisées. Enfin on n'avait pas encore attribué aux officiers et aux serviteurs de l'Empereur, sur les fonds placés par Napoléon sur le Grand-Livre, la Banque et les actions des forêts, les gratifications promises par l'article 4. Un tel oubli des actes approuvés officiellement par l'Europe et le gouvernement français était fait pour l'exaspérer. Mais il y avait autre chose. Napoléon savait qu'à Vienne on avait parlé, entre diplomates[155], de la nécessité de l'enlever de l'île d'Elbe et de le mener soit aux Açores, soit à Sainte-Lucie. Un nommé Mariotti, consul de France à Livourne, avait écrit à Talleyrand, le 28 septembre 1814, qu'il serait facile de l'enlever et de le conduire à l'île Sainte-Marguerite[156]. On a contesté ce fait. Or, une nouvelle lettre de Mariotti, découverte récemment par M. Wertheimer et datée du 5 octobre 1814, a été, celle-là, vraiment envoyée à Talleyrand. Elle est ainsi conçue: «J'ai adressé le 28 (septembre) à Paris et le 30 à Vienne le projet d'une entreprise destinée à enlever le voisin. Ce projet est, à mon avis, le seul qui puisse réussir en ce moment. Pour peu que le capitaine (Taillade) du brick (l'Inconstant) entre dans nos intérêts, le succès est certain. J'ai exposé dans mes rapports les moyens à employer pour le sonder et pour le séduire. J'envoie maintenant de Genève un marchand de légumes, et de Florence par Piombino (à l'île d'Elbe) une marchande de modes, car tout ce qui vient d'ici est tellement suspect qu'un séjour de plus de trois jours est impossible. Je fais tout pour arriver à bonne fin, mais je plie sous le poids des dépenses, car jusqu'ici je n'ai pas reçu un rouge liard[157].» Le fait est donc certain aujourd'hui. Outre l'enlèvement, il avait été question de l'assassinat. Des bruits sérieux étaient venus jusqu'à l'Empereur, qui avait cru devoir prendre les précautions les plus minutieuses dans l'île d'Elbe et autour de l'île. Enfin, on s'était appliqué à écarter de Parme sa femme et son fils, pour les empêcher de le venir voir et de demeurer avec lui. On avait arrêté toute correspondance entre eux, comme si les liens du sang étaient à jamais rompus.

En conséquence, il est permis de dire: «Si Napoléon n'a pas tenu ses engagements, qu'est-ce que l'Europe a fait des siens? Pourquoi lui a-t-elle fourni des motifs plausibles pour s'échapper de sa retraite?…» On voit que la politique autrichienne, mesquine et méchante, portait ses fruits. Elle jetait l'Europe dans de nouveaux périls; elle l'exposait à de nouvelles angoisses; elle allait affaiblir la monarchie des Bourbons, faire verser inutilement des flots de sang, bouleverser et ruiner la France déjà si éprouvée, amener sur son sol attristé les confiscations, les proscriptions, la terreur et la guerre civile… Encore une fois, si l'Empereur eût trouvé devant lui des souverains et des ministres faisant honneur à leurs serments et à leurs signatures, s'il avait eu la situation solennellement promise par le traité du 11 avril 1814, si on lui avait épargné la douleur de le séparer brutalement de sa femme et de son fils, si des projets sinistres n'avaient pas menacé sa liberté et sa vie, il eût été impardonnable de quitter sa retraite et de rejeter sa patrie dans des maux incommensurables. Sans doute, les débuts de la Restauration n'avaient pas été heureux. Sans doute, de nombreux mécontentements s'étaient élevés, et leurs rumeurs étaient arrivées jusqu'à l'île d'Elbe. Mais quelle que fût l'ambition de Napoléon, quel que fût son désir de reprendre le pouvoir, de châtier ses ennemis, de punir les traîtres et de dominer encore une fois l'Europe, s'il s'était trouvé en face des alliés respectueux de son infortune et de ses droits suprêmes, il n'eût pu invoquer des raisons sérieuses pour justifier sa réapparition parmi les Français. Il faut bien admettre encore que la façon insolente dont le congrès de Vienne osait traiter la France, et que les mesures impolitiques des Bourbons contre les institutions nouvelles et contre les soldats de la vieille armée, avaient fait bouillonner son sang et lui avaient inspiré l'ardent désir de défendre les unes et de venger les autres. Toutefois, ce qu'on a appelé les causes secondaires, c'est-à-dire la violation des articles du traité et les menaces dirigées contre lui et les siens, a dû figurer, suivant moi, parmi les causes primordiales de son départ. Une politique plus habile, sinon plus généreuse, eût évité de les lui fournir.

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En remettant le pied sur le sol français, l'Empereur disait au peuple: «J'arrive parmi vous reprendre mes droits. Tout ce qui a été fait sans vous est illégitime.» Il affirmait à ses soldats qu'ils n'avaient pas été vaincus, et il les invitait à reprendre le drapeau tricolore, le drapeau de la nation et de la victoire. «Nous devons oublier, ajoutait-il cependant, que nous avons été les maîtres des nations, mais nous ne devons pas souffrir qu'aucune se mêle de nos affaires.» Ces paroles allaient droit au cœur des Français. Mais l'étranger ne croyait pas à la modération de Napoléon et au changement de sa politique. Ce fut dans la soirée du 6 mars qu'on apprît à Vienne la nouvelle de son retour. On donnait à ce moment à la Burg devant les membres du Congrès une belle représentation de tableaux vivants[158], lorsqu'une agitation subite se manifesta parmi les spectateurs. Comme cela se voit au troisième acte d'un grand opéra, la fête fut brusquement interrompue. Les empereurs et les rois se réunirent aussitôt pour se concerter sur les mesures à prendre. Le 7 mars, Talleyrand, qui avait eu connaissance de la terrible nouvelle par un agent des Rothschild de Vienne, et par M. de Metternich, en informa Louis XVIII à tout hasard. Il croyait que Bonaparte se porterait de côté de Gênes ou vers le midi de la France. Il conseillait aussitôt de le traiter comme un bandit[159]. «Je ferai, disait-il, tout ce qui sera en moi pour qu'ici l'on ne s'endorme pas et pour faire prendre par le Congrès une résolution qui fasse tout à fait descendre Bonaparte du rang que, par une inconcevable faiblesse, on lui avait conservé, et le mette enfin hors d'état de préparer de nouveaux désastres à l'Europe.» Le 12 mars, il informait le Roi que le projet de déclaration contre Bonaparte avait été rédigé par la légation française et communiqué à Wellington et à Metternich. Il lui importait plus qu'à personne de montrer contre Napoléon un acharnement impitoyable, parce que la haute société de Vienne et la plupart des diplomates le soupçonnaient de connivence avec l'Empereur. Aussi, lui d'ordinaire si réservé, se répandait-il en paroles menaçantes. Il disait à tout propos que l'on devait «lui courir sus comme à un chien enragé». Il pariait, en proposant une forte somme, que dans trois mois l'usurpateur serait anéanti[160].

Talleyrand avait chargé son secrétaire de confiance, La Besnardière, de rédiger un mémoire où se trouveraient exposés tous les motifs qui devaient porter les alliés à réunir leurs forces et à marcher sans retard contre Napoléon. Voici comment débute ce mémoire que l'on croyait perdu[161]: «Les puissances de la chrétienté, réunies en congrès général à Vienne pour compléter les dispositions du traité du 30 mai 1814, ayant appris de quelle manière et avec quelle suite Napoléon Bonaparte avait quitté l'asile dont il était redevable à la clémence de l'Europe, n'ont pu douter qu'il ne méditât quelque nouvel attentat contre les droits et le repos des nations, et l'événement vient de prouver qu'il aspire à faire encore de la France son instrument et sa première victime. Les entreprises, qu'un seul individu ose ainsi, sans droit, sans titre, sans prétexte quelconque, former contre un grand royaume par l'unique motif d'une ambition furieuse et sans autre moyen que ceux qu'il espère tirer de l'égarement des peuples et des doctrines révolutionnaires, n'appartiennent point à l'état de guerre, tel que la loi des nations le reconnaît et l'admet, et constituent un acte de brigandage, dans le sens propre et précis du mot. Cet individu s'est donc placé lui-même hors de la protection de toute loi divine et humaine; c'est justement qu'il tombera sous les coups du premier qui l'aura frappé, et il est, d'ailleurs, passible de toutes les peines que les codes des peuples civilisés décernent contre les brigands et les malfaiteurs.» Comment, après de pareilles provocations à l'assassinat, douter de la mission confiée à M. de Maubreuil?… Mais ce n'est pas fini. «Tout persuade, ajoutait le mémoire, aux puissances de la chrétienté qu'au lieu de fauteurs et de complices, les tentatives de Napoléon Bonaparte ne rencontreront en France que l'horreur qu'elles méritent et le châtiment qui leur est dû. Mais, comme en rétablissant, par le traité du 30 mai 1814, la paix générale de la chrétienté, les puissances, et particulièrement celles qui ont signé ce traité, se sont, par cela même, engagées et ont, d'ailleurs, un intérêt évident et commun à concourir de tout leur pouvoir au maintien de cette paix par la base immuable des négociations qui l'ont formée, elles regardent comme un devoir, dans les circonstances présentes, de déclarer, ainsi qu'elles le font, que, sur la première demande de Sa Majesté Très Chrétienne, elles seront prêtes à se porter, et si besoin était, avec toutes leurs forces, au secours du roi et du royaume de France contre tout perturbateur de cette paix, spécialement contre Napoléon Bonaparte, et qu'il ne sera jamais accordé ni paix, ni trêve, ni asile à cet ennemi de tous les hommes. Donné à Vienne, etc.[162].» Le 13 mars, la fameuse déclaration était signée par les représentants des huit puissances et envoyée immédiatement aux préfets des départements frontières. Talleyrand en informait ainsi M. de Jaucourt, le 14 mars: «Jamais il n'y a eu une pièce de cette force et de cette importance signée par tous les souverains de l'Europe… Je ne crois pas qu'ici nous ayons pu faire mieux[163].» On en connaît la teneur, mais il est bon d'en rappeler ces quelques lignes: «En rompant ainsi la convention qui l'avait établi à l'île d'Elbe, Buonaparte détruit le seul titre légal auquel son existence se trouvait attachée… Les puissances déclarent en conséquence que Napoléon Buonaparte s'est placé hors des relations civiles et sociales, et que, comme ennemi et perturbateur du repos du monde, il s'est livré à la vindicte publique.» Il est facile de remarquer la corrélation qu'il y a entre cette pièce et le mémoire publié plus haut.

C'était, en réalité, une provocation officielle à un attentat direct contre la vie de l'Empereur[164]. Les alliés avaient pris, toujours à l'instigation de Talleyrand, comme le prouvent les documents officiels, des mesures contre Pauline Borghèse, Jérôme et Joseph Bonaparte. Les Polonais au service de Napoléon étaient rappelés par le gouvernement russe. Napoléon était déclaré par Louis XVIII traître et rebelle; chacun devait lui courir sus. Les adresses en faveur de la monarchie légitime se multipliaient chaque jour. Les grands Corps et les conseils municipaux, les maréchaux, les généraux, les magistrats, les fonctionnaires, tous juraient fidélité au Roi. Une semaine après, les mêmes, avec un non moindre enthousiasme, prêtaient serment à l'Empereur.

C'est le 7 mars seulement qu'on avait appris à Schœnbrunn le départ de l'île d'Elbe. Marie-Louise en fut informée au retour d'une promenade à cheval avec le comte de Neipperg[165]. L'archiduc Jean souhaita franchement devant elle que Napoléon se cassât le cou dans une telle aventure. Marie-Louise parut très affligée, mais ceux qui la connaissaient intimement ne doutaient pas que son émotion ne fût excitée que par l'égoïsme et par la crainte. Ces duchés de Parme, Plaisance et Guastalla qu'elle croyait avoir reconquis, elle allait donc les perdre par la faute de son impatient époux. Il faudrait, à la suite de ce terrible coureur d'aventures, reprendre une vie d'angoisses et de périls!… Non, car cette fois elle était bien résolue à ne pas revoir l'homme dont le génie tumultueux l'épouvantait. Méneval affirme que François II avait dit à sa fille «que si Napoléon pouvait réussir, il ne la laisserait aller en France que lorsque l'expérience aurait fait voir qu'on pouvait se fier à ses dispositions pacifiques». Quelles que soient la précision et la valeur habituelles des affirmations de Méneval, je crois qu'il a dû se tromper ici, ou reproduire une parole sans conséquence. Des entretiens de Marie-Louise et de son père à cette époque, il est sorti autre chose qu'une promesse de laisser Marie-Louise revenir tôt ou tard en France. D'abord toute communication fut interdite avec cette terre dangereuse. Lettres et journaux furent interceptés. Puis Metternich eut avec l'archiduchesse un mystérieux entretien. Le 12 mars, Marie-Louise écrivit à ce ministre une lettre préparée par M. de Neipperg et dans laquelle, se disant étrangère aux projets de Napoléon, elle se mettait sous la protection des puissances. Le 13, les alliés lançaient leur déclaration menaçante. En échange de sa soumission, Marie-Louise recevait l'assurance que les duchés lui resteraient; de plus, Neipperg, pour tous ses services, obtenait la dignité de maréchal de la cour, ce qui lui permettait de monter désormais dans le carrosse de l'archiduchesse… Voilà ce que l'empereur d'Autriche et sa diplomatie avaient su trouver pour se venger de l'empereur des Français! Non seulement François II s'associait aux puissances qui le livraient «à la vindicte publique», mais encore il essayait de le déshonorer, car il connaissait bien le genre d'intimité qui régnait ouvertement entre le comte de Neipperg et sa fille[166]. En tolérant une pareille intrigue, il faisait tomber sur la maison d'Autriche une honte que ne voulut pas admettre Napoléon, car celui-ci persistait à croire sa femme fidèle et n'osait pas soupçonner de telles infamies[167]. Il paraîtrait que l'empereur Alexandre était venu secrètement à Schœnbrunn pour conférer avec Marie-Louise et savoir ses intentions définitives. Elle avait répondu que son père était seul maître de ses destinées, et elle avait refusé de se prononcer sur la possibilité de reprendre la régence[168]. Elle était décidée depuis longtemps à ne plus retourner en France. Elle ne souhaitait qu'un petit pays paisible où elle occuperait ses loisirs auprès de l'homme qui avait remplacé pour elle le héros dont la réapparition subite faisait trembler l'Europe.

La surveillance sur les quelques Français encore en résidence à Vienne était devenue très rigoureuse. M. de Bausset s'était arrangé pour recevoir en cachette des journaux de Paris, par l'entremise d'un joaillier de Vienne. On le sut et on menaça si sérieusement le joaillier que celui-ci dut renoncer à servir d'intermédiaire pour ces périlleuses communications. Bientôt François II fit entendre à Marie-Louise que les événements étaient devenus trop graves pour laisser l'enfant impérial à Schœnbrunn[169]. On avait répandu depuis quelque temps des bruits fâcheux sur la gouvernante du prince, la vertueuse et fidèle Mme de Montesquiou. On l'accusait de parler au prince de ce qui se passait et de lui faire entendre qu'il pourrait retourner à Paris auprès de son père. Cela était faux. Mme de Montesquiou ménageait, au contraire, l'esprit d'un enfant aussi jeune; elle se contentait seulement de le faire prier matin et soir pour son père. Mais c'était là encore un grief impardonnable… Marie-Louise informa tristement la gouvernante qu'elle allait conduire son fils au château impérial à Vienne. Le 20 mars, en effet, le roi de Rome y arriva avec sa mère. En ce même jour qui était l'anniversaire de sa naissance, et comme par un redoublement de méchanceté inexplicable, le comte Wrbna reçut l'ordre de signifier à Mme de Montesquiou qu'elle n'était plus chargée de l'éducation du prince, et qu'elle eût à quitter Vienne au plus tôt. «Malgré ses prières, ses instances, ses protestations, écrit Méneval, elle fut forcée d'obtempérer à un ordre aussi cruel. Il lui fallut abandonner à des subalternes un enfant qu'elle avait reçu dans ses bras, qu'elle n'avait pas quitté un instant depuis sa naissance, et qui avait été l'objet de sa constante sollicitude[170].» Le motif de cette séparation si brusque était, si l'on en croit Mme de Colloredo, que l'on soupçonnait le comte Anatole de Montesquiou, son fils, présent alors à Vienne, d'avoir voulu enlever l'enfant. Or, le 20 mars, le comte devait partir pour Paris. Il avait quitté Schœnbrunn en même temps que Marie-Louise et le roi de Rome, pour aller voir à Vienne son ami M. de Bresson de Valensole. Les ordres qu'il avait donnés à son cocher n'avaient sans doute pas été compris, car sa voiture se rendit au Prater. La police viennoise, retrouvant cette voiture dans le parc, supposa que tout était arrangé pour un enlèvement. Comme M. de Montesquiou était revenu à pied à Schœnbrunn et un peu tard, les soupçons s'accentuèrent, d'autant plus que, depuis le mois de janvier, on avait su que Fouché avait eu l'intention de faire enlever le prince, afin d'établir une régence dont il aurait été le premier ministre[171]. Je ne dis pas, en ce qui concerne M. de Montesquiou, que celui-ci n'ait pas eu un moment l'intention de soustraire le roi de Rome aux Autrichiens, mais de là à une action définitive il y a loin, et rien ne prouve que M. de Montesquiou ait alors voulu ou pu agir[172].

Mme de Montesquiou, qui avait obtenu la permission de voir encore une fois le roi de Rome, était revenue à Schœnbrunn, après lui avoir prodigué ses caresses. Le lendemain, elle songeait à partir, lorsque le comte Wrbna revint auprès d'elle et lui dit que l'Empereur, ayant décidé d'ajourner son départ, la priait de rester à Schœnbrunn. Elle refusa, préférant se rendre au couvent de la Visitation à Vienne. Mais avant d'abandonner pour toujours l'enfant qu'elle adorait, elle exigea un ordre écrit de l'Empereur et un certificat médical attestant qu'elle laissait le roi de Rome dans un parfait état de santé. François II lui écrivit une lettre affectueuse, motiva son désir sur la rigueur des circonstances et lui fit offrir une parure de saphirs. Marie-Louise y ajouta une boucle des cheveux de son fils. On se figure aisément le chagrin du roi de Rome, quand il ne retrouva plus auprès de lui celle qu'il appelait dans son langage tendre et naïf «maman Quiou»… D'après Méneval, cette séparation douloureuse fut vivement ressentie par l'enfant, qui s'était fait une douce habitude des soins empressés et maternels de sa gouvernante. «Il la redemandait sans cesse, et les regrets qu'il témoignait de sa perte étaient la seule consolation qu'elle pût recevoir dans cette triste circonstance[173].» Ainsi, une femme dévouée était l'objet de la défiance et de la crainte de tout un gouvernement. On persistait à croire que son fils était le chef d'un complot, et on le lui fit bien voir. Le comte Anatole avait été autorisé à retourner en France; mais, arrivé à Lembach, il fut brutalement arrêté et ramené à Vienne, où on le tint plusieurs jours au secret. Il n'obtint son élargissement que grâce aux instances du prince de Talleyrand[174]; mais il dut donner sa parole d'honneur de ne point quitter Vienne, sans avoir demandé et obtenu un passeport en règle. La comtesse de Montesquiou s'indigna des soupçons de la police, et, comme la Gazette de Vienne s'était faite spécialement l'écho de ces bruits, elle lui adressa un démenti formel, que le journal, avec une discourtoisie peu habituelle cependant en Autriche, ne publia pas[175].

