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Le Roi de Rome (1811-1832)

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CHAPITRE XIV

«LE FILS DE L'HOMME.»

(1829)

Marie-Louise continuait à vivre agréablement et paisiblement à Parme. D'après ses lettres, on voit qu'elle prenait part aux plaisirs du carnaval, où elle se déguisait comme ses invités[407]. Le général comte de Neipperg ne la quittait point. Il avait, à ce moment, un gros rhume «qu'il ne veut point du tout ménager, écrit-elle, et avec lequel il m'inquiète, car il est toujours enroué le soir à ne pouvoir parler». Cette santé lui était plus chère que toute autre. «Le général, dit-elle ailleurs, qui a horriblement toussé dans ces derniers temps, est mieux mais si maigre que cela m'effraye[408]!…» Elle aimait toujours à voyager. Elle se rendit à Naples, qu'elle appelait un «paradis terrestre». Elle ne disait plus rien de son fils; elle semblait l'avoir tout à fait oublié. Puis elle s'inquiète de nouveau de la santé de son pauvre général, qu'elle croyait en convalescence. Il a eu une rechute et elle se dit découragée, car elle redoute une pleurésie dangereuse. La maladie de Neipperg dégénère en un état d'affaiblissement général qui dure quelques années, puis la mort apparaît menaçante. «Quelle triste vie! s'écrie Marie-Louise. Il faut savoir ce que c'est de devoir trembler pour la vie de personnes que l'on aime pour pouvoir bien se représenter ma triste situation, et je ne sais pas si je ne serais pas plus heureuse que le bon Dieu m'enlève de la terre, que de continuer à vivre de cette manière. Ma santé s'en ressent aussi[409]…» Le 22 février 1829, le comte de Neipperg, conseiller intime et chambellan de l'empereur d'Autriche, feld-maréchal et ministre de la duchesse de Parme, chevalier de la Toison d'or et titulaire d'autres ordres, mourait en laissant deux enfants de son mariage morganatique, plus deux enfants de son mariage avec la comtesse de Neipperg; le comte Alfred de Neipperg, qui, devenu chambellan de l'Empereur, épousa une fille du roi de Wurtemberg, et le comte Erwin de Neipperg, qui fut capitaine des trabans, conseiller privé et membre à vie de la Chambre des seigneurs d'Autriche[410].

Marie-Louise pleura amèrement la mort de son favori et lui fit élever un mausolée magnifique, symbole de ses immenses regrets. Elle manifestait une douleur profonde qui surprit et blessa tous ceux qui persistaient à ne voir en elle que la veuve de Napoléon. Le 30 mars, elle écrivait à la comtesse de Crenneville que cette dernière perte était le plus triste, le plus cruel événement de sa vie. «Le temps, loin d'affaiblir mes regrets, disait-elle, ne fait que les augmenter, et j'ai bien moins pleuré au commencement que je ne le fais à présent journellement, et chaque jour amène de plus douloureuses pensées. Je sens si bien que tout mon intérieur, tout mon bonheur sont détruits à jamais, que, pour que je connusse encore ce dernier, le cher défunt devrait revenir à la vie. Enfin j'ai beau me répéter qu'il est heureux, qu'il veille sur moi du haut du ciel; je ne puis me consoler!…» Il y a, dans l'expression ardente de cette douleur, comme une ingénuité qui désarmerait presque, si l'on ne se rappelait aussitôt la froideur avec laquelle Marie-Louise apprit la mort de Napoléon. La duchesse de Parme se loue beaucoup des égards de Metternich. «Il s'est montré, dans cette circonstance, comme le vrai ami du général et de moi, et je m'abandonne aveuglément à lui pour ce qui regarde le testament. Quant à l'autre chapitre, je suis décidée à ne plus prendre personne dans la maison, à la place du général…[411].» C'était une décision peu ferme, car Marie-Louise devait lui donner comme successeur le comte de Bombelles, dont elle allait faire son grand maître, puis encore son mari secret, cinq ans après[412]. On voit que Marie-Louise ne pouvait se passer de consolateurs. Toutefois, à ce moment, elle paraissait inconsolable. «Mes nerfs, avoue-t-elle encore, sont dans un état affreux… Au reste, ma santé m'est devenue indifférente. Je la soigne, parce que je la dois à tous mes enfants, mais je n'y tiens plus. Ma vie est trop sans agrément pour que je tienne à quelques années de plus ou de moins.» Le Ciel devait lui accorder encore dix-sept années de répit pour s'habituer à ce terrible chagrin. «Je dois avouer, dit-elle dans cette même lettre du 30 mars, qu'à mesure que le temps s'écoule, j'ai moins le courage de faire le voyage de Vienne. Je donnerais tout au monde pour rester tranquille cet été; je prendrai cependant, s'il m'est possible, une grande résolution.» Elle ira sans doute, à Schœnbrunn, s'installer auprès du duc de Reichstadt… Non, ce sera un voyage d'agrément qu'elle fera en Suisse.

Un ami du général de Neipperg, le célèbre docteur Aglietti, qui lui avait prodigué ses soins, avait adressé d'affectueuses condoléances à la duchesse de Parme. Elle lui répondit ainsi, le 5 avril 1829: «J'ai reçu, il y a peu de jours, mon cher Aglietti, votre lettre du 29 mars. Les sentiments que vous m'exprimez m'ont infiniment touchée, et je vous prie de croire que je vous rends la pleine justice que vous avez fait tout au monde pour sauver la vie à notre cher défunt; mais il y a malheureusement des occasions où tout le grand talent que vous possédez à un si haut degré et tous les efforts de l'art sont impuissants, car il est impossible de lutter contre la volonté divine. Vous avez bien raison de dire que le temps et la religion peuvent seuls adoucir l'amertume d'une pareille perte. Hélas! le premier, loin d'opérer son pouvoir sur moi, ne fait qu'augmenter journellement ma douleur, et si vous me voyiez dans ce moment, vous me trouveriez bien moins calme et résignée que lorsque vous êtes parti de Parme. J'ai été bien malade, depuis, d'une fièvre rhumatismale avec des douleurs nerveuses périodiques. Mariggi m'a parfaitement traitée et remise sur pied, mais j'éprouve de la peine à me remettre entièrement. Dans ces sortes de maux, il faudrait de la distraction; mais où en trouver, lorsqu'on ne sent qu'un vide affreux autour de soi et que le cœur est mort pour toujours au bonheur!…»

Le baron de Vitrolles, qui venait de remplacer le marquis de la Maisonfort, attestait lui-même cette émotion persistante: «Toutes ses pensées, mandait-il au comte Portalis, étaient empreintes de ces douloureux souvenirs. Ses yeux se remplissent de larmes lorsqu'elle en parle, et elle en parle sans cesse. Elle avait placé en lui (Neipperg) toute la tendresse d'une femme, tout l'attachement d'une mère pour le père de ses enfants, enfin toute la confiance d'un souverain pour le conseiller le plus intime et le ministre le plus digne de sa faveur…» Vitrolles trouvait l'archiduchesse maigre et changée. Avec une taille plus haute et des traits plus réguliers, elle faisait penser à la duchesse de Berry. «On lui attribue, ajoutait-il, de la bonté de cœur, un esprit assez élevé, un caractère facile et même un peu mobile.» Comme tous les Français qui l'avaient approchée, il s'étonnait «du merveilleux oubli» qu'elle montrait de Paris, de son séjour et de son existence en France.» Les personnes de la famille de Napoléon, disait-il encore, lui paraissent être à peu près inconnues quand on lui en parle. Les dames mêmes qui ont été attachées à sa personne, sont tellement oubliées qu'elle fait des questions sur leur taille, leur figure, leur esprit. Dans une dernière conversation, elle me disait en parlant du temps qu'elle avait passé à Paris: «Ah! mon Dieu! jusqu'à présent j'étais bien heureuse ici, et cette époque de ma vie ne se présentait à moi que comme un mauvais rêve[413]!»

Le bruit courait que la mort du comte de Neipperg et l'impression produite sur la duchesse par cette mort, hâteraient le moment où Marie-Louise céderait volontairement l'État de Parme au duc de Lucques, moyennant une rente d'un million deux cent mille francs. Le duc de Reichstadt pourrait entrer en possession de ses revenus des terres bavaro-palatines, et cet argent lui permettrait de faire brillante figure à la cour de Vienne. Mais d'autres—et ceux-là étaient mieux renseignés—disaient que Marie-Louise préférait sa petite Cour aux obligations de la Cour autrichienne, et que les charges actuelles du duc étaient déjà payées sur l'État de Parme. Vitrolles interrogea à cet égard la duchesse. Elle lui répondit que le séjour de Vienne lui était agréable par la présence de son fils et par les bontés de l'Impératrice, qu'elle éprouverait une véritable peine à le quitter, que cependant elle se repentait presque autant, lorsqu'elle s'éloignait de Parme. Elle avouait regretter plus que jamais la mort de Neipperg, qui n'avait pas soupçonné la gravité de sa maladie. «Non, certainement, dit-elle, il ne l'a pas connue, car, sans cela, il m'aurait donné des conseils sur la situation où il me laissait, conseils qui me seraient si nécessaires, et il ne l'a pas fait!» Le ministre des affaires étrangères, le comte Portalis, répondait gravement à Vitrolles le 25 avril: «Rien de plus intéressant et de mieux exprimé que ce que vous me mandez de la personne, du caractère de Mme la duchesse de Parme et de la douleur profonde dont l'a frappée la perte d'un homme qui, comme ami sincère et comme ministre éclairé, possédait à juste titre sa confiance et son estime[414].» Le langage diplomatique a des nuances admirables pour toutes les situations; il sait vraiment leur donner une forme et un relief extraordinaires.

La douleur de Marie-Louise n'empêchait point les dîners, les réceptions et les soirées au théâtre… La duchesse allait même prochainement inaugurer, et en grande pompe, le nouveau théâtre de Parme devant le roi de Sardaigne, avec le concours de la Pasta. À ces fêtes devait bientôt succéder un voyage en Suisse. Marie-Louise en informait ainsi la comtesse de Crenneville, à la date du 11 juillet: «Je devrais aller prendre les eaux d'Aix, mais j'avoue qu'il me serait trop pénible de me retrouver seule dans ce lieu.» Elle se rappelait la compagnie du général de Neipperg en 1814. «J'irai donc prendre une cure d'eau et d'air près de Genève.» Elle aurait bien voulu voir «ses enfants», car leur présence lui aurait été bien nécessaire cette année. «Comme ils vous auront parlé de mes souffrances, je ne vous les répète pas. Elles ont été bien grandes, mais le bon Dieu a voulu me conserver encore cette fois-ci. Il saura pourquoi, car je tiens chaque jour moins à la vie.» Ses enfants étaient ceux de Neipperg. Il ne peut naturellement venir à l'idée de personne que le duc de Reichstadt ait partagé la douleur de sa mère et que la cour de Vienne ait jugé nécessaire de l'associer au deuil de Marie-Louise. La duchesse termine cette lettre découragée en priant son amie de lui retenir une loge au Carcano, si la Pasta vient y chanter. Puis Marie-Louise se rend à Genève, et l'administration et la police royales s'occupent fort de sa présence en ce pays. Sa vue inspira à un sieur Élisée Lecomte de mauvais vers qui inquiétèrent le préfet de l'Ain. «Si l'auteur, écrit ce fonctionnaire zélé, était en France, je l'eusse déféré au procureur du Roi.» Le poème suspect était intitulé Marie-Louise à Genève. On y relevait certains passages qui faisaient allusion à la veuve d'Hector. Ce poème, qui eut alors un certain retentissement, se vendit, même en France, à bon nombre d'exemplaires, malgré les efforts du préfet de l'Ain pour en empêcher la circulation[415]. D'après les rapports de la police, nous apprenons que la duchesse de Parme habitait au château du petit Saconnex[416]. Elle avait eu d'abord l'intention «d'aller à Aix, dit un rapport, suivie de vingt Allemands et de deux ou trois bâtards. Elle a excité peu d'intérêt et même de curiosité. Elle a renoncé à aller à Aix pour retourner en Italie par l'Oberland et les Grisons. Elle est perdue de rhumatismes et d'obstructions. Elle a l'air d'une femme de cinquante-cinq ans, mal conservée. Elle est fort triste et a refusé toute démonstration d'honneurs[417].» Elle était allée voir la reine Hortense, qui se faisait, comme on le sait, appeler la duchesse de Saint-Leu. Elle avait reçu la visite de la duchesse de Clermont-Tonnerre et de Mme de Staël. Le 2 septembre, le préfet de l'Ain affirmait qu'elle avait, dans un dîner, demandé des nouvelles «de ce petit duc de Bordeaux qui fait, dit-on, le bonheur de la France[418]». Elle sortait souvent pour aller visiter les villages voisins. Vêtue de longs habits de deuil, elle parcourait les sites pittoresques et causait familièrement avec les paysans. Le préfet de l'Ain faisait surveiller sa demeure, afin de savoir si les Français venaient la visiter. Il avait donné l'ordre d'interdire la vente du portrait du duc de Reichstadt en deçà de la frontière. Le préfet de l'Isère mandait au ministre de l'intérieur que le peuple genevois faisait tout haut, sur l'ex-Impératrice, des réflexions qui ne devaient pas lui plaire. Le préfet du Jura allait jusqu'à s'écrier: «Son inconduite a terni l'éclat de sa première position.» Le préfet de l'Ain l'appelait «la comtesse de Neipperg», car c'était le nom qu'elle avait osé avouer pour ses voyages[419]. Il annonçait qu'elle était accompagnée de la baronne Hamelin, de Mme de Sainte-Marie, de la comtesse de Valin, du baron de Werklin, du professeur Morigé et du capitaine Richard. Il constatait la maigreur de sa taille et l'altération de son teint, devenu couperosé. On avait relevé sur les registres du château de Ferney sa signature, ainsi conçue: «L'archiduchesse Marie-Louise, infante de Parme.» Le séjour au petit Saconnex dura du 8 août au 19 septembre 1829 et excita les inquiétudes du gouvernement français. Le ministre de l'intérieur, le baron de La Bourdonnaye, informait le prince de Polignac que son départ subit tenait au désordre de ses affaires et à l'épuisement de ses fonds. Si elle avait généreusement traité quelques serviteurs de son mari, elle avait, en général, repoussé les suppliques qu'on lui adressait de toutes parts. Elle n'avait reçu, comme visites d'apparat, que celles du résident d'Autriche et d'un officier envoyé par le roi de Sardaigne. Le changement de sa physionomie, le peu d'agrément de ses manières, les défauts de son caractère avaient bientôt dissipé l'intérêt et la curiosité que l'annonce de son voyage en Suisse avait, au premier moment, excités[420]. L'opinion ne se préoccupait donc plus guère de Marie-Louise. Il faut reconnaître, d'ailleurs, qu'elle n'en recherchait pas les manifestations.

Elle revint dans son duché. Elle se retira à Sala, dans une campagne éloignée, ne voulant voir personne. Elle se félicitait de son dernier voyage. Elle prétendait que l'excellent air de la Suisse et, plus encore, les soins d'un des plus célèbres médecins de l'Europe, M. Buttini, qu'elle avait consulté à Genève, l'avaient fait renaître à la vie et lui avaient rendu une partie de sa santé. Elle confondait maintenant, dans la même tendresse, tous ses chers enfants, qui étaient «son seul bonheur sur la terre et sa consolation». Vers la fin de l'année 1829, elle rentra à Parme et reprit ses réceptions. «Cela m'a été bien pénible, écrivait-elle à son amie, depuis la perte que j'ai faite. Je crains les plaisirs de la société, et c'est la solitude qui convient le plus à un cœur brisé; mais chacun a ses devoirs, et celui-ci est un des miens, mais un des plus terribles à remplir pour moi.» Le jour de sa naissance était revenu, et elle en disait avec amertume: «C'est dans des jours pareils à celui d'hier que je sens doublement la perte que j'ai faite, et ce jour qui ne respirait autrefois que bonheur et contentement pour moi, a été, par les tristes souvenirs qu'il a réveillés en moi, un jour de deuil et de larmes[421].» Elle ne se rappelait que le général de Neipperg. Elle avait oublié avec quelle tendresse Napoléon célébrait ce jour chéri, avec quelle grâce son fils lui adressait à ce propos ses petits compliments. Cependant, elle avait pensé une fois au duc de Reichstadt, car elle avait demandé à son amie de lui adresser quelques nouveautés de Paris en gilets et en cravates, pour les lui offrir. Un simple présent, pour lui prouver qu'elle pensait encore à lui, et c'était tout. Mais elle ne songeait point à aller le voir à Schœnbrunn, ni à se préoccuper de son instruction, de son éducation, de sa santé, de ses projets, de son avenir.

D'autres pensaient à lui. C'étaient d'anciens partisans de l'Empereur. Aussi la police française surveillait-elle avec soin les moindres menées bonapartistes. J'ai retrouvé, dans plusieurs cartons aux Archives nationales[422], de nombreux rapports inédits sur les emblèmes séditieux avec lesquels les défenseurs de l'Empire essayaient de réchauffer le zèle des populations. Ainsi, dès 1817, on signale des cocardes tricolores répandues à profusion à Lisieux et une protestation de Marie-Louise au congrès de Vienne. Dans l'Hérault et la Côte-d'Or, une foule de gravures représentent le roi de Rome en sergent; des cartes portent l'image de Napoléon II. Dans l'Allier et dans l'Indre, on voit des tabatières avec les portraits de la famille impériale, Napoléon, Marie-Louise et leur fils; dans l'Indre-et-Loire, on trouve des pipes de terre à l'effigie des Bonaparte, des placards séditieux où il est dit que Napoléon, échappé de Sainte-Hélène, se rend avec des soldats en France et va mettre son fils sur le trône, en devenant lui-même lieutenant général. On vend partout des foulards avec l'image du roi de Rome et des médaillons du petit prince. En 1829, on écrit à Romilly sur les arbres: «Vive Napoléon II!» À Metz, le 7 juin, on saisit des gravures représentant Napoléon, sous le saule de Sainte-Hélène, et embrassant la France, tandis que la Vérité tient un livre sur lequel sont écrits: «L'honneur anglais est à jamais flétri!» Dans le département de la Seine, on vend de nombreux flacons à liqueur avec l'effigie du duc de Reichstadt, des médaillons et des mouchoirs à la même effigie. Dans la Seine-Inférieure, on colporte des tabatières, des gilets, des cravates, des gravures avec le portrait du jeune prince[423]. Dans Seine-et-Marne et dans Seine-et-Oise, ce ne sont que des gravures, des cocardes, des placards bonapartistes. À Ploërmel, on vend jusqu'à des bretelles avec l'image de Napoléon II. En Corse, on répand des placards napoléoniens. À Sisteron et dans toutes les Basses-Alpes, on affiche des placards séditieux.

Dans toute la France, c'est une véritable avalanche de mouchoirs, de rubans, de pipes, de bustes, de bonnets, de tabatières, de médaillons, de bérets, de bretelles, de statuettes, de gravures, d'assiettes, de couteaux, de canifs, de gilets, d'épingles, de foulards, de coquetiers, de verres à boire, de cocardes, de cartes, etc., sans compter les brochures, les chansons, les affiches, les pièces de monnaie qui représentent le fils de Napoléon dans toutes les poses et dans tous les costumes[424]. On arrête, on met en prison les colporteurs; on menace des peines les plus sévères les détenteurs de ces objets suspects. Une note de police, datée du 12 juin 1828, indique combien on se préoccupait de ces manifestations. «Napoléon, dit-elle, appartient à l'histoire, et son fils à l'Autriche. Qu'on vende le portrait de ce dernier, il n'y a rien de prohibé là dedans, du moment qu'on lui laisse ses noms et titres actuels, les seuls légitimes. Mais qu'on vende son portrait qui le représente à cheval en uniforme de hussard et qu'on ajoute en bas de la gravure un N couronné et entouré d'une auréole, cela passe les limites,—car le duc de Reichstadt a même renoncé au nom de Napoléon,—et rappeler ce nom, en l'appliquant à son fils, cela paraît inconvenant.» Un inspecteur de la librairie alla perquisitionner à la librairie de la rue Neuve-Saint-Augustin, n° 25, où se vendaient ces gravures, et en fit la saisie[425]. Le 8 septembre 1829, le ministre de l'intérieur, M. de La Bourdonnaye, adressa aux préfets une circulaire interdisant formellement les dessins qui porteraient atteinte à l'autorité légitime. «Lorsque les tableaux gravés ou lithographies, disait la circulaire, où Bonaparte figure comme général, représentent des batailles et portent un caractère historique, l'autorisation peut être accordée… Toutes les autres compositions doivent être évidemment écartées. Ainsi les portraits et gravures qui représentent Bonaparte sous toutes les formes, dans sa vie publique comme dans sa vie privée, et reproduisent des faits d'armes isolés, des incidents ou des épisodes plus ou moins apocryphes et trop souvent en opposition avec l'histoire, doivent être proscrits. Vous repousserez également ces lithographies de formats divers qui n'ont pour objet que de rappeler à l'imagination et à la mémoire du peuple les insignes et les souvenirs d'un pouvoir illégitime… Mais la distinction qui vient d'être faite relativement à Bonaparte ne doit, en aucune manière, s'appliquer à son fils. Celui-ci n'appartient ni à l'histoire, ni à la France, et la malveillance peut seule chercher à répandre son portrait. Ainsi, sous quelque prétexte ou sous quelque déguisement qu'il vous soit présenté, vous refuserez votre autorisation[426].»

Les bonapartistes ne se contentaient pas de répandre des objets séditieux, sous forme de bustes, de médailles, d'assiettes ou de foulards; ils avaient, comme je l'ai déjà relevé, essayé des complots. Ce fut ainsi qu'à Bordeaux, en 1817,—pour reprendre les choses d'un peu plus haut,—on avait songé à supprimer les autorités civiles et militaires, et à rétablir le pouvoir suprême entre les mains de Napoléon et de son fils. À Lyon, dans la même année, on devait proclamer Napoléon II. Ces deux affaires échouèrent et amenèrent seize condamnations à mort. Le complot de Paris, du 12 août 1820, où entrèrent des officiers, comme le général Tarayre, les colonels Fabvier, Caron, Combes, Ordener, Pailhès, Varlet, les capitaines Nantil, Michelet, Thévenet, les lieutenants Maillet, Krettly, Lavocat et divers personnages politiques, fut une des plus sérieuses affaires qui aient été tentées. On voulait s'emparer des Tuileries et de la famille royale, proclamer un gouvernement provisoire, tout en invoquant, pour enlever les troupes, le nom de Napoléon II[427]. Le complot échoua. Le procès qui s'ensuivit amena trois condamnations à mort. Le général Maison, qui avait paru sympathique aux accusés, fut remplacé au gouvernement de Paris par le maréchal Marmont, et le général Defrance, qui était devenu suspect, fut remplacé à la 7e division militaire par le général Coutard. Après la mort de Napoléon, les conspirations, au lieu de cesser, continuèrent. Dans l'Est, le parti bonapartiste trouva le terrain tout préparé par la Charbonnerie. Les garnisons de Belfort et de Neuf-Brisach devaient, dans la nuit du 29 au 30 décembre 1821, arborer le drapeau tricolore, proclamer la déchéance des Bourbons et installer un gouvernement provisoire avec La Fayette, Voyer d'Argenson et J. Kœchlin. Les garnisons de Saumur et de Marseille devaient, elles aussi, entrer dans le mouvement. Le hasard fit découvrir et échouer le complot[428]. En juillet 1822, une autre affaire organisée à Colmar par le colonel Caron, en faveur de Napoléon II, n'eut pas plus de succès. Le colonel Caron fut condamné et fusillé à Strasbourg. Le complot des sous-officiers de Saumur qui avaient, sur l'instigation de La Fayette, de Laffitte et de Benjamin Constant, songé à mettre Napoléon II sur le trône en lui imposant la constitution de 1791, échoua également et fut suivi de plusieurs condamnations à mort dans la même année. Le second complot de Saumur, organisé par le général Berton, fut jugé en août. Six condamnations à mort furent prononcées et, parmi elles, celle du général[429]. Je ne cite ici que pour mémoire le complot des quatre sergents de la Rochelle, qui fut plutôt un complot libéral qu'un complot bonapartiste.