La veuve du général de Mitrowsky remplaça provisoirement Mme de Montesquiou; mais, si distinguée que fût cette dame, ce n'étaient plus les mêmes soins maternels ni la même sollicitude[176]. On allait bientôt remettre l'enfant aux mains de gouverneurs qui devaient lui faire regretter encore plus celle qu'il avait considérée comme une seconde mère, car Marie-Louise ne lui témoignait un peu d'affection que par intervalles et se reposait sur les autres de la tâche, pourtant si douce, d'instruire et d'élever son fils. Elle paraissait alors très occupée à des exercices de piété. Une foi plus sincère et plus intelligente lui eût fait comprendre ses devoirs d'épouse et de mère. Mais elle manquait avec insouciance aux uns comme aux autres. De nombreux émissaires étaient partis de Paris pour Vienne. Un seul, qui avait, paraît-il, l'appui secret de Fouché, parvint en cette ville. On suppose que Fouché voulait connaître définitivement l'opinion secrète de Talleyrand sur la régence de Marie-Louise, et demandait s'il pouvait compter sur lui. Cet émissaire était M. de Montrond, l'âme damnée de Talleyrand. J'ai fait ailleurs le portrait de cet intrigant; je n'y reviendrai pas[177]. M. de Montrond, qui s'était servi du passeport d'un Italien, l'abbé Altieri, remit à Méneval une lettre de Napoléon pour Marie-Louise, et des lettres de Caulaincourt pour lui et pour Mme de Montesquiou. Il avait confié à Méneval, mais sur un ton plaisant qui inspirait la défiance, qu'il avait carte blanche pour enlever Marie-Louise en la faisant déguiser sous des habits d'homme. «Je pensai, dit Méneval, qu'il venait plutôt pour faire les affaires de Talleyrand que celles de Napoléon.» Il est bien permis de croire à cette observation, car Montrond s'étonnait lui-même de la confiance subite que lui avait témoignée le gouvernement impérial. Ayant à s'expliquer un peu plus tard sur les émissaires envoyés par Napoléon à Vienne, Talleyrand parlait ainsi de Montrond: «Il n'avait ni dépêche, ni mission ostensible…» Talleyrand savait le contraire. «Ou plutôt, ajoute-t-il, a-t-il été envoyé par le parti qui sert ostensiblement Bonaparte, que par Bonaparte lui-même.» Ceci semble plus vrai. «Il était chargé de paroles pour M. de Metternich, M. de Nesselrode et moi.» Or, il leur remit des lettres de Caulaincourt. «Ce qu'il était chargé de me demander, dit encore Talleyrand, était si je pouvais bien me résoudre à exciter une guerre contre la France.—Lisez la déclaration, lui ai-je répondu. Elle ne contient pas un mot qui ne soit dans mon opinion. Ce n'est pas d'ailleurs d'une guerre contre la France qu'il s'agit; elle est contre l'homme de l'île d'Elbe[178].» Ceci était un sophisme, car la France, qui avait acclamé le retour de Napoléon, marchait avec lui. Montrond ayant ensuite demandé à M. de Metternich si le gouvernement autrichien avait totalement perdu de vue ses idées du mois de mars 1814: «La régence? nous n'en voulons point», répondit M. de Metternich[179]. Enfin, Montrond chercha à connaître les dispositions de l'empereur Alexandre. «La destruction de Bonaparte et des siens», répondit Nesselrode, et les choses en restèrent là. «On s'est borné, ajoute Talleyrand, à faire connaître à M. de Montrond l'état des forces qui vont être immédiatement employées, ainsi que le traité du 25 mars dernier. Il est reparti pour Paris, avec ces renseignements et ces réponses qui pourront donner beaucoup à penser à ceux qui, aujourd'hui, se sont attachés à la fortune de Bonaparte[180].» La mauvaise humeur de Talleyrand s'explique par la connaissance qu'il eut du décret de confiscation pris par Napoléon contre lui et les membres du gouvernement provisoire, ce qui fut une faute de la part de l'Empereur. Cette faute, le courageux Caulaincourt aurait voulu la lui éviter, comme en témoigne la lettre du 4 avril 1815, où il ose une fois de plus lui dire la vérité, blâmant une mesure impolitique, contraire aux promesses de tolérance et d'oubli faites par Napoléon. Le gouvernement provisoire avait été créé à l'instigation formelle d'Alexandre. Les alliés avaient négocié et conclu avec lui un armistice qui avait servi de base au traité de Paris. Mettre en jugement les hommes de ce gouvernement, c'était offenser sans utilité les principales puissances[181].

En attendant qu'il se prononçât définitivement pour la cause de l'Empereur ou pour celle du Roi, Talleyrand mandait à Louis XVIII que le voyage du comte de Montesquiou avait été l'objet de réels soupçons. Il avait invité le comte à retourner immédiatement, en France, affirmant que son voyage avait eu pour objet l'enlèvement du roi de Rome. «Le langage de madame sa mère, recueilli par la surveillance autrichienne établie auprès d'elle, permettrait, disait-il, de le croire[182].» Or, jamais Mme de Montesquiou n'avait parlé de l'enlèvement possible du prince confié à ses soins. Mais ce n'était pas encore assez. Talleyrand, informant le Roi de la remise du roi de Rome à l'empereur d'Autriche par la gouvernante, osait ajouter: «Son langage a été si opposé aux résolutions prises par l'Autriche et par les autres puissances, que l'Empereur n'a pas voulu permettre qu'elle restât plus longtemps auprès de son petit-fils.» Ceci était une fausseté de plus. Il est probable que la déclaration du 13 mars, où l'on traitait Napoléon de «brigand», avait blessé Mme de Montesquiou; mais il est impossible de prouver qu'elle ait tenu ouvertement le moindre propos contre l'Autriche et contre son Empereur.

Le jour où l'on signifiait à la gouvernante l'ordre d'avoir à se séparer du roi de Rome, le jour où l'on enfermait le pauvre enfant au château impérial sous les yeux de son grand-père, Napoléon rentrait aux Tuileries. C'était le 20 mars. Il avait combiné son retour avec cette date qui lui rappelait la naissance du fils tant désiré. Contrairement à ses espérances, il rentrait seul dans ce palais. Aussi, quelques jours après, confiait-il à un chambellan autrichien, M. de Stassart, de passage à Paris, une lettre touchante pour l'empereur François. Il disait à son beau-père que le plus vif de ses vœux était de revoir bientôt les objets de ses plus douces affections. Il désirait que l'Impératrice et le roi de Rome vinssent par Strasbourg, les ordres étant donnés sur cette ligne pour leur réception dans l'intérieur de ses États. Il ne doutait pas que l'Empereur ne se hâtât de presser l'instant de la réunion d'une femme avec son mari, d'un fils avec son père. Il n'avait d'ailleurs qu'un but: consolider le trône que l'amour de ses peuples lui avait conservé et rendu, pour le léguer un jour, affermi sur d'inébranlables fondements, à l'enfant que François II avait entouré de ses bontés paternelles[183]. Cette lettre fut interceptée à Linz. Les souverains alliés en sourirent devant le beau-père de Napoléon, et le beau-père la laissa sans réponse.

Caulaincourt essayait, en sa qualité de ministre des affaires étrangères, de faire connaître partout la valeur réelle des événements qui avaient ramené Napoléon en France. Il écrivait à Méneval, le 26 mars, que le Moniteur contenait l'exacte vérité, et que, pour le surplus, il s'en rapportait à ceux qui avaient vu les choses. «Ramenez-nous l'Impératrice, disait-il. Nous ne pouvons pas mettre son retour en doute… Tant de vœux et de si bons sentiments l'appellent ici qu'elle ne saurait trop se hâter.» En même temps, il mandait à Mme de Montesquiou: «Isabey vient de rendre l'Empereur bien heureux en lui remettant le joli portrait du prince impérial qu'il vient de finir[184]. Revenez vite, ramenez-nous, avec l'Impératrice, ce cher enfant que nous aimons à devoir à ses soins et aux vôtres. L'Empereur ne s'est jamais mieux porté. Il parle avec attendrissement de tout ce qu'il aime et nous ne pouvons pas mettre en doute que son auguste beau-père ne rende tout de suite une femme à son mari et un fils à son père…» Le duc de Vicence écrivait dans le même sens au prince Eugène. Puis s'adressant à M. de la Besnardière, le factotum de M. de Talleyrand: «Je ne vous parle pas des événements, Monsieur; les résultats vous disent ce qui est. Ceux qui en ont été spectateurs peuvent vous attester qu'il n'y a plus que des vœux pour l'Empereur dans le Midi, dans la Bretagne, comme à Paris et dans le Nord. Tous les princes sont partis en licenciant leurs maisons, et vos courriers de Vienne et de Madrid m'arrivent comme si on me les expédiait. Votre retour est exigé… L'Empereur aime à penser que, depuis le chef jusqu'aux derniers employés, tout le monde est avant tout Français, dans cette affaire toute nationale. Le passé n'est rien. La patrie est tout. Nos premiers vœux et tous nos vœux sont pour le maintien de la paix…»

Le 27 mars, Caulaincourt avait adressé à M. de Metternich une lettre importante où il montrait comment la nation française, «trompée dans ses vœux et lasse d'obéir à un gouvernement dont les mesures irréfléchies et les principes mal déguisés tendaient à faire rétrograder la raison humaine», avait rappelé l'Empereur. Il affirmait que la première pensée de Napoléon avait été le maintien de la paix. Il tenait à en donner l'assurance formelle à l'Autriche. Il attendait des principes et des sentiments de son beau-père le retour de l'Impératrice et du roi de Rome. Une circulaire, empreinte des mêmes déclarations pacifiques, était adressée en même temps à tous les agents diplomatiques de la France[185]. Mais le général allemand commandant à Kehl faisait savoir au général commandant à Strasbourg qu'il ne pouvait laisser passer de courriers allant à Vienne. Le duc de Vicence protesta vainement contre ce procédé contraire aux droits et aux usages, d'autant plus irrégulier que la France était en paix avec l'Europe entière. Sa lettre au ministre des affaires étrangères du grand-duc de Bade n'obtint pas plus de réponse que les autres. Les souverains firent aussi semblant de n'avoir pas reçu la lettre de Napoléon, en date du 4 avril, où celui-ci disait que son retour était l'ouvrage d'une irrésistible puissance, la volonté unanime d'une grande nation qui connaissait ses devoirs et ses droits, et où il réitérait ses vœux pour le maintien d'une honorable tranquillité. Napoléon écrivait encore à Marie-Louise: «Ma bonne Louise, je t'ai écrit bien des fois… Je t'envoie un homme pour te dire que tout va très bien. Je suis très adoré et maître de tout. Il ne me manque que toi, ma bonne Louise, et mon fils.—Napoléon[186].» Marie-Louise, qui reçut ce mot, ne répondit pas. Un autre billet, daté de Lyon, 11 mars, et tout entier de la main de Napoléon, avait été apporté à Schœnbrunn par un cavalier qui l'avait caché dans une de ses bottes. Il contenait à la fin cette pressante invitation: «Viens me rejoindre avec mon fils. J'espère t'embrasser avant la fin de mars[187].» Marie-Louise parut n'avoir reçu aucun de ces billets et, oubliant délibérément qu'elle était la femme de Napoléon, garda le même et odieux silence.

De son côté, et sans se lasser, Caulaincourt continuait ses communications. Le 8 avril, il informait le cardinal Fesch que l'Empereur le nommait ambassadeur près le Saint-Siège. Il lui résumait ainsi la nouvelle politique de son maître: «Assagi par les événements, mais se croyant toutefois encore en mesure de parler haut à l'Église, l'Empereur n'a plus aucune vue sur le temporel de Rome. Dès lors, il n'y a plus aucun sujet de discussion entre Sa Majesté et cette cour. Quant au spirituel, Sa Majesté s'en tient à la bulle de Savone… Pour le moment, l'Empereur veut s'abstenir de s'occuper d'affaires ecclésiastiques. Il a cependant à cœur que le Saint-Père donne l'institution canonique aux évêques qu'Elle avait nommés avant son départ. Votre Éminence doit en avoir la liste… Sa Majesté a vu avec plaisir, par les correspondances qu'a laissées le comte de Lille et par celles qui ont été interceptées, que le Saint-Père n'a point cédé sur les principes du Concordat, et qu'il s'est refusé à reconnaître les évêques émigrés. Cette conduite n'a pu que lui être très agréable. Cependant, d'un autre côté, on a trouvé dans les mêmes pièces la preuve que la cour de Rome avait mis en usage contre le roi de France les pratiques obscures et illégales dont l'Empereur avait eu aussi précédemment à se plaindre. Il ne peut convenir à Sa Majesté d'admettre en France ni des Jésuites, ni des Pères de la Foi. Lors de la vacance des sièges, Sa Majesté ne peut reconnaître que des vicaires capitulaires[188].» La lettre se terminait par ce curieux détail: «Sa Majesté a vraiment à cœur que Votre Éminence puisse s'arranger pour être à Paris le 30 mai, afin d'officier au couronnement du prince impérial.» Donc, d'après cette lettre, Napoléon n'avait pas perdu l'espoir de voir revenir son fils auprès de lui; il parlait même de le faire couronner, ainsi que le stipulait un des articles du sénatus-consulte du 5 février 1813, comme s'il était absolument maître de sa destinée et de celle du roi de Rome.

Le 8 mars, M. de Méneval avait fait parvenir secrètement au duc de Vicence une lettre détaillée sur la situation à Vienne. Les journaux français étaient soigneusement interdits par le ministère autrichien; les négociations du Congrès suspendues, les troupes en mouvement sur tous les points. L'empereur Alexandre avait «une haine d'enfant contre Napoléon». Tout gouvernement monarchique, aristocratique ou démocratique, lui paraissait bon en France, sauf le gouvernement impérial. Cependant, la seule personne qui pût encore obtenir quelque chose de lui, c'était Caulaincourt. On n'était pas rassuré pour l'avenir, car les fonds avaient baissé à Vienne dès l'arrivée de Napoléon à Paris. «M. de Talleyrand, ajoutait Méneval, est en défiance aujourd'hui près des alliés et de tout le monde.» Il était évident que ni ses démonstrations actives ni la déclaration du 13 mars, dont il était l'auteur, n'avaient rassuré les alliés contre sa versatilité si connue.

On supposait en effet à toutes ses actions des motifs doubles et contradictoires. Quant au retour de l'Impératrice en France, le cabinet de Vienne ne paraissait pas disposé à l'admettre. «L'esprit de l'Impératrice, disait encore Méneval, est tellement travaillé à cet égard, qu'elle n'envisage son retour en France qu'avec terreur. Tous les moyens possibles ont été employés depuis huit mois,—dois-je dire depuis trois ans?—pour l'éloigner de l'Empereur… On ne m'a pas permis depuis six mois de lui parler sans témoin… On lui a fait faire, à l'insu de tout le monde, plusieurs démarches pour se déclarer étrangère aux projets de l'Empereur, pour se mettre sous la sauvegarde de son père et des alliés, pour demander la couronne de Parme…» Sa santé n'en avait pas souffert. «L'Impératrice a beaucoup engraissé. Le prince impérial est un ange de beauté, de force et de douceur. Mme de Montesquiou le pleure tous les jours. Cette pauvre dame est traitée avec bien de la rigueur. Elle est reléguée dans un petit appartement de deux pièces dans une maison particulière à Vienne…» À cette lettre Méneval ajoutait un petit post-scriptum afin d'excuser un peu Marie-Louise, ce qui prouvait sa générosité naturelle. «Elle est vraiment bonne au fond, disait-il, mais bien faible et ennemie de la réflexion. Il est bien fâcheux qu'elle n'ait pas eu un meilleur entourage[189].»

Vers cette même époque, Marie-Louise, causant avec Méneval, lui avait confié que si elle consentait à laisser son fils à Vienne et à se rendre sans lui à Parme, c'était dans son intérêt. Elle pensait bien, dans ses duchés, faire une économie annuelle de cinq cent mille francs et lui assurer ainsi en quelques années une existence indépendante. À quoi Méneval s'était permis de répondre que le nom de Napoléon lui paraissait une fortune suffisante pour l'enfant impérial. Peu de temps après, il voulut savoir si Marie-Louise consentirait à rejoindre l'Empereur, un jour ou l'autre. Elle commença par déclarer qu'elle n'était plus maîtresse de ses actions, qu'elle était née sous une étoile funeste, et qu'elle était condamnée à n'être jamais heureuse[190]. Elle ajouta enfin que son oncle l'archiduc Charles et un jurisconsulte avaient dissipé ses incertitudes au sujet de son rapprochement avec l'Empereur, et «qu'elle traiterait avec Napoléon de séparation à l'amiable, quand elle pourrait lui écrire[191]». Elle n'en avait pas encore l'autorisation, mais, en revanche, on lui laissait adresser des lettres aussi nombreuses que passionnées au général de Neipperg, qui était parti le 18 avril, à la tête d'une division, pour combattre Murat. Le séjour de Vienne et de Schœnbrunn étant devenu intolérable pour les Français, Méneval demanda la permission de retourner en France. Le pauvre petit roi de Rome allait rester presque seul au milieu des Autrichiens, qui espéraient en faire ce qu'avait tant redouté Napoléon: un prince étranger.

CHAPITRE VIII

LES INTRIGUES DE FOUCHÉ ET DE METTERNICH EN 1815.

On a lu, dans une dépêche du prince de Talleyrand à Louis XVIII, que M. de Metternich, interrogé par M. de Montrond sur les sentiments de l'Autriche à l'égard de la régence de Marie-Louise, aurait sèchement répondu: «La régence? Nous n'en voulons point[192].» Les documents et les faits que j'ai étudiés imposent, comme on va le voir, un démenti absolu à cette assertion. Les relations de Fouché et de Metternich au début des Cent-jours, leurs communes intrigues au sujet du renversement de Napoléon et son remplacement éventuel par Napoléon II ou par le duc d'Orléans,—car Louis XVIII ne venait dans leurs combinaisons qu'en troisième ligne,—sont un très intéressant point d'histoire qui doit former une des parties essentielles de ce récit. Ces intrigues si curieuses ont donné lieu à ce que l'on a appelé la «mission d'Ottenfels».

M. Thiers avait posé, en 1849, à M. de Metternich,—quelques mois avant la mort du chancelier,—la question suivante: «La mission de M. Werner[193] à Bâle est certaine. Quels en étaient l'objet et l'importance? Ce point a de la gravité, car cette mission, en brouillant Napoléon avec Fouché, eut des conséquences assez sérieuses.» On verra bientôt que l'affaire d'Ottenfels n'eut aucune action décisive sur les sentiments du duc d'Otrante, puisque, dès sa rentrée au ministère de la police, il était disposé à trahir l'Empereur. D'autre part, le prince Richard de Metternich admet que le récit de M. Thiers[194] est assez fidèle, ce qui s'expliquerait, d'après lui, par les renseignements que M. de Metternich lui aurait communiqués. On verra aussi quelle confiance il faut attacher à ces renseignements. Rien n'est si compliqué que les machinations de Fouché et de Metternich à propos de l'éventualité de la régence de Marie-Louise avec Napoléon II, et il m'a fallu les regarder de bien près pour en découvrir tous les ressorts. Mais pour comprendre clairement cette question, il convient de revenir un peu en arrière.

À peine Louis XVIII, après vingt-cinq années d'exil, était-il monté sur le trône, que les fautes de son ministère et les imprudences de son entourage lui avaient aliéné beaucoup d'esprits. Le mécontentement s'était étendu de la vieille armée napoléonienne à la nation[195]. Aussi des complots allaient-ils menacer l'autorité royale. Ils étaient formés par des individus experts en agitation, et parmi eux devait reparaître un des hommes les plus adroits et les plus dangereux de la Révolution: j'ai nommé Fouché, duc d'Otrante. Celui-ci ne pouvait se consoler d'être arrivé trop tard à la curée de 1814. Il espérait cependant avoir bientôt une forte compensation, car il se rendait parfaitement compte que les fautes de la Restauration amèneraient à bref délai une réaction fatale. Lorsque les violences des ultras eurent répandu dans le pays un véritable malaise et fourni un prétexte naturel d'agitation, il recommença à comploter. Il s'était remis en relation avec le prince de Talleyrand, auquel il avait confié ses intérêts pour le maintien de ses dotations. Avant le départ de l'ambassadeur pour Vienne, il était allé plusieurs fois rue Saint-Florentin sans avoir «l'avantage de le trouver et de lui faire ses adieux[196]». Il aurait désiré lui parler des affaires intérieures de la France et surtout des Français qu'on avait exclus des places et qu'on allait obliger à quitter le pays. «Votre Altesse, disait-il, peut s'en rapporter à moi sur la situation des choses et les dispositions secrètes des esprits… Bientôt il n'y aura ici de tranquillité pour personne.» Il le priait de se souvenir quelquefois d'un homme qui lui était et lui serait toujours attaché[197].

D'accord avec lui et prévoyant une catastrophe prochaine, il avait pensé à faire offrir le pouvoir au duc d'Orléans, puis à Napoléon II avec Marie-Louise régente. Toutes les combinaisons éloignaient naturellement l'Empereur, qu'on devait envoyer aux Açores ou à Sainte-Lucie. Talleyrand, qui était en rapport avec les diverses coteries parisiennes, savait par Fouché, Jaucourt et d'Hauterive que l'autorité de Louis XVIII était battue en brèche, et il prenait déjà ses dispositions, suivant son habitude, pour se ranger du côté du plus fort. D'autre part, Fouché s'était entendu avec le duc de Dalberg pour correspondre plus aisément avec le prince de Metternich, auquel il faisait part de toutes ses inquiétudes sur la triste situation de la monarchie. Aussi le ministre de François II, si l'on en croit le duc de Rovigo, avait-il fait adresser au duc d'Otrante, au commencement de l'année 1815, ces trois questions: «1° Qu'arriverait-il si Napoléon reparaissait; 2° si le roi de Rome se montrait à la frontière, appuyé par un corps autrichien; 3° si simplement une révolution éclatait en France?» À la première question, Fouché aurait répondu que tout dépendrait du premier régiment français; à la seconde, que toute la France se prononcerait pour le roi de Rome; à la troisième, que la révolution aurait lieu en faveur du duc d'Orléans. Ces prévisions étaient exactes. En attendant, Fouché se tenait adroitement à l'écart et laissait à d'autres le soin de préparer le terrain. On travaillait l'armée et les ouvriers. De nombreux généraux consultés acceptaient volontiers l'idée d'une régence[198]. «On n'attendait plus qu'une réponse de Vienne pour commencer, rapporte le duc de Rovigo, lorsque Napoléon débarque à Cannes. Il se fait précéder de proclamations et du bruit que sa femme et son fils viennent le joindre, si bien que tout le monde le croit.» Le duc de Rovigo ajoute que ce langage était si conforme à celui que tenaient les gens de M. Fouché, que tout le monde fit compliment au duc d'Otrante d'un événement dont il était intérieurement mécontent.

Chose plaisante, la rumeur accentuée de l'arrivée de Marie-Louise et du roi de Rome[199] fit croire à Fouché que Talleyrand l'avait joué en disposant l'Autriche à céder ce précieux dépôt et en prévenant Napoléon du moment favorable pour quitter l'île d'Elbe. Ce ne fut pas cette seule hypothèse qui détermina Fouché à agir. À la nouvelle de la marche de l'Empereur sur Paris, il vit la monarchie perdue; se dérobant alors aux agents du Roi qui voulaient l'emmener de force à Gand, il prit son parti. Le jour de la rentrée de Napoléon, il apparut. Cette fois, il était satisfait, car son plus redoutable rival était retenu à Vienne. Le duc d'Otrante allait pouvoir conduire les affaires à son gré, caresser et tromper Napoléon beaucoup trop crédule, préparer sa chute et dicter ses conditions au successeur, quel qu'il fût, de l'Empereur. Il reprit le ministère de la police, où se trouvaient déjà ses créatures, et, affectant une vive émotion, dit à Napoléon: «Sire, vous m'avez sauvé la vie. J'étais caché depuis huit jours pour fuir la persécution!»

De son côté, Talleyrand se croyait joué par Fouché. Quand il apprit la rentrée de son ami au ministère, il n'en douta plus. Les deux rusés compères s'observaient sans rien dire, redoutant chacun, de la part de l'autre, quelque rouerie nouvelle, lorsque Talleyrand, ayant été maladroitement proscrit par un décret impérial[200], résolut de se prononcer contre le nouveau régime. Il conseilla à Metternich d'envoyer à Fouché un courrier secret chargé de connaître les sentiments réels de ce dernier et de lui offrir, à la condition que Napoléon disparût,—c'était la condition nécessaire et toujours invoquée,—l'appui de l'Autriche pour réinstaller, à son choix, Louis XVIII, la régence ou le duc d'Orléans. Talleyrand laissait, comme on le voit, le champ libre aux intrigues de Fouché.

Le 25 mars, le duc d'Otrante eut avec le baron Pasquier, dans son jardin, un entretien mystérieux. Il lui dit audacieusement que l'Empereur était plus fou que jamais, et que son affaire serait faite avant quatre mois. Il ne demandait pas mieux que les Bourbons revinssent, mais il fallait que les affaires fussent arrangées «un peu moins bêtement que l'année précédente». Des garanties bonnes et solides étaient nécessaires. Il invita donc Pasquier à se tenir prêt au moindre signal, ce qui indiquait bien que Fouché était disposé à trahir Napoléon, qui ne l'avait employé qu'à regret sur le conseil de ses intimes[201]. Or, Fouché jouait cyniquement son double jeu, paraissant servir à la fois les intérêts du Roi et ceux de l'Empereur. Mais si, contrairement à ses prévisions, le régime impérial se maintenait par des victoires, il pouvait être, sinon emprisonné, du moins jeté dehors à la première occasion. C'était une de ses craintes. Son entretien avec Pasquier le prouve. Il cherchait donc d'autres combinaisons politiques, soit avec Marie-Louise, soit avec Louis XVIII, soit avec le duc d'Orléans. Il correspondait secrètement, comme je l'ai dit, avec Metternich, allant jusqu'à livrer l'état de certains armements; mais, de crainte d'être découvert, il demandait à Wellington, en avril 1815, de lui procurer un asile en Angleterre, au cas où il serait proscrit.

Ces préliminaires, importants à connaître, nous amènent précisément aux rapports de Fouché avec Metternich, c'est-à-dire à ceux qui ont trait à la mission du baron d'Ottenfels à Bâle. Dans ses Mémoires, le chancelier autrichien appelle cette mission «un incident dans l'histoire des Cent-jours», et il paraît ne lui accorder qu'une valeur légère. On verra bientôt que c'était là plus qu'un incident. Metternich dit que Fouché, après avoir repris le portefeuille de la police au retour de Napoléon, faisait voir pour la seconde fois «ce singulier mélange de soumission aux volontés de l'Empereur et d'insubordination qui le caractérisait. Ce ministre, ajoutait-il, voyait parfaitement clair dans la situation de Napoléon et de la France. Il savait on ne peut mieux ce que voulaient et pouvaient les puissances alliées; aussi ne croyait-il pas à la victoire finale de Napoléon revenu sur le trône de France. Il m'envoya donc à Vienne un agent secret, chargé de proposer à l'empereur François de laisser proclamer empereur le roi de Rome. En même temps, il me faisait prier d'expédier un affidé à Bâle pour qu'on pût s'entendre sur les moyens d'exécution de l'entreprise. L'empereur François était incapable de se prêter à une démarche pareille; le ministre de la police française pouvait seul se faire illusion à cet égard[202]…» Cette façon de narrer les choses n'est pas exacte. M. de Metternich, qui redoutait encore la puissance et le génie militaires de Napoléon, profita de l'offre de Fouché pour tenter de renverser au plus tôt le pouvoir renaissant de l'Empereur. Il résolut de caresser la vanité et l'ambition du duc d'Otrante, et, pour cela, il lui laissa entrevoir que, dans un avenir prochain, lui, Fouché, serait peut-être appelé à jouer le rôle considérable que Talleyrand avait su prendre en 1814. Telle est la vérité.

À la fin du mois d'avril, le comte Perregaux, chambellan de service auprès de Napoléon, lui annonça qu'un premier commis de la banque Eskelès et Cie, de Vienne, était arrivé à Paris pour des règlements de comptes avec la banque Perregaux, Laffitte, Baguenault et Delchert; il ajouta que ce voyage, dont l'urgence ne lui paraissait pas justifiée, devait avoir un motif secret. Le 28 avril, Réal fut averti, rechercha le commis, le fit arrêter et conduire à l'Élysée, où Napoléon lui-même l'interrogea[203]. On examina ses papiers, qui n'avaient rien de mystérieux. On avait arrêté par précaution son jeune fils venu avec lui; puis on avait promis à l'agent autrichien de le rendre à la liberté, ainsi que son enfant, s'il avouait qu'il avait une mission secrète.» Il déclara—c'est le chancelier Pasquier qui le raconte—que le prince de Metternich l'avait chargé d'une mission secrète auprès du duc d'Otrante; qu'il avait déjà vu deux fois ce dernier, la veille et l'avant-veille, à l'hôtel de la Police générale. Il ajouta que le but de sa mission était d'engager le duc d'Otrante à envoyer promptement à Bâle, à l'auberge des Trois Rois, une personne de sa confiance intime, laquelle y trouverait un secrétaire du prince de Metternich sous le nom de Henri Werner. Quant à lui, ses pouvoirs consistaient dans une lettre en chiffres du prince de Metternich (il l'avait laissée au duc d'Otrante) et dans un bordereau avec lequel celui qui en serait porteur se ferait reconnaître de M. Henri Werner. Il expliqua à peu près le contenu de ce bordereau, qui était resté aussi dans les mains de M. Fouché». La lettre de Metternich était écrite en caractères sympathiques, et le prince avait remis au commis une poudre spéciale pour faire ressortir l'écriture. Le rendez-vous avec Henri Werner était fixé au 1er mai. Napoléon songea tout de suite à faire arrêter Fouché et saisir ses papiers; puis il réfléchit que les papiers devaient être en sûreté, loin de toute recherche[204]. Alors il résolut d'approfondir l'affaire, mais très secrètement.

Deux heures après, Fouché vint, comme il le faisait chaque jour, travailler chez l'Empereur. Le travail terminé, Napoléon l'emmena dans le jardin de l'Élysée et mit la conversation sur la politique des diverses puissances, cherchant évidemment à le faire parler. Fouché ne dit mot de la lettre de Metternich et ne manifesta aucun embarras. Dès qu'il fut parti, Napoléon appela un de ses secrétaires, Fleury de Chaboulon, celui qui lui avait rendu tant de services à l'île d'Elbe, et qui l'avait décidé au retour. Il lui expliqua ce qu'il attendait de lui: prendre des passeports chez le duc de Vicence, aller à Bâle et chercher à savoir ce que voulait cet Henri Werner. Fleury reçut en même temps, de la main de l'Empereur, un ordre ainsi libellé:

«Paris, 28 avril 1815.—Le lieutenant général Rapp, notre aide de camp, les généraux commandant à Huningue et nos agents civils et militaires, à qui le présent ordre sera communiqué, accorderont pleine et entière confiance au chevalier Fleury, notre secrétaire, et lui faciliteront, par tous les moyens qui sont en leur pouvoir, la communication avec Bâle, soit pour y passer, soit pour en faire venir des individus[205].» La relation impériale de L'île d'Elbe et les Cent-jours, celles de Fleury de Chaboulon[206] et de Pasquier, disent que l'Empereur ne parla à son ministre de l'agent secret que plusieurs jours après, lorsque Fouché, averti par Réal, vint faire l'aveu d'une lettre venue de Vienne. Mais les minutes des lettres de Napoléon placent cet aveu le jour même de l'interrogatoire de l'agent autrichien et du départ de Fleury. Je trouve en effet à la date du 29 avril 1815[207] un billet de Napoléon au comte Réal, où l'Empereur lui mande ces détails précis: «Fouché m'a parlé hier de cet homme. Il supposait que c'était un mystificateur. Il paraîtrait que cet homme aurait menti et lui aurait apporté une lettre à l'encre sympathique qui était pour…—l'adresse du banquier à qui il en a remis une autre en même temps (sic).—Interrogez là-dessus ces individus. Il pourrait avoir remis d'autres lettres à d'autres personnes.» Tout me porte donc à croire qu'après son travail habituel avec l'Empereur, Fouché a été aussitôt prévenu de ce qui avait été découvert, et qu'il est revenu auprès de Napoléon pour lui dire simplement la chose, en affectant de la considérer comme ridicule et en laissant croire qu'il n'était peut-être pas la seule personne à laquelle l'agent de Metternich eût remis une lettre confidentielle. Et ici je reprends la version impériale: «L'Empereur demanda seulement s'il savait ce qu'était devenu son agent. Le duc d'Otrante balbutia et finit par avouer qu'il venait d'apprendre que la préfecture de police l'avait fait arrêter. Il était donc bien évident que la confidence n'était faite que parce que l'intrigue était éventée. Il eût été bien sans doute, dès ce moment, de faire arrêter ce ministre; mais l'Empereur jugea plus prudent d'attendre le retour de l'agent qu'il avait envoyé à Bâle, et se contenta de défendre à Fouché de donner suite à cette négociation[208].»

Napoléon avait dit à Fleury de profiter de la circonstance pour faire connaître à M. de Metternich sa position et ses intentions pacifiques, et tâcher d'établir un rapprochement entre lui et l'Autriche. Fleury, qui ne voulait pas se laisser devancer par l'agent véritable de Fouché, ne perdit pas une minute. Il se pourvut d'une commission d'inspecteur général des vivres, et le 3 mai se présenta à Bâle, sous le prétexte d'y faire de nombreux achats. «On est, disait-il avec humour, toujours bien reçu des Suisses avec de l'argent.» Il se rendit sans obstacle à l'auberge des Trois Rois, où devait descendre M. Werner. Celui-ci était déjà arrivé depuis le 1er mai. «L'agent secret de Metternich, disent les notes de l'éditeur des Mémoires, était le baron d'Ottenfels, alors secrétaire aulique à la chancellerie d'État. Il avait reçu l'ordre de se rendre incognito à Bâle, sous le pseudonyme de Henri Werner, et de s'y rencontrer à l'hôtel des Trois Rois avec l'affidé de Fouché…» Comment Metternich, qui prétend avoir été convié à cette négociation par Fouché, finit-il par y accéder?… L'empereur d'Autriche lui aurait dit de communiquer l'affaire au Tsar et au roi Frédéric-Guillaume, et de leur laisser le soin de décider si l'on devait envoyer «un homme de confiance à Bâle pour s'édifier sur les vues et les desseins de l'auteur de la proposition». Les deux souverains voulurent bien y acquiescer. «Je chargeai de cette mission, dit Metternich, un employé de mon département. Je lui indiquai les signes auxquels il reconnaîtrait l'agent français et lui recommandai de bien écouter sans rien répondre

Voici maintenant les instructions écrites que le secrétaire aulique avait reçues de Metternich lui-même, s'il rencontrait aux Trois Rois une personne qui se dirait envoyée par le duc d'Otrante et le prouverait par une copie du même document ainsi conçu: «Le 9 avril 1815. Les puissances ne veulent pas de Napoléon Bonaparte. Elles lui feront une guerre à outrance, désirant ne pas la faire à la France[209]. Elles désirent savoir ce que veut la France et ce que vous voulez. Elles ne prétendent point s'immiscer dans les questions de nationalité et dans les désirs de la nation, relativement à son gouvernement; mais elles ne sauraient, dans aucun cas, souffrir Bonaparte sur le trône de France. Envoyez une personne qui possède votre confiance exclusive au lieu que vous indiquera le porteur. Elle y trouvera à qui parler[210].» C'était la lettre écrite par Metternich, mais sans signature et avec de l'encre sympathique, lettre qui démontre que Metternich a fixé lui-même le rendez-vous à Bâle et ce qu'il attendait de Fouché.

Le baron d'Ottenfels devait dire qu'il avait été envoyé à Bâle par le cabinet autrichien pour s'aboucher avec la personne de confiance déléguée par le duc d'Otrante, en vertu d'une invitation qui lui aurait été adressée directement à Paris. Il devait ajouter que le duc d'Otrante connaissait le but de sa mission; qu'il savait que les puissances ne voulaient plus traiter avec Napoléon Bonaparte, et qu'il s'agissait de s'expliquer sur le choix de la personne destinée à le remplacer, sans avoir recours préalablement à une guerre redoutable pour tous. On pouvait donc faire la chose pacifiquement. Si la France désirait Louis XVIII, les puissances l'engageraient à rentrer en vertu d'un nouveau pacte, en le priant d'éloigner les émigrés et d'écarter les entraves que les alentours du Roi avaient mises à l'établissement d'un nouvel ordre de choses. Si la France, au contraire, voulait le duc d'Orléans, les puissances serviraient d'intermédiaire «pour engager le Roi à se désister de ses prétentions». Enfin, si la France préférait la régence, la lettre de Metternich répondait à cette hypothèse par ces cinq mots bien clairs: «On ne s'y refusera pas.» Toutefois les instructions du baron d'Ottenfels contenaient cette restriction relative à la régence: «L'Autriche, la première, est loin de la désirer:

«a.—Parce qu'une longue minorité du souverain offre une infinité de chances de désordres;

«b.—Parce que l'Autriche ne se soucie pas d'exercer une influence directe en France, ce dont elle pourrait être accusée bientôt par cette nation et par les autres puissances de l'Europe[211].»

Mais ce n'était là qu'une précaution diplomatique, car, quelque temps après, l'Autriche elle-même offrira nettement la régence.

Le baron d'Ottenfels ne devait faire d'ouvertures officieuses qu'après avoir écouté tout ce que l'envoyé du duc d'Otrante pouvait avoir à lui dire. Par excès de prudence, Metternich avait ajouté: «Il ne lui donnera dans aucun cas rien par écrit et se dira spécialement homme de ma confiance. Il sera prêt à retourner à Vienne sur-le-champ avec les ouvertures dont pourrait le charger la personne munie des communications du duc d'Otrante.» Ces détails prouvent bien que Metternich et son souverain n'ont pas eu la moindre hésitation à se prêter à une entrevue qui devait les fixer sur les points les plus importants de la situation et les préserver peut-être d'une guerre nouvelle où ils auraient eu plus à perdre qu'à gagner, étant données les compétitions si ardentes des alliés. Fleury, déterminé à bien jouer son rôle, annonce donc au faux Werner qu'il était chargé par quelqu'un de Paris de s'entretenir avec lui. Ils se montrent leurs signes de ralliement, puis ils se mettent à causer. Werner fait d'abord à Fleury les politesses d'usage; il lui dit ensuite qu'il l'attendait depuis deux jours, et qu'il commençait à craindre que Fouché ne se fût désisté. Fleury, qui ne savait rien et qui ne voulait cependant pas se compromettre, répond, en s'avançant pas à pas, que la lettre de Metternich laissait bien quelques incertitudes, mais que le ministre de la police était prêt à offrir au chef du cabinet autrichien toutes les preuves de son dévouement. Lui, son agent de confiance, devait répondre en toute franchise aux ouvertures qui lui seraient faites. Il demandait donc nettement ce qu'on attendait de lui. Werner, qui ne devait point parler, répond alors que Metternich a l'espoir qu'un homme aussi prévoyant que Fouché n'a dû accepter le ministère de la police que pour épargner aux Français les malheurs de la guerre civile et ceux de la guerre étrangère. Il compte bien qu'il secondera les efforts des alliés pour se débarrasser de Bonaparte. «Par quels moyens? demande Fleury sans sourciller.—M. de Metternich, déclare Werner, ne m'a point entièrement communiqué ses vues à cet égard.» On voit que les deux agents jouaient serré. Fleury insiste. «M. Fouché, ajoute alors Werner, pourrait trouver les moyens de délivrer la France de Bonaparte, sans que les alliés répandissent de nouveaux flots de sang.