Celui de la Bidassoa, organisé en 1823, en faveur des libéraux espagnols, avait des attaches et des tendances nettement napoléoniennes. Les prévenus acquittés des anciens complots de l'Est et beaucoup de carbonari s'étaient donné rendez-vous en Espagne, puis s'étaient rapprochés de la frontière française. L'Observateur, journal espagnol, disait, à la date du 19 février 1823: «Plusieurs Français de distinction ont conçu le projet de passer en Espagne et d'y former une régence qui expédiera des ordres et des décrets au nom de Napoléon II, légitime empereur des Français, et proclamera l'Acte additionnel de 1815… Sa Majesté l'Impératrice Marie-Louise sera invitée à venir présider la Régence[430]…» Des officiers en réforme ou en retraite allaient travailler les troupes. Ils répandaient partout des adresses séditieuses où ils suppliaient les vainqueurs de Fleurus, d'Iéna, d'Austerlitz, de Wagram, de se refuser aux insinuations des puissances étrangères qui voulaient leur faire combattre la liberté, ils criaient: «Vive Napoléon II! Vivent les braves!» D'autres, qui se disaient «le conseil de régence de Napoléon II», protestaient contre la légitimité et le gouvernement de Louis XVIII. Ils déclaraient antinational tout attentat, émané de ce prince, contre l'indépendance de la nation espagnole. Ils faisaient circuler le bruit que le roi de Rome était en Espagne et qu'il allait apparaître à l'armée. Le colonel Fabvier, qui avait déjà dirigé le complot de Paris en 1820, s'était mis à la tête du mouvement dit «de la Bidassoa» et n'hésitait pas à conseiller aux soldats français de désobéir à leurs chefs. Il donna de sa personne le 6 avril et voulut empêcher le passage de l'armée. Mais la décision énergique du général Vallin, qui fit tirer à boulets sur les insurgés et franchir la Bidassoa par ses troupes, mit fin à cette tentative rebelle. Fabvier se retira en Angleterre[431]. Le succès de l'expédition d'Espagne et la fuite ou la retraite des principaux conspirateurs allaient désormais empêcher toute tentative de complots militaires.

* * * * *

L'année 1829 devait être signalée par un procès destiné à devenir célèbre sous le nom de Procès du Fils de l'Homme. Voici ce qui lui donna naissance. Le poète Barthélémy, l'auteur des Némésis, avait écrit, avec la collaboration de Méry, un poème bonapartiste intitulé: Napoléon en Égypte. Il l'avait offert, en 1828, aux membres de la famille impériale dispersés à Rome, à Florence, à Trieste, à Philadelphie. Il décida ensuite d'aller le porter, lui-même, à un prince que des affections plus intimes—pour se servir de son langage—attachaient plus particulièrement à son héros. Tandis que Méry partait pour la Provence afin d'y rétablir une santé usée par les veilles, Barthélémy quittait Paris pour se rendre à Vienne, dans l'espoir de parvenir jusqu'au jeune duc de Reichstadt. «Cette entreprise, purement littéraire et tout à fait inoffensive, n'obtint aucun résultat. Il fallut reculer devant des obstacles politiques, et le poète voyageur est revenu dans sa patrie, sans avoir recueilli le fruit de sa course aventureuse[432].» Mais, en même temps qu'il conçut un nouveau poème sous ce titre pompeux: Le Fils de l'Homme, poème qu'il devait écrire de concert avec Méry, il donna au public le récit de son voyage en Autriche. Ce récit est des plus curieux. Je vais en résumer quelques passages intéressants pour le sujet dont je m'occupe.

Le jour même de son arrivée à Vienne, Barthélémy alla aux bureaux de la police demander un permis de séjour. Après un véritable interrogatoire sur sa personne et sur les motifs de son voyage, le poète obtint pour un mois le droit de bourgeoisie dans la capitale de l'Autriche. Grâce à quelques lettres de recommandation et à la rencontre d'un obligeant compatriote, il put fréquenter les maisons les plus honorables de Vienne. Sa qualité de Français et d'auteur le mit en relation avec le poète Sedlitz, l'orientaliste Hammer, la romancière Mme Pichler. Bientôt il se présenta chez le comte de Czernine, grand chambellan de l'Empereur, qui le reçut avec bonté. Lorsque celui-ci apprit le but de son voyage, c'est-à-dire une entrevue du poète avec le duc de Reichstadt pour lui remettre le poème de Napoléon en Égypte, il l'engagea à aller voir le comte de Dietrichstein. Barthélémy eut le plaisir de trouver en lui un des seigneurs les plus aimables et les plus instruits de la cour de Vienne. Le comte voulut bien dire au poète que son nom et ses ouvrages, comme ceux de Méry, ne lui étaient pas inconnus. Barthélémy, lui offrant alors un exemplaire de son dernier poème, lui dit aussitôt: «Puisque vous voulez bien me témoigner tant de bienveillance, j'oserai vous supplier de me servir dans l'affaire qui m'attire à Vienne. Je suis venu dans le but unique de présenter ce livre au duc de Reichstadt. Personne, mieux que son maître, ne peut me seconder dans ce dessein…» Aux premiers mots de cette requête verbale, le visage de Dietrichstein prit une expression de malaise. Après quelques instants de silence, le gouverneur répondit: «Est-il bien vrai que vous soyez venu à Vienne pour voir le jeune prince? Qui a pu vous engager à une pareille démarche? Est-il possible que vous ayez compté sur le succès de votre voyage? Ce que vous me demandez est tout à fait impossible…» Barthélémy répliqua franchement qu'il n'avait reçu de mission de personne; qu'il s'était décidé à ce voyage de son propre mouvement; qu'en France on ne savait pas, on ne prévoyait pas qu'il fût si difficile de voir le duc de Reichstadt. Il croyait que, d'ailleurs, les mesures exceptionnelles prises pour le préserver de tout contact avec des imposteurs ou des hommes dangereux ne devaient pas le concerner, puisque lui, poète, n'était qu'un homme de lettres, un citoyen inaperçu, étranger à tout rôle ou à toutes fonctions politiques. «Je ne demande pas, ajouta-t-il, à entretenir le prince sans témoins. Ce sera devant vous, devant dix personnes, s'il le faut, et s'il m'échappe un seul mot qui puisse alarmer la politique la plus ombrageuse, je consens à finir ma vie dans une prison d'Autriche.»

M. de Dietrichstein se déclara persuadé des bonnes intentions de Barthélémy, qu'il pensait «éloigné de toute vue politique». Mais il lui était impossible d'outrepasser les ordres qui s'opposaient à toute entrevue. Le motif réel de ces rigueurs était, paraît-il, la crainte d'un attentat sur sa personne. «Mais, objecta Barthélémy, un attentat de cette nature est toujours à craindre, car le duc de Reichstadt n'est pas entouré de gardes. Un homme résolu pourrait l'aborder, et une seconde suffirait pour consommer un crime.» Puis il ajouta: «Vous craignez peut-être qu'une conversation trop libre avec des étrangers ne lui révèle des secrets, ou ne lui inspire des espérances dangereuses. Mais est-il possible à vous d'empêcher qu'on ne lui transmette ouvertement ou clandestinement une lettre, une pétition, un avis, soit à la promenade, soit au théâtre ou dans tout autre lieu?…» Alors le gouverneur répondit sèchement: «Soyez bien persuadé, monsieur, que le prince n'entend, ne voit et ne lit que ce que nous voulons qu'il lise, qu'il voie et qu'il entende…—Il paraît d'après cela, dit Barthélémy, que le fils de Napoléon est loin d'être aussi libre que nous le supposons en France…—Le prince n'est pas prisonnier, mais… il se trouve dans une position toute particulière.» Et comme le poète insistait: «Veuillez bien ne plus me presser de vos questions; je ne pourrais vous satisfaire entièrement. Renoncez également au projet qui vous a conduit ici…—Du moins, dit encore Barthélémy, vous ne pouvez me refuser de lui remettre cet exemplaire au nom des auteurs. Il a sans doute une bibliothèque, et ce livre n'est pas assez dangereux pour être mis à l'Index.» M. de Dietrichstein secoua la tête comme un homme irrésolu. Le poète comprit qu'il lui était pénible de l'accabler de deux refus dans la même journée. Aussi prit-il congé de lui, en le priant de lire son poème, afin de se convaincre qu'il ne contenait rien de séditieux, et de lui permettre d'espérer qu'après la lecture il se montrerait moins sévère.

Quinze jours s'écoulèrent. Barthélémy revint chez le gouverneur du duc et réitéra sa demande d'entrevue: «Je ne vous conçois pas, répondit M. de Dietrichstein. Vous mettez trop d'importance à voir le prince. Quant à la remise de votre exemplaire, n'y comptez pas. Votre livre est fort beau comme poésie, mais il est dangereux pour le fils de Napoléon. Votre style plein d'images, cette vivacité de descriptions, ces couleurs que vous donnez à l'Histoire, tout cela dans sa jeune tête peut exciter un enthousiasme et des germes d'ambition qui, sans aucun résultat, ne serviraient qu'à le dégoûter de sa position actuelle.»

Barthélémy voulut ajouter quelques mots, mais il était visible que Dietrichstein ne l'écoutait plus. Il prit un congé définitif et résolut de retourner en France. Jusqu'au moment de son départ, il continua à voir les personnes qui s'étaient intéressées à lui. Un soir, au Hoftheater, enceinte elliptique mal éclairée par un lustre à huit branches, Barthélémy aperçut le duc de Reichstadt dans une loge voisine de la loge impériale. Il décrit ainsi sa vision—car il mit son voyage en vers, sous le titre que j'ai déjà indiqué: Le Fils de l'Homme.

     Dans la loge voisine une porte s'ouvrit
     Et, dans la profondeur de cette enceinte obscure,
     Apparut tout à coup une pâle figure.
     Étreinte dans ce cadre, au milieu d'un fond noir,
     Elle était immobile, et l'on aurait cru voir
     Un tableau de Rembrandt, chargé de teintes sombres
     Où la blancheur des chairs se détache des ombres…
     Acteurs, peuple, empereur, tout semblait avoir fui,
     Et, croyant être seul, je m'écriai: C'est lui!…

Le poète examinait curieusement cet être mystérieux:

     Voyez cet œil rapide où brille la pensée,
     Ce teint blanc de Louise et sa taille élancée,
     Ces vifs tressaillements, ces mouvements nerveux,
     Ce front saillant et large orné de blonds cheveux.
     Oui, ce corps, cette tête où la tristesse est peinte,
     Du sang qui les forma portent la double empreinte.
     Je ne sais toutefois… je ne puis sans douleur
     Contempler ce visage éclatant de pâleur.
     On dirait que la vie à la mort s'y mélange…

Ici, Barthélémy se laisse aller à d'étranges suppositions. Il se demande quel germe destructeur a sitôt défloré ce fruit adolescent. Il redoute, par une regrettable insinuation que rien n'a justifiée et qui souleva les plus formels démentis, que le prince ne soit condamné à une fin précoce par la volonté d'une politique perverse.

Si le duc de Reichstadt a lu ce poème, comme le dit M. de Montbel, il est possible qu'il ait déclaré qu'on avait eu raison de ne pas laisser arriver jusqu'à lui l'auteur d'un écrit où on le représentait comme victime d'une corruption inventée par la politique; mais je ne crois pas qu'il ait protesté contre le reste. Le poème du Fils de L'Homme est, en effet, sorti d'une belle inspiration. Il a du souffle, de la vigueur, de l'élévation. Le poète s'adressait ainsi à l'ardeur ambitieuse du jeune duc:

     Mais quoi! content d'un nom qui vaut un diadème,
     Ne veux-tu rien un jour conquérir par toi-même?…
     La nuit, quand douze fois ta pendule a frémi,
     Qu'aucun bruit ne sort plus du palais endormi,
     Et que seul, au milieu d'un appartement vide,
     Tu veilles, obsédé par ta pensée avide,
     Sans doute que parfois sur ton sort à venir
     Un démon familier te vient entretenir!…

Il lui faisait entrevoir le retour en France et la résurrection de l'Empire:

     Si le fer à la main, vingt nations entières,
     Paraissant tout à coup autour de nos frontières,
     Réveillaient le tocsin des suprêmes dangers;
     Surtout si, dans les rangs des soldats étrangers,
     L'homme au pâle visage, effrayant météore,
     Venait en agitant un lambeau tricolore;
     Si sa voix résonnait à l'autre bord du Rhin…
     Comme dans Josaphat, la trompette d'airain,
     La trompette puissante aux siècles annoncée,
     Suscitera des morts dans leur couche glacée.
     Qui sait si cette voix, fertile en mille échos,
     D'un peuple de soldats n'éveillerait les os?
     Si, d'un père exilé renouvelant l'histoire,
     Domptant des ennemis complices de sa gloire,
     L'usurpateur nouveau, de bras en bras porté,
     N'entrerait pas en roi dans la grande cité?…

Mais c'était un rêve. Le poète n'avait fait qu'entrevoir le jeune prince, et il plaignait cet adolescent oublié, méconnu, caché:

     Combien dans ton berceau fut court ton premier rêve!
     Doublement protégé par le droit et le glaive,
     Des peuples rassurés esprit consolateur,
     Petit-fils de César et fils d'un Empereur,
     Légataire du monde, en naissant roi de Rome,
     Tu n'es plus aujourd'hui rien que le Fils de l'Homme!
     Pourtant, quel fils de roi, contre ce nom obscur,
     N'échangerait son titre et son sceptre futur?

M. de Montbel prétend que l'opinion publique s'indigna à Vienne contre le poème de Barthélémy et de Méry, et que les personnages distingués qui avaient reçu Barthélémy s'affligèrent qu'il eût répondu à leur hospitalité en insultant l'Autriche dans ses sentiments les plus sacrés et les plus chers. Il se demande si le poète n'avait pas cherché avec ce libelle autre chose que l'occasion d'éveiller l'attention publique par la violence de ses accusations. Cela est possible. Mais cette émotion ne fut rien à côté de celle du gouvernement français. Il vit, dans le Fils de l'Homme, un libelle séditieux, et il traduisit, le 29 juillet 1829, Barthélémy devant le tribunal de police correctionnelle. Une foule d'avocats distingués et des personnages, comme Victor Hugo, M. de Schonen, le général Gourgaud, se pressaient dans l'étroite enceinte. Le tribunal se composait du président Meslin, des juges Phélipe de la Marnière, Colette de Beaudicourt et Mathias, de l'avocat du Roi, Menjaud de Dammartin. Les prévenus étaient le poète Barthélémy, l'imprimeur David et les libraires Denain et Levanneur[433]. Menjaud établit aussitôt la prévention. M. Barthélémy, poète encore jeune[434] mais non pas obscur, écrivain spirituel au contraire, plein de verve et de facilité, n'avait pas recherché un procès pour réchauffer l'intérêt et recruter des lecteurs. Mais il avait à répondre sincèrement d'attaques contre la dynastie, contre les droits du Roi, et de provocations à renverser le gouvernement. L'avocat ne cherchait pas à connaître la pensée, le but, les coupables désirs de l'auteur. Il n'avait à apprécier que l'ouvrage, et il en incriminait d'abord le titre. «Le Fils de l'Homme! s'écriait-il… Quel homme? Sans doute de cet homme dont des agitateurs s'efforcent sans cesse d'évoquer le fantôme…» L'épigraphe du poème:

Quid puer Ascanius? Superatne et vescitur aura?

était significative et faisait apprécier, à elle seule, la direction d'esprit qui allait dominer tout l'ouvrage. Menjaud attaquait ensuite la préface, la profession de foi dans laquelle le poète disait qu'il avait voulu répéter aux oreilles d'un fils:

La gloire paternelle aux plaines de Memphis!

Il signalait à la répression les vers par lesquels Barthélémy offrait un souvenir pieux à Napoléon, tournait en dérision les fils de saint Louis et la Charte, et Metternich lui-même! Puis il dénonçait ceux où l'auteur déplorait la chute de Napoléon, ses tortures à Sainte-Hélène, son désespoir d'être privé de son fils, puis la situation douloureuse de ce fils, l'appel à l'usurpateur, l'appel à l'invasion du pays et au renversement du trône légitime. Il fallait que la magistrature déployât une rigueur salutaire pour venger les offenses faites au Roi, à la monarchie, à la société.

Barthélémy fut admis à présenter lui-même sa défense en vers. M. de Montbel le déplorait ainsi: «C'était le premier exemple de Thémis admettant les Muses à altérer par leurs accents la sévérité du langage des lois et l'austère dignité de leur sanctuaire!…»

Barthélémy commença de la sorte:

     Voilà donc mon délit?… Sur un faible poème
     La critique en simarre appelle l'anathème,
     Et ces vers, ennemis de la France et du Roi,
     Témoins accusateurs, s'élèvent contre moi!…
     Aussi, je l'avouerai, la foudre inattendue,
     Du haut du firmament à mes pieds descendue,
     D'une moindre stupeur eût frappé mon esprit
     Que le soir, si funeste à mon livre proscrit,
     Où d'un pouvoir jaloux les sombres émissaires
     Se montraient en écharpe à mes pâles libraires
     Et, craignant d'ajourner leur gloire au lendemain,
     Cherchaient le Fils de l'Homme, un mandat à la main!

Toutefois, Barthélémy rendait grâce au hasard tutélaire qui sur lui seul suspendait l'arrêt fatal. Il avait, il est vrai, à la cour de Pyrrhus, voulu chercher le fils d'Hector et lui redire les gloires de son père, mais, loin d'un Argus que rien n'avait fléchi, il avait repassé le Rhin, et, depuis, il avait raconté cette pénible histoire. Il avouait sa faute:

     En voyant l'héritier de ces grandes douleurs,
     J'ai soupiré d'angoisse et j'ai versé des pleurs,
     Et j'ai cru qu'on pouvait, sans éveiller des craintes,
     Exhaler des regrets mêlés de douces plaintes.
     Moins sévère que vous, la royale bonté
     Excuse les erreurs de la fidélité.
     Delille, à la Pitié vouant sa noble lyre,
     Chantait pour les Bourbons en face de l'Empire.
     Voulez-vous nous ravir sous nos rois tolérans
     Un droit que le poète obtenait des tyrans?
     Ah! laissez-moi gémir sur les jeunes années
     D'un frêle adolescent mort à ses destinées,
     Et, tribut éphémère emporté par le vent,
     Semer de quelques fleurs la tombe d'un vivant!

Une élégie était-elle donc un crime? Aux applaudissements de l'auditoire, Barthélémy demandait à son accusateur d'être de bonne foi, de ne pas dépecer son livre, de ne pas détourner le sens exact de ses pensées, de ne pas lui prêter l'intention d'invoquer la discorde. Il relisait les passages suspects, et il en montrait la loyauté. Il ne cherchait point à rallumer la guerre civile, à combattre et à renverser la monarchie. Les temps étaient passés où les fils d'Apollon, au seul frémissement de leur luth, excitaient ou calmaient les passions. Il terminait ainsi sa défense:

     Cessez donc d'affecter de puériles craintes!
     Des élans généreux les flammes sont éteintes,
     L'égoïsme glacé nous rend muets ou sourds.
     Dans le paisible sein des hommes de nos jours
     Les cœurs dégénérés battent sans énergie.
     Les chants des Marseillais ont perdu leur magie,
     Et, des peuples vieillis respectant le repos,
     La lyre rend des sons qui meurent sans échos!…

Me Mérilhou, avocat du prévenu, prit ensuite la parole. Quinze ans s'étaient déjà écoulés depuis la chute de Napoléon et les temps d'une ombrageuse susceptibilité semblaient avoir disparu. On pouvait, ce semble, s'exprimer sur un homme «qu'aucun effort humain ne saurait exiler de l'histoire»! Béranger, Delavigne, Lamartine, Victor Hugo, Lebrun, lord Byron et bien d'autres avaient célébré l'homme du Destin. Et pourtant la monarchie était encore debout. Tout à coup, un poète était l'objet d'une poursuite rigoureuse. Pourquoi?… Il avait publié un poème où vivait la mémoire de Napoléon. Il avait voulu présenter à son fils les chants que lui avaient inspirés les travaux et les victoires de son père, et voilà qu'on l'accusait d'avoir méconnu les droits de la maison de Bourbon et cherché à ébranler le plus ancien des trônes européens. La gravité du crime contrastait avec l'exiguïté et l'innocence des moyens, comme le procès contrastait avec la longanimité du pouvoir qui souffrait tant de publications napoléoniennes. Comment expliquer tant de rigueurs contre une œuvre légère où le génie du poète n'avait exprimé que des sentiments douloureux? Elle ne pouvait se comprendre que par le zèle nouveau du ministère public, qui croyait apercevoir des délits dans toutes les opinions contraires aux siennes. Comment pouvait-on poursuivre le Fils de l'Homme, alors que le tribunal avait, dans la chambre du conseil, déclaré qu'il n'y avait lieu à poursuites?

L'avocat repoussa le commentaire trop ingénieux de l'avocat du Roi, qu'il appelait «une vraie falsification». Il rappela que les auteurs de Napoléon en Égypte avaient eu l'idée de déposer aux pieds du fils «le plus noble et le plus désintéressé des hommages, le monument élevé à la gloire du père, idée touchante dont l'accomplissement ne pouvait trouver d'entraves que dans un seul lieu du monde. Les héros d'Homère envoyaient aux enfants les cadavres de leurs pères morts au champ d'honneur pour recevoir l'hommage de leur piété filiale. La cour de Vienne avait été moins généreuse envers le fils de son ancien ennemi.» Mérilhou analysait le poème avec une véhémence, une noblesse de termes, une émotion vibrantes. «S'il est vrai, disait-il, que la poésie vit de contrastes, quel sujet plus touchant que le sort d'un jeune homme qui n'a reçu de son père d'autre héritage qu'un nom qui ne lui permet ni la gloire, ni l'obscurité?…» Il défendait ensuite l'auteur d'avoir voulu provoquer à la révolte. D'ailleurs, était-ce au duc de Reichstadt, était-ce au peuple français que s'adressait la provocation? Quels motifs, quels faits de révolte indiquait Barthélemy? Ici, l'accusation était muette… Enfin, parler d'un événement qu'on redoutait, ce n'était point le provoquer. «La poésie n'a-t-elle donc plus sa licence et ses privilèges, disait-il encore, et n'est-ce pas briser sa lyre et le déshériter d'un patrimoine de génie que de lui interdire ces formes véhémentes, ces figures passionnées par lesquelles elle remue l'âme de l'homme?… Ôter à Archiloque son fouet vengeur, à Juvénal sa mordante hyperbole, à Tibulle, à Parny leur palette enchanteresse, à Corneille ses vers républicains, c'est proscrire la poésie, c'est lui défendre d'émouvoir et de charmer. Louis XIV toléra, dans Racine poète, des réflexions critiques qui l'indignèrent dans Racine prosateur. Et de nos jours, Napoléon au faîte de la gloire, obsédé d'adulateurs, entendit sans s'indigner de simples poètes protester contre son pouvoir et évoquer autour de lui des fantômes accusateurs…» Mérilhou rappelait qu'il avait laissé Marie-Joseph Chénier lui reprocher d'avoir étouffé la République, sa mère, et Delille chanter les malheurs de la race royale dans le poème la Pitié. Il en citait des vers véhéments. «Eh bien, Napoléon pensionna Chénier et honora Delille. Il ne les envoya pas à la police correctionnelle.» Et si l'Empire était tombé, ce n'était point par les vers républicains de Chénier, ni par les vers royalistes du chantre de la Pitié. L'avocat repoussait aussi l'accusation sur les prétendues attaques à l'ordre de successibilité au trône. Ce procès était un étrange anachronisme. Il semblait un procès du genre de ceux que la loi du 11 novembre 1815 avait fait inopinément surgir. Mais le système des tendances n'avait plus de raison d'être, pas plus que la théorie des provocations indirectes et la théorie des accusations collectives. La nation était tranquille et libre. On avait le droit de dire que Napoléon avait existé, avait régné, avait vaincu et que son règne n'avait pas été sans gloire.

«Et l'on ne pourrait pas, s'écriait l'éloquent défenseur dans sa conclusion, imprimer qu'il a un fils, que ce fils hérite de son infortune, en expiation des courtes joies qui ont entouré ses jeunes ans! On ne pourrait pas dire que ce jeune homme est captif, et il serait défendu de plaider un malheur dont les Annales modernes n'offrent pas d'exemple! Et ce qui serait innocent en parlant du père, deviendrait un crime en parlant du fils?… Qu'a-t-il fait jusqu'ici pour mériter l'honneur d'être l'objet de tant d'alarmes? Courbé d'avance sous le poids d'un grand nom, on ne le distingue des princes de sa maison que par les soupçons et les précautions injurieuses pour la France dont on accable sa vie!… L'exécution fidèle de la Charte, l'abnégation sincère de ces voies de violence ou de fourberie qui ne peuvent que discréditer le pouvoir, voilà le meilleur rempart contre les vaines terreurs. Cessez de combattre des fantômes! Cessez de donner par vos poursuites de la réalité à des chimères que l'ambition de nos voisins peut exploiter un jour contre la grandeur de notre belle France!»