«—Je ne connais que deux moyens, dit brutalement Fleury: le premier, c'est de l'assassiner…

«—L'assassiner! s'écrie Werner; jamais un tel moyen ne s'offrit à la pensée de M. de Metternich!

«—Le second moyen, poursuit Fleury sans se déconcerter, c'est de conspirer contre Napoléon… M. de Metternich et les alliés ont-ils déjà quelques relations d'établies?

«—Ils n'en ont aucune. À peine a-t-on eu le temps à Vienne de s'entendre. C'est à M. Fouché à préparer, à combiner ses plans…»

Alors Fleury change de langage et va droit au but que lui avait recommandé l'Empereur. Il affirme audacieusement que les alliés ont été trompés, et qu'il n'est plus facile de soulever la France contre Napoléon. Les ennemis des Bourbons sont devenus ses partisans. Sur ce, Werner s'étonne et objecte que cette affirmation est entièrement contraire aux rapports venus de Paris. Fleury soutient que l'accueil enthousiaste fait à l'Empereur depuis le golfe de Jouan jusqu'à la capitale montre qu'il a pour lui aussi bien la nation que l'armée. Werner veut protester. Fleury, sans l'écouter, développe et soutient énergiquement cette idée. D'ailleurs, comment Napoléon aurait-il pu faire la loi à des millions d'hommes disséminés sur sa route? La nation, quoi qu'on en dise, approuve les sentiments de l'armée pour son chef. Et l'approche des alliés, loin de diviser les Français, les réunira plus étroitement encore. Alors Werner croit que son interlocuteur veut lui assurer que la France secondera, comme autrefois, les projets de conquête de Napoléon. Fleury proteste. La France veut les garanties que lui ont refusées les Bourbons, mais elle veut aussi la paix. Si l'Empereur refusait cela, Fouché et les véritables patriotes se réuniraient pour se défaire de lui. «Mais, répond Werner, le duc d'Orléans procurerait à la France ces garanties.—Le duc d'Orléans aurait contre lui les partisans de Louis XVIII, de Napoléon et de la régence.—Eh bien, alors, les alliés pourraient consentir à vous donner le jeune Napoléon et la régence…—Un peuple qui a été en guerre avec lui-même et avec ses voisins a besoin d'être conduit par un homme qui sache tenir ferme les rênes du gouvernement…—Mais l'on pourrait vous composer un conseil de régence qui répondrait à l'attente des alliés et de la France.» Ottenfels livrait ainsi la pensée secrète de l'Autriche et des alliés.

Fleury fait immédiatement remarquer que les difficultés et les périls viendront des hommes de guerre rivaux et jaloux. Il n'y a qu'un seul homme qu'on pourrait placer à la tête du gouvernement, c'est le prince Eugène. Que dirait M. de Metternich de cette proposition?… Werner répond qu'il ne le sait pas. Et les alliés?… Les alliés non plus. D'ailleurs, cette question n'ayant point été prévue, Werner ne peut ni ne doit y répondre. Fleury reprend ses affirmations. Le seul chef qui convienne à la France, c'est Napoléon, non plus l'ambitieux et le conquérant, mais l'homme corrigé par l'adversité. S'il est tel que Fouché l'espère maintenant, Fouché s'estimera heureux de pouvoir concourir, avec Metternich, à établir la bonne harmonie entre l'Autriche et la France, et à restreindre en même temps la puissance de l'Empereur, de telle façon qu'il ne puisse plus troubler la tranquillité universelle. Voilà quel doit être aussi le but des alliés… Au surplus, Fleury se chargera de rendre compte à Fouché de ce qu'il a entendu; mais à supposer qu'on écarte Napoléon, qu'en fera-t-on?…—Je l'ignore, répond Werner; M. de Metternich ne s'est point expliqué à cet égard. Je lui soumettrai cette question. Je lui ferai connaître votre opinion sur la situation de la France et de Napoléon; mais je prévois d'avance combien les sentiments actuels de M. Fouché lui causeront de l'étonnement…—Les circonstances changent les hommes, conclut sentencieusement Fleury. M. Fouché a pu détester l'Empereur quand il tyrannisait la France, et s'être réconcilié avec lui depuis qu'il veut la rendre libre et heureuse.—Tel est succinctement le premier entretien de Fleury et d'Ottenfels[212]. Les deux agents, après quelques autres propos sur divers sujets, convinrent de se rendre immédiatement à leurs postes respectifs, et de se retrouver huit jours après à Bâle.

Fleury, au bout de quatre jours, vint rapporter à l'Empereur les détails de son entrevue. Celui-ci fut satisfait de son empressement, et se félicita de ce que Metternich n'avait rien projeté contre sa vie. «Avez-vous demandé à M. Werner, interrogea-t-il ensuite, des nouvelles de l'Impératrice et de son fils?—Oui, Sire. Il m'a dit que l'Impératrice se portait bien, et que le jeune prince était charmant.—Vous êtes-vous plaint qu'on violait à mon égard le droit des gens et les premières lois de la nature? Lui avez-vous dit combien il est odieux d'enlever une femme à son mari, un fils à son père; qu'une telle action est indigne des peuples civilisés?…—Sire, je n'étais que l'ambassadeur de M. Fouché…» Ce nom rappela les intrigues qu'il fallait découvrir. «Fouché, confia l'Empereur à Fleury, pendant votre absence est venu me raconter l'affaire. Il m'a tout expliqué à ma satisfaction. Son intérêt n'est point de me tromper. Il a toujours aimé l'intrigue, il faut bien le laisser faire…» Ainsi, Napoléon s'était, une fois de plus, laissé duper par son ministre. Plus tard à Sainte-Hélène, et après avoir vu de quelles trahisons il avait été la victime, il regretta de ne l'avoir point fait arrêter. Cependant, là encore, il affirma que cette arrestation aurait produit un éclat qui eût brusquement suspendu une négociation si importante. Fleury remarque de son côté, pour expliquer une telle indulgence, que Fouché avait le don de plaire et de persuader au plus haut degré, et qu'il avait su obtenir de l'Empereur plus de confiance que celui-ci ne désirait lui en accorder.

Se conformant aux ordres de Napoléon, qui lui dit d'aller raconter sa mission à Fouché, Fleury se rendit auprès du ministre de la police et lui fit un récit complet de l'affaire, sans lui indiquer toutefois la date précise de la seconde entrevue.

«Belle mission! s'écria audacieusement Fouché, voilà comment est l'Empereur!… Il se méfie toujours de ceux qui le servent le mieux!… Savez-vous que vous m'avez donné de l'inquiétude? Si l'on vous avait vendu, on aurait bien pu vous envoyer dans quelque forteresse et vous y garder jusqu'à la paix!…» Fleury, en entendant ces menaces indirectes, ne se troubla point. Il répliqua que, devant des intérêts aussi grands, il ne fallait pas songer à soi. «J'avais d'abord, reprit Fouché, regardé tout cela comme une mystification; mais je vois bien que je m'étais trompé.» Et le vieux renard, paraissant enchanté de ce qu'avait dit Fleury à Ottenfels, déclara que cette conférence pouvait ouvrir les yeux à Metternich. «Pour achever de le convaincre, dit-il sans sourire, je lui écrirai et je lui peindrai avec tant de clarté et de vérité la situation réelle de la France, qu'il sentira que le meilleur parti à prendre est d'abandonner les Bourbons à leur malheureux sort et de nous laisser nous arranger à notre guise avec Bonaparte. Quand vous serez près de partir, venez me revoir, et je vous remettrai une lettre.» Puis, semblant s'ouvrir entièrement à Fleury: «Je n'avais point parlé tout de suite à Napoléon de la lettre de Metternich, parce que son agent ne m'avait point remis la poudre nécessaire pour faire reparaître l'écriture. Il a fallu avoir recours à des procédés chimiques qui ont demandé du temps.» Enfin il lui lut la lettre qui forme l'annexe des instructions d'Ottenfels. «Vous voyez qu'elle ne dit rien», ajouta-t-il avec une incroyable indifférence… Ainsi, une lettre où l'on refusait de traiter avec Napoléon, où l'on parlait de guerre à outrance contre lui, où l'on invitait enfin Fouché à révéler «ce qu'il voulait», une telle lettre ne disait rien!… Sans vouloir remarquer l'incrédulité de Fleury, Fouché ajouta qu'il méprisait et détestait les Bourbons, au moins avec autant de violence que Napoléon les méprisait et les détestait lui-même. Fleury quitta le ministre de la police, certain, cette fois, qu'il venait de parler à un traître; puis il alla faire part à l'Empereur de sa conviction. À sa grande surprise, Napoléon ne la partagea point. Il rassura seulement Fleury sur les insinuations menaçantes de Fouché, et lui dit qu'il n'avait rien à craindre.

Or, au moment même de la première entrevue de Fleury et de Werner, il s'était passé à Paris un incident qui montre une fois de plus combien Fouché était perfide. M. Pasquier, qui tenait à être renseigné sur les événements, était venu le 2 mai demander à Fouché l'autorisation de séjourner quinze jours à Paris. Celui-ci l'avait engagé à y demeurer tout le temps qu'il voudrait, car l'Empereur allait être obligé de partir pour l'armée, «et, une fois parti, disait-il cyniquement, nous resterons maîtres du terrain. Je veux bien qu'il gagne une ou deux batailles, il perdra la troisième, et alors notre rôle à nous commencera. Croyez-moi, nous amènerons un bon dénouement…[213].» Le chancelier Pasquier a raison de dire que cette trahison de Fouché est une des particularités les plus singulières de cette époque. Mais ce qui est plus singulier, c'est que Napoléon, averti par ses meilleurs serviteurs, ait pu si longtemps ménager le duc d'Otrante. Cette indulgence ne s'explique, je le répète, que par sa confiance en lui-même et par la résolution secrète de faire justice quand les événements le permettraient. «Il paraît certain, affirme Bignon, que Napoléon n'avait fait que différer jusqu'à sa première victoire la mise en jugement de ce ministre[214].»

Quelques jours après, Fleury retourna chez Fouché chercher la lettre promise. Celui-ci, après s'être étonné de son prompt départ, lui remit deux lettres au lieu d'une pour M. de Metternich. Dans la première, il déclarait que le trône de Napoléon, soutenu par la confiance et l'amour des Français, n'avait rien à redouter des attaques des alliés. Dans la seconde, il discutait habilement les ouvertures faites par Werner et il concluait après examen des trois propositions: République, Régence, Orléans, que Napoléon était le seul chef possible. Il est permis de croire que M. de Metternich dut recevoir, par un agent secret, une troisième lettre qui le mit un peu mieux au courant des réelles intentions de Fouché.

Fleury revint auprès de Napoléon et lui montra la seconde lettre, mais il chercha vainement à faire ressortir les sous-entendus qui s'y trouvaient. «Il n'y vit, dit-il, que les éloges donnés à son génie; le reste lui échappa[215].»

Le faux Werner fut exact au nouveau rendez-vous. Il dit à Fleury qu'il avait rapporté à M. de Metternich la conversation franche et loyale qu'ils avaient eue ensemble. «Il s'est empressé, affirma-t-il, d'en rendre compte aux souverains alliés, et les souverains ont pensé qu'elle ne devait rien changer à la résolution qu'ils ont prise de ne jamais reconnaître Napoléon pour souverain de la France et de n'entrer personnellement avec lui dans aucune négociation.» Puis il fit cette importante confidence: «Mais, en même temps, je suis autorisé à vous déclarer formellement qu'ils renoncent à rétablir les Bourbons sur le trône, et qu'ils consentent à vous donner le jeune prince Napoléon. Ils savent que la régence était, en 1814, l'objet des vœux de la France, et ils s'estiment heureux de pouvoir les accomplir aujourd'hui[216].—Mais que ferez-vous de l'Empereur? redemanda Fleury, car c'était là le point important à connaître.—Commencez par le déposer. Les alliés prendront ensuite, et selon les événements, la détermination convenable. Ils sont grands, généreux et humains, et vous pouvez compter qu'on aura pour Napoléon les égards dus à son rang, à son alliance et à son malheur.» De la part d'une puissance qui avait toujours protesté contre l'envoi trop clément de son ennemi à l'île d'Elbe et qui aurait voulu les Açores ou les petites Antilles pour lieu de détention de l'Empereur, ces assertions étaient vraiment peu rassurantes. Fleury voulut savoir si l'Empereur serait prisonnier des alliés ou libre de choisir sa retraite. «Je n'en sais pas davantage, se borna à répondre Werner.—Je vois, riposta Fleury, que les alliés voudraient qu'on leur livrât Napoléon pieds et poings liés. Jamais les Français ne se rendront coupables d'une pareille lâcheté!» Il fit alors valoir l'adhésion unanime de la France et sa ferme volonté, si on l'attaquait, de se défendre. Werner objecta que les Français n'avaient plus ni artillerie, ni cavalerie, ni argent pour faire la guerre. Fleury lui démontra en peu de mots qu'il se trompait. Alors Werner jura que les alliés ne poseraient point les armes tant que Napoléon serait sur le trône, car M. de Metternich l'avait chargé de dire que l'Autriche agissait d'un commun accord avec les autres puissances, et qu'elle n'entamerait aucune négociation sans leur assentiment.

Fleury essaya de prouver éloquemment à Werner de quelle gloire le nom de M. de Metternich serait entouré, si le ministre autrichien consentait à devenir le médiateur de l'Europe et à défendre la cause de l'humanité. L'agent français crut découvrir (chose étonnante!) quelque émotion chez son interlocuteur, qui s'empressa d'affirmer que M. de Metternich accepterait le rôle de médiateur, si rien ne l'en empêchait. Fleury lui lut ensuite les lettres de Fouché, qui le surprirent beaucoup. Le faux Werner ajouta qu'elles surprendraient encore plus M. de Metternich. «Il me répétait, disait-il, la veille de mon départ, que le duc d'Otrante lui avait témoigné en toute occasion une haine invétérée contre Bonaparte, et que, même en 1814, il lui avait reproché de ne l'avoir point fait enfermer dans un château fort… Il faut que M. Fouché, pour croire au salut de l'Empereur, ignore totalement ce qui se passe à Vienne; ce qu'on lui a fait dire par M. de Montrond[217] et par M. Bresson le ramènera sans doute à des idées différentes et lui fera sentir qu'il doit, pour ses intérêts personnels et pour celui de la France, seconder les efforts des alliés…—Napoléon personnellement n'est rien pour nous, répéta Fleury, mais son existence sur le trône se trouve tellement liée au bonheur et à l'indépendance de la nation que nous ne pourrions le trahir sans trahir aussi la patrie… Le parti le plus sage est de se borner à lui lier les mains, de manière à l'empêcher d'opprimer de nouveau la France et l'Europe. Si M. de Metternich approuve ce parti, il nous trouvera tous disposés à seconder secrètement ou ouvertement ses vues salutaires…» Fleury affirme encore une fois qu'il est ainsi le fidèle interprète du duc d'Otrante. L'homme de Metternich dit, en quittant Fleury, qu'il répétera textuellement à son ministre tout ce qu'il a entendu. Les deux agents conviennent ensuite d'un nouveau rendez-vous pour le 7 juin.

Fleury redit à l'Empereur les détails de son second entretien, et Napoléon, parut en concevoir quelques espérances. «Ces messieurs, remarquait-il, commencent à s'adoucir, puisqu'ils m'offrent la régence. Mon attitude leur impose. Qu'ils me laissent encore un mois, et je ne les craindrai plus!» Fleury insista sur les allures mystérieuses de Montrond et de Bresson. L'Empereur finit par admettre que Fouché le trahissait. «Je regrette, ajouta-t-il, de ne pas l'avoir chassé, avant qu'il fût venu me découvrir l'intrigue de Metternich. À présent, l'occasion est manquée. Il crierait partout que je suis un tyran soupçonneux et que je le sacrifie sans motif…» Napoléon craignait aussi de jeter en France quelque alarme, car les adversaires du régime impérial n'auraient pas manqué de dire que sa cause était perdue, puisque le ministre le plus habile l'abandonnait. L'Empereur recommanda ensuite à Fleury d'aller voir Fouché et de le laisser bavarder à son aise. Mais l'air contraint et les captieux efforts du ministre de la police pour connaître toutes les paroles d'Ottenfels prouvèrent à Fleury que ses soupçons étaient fondés.

Le prince Richard de Metternich affirme que «dès la seconde entrevue de Bâle, la mystification devint si évidente que les pourparlers furent tout simplement rompus…» Ils ne le furent pas aussi simplement qu'il le suppose, ni dès la seconde entrevue, puisque le baron d'Ottenfels, dont la confiance dans Fleury était plus grande qu'on ne veut le reconnaître aujourd'hui, avait paru accepter une troisième entrevue. Seulement, comme je l'ai dit, il est plus que probable que dans l'intervalle Fouché avait trouvé le moyen d'éclairer Metternich. Napoléon s'en doutait bien, et si Waterloo eût été un succès comme Fleurus, le duc d'Otrante eût été révoqué et emprisonné. Un soir, Lavalette entendit Napoléon dire à Fouché: «Vous êtes un traître; il ne tiendrait qu'à moi de vous faire pendre, et tout le monde applaudirait[218].» Il paraîtrait que Fouché aurait froidement répondu: «Sire, je ne suis point de l'avis de Votre Majesté.» Mais il comprit une fois de plus combien l'Empereur le méprisait. Il devait se venger de ce mépris en faisant tous ses efforts pour anéantir le régime impérial.

Lorsque approcha le moment fixé pour la troisième entrevue de Bâle, Fleury alla demander à Napoléon ses ordres à ce sujet. L'Empereur voulut s'opposer au départ de son zélé serviteur. Metternich devait être averti par Fouché. L'agent ne viendrait plus. Des périls certains attendraient Fleury à Bâle… Celui-ci insista. L'Empereur le laissa enfin partir, mais en lui recommandant beaucoup de prudence… Ce que Napoléon avait prévu arriva en partie. Ottenfels ne reparut point. «Ainsi se termina cette négociation qui peut-être aurait réalisé bien des espérances, si M. Fouché ne l'eût point fait échouer.» Fleury fait observer au cours de son récit que l'Angleterre, dans le mémorandum du 27 avril, et l'Autriche, dans la déclaration du 9 mai, avaient dit «qu'elles ne s'étaient point engagées, par le traité du 29 mars, à rétablir Louis XVIII sur le trône, et que leurs intentions n'étaient point de poursuivre la guerre dans la vue d'imposer à la France un gouvernement quelconque». C'étaient les paroles mêmes d'Ottenfels prononcées dans la première entrevue. Napoléon, les ayant retrouvées là, dit un jour à son lever, comme il l'avait déjà dit à Fleury: «Eh bien! messieurs, on m'offre déjà la régence! Il ne tiendrait qu'à moi de l'accepter.» Or Fouché s'empara de ce mot et fit donner une grande publicité aux propositions de Metternich pour diminuer ainsi le nombre des partisans de Napoléon. On voit d'ici le thème. Napoléon était d'un égoïsme odieux, puisqu'il aurait pu assurer à sa dynastie une succession paisible et épargner à la France les horreurs d'une lutte sans merci. Mais ce qu'on ne disait pas, c'est que la question réitérée de Fleury: «Que fera-t-on de Napoléon?» était toujours demeurée sans réponse. On connaît celle que fit l'Angleterre trois mois après.