Sans se laisser convaincre par l'éloquence de cette belle plaidoirie; sans écouter Me Persin, avocat de l'imprimeur David, qui déclarait qu'il n'existait plus de roi de Rome et qu'on ne connaissait que «le fils de l'étrangère et l'élève de Metternich», le tribunal, s'appuyant sur l'article 2 de la loi du 25 mars 1822 et sur les articles Ier et 2 de la loi du 17 mai 1819, ainsi que sur l'article 87 du Code pénal, condamna l'auteur incriminé à trois mois de prison et à mille francs d'amende… Le ministère public l'emportait, mais le gouvernement n'avait pas lieu de se féliciter de son triomphe. Le procès du 29 juillet 1829 amenait, en effet, deux résultats inattendus pour lui. Malgré une condamnation sévère, le poète Barthélémy voyait sa réputation s'accroître. On allait jusqu'à comparer les rigueurs de sa situation à celles de la situation faite à Béranger. D'autre part, l'opinion publique, hier encore assez indifférente, semblait aujourd'hui attentive et sympathique au nom de celui qui avait cessé un instant d'être le duc de Reichstadt pour redevenir le fils de l'Homme, c'est-à-dire le fils de l'Empereur.

CHAPITRE XV

LE CHEVALIER DE PROKESCH-OSTEN

La duchesse de Parme attendait que le temps fixé pour la durée de son grand deuil fût terminé pour donner des bals à ses sujets. Elle se consolait de ce retard en allant souvent au théâtre, mais elle n'était point ravie de ses chanteurs: «C'était à qui hurlerait le plus, écrivait-elle. Je suis charmée que le roi de Sardaigne ne soit pas venu à présent, car il y aurait de quoi prendre des maux de nerfs si on restait du commencement à la fin[435].» Quelques jours après, le deuil était clos et les bals reprenaient. «J'ai donné, disait-elle, un premier bal mardi passé. Il a été très brillant, et je dois dire que nous avons à présent, pour une petite ville comme Parme, de bien jolies jeunes femmes et en assez grand nombre.» Puis, comme elle craignait de paraître trop frivole: «Le monde, ajoutait-elle, n'a plus d'attraits pour moi. Quand j'y vais, c'est par devoir, et je ne trouve de vrai bonheur qu'en m'occupant de l'éducation des enfants que le cher défunt m'a laissés[436].» Et son fils, le fils de l'Empereur? Elle n'en parle pas; seulement, trois mois après, au moment d'aller passer quelque temps avec lui et avec l'empereur d'Autriche, elle avoue qu'elle ne part qu'avec regret. «Outre le chagrin, dit-elle, que j'ai de quitter pour trois mois mes enfants, je n'ai jamais entrepris un voyage plus à contre-cœur, parce que je n'y prévois que déboires et contrariétés, et que je prévois aussi qu'à cause de mon fils je serai obligée de tenir tête à mon père, dans ce moment où j'aurais tant besoin de le ménager… Je voudrais déjà être de retour.» Que voulait-elle dire par cette lutte contre son père? Aurait-elle eu l'intention de lui redemander son fils, de le ramener avec elle à Parme? Je n'ai malheureusement pu éclaircir ce point particulier… Elle voyageait presque seule et avait besoin de recourir parfois aux bons offices de ses amies. «Pardon de cet ennui, mandait-elle à la comtesse de Crenneville, mais autrefois j'avais le général qui me montrait tout, et à présent je suis seule. Quelles tristes réflexions cela fait naître!» Pour le moment, nul n'avait encore remplacé «le cher défunt».

L'empereur d'Autriche continuait à porter un vif intérêt à l'éducation de son petit-fils. Il assistait parfois avec l'Impératrice à ses examens. Le dernier eut lieu le 1er mai 1830. Foresti rapporte qu'on interrogeait le jeune prince sur le code de législation militaire, lorsque l'examen fut interrompu par la débâcle subite du Danube, qui s'était rué dans les faubourgs de Léopoldstadt et de Rossau, renversant des maisons entières et faisant un grand nombre de victimes. L'Empereur et l'Impératrice montèrent en bateau pour parcourir les lieux les plus menacés et porter des secours aux indigents. Le duc de Reichstadt, emporté par son ardeur généreuse, eût bien voulu les suivre, mais ses médecins, qui avaient des craintes pour sa santé, s'y opposèrent. Il faut dire que le duc de Reichstadt subissait une croissance inquiétante et que sa taille se développait d'une façon presque anormale. Aussi l'Empereur lui défendit-il de le suivre. Le duc s'en consola en lui remettant pour les pauvres et les malheureux tout ce que contenait sa bourse.

En même temps que ses diverses études, le jeune prince aimait beaucoup l'équitation. Il y avait dès l'enfance pris un goût particulier, et c'était plaisir de le voir monter des chevaux impétueux, soit au milieu des troupes, soit au Prater. Dès l'âge de sept ans, il avait voulu revêtir l'uniforme de soldat. De sergent, il était devenu officier, puis en 1828 capitaine au régiment des chasseurs de l'Empereur. En 1829, il commandait une compagnie de grenadiers. En juillet 1830, il allait devenir major au régiment de Salins; en novembre, lieutenant-colonel du régiment d'infanterie de Nassau. Le 20 mars 1830, il avait atteint l'âge de dix-neuf ans et ne songeait qu'à la carrière des armes, où il voulait s'illustrer à tout prix. En attendant, il avait consenti à passer quelques mois à Baden, jolie petite ville d'eaux voisine de Vienne, où sa mère était enfin venue le rejoindre. Un savant docteur, directeur du musée de Baden, que j'ai eu l'honneur et le plaisir de voir dans ce charmant pays, il y a deux ans, raconte ainsi une entrevue qu'il eut en 1830 avec le jeune prince: «Marie-Louise, dit-il, habitait avec son fils, pendant l'été, la délicieuse station balnéaire de Baden, près de Vienne. Elle s'y trouvait notamment en 1830, au «pavillon de Flore», et le duc de Reichstadt était installé en face d'elle, dans la maison du «Temple grec». Presque tous les matins et souvent le soir, je voyais sortir à cheval le pâle et mince jeune homme; il était toujours vêtu très simplement d'un habit brun foncé, coiffé d'un chapeau de feutre noir et accompagné d'un valet à cheval comme lui. Il descendait au pas la Gutenbrunnerstrasse, où je suis né, et que nous habitions alors; puis, arrivé dans l'Helenenthal, il faisait prendre le galop à sa monture. Mon père était médecin et avait eu l'occasion de donner ses soins à l'ex-Impératrice. Un jour qu'elle venait le consulter, elle me vit—j'avais alors dix ans—en train de préparer des insectes pour la collection entomologique de mon père. Elle regarda mon travail, loua le goût avec lequel j'avais disposé les papillons, que je me procurais en élevant des chenilles, et finit par dire en poussant un soupir:

«—Ah! si mon fils pouvait s'intéresser à ces choses!

«—Pourquoi ne pas essayer, Altesse Impériale? répliqua mon père de son ton brusque et rond.

«—Oui; mais comment faire?

«—Il pourrait venir ici voir ma collection.

«—Oh! il ne voudra pas, dit la mère tristement.

«—Eh bien! le gamin ira lui montrer quelques-uns de ses papillons…»

«Marie-Louise dit qu'elle en serait enchantée et, deux ou trois jours plus tard, me fit avertir de l'heure la plus convenable pour cette visite. J'avais de grandes boîtes couvertes de gaze verte et remplies de chenilles à divers états de leur transformation. J'espérais ainsi amuser ou intéresser le jeune duc. Mais, à cette époque, il nourrissait des pensées ambitieuses qui l'absorbaient tout entier et égarait ses rêveries en des projets césariens que son entourage et l'empereur François lui-même avaient fini par ne plus combattre, quoiqu'ils en vissent bien l'inanité. Néanmoins, pour faire plaisir à sa mère, l'ex-roi de Rome essaya de s'intéresser à mes insectes; mais il n'eut pas la force de jouer longtemps cette petite comédie, et, après un instant, il y renonça. Le souvenir de cette entrevue n'en a pas moins laissé en moi une image très nette et très précise de ce malheureux prince. Rien de plus séduisant que sa physionomie, sa personne tout entière et ses manières. Il avait l'air doux et triste, et ressemblait d'une manière frappante à son père et à sa mère. Le menton, la courbe des maxillaires étaient essentiellement napoléoniens; le front, par contre, avait la courbe si particulière aux Habsbourg. Il tenait aussi de Marie-Louise ses yeux d'un bleu clair, ses cheveux blonds, son nez plutôt long et busqué, bien que délicatement dessiné. L'ensemble était rayonnant d'intelligence et de poésie, à raison même du terrible amaigrissement qui commençait à creuser ses traits, et qui se retrouve dans le plâtre moulé sur sa face, immédiatement après sa mort, et que conserve aujourd'hui le musée de Baden[437].»

C'est vers cette même époque que le duc de Reichstadt fit la connaissance du chevalier de Prokesch-Osten, qui allait devenir son meilleur et son plus fidèle ami. Antoine Prokesch, né en 1795 à Gratz, était issu d'une très honorable famille bourgeoise. Son père, qui jouissait de l'estime de Joseph II, était propriétaire en Styrie d'une terre située dans la vallée de la Murz. Après une éducation très soignée, le jeune homme entra dans l'armée autrichienne et fit les campagnes de 1813, 1814 et 1815. Il avait ressenti, comme ses camarades, la haine du despotisme napoléonien, en même temps qu'une admiration irrésistible pour l'énergie et l'ascendant de l'Empereur. Il ne fut point favorable au retour des Bourbons, qu'il jugeait un anachronisme. Il croyait que le renversement de Napoléon était, de la part des puissances, un manque de confiance dans leurs propres forces. Le retour de l'île d'Elbe ne le surprit pas. Il le considéra comme une preuve de ce qu'un tel homme pouvait faire en France. Les revers de l'Empereur ne diminuèrent point l'estime qu'il lui avait vouée. Il avait l'âme assez haute, lui qui avait été dans les rangs des adversaires de Napoléon, pour ne point partager les sentiments médiocres de certains hommes qui s'acharnaient alors sur le prisonnier de Sainte-Hélène et qui allaient jusqu'à dénier ses talents militaires. Prokesch, indigné, fit paraître dans le cours de l'année 1818 un mémoire intitulé: Les batailles de Ligny, des Quatre-Bras et de Waterloo, mémoire qui fut lu avec le plus grand intérêt par les principaux officiers de l'armée autrichienne. Ce travail allait devenir, à l'insu de l'auteur, le point de départ de ses relations avec le duc de Reichstadt. Prokesch avait étudié la stratégie dans les bureaux de l'archiduc Charles et s'était passionné pour les mathématiques, qu'il professa à l'École des cadets à Olmütz de 1816 à 1818. Il devint aide de camp du feld-maréchal de Schwarzenberg et composa des écrits militaires intéressants. Il se livra ensuite à des études géodésiques dans les Karpathes et fit de grands voyages en Grèce, dans l'Asie Mineure et en Égypte. Il revint sur les côtes de la Grèce prendre, sous les ordres de l'amiral Dandolo, le commandement d'une flotte armée contre les pirates qui menaçaient le commerce autrichien. Enfin il se distingua dans différentes missions à Smyrne, à Saint-Jean d'Acre, à Alep, à Rhodes, en Égypte. Pour de tels services il obtint le titre de chevalier d'Orient, Ritter von Osten[438].

Après plusieurs années d'absence, il revint à Gratz, où ses compatriotes lui firent l'accueil le plus flatteur. François II, qui visitait alors la Styrie, s'était arrêté dans cette ville. Il voulut voir l'officier distingué qui avait pris part à des événements aussi dramatiques que les luttes des Grecs contre les Turcs, et s'était acquitté avec habileté de missions délicates. Le 22 juin 1830, le chevalier de Prokesch-Osten fut invité à la table impériale et placé à côté du duc de Reichstadt, qu'il n'avait pas eu jusqu'alors l'occasion d'approcher, quoiqu'il désirât beaucoup le connaître. La destinée allait les lier tous deux d'une amitié étroite. Cette amitié fut un doux et clair rayon dans la trop courte et trop sombre vie du prince. Il trouva dans le chevalier de Prokesch comme un frère aîné qui lui montra presque aussitôt un dévouement absolu. Prokesch avoue que ce beau et noble jeune homme, aux yeux bleus et profonds, au front mâle, aux cheveux blonds et abondants, calme et maître de soi dans tout son maintien, fit sur lui, dès la première heure, une impression vraiment extraordinaire[439]. Il n'échangea avec le duc que quelques paroles timides, car, pendant tout le dîner, l'Impératrice et l'archiduc Jean se plurent à l'interroger sur ses voyages. Ce ne fut qu'à la fin de la soirée que le jeune prince put lui serrer fortement la main et lui dire ces mots significatifs: «Vous m'êtes connu depuis longtemps!» Cette poignée de main cordiale était, comme le reconnut bientôt Prokesch, un gage d'affection certaine[440].

Le lendemain matin, le comte de Dietrichstein vint le voir et le pria de le suivre chez son illustre élève. Dès qu'il l'aperçut, le fils de Napoléon accourut à lui, le regard animé, l'attitude pleine de confiance, et il lui répéta: «Vous m'êtes connu et je vous aime depuis longtemps! Vous avez défendu l'honneur de mon père à un moment où chacun le calomniait à l'envi. J'ai lu votre mémoire sur la bataille de Waterloo, et, pour mieux me pénétrer de chaque ligne, je l'ai traduit deux fois, d'abord en français, puis en italien.» Dans cet écrit, Prokesch avait montré qu'au rebours des guerres précédentes, où la fortune s'était plu à accorder ses faveurs à Napoléon, l'Empereur avait eu contre lui à Waterloo mille obstacles: des pluies diluviennes qui avaient détrempé le terrain de manœuvres, retardé ses mouvements et harassé ses troupes, enfin des difficultés de toute nature qui avaient fait intercepter ses courriers. En réalité, ses talents étaient demeurés les mêmes et ses conceptions aussi puissantes, mais un sort ennemi avait contrarié tous ses efforts. La conversation tomba ensuite sur la Grèce. Or, la veille, dans la conversation qui avait suivi le dîner, devant l'Impératrice, l'archiduc Jean et le comte de Dietrichstein, Prokesch avait eu la hardiesse de dire que, le trône de Grèce manquant de prétendants depuis le refus du prince de Cobourg, le fils de Napoléon semblait naturellement désigné pour l'occuper; et, à sa grande surprise, l'auditoire avait paru l'approuver.

Dans son entretien avec le duc de Reichstadt, Prokesch revint adroitement sur cette idée; le jeune prince le comprit aussitôt sans qu'il eût besoin d'insister. Mais, un autre jour, il fit entendre au chevalier qu'il avait des visées plus hautes. Toutefois, avec une modestie sincère, il se défendait d'une ambition prématurée. Même pour la couronne hellénique, il se jugeait encore trop jeune. De la Grèce, on en vint à la Syrie. Le duc se mit à parler de la campagne de Bonaparte et des causes de son arrêt devant Saint-Jean d'Acre[441]. Il s'exprimait avec ardeur. Il examinait en juge compétent les résultats considérables qu'aurait pu amener la prise de cette ville. De là à s'occuper plus amplement de Napoléon, il n'y eut qu'un pas. Le duc parlait avec animation. «On sentait, dans chacune de ses paroles, la plus chaleureuse admiration, l'attachement le plus profond pour son père. Il appuyait de préférence sur ses talents militaires. Le prendre pour modèle et devenir un grand capitaine, sur ce point il était tout feu, toute flamme.» Prokesch et lui discutèrent plusieurs manœuvres de l'Empereur. Le chevalier fut surpris de la sagacité du prince. Il déclara en toute franchise que, parmi les officiers alors réunis à Gratz, personne ne lui paraissait avoir le coup d'œil militaire plus pénétrant et des aptitudes plus prononcées pour le commandement en chef. Lorsque le duc de Reichstadt vit qu'il avait découvert en son interlocuteur un esprit capable de l'apprécier, une âme loyale et sûre comme la sienne, il le supplia de rester auprès de lui. «Sacrifiez-moi, dit-il, votre avenir… Nous sommes faits pour nous entendre. Si je suis appelé à devenir pour l'Autriche un autre prince Eugène, la question que je me pose est celle-ci: comment me sera-t-il possible de me préparer à ce rôle?» Et, en présence du comte Dietrichstein qui eut le bon goût de ne point s'en offenser, il dit qu'il lui fallait un homme capable de l'initier aux nobles devoirs de la carrière militaire; or, il ne voyait aucun homme de ce mérite dans son entourage. Prokesch se récria. Le duc lui paraissait trop précipité dans son jugement, et, quant à lui, il ne se croyait pas capable d'une telle mission. Le prince le laissa dire, puis reprit la conversation sur les faits d'armes de son père. Prokesch le quitta bientôt pour aller présenter ses hommages à la duchesse de Parme, qui se trouvait, elle aussi, de passage à Gratz. Une demi-heure après, le duc de Reichstadt, qui était venu le rejoindre, embrassa froidement sa mère, puis ramena l'entretien sur son départ de Paris en 1814. «Nous nous quittâmes, ajoute Prokesch, comme deux hommes qui ont la conviction que rien ne pourra jamais les séparer.»

La nature généreuse du duc de Reichstadt, qui avait un besoin ardent de se confier et d'aimer et qui avait dû trop souvent se dissimuler avec des êtres incapables de la comprendre, s'était élancée avec une ardeur naïve au-devant de cette âme si franche qu'elle sentait déjà sienne. Chose extraordinaire, c'est un étranger, un ancien adversaire du despotisme napoléonien qui, à défaut des Français écartés par la défiance de Metternich, apparaît tout à coup pour faire renaître chez le jeune prince l'intérêt, la confiance et l'attachement. «En me parlant, raconte Prokesch, il semblait que son cœur cherchait à s'épanouir, et il m'expliquait le sentiment qu'il éprouvait alors, en me disant que j'étais pour lui un homme entièrement de son choix.»

Dès le premier entretien, le chevalier se sentit impressionné par l'esprit, les connaissances et le jugement du duc de Reichstadt. Il l'écrivit aussitôt au comte de Dietrichstein: «Quand on porte un aussi grand nom, disait-il, et que, dès l'enfance, on se sait appelé à de si hautes destinées; quand, en outre, on est aussi bien doué que Son Altesse et que l'on vit dans des temps pareils aux nôtres, c'est qu'on est désigné par la Providence pour de grandes choses.» À l'appréciation équitable du caractère et des aptitudes du jeune duc, Prokesch ajoutait particulièrement la franchise. Il donna en effet à son ami, dès le premier jour, des avis sincères. Il se plut à l'avertir de ses imperfections, à l'habituer à se vaincre dans ses désirs, à triompher enfin des obstacles qui pouvaient nuire à son développement moral et intellectuel. Heureux les princes qui peuvent et qui veulent avoir de tels conseillers!… Le comte Maurice de Dietrichstein, qui était très satisfait de voir se former un pareil courant de sympathie entre son élève et le chevalier de Prokesch,—car il comptait sur lui pour l'aider à parfaire son éducation,—lui écrivit le lendemain, 24 juin, une lettre dont voici la traduction: «Très cher ami, le prince a été si enchanté de votre entretien d'hier qu'il considère comme une des choses les plus désirables pour lui de le renouveler aussi souvent que possible pendant notre séjour ici. Il vous prie, en conséquence, de venir le voir demain, à neuf heures du matin, moment où nous ne serons pas dérangés (seulement en frac). Que peut-il y avoir de plus agréable et de plus utile pour un jeune homme plein d'avenir, appelé aux plus hautes destinées, sur lequel le monde a ses regards fixés, que la conversation d'un homme que distinguent les plus brillants avantages du cœur et de l'esprit? Personne ne partagera plus amicalement et plus sincèrement ces vœux que votre ami dévoué[442].»

Le chevalier de Prokesch se rendit aussitôt à cette aimable invitation, et il fut très chaleureusement reçu par le prince. Tous deux, devant le gouverneur, causèrent aussitôt avec un abandon familier. Ils parlèrent encore de l'Égypte. «Quel souvenir y a-t-on conservé de mon père? demanda le duc.—On ne s'en souvient que comme d'un météore qui a passé sur ce pays, en l'éblouissant.—Mais le peuple, qui eut alors à supporter les malheurs de la guerre, n'en a-t-il pas conservé un profond ressentiment?—L'inimitié des habitants contre Napoléon a fait place à d'autres inimitiés. Il n'est resté pour son souvenir qu'une grande admiration…» Le duc s'en étonna. Il comprenait bien que des esprits élevés eussent pu former un pareil jugement; mais la multitude? À son avis,—et l'on conviendra que ce n'était pas celui d'un jeune homme,—la multitude devait considérer le héros «comme elle regarde un beau tableau, sans pouvoir se rendre compte de ce qui constitue son mérite[443]». Puis, le duc aborda un sujet qui l'intéressait beaucoup aussi, c'est-à-dire des devoirs et des qualités du commandant en chef. Il en parlait avec animation, l'œil brillant, les joues en feu.

Le hasard voulut que le comte de Dietrichstein vînt à sortir un instant. Les deux interlocuteurs restèrent seuls. Aussitôt le prince saisit la main de Prokesch et lui demanda avec une confiance et une vivacité charmantes: «Parlez-moi franchement! Ai-je quelque mérite et suis-je appelé à un grand avenir? Ou n'y a-t-il rien en moi qui soit digne qu'on s'y arrête? Que pensez-vous, qu'espérez-vous de mon avenir? Qu'en sera-t-il du fils du grand Empereur? L'Europe supportera-t-elle qu'il occupe une position indépendante quelconque?» Cette fois, c'était bien le fils de Napoléon qui parlait. C'en était fait du duc de Parme, du duc de Reichstadt et des autres titres étrangers dont on l'avait affublé. L'adolescent timide avait disparu. Nul, excepté Prokesch, ne l'avait encore compris. À la Cour, on le jugeait froid et taciturne. Ne se sachant pas deviné, il semblait élever de lui-même des barrières autour de ses idées. Il avait fallu qu'il rencontrât un véritable ami pour qu'il lui ouvrît son âme. Sans doute, il avait dit plus d'une fois à l'Empereur, son grand-père, le seul auquel il voulût bien se confier: «Comment concilier mes devoirs de Français avec mes devoirs d'Autrichien?» Mais jamais il ne s'était exprimé avec la candeur, avec l'effusion qu'il venait de témoigner à Prokesch.

On a vu le combat qui se livrait dans son esprit. Fallait-il qu'il se prononçât un jour entre sa patrie réelle et sa patrie d'adoption? «Si la France m'appelait, ajoutait-il, non pas la France de l'anarchie, mais celle qui a foi dans le principe impérial, j'accourrais, et, si l'Europe essayait de me chasser du trône de mon père, je tirerais l'épée contre l'Europe entière[444]. Mais y a-t-il aujourd'hui une France impériale? Je l'ignore.» On lui cachait les nouvelles extérieures. Il savait bien cependant qu'il y avait eu quelques manifestations; mais fallait-il compter là-dessus? «Des révolutions aussi graves méritent et exigent des bases plus solides.» Il l'avait dit un jour devant Metternich lui-même: «Je manquerais aux devoirs que m'impose la mémoire de mon père, si je devenais le jouet des factions et l'instrument des intrigues… Jamais le fils de Napoléon ne pourra consentir à descendre au rôle méprisable d'un aventurier[445].» Puis, examinant le cas où il ne pourrait pas rentrer en France, il voulait devenir pour l'Autriche un autre prince Eugène. Cependant, il ne cachait point que l'Autriche avait méconnu son père et méconnu ses intérêts à elle. En l'abandonnant, elle avait, suivant lui, fait le jeu des Russes. Prokesch lui répondit: «Vous avez un noble but devant vous. L'Autriche est devenue votre patrie d'adoption. Vous pouvez, par vos talents, vous préparer à lui rendre dans l'avenir d'immenses services.—Je le sens comme vous, répondit-il. Mes idées ne doivent pas se porter à troubler la France… Ce serait déjà pour moi le but d'une assez noble ambition que de m'efforcer de marcher un jour sur les traces du prince Eugène de Savoie; mais comment me préparer à un si grand rôle[446]?… Je désire pouvoir trouver autour de moi des hommes dont les talents et l'expérience me facilitent le moyen de fournir, s'il est possible, cette honorable carrière.» Puis fixant Prokesch il s'écria: «Ah! si vous restiez auprès de moi!… Mais devant vous s'ouvre une voie semée de riantes perspectives, capable de vous tenter!» Prokesch le rassura en lui disant: «Nous parlerons de cela plus tard.» Et ils se séparèrent après s'être embrassés[447].

Ces deux entretiens montrent dans le duc de Reichstadt un prince que l'on n'a pas connu. Le poème du Fils de l'Homme avait fait croire à la France et à l'Europe que le fils de Napoléon était étiolé, que son intelligence était faible ou abrutie. On voit, d'après ce qui précède, combien cela était faux. On avait dit aussi—on le répète encore aujourd'hui—que son instruction était nulle. Or, l'esprit, le jugement et les connaissances du prince avaient immédiatement frappé Prokesch. Plus d'une fois le duc de Reichstadt avait lu ces méchancetés et ces calomnies dans les journaux étrangers, et il en avait souffert. Puis, il s'était juré de donner un démenti formel à la triste réputation que des pamphlétaires ennemis avaient osé lui faire, et il avait redoublé de travail et d'énergie[448]. Il se serait fait tuer pour défendre la mémoire de son père. «Il aimait son père, il l'adorait, dit une autre relation de Prokesch écrite après la mort du prince[449]. Il étudiait en lui l'histoire entière, le passé, le présent et l'avenir. À cet amour passionné pour Napoléon il ajoutait une réelle affection pour son grand-père. Le combat long et acharné qu'ils se livrèrent tous deux, et la chute de l'un causée par l'autre, n'égarèrent pas ses sentiments. Il vit cela et adora la main toute-puissante qui conduit les rois et anéantit les peuples et les empires.» Mais Prokesch ajoutait: «Il alliait ainsi dans son cœur deux éléments opposés dont le choc, selon ma conviction, hâta puissamment sa mort.» Ce n'était donc pas un énervé, un indifférent que ce jeune homme à l'âme ardente, au cœur franc et clair comme la lame d'une épée. Sa fougue, sa vivacité d'esprit, son enthousiasme devant les grandes pensées et les grands devoirs, ses réflexions profondes sur les importantes questions militaires et politiques, sur l'état des divers empires, leurs forces, leurs ressources, leurs tendances et leurs relations, ses connaissances étendues en histoire et en géographie, en philosophie et en littérature, en statistique et en art militaire, en mathématiques et en langues étrangères, tout cela prouvait suffisamment qu'il était un des jeunes princes les plus instruits de son époque. Il avait, en effet, su tirer profit des nombreuses leçons qu'on lui avait libéralement données. De plus, quoiqu'il eût été éloigné de son pays dès l'âge de quatre ans, quoiqu'il eût été séparé des compatriotes qu'il aimait et que son instruction eût été faite par des maîtres autrichiens, il était entièrement resté Français. Ceux qui lui reprochaient d'avoir été élevé par Metternich au milieu de tous les préjugés qui devaient lui rendre la France odieuse et de partager ces préjugés, ceux-là mentaient ou se trompaient. S'il avait un air mélancolique qui surprenait tous ceux qui l'apercevaient, c'est que son intelligence avait été assez précoce pour comprendre les malheurs qui, dès l'enfance, avaient fondu sur lui. Le premier des trônes de l'Europe renversé après des luttes gigantesques, le plus glorieux des pères mort en captivité, une mère faible et coupable, une patrie si éloignée de lui qu'il osait à peine espérer la revoir, mille obstacles suscités entre lui et ceux qui auraient pu lui parler de cette France toujours si aimée, le souci poignant d'une destinée inquiète, exposée aux contradictions et aux périls de tout genre, comment veut-on qu'avec des pensées et des préoccupations aussi sévères, la pâleur et les soucis ne se fussent point gravés sur son front? Il est inutile d'aller chercher ailleurs d'autres explications. Celles-là suffisent. «Avec un calme au-dessus de son âge et une impartialité au-dessus de sa position, dit encore Prokesch, il suivait la lutte des partis dans les journaux et les brochures qu'il lisait avec avidité, et il assignait à chacun le temps de sa durée et le terme de ses intrigues.»

Le prince concluait de cet état de choses «qu'il devait prendre pour règle de se préparer sans repos et sans relâche». Aussi, sans s'adonner aux plaisirs de son âge, sauf aux exercices militaires et à l'équitation, le fils de Napoléon se préoccupait avec ardeur, à dix-neuf ans, de son avenir[450]. Il savait qu'il avait à remplir une très haute destinée, et il y consacrait tous ses efforts, lisant, étudiant, méditant… Qu'on s'étonne, après cela, si son air grave a frappé ses contemporains! Mais telle est la légèreté et la médisance des Cours qu'on attribuait à la faiblesse constitutionnelle de sa nature ou à des plaisirs excessifs ce qui n'était que le résultat de ses labeurs et de ses préoccupations. «Une anxiété sans pareille, continue son ami, le tourmentait au milieu des rêves si pardonnables d'un avenir de gloire. Il jetait un regard sur lui-même, sur sa jeunesse, sur son inexpérience. Il tremblait que le temps ne pût le porter à la tête des affaires avant de l'avoir mûri.» C'est pourquoi il s'efforçait fiévreusement de combler toutes les lacunes de son instruction. Il lisait les campagnes des grands généraux; il allait apprendre les manœuvres sur le terrain; il augmentait ses connaissances en histoire[451]. Il étudiait «tout ce qui paraissait de nature à le préparer à une grande mission dans le monde». Il n'était pas de ces princes qui n'attendent que du hasard ou de l'intrigue le succès de leurs espérances. Il voulait gagner, il voulait mériter amplement le trône qu'il ambitionnait, et il se tenait prêt. «Dans ses études il ne laissait rien échapper de tout ce qui avait rapport à l'art de la guerre sans l'approfondir.» Il aimait la guerre en elle-même, non point pour la fièvre des combats, l'aiguillon des périls, la passion de l'orgueil et de la gloire. Il la considérait comme un fléau nécessaire, mais aussi comme propre à révéler les hommes, leur sang-froid, leur capacité, leur vaillance[452]. Il s'était imposé une tâche difficile, et ce détail précis étonnera bien ceux qui ne connaissent de lui que son nom: l'histoire stratégique des campagnes de son père. Il avait commencé à la travailler avec le plus grand soin; «mais, comme nous l'apprend Proskesch lui-même, il ne voulait la publier que lorsqu'il en serait assez content pour pouvoir la mettre au jour, sans s'exposer aux reproches de présomption et de plagiat[453]». Une troisième entrevue avec Prokesch succéda peu de jours après aux deux premières. Le comte de Dietrichstein, qui eût voulu trouver en Prokesch un appui pour réformer le caractère impétueux du jeune prince, était venu se plaindre de l'obstination de son élève à préférer l'art militaire à toute autre étude. Il paraît, entre autres, que le duc de Reichstadt s'amusait à arranger l'orthographe allemande à sa fantaisie. C'était une petite vengeance de sa part contre une langue qu'il avait plutôt subie qu'aimée. Mais cette offense à la langue allemande semblait au comte un véritable acte de rébellion. Prokesch en parla au jeune prince, qui sourit et promit de ne plus taquiner son gouverneur. Il le considérait comme un excellent homme, incapable toutefois d'apprécier les pensées et les désirs qui le tourmentaient. Dietrichstein eût bien voulu favoriser l'ambition de son élève, mais il redoutait fort M. de Metternich, et la crainte de déplaire au puissant chancelier l'emportait sur ses bonnes intentions[454].

Le duc de Reichstadt parlait souvent au chevalier de Prokesch de son attachement pour son grand-père, car il en recevait des consolations et quelques bons conseils. Il s'exprimait avec autant de franchise sur la Cour, dont il appréciait peu les manières et l'esprit. Le duc était du petit nombre de ceux qui savent apprécier les qualités d'un homme, sans être aveuglé sur ses défauts. Parmi les rares personnes qu'il estimait, il plaçait au premier rang l'archiduc Jean. Prokesch ne dit pas si le prince, dans ses diverses confidences, l'entretînt jamais du comte de Neipperg. Il est vrai que le chevalier a déclaré que les aveux intimes du prince étaient la propriété de son cœur et que, se regardant comme un confesseur, il ne les révélerait pas. On ne peut donc qu'estimer une pareille réserve. Quant à sa famille, à ses oncles et tantes, le duc de Reichstadt comptait peu sur leur dévouement. Il avait plus de confiance, une confiance résolue, dans la bonté de sa cause, et il croyait certainement qu'elle finirait par s'imposer, comme une nécessité, à la France et à l'Europe. Il voulait savoir—et c'était chez lui une sorte d'impatience fébrile—ce que pensait alors cette Europe de la France et de son gouvernement. On était à la veille de la chute de Charles X, et quoique le chevalier de Prokesch la considérât comme inévitable, il ne soupçonnait pas qu'elle serait aussi rapide. Il dit cependant au duc qu'un changement de gouvernement lui paraissait probable tôt ou tard, mais qu'il serait précédé par une période anarchique. Que sortirait-il de ces troubles? Peut-être la restauration de l'Empire. Il n'osait toutefois l'affirmer. Mais, en sage conseiller, il invitait le prince à se préparer à toutes les éventualités, à se rendre compte de la situation exacte des différentes puissances, à faire valoir sa personne dans l'armée, dans le monde et parmi les diplomates, à s'éclairer sur l'état réel de la France et sur l'histoire exacte de son père. Aussitôt le duc de Reichstadt lui montra sa bibliothèque personnelle, qui comptait déjà plusieurs centaines de volumes d'œuvres historiques et de Mémoires sur Napoléon, ainsi que sur les guerres de la République, du Consulat et de l'Empire. Il tenait cette précieuse bibliothèque au courant, et il convient de répéter qu'à cet égard il n'avait trouvé aucun obstacle. «Son père était l'axe du monde de ses pensées. L'œil fixé sur le portrait peint par Gérard, il réfléchissait souvent pendant des heures entières sur les événements présents et il s'efforçait de les déduire du passé[455]…»

Prokesch lui promit de compléter ses réflexions par les siennes, de le traiter en tout comme un ami dévoué. Il l'engagea à ne concevoir que des désirs réalisables, mais à ne les perdre jamais de vue. Ces paroles ravirent le prince à tel point qu'il appela Prokesch son «Posa». Le duc de Reichstadt faisait ainsi allusion à la tragédie de Schiller, Don Carlos, et à la scène fameuse où le prince dit au marquis de Posa: «Laisse-moi pleurer, pleurer sur ton cœur des larmes brûlantes, mon unique ami! Je n'ai personne, personne… sur cette grande et vaste terre, personne! Aussi loin que s'étend la domination de mon père, aussi loin que les navires portent notre pavillon, il n'est aucune place, aucune, où je puisse me soulager de mes larmes, aucune, hors celle-ci. (Il se jette sur sa poitrine.) Oh! Rodrigue, par tout ce que nous espérons un jour dans le ciel, ne me bannis pas de cette place! Persuade-toi que je suis un orphelin que ta compassion a recueilli auprès d'un trône! Car enfin je ne sais pas ce que signifie le mot père… et je suis fils de roi!…» Ces plaintes avaient frappé le prince, car il avait aussitôt découvert entre le héros de Schiller et lui une étrange ressemblance. «Je serai votre Posa, répondit Prokesch, à la condition que vous n'imiterez pas don Carlos; je le serai pour toute votre vie et, je l'espère, pour une vie glorieuse.» Le duc attendri se jeta dans ses bras, et, dès cette heure, leur affection fut scellée comme par un pacte solennel.

Le lendemain, le duc fit rappeler le chevalier de Prokesch, parce que l'Empereur allait quitter Gratz avec lui. Il raconta à son ami qu'il avait après son départ, et pendant plusieurs heures, lu des pages de Plutarque et de César. Il paraissait avoir envisagé si nettement sa situation que Prokesch, se rappelant qu'il avait plusieurs fois émis la pensée de devenir un autre prince Eugène, lui conseilla encore une fois de se dévouer aux intérêts de sa seconde patrie. L'Autriche n'avait suscité partout que des indifférences ou des hostilités. À la mort de François II, des temps difficiles pourraient surgir, et l'occasion ne manquerait pas pour le jeune prince de se distinguer. Le duc lui répondit que s'il voulait marcher sur les traces du prince Eugène, c'était pour qu'on lui ouvrît la carrière des armes, la seule qui convînt au fils de Napoléon. Si jamais il acquérait quelque gloire militaire, il aurait fait un pas de plus vers le trône de France, et, une fois assis sur ce trône, il pourrait prêter à son pays adoptif un appui autrement efficace. Donc, pour l'instant, il fallait qu'il devînt capable de commander une armée. «Je ne négligerai rien, ajouta-t-il gravement, rien de ce qui peut conduire à ce but. On n'apprend pas la guerre dans les livres, dit-on; mais est-ce que toute conception stratégique n'est pas un modèle propre à éveiller les idées? Est-ce que chaque résolution à laquelle s'arrête un grand capitaine dans une situation critique n'est pas un enseignement? Est-ce qu'en se familiarisant avec les récits historiques on n'établit pas des rapports réels et vivants non seulement avec les écrivains, mais avec les acteurs mêmes du drame de l'histoire[456]?» Telles étaient les pensées sérieuses qui agitaient ce cerveau impressionnable. Si les partisans du fils de Napoléon avaient pu le connaître et savoir quel homme était déjà ce jeune prince de dix-neuf ans, ils auraient eu plus de confiance en sa cause et son avenir. Mais M. de Metternich veillait. Il empêchait toutes relations du prince avec le dehors. Il s'opposait froidement à ses désirs comme à ses rêves.

Le bruit s'était répandu à ce moment que la Pologne était prête à se soulever. Le duc de Reichstadt, lisant cette nouvelle dans un journal, s'écria aussitôt: «Si la guerre générale vient à éclater, si la perspective de régner en France s'évanouit pour moi, si nous sommes appelés à voir surgir du sein de ce cataclysme l'unité de la Pologne, je voudrais qu'elle m'appelât. Il serait temps encore de réparer une des plus grandes iniquités du passé.» Le fils de Napoléon se rappelait alors la faute de son père engageant une guerre formidable avec la Russie pour le seul prétexte d'une ambition impossible à assouvir, alors que la cause de la reconstitution de la Pologne l'eût rendue légitime et peut-être victorieuse[457]. Tout en faisant la part d'un enthousiasme juvénile, Prokesch se garda bien de décourager son jeune ami. Il trouvait, au contraire, dans cette hypothèse le moyen naturel de développer ses facultés et de grandir encore son caractère. Lorsque la Pologne se fut soulevée, le duc se sentit plus que jamais désireux d'aller l'aider en personne. «Il aimait ce peuple, affirme Prokesch, pour ses qualités militaires et pour l'attachement dont il avait fait preuve envers son père. Il aurait accompli des prodiges de valeur à la tête de ce peuple… Chaque nouvel orage qui menaçait d'éclater en Orient et en Occident, venait soulever dans son âme mille flots tumultueux.» Mais il était obligé devant son entourage de dissimuler ses impressions. Il avait heureusement un grand empire sur lui-même. «Sur son beau et pâle visage, aucun homme ne lut quoi que ce fût des tempêtes qui bouleversaient son cœur, mais nous n'étions pas plus tôt seuls qu'il ouvrait les journaux pour y lire le récit des efforts que tentait la Pologne. Puis il regardait en frémissant les quatre murs de sa chambre. Souvent aussi, dans un accès de désespoir, il se laissait tomber sur un canapé, maudissant la situation et les ténèbres impénétrables de l'avenir[458]…» Il aurait alors perdu toute confiance en lui-même, si Prokesch ne fût venu à son secours et ne l'eût réconforté par d'énergiques conseils. Les deux amis devaient se séparer bientôt, mais pour quelque temps seulement. Le duc allait suivre son grand-père à Vienne; Prokesch se rendait en Suisse, avec le dessein de revenir ensuite au château de Kœnigswart, où Metternich lui avait donné rendez-vous. Il offrit en signe d'affection à son jeune ami une belle médaille antique d'Alexandre le Grand qu'il avait rapportée de son voyage en Grèce. Le jeune prince la suspendit à son cou, comme s'il se fût agi d'une médaille bénite. C'est qu'elle était pour lui la marque heureuse de sa première et de sa plus précieuse amitié.

CHAPITRE XVI

LE DUC DE REICHSTADT ET LA RÉVOLUTION DE 1830.

Ce fut à Zurich, le 1er août 1830, que le chevalier Prokesch apprit la chute du gouvernement de Charles X. Il crut un moment que les puissances allaient ramener le Roi sur le trône, comme elles l'avaient fait pour Louis XVIII, en 1814 et en 1815. Puis il songea—et il ne se trompait pas—qu'elles pourraient bien, de crainte d'une trop grande agitation en France, laisser à ce pays le soin de choisir lui-même son souverain. En Suisse, il entendit pour la première fois prononcer le nom du duc d'Orléans. À son retour, et passant par l'Allemagne, il recueillit des vœux assez nombreux en faveur du fils de Napoléon. Après tout, l'Europe ne pouvait faire une grande opposition à ce prétendant qui paraissait plus que tout autre attaché à l'Autriche et présenter plus de garanties que de dangers. Metternich était revenu précipitamment de Kœnigswart à Vienne. L'un de ses premiers soins avait été de rayer le nom de Prokesch de la liste présentée par le duc de Reichstadt pour former sa maison militaire. Prokesch s'en étonna. Il devait en savoir un peu plus tard la raison par le chancelier lui-même. À la prière du duc, Gentz intervint auprès de Metternich. Celui-ci refusa formellement de l'écouter, parce que Prokesch «mettait dans la cervelle du jeune prince des projets trop vastes». Marie-Louise avait, à la demande de son fils, fait également une démarche dans ce sens. Elle avait subi le même échec.

Le général Belliard vint à la fin d'août à Vienne, en qualité d'ambassadeur extraordinaire, notifier à l'Autriche l'avènement de Louis-Philippe. Quelques jours après, il désira voir le duc de Reichstadt, mais le prince de Metternich lui objecta un refus poli[459]. Quelle était la raison de cette attitude? La voici, telle que Metternich l'expliqua, après la mort du prince, à Prokesch lui-même: «Figurez-vous, lui dit-il, que le général Belliard étant venu à Vienne pour me notifier l'avènement de Louis-Philippe,—et lui et moi étant assis autour d'une petite table dans mon cabinet de travail,—j'avais dans le tiroir de cette même petite table, sans qu'il s'en doutât, l'original de la pièce qui avait été signée par lui, par le maréchal Maison, par le commandant de Strasbourg, par tous les généraux enfin, sous les ordres desquels étaient les troupes échelonnées sur toute la ligne jusqu'à Paris, document par lequel les conjurés s'engageaient à conduire le duc de Reichstadt en triomphe à Paris[460].» Metternich aurait ajouté que cette pièce confidentielle lui était parvenue par le duc d'Otrante, qui avait entrepris de le décider à faciliter l'évasion du duc et qui avait juré de le faire parvenir sain et sauf à Strasbourg. Comment Fouché, qui était mort le 25 décembre 1820, aurait-il pu communiquer cette pièce en 1830 à Metternich? Il y a là certainement une erreur commise par Prokesch dans la reproduction des paroles de Metternich. Il a dû, sans doute, faire une confusion avec le fils de Fouché, le comte Athanase d'Otrante, alors secrétaire à la légation de Suède, qui était venu à Vienne dans l'intention de seconder la cause de Napoléon II et qui paraissait être le porte-parole de Joseph Bonaparte en cette occasion[461]. Toujours est-il que Metternich dit plus tard à Prokesch: «On me pressa d'abord afin d'avoir par écrit l'assentiment du duc, et voyant que je ne cédais pas, on me menaça de la République. Si je vous avais, à ce moment, mis dans le secret, vous vous seriez enfui avec le duc et, l'un et l'autre, vous auriez couru à votre perte, car ceux qui contrecarraient les projets napoléoniens étaient positivement les plus forts. Mais vous auriez placé l'Autriche dans une situation des plus compromettantes vis-à-vis de l'Angleterre, de la Russie et de la Prusse…» Prokesch fut contraint d'avouer que, si l'occasion de fuir s'était présentée, la prudence eût eu peu de part dans leurs décisions.

Il convient de résumer ici en quelques lignes la politique de M. de Metternich à cette époque. Le prince avait une terreur et une haine profondes de la propagande révolutionnaire; c'est à sa répression qu'il consacrait toutes ses pensées et tous ses efforts. Il avait mal reçu l'envoyé extraordinaire de Louis-Philippe, regrettant hautement avec François II «les tristes catastrophes de la fin de Juillet» et jugeant le régime nouveau incapable de ramener la paix en France et de maintenir la paix en Europe. Puis après avoir, pour ainsi dire, admonesté le général Belliard, il faisait poliment écrire au roi Louis-Philippe que François II désirait la stabilité et la prospérité de son règne. Ceci ne l'empêchait pas de dire, quatre jours après, à Appony, qu'il y avait «incompatibilité entre le nouveau gouvernement et le repos de l'Europe». Un moment même, il pensa à l'intervention des puissances, puis il la réduisit à la déclaration d'une solidarité commune et morale contre l'anarchie, contre l'esprit de révolte qui menaçait particulièrement l'Autriche. Dans les premiers jours qui suivirent la révolution de 1830, il aurait désiré s'unir plus étroitement avec la Russie, sans partager, cependant, l'état d'irritation de Nicolas, qui ne voulait pas reconnaître le nouveau roi des Français. Au fond, Metternich était satisfait de la tension subite des rapports entre la Russie et la France, car il avait redouté, peu de mois auparavant, une alliance très probable entre l'empire russe et la monarchie de Charles X. Il affectait, malgré ses craintes pour le repos de la vieille Europe, une sérénité et une impartialité absolues. Il avait un autre dessein qu'il comptait accomplir à l'occasion: effrayer le gouvernement de Juillet et le tenir en respect avec le duc de Reichstadt qu'il ferait tout à coup apparaître à la frontière, si la Révolution relevait jamais sa tête hideuse. Il laissait entendre, en effet, qu'il se rendrait aux désirs des bonapartistes, plutôt que de tolérer la chute du pouvoir dans les mains des anarchistes ou dans celles d'un roi disposé à reprendre l'ancienne politique de conquêtes et de propagande. Ayant, en effet, la bonne fortune de garder en otage un dangereux prétendant, il n'était pas fâché de faire savoir de temps à autre qu'il oserait s'en servir. Il n'ignorait pas que les bonapartistes, alliés aux révolutionnaires, ne perdaient pas une minute pour agir contre la monarchie de Juillet et s'apprêtaient à de plus rudes attaques. Sa politique cauteleuse pouvait se résumer ainsi: persuader à Louis-Philippe qu'il faisait des vœux pour sa stabilité et sa prospérité; laisser également croire à Charles X qu'il désirait le rétablissement de la monarchie légitime avec le duc de Bordeaux; faire entendre, enfin, aux partisans du duc de Reichstadt qu'à l'occasion il saurait prendre en main les droits du jeune prince[462]. Tant de ruses, qui eussent été dignes d'un Fouché, lui donnaient en apparence une valeur supérieure à celle des politiques de son temps. Or, les hommes qui avaient intérêt à lui maintenir cette réputation étaient ceux-là «qui admettaient, comme l'a si bien dit lord Holland, cette maxime avilissante que le mépris de la vérité est utile et nécessaire dans le gouvernement des hommes».

La situation en Europe était, à cette date, singulièrement troublée. La Russie, redoutée de tous, convoitait le Bosphore; l'Autriche craignait l'explosion de l'esprit révolutionnaire en Italie; la Prusse s'inquiétait pour ses provinces de la rive gauche du Rhin, qui subissaient mal sa domination; l'Angleterre, qui traversait une crise très grave en raison de sa situation économique, se défiait des projets de la Russie; l'Italie et la Belgique aspiraient à leur indépendance; l'Espagne et le Portugal étaient en proie à des agitations sérieuses; la Pologne et l'Irlande étaient prêtes à se soulever contre leurs oppresseurs. La révolution, qui venait d'éclater en France, pouvait donc, à un moment donné, embraser toute l'Europe.

Lorsque Prokesch revit le duc de Reichstadt, à son retour de Suisse, il le trouva en compagnie du capitaine Foresti et se borna devant lui à quelques termes d'une politesse aimable. Le comte de Dietrichstein, qui survint, se plaignit du choix des personnes qui allaient composer la maison militaire du prince et qui devaient être le général comte Hartmann, le capitaine baron de Moll et le capitaine Standeiski. C'étaient des officiers fort honorables sans doute, mais dont le caractère froid devait fort peu sympathiser avec celui du duc de Reichstadt. Le prince savait que Metternich avait rayé Prokesch en disant: «Celui-là, non; j'en ai besoin pour moi-même», et avait pris trois personnes au hasard, sans s'inquiéter si elles plairaient. Enfin, Prokesch resta seul avec le duc, qui se jeta aussitôt dans ses bras et l'entretint de l'événement du jour, c'est-à-dire de la révolution survenue en France. «Répondez, dit-il, à cette question qui est pour moi d'une importance capitale: Que pense-t-on de moi dans le monde?… Me reconnaît-on dans cette caricature que font de moi tant de feuilles, qui s'évertuent à me représenter comme un être à l'intelligence étiolée et comme estropié à dessein par l'éducation?» Son ami le tranquillisa. Ceux qui le voyaient—et ils étaient nombreux—pouvaient-ils croire à des fables pareilles?… En Suisse, d'ailleurs, beaucoup de personnes avaient parlé de lui avec sympathie. Ainsi, le célèbre historien Rotteck lui avait affirmé à Fribourg en Brisgau que, dans sa conviction, le duc de Reichstadt était l'unique gage de stabilité pour la France et de paix pour l'Europe.