Fouché avait encore dirigé sur Vienne, et cela d'accord avec l'Empereur, un de ses familiers, M. de Saint-Léon, qui avait porté à Metternich une lettre du même style que la lettre remise à Ottenfels par Fleury. Elle est datée du 23 avril 1815. Elle mérite d'être examinée de près.

«Tous les événements, disait Fouché, ont confirmé ce que je vous prédisais il y a un mois. Vous étiez trop préoccupé pour m'entendre. Écoutez-moi aujourd'hui avec attention et confiance.» Fouché faisait alors remarquer qu'ils pouvaient tous deux influer puissamment sur les destinées très prochaines et peut-être éternelles de la France, de l'Autriche et de l'Europe. On trompait Metternich sur ce qui se passait et sur ce qu'on préparait. Napoléon n'avait pas seulement pour lui une soldatesque ivre de guerre… L'armée était tirée du sein de la nation tout entière, et la nation se rangeait autour de Napoléon et de son trône. Les Bourbons, réduits à chercher partout la Vendée, ne l'avaient pas trouvée dans la Vendée même. Ils avaient à peine quelques petites bandes tremblantes dans le Midi. Sans doute, Napoléon avait beaucoup gêné la liberté, mais sans la détruire. La gloire était pour la France une compensation: «Elle n'a pu supporter l'avilissement où l'avait jetée le gouvernement des Bourbons. Le peuple français veut la paix; mais si on le force à la guerre, il se croit sûr avec Napoléon de n'être pas humilié[219]!»

Fouché discutait alors le refus des puissances de reconnaître Napoléon et leur volonté d'obliger la France à choisir un autre prince. Il constatait que cette prétention portait atteinte au droit des gens, et que, de tous les sentiments de la nature, la haine était celui qui paraissait avoir le plus d'empire sur le cœur des rois. La France, d'ailleurs, était prête à se défendre. Avec un million d'hommes elle était résolue à maintenir le chef qui faisait son orgueil: «Dans cette guerre, qui sera réellement une croisade contre l'indépendance d'une nation, la contagion des principes de la Révolution française pourra passer chez des peuples trop ignorants et trop barbares encore pour qu'elle serve à leur bonheur. À l'approche de l'empereur Napoléon et de ses armées marchant au feu en chantant la liberté, les rois peuvent être abandonnés de leurs sujets, comme les Bourbons l'ont été par les soldats sur lesquels ils comptaient le plus…» Fouché paraissait impatient de connaître au plus tôt les secrets desseins de Metternich. Il désirait entre autres lui faire demander par son agent Saint-Léon «ce qu'on pourrait faire et obtenir en adoptant le duc d'Orléans. M. Fouché, dit Pasquier qui rapporte ce fait, voulait avoir plusieurs cordes à son arc. Il avait remis à M. de Saint-Léon une lettre que celui-ci avait cachée dans la selle d'un harnois. Il ne la remit pas dans le premier moment et voulut, sur sa simple parole, trancher du négociateur. Mais, voyant que ce qu'il pouvait dire de son chef était peu écouté, il se décida enfin à remettre la lettre dont il était porteur[220].» Talleyrand, faisant part de cette missive à Metternich, le prit sur le ton léger. Il dit que Saint-Léon était un agent bénévole de M. Mollien, et il ajouta même «un peu de mes affaires». Il fit croire que cet agent était venu avec des intentions menaçantes de la part de Napoléon; toutefois il se hâta de déclarer: «Saint-Léon est un fort bon et galant homme, mais qui entend les affaires politiques à peu près comme Dupont de Nemours, que l'on m'enverrait sûrement aussi, s'il n'était pas parti pour l'Amérique[221].» Le chancelier Pasquier est dans le vrai quand il conclut ainsi: «Toutes ces menées, toutes ces intrigues ne devaient conduire à rien, la situation étant de celles qui ne se dénouent que sur les champs de bataille.»

Il ressort cependant bien des choses importantes de l'affaire d'Ottenfels. On y trouve d'abord la preuve de la trahison évidente de Fouché, trahison que l'Empereur finit par reconnaître et ne sut pas châtier[222]. Il subissait ainsi la faute d'avoir repris un pareil misérable, faute dont souffrira bientôt Louis XVIII lui-même. On peut constater ensuite que les entrevues de Bâle ont amené, par contre-coup, le rapprochement définitif de Talleyrand et de Fouché, et leur union étroite dans les mêmes intrigues et les mêmes complots. Mais c'est Fouché qui, cette fois, devait paraître le plus en avant, précipiter, dès Waterloo, la chute de l'Empereur, lui refuser tout moyen de tenter un effort suprême, envoyer des émissaires à Gand, puis les désavouer cyniquement, tromper à la fois les royalistes, les libéraux et les bonapartistes, enfin revenir comme pis aller aux Bourbons. Louis XVIII acceptera ses services et fera comme on l'a dit, «le plus cruel sacrifice qu'ait fait un frère et un roi».

Il faudrait être bien naïf pour croire que Fouché ait un seul moment regretté ses palinodies et les trahisons qui ont signalé sa conduite. Il s'en félicita, au contraire, devant Fleury de Chaboulon. Il lui dit un jour qu'il avait prévu que Napoléon ne pourrait se soutenir, et qu'il avait dû «préférer le bien de la France à toute autre considération!…» M. Thiers, ajoutant un peu trop de confiance aux Mémoires de Lavalette, a reproché à l'Empereur d'avoir dit crûment à Fouché ce qu'il pensait de lui et d'avoir provoqué ainsi une défection irrémédiable. L'entretien du 15 mars avec Pasquier prouve suffisamment que le duc d'Otrante était déjà résolu à trahir Napoléon, puisque cet entretien précède d'un mois l'affaire d'Ottenfels.

Après les diverses intrigues que cette affaire a révélées, il convient encore de faire remarquer la manière dégagée avec laquelle la maison d'Autriche et son premier ministre y traitaient les Bourbons. Si la France veut leur retour, ce ne sera qu'en vertu d'un nouveau pacte. Ils devront éloigner les émigrés et changer de politique. Si la France aime mieux le duc d'Orléans, les puissances serviront d'intermédiaire pour engager le Roi et sa ligne à se désister de leurs prétentions… Voilà ce qui s'appelle malmener «le principe sacré de la légitimité», qui avait eu tant de succès à l'ouverture du congrès de Vienne! Enfin, l'Autriche va jusqu'à dire que si la France désire la régence, elle ne s'y refusera pas. Et bientôt l'Autriche offrira elle-même cette régence, oubliant tout à fait les Bourbons, dont elle avait paru, au retour de l'île d'Elbe, vouloir défendre les droits. Le généralissime de la coalition, le prince de Schwarzenberg, était d'accord avec Metternich pour traiter le Roi et les princes avec un dédain vraiment inouï. Ainsi, le 12 mai 1815, Schwarzenberg osait écrire à Metternich[223]: «Comment voudrait-on persuader aux Français que Louis XVIII est l'homme qu'il leur faut, tandis que son état de décrépitude ne leur assure pas une année de règne? Serait-ce l'imbécile d'Angoulême ou le ridicule Berry qui doit leur offrir la perspective d'un brillant règne?» Schwarzenberg pensait bien que Metternich déterminerait Fouché à préférer le duc d'Orléans, qui serait «toujours plus homogène à la France actuelle». Mais il fallait avant tout, suivant Schwarzenberg, faire disparaître Napoléon «de la scène qu'il n'a que trop longtemps souillée de sa présence outrageante pour l'humanité[224]». Puis, revenant aux Bourbons qu'il honore des mêmes injures: «Ces gens-là, dit le généralissime, ne sont plus faits pour régner. Il me semble que nos baïonnettes peuvent les mettre sur le trône, mais jamais elles ne parviendront à les y soutenir.» Cette constatation prouvait qu'il fallait choisir d'autres chefs pour la France, après avoir renversé ce Napoléon dont on redoutait toujours la popularité.

Metternich était de cet avis. Le premier prétendant venu, pourvu qu'il ne fût pas jacobin, ferait probablement l'affaire. Puis le hasard arrange les choses même les plus difficiles. Ne savait-on pas, d'ailleurs, que l'empereur Alexandre ne cachait point ses sympathies pour le duc d'Orléans?… En se prononçant trop nettement pour telle ou telle résolution, les alliés pouvaient craindre de maintenir autour de l'usurpateur des hommes utiles à sa politique. L'Angleterre, il est vrai, par l'organe de lord Clancarty, paraissait devoir soutenir le souverain légitime; mais elle se heurtait à une telle opposition de la part du tsar, qu'elle se décidait, elle aussi, à attendre les événements.

Talleyrand, qui informait exactement Louis XVIII, lui faisait entendre que le moyen de se concilier l'Europe serait de composer un ministère où chaque parti trouvât des garanties. En résumé, les alliés déclaraient que la présence de Bonaparte était incompatible avec le maintien de la paix en Europe, mais, en même temps, qu'ils ne cherchaient pas à imposer à la France l'obligation de prendre telle ou telle dynastie. Au fond, chacun agissait dans son intérêt; nul n'était sincère. Telle était la situation en mai 1815. Il fallut que Marie-Louise, à qui Alexandre avait lui-même offert la régence, refusât formellement de retourner en France; il fallut que le duc d'Orléans déclinât les propositions secrètes de Fouché et de Talleyrand; il fallut enfin que la possibilité d'une sorte de gouvernement fédératif ou républicain causât la plus grande frayeur à Metternich et aux Anglais, pour que Louis XVIII retrouvât quelques chances de ressaisir le pouvoir. Mais à quelles conditions?… Wellington imposa Fouché, et Metternich, Talleyrand. Les alliés, oubliant leur serment de ne faire la guerre qu'à Bonaparte, allaient rançonner impitoyablement la France, comme si elle était encore gouvernée par leur pire ennemi. Il convient cependant de reconnaître—et ce n'est que simple équité—que le Roi, secondé par le duc de Richelieu, montra le plus grand courage et la plus grande dignité au milieu de formidables épreuves[225], car même vaincue, quand elle a un chef qui la comprend, il faut toujours compter avec la France.

Tout me porte à croire que, si Marie-Louise avait exercé la régence avec un conseil imposé par les alliés, la France n'aurait pas tenu la noble attitude qui, sans pouvoir venir à bout de toutes les exigences de l'Europe, imposa du moins le respect. On voit par le récit détaillé de la mission d'Ottenfels que M. de Metternich a eu tort de ne considérer cette mission que comme un incident. C'était quelque chose de plus en effet: c'était une forte intrigue. Elle a prouvé que l'empereur d'Autriche et son premier ministre étaient, en avril 1815, de concert avec Fouché, prêts à toutes les propositions, disposés à toutes les éventualités, tant était grande encore la terreur que leur inspirait Napoléon.

CHAPITRE IX

NAPOLÉON II ET LA CHAMBRE DES REPRÉSENTANTS.

Malgré le silence que l'on gardait à Vienne, malgré l'interruption de toute correspondance, Napoléon espérait encore que Marie-Louise et son fils viendraient le rejoindre à Paris. «Le peuple, dit un correspondant de Wellington, à la date du 9 avril 1815[227], attache un si grand prix au retour de Marie-Louise que dans tous les endroits où j'ai passé, depuis Paris jusqu'à Valenciennes, on se portait en foule sur mon passage, pour savoir si Elle était déjà arrivée; et lorsque je répondais qu'elle était encore à Vienne, je lisais la consternation sur le visage des questionneurs, qui s'écriaient:—Oh! si Elle ne vient pas, nous sommes perdus! Son père sera contre nous…» L'Impératrice ne devait pas quitter Vienne en ce moment, ni pour son duché de Parme, ni pour Paris. Le 12 avril, on affichait à Parme une déclaration de Marie-Louise par laquelle elle faisait savoir à ses sujets «qu'ayant pris en considération les circonstances et l'impossibilité de se rendre en personne dans ses États, elle avait prié son très aimé père de vouloir bien les faire administrer en son nom[228]». Le petit roi de Rome était placé sous une surveillance rigoureuse. Des gardes nombreux veillaient aux portes de son appartement et sous ses fenêtres. Une police active examinait de près les alentours du palais où on le tenait enfermé. La ville de Vienne, le château impérial, le château de Schœnbrunn étaient inspectés jour et nuit par des agents qui avaient reçu les ordres et les consignes les plus sévères[229]. Pendant que le comte de Neipperg était occupé à manœuvrer avec sa division contre le roi Murat, sa femme vint à mourir subitement en Wurtemberg, laissant plusieurs enfants. J'ai dit que le comte l'avait jadis enlevée à son mari, lequel était mort à la fin de 1814. Neipperg l'avait délaissée, quoiqu'elle fût de bonne composition à son égard, lui permettant de se livrer en toute liberté aux plaisirs de la table et du jeu[230]. Il fallait à ce viveur hardi d'autres amours, et celles qu'il choisit montrent à quelle hauteur il avait osé élever ses prétentions. Marie-Louise apprit la mort de la femme de Neipperg avec une satisfaction peu déguisée. Un obstacle entre elle et son favori venait déjà de s'écarter. Les autres pouvaient disparaître à leur tour.

Le 6 mai, Méneval, qui avait enfin obtenu son passeport pour la France, alla au palais impérial, à Vienne, faire ses adieux au roi de Rome. Il remarqua avec peine son air sérieux et mélancolique. Le petit prince avait perdu cet enjouement et cette loquacité enfantine qui avaient tant de charmes en lui. Il ne vint pas à la rencontre de son fidèle ami et le vit entrer sans donner aucun signe qui annonçât qu'il le connût. «Quoiqu'il fût déjà depuis plus de six semaines confié aux personnes avec lesquelles je le trouvai, rapporte Méneval, il ne s'était pas encore familiarisé avec elles, et il semblait regarder avec méfiance ces figures qui étaient toujours nouvelles pour lui. Je lui demandai, en leur présence, s'il me chargerait de quelques commissions pour son père que j'allais revoir. Il me regarda d'un air triste et significatif sans me répondre; puis, dégageant doucement sa main de la mienne, il se retira silencieusement dans l'embrasure d'une croisée éloignée. Après avoir échangé quelques paroles avec les personnes qui étaient dans le salon, je me rapprochai de l'endroit où il était resté à l'écart, debout, et dans une attitude d'observation; et comme je me penchais vers lui pour lui faire mes adieux, il m'attira vers la fenêtre et me dit tout bas, en me regardant avec une expression touchante:—Monsieur Méva, vous lui direz que je l'aime toujours bien!…»

Pauvre enfant! Pauvre orphelin! car il est permis de l'appeler ainsi, puisque son père était à jamais éloigné de lui, puisque sa mère l'avait abandonné sans remords à des mains étrangères!… La scène que Méneval vient de décrire: cet air triste, ce silence étrange, cette fuite soudaine dans l'embrasure d'une croisée, puis ce dernier aveu confié tout bas à un ami montrent combien l'enfant impérial se méfiait des nouveaux gardiens qu'on venait de lui imposer. Les derniers détails que Méneval nous donne au moment de son départ nous attendrissent encore sur lui. L'enfant redemandait sans cesse Mme de Montesquiou à Mme Marchand qu'on ne lui avait laissée que provisoirement. Sa sous-gouvernante, Mme Soufflot, qui, aidée de sa charmante fille, Fanny, savait le distraire et l'intéresser mieux que personne, ne devait pas être plus épargnée que les autres[231].

On avait cessé de l'appeler Napoléon, pour lui donner le nom de François qu'il n'aimait pas. Il le disait franchement, sans se préoccuper que ce fût le nom de son grand-père. Au moment où Méneval se séparait de lui, c'était un bel enfant doué de qualités précieuses, que les événements avaient singulièrement développées.

Que fit Marie-Louise en recevant les adieux de M. de Méneval? De quel message le chargea-t-elle pour Napoléon? En termes d'une banalité extrême, elle dit qu'elle lui souhaitait «tout le bien possible». Elle se flattait d'apprendre que l'Empereur consentirait à une séparation «à l'amiable», sans que cette séparation altérât en elle les sentiments d'estime et d'affection. Elle disait cela au moment où elle s'était déjà abandonnée à Neipperg, au moment où elle désirait ardemment son retour d'Italie, «car, à son âge et dans sa situation, elle avait besoin de conseil[232]». Elle ne pensait qu'aux dangers que Neipperg pouvait courir, tandis qu'elle envisageait froidement la lutte gigantesque que Napoléon allait soutenir contre l'Europe. Elle cherche alors à se distraire. Elle commence à pincer de la guitare et se félicite d'acquérir un nouveau talent. Elle voudrait avoir un mari semblable à M. de Crenneville, «car, dit-elle naïvement, ce ne serait qu'un pareil qui pourrait peut-être me décider à reprendre un esclavage pareil[233]». Or, elle avait déjà fait son choix… En proie à une tristesse inexprimable, Méneval quitta Marie-Louise pour ne plus la revoir. «Elle est redevenue princesse autrichienne, dit-il; elle est aujourd'hui l'un des instruments de la politique antifrançaise en Italie…. Mariée à Napoléon, elle était unie à un homme trop grand pour qu'il pût y avoir entre eux communauté d'idées et de sentiments.» Méneval déplorait son caractère faible et mou, son esprit craintif, son absence de volonté, sa disposition malheureuse à subir les coups du sort et à les considérer comme irrémédiables.

Le 5 mai 1815, M. de Talleyrand informait Louis XVIII, à Gand, que des lettres saisies sur M. de Stassart avaient été envoyées à Vienne[234]. «Ces lettres, disait-il, réclament l'une et l'autre, pour des motifs différents, le retour de l'archiduchesse et de son fils. Le ton que prennent Buonaparte et son ministre est celui de la modération et de la sensibilité. Les lettres sont restées cachetées jusqu'au moment de la conférence; elles ont été ouvertes en présence des ministres des puissances alliées. On est convenu de n'y point répondre. L'opinion a été unanime[235].» Une demande aussi naturelle laissait le père de Marie-Louise si placide qu'il poussait la condescendance jusqu'à remettre aux alliés les lettres de son gendre. Cette conduite indignait M. de Gentz lui-même. Décidément, le beau rôle en cette circonstance n'était ni pour l'empereur d'Autriche, ni pour sa fille. Mais leur soumission avait été récompensée. Dans l'acte final du congrès de Vienne, par l'article 99, l'impératrice Marie-Louise était enfin reconnue duchesse de Parme, de Plaisance et Guastalla. La réversibilité des duchés n'était point déclarée en faveur de son fils. Elle devait être déterminée entre les alliés par un acte ultérieur. Marie-Louise était enfin au comble de ses vœux. Malgré l'opposition de la France et de l'Espagne, elle avait obtenu ce qu'on lui avait contesté pendant plus d'une année. Mais, en même temps, elle savait que son fils ne serait pas son héritier et elle ne protestait point contre cette déchéance injustifiée, de peur de perdre les États qui lui revenaient en vertu du traité du 11 avril 1814. Sa petite ambition était satisfaite. Marie-Louise pensait d'ailleurs qu'on trouverait bien en Autriche ou en Bohême quelque apanage et quelque titre d'occasion pour en parer le malheureux roi de Rome.