Le duc, qui l'avait écouté avec plaisir, revint bientôt à ses doutes amers. «Tel que vous me voyez aujourd'hui, disait-il, suis-je digne du trône de mon père? Suis-je capable de repousser loin de moi la flatterie, l'intrigue, le mensonge? Suis-je capable d'agir?» Prokesch lui fit comprendre que, malgré le peu de durée probable du règne de Louis-Philippe, il aurait cependant assez de temps devant lui pour envisager paisiblement les éventualités futures. Alors, revenant à la question de sa maison militaire, le prince s'écria avec tristesse: «Je ne vous aurai pas près de moi. Metternich l'a refusé à ma mère…» Puis, avec une résolution subite et se redressant: «Mais un temps viendra où il faudra aussi compter avec ma volonté!» Son grand-père avait parlé de l'envoyer avec sa maison militaire à Prague. Ce projet lui plaisait. «Il faut, disait-il, que je voie et que je sois vu.» Prokesch lui fit observer que Prague n'était pas aussi fréquenté que Vienne, et qu'il valait mieux pour lui demeurer dans cette capitale. Il lui conseillait, avec l'autorisation de l'Empereur, de fréquenter les cercles diplomatiques et les salons, de recevoir chez lui les hommes les plus distingués de la Cour, les sommités de l'armée, des lettres et des sciences. Prokesch aurait voulu surtout étendre la sphère d'action militaire du prince. Il en parla à Gentz et fit l'éloge des aptitudes de son jeune et noble ami. Il essaya même d'agir en ce sens sur l'esprit du prince de Metternich. Mais celui-ci ne parut pas comprendre. Il prit un air glacial devant les propositions de Prokesch et, après quelques paroles banales, changea presque immédiatement de sujet. Sans craindre de froisser le chancelier, ni de se créer à lui-même des difficultés, Prokesch résolut de s'attacher ouvertement au duc de Reichstadt et continua ses visites, au su et au vu de tous. Lorsque Prokesch voulut savoir plus tard de Metternich la raison de son attitude si étrange à son égard, celui-ci lui répondit: «Comme je vous connais et comme je connaissais le duc, je voyais dans vos relations un danger pour vous et pour lui. Je ne vous croyais assez forts, ni l'un ni l'autre, pour résister à des tentations qui étaient soutenues par l'Empereur lui-même. Je ne voulais pas, tandis que je prêtais l'oreille à vos confidences et que je vous en faisais moi-même, vous placer dans la fausse position d'un homme qui, tout en m'étant dévoué, n'en aimait pas moins sincèrement le duc.»

Au mois d'août 1830, Prokesch ne soupçonnait donc pas les vrais motifs de la conduite si réservée de Metternich à son égard, et, décidé à se dévouer corps et âme au fils de Napoléon, il faisait semblant de ne point s'apercevoir de sa froideur. Ni lui ni le duc ne savaient alors qu'un parti assez puissant, représenté par des maréchaux comme Maison et Marmont et par des généraux comme Belliard et autres était prêt à aider la cause du duc de Reichstadt. Ils ignoraient qu'on avait affiché à Paris des placards où l'on réclamait le retour de Napoléon II; où l'on disait que cet enfant de Paris «était le chef de la grande nation, son premier citoyen, et qu'avec lui la France redeviendrait invincible».

Le culte de Napoléon s'était maintenu après la mort de l'Empereur à Sainte-Hélène, et sa fin tragique avait profondément ému les esprits. Les bonapartistes avaient tiré parti de cet événement, et, grâce à leur zèle et à leur propagande, l'image de Napoléon se trouvait dans la chaumière du paysan, comme dans la mansarde de l'ouvrier. Ils s'étaient alliés aux libéraux et aux républicains pour attaquer la Restauration avec les fastes de l'Empire; unis dans le même assaut contre la monarchie légitime, ils avaient pris une part décisive aux journées de Juillet. Le préfet de police, Gisquet, a dit alors que si le duc de Reichstadt avait pu agir, il aurait facilement rallié les débris échappés aux désastres de l'Empire. Il savait que les bonapartistes, même sans la coopération du prince, avaient associé à leurs intrigues des officiers supérieurs et des réfugiés politiques, formé des comités, agité les diverses classes de la population, secondé les moindres actes d'hostilité contre le gouvernement de Louis-Philippe et essayé de prouver que le respect du nouveau roi pour la mémoire de Napoléon n'était qu'un artifice politique. Ils ne doutaient pas que le retour du duc de Reichstadt en France ne fût qu'une question de temps, et ils travaillaient avec ardeur à hâter cet événement[463].

Les journées de Juillet avaient inquiété Metternich, sans trop le surprendre. Au mois de juin, il n'avait pas hésité à confier à M. de Rayneval ses craintes sur la situation de la monarchie légitime. Il avait écrit à Appony: «L'entreprise d'Alger pourra réussir; le gouvernement cependant n'en périra pas moins.» Ce n'était pas qu'il redoutât une révolution immédiate, mais l'affaiblissement du pouvoir royal amené peu à peu par l'ascendant des doctrines subversives et la licence de la presse. Toutefois, il croyait qu'il y aurait témérité à risquer ce qu'on appelait un coup d'État. Il aimait les constitutions légitimement données et loyalement pratiquées. Si jamais l'occasion s'en offrait, il protégerait la Charte, comme il protégeait tout ce qu'il trouvait régulièrement établi. Quelques mois après, la révolution de 1830 avait éclaté, et le prince de Metternich, sans penser à défendre l'ancienne Charte, ainsi qu'on l'aurait pu croire[464], se préoccupait d'étouffer l'esprit de faction et d'empêcher ses développements. Il disait à l'Empereur qu'il voulait examiner avec la Russie une base d'entente entre les membres de l'ancienne Quadruple Alliance, pour donner de l'unité à leurs résolutions prochaines. Il voyait noir. Il écrivait à Nesselrode que «la vieille Europe était au commencement de la fin» et que, dût-il périr, il saurait faire son devoir. Les troubles de Bruxelles venaient d'éclater, et, le 2 septembre, le général Belliard, qui sortait de chez Metternich, écrivait à son gouvernement qu'une manifestation de principe, dans cette circonstance, serait bonne et donnerait une grande sécurité à toutes les puissances européennes. Il espérait qu'aucune, même la Russie, ne voudrait montrer d'hostilité à la France. Il avait cependant été assez mal accueilli par le ministre autrichien, et ses protestations de paix et de bonne harmonie n'avaient guère été écoutées. Metternich lui avait affirmé que l'Autriche ne se mêlerait pas des affaires intérieures de la France, mais qu'elle ne souffrirait pas une ingérence de la France dans ses propres affaires. Le 4, Belliard obtenait une audience de l'Empereur à Schœnbrunn[465]. Il remettait ses lettres de créance, et il croyait pouvoir écrire à Paris que, malgré les mauvaises dispositions de la Russie, le cabinet autrichien était favorablement disposé. Il affirmait que des ordres avaient été donnés pour la reconnaissance immédiate du gouvernement nouveau. Toutefois, les Autrichiens—si l'on en croit le premier secrétaire de l'ambassade française, qui était moins optimiste—s'inquiétaient de l'influence de la révolution de Juillet en Piémont, dans le duché de Modène et dans quelques parties des États du Pape, si bien que Metternich avait donné des ordres pour renforcer les troupes stationnées dans le royaume lombardo-vénitien. Mais, après l'audience impériale, le ministre autorisa les attachés de l'ambassade française à prendre la cocarde tricolore. Il laissa même entendre que la Russie reviendrait sur ses dispositions hostiles et finirait par imiter ses alliés en reconnaissant Louis-Philippe pour roi des Français.

Le 8 septembre, Metternich crut devoir dire en propres termes au général Belliard, qui se disposait à rentrer à Paris: «L'Empereur abhorre ce qui vient de se passer en France… Le sentiment profond, irrésistible de l'Empereur est que l'ordre de choses actuel en France ne peut pas durer… Que votre gouvernement se soutienne, qu'il avance sur une ligne pratique, nous ne demandons pas mieux…» Puis, d'un ton menaçant: «Jamais nous ne souffrirons d'empiétement de sa part. Il nous trouvera, nous et l'Europe, partout où il exercerait un système de propagande!» Le général Belliard protesta de toutes ses forces contre cette supposition. Metternich voulut bien admettre alors la bonne volonté du gouvernement, mais il ne craignit pas de mettre en doute sa capacité à dompter l'anarchie menaçante[466]. Il aurait même déclaré à Belliard, dès la première entrevue: «Je vous ai connu comme l'un des adhérents les plus zélés de l'homme qui, sans contredit, était le prototype du pouvoir. Or, vous qui avez connu Napoléon, croyez-vous que, placé dans la position du gouvernement actuel, il se serait cru en possession des moyens de gouverner nécessaires?» Belliard dut être assez embarrassé pour répondre, d'autant plus qu'il avait osé offrir avec d'autres généraux de conduire le duc de Reichstadt en triomphe à Paris. Ainsi, c'est l'envoyé extraordinaire de Louis-Philippe, chargé d'annoncer l'avènement du nouveau roi, c'est lui qui faisait partie de la conjuration tentée, quelques semaines auparavant, pour proclamer Napoléon II!

La situation ne laissait pas d'être fort extraordinaire, et cette affaire jetait un singulier jour sur la disposition des esprits à cette époque. Le comte d'Otrante avait promis à Metternich que, si l'on consentait à lui donner Napoléon II, la France fournirait toutes les garanties possibles de paix et d'amitié. Les grands pouvoirs de l'État devaient être constitués de telle façon que l'autorité serait efficace et que l'anarchie disparaîtrait. Un projet de constitution impériale fut même soumis au chancelier. On y faisait résider la souveraineté dans la personne du nouvel empereur; on déclarait la religion catholique religion de l'État. On proposait de faire voter le budget des dépenses pour plusieurs années, afin d'enlever les finances au caprice des Assemblées; on offrait de créer des pairs héréditaires, d'étendre la capacité électorale à tous les Français jouissant des droits civils et contribuant aux charges publiques, d'interdire les travaux forcés et la mort civile pour les crimes politiques, de consacrer la liberté de la presse comme un droit, en tant qu'elle ne léserait aucun intérêt général ou privé. Metternich écouta toutes ces propositions et résuma dédaigneusement son opinion sur ce projet: «C'est une feuille de papier, et rien de plus!» D'autres émissaires du parti napoléonien étaient venus lui demander aussi de leur confier le jeune prince. «Quelles garanties donnerez-vous au duc de Reichstadt, touchant l'avenir qui l'attend? demanda-t-il.—L'amour et le courage des Français, qui élèveront un rempart autour de lui, lui fut-il répondu.—Mais six mois ne seront pas écoulés qu'il sera au bord du précipice. Faire du bonapartisme sans Bonaparte est impossible!» Et Metternich énuméra complaisamment les difficultés. Ambitions, exigences, ressentiments, haines, tout se dresserait contre le fils de l'Empereur. Ce qui avait fait réussir Napoléon, c'était son génie, la lassitude des secousses révolutionnaires, le besoin impérieux d'ordre et de sécurité. Ses victoires incomparables avaient fasciné le peuple et lui avaient donné à lui-même une confiance sans pareille. Les circonstances et les hommes l'avaient aidé. Mais aujourd'hui, quelle différence! «Bonaparte lui-même, ajoutait Metternich, serait-il en position d'accomplir quoi que ce soit dans cette orageuse mêlée de gens dont la vanité grotesque ne laisse pas intactes, vingt-quatre heures durant, les plus hautes réputations, dans cette mêlée où tous les coryphées des partis, après avoir survécu à leur propre popularité, jettent toute renommée en pâture à la risée de la presse et où chaque acteur, salué à son entrée en scène par des acclamations, est ensuite, que ce soit justice ou effet de l'envie, sifflé à outrance? Napoléon avait reconstruit la nouvelle société avec les débris de l'ancienne. La France met sa gloire à réduire en poussière jusqu'aux débris qui jonchent son sol: c'est là sa spécialité… Les hommes supérieurs se continuent rarement dans leurs héritiers. Ils ont sur la société une grande influence, mais ils n'y sont que de rares accidents[467]…»

Il faut reconnaître qu'il y avait beaucoup de vrai dans ces appréciations. Le ministre exprimait en même temps les pensées de son maître, car François II avait dit qu'il aimait trop son petit-fils pour le livrer à des expériences hasardeuses. Toutefois l'Empereur avait voulu savoir quel effet produiraient de telles propositions sur le duc, et il lui en avait glissé quelques mots, dans une simple conversation. Le duc en fit aussitôt part à son ami. «Tout son être était comme enflammé, dit celui-ci. Ses rêves enfin prenaient corps et se changeaient en espérances…» Elles ne durèrent qu'un instant. Metternich se chargea de les dissiper. Le chancelier, ayant rencontré un jour le duc de Reichstadt à la porte de l'Empereur, l'avait invité à le venir voir. Le duc se rendit avec une certaine défiance chez lui. Il se conduisit prudemment, ne s'avançant pas trop, ne confiant point toutes ses pensées. Cependant, lorsqu'il revit Prokesch, il lui dit: «Je ne puis paraître aux yeux du monde que comme le petit-fils de mon grand-père. C'est aussi l'opinion du prince. Il faut que je cherche mon avenir dans l'armée; moi-même, je suis de cet avis. D'abord, quant à la France actuelle, on ne peut pas compter sur elle. Ensuite, il est certain que là-bas, vu mon jeune âge, il me serait impossible de me rendre maître des partis.» Il répétait ainsi les propres paroles de Metternich[468] et paraissait convaincu de leur vérité. Les doutes que le fils de Napoléon avait de lui-même et de sa valeur avaient subitement reparu. Ils allaient se dissiper en d'autres incidents.

Les partisans du régime napoléonien continuaient leurs démarches. L'un de leurs chefs, l'ex-roi d'Espagne, le prince Joseph Bonaparte, écrivait d'Amérique à l'empereur François II que, s'il lui confiait le fils de son frère, il garantissait le succès de l'entreprise. «Seul, disait-il, avec une écharpe tricolore, Napoléon II sera proclamé[469].» Il mandait en même temps à Metternich que les circonstances lui faisaient un devoir de ne rien épargner pour assurer le bien-être de la France et la tranquillité de l'Europe. «Napoléon II, rendu aux vœux des Français, affirmait-il, peut seul produire tous ces résultats. Je m'offre à lui servir de guide. Le bonheur de mon pays, la paix du monde seront les nobles buts de mon ambition. Je déclare n'en avoir pas d'autres…» Il ajoutait que Napoléon II empêcherait les ferments républicains de se développer en France, en Italie, en Espagne et en Allemagne; enfin, que l'Autriche serait sa seule alliance de famille et de politique avec le continent. Il déclarait que les maisons d'Espagne et de Naples ne pourraient faire opposition aux vues des maisons de France et d'Autriche ainsi réunies, que l'Italie resterait dans le devoir, que la Prusse, la Russie et l'Allemagne ne s'agiteraient pas, que le nouveau roi d'Angleterre effacerait, par sa conduite, les honteux procédés de l'ancien gouvernement envers Napoléon mourant. Il se laissait aller à une sorte de lyrisme, voyant déjà les nuages, amoncelés sur la France et l'Europe, se dissiper au souffle de la raison et de la justice. Metternich le considéra comme un rêveur et ne lui répondit pas. Mais cette lettre indiquait bien l'impression produite dans le monde par la chute de Charles X et les espérances placées aussitôt sur la tête du fils de Napoléon[470].

Au moment où l'on présentait Louis-Philippe aux acclamations populaires, deux bonapartistes, Ladvocat et Dumoulin, hommes peu connus, avaient eu la pensée de proclamer Napoléon II. Dumoulin parut en uniforme d'officier d'ordonnance dans la grande salle de l'Hôtel de ville et allait crier: «Vive Napoléon II!», lorsqu'un sieur Carbonnel le fit enfermer et garder à vue dans une pièce voisine. Thiers et Mignet avaient, paraît-il, conseillé ironiquement à Ladvocat de se hâter, car la Fortune est une personne qui se livre seulement aux impatients. «Ainsi, d'une part, dit Louis Blanc qui raconte le fait, l'étalage d'un habit brodé, de l'autre une espièglerie d'enfant, c'est à cela que devait se réduire la lutte entre le parti d'Orléans et le parti impérial. Singularité historique dont le secret se trouve dans la trivialité de la plupart des ambitions humaines!… Pourtant le souvenir de l'Empereur palpitait dans le sein du peuple. Pour couronner dans le premier de sa race l'immortelle victime de Waterloo, que fallait-il? Qu'un vieux général se montrât à cheval dans les rues et criât, en tirant son sabre: «Vive Napoléon II!…» Le général Gourgaud fit en vain cette tentative. Le 29, on l'entendit protester à l'hôtel Laffitte contre la candidature du duc d'Orléans, et, dans la nuit du 29 au 30, il réunit chez lui quelques officiers pour aviser aux choses du lendemain. Il ne trouva pas les partisans qu'il espérait. «Il semble que les luttes civiles déconcertent les hommes de guerre, remarque encore Louis Blanc. Napoléon, d'ailleurs, avait amoindri toutes les âmes autour de la sienne. Le régime impérial avait allumé dans les plébéiens, qu'il élevait brusquement à la noblesse, une soif ardente de places et de distinctions. Le parti orléaniste se recruta de tous ceux à qui, pour ressusciter l'Empire, il n'eût fallu peut-être qu'un éclair de hardiesse, un chef et un cri… Ainsi, tout fut dit pour Napoléon, et, quelque temps après, un jeune colonel au service de l'Autriche se mourait au delà du Rhin, frêle représentant d'une dynastie qui vint en lui exhaler son dernier souffle[471].»

Pour distraire son petit-fils de ses énervantes préoccupations, François II l'emmena avec lui en Hongrie au couronnement du prince héritier, Ferdinand[472]. Quand le duc revint, un mois après, à Vienne, la Belgique était en révolution; plusieurs personnages disaient que le jeune prince était le seul capable d'en occuper le trône et d'éviter à l'Europe de nouvelles inquiétudes. On en parla à Metternich, qui, tenant à rendre indépendante de l'influence française toute innovation dans les Pays-Bas, laissa tomber de ses lèvres minces et dédaigneuses cet arrêt sans appel: «Exclu une fois pour toutes de tous les trônes[473]!» Le prince François de Dietrichstein, frère du comte Maurice, homme de mérite et de savoir qui avait toujours apprécié le génie de Napoléon, fit à cette époque la connaissance du duc de Reichstadt. Celui-ci, sachant quelle était sa supériorité intellectuelle, alla le voir dans son domaine situé à quelques lieues de Vienne et eut un long entretien avec lui. Le prince de Dietrichstein s'exprima en toute franchise. Examinant la situation de la France, il démontra que le parti napoléonien n'était pas assez fort pour se grouper autour d'un chef aussi jeune et aussi peu connu. Mais, sans imiter la sécheresse et l'indifférence de Metternich, qui s'inquiétait peu des tortures morales du fils de Napoléon, il lui rappela, lui aussi, le grand exemple d'Eugène de Savoie. Il invita le jeune prince à répondre à l'attente du plus grand nombre, à développer ses facultés, à accroître ses connaissances politiques et militaires. Le duc de Reichstadt ne demandait pas mieux. Partout où son épée aurait pu être utile, il se serait précipité pour la tirer. Ainsi, à la première nouvelle des troubles de Paris et avant la chute de la monarchie légitime, il s'était généreusement écrié: «Je voudrais que l'Empereur me permît de marcher avec ses troupes au secours de Charles X!» Mais François II, tout en s'élevant contre l'usurpation de Louis-Philippe, ne voulait pas plus offrir à Charles X son petit-fils qu'un seul de ses soldats. Il consentait bien à donner asile au vieux roi dans ses États, à la condition que sa présence ne contrariât pas un seul de ses alliés[474]. Quand on examine, à ce moment, la politique de l'Europe, on reconnaît bien vite que les grands mots de solidarité et de fraternité entre les monarques, comme ceux d'humanité, de droit primordial, de droit préexistant, etc., ne sont en réalité que des mots. De loin, cette phraséologie solennelle impose; de près, elle attriste.

Le jeune prince avait redemandé à Metternich l'autorisation d'attacher à sa personne le chevalier de Prokesch. Metternich refusa encore une fois, tout en laissant, jusqu'à nouvel ordre, le chevalier libre de fréquenter le duc. Prokesch, sans se décourager et sans craindre une disgrâce, profita amplement de l'autorisation. Il put ainsi se rendre compte des souffrances de cette jeune âme si fière, si impétueuse, si désireuse d'action et de gloire. Un soir, il trouva son ami méditant sur le testament de son père, et spécialement sur le quatrième paragraphe de l'article premier, où l'Empereur lui recommandait de ne jamais oublier «qu'il était né prince français». Le fils de Napoléon avait fait de cette recommandation suprême la règle de conduite de sa vie, quoique cette règle rigoureuse lui causât parfois de vives inquiétudes. En effet, des occasions auraient pu se présenter où l'action qu'il cherchait se serait offerte; mais alors il eût manqué de fidélité au testament impérial, et, pour lui, c'eût été comme s'il eût désobéi à son père lui-même. Il était donc voué à l'inaction, et il s'en désolait. Cent fois, il repassait dans son esprit toutes les éventualités possibles; il n'en trouvait pas qui répondît entièrement à ses désirs. Il cherchait vainement «une éclaircie dans le ciel sombre»; le ciel restait fermé. Si l'on veut connaître l'origine de la maladie lente qui le rongea et finit par le détruire, c'est là qu'il faut la chercher. Le duc essaya alors de distraire ses tristes et obsédantes pensées par les promenades à pied, par les courses à cheval. Il en abusa. Sa santé en souffrit. Une croissance anormale et les fatigues qu'elle lui causait furent aggravées par l'équitation trop prolongée. Le prince aimait à monter plusieurs heures de suite des chevaux différents et, de préférence, des chevaux fougueux qui exigeaient un développement excessif de forces. Puis il se rejeta sur un travail absorbant, sur des études historiques ou stratégiques. Il tint à lire tout ce qui paraissait sur son père[475]. Il écrivit lui-même, quoiqu'il préférât la réflexion à la rédaction, quelques essais sur des sujets d'art militaire. Il annota César, Montecuccoli, Jomini, Ségur, Norvins et d'autres auteurs.

Peu à peu, certains efforts des partisans de la cause impériale lui furent connus et suscitèrent dans son âme «un incendie qui enflamma toute l'ambition qu'il avait réprimée jusqu'alors. Ils contribuèrent beaucoup à abreuver d'amertume les dernières années de sa vie[476].» Une impatience fiévreuse, une tristesse croissante, d'ardentes illusions remplacées presque aussitôt par un morne découragement, le dégoût des distractions futiles, telles étaient ses dispositions habituelles. S'il eût trouvé le moyen de partir pour la France, il eût certainement alors tenté un coup hasardeux. Mais autant il avait le vif désir de s'emparer du pouvoir suprême, autant il se montrait peu pressé de répondre à ceux qui parcouraient les rues de Paris en se servant de son nom comme d'un cri séditieux[477]. Le 2 octobre 1830, un curieux incident s'était produit à la Chambre des députés. Heulard de Montigny avait lu un rapport sur une pétition du lieutenant Harrion et du colonel Dolesone, qui demandaient le retour des cendres de Napoléon et leur dépôt sous la colonne Vendôme. «Le règne de Napoléon, disait le rapporteur, s'identifie avec l'époque la plus brillante de notre histoire. Son nom se prononce avec une sorte de culte et d'enthousiasme sous la chaumière du soldat redevenu laboureur.» Montigny, tout en faisant l'éloge de la grandeur de Napoléon, disait qu'il n'y avait rien à craindre d'une puissance qui n'était plus. Le sentiment attaché à sa personne ne pourrait jamais se rattacher à aucun membre de sa famille. «Rappelons-nous, ajoutait-il, que, dans ces journées à jamais mémorables où le trône de Charles X s'est trouvé vacant, il ne vint à la pensée de qui que ce soit de proposer, pour l'occuper, l'élève de la politique étrangère, l'héritier décoloré d'un grand nom.» Le général Lamarque mit fin à l'éloge de Louis-Philippe qui terminait ce discours, en demandant que Paris, nouvelle Athènes, nouvelle Sicyone, reçût les cendres d'un autre Thésée, d'un autre Aratos. Le colonel Jacquemont l'appuya vigoureusement, mais, grâce à l'opposition de M. de Lameth, qui déclara que Napoléon avait foulé aux pieds la Charte et amené l'invasion de son pays, la Chambre n'adopta pas le renvoi de la pétition au ministre des relations extérieures.

Un soir de novembre, le duc de Reichstadt allait passer quelques instants chez le baron d'Obenaus, un de ses maîtres. Au moment où il se disposait à entrer chez lui, il se rencontra avec une jeune femme très belle qui lui prit vivement la main et la porta à ses lèvres avec l'expression de la plus grande tendresse. Avant que le prince fût revenu de sa surprise, le baron d'Obenaus apparut: «Que faites-vous, madame? Quelle est votre intention? demanda-t-il vivement.—Qui me refusera, répondit la jeune femme avec exaltation, de baiser la main du fils de mon Empereur?» Puis elle s'éloigna. Le prince monta rapidement l'escalier et ne fit d'abord aucune observation. Il se perdait en mille conjectures. Il apprit enfin que cette personne, dont il avait reconnu les traits sans pouvoir la nommer, était la comtesse Camerata, fille de la princesse Élisa Bacciochi, sœur de Napoléon. Cousine germaine du duc de Reichstadt, mariée à un riche seigneur italien, elle était renommée pour son adresse à monter à cheval et même à manier les armes. Elle se trouvait à Vienne depuis peu de jours seulement, et elle avait aperçu le duc au Prater. Quelque temps après cet incident, le 24 novembre, le domestique du baron d'Obenaus apporta au duc une lettre de la comtesse, datée du 17, et où celle-ci lui affirmait qu'elle lui écrivait pour la troisième fois. Elle lui demandait nettement s'il voulait agir en archiduc ou en prince français. Elle espérait cependant qu'il prendrait ce dernier parti. «Au nom des horribles tourments auxquels les rois de l'Europe ont condamné notre père, disait-elle dans un style enflammé, songez que vous êtes son fils, que ses regards mourants se sont arrêtés sur votre image; pénétrez-vous de tant d'horreurs et ne leur imposez d'autre supplice que de vous voir assis sur le trône de France!» Elle déclarait que tous les obstacles céderaient devant une volonté calme et forte. Elle avait confiance en lui. Mais si le duc se servait de sa lettre pour la perdre, l'idée d'une telle lâcheté la ferait plus souffrir que toutes les violences.

Le duc redouta d'abord un piège. Il lui semblait impossible que la police n'eût point eu connaissance de cette lettre comme des précédentes. Ne voulait-on pas le mettre à l'épreuve et savoir s'il ne serait pas prêt à profiter de la première occasion venue pour s'échapper de Vienne[478]?… Le duc avait encore d'autres doutes. Était-il possible de voir dans cette démarche autre chose que des illusions exaltées? Quelles étaient donc les forces rassemblées pour réussir dans une pareille tentative? Où étaient les preuves de l'existence d'un parti assez fort en France pour appuyer le fils de Napoléon?… D'accord avec Prokesch, il rédigea un billet par lequel il se déclarait touché et reconnaissant des sentiments que la comtesse lui exprimait. Il n'avait pas reçu les deux premières lettres dont elle lui parlait, mais il lui affirmait qu'il allait brûler la troisième et qu'il garderait le secret absolu sur ce qu'elle contenait. Il la priait enfin de ne plus lui écrire. Le duc raconta ensuite ces divers incidents au baron d'Obenaus, en le chargeant d'en faire part au comte de Dietrichstein, lequel en parla à son frère. Celui-ci se contenta d'approuver ce qui avait été fait et dit simplement au duc: «À votre âge, prince, j'eusse agi comme vous. Au mien, j'aurais lu la lettre, et, après avoir pris note de son contenu, je l'aurais brûlée sans mot dire.» Puis, sur le désir du duc, M. de Prokesch alla voir la comtesse Camerata à l'Hôtel du Cygne, où elle demeurait. Il lui fit observer que son imprudence aurait pu être préjudiciable au prince impérial et nuire à sa liberté. Il attesta, à son grand étonnement, qu'il était très au courant de l'histoire de son père, et qu'il lisait avec passion tout ce qui était venu de Sainte-Hélène. La comtesse l'écouta avec une satisfaction visible. Mais lorsque M. de Prokesch lui demanda de lui faire connaître les forces réelles du parti prêt à seconder le fils de Napoléon, elle ne put répondre péremptoirement. Après cet entretien, la comtesse Camerata partit pour Prague, et tout fut dit.

Si le duc de Reichstadt n'avait pas voulu avoir d'entrevue personnelle avec sa cousine germaine, la fille d'Élisa Bacciochi, il désira, au contraire, voir le maréchal Marmont, duc de Raguse, qui était venu à Vienne après la révolution de Juillet, pour s'assurer de sa rente sur le gouvernement autrichien, seul moyen d'existence pour lui. Le maréchal était arrivé à Vienne le 18 novembre et avait été rendre visite au prince de Metternich, qui lui témoignait beaucoup d'intérêt. Le prince reconnut que les Bourbons avaient été renversés par le manque absolu d'esprit et de calcul politiques. L'Empereur, que Marmont vit quelques jours après, blâma également les ministres de Charles X et les Ordonnances[479]. On vint à parler du duc de Reichstadt. François II fit l'éloge de son esprit et de son caractère. Il ajouta que le duc lui avait exprimé de l'intérêt pour la cause des Bourbons et lui avait même assuré qu'il serait heureux de la défendre, si l'Autriche le voulait. Puis le duc aurait dit, lors de l'avènement de Louis-Philippe: «Puisque ce ne sont pas les Bourbons légitimes qui règnent, pourquoi n'est-ce pas moi? Car, moi aussi, j'ai ma légitimité!»

Un intérêt de curiosité—le duc de Raguse ose ajouter d'affection—devait faire vivement souhaiter au maréchal de voir le fils de Napoléon. Comme le prince ne fréquentait pas encore le monde, il était difficile de l'approcher. Le maréchal ne l'avait aperçu qu'une fois, à l'Opéra. Il ne se doutait pas qu'une sorte d'intimité allait bientôt s'établir entre eux. Prokesch raconte que Marmont était devenu l'ami de la comtesse Moly Zichy, qui fut plus tard la belle-mère de Metternich. La société du maréchal, conteur très agréable, plaisait à ce prince, qui, profitant de ses connaissances variées, s'entretenait souvent avec lui. Prokesch rapporte que, le 26 novembre, dînant chez la comtesse Zichy avec Metternich, la conversation présenta un entrain extraordinaire. Le maréchal, qui était là, parla de l'Égypte, puis de Napoléon. «Entre autres choses il raconta, pour égayer la société, qu'il y avait des moments où l'Empereur se plaignait, en plaisantant, de ne pouvoir ni se croire une origine céleste, ni se donner pour un envoyé d'en haut!…» Prokesch savait que Marmont était très désireux de connaître le duc de Reichstadt, mais il estimait, pour sa part, que le prince ferait une maladresse en consentant à le recevoir. Le duc de Reichstadt, le comte Maurice et le prince, son frère, n'étaient pas de cet avis. Ils croyaient, au contraire, que ce serait une occasion unique de connaître, par un tel personnage, l'état réel des esprits en France. Déférant alors à leur désir, Prokesch demanda confidentiellement au duc de Raguse pourquoi il n'allait pas voir le duc de Reichstadt. Le maréchal voulut aussitôt savoir s'il serait favorablement accueilli. «Le duc ne verra en vous, répondit Prokesch, que le plus ancien compagnon d'armes de son père.» Et le lendemain, il fit savoir au maréchal qu'il pourrait rencontrer le prince chez la duchesse de Sagan ou chez la comtesse Zichy, ou dans le salon de Metternich. En entendant ce dernier nom, Marmont déclara qu'il ferait connaître, sans retard, au premier ministre de François II son désir de voir le duc. Espérant qu'on répéterait ses paroles, il jura «que, dans tout le cours de sa vie, il n'avait aimé aucun homme autant que Napoléon, mais que son devoir avait été d'aimer encore plus la France». Cette formule, très commode, est connue, et l'on sait ce qu'il faut en penser.

Tout en paraissant s'ouvrir à Prokesch, le maréchal lui cacha soigneusement l'importance numérique et l'énergie du parti napoléonien, d'accord sans doute en cela avec M. de Metternich. Il laissait entendre que l'issue favorable du procès des ministres de Charles X consoliderait la monarchie constitutionnelle. Le duc de Reichstadt connaissait déjà le caractère faible de Marmont et ne s'y fiait guère, mais il était avide d'entendre les récits de la jeunesse de son père par un de ses plus anciens compagnons d'armes. Il espérait également que ses relations avec un homme aussi considérable produiraient quelque retentissement en France. Il osait croire que le maréchal, séduit par sa franchise, affirmerait hautement ses capacités et mettrait fin, pour sa part, aux calomnies répandues par l'esprit de parti contre sa valeur réelle et ses sentiments d'affection pour la France. Les événements de Pologne, qu'on apprit à Vienne au mois de décembre, la lutte d'abord heureuse de tout un peuple contre ses oppresseurs, avaient rallumé en lui des espérances et des ambitions ardentes. Une partie de la société de Vienne parlait hautement de faire du duc de Reichstadt un roi de Pologne. Elle cherchait à profiter de cette occasion pour s'opposer à l'ambition de la Russie et élever un rempart contre elle. Mais, devant les Polonais comme devant les Belges ou les Grecs, qui n'auraient pas demandé mieux que d'avoir pour monarque le fils de Napoléon, se dressait toujours M. de Metternich[480]. Ne croyant pas devoir enfreindre de solennels engagements pris avec l'Europe, quelles que fussent d'ailleurs ses sympathies apparentes pour la Pologne[481], et ne tenant pas compte des désirs et des tourments d'un jeune prince avide de gloire, il avait déclaré dans les cercles politiques, où il passait pour un oracle, que le duc de Reichstadt resterait ce que sa politique voulait qu'il fût: un prince autrichien.

CHAPITRE XVII

LE DUC DE REICHSTADT ET LES MARÉCHAUX.

Marie-Louise avait été séjourner à Vienne et à Schœnbrunn en 1830, du mois de mai au mois de novembre. Elle avait bien voulu trouver ce temps très court, et, dans une lettre à la comtesse de Crenneville, elle se disait enchantée de son fils sous tous les rapports. «C'est un charmant jeune homme. Je crois qu'il partira pour sa garnison avant la fin de l'année; ce qui l'enchante plus que moi, l'entrée dans le monde étant pour un jeune homme un moment bien décisif pour son caractère et son avenir.» Elle apprenait à son amie que le duc de Reichstadt était lieutenant-colonel dans le régiment de Nassau-infanterie[482]. Elle avait eu beaucoup de joie à retrouver ses deux autres enfants, et, grâce à la cure excellente à laquelle elle s'était soumise, ses jambes commençaient à reprendre de l'élasticité. Si elle n'avait pas eu trente-neuf ans, elle aurait pu—c'est elle qui l'assure gaiement—«valser encore cet hiver». Elle s'affligeait seulement d'apprendre que son fils Alfred fût assez léger pour vendre le cheval du général de Neipperg, son père. Telle était la sensibilité de cette pauvre femme. Un peu d'affection pour ses enfants, un goût encore vivace pour les distractions mondaines et de la compassion pour les animaux, voilà ce qui distinguait Marie-Louise, archiduchesse d'Autriche, duchesse de Parme, ex-impératrice des Français… Quelle influence pouvait avoir cette créature frivole sur un être aussi fortement doué que le fils de Napoléon?

Celui-ci ne pensait qu'à son avenir, non pas à cet avenir de bel officier dont rêvait sa mère, mais à celui qui s'était déroulé aux yeux de son père dans la fumée du canon de Lodi, à la gloire et au pouvoir suprême, le seul digne de lui. Dans les premiers jours de l'année 1831, le jeune prince confia à son ami Prokesch quelques paroles échappées à l'Empereur: «Si le peuple français te demandait, lui avait dit François II, et si les alliés y consentaient, je ne m'opposerais pas à te voir monter sur le trône de France.» Cette déclaration l'avait bouleversé. C'était à la fois une consolation et un tourment pour lui[483]. Que devait-il espérer? Que devait-il craindre? Il ignorait absolument l'importance du parti napoléonien. Metternich l'avait si bien séquestré que nul bruit du dehors ne parvenait jusqu'à lui. Sans aucun doute, il devait avoir des partisans; mais que faisaient-ils? Où étaient-ils réunis? Quel était leur nombre? Si un coup de hasard rétablissait tout à coup la monarchie impériale, pouvait-on compter qu'elle durerait, qu'elle résisterait, mieux que la monarchie de Louis-Philippe, aux assauts sans cesse renouvelés de l'anarchie? Le duc consulta de nouveau le prince de Dietrichstein qui venait de parcourir la France. Il en reçut l'assurance que son parti était assez bien organisé, mais il fut averti aussi que le moment favorable pour agir n'était point arrivé. De telle sorte qu'après un rayon de soleil éclatant, les ombres ne faisaient que s'épaissir davantage autour de lui… Il fut bientôt question de l'entrée du prince dans le monde, et M. de Metternich chargea le général Hartmann de rédiger une sorte de programme qui lui servît de direction pratique. Hartmann en conversa avec le duc, qui proposa d'en dresser lui-même les bases et ne perdit pas de temps à s'acquitter de sa tâche. «Dans cet écrit semé d'aperçus piquants, rapporte Prokesch, il considérait sa position dans ses rapports avec la France et l'Autriche. Il signalait les écueils qui l'entouraient, les moyens de le préserver de ces dangers, les ressources dont on pouvait avantageusement se servir pour influer sur son esprit et sur son caractère, pour combattre ses défauts et pour le préparer enfin à un avenir honorable en accord avec le rang où la Providence l'avait placé…» Le duc de Reichstadt y exposait avec précision ses chances d'arriver au trône. Prokesch, auquel il soumit ce plan, lui prouva rapidement qu'il ne conviendrait ni à M. de Metternich, ni au général Hartmann. Le duc le reconnut. Il le revisa avec les conseils de Prokesch, puis il remit son travail définitif à Hartmann, qui, très embarrassé, en référa au comte Maurice de Dietrichstein. Celui-ci supplia Prokesch de retirer le projet, et Prokesch le déchira. Lorsqu'il informa le duc de ce qu'avaient pensé ses gouverneurs: «Voilà donc les hommes dont on m'entoure! s'écria le prince attristé. Et c'est à leur école que je dois me former, c'est d'eux que je dois prendre exemple!…» Toutes les notes qui avaient servi à son travail furent brûlées. Prokesch le regretta plus que personne, car le duc y avait tracé «un portrait exactement ressemblant de son moral où il n'avait oublié ni ses défauts, ni ses qualités».

Un ambassadeur avait succédé à l'envoyé extraordinaire de Louis-Philippe; c'était le maréchal Maison. Cet homme de guerre, qui s'était illustré à Jemmapes, à Maubeuge, à Austerlitz, à Leipzig et dans vingt autres batailles rangées, était devenu, en 1814, un homme politique. Il avait, en se ralliant à Louis XVIII, fait, comme tant d'autres, cette déclaration qu'il croyait irréprochable: «Nos serments nous liaient à l'empereur Napoléon; les vœux de la nation nous en ont relevés; nos devoirs sont remplis, notre honneur satisfait.» Pair de France, gouverneur de Paris, grand-croix de la Légion d'honneur, il s'éleva fortement, au retour de l'île d'Elbe, contre «le délire ambitieux d'un homme qui avait soulevé les peuples contre nous, perdu les anciennes conquêtes et ouvert à l'étranger le royaume et la capitale elle-même»!… Il était, il se disait le serviteur de la vieille monarchie. Il la servit jusqu'à la fin, car il fut l'un des trois commissaires qui escortèrent Charles X, de Rambouillet à Cherbourg. Il dressa même le procès-verbal de l'embarquement du Roi, dont il avait eu «le bonheur» de déterminer la volonté. Il adhéra à la monarchie constitutionnelle avec le même empressement qu'il avait témoigné à la monarchie légitime, ne fit que passer un moment au ministère des affaires étrangères, puis alla occuper le poste d'ambassadeur en Autriche. On a fait observer que cette soumission aurait dû paraître assez pénible à un homme que Napoléon avait comblé de ses bienfaits; mais pour les courtisans, rien ne se perd ou ne s'altère si facilement que le souvenir.

Arrivé à Vienne le 9 décembre, Maison alla voir M. de Metternich, qui voulut bien reconnaître que les Bourbons avaient commis des fautes inexcusables, qu'il les en avait avertis souvent, mais qu'on ne l'avait point écouté: Quelques jours après, ils reprirent cet entretien. M. de Metternich se répandit en affirmations chaleureuses sur son désir de maintenir la paix en Europe. Il se déclara, une fois de plus, disposé à soutenir le gouvernement de Louis-Philippe et à marcher d'accord avec lui dans toutes les questions qui intéresseraient l'ordre public européen. Examinant l'affaire de Belgique, qui paraissait aussi grave qu'insoluble, il exprima cependant le désir que la royauté de ce pays fût déférée au prince d'Orange. Il se gardait bien de prononcer le nom du duc de Reichstadt devant le maréchal. Mais le 18 janvier, le chancelier mandait à Appony, son ambassadeur à Paris: «Le bruit s'est tout à coup répandu à Munich du choix du duc de Leuchtenberg[484] par le congrès belge.» Il voyait là encore la main des bonapartistes. «Ce bruit paraît être une affaire de parti. Comme tout dans ce monde est possible, le gouvernement français reste-t-il ferme dans sa décision de ne pas vouloir pour voisin un Bonaparte? Je crois qu'il aurait raison, car, sans cela, gare à la dynastie d'Orléans!… L'idée n'est-elle encore jamais venue à personne à Paris de nous savoir gré de notre conduite correcte à l'égard de Napoléon II? Nous mériterions bien quelque éloge à ce sujet.» Metternich n'en demandait certes pas, mais il ne se cachait point pour déclarer à Appony que, si Louis-Philippe voulait garder «le rôle de conquérant ou de président de la propagande révolutionnaire», il se servirait du duc de Reichstadt. «Attaqués dans nos derniers retranchements et forcés de nous battre pour notre existence, nous ne sommes pas assez anges pour ne pas faire feu de toutes nos batteries[485].» Cette phrase était claire.

Il est certain que si l'Autriche l'eût voulu, au cas où l'anarchie qui régnait en France eût gagné ses États, elle eût pu susciter au gouvernement issu de la révolution de 1830 les plus sérieuses difficultés. Lorsque, au mois de février 1831, des mouvements révolutionnaires éclatèrent à Modène et dans les États de l'Église, Metternich leur reconnut aussitôt une couleur bonapartiste. «Le plan, disait-il encore à Appony, est d'enlever au Pape son domaine temporel, de former un royaume d'Italie sous le roi de Rome constitutionnel. La nouvelle dynastie est toute trouvée, comme le prouve la proclamation qui a été répandue à profusion dans tout le nord et le midi de l'Italie[486].» Et, quelques jours après, il ajoutait que la position de François II était vraiment extraordinaire: «Les bases sur lesquelles repose notre gouvernement, remarquait-il, nous attirent les confidences des amis de la légitimité; le fait des relations de famille entre la maison impériale et feu Napoléon nous vaut celle des adhérents à l'ancien Empire français. Le fils de Napoléon est à Vienne; les adhérents du père, en jetant sur lui leurs regards, doivent tout naturellement les élever vers le grand-père.» Mais, suivant le chancelier, l'Autriche était décidée à combattre le mouvement bonapartiste en Italie. C'était rendre service à Louis-Philippe, car sa monarchie ne pourrait tenir en face de l'Italie, gouvernée par Napoléon II. Cette éventualité était encore possible. «C'est à ce fait cependant, disait-il, que va droit le parti anarchique, et c'est à lui que nous résistons encore.» Toutefois, j'incline à croire qu'il n'y avait là qu'une menace, car les alliés de l'Autriche, tant par horreur du nom de Napoléon que par crainte de l'influence autrichienne, n'auraient pas admis, sans une forte opposition, l'avènement du duc de Reichstadt à une royauté ou à un empire quelconque. Metternich s'était servi—et il se servira encore—du nom du jeune prince pour effrayer Louis-Philippe, pour lui faire combattre la faction révolutionnaire et le faire renoncer au principe de non-intervention dans les affaires d'Italie.

Pendant qu'à son insu on faisait de son nom un épouvantail, le duc de Reichstadt se plaisait plus que jamais dans la société du chevalier de Prokesch. Voici la lettre qu'il lui écrivait le 10 janvier 1831: «Un bal d'enfants à la Cour m'empêche aujourd'hui, très cher ami, de travailler avec vous. Voir sautiller quelques couples d'enfants est une maigre compensation de deux heures de conversation militaire avec un homme aussi spirituel que vous. En vous demandant de m'honorer de votre visite mercredi, j'y ajoute une prière qui m'est aussi chère: dites-moi le moyen de vous témoigner mon amitié par des actes; vous savez que, depuis longtemps, ce vœu est un des plus chers à mon cœur. Malheureusement, je ne puis aujourd'hui que vous donner l'assurance que, si jamais j'étais assez heureux pour imaginer et faire aboutir une grande combinaison stratégique, je vous attribuerais une grande partie de ma gloire, attendu que c'est vous qui m'avez guidé le premier dans le champ des grandes manœuvres de guerre.—Votre véritable ami[487].»

Le lendemain, il lui écrivait encore, et lui demandait des conseils sur sa direction dans le monde. Puis, ayant écrit un travail que malheureusement je n'ai pu retrouver, il lui demandait son avis par ce billet pressant:

«Je vous prie, cher ami, de vouloir bien venir causer avec moi de ma nouvelle œuvre littéraire, attendu que je dois la livrer à l'éditeur ce soir, à cinq heures.

«De tout cœur,

«Votre ami pour la vie.

«P. S. J'espère, en tout cas, qu'aujourd'hui je jouirai de nouveau, comme d'habitude, de votre conversation si agréable et si instructive[488].»

* * * * *

Le 25 janvier 1831 fut une date mémorable pour le jeune prince. C'était la première fois qu'il paraissait dans une soirée officielle. Il fit ses débuts dans les salons de lord Cowley, ambassadeur d'Angleterre. «Tous les yeux se portèrent vers lui, rapporte Prokesch. Il était rayonnant de beauté et de jeunesse. Le ton mat de son visage, le pli mélancolique de sa bouche, son regard pénétrant et plein de feu, l'harmonie et le calme de ses mouvements lui prêtaient un charme irrésistible…» Le maréchal Marmont, qui était venu à cette soirée pour le rencontrer, le contemplait avidement. Il lui trouva le regard de Napoléon. Les yeux, un peu moins grands et plus enfoncés dans leur orbite, avaient la même expression, la même énergie. «Son front aussi rappelait celui de son père. Il y avait encore de la ressemblance dans le bas de la figure et le menton. Enfin son teint était celui de Napoléon dans sa jeunesse, la même pâleur et la même couleur de la peau, mais tout le reste rappelait sa mère et la maison d'Autriche. Sa taille dépassait celle de Napoléon de cinq pouces environ…[489].» Un autre maréchal examinait aussi le prince avec curiosité et lui trouvait la même ressemblance avec l'Empereur. C'était le marquis Maison, l'ambassadeur de Louis-Philippe. J'ai sous les yeux la gravure qui représente le prince à cette époque, dans son costume de lieutenant-colonel. Un uniforme élégant d'une blancheur éclatante et sur lequel étincelait la plaque de Saint-Étienne, faisait ressortir encore la pâleur étrange de sa physionomie. Ses cheveux abondants et bouclés étaient séparés par une raie tracée sur le côté gauche et venaient se jouer négligemment sur son front. Un col blanc, se détachant de la bordure dorée du collet, accentuait l'ovale de son visage. Sans l'épaisseur de la lèvre inférieure, il eût été l'image même de son père. Ce qui frappe dans ce portrait fidèle, c'est la profondeur, la pénétration, la gravité du regard.

Le jeune prince alla droit à Marmont et lui dit sans hésitation: «Monsieur le maréchal, vous êtes un des plus anciens compagnons de mon père, et j'attache le plus grand prix à faire votre connaissance.» Prokesch, qui était à côté de lui, entendit Marmont lui répondre, non sans émotion et avec le plus grand respect, «quelques mots que lui suggéra une conscience troublée». Le duc lui dit encore qu'il avait étudié avec une profonde attention les campagnes de son père et qu'il aurait un grand nombre de questions à lui adresser, à lui qui avait suivi Napoléon en Italie, en Égypte, en Allemagne. «Je suis à vos ordres», répondit Marmont, et, profitant des allées et venues des invités dans les salons, il se rapprocha de M. de Metternich, auquel il fit part des désirs du prince, n'osant aller le voir sans la permission du chancelier. Celui-ci répondit que le maréchal était libre de le voir et de répondre à toutes ses questions. Ce soir-là, M. de Metternich voulut bien reconnaître que Napoléon était un grand homme. Mais il fallait,—comme il disait l'avoir fait lui-même,—en racontant ses grandes actions, montrer aussi les excès et les suites funestes de son ambition. Marmont revint alors auprès du duc de Reichstadt et l'informa que rien ne s'opposait à leur entrevue, car il avait l'agrément du chancelier. Ils convinrent de se voir le lendemain et d'adopter pour leurs conférences le temps compris entre onze heures du matin et deux heures. Cette conversation avait fort intrigué les spectateurs, qui, sans rien entendre, avaient cependant remarqué l'aisance et la dignité du duc. Aussi, les jours suivants, ne parlait-on à Vienne que des succès du jeune prince; mais on croyait généralement qu'il avait reproché au maréchal sa trahison envers son père, et que Marmont en avait été très ému, ce qui était faux. La tenue parfaite du duc de Reichstadt n'inspira que ce mot méchant à M. de Metternich: «Le duc est fort habile à jouer la comédie.» En réalité, le fils de Napoléon avait médité toutes ses paroles et fixé lui-même avec prudence l'attitude qu'il devait garder en une circonstance aussi délicate. Il n'avait pas, en cela, joué la comédie, beaucoup moins toutefois que les diplomates habitués, par profession et par instinct, à la jouer en toute occasion.