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La haine des ennemis de l'Empereur était arrivée à son paroxysme. Le 13 avril, Talleyrand, dans une lettre au Roi, parlait de la «destruction» de Napoléon et espérait que, grâce à la déclaration du 13 mars, on arriverait à l'anéantir. «Cet objet rempli, les opinions particulières de chaque parti se trouveront sans appui, sans force, sans moyen d'agir, et ne présenteront plus aucun obstacle[236].» Il aurait même voulu que les puissances votassent une autre déclaration qui accentuât celle du 13 mars, maintenant que Napoléon s'était rendu maître de Paris et avait repris le pouvoir[237]. Les alliés acceptèrent cette idée, mais ne purent s'entendre sur la forme à lui donner. Ils ajournèrent la discussion, pensant peut-être qu'une proclamation, faite par leurs généraux au moment de l'invasion du territoire français, suffirait[238]. À Londres, un placard affiché sur les murs de la capitale promettait mille livres sterling à qui amènerait dans le royaume la personne «del signore Napoleone Buonaparte». Le 28 avril, lord Castlereagh fulminait contre l'Empereur à la Chambre des communes et insultait l'armée et la nation françaises pour leur coupable docilité à défendre sa cause. Napoléon essayait vainement d'apaiser toutes ces haines et de faire connaître ses réelles intentions à l'Europe, c'est-à-dire le maintien de la paix et l'espoir de revoir bientôt sa femme et son fils. Une note venue de Vienne répondait laconiquement: «La France n'a qu'à se délivrer de son oppresseur pour être en paix avec l'Europe[239].» Le roi de Prusse appelait l'armée française «une armée de rebelles» et la sienne «une armée de héros». Caulaincourt, qui informait l'Empereur de ces provocations, disait avec sagesse: «Votre Majesté y répondra par un noble silence, mais Elle verra sans doute dans ce nouvel acte d'une implacable animosité un motif de plus de proportionner les moyens de résistance à la violence de l'attaque.»

Lorsque Méneval revint à Paris, le 17 mai, son premier soin fut d'aller voir l'Empereur pour lui donner des nouvelles de sa femme et de son fils. L'Empereur voulut d'abord connaître le sort du roi de Rome. Il en parla avec la plus grande tendresse et il écouta, visiblement ému, les moindres détails donnés sur cet enfant. Il s'entretint ensuite, mais avec beaucoup de ménagements, de Marie-Louise. Il la plaignit même de ses épreuves, ne paraissant douter ni de sa franchise ni de sa fidélité. Méneval rapportait à Napoléon l'émotion produite à Vienne et à Schœnbrunn par son retour; comment on avait privé Marie-Louise de toute communication avec lui; comment elle avait juré de ne point lui écrire et de remettre à François II les lettres de son mari. Il dépeignit, en termes attristés, ses insomnies et ses alarmes continuelles, sa séparation d'avec son fils, qui avait dû résider momentanément à la Burg sous les yeux de l'Empereur et des alliés. Il disait, en ces termes, les causes de l'éloignement de Mme de Montesquiou: «Les sentiments connus de cette dame respectable et le tendre attachement qu'elle se plaisait à nourrir dans le cœur de son auguste élève pour l'Empereur son père, la rendirent bientôt suspecte[240].» Quant au petit prince, voici le portrait qu'il en faisait: «Plus grand et plus fort que ne le sont ordinairement les enfants de son âge, beau, bon, doué des plus aimables qualités et annonçant les dispositions les plus heureuses, il fait la consolation de sa mère et a gagné la tendresse de l'Empereur son grand-père. Le souvenir de la France lui est toujours présent, et son affection enfantine pour sa chère patrie se peint dans les réflexions touchantes qui lui échappent, lorsqu'il en entend parler…»

Quelque temps après, l'Empereur dicta au duc de Vicence une note spéciale dont le but était de faire écrire par Méneval un rapport sur la situation de l'Impératrice et du roi de Rome, rapport destiné à la Chambre des représentants, qui, dès l'ouverture de la session, serait peut-être appelée à se prononcer sur la conduite de l'Autriche. Voici quelle était cette note: «Il est possible que la Chambre fasse une motion pour le roi de Rome, tendant à faire ressortir l'horreur que doit inspirer la conduite de l'Autriche. Cela serait d'un bon effet. Méneval doit faire un rapport daté du lendemain de son arrivée. Il tracera, depuis Orléans jusqu'à l'époque de son départ de Vienne, la conduite de l'Autriche et des autres puissances à l'égard de l'Impératrice; la violation du traité de Fontainebleau, puisqu'on l'a arrachée, ainsi que son fils, à l'Empereur; il fera ressortir l'indignation que montra à cet égard à Vienne sa grand'mère, la reine de Sicile. Il doit appuyer particulièrement sur la séparation du prince impérial de sa mère, sur celle avec Mme de Montesquiou, sur ses larmes en la quittant, sur les craintes de Mme de Montesquiou relatives à la sûreté, à l'existence du jeune prince. Il traitera ces deux points avec la mesure convenable. Il parlera de la douleur qu'a éprouvée l'Impératrice, lorsqu'on l'arracha à l'Empereur. Elle a été trente jours sans dormir, lors de l'embarquement de Sa Majesté. Il appuiera sur ce que l'Impératrice est réellement prisonnière, puisqu'on ne lui a pas permis d'écrire à l'Empereur et qu'on lui a même fait donner sa parole d'honneur de ne jamais lui écrire un mot. Méneval encadrera dans ce rapport tous les détails qu'il a donnés à l'Empereur, et qui sont de nature à y trouver place et peuvent donner à ce rapport de la couleur[241].» Dans les deux mois qui précédèrent la reprise des hostilités, l'Empereur cherchait à tromper son impatience de revoir son fils, en recevant plusieurs fois les petits princes et les petites princesses, ses neveux et nièces. Il les faisait déjeuner avec lui, les interrogeait, leur demandait des fables; mais leur présence ne remplaçait point celle du roi de Rome tant désirée et si vainement attendue.

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Les Chambres se réunirent le 3 juin. La Chambre des pairs chargea Cambacérès, son président, de porter aux pieds de l'Empereur l'expression de ses sentiments de reconnaissance et de dévouement. La Chambre des représentants attendit qu'elle fût constituée pour offrir ses hommages à l'Empereur. Ce n'était là en réalité que de vaines formules. L'attention se portait ailleurs. Le 17 juin, Napoléon ouvre la session législative, informe les pairs et les représentants qu'une coalition formidable menace de nouveau la France, et déclare qu'il compte sur le patriotisme et le dévouement de tous pour assurer l'indépendance du pays. On l'acclame. On lui renouvelle des serments qu'on tiendra un mois à peine. Carnot fait connaître le lendemain à la France que le vœu national a rappelé l'Empereur, instruit par ses épreuves et prêt à réparer les malheurs des Français. Les étrangers vont apprendre quelle est l'énergie d'un grand peuple qui combat pour son indépendance. Benjamin Constant, qui, la veille encore, jurait de mourir pour la monarchie légitime, défend dans un manifeste éloquent la cause de l'Empereur qui s'apprête à ressaisir ses armes et à conduire ses soldats à la victoire[242]. Le 16 juin, Boulay de la Meurthe lit aux Chambres un rapport de Caulaincourt sur la situation extérieure, par lequel le ministre démontre que le retour de Napoléon n'a été pour l'Europe que le prétexte d'une nouvelle invasion, et que le but des alliés est le démembrement et la ruine de la France. Quatre jours après, on apprend, presque en même temps que la victoire de Fleurus, le désastre de Waterloo. Malgré l'héroïsme de la vieille armée et les efforts suprêmes de son chef, l'existence du pays était de nouveau menacée.

Le mercredi 21 juin, Napoléon est de retour au palais de l'Élysée. À une heure, les Chambres se réunissent, et Carnot leur annonce les terribles nouvelles. L'intention de l'Empereur était de se concerter avec les Chambres sur les mesures à prendre contre l'invasion. Le représentant éternel de la Révolution, La Fayette, reparut à la tribune. Il fit voter une résolution par laquelle la Chambre des représentants se déclarait en permanence, proclamait le péril auquel était exposée l'indépendance de la nation, remerciait les armées de leur dévouement, invitait les ministres à se rendre auprès d'elle et disait que toute tentative faite pour dissoudre la Chambre serait réputée crime de haute trahison. Dès cet instant, il fut évident pour tous que Napoléon allait être acculé à une nouvelle abdication. Les ministres lurent un message de l'Empereur qui exposait la situation et réclamait la nomination d'une commission de cinq membres pour se concerter avec une commission pareille, nommée par la Chambre des pairs, en vue des mesures immédiates à prendre. Trois heures après, les commissaires étaient désignés, ils se réunirent et conclurent à l'élection de négociateurs chargés de s'entendre avec les puissances coalisées. Cette promptitude était significative. Napoléon la comprit. Sur la sollicitation de sa mère, de ses frères, du maréchal Davoust, de plusieurs généraux et de nombreux représentants, l'Empereur se décida à signer l'abdication fameuse, dont on connaît les termes. Elle fut lue le 22 juin à une heure à la Chambre des pairs, et à deux heures à la Chambre des représentants. Napoléon reconnaissait que ses efforts pour vaincre avaient échoué. Il ne blâmait personne. Il n'accusait que les circonstances. «Je m'offre, disait-il, en sacrifice à la haine des ennemis de la France. Puissent-ils être sincères dans leurs déclarations et n'en avoir voulu qu'à ma personne!» Un avenir prochain allait démontrer combien ces prévisions pessimistes et ces craintes étaient fondées. «Ma vie politique est terminée, ajoutait-il, et je proclame mon fils empereur des Français, sous le nom de Napoléon II. Les ministres actuels formeront provisoirement le conseil de gouvernement.» Il invitait les Chambres à organiser sans délai ce conseil. Le dernier souhait aux Français partait du cœur d'un patriote: «Unissez-vous pour rester encore une nation indépendante!» Ici, comme le fait observer le chancelier Pasquier, il alliait habilement l'idée de l'indépendance nationale avec celle de la proclamation de son fils comme empereur. Il espérait séduire ainsi l'armée et élever entre elle et les Bourbons une barrière infranchissable. Fouché paraissait être de l'avis d'une régence, mais ce n'était que pour gagner du temps. Sûr déjà du retour des Bourbons qui allaient s'imposer comme une nouvelle nécessité, il avait à préparer ses conditions. Pour cela, il fallait opposer de nombreux obstacles à un retour précipité, et paraître ensuite les aplanir, afin de donner à son concours une valeur toute particulière, ce qu'on peut littéralement appeler «une valeur marchande».

Après la lecture de l'acte d'abdication, Carnot essayait de rassurer les pairs sur la situation de l'armée, lorsqu'il fut interrompu avec la dernière violence par le maréchal Ney, qui affirma que l'ennemi était à Nivelle avec quatre-vingt mille hommes; que dans six ou sept jours il serait dans le sein de la capitale, et qu'il n'y avait plus d'autre salut que dans des propositions de paix[243]. Cette scène fut des plus pénibles. L'intervention du général Drouot, qui annonça le ralliement d'une certaine partie de la vieille Garde, put seule en diminuer le déplorable effet. Mais lorsque le prince Lucien vint dire à la tribune: «L'empereur Napoléon a abdiqué en faveur de son fils. Politiquement, l'Empereur est mort. Vive l'Empereur!» et conseilla aux pairs de prêter un serment immédiat à Napoléon II, M. de Pontécoulant s'opposa immédiatement à cette motion. «Je suis loin, dit-il, de me déclarer contre ce parti, mais je déclare fermement,—quels que soient mon respect et mon dévouement pour l'Empereur,—que je ne reconnaîtrai jamais pour roi un enfant, pour mon souverain celui qui ne résiderait pas en France. On irait bientôt retrouver je ne sais quel sénatus-consulte. On nous dirait que l'Empereur doit être considéré comme étranger ou captif, et que la régence est étrangère ou captive, et on nous donnerait une autre régence qui nous amènerait la guerre civile[244]…» Le prince Lucien lui répliqua: «Du moment où Napoléon a abdiqué, son fils lui a succédé. Il n'y a pas de délibération à prendre, mais une simple déclaration à faire… En reconnaissant Napoléon II, nous appelons au trône celui que la Constitution et la volonté du peuple y appellent.»

Le comte Boissy d'Anglas proposa l'ajournement, car c'était assez de la guerre étrangère, sans vouloir y ajouter la guerre civile. Aussitôt le brave Labédoyère, qui avait payé de sa personne dans les derniers combats, se précipite à la tribune. «L'Empereur, dit-il avec colère, a abdiqué en faveur de Napoléon II. Je regarde son abdication comme nulle, de toute nullité, si l'on ne proclame pas à l'instant Napoléon II. Eh! qui s'oppose à cette résolution généreuse? Ceux qui ont toujours été aux pieds du souverain, tant qu'il fut heureux et triomphant. Ces individus, qui se sont éloignés de lui dans son malheur, veulent aussi repousser Napoléon II. Ils sont déjà pressés de recevoir la loi de l'étranger[245]!» Ces paroles violentes déchaînent un tumulte effroyable. Labédoyère, rendu plus furieux, crie que de vils généraux méditent peut-être en ce moment de nouvelles trahisons. Il fallait les saisir, les traduire devant les Chambres, les juger et les punir pour effrayer ceux qui voudraient déserter les drapeaux; il fallait raser leurs maisons, proscrire leurs familles. «Je sais, ajoute-t-il, que les amis du patriotisme paraissent étrangers dans cette enceinte, où, depuis dix ans, il ne s'est fait entendre que des voix basses!» Une partie de la Chambre des pairs se dresse irritée. Elle interrompt bruyamment l'orateur. Labédoyère hausse encore la voix et menace du geste ses adversaires. «À l'ordre! à l'ordre! répondait-on de toutes parts.—Jeune homme! vous vous oubliez! disait le prince d'Essling.—Vous vous croyez encore au corps de garde! criait M. de Lameth exaspéré.—Désavouez ce que vous avez dit!…» objurguait le comte de Valence[246]. Le président, Lacépède, se couvrit, mais le calme ne se rétablit que très lentement.

Le comte Cornudet prit ensuite la parole: «Le procès-verbal, dit-il, a constaté l'abdication de Napoléon; il constatera la réclamation du prince Lucien. Cette précaution suffira pour constater les droits de Napoléon II, mais il est hors de France. Tranchons le mot: il est captif.» En attendant, Cornudet réclamait, au nom de la sûreté publique et de l'indépendance nationale, l'établissement d'un gouvernement provisoire. Le comte de Ségur, appuyé par Joseph et Rœderer, et combattu par le comte de Pontécoulant, demanda que ce gouvernement prît le titre de Régence et négociât au nom de Napoléon II. Le duc de Bassano exigeait la proclamation immédiate du fils de l'Empereur. Après diverses observations de Quinette, du comte de Valence, de Thibaudeau, l'ajournement fut voté. Puis la Chambre des pairs procéda au scrutin pour la nomination de deux membres de la commission du gouvernement. Elle élut le duc de Vicence et le baron Quinette. À la Chambre des représentants, le général Grenier informa ses collègues que la commission nommée pour se concerter avec la Chambre des pairs sur les mesures de salut public, avait décidé la formation d'une commission chargée de négocier avec les puissances coalisées. MM. Legrand, Crochon, Duchesne se perdirent en divagations. Le prince d'Eckmühl décidé à rassurer l'opinion au sujet de la situation de l'armée et des prétendues menaces dirigées contre la Chambre. Enfin, le duc d'Otrante vint lire le message de Napoléon et conclut ainsi: «Ce n'est pas devant une Assemblée composée de Français que je croirais convenable de recommander les égards dus à l'empereur Napoléon, et de rappeler les sentiments qu'il doit inspirer dans son malheur. Les représentants de la nation n'oublieront point, dans les négociations qui devront s'ouvrir, de stipuler les intérêts de celui qui, pendant de longues années, a présidé aux destinées de la patrie.» On sait le peu d'importance qui fut attaché à cette recommandation, faite d'ailleurs pour la forme.

Fouché proposa ensuite de nommer une commission de cinq membres, chargée de se rendre auprès des souverains alliés pour y traiter des intérêts de la France et soutenir l'indépendance du peuple français. M. Mourgues conseilla d'accepter l'abdication de Napoléon, de placer sa personne sous la sauvegarde de l'honneur national, de transformer la Chambre en Assemblée constituante, de confier le poste de généralissime au maréchal Macdonald, de nommer La Fayette général en chef des gardes nationales de France, et le maréchal Oudinot général en second, ce qui souleva de nombreux murmures. M. Dupin aurait désiré, lui aussi, que la Chambre des représentants se transformât en Assemblée nationale et préparât une Constitution nouvelle. M. Garreau voulut lire l'article 67 de l'Acte additionnel qui prohibait toute motion en faveur des Bourbons; mais le président lui fit observer que cet article était bien connu. On voit que Fouché avait déjà pris ses précautions pour ne rien compromettre. Regnaud de Saint-Jean d'Angély pria le bureau de la Chambre de se rendre auprès de l'Empereur et de lui exprimer la reconnaissance du peuple pour le sacrifice fait par lui à l'indépendance nationale. Il fit accepter cette proposition à l'unanimité, puis une autre qui repoussait les motions relatives à l'Assemblée nationale ou Constituante. Enfin, la Chambre arrêta la nomination sans délai d'une commission de cinq membres prise dans les deux Chambres, pour exercer provisoirement les fonctions du gouvernement, tout en conservant le ministère actuel.

La séance fut ensuite suspendue de trois heures et demie à quatre heures. Le président rendit compte de la visite du bureau à l'Empereur. «Sa Majesté, dit-il, a surtout insisté sur le motif qui avait déterminé son abdication, et elle a recommandé à la Chambre de ne point oublier qu'elle avait abdiqué en faveur de son fils.» Il cita ces autres paroles de Napoléon: «Je vous remercie des sentiments que vous m'exprimez. Je recommande à la Chambre de renforcer les armées et de les mettre dans le meilleur état de défense. Qui veut la paix doit se préparer à la guerre. Ne mettez pas cette grande nation à la merci de l'étranger, de peur d'être déçus dans vos espérances. Dans quelque position que je me trouve, je serai heureux, si la France est libre et indépendante. Si j'ai remis le droit qu'elle m'a donné à mon fils, si j'ai fait de mon vivant ce grand sacrifice, je ne l'ai fait que pour le bien de la nation[247].» M. Durbach prit alors la parole et voulut faire admettre la nomination d'un conseil de régence. De nombreuses voix lui crièrent: «Ce n'est pas le moment!» Puis on procéda à l'élection de la commission. On choisit le comte Carnot, le duc d'Otrante et le général Grenier. Ceux-ci, avec le duc de Vicence et le baron Quinette de la Chambre des pairs, formèrent le gouvernement provisoire.

Le même jour, Fouché fit part au chancelier Pasquier de sa joie d'avoir obtenu l'abdication. «Qu'allez-vous faire, demanda Pasquier, sur la condition faite en faveur de son fils qu'il prétend encore imposer à la France?… Ce qu'il faut avant tout, c'est la paix, et on ne peut la retrouver, au dehors, comme au dedans, qu'avec la maison de Bourbon.—Croyez-vous que je ne le sache pas comme vous? répliqua Fouché. Mais nous avons été pris de si court… On ne peut pas retourner ainsi les esprits du jour au lendemain. Nous avons d'ailleurs à ménager l'armée, qu'il ne faut pas effaroucher, qu'il faut tâcher de rallier, car elle pourrait encore faire beaucoup de mal…» Il confiait à Pasquier, avant la séance, qu'il serait président de la commission de gouvernement, qu'il était sûr de n'y avoir que des gens à lui, dont il ferait ce qu'il voudrait. «Vous voyez que je suis bien fort, s'écriait-il orgueilleusement, car il n'y a rien de tel qu'une puissance collective dont un seul homme dispose[248].»

Le soir, dans son salon, au milieu de soixante personnes, il répéta son refrain: «Qu'on ne me presse pas! Si on ne me laisse pas le temps dont j'ai besoin, on gâtera toutes les affaires.» Il ne fut pas content de l'élection qui lui donnait Carnot et le général Grenier pour collègues. Il préférait le choix de Caulaincourt et de Quinette. Cependant il sut dissimuler sa mauvaise humeur, et il chercha immédiatement à s'entendre avec ses quatre collègues sur la nécessité d'empêcher dans les Chambres la reconnaissance des droits de Napoléon II. «Il est certain, dit le chancelier, que toutes les forces dont le parti impérial disposait encore allaient être mises en œuvre pour emporter un vote sur ce point. M. Fouché en était fort préoccupé[249].» Le lendemain matin, avant la séance des Chambres, Fouché et Pasquier reprirent leur conversation sur ce sujet. Fouché raconta que Napoléon, furieux du peu de succès que Lucien, Labédoyère, Bassano et Rœderer avaient eu à la Chambre des pairs pour faire proclamer son fils, avait tout fait pour ranimer le zèle de ses partisans et faire triompher sa cause à la Chambre des représentants. «Sait-on jamais, dit-il, ce qui peut se passer dans une Assemblée aussi mal organisée que celle-là?» Fouché redoutait beaucoup une déclaration en faveur de Napoléon II, qui rallierait certainement l'armée autour de lui. Rien ne pouvait être plus grave. «Hâtons-nous de faire proclamer Louis XVIII! conseilla Pasquier.—Vous en parlez bien à votre aise, répliqua Fouché. Voyez comme ils ont nommé hier Carnot! Ma puissance se borne dans ce moment à éviter le mal, à parer au danger le plus pressant!…» Il comptait sur Manuel. «Je lui disais encore tout à l'heure qu'il fallait absolument, à tout prix, empêcher que les droits de cet enfant ne fussent reconnus. Il m'a dit d'être tranquille et m'a répondu de tout.» On verra tout à l'heure la conduite ambiguë de Manuel et le résultat qu'elle produisit. Le duc d'Otrante était inquiet de n'avoir pas de nouvelles de Gand. Il se plaignait du silence des amis du Roi. «Est-ce qu'ils ne devraient pas avoir un agent ici? Est-ce qu'ils n'auraient pas dû déjà se mettre en rapport avec moi? Ils doivent connaître mes intentions…» Tout en paraissant favorable aux Bourbons, le duc d'Otrante ne s'avançait pas trop, car il se méfiait de la Chambre des représentants, et il voulait, comme toujours, se ménager plusieurs issues. La tâche qu'il assumait, n'était pas facile; elle eût fait reculer un homme moins habitué à manier plusieurs intrigues à la fois.

Le 23 juin, la séance des représentants s'ouvrit à onze heures et demie du matin. M. Bérenger déposa une motion d'ordre tendant à rendre le gouvernement provisoire responsable collectivement. Il loua le sacrifice du plus grand des héros qui ferait bénir son nom par la postérité, avec ceux de Titus et de Marc-Aurèle. Mais, du moment qu'il n'y avait plus de monarque, il n'y avait plus d'inviolabilité, et dès lors il convenait de décréter la responsabilité collective des cinq membres du gouvernement provisoire. M. Dupin ajouta qu'il fallait prêter serment d'obéissance aux lois et de fidélité à la nation. M. Defermon vint déclarer que personne n'avait caractère pour recevoir ce nouveau serment. «Messieurs, dit-il avec vivacité, avons-nous ou n'avons-nous pas un Empereur des Français? Il n'est personne d'entre nous qui ne se dise à lui-même:—Nous avons un Empereur dans la personne de Napoléon. (Oui! oui! s'écrient la plupart des membres de l'Assemblée.) Bien convaincu de cette vérité, je me suis demandé si les ennemis du dehors pourraient se jouer des efforts de la nation, lorsqu'ils verront que la Constitution est notre étoile polaire, et qu'elle a pour point fixe Napoléon II. (Une foule de voix: Oui! oui!). Que paraîtrions-nous aux yeux de l'Europe et de la nation, si nous n'observions pas fidèlement les lois fondamentales? Napoléon Ier a régné en vertu de ces lois. Napoléon II est donc notre souverain. (Même assentiment.) Lorsqu'on verra que nous nous rallions fortement à nos constitutions, que nous nous prononçons en faveur du chef qu'elles nous avaient désigné, on ne pourra plus dire à la garde nationale que c'est parce que vous attendez Louis XVIII, que vous ne délibérez pas. (Non! non!) Nous rassurons l'armée, qui désire que nos constitutions soient observées. Il n'y aura plus de doute sur le maintien constitutionnel de la dynastie de Napoléon.»

À ce moment, comme le constate le procès-verbal, un mouvement d'enthousiasme se manifesta dans toute l'Assemblée. Les cris de «Vive l'Empereur!» retentirent avec la dernière énergie. Un grand nombre de députés élevaient leurs chapeaux, en accentuant cette ovation. La majorité demanda et obtint que cette manifestation presque unanime fût consignée au procès-verbal. Boulay de la Meurthe profita de l'émotion générale pour préciser la question. «Je crois, dit-il, qu'il n'est aucun de nous qui ne professe que Napoléon II est notre empereur; mais, hors de cette enceinte, il en est qui parlent d'une autre manière. Il n'y a pas de doute que des journalistes affectent de considérer le trône comme vacant. Or, je déclare, l'Assemblée serait perdue, la France périrait, si le fait pouvait être mis en doute. Il ne peut pas y avoir de question à cet égard. N'avons-nous pas une monarchie constitutionnelle? L'Empereur mort, l'Empereur vit. Napoléon Ier a déclaré son abdication; vous l'avez acceptée. Par cela seul, par la force des choses, par une conséquence irrésistible, Napoléon II est empereur des Français…» Mais il dénonça aussitôt les machinations du dehors et du dedans. Il attaqua la faction d'Orléans. «Je sais, ajouta-t-il, que cette faction est purement royaliste. Je sais que son but secret est d'entretenir des intelligences même parmi les patriotes.» Puis, pour déjouer les intrigues, il fit la proposition suivante, qui fut chaleureusement applaudie: «Je demande que l'Assemblée déclare et proclame qu'elle reconnaît Napoléon II pour empereur des Français.»

M. Penières, répondant à Boulay de la Meurthe, proposa d'édicter que les commissaires envoyés aux alliés seraient chargés de réclamer à l'empereur d'Autriche, «comme un gage de la paix», le jeune Napoléon et sa mère. Cette motion fut soulignée par des murmures. Le général Mouton-Duvernet fut mieux accueilli, quand il s'écria: «Je ne suis pas orateur, je suis soldat. L'ennemi marche sur Paris. Il faut que vous ayez des armes à lui opposer. Proclamez Napoléon II empereur des Français. À ce nom, il n'y aura pas un Français qui ne s'arme pour défendre l'indépendance nationale!» M. de Maleville intervint pour proposer l'ajournement, sous prétexte que les représentants n'avaient pas reconnu de successeur à Napoléon. Son discours fut interrompu par des négations et par des cris de colère: «Vous calomniez l'Assemblée!» lui disait-on. Regnaud de Saint-Jean d'Angély redemanda que dans cette même séance on proclamât Napoléon II empereur des Français, et que tous les actes publics ou privés fussent rédigés en son nom. «Appuyé! appuyé!» criaient de nombreuses voix. M. Dupin voulut s'opposer encore à une acclamation irréfléchie, à un mouvement d'enthousiasme peu raisonné. Comment pouvait-on espérer d'un enfant ce qu'on n'avait plus attendu d'un héros? «Gardons-nous, s'écria-t-il, d'interpréter le vœu de la nation et de lui imposer un choix!… C'est au nom de la nation qu'on se battra, qu'on négociera; c'est d'elle qu'on doit attendre le choix du souverain…» Une vive agitation suivit ce discours, et une voix cria: «Que ne proposez-vous la République?» M. Duchesne réclama l'ajournement, car, sans examiner si le traité de Fontainebleau avait été, oui ou non, violé, il suffisait de dire que Napoléon II n'était pas en France. La question ne serait éclaircie que lorsque l'Autriche, connaissant enfin ses véritables intérêts, aurait rendu le prince et sa mère.

Apparut alors Manuel, sur lequel le duc d'Otrante comptait beaucoup pour retourner l'Assemblée et pour empêcher que les droits du roi de Rome ne fussent législativement reconnus. L'orateur résuma avec adresse le débat et essaya de montrer toutes les difficultés que présenterait une détermination quelconque. On l'écouta avec une attention marquée. «S'agit-il ici d'un homme, d'une famille? dit-il. Non, Messieurs, il s'agit de la patrie. Il s'agit de ne rien compromettre, de ne point proscrire l'héritier constitutionnel du trône et de se livrer à l'espérance que les alliés n'auront point contre ce fils d'un père—dont leur politique n'a point voulu reconnaître l'existence sur le trône de France,—et la même politique et les mêmes intérêts…» Il regardait cette discussion comme une calamité. «N'est-ce pas, en effet, un grand malheur que d'être obligé de divulguer, de proclamer, à la face de l'Europe, jusqu'à quel point des considérations politiques ont influé ou pourraient avoir influé dans la décision de Napoléon et dans celle que vous avez à prendre, relativement à son fils?» Mais la discussion s'était ouverte; il fallait établir et résoudre la question. L'abdication existait. Elle emportait avec elle une condition en faveur du fils de Napoléon. Cette condition, l'Assemblée l'avait acceptée, en recevant l'abdication de l'Empereur. Maintenant, il importait que le gouvernement provisoire agît au nom de la nation; mais dans cette nation n'y avait-il qu'une opinion, qu'un parti? Ce n'est pas que l'orateur crût les divers partis si nombreux et si forts qu'on le disait. Le parti républicain n'existait que chez des êtres dépourvus d'expérience et de maturité. Le parti d'Orléans n'était guère plus à craindre. Le parti royaliste avait de nombreux fidèles, mais qui ne servaient que par souvenir et par sentiment. Quels que fussent ces partis, le plus grand nombre des Français n'avaient d'autre idée que de sauver l'État. «Dans un tel moment, ajoutait Manuel, pouvez-vous avoir un gouvernement provisoire, un trône vacant? Laisserez-vous chacun s'agiter, les alarmes se répandre, les prétentions s'élever? Voulez-vous qu'ici on arbore le drapeau des lis, là le drapeau tricolore?… Au milieu de l'agitation et des troubles qui naîtraient d'un tel état de choses, que deviendrait le salut de la patrie? Je répète que, par cela seul qu'on l'a mis en question, Napoléon II doit être reconnu.» Manuel se gardait bien de contester les droits de Napoléon II, mais il s'arrangeait de façon qu'on ne tirât pas des conséquences positives et immédiates de ces droits. Très habilement, il laissait de côté la question de la régence, pour ne pas remettre le pouvoir aux frères de Napoléon. «Il faut, disait-il, éviter qu'on puisse réclamer les principes de la Constitution qui appelleraient tel ou tel prince à la tutelle du souverain mineur et qui donneraient à sa famille une influence immédiate sur la marche du gouvernement.»

Il concluait ainsi: «La Chambre des représentants passe à l'ordre du jour motivé:

«1° Sur ce que Napoléon II est devenu empereur des Français, par le fait de l'abdication de Napoléon Ier et par la force des constitutions de l'Empire;

«2° Sur ce que les deux Chambres ont voulu et entendu, par leur arrêté à la date d'hier, portant nomination d'une commission de gouvernement provisoire, assurer à la nation les garanties dont elle a besoin pour sa liberté et son repos, au moyen d'une administration qui ait toute la confiance du peuple.»

Ainsi Manuel, tout en paraissant défendre les droits du roi de Rome, faisait écarter le serment à Napoléon II et la proclamation officielle du nouvel Empereur. C'est ce qui allait permettre, deux jours après, au gouvernement provisoire de libeller tous ses actes: «Au nom du peuple français.» La Chambre ne vit pas les restrictions habiles glissées dans cette rédaction. Elle ne comprit qu'une chose: la reconnaissance incontestable des droits de Napoléon II. Aussi, lorsque l'ordre du jour fut soumis à son vote, elle se leva tout entière et l'adopta, en poussant le cri de «Vive l'Empereur!» qui fut acclamé dans l'enceinte législative et répété dans les tribunes. On crut Manuel plus impérialiste que les autres représentants, et l'on demanda l'impression de son discours. La Chambre des pairs fut presque aussitôt avisée de l'ordre du jour adopté, et elle s'y rallia à l'unanimité. Thibaudeau lui avait fait observer que ce vote devait causer toute satisfaction aux amis de la patrie, parce qu'il écartait le gouvernement royaliste qu'une minorité factieuse aurait voulu leur imposer, gouvernement qui n'était d'accord avec aucune des institutions militaires et civiles.

On était cependant en face d'une réelle équivoque. «Si le parti napoléonien, dit le chancelier Pasquier, avait eu satisfaction dans les termes, leurs adversaires avaient le succès réel, parce que le second paragraphe de l'ordre du jour détruisait presque nécessairement dans ses effets le premier[250].» Toutefois la Chambre avait cru faire une véritable démonstration en faveur de Napoléon II. Le chancelier Pasquier l'en blâme ainsi: «La Chambre des représentants n'en fut pas moins, par cette concession au parti bonapartiste, compromise avec le pays, comme avec la maison de Bourbon. Elle perdit tout le mérite de la vigueur dont elle avait fait preuve en provoquant l'abdication.» Mais elle n'avait pas provoqué l'abdication de l'Empereur avec l'intention d'exclure son héritier légitime. Elle respectait la Constitution; elle voulait qu'elle fût appliquée strictement; c'est ce qu'on ne comprit pas. Quant à Manuel, il essaya d'être habile, et il le fut trop. Son habileté tourna contre lui, car les partisans de l'Empereur furent absolument persuadés qu'il avait parlé en faveur de Napoléon II. En réalité, aucun parti ne devait être satisfait de la séance de la Chambre, parce que les tentatives faites pour repousser ou pour reconnaître les droits du roi de Rome n'avaient point abouti.

Le lendemain, 24 juin, la commission du gouvernement disait aux Français: «Un grand sacrifice a paru nécessaire à votre paix et à celle du monde. Napoléon a abdiqué le pouvoir impérial. Son abdication a été le terme de sa vie politique. Son fils est proclamé.» Mais la déclaration du gouvernement provisoire contenait un peu plus loin cette information qui paraissait en contradiction formelle avec les droits de Napoléon II: «Des plénipotentiaires sont partis pour traiter au nom de la nation et négocier avec les puissances de l'Europe cette paix qu'elles ont promise à une condition qui est aujourd'hui remplie… Quel qu'ait été son parti, quels que soient ses dogmes politiques, quel homme, né sur le sol de la France, pourrait ne pas se ranger sous le drapeau national pour défendre l'indépendance de la patrie?… L'Empereur s'est offert en sacrifice en abdiquant. Les membres du gouvernement se dévouent en acceptant de vos représentants les rênes de l'État.» On va voir avec quelle habileté Fouché et ses amis confisquèrent les droits de Napoléon II, mais comment aussi ils furent amenés à subir Louis XVIII, que les uns auraient voulu écarter et les autres soumettre à toutes leurs exigences.

Ne se laissant donc pas décourager par l'attitude des représentants qui étaient en grande partie favorables à Napoléon II, le duc d'Otrante correspondait en secret avec la cour de Gand, à laquelle il promettait d'étouffer l'esprit révolutionnaire. Il rentrait en relation avec Wellington en jurant de rétablir les Bourbons et en s'efforçant de tromper les alliés sur la situation réelle des partis. Ce qu'il voulait, c'était un gouvernement où il pût être le maître. Il se jugeait au moins aussi fort que Talleyrand en 1814, et il ne négligeait rien pour assurer ses propres intérêts. De son côté, Talleyrand ne demeurait pas dans l'ombre. Déjà on s'adressait à lui, car on pressentait le parti qu'il pouvait tirer de la situation. Au lendemain de l'abdication, le duc de Vicence, qui faisait partie du gouvernement provisoire, lui écrivait que le pays avait besoin d'hommes sages et d'un esprit supérieur à tous les événements. Il fallait un gouvernement selon l'esprit et les habitudes de la France, et qui offrît de solides garanties. Le prince connaissait mieux que personne les fautes du passé et les besoins de l'avenir. Il ne laisserait certainement pas échapper l'occasion de rendre un grand service à sa patrie[251]. Le duc de Vicence adressait en même temps au comte de Nesselrode une lettre où il se félicitait d'avoir pu apprécier, mieux que personne, la noblesse et la grandeur d'âme de l'empereur Alexandre. «Cette connaissance est pour moi, disait-il, une base sur laquelle je me plais à fonder l'espoir du rétablissement de la paix et du repos général de l'Europe, aujourd'hui que l'obstacle qu'on accusait la France d'y opposer, n'existe plus.»

Caulaincourt constatait que l'empereur Alexandre avait été vainqueur sans avoir combattu, et qu'il pouvait jouir de son succès sans avoir perdu un seul homme. Il n'avait plus besoin que de savoir s'arrêter. «Ne serait-il pas, ajoutait-il, dans son grand caractère de dire: J'étais l'ennemi de l'empereur Napoléon, je n'étais point l'ennemi des Français? Napoléon est mort politiquement, la guerre est finie[252].» Cette déclaration suffisait, suivant Caulaincourt, pour amener la pacification générale. Mais, pour le moment, Alexandre n'était pas plus favorable à la cause de Napoléon qu'à celle de Louis XVIII. Il englobait un peu la France dans son ressentiment contre l'Empereur qui avait troublé la paix européenne, et contre le Roi qui avait cherché à le brouiller avec une partie des alliés. Il ne pardonnait pas à Louis XVIII ses dédains manifestes; il en voulait à Talleyrand qui avait signé un traité secret contre lui avec l'Autriche et l'Angleterre. Donc c'était chose assez imprudente de compter en cet instant sur une bonne volonté de sa part, aussi grande qu'elle avait paru l'être en 1814. Talleyrand savait tout cela. Mais connaissant aussi les sympathies nouvelles du Tsar pour le duc d'Orléans, il était prêt à aller au prince vers lequel le portaient d'ailleurs des tendances intimes et déjà anciennes[253]. Il n'avait pas caché à Louis XVIII le mécontentement d'Alexandre fondé sur le refus du cordon bleu, sur l'inutilité de son intervention en faveur du duc de Vicence, sur le peu d'intérêt montré pour le projet de mariage entre le duc de Berry et la grande-duchesse Anne, sa sœur, et sur la politique antilibérale suivie par la cour et le ministère français. Il avait osé dire au Roi que l'empereur de Russie était plus sympathique au duc d'Orléans qu'à lui, car ce prince, qui avait porté la cocarde tricolore, lui semblait être le seul qui pût réunir tous les partis. Louis XVIII avait répondu à son ambassadeur qu'il avait besoin de ses sages avis et l'avait invité à venir le rejoindre à Gand, aussitôt après la signature de l'Acte final du Congrès. Talleyrand, attendant les événements pour prendre un parti définitif, eut l'art d'ajourner son retour jusqu'au 10 juin. Il fut aidé en cela par la volonté des ministres des autres puissances qui, se méfiant de ses intrigues, ne se souciaient guère de voir un aussi habile homme reprendre trop tôt le chemin de la France[254]. Il ne revit donc Louis XVIII que le 22 juin, à Mons, au lendemain de Waterloo et lorsque la défaite de Napoléon lui eût permis de se décider en connaissance de cause. Après bien des efforts et bien des sacrifices, il obtint, le 28 juin, à Cambrai, une déclaration royale qui corrigeait les maladresses et les imprudences de celle de Cateau-Cambrésis. Il engagea en même temps Louis XVIII à s'opposer à l'entrée de Fouché dans le nouveau ministère, car un tel choix lui paraissait une faiblesse[255]. Mais il avait affaire à trop forte partie, et le duc d'Otrante, qui allait écarter les partisans de Napoléon II pour ramener la Restauration, devait exiger et obtenir le payement de ses services.