Le duc allait bientôt parler à l'autre maréchal, au marquis Maison, et celui-ci, comme Marmont, devait être immédiatement captivé par sa grâce et sa haute intelligence. L'ambassadeur avait déjà, le 26 janvier, informé le ministre des affaires étrangères, le comte Sébastiani, de sa première rencontre avec le duc. Quelques jours auparavant, il avait été reçu par l'empereur d'Autriche, qui s'était répandu en assurances d'amitié à l'égard de la France, avait fait des vœux pour la consolidation du gouvernement et témoigné toute sa satisfaction pour l'heureuse issue du procès des ministres de Charles X. François II avait rappelé avec quelle franchise et quel empressement il avait reconnu Louis-Philippe: «Je ne me suis point fait prier, avait-il dit avec une bonhomie qui devait le surprendre lui-même. Et je ne sais pourquoi les autres n'ont pas fait comme moi. Je le leur avais pourtant conseillé.» Les dépêches secrètes de Metternich n'étaient pas tout à fait d'accord avec ces protestations impériales si aimables. François II ne parlait que de sincérité et de bonne foi[490]. «Le temps de la ruse et de la finesse, disait-il, est passé.» Il se plaignait rétrospectivement de l'aigreur, des chicanes et des tracasseries du gouvernement de Charles X. Comme la conversation était tombée sur la révolution belge et sur la candidature éventuelle de l'archiduc Charles au trône: «Cela peut être, dit l'Empereur, mais c'est une chose qui ne sera jamais. Je ne souffrirais pas qu'un tel exemple fût donné dans ma famille et qu'un prince de ma maison acceptât un trône élevé par les mains du peuple.» Devant ce propos, le maréchal fit la grimace, mais il ne crut pas devoir le relever, car l'Empereur n'y avait probablement pas mis malice.

Écrivant donc à Sébastiani, au sujet du fils de Napoléon qu'il avait vu au bal de lord Cowley, Maison dit qu'il avait, avec M. de Metternich, amené la conversation sur la question de savoir quelle attitude la cour d'Autriche tenait à faire prendre au jeune prince, au moment de ses débuts dans le monde. Le chancelier avait répondu que, venant immédiatement après les autres membres de la famille impériale, le duc de Reichstadt «n'était autre chose que le premier sujet de l'Empereur[491]». Il avait ajouté qu'il aurait déjà rejoint son régiment à Brünn, si François II n'avait jugé que, pendant les troubles de Pologne, il était préférable de le garder à Vienne. Le maréchal apprit que le duc avait beaucoup de goût pour l'art militaire et le plus vif intérêt pour tout ce qui venait de France, et il en informa son gouvernement. Il fit, en même temps, l'éloge de l'attitude et des manières du prince. «Sa figure, ajoutait-il, qui rappelle ses parents, quoique empreinte d'un caractère particulier à la famille impériale d'Autriche, annonce de l'esprit et du sens.» Maison déclarait enfin que le prince, tout en désirant une guerre pour occuper son ardeur militaire, avait juré qu'il n'y prendrait point part si la France devait y jouer un rôle opposé à celui de l'Autriche. L'ambassadeur de Louis-Philippe avait cru s'apercevoir que le fils de Napoléon aurait voulu s'entretenir avec lui, et il réclamait à cet égard des instructions spéciales.

Le maréchal recevait ensuite quelques confidences de Metternich, confidences faites pour être répétées. On parlait encore de la candidature du prince de Leuchtenberg au trône de Belgique, et le chancelier y voyait toujours l'œuvre des bonapartistes: «Ces gens-là, s'écriait-il, n'affichent le bonapartisme que pour mieux cacher leurs sentiments véritables. Ce ne sont au fond que des révolutionnaires déguisés qui ne cherchent qu'un moyen de créer des embarras à votre gouvernement et, par suite, de jeter de nouveaux éléments de désordre en Europe.» Metternich s'inquiétait en même temps des mouvements militaires de la France vers la Savoie. Cependant, le 12 février, il paraissait entièrement revenu des préventions antifrançaises, lorsque surgirent les troubles d'Italie. L'Autriche, qui craignait une conflagration presque générale sur le territoire italien, manifestait de nouveau son intention de mettre fin à toute révolte. Sur ces entrefaites, Sébastiani répondit à Maison qu'il ne devait voir dans le duc de Reichstadt qu'un membre de la famille d'Autriche et faire pour lui ce que faisaient les autres ambassadeurs. Dans l'intervalle de la dépêche de Maison et de la réponse de Sébastiani, le maréchal avait rencontré le duc chez le prince de Metternich, dans un bal donné le 28 janvier. Aux compliments de Maison, le prince avait répondu: «Monsieur le maréchal, vous avez été sous mon père un général distingué. C'est actuellement la circonstance qui se présente à mon souvenir.» Puis il lui avait parlé longuement de la campagne de 1814, et le maréchal avait été ravi de son intelligence et de sa distinction. Le prince était de son côté fort heureux, car depuis longtemps il avait cherché, avec Prokesch, les moyens de rencontrer et de connaître quelques généraux de Napoléon.

«S'il accueillit et vit Marmont plusieurs fois, dit Prokesch, c'est que ce tendre fils désirait apprendre les particularités peu connues de la jeunesse de son père de la bouche même d'un ancien compagnon d'armes. Il voulait ainsi gagner une voix qui pouvait retentir jusqu'en France et aider à rectifier les fausses idées qu'on avait répandues sur son éducation et son caractère[492].» Il avait réussi à merveille auprès des deux maréchaux qu'un heureux sort avait amenés en quelque sorte pour lui à Vienne. Maison, oubliant qu'il était ambassadeur de Louis-Philippe, faisait si ouvertement l'éloge du prince qu'on le considéra comme un partisan de Napoléon II, ce qui n'était pas tout à fait inexact, si l'on se rappelle la pièce qui était tombée entre les mains de Metternich. Il arriva même qu'un jour, dans les salons du chancelier, Maison se laissa aller à regretter, devant Metternich et devant Gentz, que l'Autriche n'eût pas renvoyé Marie-Louise et son fils à Paris après les Cent-jours, ce qui eût évité à la France la seconde Restauration.

Le maréchal Marmont devait être au moins aussi enthousiaste. Le 28 janvier, trois-jours après le bal de lord Cowley, il vint voir le duc et commença sa première conférence. Il lui parla d'abord avec force détails de la capitulation d'Essonnes, et il essaya naturellement de l'expliquer et de la justifier. Il fit entendre qu'il avait été obligé de faire reculer le 6e corps sur la Normandie, parce que les nécessités de la politique et le salut de la France l'exigeaient. Il tenta d'établir que ses négociations avec Schwarzenberg, à Chevilly, avaient eu pour objet de conserver à Napoléon «la vie et la liberté». Mais il ne disait pas qu'au moment où il préparait sa défection, Alexandre avait réuni le gouvernement provisoire pour lui proposer la régence de Marie-Louise. Suivant le tsar, cela terminait tout et assurait à la France un gouvernement capable de respecter les habitudes et les intérêts nouveaux, «ayant d'ailleurs une garantie assurée dans le très vif intérêt que l'Autriche ne pouvait s'empêcher de prendre à la dynastie impériale[493]». Marmont ne disait pas non plus que, malgré l'opposition formelle de Talleyrand, de Dalberg et du général Dessoles, le tsar avait suspendu sa décision jusqu'au lendemain, et qu'à la nouvelle de la défection du 6e corps, il s'était écrié: «C'est la Providence qui le veut!» Dès lors, l'abdication conditionnelle de Napoléon avait été rejetée. Il avait fallu qu'il se résignât à une abdication absolue, l'idée de la régence étant abandonnée. Marmont cachait au prince l'indignation de ses soldats et le coup terrible qu'il avait porté par sa défection à la cause de l'Empereur et de sa dynastie.

Le duc de Reichstadt le laissa discourir sans lui opposer la moindre objection, puis amena la conversation sur la campagne de 1796. La mémoire du maréchal, pleine de faits et de détails, sa vivacité d'esprit donnaient à son récit une valeur exceptionnelle. La conversation entre Marmont et le prince était d'autant plus facile que le prince, ayant lu la plupart des ouvrages historiques sur Napoléon, émettait des observations aussi intéressantes que judicieuses. Ces entretiens devinrent bientôt une sorte de cours d'histoire et de stratégie qui se fit régulièrement deux ou trois fois par semaine et qui dura trois mois. Les relations de Marmont avec Bonaparte remontaient à l'année 1790, date à laquelle le futur empereur était lieutenant d'artillerie à Auxonne, et Marmont occupé à terminer son instruction militaire à Dijon. Aussi le duc, ayant devant lui un des hommes qui avaient vu naître et se développer une aussi prodigieuse fortune, ne se lassait-il pas de le questionner sur les faits et les journées les plus considérables de la Révolution, du Consulat et de l'Empire. Le maréchal commença par raconter au prince l'enfance de Napoléon, les circonstances qui amenèrent ses succès, Toulon, le voyage à Gênes, le 13 vendémiaire, les premières campagnes d'Italie, la campagne d'Égypte, le 18 brumaire, la campagne de 1800, l'expédition tentée contre l'Angleterre, la campagne de 1805, l'expédition en Dalmatie, la campagne de 1809, les affaires d'Espagne, la guerre de Russie, les campagnes de 1813 et 1814. «Il m'est impossible, affirme Marmont, d'exprimer avec quelle avidité il entendait mes récits… Toutes ses idées étaient dirigées vers un père auquel il rendait une espèce de culte.» Le duc écoutait donc le maréchal avec une attention et une émotion profondes. Il comprenait tout. Il portait sur les événements multiples de cette grande histoire les jugements les plus sagaces. Marmont l'entretint aussi de l'époque de sa naissance et des fêtes dont il avait été le témoin. Il remarqua que le prince «parlait de cette prospérité éphémère avec le calme et la modération d'un philosophe». Arrivant à 1814, le duc de Reichstadt fit ressortir lui-même la grande faute d'avoir éloigné de Paris sa mère, dont la présence aurait peut-être tout sauvé. Suivant lui, elle eût imposé aux conspirateurs, provoqué la générosité d'Alexandre et maintenu le trône à son fils. Le duc se trompait. Marie-Louise—et les événements l'ont prouvé—était incapable de la moindre énergie morale.

Quoique le duc de Reichstadt admirât la vivacité d'esprit, la mémoire et le talent d'exposition du maréchal, quelque chose lui disait de ne point se fier entièrement à lui. Prokesch avait fait, de son côté, une juste remarque. Suivant lui, le maréchal, en se rapprochant du prince impérial, avait dû obéir à une pensée personnelle, c'est-à-dire à la pensée d'exercer ainsi une sorte de pression sur Louis-Philippe, dont il recherchait les faveurs, ou de s'assurer l'appui du prince, au cas où l'Empire succéderait tout à coup à la monarchie de Juillet. Cette dernière hypothèse n'était point invraisemblable, d'autant plus que l'empereur d'Autriche ne cessait d'en parler à son petit-fils, comme si la couronne de France lui était destinée un jour ou l'autre. François II admettait même l'idée d'une révolution dont l'issue serait le retour du duc sur le trône de Napoléon. Marmont ne l'ignorait pas et redoublait d'attentions et de prévenances. Le duc le savait, lui aussi, mais il ne s'en offensait point. Il trouvait ce qu'il avait voulu dans la personne du maréchal, c'est-à-dire le moyen tant cherché de se faire connaître aux Français. Cependant il s'était fait le serment, si la fortune lui était favorable, de ne point se servir de Marmont. Évidemment, le souvenir de 1814 dominait en lui, et l'histoire de la capitulation d'Essonnes, quoique fort bien expliquée, ne lui en avait pas fait oublier les conséquences. Il savait, par les récits qu'il avait lus, que le maréchal avait été aussi néfaste à Charles X qu'à Napoléon. Au bout de trois mois, le duc de Raguse avait épuisé les sujets de ses conférences militaires. Il en prévint son élève. Celui-ci aurait voulu—car rien ne l'intéressait davantage—que leurs entretiens continuassent aussi régulièrement que par le passé. Mais Marmont lui fit observer prudemment qu'on pourrait attribuer un autre motif à leurs relations trop fréquentes. Il le pria de lui permettre de ne le voir que tous les quinze jours. Alors le duc lui remit son portrait peint par Daffinger, avec quatre vers de Racine, choisis par le prince de Dietrichstein. Ces quatre vers, pris dans Phèdre, et dont le premier seul était un peu modifié, étaient les suivants:

     Arrivé près de moi par un zèle sincère,
     Tu me contais alors l'histoire de mon père.
     Tu sais combien mon âme, attentive à ta voix,
     S'échauffait au récit de ses nobles exploits.

Suivant le prince de Dietrichstein, ce portrait donné par le jeune prince au duc de Raguse devait être interprété par l'opinion comme un nouveau témoignage d'amour du fils pour son père[494]. Dans ses Mémoires, Marmont assure que le duc l'avait embrassé en lui déclarant qu'il avait passé avec lui «les moments les plus doux qu'il eût encore goûtés, depuis qu'il était au monde», et lui avait fait jurer de le venir voir souvent. La scène qu'il décrit complaisamment n'a peut-être pas été aussi démonstrative. Marmont affirme encore que le duc de Reichstadt, ayant eu l'occasion de parler de lui, défendit sa conduite avec autant de chaleur qu'il l'avait lui-même défendue. La vérité est que le duc dit un jour à l'un de ses intimes: «Le maréchal est certainement un homme doué de beaucoup de talent et de connaissances, mais il est né sous une étoile funeste: spéculations, entreprises, politique, rien excepté la guerre, rien ne lui a réussi…» En tout cas, si le prince eût eu besoin de quelqu'un pour aider son retour, il n'eût certes pas choisi le duc de Raguse. Bientôt même le maréchal lui devint importun.

À la suite des événements qui avaient bouleversé l'hérédité en France et fait succéder la monarchie constitutionnelle à la monarchie légitime, l'Italie était entrée en fermentation. Beaucoup de patriotes avaient les yeux tournés vers le fils de Napoléon et rappelaient qu'il était aussi bien l'héritier de la couronne de fer que l'héritier de la couronne impériale. Mais le prince de Metternich ne se souciait pas de voir Napoléon II en Italie, parce qu'il redoutait que l'influence française et libérale ne prédominât dans ce pays; parce qu'il savait aussi que le prince ne serait pas un archiduc et n'agirait jamais en archiduc. Dans ces mouvements, Metternich voyait un extrême danger, c'est-à-dire la propagation des idées révolutionnaires. Ce que le ministre de François II attendait du gouvernement de Louis-Philippe, c'était de ne point faire de libéralisme en Italie, c'était enfin de ne point s'opposer à l'action des Autrichiens, si elle y était nécessaire. Sinon, comme il le disait à Appony, le cabinet autrichien se servirait contre Louis-Philippe du duc de Reichstadt.

Le 15 février, le maréchal Maison écrivait à Sébastiani que, dans une conversation avec Metternich, celui-ci lui avait affirmé que la révolution italienne n'était faite que dans les intérêts bonapartistes. Le chancelier voyait déjà Lucien et Jérôme Bonaparte prêts à y jouer un rôle important. «Une preuve, avait-il dit dans une lettre à Appony, se trouve dans la tranquillité qui règne encore dans le duché de Parme. Il est évident que l'on ne veut pas y gêner la mère de Napoléon II.» Cette tranquillité ne devait pas durer longtemps.

«Dans la position où je me trouve, rapportait le maréchal Maison à Sébastiani,—et il citait ainsi les propres paroles de Metternich,—je reçois les confidences de ce parti bonapartiste, comme celles du parti carliste. Tous deux me considèrent comme leur grand prêtre, et, à ce titre, je connais tous leurs projets. C'est la suite d'un même plan qui portait le duc de Leuchtenberg au trône de la Belgique, qui met les membres de la famille Bonaparte à la tête du mouvement de l'Italie et qui maintient la tranquillité à Parme dont les fauteurs de troubles menacent la souveraine. Mais nous nous refuserons à toute combinaison qui tendrait au triomphe de ce parti qui cherche à nous entraîner en se rattachant au duc de Reichstadt. Nous sommes ici Philippe de la tête aux pieds, et rien ne nous fera dévier de cette ligne!…» Au moment où il donnait ces belles assurances, le même Metternich écrivait à Appony: «Si, d'après les calculs les plus simples, il y avait incompatibilité entre son existence (celle de Louis-Philippe) et celle d'un membre secondaire de la famille Bonaparte sur un trône voisin de la France, trône faible et fragile, de combien cette incompatibilité ne serait-elle pas plus réelle vis-à-vis de l'Italie placée sous le sceptre de Napoléon II?…» Mais aussitôt venait cette menace significative: «Le jour où nous serions forcés dans nos retranchements et où nous serions réduits à n'avoir d'autre choix qu'entre les maux dont nous menace l'anarchie, nous devrions choisir celui qui compromettrait le moins immédiatement notre propre existence, et ce moyen, nous le tenons entre nos mains[495].» Ce qui n'empêchait pas Metternich de dire au maréchal Maison: «Que votre gouvernement s'entende avec nous! Il y va de son intérêt autant que du nôtre, et il nous trouvera, sur tous les points, disposés à le seconder et à l'appuyer.» Le maréchal Maison faisait observer que les éléments lui manquaient pour juger ce qu'il y avait de vrai ou de faux dans ces assertions; il comptait sur le cabinet de Paris pour les apprécier à leur valeur. Il aurait pu s'en rendre compte lui-même, car il lui était facile de savoir à quoi s'en tenir sur les démonstrations du chancelier. Peut-être le savait-il, mais ne tenait-il pas à le dire.

Le 16 février, il se hasardait à déclarer que l'on n'était pas sans inquiétude à Vienne sur les sentiments que pouvait avoir le duc de Reichstadt et sur les manœuvres qui se tramaient autour de lui. Il aurait pu ajouter que l'empereur d'Autriche avait vu avec plaisir le succès de son petit-fils auprès des deux maréchaux. M. de Prokesch affirme à plusieurs reprises que François II n'était pas éloigné de désirer que le duc montât sur le trône de France. «Il ne cesse de lui parler, dit-il, comme si, à l'arrière-plan des événements, ce trône l'attendait déjà selon toute vraisemblance.» Ainsi l'empereur d'Autriche admettait-la possibilité d'une guerre. Il ne cachait pas son désir de voir les affaires en France prendre une tournure qui permît de remplacer le roi Louis-Philippe par le duc, son petit-fils. «Cela affermissait le duc dans ses espérances, remontait son courage, entretenait son esprit, pendant plusieurs jours, dans un état de joyeuse surexcitation et en escapades de jeune homme.» Le maréchal Maison ignorait ou faisait semblant d'ignorer ces détails et mandait, avec une confiance inaltérable, à son ministre, que l'Autriche avait le désir de maintenir l'ordre actuel de choses en France, désir fondé principalement sur l'opinion où l'on était que les gens qui «affichaient le buonapartisme» n'étaient que des anarchistes déguisés. Il ajoutait que, dans la surveillance exercée par la maison militaire du duc de Reichstadt, on pouvait voir une disposition bien prononcée de l'Empereur de ne se prêter à aucune démarche tendant à mettre en avant la personne de son petit-fils. Aussi Metternich avait-il raison d'écrire à Appony que le maréchal répondait à sa confiance «par un noble abandon». Mais Sébastiani se défiait quelque peu de ces pacifiques assurances, et, prenant tout à coup un langage comminatoire, il écrivait que les intérêts et la dignité de la France lui prescriraient de s'opposer à toute intervention étrangère, en vertu du principe de non-intervention[496]. C'était vouloir déchaîner la guerre et s'exposer à voir l'Autriche, en cas de menaces réalisées, cesser de tenir «une conduite correcte à l'égard de Napoléon II».

En Italie, les libéraux et les bonapartistes s'étaient réunis. À l'avènement de Grégoire XVI, les États pontificaux avaient été le théâtre de manifestations révolutionnaires. Un gouvernement provisoire s'était établi à Bologne sous la direction du comte Pepoli, époux d'une fille de Murat. Ferrare et Modène s'étaient également révoltées. On répandait des proclamations où il était dit que le roi d'Italie existait, qu'il sortait «du sang de l'immortel Napoléon». On invitait les populations à écraser les Autrichiens, et, dans plusieurs endroits, retentissait le cri fameux: «Fuori i Tedeschi!…» Le 19 février, contrairement aux prévisions de Metternich, l'émeute gagnait Parme, et Marie-Louise était réduite à s'enfuir à Casal-Maggiore. Cette nouvelle préoccupait vivement le cabinet autrichien. Or, le même jour, M. de Prokesch, ignorant les menées des bonapartistes, avait parlé à Metternich du désir exprimé par le duc de Reichstadt de courir au secours de sa mère. Il l'appuyait lui-même, en faisant valoir le mouvement naturel et généreux d'un fils. L'empereur François, lui aussi, n'avait pu cacher à Metternich combien une telle résolution l'avait touché. Le chancelier, ayant été obligé de combattre chez son souverain une sympathie très accentuée, avait cru trouver dans l'intervention subite de Prokesch une connexité voulue, une sorte de concert préparé à l'avance contre sa politique, ce qui était faux. Le 21 février, l'Empereur revit le duc de Reichstadt et le complimenta de nouveau sur son dévouement filial. Il se laissa même aller à exprimer encore une fois son manque de confiance dans la solidité du gouvernement de Louis-Philippe et à lui faire entrevoir sérieusement les plus hautes destinées. «L'Empereur, rapporte Prokesch, se plut à parler au jeune prince de la sensation que produirait, d'un bout à l'autre de la France, son apparition sur les frontières de ce pays.» Le jeune prince s'empressa de répéter ces paroles à son ami, et il ajouta que son grand-père s'était même écrié: «François, que n'as-tu quelques années de plus?» Ces confidences, ces réflexions excitaient cette jeune âme, mais la faisaient plier ensuite comme sous un écrasant fardeau[497]. Pour une nature aussi sensible, aussi délicate, c'était trop d'émotions. On allait bientôt s'en apercevoir.

Le maréchal Maison prévenait, le 21 février, son gouvernement de l'insurrection de Parme. Il donnait des éloges à la conduite de la duchesse et à la fermeté avec laquelle elle avait refusé de prêter l'oreille aux propositions de ses sujets insurgés. Les troubles de Modène, de Bologne, de Ferrare, de Parme inquiétaient le maréchal. Il voyait bien l'intérêt de Louis-Philippe à s'opposer à toute révolution et à s'entendre avec le cabinet de Vienne, pour empêcher le mouvement de s'étendre. Mais que deviendrait alors le principe sacré de non-intervention? La guerre lui paraissait donc le seul dénouement possible des questions qui venaient de compliquer la situation européenne. Quelques jours après, il parlait de la non-intervention à M. de Metternich, qui lui répondait nettement que, si la France posait ce principe d'une manière absolue, c'était, en effet, la guerre qu'elle allait déchaîner en Europe. Le maréchal Maison croyait pouvoir sortir des difficultés en proposant à l'Autriche de n'agir que momentanément sur le duché de Modène et de retirer ses troupes, dès que l'autorité du duc serait rétablie. Mais il ne hasardait cette proposition qu'à titre d'hypothèse. Ne croyant pas l'Autriche en état de faire utilement la guerre, il affirmait que le gouvernement français ferait respecter le principe de non-intervention partout où s'étendrait son influence. Metternich opposait à ces menaces la personnalité, redoutable pour la France, de Napoléon II. Il entrait avec Maison dans des détails confidentiels et peu rassurants, sur la part que la faction bonapartiste prenait aux affaires italiennes. «Il m'a dit, écrivait le maréchal à Sébastiani, qu'un homme, récemment parti de Paris pour Livourne, lui avait écrit de cette dernière ville une lettre dans laquelle cet individu lui annonçait qu'une légion de douze mille hommes allait être levée et organisée parmi les patriotes italiens; que le gouvernement autrichien ne devait point s'en alarmer, parce que le but de cet armement était dans les intérêts du petit-fils de l'Empereur et que l'expédition n'était dirigée que contre le gouvernement actuel de la France, où ce corps se porterait, dès qu'il se serait formé, pour y proclamer Napoléon II. Pour toute réponse, l'invitation avait été transmise au gouvernement toscan de faire arrêter le signataire de cette lettre, dans les papiers duquel on a trouvé, suivant M. de Metternich, tout le plan du mouvement contre notre gouvernement.» Le chancelier avait pris occasion d'inviter le maréchal Maison à appeler l'attention du cabinet des Tuileries «sur les intrigues buonapartistes tramées en France, et sur lesquelles il prétendait avoir des notions qui ne pouvaient laisser de doute sur leur existence». Il avait ajouté que, «quant à l'insurrection libérale italienne, il était évident à ses yeux qu'elle émanait de Paris et de ce qu'il appelle la faction; et, pour répondre aux doutes que j'élevais sur la vérité de ses moyens, il me dit qu'il en avait les preuves et qu'il me les fournirait en faisant imprimer des pièces irrécusables qu'il avait entre les mains[498]».