Le 24 juin, Fouché, qui s'était fait nommer président du gouvernement provisoire, avait reçu aussitôt les pouvoirs nécessaires pour se débarrasser, à l'occasion, de ses rivaux ou de ses ennemis. Il envoie plusieurs négociateurs auprès de Wellington, mais avec mission de ne rien faire, ni de ne rien dire au sujet du futur gouvernement de la France. Fouché se réserve le droit d'agir et de décider. La présence de Napoléon à l'Élysée et les ovations qu'il y reçoit lui font peur, car il redoute un coup de main contre les Chambres et le gouvernement provisoire. Il laisse alors habilement répandre des bruits de complots contre Napoléon et cherche à hâter son départ sous prétexte de sauvegarder sa vie. Il fait lire à la Chambre des représentants une lettre où lui, président du gouvernement provisoire, écrit à Wellington que la France acceptera bien un monarque, mais un monarque qui voudra régner sous l'empire des lois. Il ne nommait personne. Toutefois son silence, défavorable à Napoléon II, parut à beaucoup favorable aux Bourbons. L'Assemblée, hésitante et troublée, passe à l'ordre du jour. Wellington refuse les passeports que le ministre de la police a sollicités pour Napoléon et veut que la personne de l'Empereur soit livrée aux alliés. Il conseille en même temps à Louis XVIII de ne pas insister sur le passage de sa déclaration du 28 où il parle de punir les régicides, «parce que le Roi ayant consenti avant son départ au principe de l'emploi de Fouché», il ne pouvait se refuser de l'employer.

Fouché, qui prévoit tout, se fait écrire par le prince d'Eckmühl qu'il convient de traiter avec Louis XVIII, à la condition que le Roi rentrera sans garde étrangère, qu'il prendra la cocarde tricolore, qu'il assurera la sécurité des personnes et des propriétés, qu'il maintiendra les Chambres existantes et conservera les généraux et les fonctionnaires actuels. Il ne se préoccupe plus des droits de Napoléon II qu'il a paru défendre un instant. Maintenant qu'il se croit en mesure de dicter des conditions, il fait comprendre à ses amis et aux autres que ce serait un péril pour la France de risquer ses destinées en faveur d'un enfant prisonnier à Schœnbrunn. Il ajoute qu'on aura de la peine à le délivrer. Puis le fils de Napoléon, qui tient de près à l'Autriche, sera peut-être une source de grosses difficultés pour l'avenir. Enfin cet habile homme manœuvre si bien ses affaires que le comte d'Artois, les princes, le faubourg Saint-Germain le considèrent, sinon avec estime, du moins avec confiance. Et Wellington lui-même osera dire, quelque temps après, à Louis XVIII: «C'est à lui que vous devez d'être remonté sur le trône de vos pères!…»

Napoléon, dont le gouvernement provisoire avait refusé les dernières offres contre l'armée étrangère, se décide à partir pour Rochefort. Le 29 juin, Fouché informe hypocritement la Chambre de ses démarches en faveur de Napoléon. Le ministre de la marine avait armé deux frégates, et le général Becker avait été chargé de pourvoir à la sûreté de l'Empereur. Celui-ci venait de s'éloigner, en faisant des vœux pour la prospérité de la France et persuadé que son fils allait lui succéder, ainsi que les deux Chambres l'avaient déclaré par le vote de l'ordre du jour du 23 juin. Les partisans de Napoléon II étaient fort nombreux dans la Chambre des représentants; et si le duc d'Otrante avait voulu seconder leurs intentions et leurs votes, l'Autriche se fût probablement résignée à soutenir Napoléon II et la régence. Mais les politiciens intriguaient dans l'ombre. Les négociateurs, Andréossy, Boissy d'Anglas, Valence, Flauguergues et La Besnardière, qui ne devaient s'occuper que de l'armistice, n'avaient pas craint d'aborder la question politique. Leur désir, peu dissimulé, était de faire triompher la solution monarchique, mais avec une Charte qui consacrât le dogme de la souveraineté nationale. Ce n'était pas chose aussi facile qu'ils le pensaient. Pas plus que la majorité des représentants, l'armée n'était favorable à la Restauration. On allait s'en apercevoir à la séance du 30 juin. Le général Laguette-Mornay vint dire tout à coup aux représentants qu'ayant visité, avec le prince d'Eckmühl, les troupes depuis la Villette jusqu'à Saint-Denis, il avait reçu d'elles l'assurance de défendre la liberté et la patrie jusqu'à la mort. Mais à ces intentions généreuses se mêlait le souvenir de leur ancien Empereur et de leurs serments d'obéissance et de fidélité à Napoléon II. L'autre commissaire, Garat, fit le même récit et ajouta: «Je me suis particulièrement attaché à prononcer aux soldats le nom de patrie, de liberté, de constitution, d'indépendance. Ils me répondaient avec transport, mais il est vrai de dire que le nom de Napoléon II était dans toutes les bouches.» Alors un membre s'écrie: «Eh bien, disons donc comme l'armée: Vive Napoléon II!» Et, dans un mouvement subit d'enthousiasme, la majorité de l'Assemblée se lève aux cris de: «Vive Napoléon II!» Cette nouvelle manifestation semblait un échec pour les intrigues de Fouché et pour les habiletés de Manuel. Le général Mouton-Duvernet accentua les dispositions ardentes des représentants en affirmant qu'ils n'accepteraient pas le gouvernement monarchique qui n'avait su que «flétrir leurs anciens lauriers». M. Garreau déclara qu'il avait vu des chefs et des soldats terrifiés à la lecture d'une adresse royaliste aux deux Chambres et au gouvernement, composée par M. de Maleville, qui, naguère encore, proposait de déclarer coupable quiconque proférait les cris séditieux de: «Vive Louis XVIII! Vivent les Bourbons!» Et ce même homme osait aujourd'hui proposer de les reprendre[256]. La Chambre ordonna l'impression et l'envoi aux départements et aux armées du discours de M. Durbach, qui reposait sur cette solennelle déclaration qu'aucune proposition de paix ne serait acceptée, si l'exclusion des Bourbons n'était reconnue. Manuel revint donner lecture d'une adresse patriotique aux Français, où M. Bérenger regretta de ne point trouver le nom de Napoléon II. Ce représentant réclama l'observation de la Constitution, c'est-à-dire l'exclusion des Bourbons et la possession du trône confiée à Napoléon et à sa famille. «Le père a abdiqué, dit-il, le fils règne; vous l'avez déclaré… Je demande que votre commission revoie son adresse, que vos véritables sentiments soient exprimés et qu'elle se termine par ces mots: «Vive Napoléon II!» Cette motion fut appuyée par de nombreux représentants. Manuel remonta à la tribune et exprima sa surprise de n'avoir pas été bien compris. «Je veux le bonheur des Français, dit-il, et je ne crois pas que ce bonheur puisse exister si le règne de Louis XVIII recommence.» Ici l'orateur fut interrompu par les applaudissements qui soulignèrent cet aveu, plus que Manuel ne l'aurait désiré. Le projet d'adresse fut renvoyé à la commission.

Le 1er juillet, M. Bory de Saint-Vincent raconta qu'étant allé au quartier général de la Villette avec les commissaires de la Chambre, il avait entendu les soldats crier: «Vive la liberté! Vive Napoléon II! Vivent les représentants! Point de Bourbons!» Son discours, qui était dirigé contre Louis XVIII et contre les princes, fut, lui aussi, imprimé et envoyé aux départements et aux armées. M. Jacotot donna ensuite lecture de l'adresse remaniée. Il s'y trouvait entre autres le passage suivant: «Napoléon n'est plus le chef de l'État. Lui-même a renoncé au trône. Son abdication a été acceptée par nos représentants. Il est éloigné de nous. Son fils est appelé à l'Empire par les Constitutions de l'État. Les souverains coalisés le savent. La guerre doit donc être finie, si les promesses des rois ne sont pas vaines…»

La lecture de l'adresse fut couverte de bravos et renvoyée à la Chambre des pairs, qui en soumit l'examen à une commission spéciale. Un secrétaire de la Chambre des représentants lut ensuite une lettre signée par le prince d'Eckmühl, les généraux Pajol, Fressinet, d'Erlon, Roguet, Petit, Henrion, Brunet, Vandamme. Cette lettre demandait aux représentants de ne pas reprendre les Bourbons rejetés par l'immense majorité des Français. «Les Bourbons, disaient les chefs de l'armée, n'offrent aucune garantie à la nation… Nous les avions accueillis avec les sentiments de la plus généreuse confiance. Nous avions oublié tous les maux qu'ils nous avaient causés par un acharnement à vouloir nous priver de nos droits les plus sacrés. Eh bien! comment ont-ils répondu à cette confiance? Ils nous ont traités comme rebelles et vaincus. L'inexorable histoire racontera un jour ce qu'ont fait les Bourbons pour se remettre sur le trône de France; elle dira aussi la conduite de l'armée, de cette armée essentiellement nationale, et la postérité jugera qui mérita mieux l'estime du monde!» La lettre fut lue deux fois et acclamée. On adopta l'ordre du jour, tout en disposant que des commissaires iraient à l'armée porter, avec l'adresse, le procès-verbal de la séance. Le 2 juillet, le comte Thibaudeau lut aux pairs le rapport de la commission sur l'adresse des représentants. Il eut soin de relever que, dans leurs diverses déclarations, «les alliés avaient promis de cesser la guerre, dès que Napoléon aurait disparu, et de laisser la France libre de choisir elle-même son gouvernement». Il insista sur la déclaration de l'Autriche, en date du 9 mai, où il était dit: «L'Empereur (François II), quoique irrévocablement résolu à diriger tous ses efforts contre l'usurpation de Napoléon Buonaparte, est néanmoins convaincu que le devoir qui lui est imposé par l'intérêt de ses sujets et par ses propres principes, ne lui permettra pas de poursuivre la guerre pour imposer à la France un gouvernement quelconque.» Il rappela que cette affirmation solennelle avait été adoptée le 12 mai par toutes les puissances participant au congrès de Vienne.

Mais, malgré l'abdication de Napoléon, les armées anglaises et prussiennes avaient précipité leur marche sur Paris; les monarques avaient paru se jouer de leurs promesses et de leurs serments. Aussi, d'après Thibaudeau, la Chambre des pairs devait-elle partager les sentiments de la Chambre des représentants, défendre la souveraineté du peuple et son indépendance, enfin repousser tout chef qui, appuyé par les étrangers, viendrait opposer ses droits à ceux de la nation. L'adresse fut votée par quarante-quatre voix contre six. Fouché, qui voyait bien les intentions des Chambres, ne se pressait point de leur faire une opposition formelle. C'est ce que lui reproche le chancelier Pasquier, qui, dans ses Mémoires, s'étonne de ses irrésolutions et de ses tergiversations, et le blâme de n'avoir pas su entraîner les deux Chambres. Fouché écrivait à Wellington, le 1er juillet, une lettre qu'il faut examiner de près. Les commissaires chargés de négocier l'armistice avaient pu se rendre auprès du général anglais, qui leur annonça, le 27 juin, de la part de Blücher, qu'aucun armistice n'aurait lieu, tant que Napoléon serait à Paris. Vainement il avait été répondu que l'Empereur avait quitté la capitale, les opérations des alliés avaient continué, et leur quartier général s'était installé le 1er juillet à Louvres, à six lieues de la capitale. Or, Fouché, dans sa lettre à Wellington[257], s'étonnait que les commissaires n'eussent pas encore reçu de réponse positive: «Je dois parler franchement à Votre Altesse, disait-il; notre état de possession, notre état légal, qui a la double sanction du peuple et des deux Chambres, est celui d'un gouvernement où le petit-fils de l'empereur d'Autriche est le chef de l'État. Nous ne pourrions songer à changer cet état de choses que dans le cas où la nation aurait acquis la certitude que les puissances révoquent leurs promesses et que leur vœu commun s'oppose à la conservation de notre gouvernement actuel.» Mais l'armistice était nécessaire pour laisser aux puissances le temps de s'expliquer, et à la France le temps de connaître leurs intentions réelles. «Toute tentative détournée pour nous imposer un gouvernement, avant que les puissances se soient expliquées, forcerait aussitôt les Chambres à des mesures qui ne laisseraient, dans aucun cas, la possibilité d'aucun rapprochement… Tout emploi de la force en faveur du Roi serait regardé par la France comme l'aveu du dessein formel de nous imposer un gouvernement malgré notre volonté… Plus on userait envers la nation de violence, plus on rendrait cette résistance invincible!» Pendant qu'il paraissait défendre ainsi les droits et l'indépendance de la France, Fouché laissait entendre au gouvernement provisoire qu'on pourrait en finir autrement. Ses communications insidieuses, ses mensonges et ses perfidies irritèrent Carnot, qui le traita avec une violence dont Fouché devait se souvenir[258]. Une autre déconvenue était réservée au président du gouvernement provisoire. Il avait cru que Davout était disposé à accepter le retour de Louis XVIII, et il lui avait dépêché Vitrolles pour s'entendre avec lui à ce sujet, lorsque survinrent la visite des représentants aux avant-postes et les démonstrations non équivoques des soldats. Les officiers, qui partageaient leurs sentiments pour Napoléon II, en parlèrent au maréchal, au moment même où celui-ci les interrogeait sur la possibilité du retour des Bourbons. De telles protestations s'élevèrent que Davout oublia l'acquiescement qu'il allait donner aux propositions du duc d'Otrante et signa même l'adresse napoléonienne de l'armée aux deux Chambres. Sur ces entrefaites, une vigoureuse offensive du maréchal Exelmans à Velizy et à Versailles rendit Blücher plus conciliant. Il consentit à recevoir les commissaires français à Saint-Cloud et à adhérer à une convention qui n'était autre que la capitulation de Paris, et dont l'un des articles, l'article 12, qui aurait dû sauver la vie à tous les généraux compromis, fut plus tard judaïquement interprété et trompa ainsi les légitimes espérances des négociateurs[259].

Dès que Fouché apprit la présence de Talleyrand à Cambrai, il lui fit expliquer la situation et l'étendue des services que lui Fouché était appelé à rendre comme président du gouvernement provisoire. Il laissait entendre quelle était sa force, et quelle récompense il était en droit d'exiger s'il menait les choses au point où le voulaient les Bourbons. Le 4 juillet, les Chambres eurent connaissance de la capitulation de Paris. Le représentant Garat constata qu'on ne pouvait rien obtenir de plus avantageux, mais il ajouta qu'il fallait, par une série d'articles législatifs, établir les principes fondamentaux de la Constitution et faire reconnaître les droits des Français. Manuel, qui était d'accord avec Fouché pour retarder toute solution compromettante, demanda et obtint le renvoi de la motion de Garat à la commission chargée d'élaborer un projet de Constitution. Par un article spécial, la Chambre décréta que la cocarde, le drapeau et le pavillon aux trois couleurs étaient mis sous la sauvegarde de l'armée, de la garde nationale et de tous les citoyens. On revint ensuite à la motion de Garat. Le 5 juillet, les représentants la votèrent par trois cent vingt et une voix contre quarante-deux. Elle disait qu'aucun prince ne pourrait être appelé au trône, s'il ne jurait de reconnaître la souveraineté du peuple, la liberté individuelle, la liberté de la presse, la liberté de conscience, l'inamovibilité de la magistrature, l'égalité des droits civils et politiques, l'inviolabilité des propriétés nationales et des domaines nationaux. Le même jour, malgré l'opposition de Manuel, qui jouait vraiment un triste rôle, la Chambre discuta mot à mot une déclaration solennelle destinée au pays. «Le gouvernement de la France, disait-elle, quel qu'en puisse être le chef, doit réunir les vœux de la nation légalement émis. Un monarque ne peut offrir de garanties réelles, s'il ne jure d'observer une constitution délibérée par la représentation nationale et acceptée par le peuple.» Cette déclaration, qui convenait plutôt à un empire plébiscitaire qu'à une monarchie légitime, fut ajournée par la Chambre des pairs, qui n'en trouva point la délibération opportune.

Le 6 juillet, Manuel vint présenter à ses collègues l'analyse des travaux de la commission chargée d'élaborer un projet de constitution. Le mode de gouvernement seul possible était un équilibre entre les pouvoirs du peuple et les pouvoirs du monarque. C'était donc la monarchie constitutionnelle qui paraissait le seul régime convenable, et la commission le proposait avec la division de la puissance législative entre deux Chambres. Ces dispositions furent aussitôt votées, mais la suite de la discussion fut interrompue par les récriminations de Bory-Saint-Vincent contre une minorité factieuse qui voulait substituer le drapeau blanc au drapeau tricolore. On s'ajourna au lendemain. Le 7, on vit paraître des soldats étrangers dans le jardin du Luxembourg. Le maréchal Lefebvre protesta à la Chambre des pairs contre cette présence offensante pour un des grands corps de l'État. Bientôt après, on vint lire un message du gouvernement provisoire, ainsi conçu: «Jusqu'ici nous avons dû croire que les intentions des souverains alliés n'étaient point unanimes sur le choix du prince qui doit régner en France; nos plénipotentiaires nous ont donné les mêmes assurances à leur retour. Cependant les ministres et les généraux des puissances alliées ont déclaré hier, dans la conférence qu'ils ont eue avec le président de la commission, que tous les souverains s'étaient engagés à replacer Louis XVIII sur le trône, et qu'il va faire ce soir ou demain son entrée dans la capitale. Les troupes étrangères viennent d'occuper les Tuileries, où siège le gouvernement. Dans cet état de choses, nous ne pouvons plus faire que des vœux pour la patrie, et, nos délibérations n'étant plus libres, nous croyons devoir nous séparer.» On ne pouvait finir plus misérablement, et, la conduite louche du président du gouvernement provisoire, qui, après avoir trompé les bonapartistes, les libéraux et les républicains, se vendait aux royalistes, méritait la plus entière réprobation. Fouché était arrivé à vaincre la résistance de ses collègues du gouvernement qui avaient eu l'idée de se retirer avec l'armée sur les bords de la Loire. Ce message était donc pour les uns l'aveu de leur impuissance, pour les autres l'aveu de leur défection.

La Chambre des pairs écouta silencieusement cette communication, puis se retira, ou plutôt s'enfuit. Pendant ce temps, la Chambre des représentants perdait son temps à discuter de vaines questions constitutionnelles. On lui lut enfin le message du gouvernement, qui fut entendu avec stupeur. Alors Manuel, voulant ressaisir une popularité qui lui échappait, s'élança à la tribune et, parodiant Mirabeau, s'écria: «Nous sommes ici par la volonté du peuple, nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes!» Ce pastiche oratoire n'eut aucun succès. La Chambre passa à l'ordre du jour pur et simple sur le message, puis invita le prince d'Essling à prendre les mesures d'ordre que nécessitait la situation de Paris. Le lendemain, 8 juillet, les portes du palais législatif étant fermées, un simulacre de séance se fit chez Lanjuinais. Les cent cinquante représentants présents signèrent un procès-verbal qui constatait l'illégalité des mesures prises et se séparèrent. La Chambre des représentants était morte, comme on l'a dit, «en travail de constitution». Malgré la bonne volonté de la majorité, la cause de Napoléon II était irrémédiablement perdue. Fouché avait obtenu de Wellington le 6 juillet, dans une secrète entrevue à Neuilly, la promesse qu'il ferait agréer ses services au Roi. Après avoir trahi l'Empereur, le duc d'Otrante trahissait son fils, et si quelques-uns s'en indignèrent, nul ne s'en étonna.

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