Le duc de Reichstadt ne pouvait se consoler du refus qu'on lui avait fait de le laisser aller au secours de sa mère à Parme. Il lui avait adressé une lettre pleine de cœur où il expliquait les motifs involontaires de son abstention. Il retourna auprès de son grand-père. Il insista, mais en vain. Jamais Prokesch ne l'avait vu si tourmenté. Des pleurs s'échappaient de ses yeux. Son ami, lui reprochant cette fièvre maladive, cette ardeur exagérée, l'invita à triompher de lui-même et à se remettre à ses études. «Le temps est trop court, répondit le jeune prince. Il marche trop rapidement pour le perdre en longs travaux préparatoires. Le moment de l'action n'est-il pas évidemment venu pour moi?» Il croyait, en effet, que l'heure était arrivée d'agir à tout prix. Il cherchait les moyens secrets de s'enfuir. Après l'échec de la tentative faite pour maintenir la branche aînée des Bourbons, le fils de l'Empereur n'offrait-il pas des garanties plus solides que le duc d'Orléans? Et, en admettant que les puissances se fussent trouvées dans la nécessité de faire à la Révolution cette concession, ne savaient-elles pas elles-mêmes que cette concession était vaine? Puis, de cette impatience d'agir au plus vite, le duc retombait aussitôt dans un découragement complet, une extraordinaire défiance de lui-même. Ces transitions si brusques de l'espérance à la désillusion, de la confiance à l'abandon, le rongeaient, le minaient. Il aurait tant voulu se faire connaître à tous, se révéler par des paroles et encore plus par des actes! Mais il était prisonnier. La moindre de ses démarches était surveillée et commentée. «J'avais le sentiment, dit Prokesch qui voyait juste, que l'espèce de séquestration dans laquelle le prince de Metternich, lié de son côté par les engagements contractés à l'égard des puissances, tenait le duc, devait causer à celui-ci un chagrin décevant et mortel.» La raison pour laquelle le chancelier n'avait pas voulu que le duc allât à Parme, c'est qu'il redoutait que sa seule apparition ne provoquât en sa faveur une manifestation immense. Les deux fils de Louis Bonaparte s'étaient déjà jetés dans la mêlée, c'est-à-dire dans l'insurrection des Romagnes. De nombreux partisans prêchaient et soutenaient partout la cause napoléonienne. Si le fils de Napoléon eût tiré l'épée, il eût été certainement proclamé empereur ou roi, sous le nom de Napoléon II.

Le 5 mars, Metternich, qui voulait enrayer à tout prix un mouvement dont il redoutait l'extension et les conséquences, dit au maréchal Maison que la France et l'Autriche pouvaient, si elles le voulaient, devenir «les médecins de l'Europe». Dissertant sur le caractère de la révolution italienne, il persistait à la présenter comme faite dans des vues bien plus bonapartistes que libérales. «Et, sur ce que je manifestais des doutes à cet égard, il reprit avec force qu'il s'étonnait que je voulusse contester une chose dont il avait les preuves les plus évidentes.» «Que direz-vous, poursuivit-il, lorsque vous saurez que les fils de Louis Bonaparte, appelés par les insurgés, se sont sauvés de Florence malgré les prières et les supplications de leurs parents, pour aller se mettre, à la tête du mouvement[499], et que nous avons ici des envoyés bolonais qui nous demandent de leur donner le duc de Reichstadt pour en faire un roi de Rome, ou de les réunir à la monarchie autrichienne?—Ici, déclarait Maison à Sébastiani, j'arrêtai le ministre pour lui dire que nous ne souffririons ni l'une ni l'autre de ces combinaisons.—Cela peut être, me dit-il, mais nous n'en voulons pas nous-mêmes. L'Empereur ne veut ni donner son petit-fils, ni s'agrandir aux dépens du Souverain Pontife; il ne désire que la paix et le maintien de ce qui est[500].» Une note, émanant de l'empereur d'Autriche et adressée au comte Appony, constate, à la date du 18 mars, que l'exemple de ce qui se passait alors en Belgique devait prouver à la France que, par la conduite de l'Autriche en Italie, le souverain rendait non seulement «le premier des services au repos du monde», mais un service très direct au roi Louis-Philippe[501]. Un émissaire de Joseph Bonaparte, le peintre Goubeaux, avait affirmé à Metternich, dès le mois de janvier 1831, que l'armée et le ministère français étaient décidés à agir en faveur du fils de Napoléon, et que si le duc se fût déclaré, c'en était fait de Louis-Philippe. Le commandant de Strasbourg l'eût aussitôt proclamé empereur. La mission de Goubeaux était d'enlever le prince et de le conduire en France. Traqué, serré de près par la police, il dut renoncer à son projet. Le chevalier de Prokesch était lui-même l'objet de défiances sévères. Il fut question un moment de l'envoyer en mission secrète auprès de Louis-Philippe, mais Metternich s'y opposa, de crainte qu'à Paris il ne travaillât dans les intérêts du duc de Reichstadt. Le chancelier en était si préoccupé qu'il n'avait consenti aux relations de Marmont avec le duc que dans l'espoir de voir le maréchal réagir contre une influence exclusive. Sans doute, Metternich avait vu jadis quelques avantages à laisser le duc aspirer à l'Empire, mais il avait pris des engagements rigoureux avec les alliés, et il devait les tenir. Il n'ignorait pas qu'on discutait ouvertement dans les salons de Vienne les chances du fils de Napoléon au trône; il faisait semblant de ne pas le savoir, parce que toutes ces combinaisons n'entraient pas dans sa politique.

On crut un moment que le duc de Reichstadt prendrait goût à la vie mondaine et à ses distractions. L'accueil qu'il avait reçu au bal de lord Cowley, à celui du prince de Metternich et dans d'autres réunions, était fait pour le charmer et l'encourager. «Sa tournure pleine de grâce, la beauté de ses traits, son esprit, l'aisance avec laquelle il s'exprimait, rapporte Prokesch, l'élégance de ses manières et de ses vêtements et, par-dessus tout, sa destinée attiraient à lui tous les cœurs.» Les femmes de la cour lui témoignaient une bienveillance particulière. On peut dire qu'il la méritait par sa courtoisie et sa distinction. Le duc avait remarqué entre autres une charmante comtesse, pleine d'esprit et de beauté. Elle l'avait un moment captivé, et il s'était fait son chevalier. Le comte Maurice Esterhazy, brillant secrétaire d'ambassade avec lequel il s'était lié, l'avait encouragé dans ses idées un peu romanesques. Une mission à Naples enleva bientôt le comte au duc de Reichstadt, ce qui les peina tous deux[502].

Le chevalier de Prokesch croyait que, dans la période orageuse de luttes et de déceptions où se trouvait alors le prince, rien de plus heureux n'aurait pu lui arriver qu'une liaison honorable avec une femme spirituelle et d'âme élevée. Mais il s'opposa à son inclination pour la belle comtesse, car il craignait que cette jeune femme, élevée dans les boudoirs et les salons luxueux du grand monde, «au lieu de donner au caractère du duc une trempe plus solide encore et de nourrir son esprit de glorieux projets, ne le fît descendre jusqu'à la médiocrité, cette rouille de l'existence…». Le prince se lassa vite de ce caprice et de cette liaison, qui se bornaient à des badinages dans les bals et les réunions. Elle ne donna lieu, de sa part, qu'à une petite escapade dont le but était de prouver qu'il pouvait à l'occasion tromper une étroite surveillance. Un soir, ayant pris un masque, il suivit secrètement, avec le comte Esterhazy masqué lui-même, la comtesse à laquelle il dévouait ses hommages. Lui et son compagnon pénétrèrent dans son hôtel, où se donnait précisément un bal travesti. Ils s'amusèrent à y prendre part, et, connus seulement de la maîtresse de la maison, ils demeurèrent pour tous les invités de véritables énigmes.

Le comte de Dietrichstein avait reçu, vers cette même époque, une lettre d'une jolie femme de la Cour, chanoinesse et d'origine polonaise, qui s'était fort éprise du duc de Reichstadt. Elle lui disait qu'elle voyait souvent, et avec un plaisir extrême, «un jeune homme auquel la nature semblait avoir empreint l'aristocratie du génie. Esprit, profondeur, finesse, raison, nobles sentiments, grâces extérieures, disait-elle, voilà plus de qualités qu'il n'en faut à un héros de roman!» Elle ajoutait seulement: «C'est un aigle élevé dans un poulailler», et, avec une ironie plus cruelle: «Au reste, on ne comprend pas les aigles dans le pays où vous êtes.» Elle appréciait sa réelle valeur: «Sa nature généreuse l'empêchera de ramper. Il peut vivre encore longtemps dans une cage, mais il ne se laissera jamais couper les ailes par qui que ce soit.» Le jeune prince n'eut jamais connaissance de cette lettre[503], et les gracieuses avances de la belle chanoinesse demeurèrent inaperçues de lui. M. de Prokesch, auquel le duc communiquait toutes ses impressions sur le monde et ses plaisirs, lui faisait d'ailleurs considérer que des préoccupations médiocres le détourneraient de ses devoirs et compromettraient son avenir. Il lui répétait que tout homme qui aspire à remplir dignement un rôle élevé doit commencer par se maîtriser lui-même. Et lui parlant le langage qui convenait à un prince, il résumait ainsi très heureusement son impression sur sa personne: «Il appartenait trop à l'histoire pour qu'il lui fût permis de faire du roman.» Le duc approuva son ami et l'écouta.

Voilà simplement à quoi se réduisent les aventures du duc de Reichstadt. Je n'ignore pas que d'autres bruits ont couru sur ce sujet et qu'on a prêté au jeune prince des romans bien étranges[504]. On s'est trompé. L'ambition, la gloire, telles ont été ses passions maîtresses. Ses goûts ardents pour les splendeurs du trône et pour l'honneur des armes ne lui laissaient guère le temps de songer à d'autres désirs. Son culte pour la mémoire d'un père dont il voulait consacrer le nom par ses propres exploits, le dédain des vulgarités et des banalités, enfin son amour pour l'étude et sa raison déjà mûre l'avaient heureusement préservé de la séduction et de l'ascendant des femmes frivoles.

CHAPITRE XVIII

LA MALADIE DU DUC DE REICHSTADT.

Malgré les énergiques déclarations de Maison et de Sébastiani, le gouvernement de Louis-Philippe n'avait pas maintenu sine quâ non le principe de non-intervention dans les affaires d'Italie. Les Autrichiens pénétrèrent dans les États pontificaux et dans le duché de Modène et réprimèrent les tentatives d'insurrection. Marie-Louise revint sans peine de Florence à Parme. Le mouvement qui aurait pu en Italie donner le pouvoir à Napoléon II avait complètement avorté. Cela n'empêchait pas M. de Metternich et certains de ses amis, comme M. de Dalberg, de blâmer énergiquement Louis-Philippe de préparer à son insu une restauration napoléonienne. Ainsi, le 12 avril 1831, M. de Dalberg reprochait à Casimir Périer de rétablir la statue de Napoléon sur la colonne Vendôme[505]. «Le parti bonapartiste, écrivait-il au prince de Talleyrand, dirigé par les républicains et les anarchistes, va prendre une nouvelle force. Il exigera la rentrée de toute la famille Bonaparte, et elle servira à des intrigues dont le gouvernement ne sera pas le maître…» Le duc de Dalberg déclarait que si Louis-Philippe avait maintenu le principe de non-intervention dans les affaires d'Italie, «le prince était prêt à se servir du duc de Reichstadt pour augmenter les dissensions en France. Prenez cela pour positif[506]». Le 3 mai, le duc de Dalberg était plus inquiet encore. Il affirmait que M. de Sémonville croyait «au rappel du petit aiglon, qui ne tiendra pas plus, à ce qu'il croit, mais qui laissera le champ libre à d'autres prétendants. J'ai la presque certitude, ajoutait-il, que pendant qu'on menaçait l'Autriche d'une guerre en Italie, le parti bonapartiste remuant avait obtenu des assurances de secours.» Étant données les relations de Dalberg et de Metternich, on peut croire maintenant que le chancelier était prêt à jouer sa carte sur Napoléon II et que le gouvernement de Louis-Philippe a risqué gros jeu. Le 10 mai, M. de Dalberg se montrait beaucoup plus pessimiste. «Le bonapartisme, assurait-il, est à présent la couleur sur laquelle on travaille. On s'en sert pour agir sur l'armée et sur les classes inférieures… Le gouvernement a tort de ne pas mieux éclairer l'opinion qu'elle ne l'est sur le régime impérial. Tout le monde se fait bonapartiste, parce que le Palais-Royal et sa camarilla n'ont des égards que pour ce parti. Il en résulte qu'il prend de la consistance. Mauguin disait, il y a quelques jours, à un homme de qui je le tiens: «Il nous faut un gouvernement provisoire et une régence au nom du duc de Reichstadt[507].» Le prince de Talleyrand, alors ambassadeur à Londres, témoignait de respectueux égards à la reine Hortense, qui était venue lui demander un passeport pour traverser la France. Il le disait en ces termes et avec ces réserves diplomatiques: «Si je crois maintenant, comme en 1814, la politique napoléonienne dangereuse pour mon pays, je ne peux pas oublier ce que je dois à l'empereur Napoléon, et c'est une raison suffisante pour témoigner toujours aux membres de sa famille un intérêt fondé sur la reconnaissance, mais qui ne peut avoir d'influence sur mes sentiments politiques[508].» Seize ans avaient paru dissiper les colères et les rancunes de Talleyrand, et c'est avec une douceur émue qu'il parlait aujourd'hui de sa reconnaissance envers Napoléon. Louis-Philippe, ainsi que plusieurs de ses partisans, n'étaient pas moins respectueux que lui d'une si grande mémoire. Et cela exaspérait M. de Dalberg, qui trouvait inexplicable le goût du Roi pour «ces gens», lui qui avait autrefois adulé l'Empereur comme le plus fervent de ses courtisans.

«Le bonapartisme si vivace en 1820 et 1821, dit M. Thureau-Dangin, qui a parfaitement élucidé ce point particulier[509], avait semblé s'assoupir vers la fin de la Restauration. Les journées de Juillet le réveillèrent, et l'on put se demander si la réapparition du drapeau tricolore ne serait pas le signal de sa revanche. Il ne se trouva pas, sans doute, assez organisé pour proposer son candidat au trône vacant; mais partout ce fut comme une efflorescence de napoléonisme. On crut pouvoir d'autant plus impunément le laisser se produire qu'aucun prétendant ne paraissait en mesure d'en recueillir immédiatement le profit. La littérature grande et petite cherchait là son inspiration, et Victor Hugo menait le chœur nombreux et bruyant de l'impérialisme poétique, pendant que Barbier demeurait à peu près seul à protester contre «l'idole». Il n'était pas de théâtre où l'on ne mît en scène Napoléon, à tous les âges et dans toutes les postures. Qui se fût promené dans Paris en regardant aux vitrines des marchands de gravures ou de statuettes, en feuilletant les brochures, en écoutant les chansons populaires ou les harangues de carrefour, eût pu supposer que la révolution de 1830 venait de restaurer la dynastie impériale… Dans cette effervescence bonapartiste, l'opposition vit comme une force sans emploi, dont elle crut habile de s'emparer. Elle s'en servit surtout dans les questions étrangères, ne fût-ce qu'en humiliant, par les souvenirs impériaux, les débuts nécessairement un peu timides de la nouvelle monarchie. Ses meneurs se réclamaient des Cent-jours, au moins autant que de 1789 et de 1792; et chez beaucoup d'entre eux, on serait embarrassé de dire ce qui prévalait, de la prétention libérale ou de la dévotion napoléonienne.» Les sentiments étaient les mêmes dans la presse. Une feuille qui avait pour gérant M. Antony Thouret, la Révolution, soutenait, comme la Tribune, la cause du fils de l'Empereur. «Elle demandait l'appel au peuple et déclarait que Napoléon II serait seul capable de donner les institutions républicaines promises dans le prétendu programme de l'Hôtel de ville.» Le duc de Reichstadt ignorait l'action des bonapartistes, car une surveillance rigoureuse empêchait, comme je l'ai dit, les bruits du dehors de parvenir jusqu'à lui. Les nouvelles de France surtout lui étaient cachées ou travesties. Le prince de Metternich, qui ne supportait qu'avec une impatience manifeste la présence de M. de Prokesch à Vienne et qui le soupçonnait d'exciter les désirs du jeune prince, le fit appeler un jour et lui apprit que l'Empereur tenait à lui confier une mission importante. Il s'agissait d'aller à Bologne auprès du cardinal Oppizoni, gouverneur pontifical, faire prévaloir l'influence et les volontés de l'Autriche. De son côté, Prokesch, qui endurait mal les défiances de Metternich au sujet de ses relations avec le fils de Napoléon, n'hésita pas à accepter cette mission temporaire, afin de prouver une fois de plus qu'il était dévoué à l'Empereur et à son pays. Il avertit son jeune ami de son prochain départ. Le duc lui écrivit une lettre touchante. Les épreuves et le malheur l'avaient réellement grandi et mûri. Ils lui avaient donné une dignité, un sérieux remarquables. Cette lettre, que je tiens à citer en entier, montrera combien le prince a été mal compris et mal jugé. Ce n'est point d'un cerveau atrophié que sortent des pensées aussi graves:

«Depuis le commencement de notre amitié, écrivait le duc à la date du 31 mars 1831, c'est aujourd'hui pour la première fois que nous nous séparons pour un temps considérable. Des jours riches en faits, pleins de grands événements, s'écouleront peut-être avant le moment où nous nous reverrons. Peut-être aussi, à mesure que je compterai les grains de mon sablier, l'avenir viendra-t-il m'inviter à remplir de plus lourds devoirs; peut-être encore les lois de l'honneur, la voix du destin exigeront-ils de moi le plus cruel des sacrifices en m'imposant de renoncer aux plus ardents désirs de ma jeunesse, au moment même où la probabilité de leur réalisation m'apparaissait parée des plus brillantes couleurs.» Mais, quelle que fût la situation que le sort lui réservait, le duc priait son ami de compter toujours sur lui, car la reconnaissance et l'affection l'attachaient à jamais à sa personne. «Le soin que vous avez pris de mon instruction militaire, la loyauté de vos conseils, la confiance que vous m'avez accordée, la sympathie qui existe entre nos caractères, vous seront un gage de ces sentiments.» Il lui offrait, à titre de souvenir, sa propre montre, où il avait fait graver son nom et la date du jour de l'envoi. «L'amitié ne regarde pas à la valeur matérielle d'un cadeau reçu en souvenir, mais uniquement à la valeur que lui donne le cœur. Prenez donc cette montre. C'est la première que j'ai portée; depuis six ans elle ne m'a jamais quitté. Puisse-t-elle marquer pour vous des heures bien heureuses! Puisse-t-elle bientôt vous indiquer le moment où sonnera l'heure de la gloire! Mais, en l'interrogeant, souvenez-vous que vous fûtes le premier qui m'ayez fait connaître le prix réel du temps et qui m'avez appris à savoir attendre.» Il lui parlait, en homme et en connaisseur, de sa mission à Bologne, où il s'agissait d'arrêter les mouvements séditieux qui devaient compromettre le repos de toute l'Italie. «Si je comprends bien l'objet de la mission que vous êtes appelé à remplir, il ne s'agit point ici d'un poste digne de vos capacités. Quoi qu'il en soit, pour vous qui connaissez les hommes et qui étudiez le monde, ce poste aura l'avantage de vous fournir les moyens de pénétrer la véritable nature de ces mouvements révolutionnaires et leur enchaînement, de juger des forces du pays dans l'avenir.» Le prince laissait entendre ainsi à Prokesch qu'il était bon de se renseigner sur les véritables aspirations de l'Italie et de savoir si réellement elle faisait appel au fils de Napoléon et si elle était capable de le soutenir. Il félicitait enfin son ami de fouler «ce sol classique, berceau d'une puissance et d'une grandeur presque uniques dans l'histoire». En traçant ces dernières lignes, il se souvenait d'avoir reçu et d'avoir porté seul le nom de roi de Rome… Enfin, il promettait à Prokesch d'écrire bientôt à sa mère avec tout l'enthousiasme et toute la chaleur qu'il avait su lui inspirer. Telle était cette lettre qui révèle la générosité et l'élévation de cette jeune et poétique nature. M. de Prokesch, en lui faisant de tristes adieux, lui offrit à son tour un fusil albanais que lui avait remis autrefois Ibrahim-Pacha. Le duc ne voulut pas demeurer en reste et donna encore à son ami un dessin de lui, un lavis au bistre, qui représentait fidèlement un des chevaux arabes de son père[510]. Les deux amis se séparèrent sans se promettre de s'écrire, car ils savaient qu'ils n'avaient pas besoin du lien fragile de la correspondance pour demeurer étroitement unis. M. de Prokesch quitta Vienne dans les premiers jours d'avril, laissant le duc dans un état de santé assez précaire.

Au mois de mai de l'année précédente, le docteur Malfatti, un des meilleurs médecins de Vienne, avait été appelé auprès du prince par le comte de Dietrichstein, qui s'inquiétait de sa croissance, de légers maux de gorge et d'une toux fréquente. Le docteur Staudenheim, qui l'avait soigné plusieurs fois, lui trouvait une prédisposition à la phtisie de la trachée artère. Le duc de Reichstadt n'avait point d'appétit; il mangeait peu et digérait difficilement. Comme le prince, ayant terminé son éducation, allait se consacrer à l'état militaire et avait obtenu de son grand-père l'autorisation de commander un régiment, le docteur Malfatti crut devoir prévenir François II et Marie-Louise des dangers auxquels le jeune homme allait s'exposer à cause des variations atmosphériques ou des efforts de voix nécessités par le service. Le rapport confidentiel remis à Sa Majesté constatait que, par suite d'une croissance extraordinaire et d'une disproportion remarquable dans le développement physique, le duc était dans un état général inquiétant, surtout à l'égard de la poitrine. Il fallait veiller au moindre accident, car toute maladie accessoire serait dangereuse, soit pour le présent, soit pour l'avenir. Le docteur conseillait donc au jeune malade d'éviter les grands efforts et particulièrement ceux de la voix, et de prendre garde aux refroidissements. Pour lui éviter tout péril, la vigilance devait être très grande, car sa nature ardente était naturellement difficile à modérer. L'Empereur tint compte des observations si judicieuses du docteur Malfatti et différa de six mois l'entrée au service militaire de son petit-fils. Grâce à des soins assidus et intelligents, les symptômes inquiétants disparurent, et l'hiver se passa sans accidents. Mais, au mois d'avril, le duc, se croyant guéri, demanda à accomplir ses devoirs militaires. L'Empereur eut tort d'accéder à sa demande, car le jeune lieutenant-colonel en abusa aussitôt.

Dès ce moment,—c'est le docteur Malfatti qui le rapporte,—il rejeta les conseils de l'art, et il se lança à corps perdu et comme un fou dans tous les exercices de guerre, s'imposant un labeur excessif. Plus d'une fois Malfatti le surprit à la caserne dans un état de fatigue extrême. Un jour, il le trouva étendu sur un canapé, exténué et presque défaillant. Comme il lui reprochait son imprudence: «J'en veux, dit le duc, à ce misérable corps qui ne peut pas suivre la volonté de mon âme!—Il est fâcheux, répliqua le docteur, que Votre Altesse n'ait pas la faculté de changer de corps comme elle change de chevaux quand elle les a fatigués; mais je vous en conjure, monseigneur, faites attention que vous avez une âme de fer dans un corps de cristal et que l'abus de la volonté peut vous être funeste.» Sa vie, comme le constatait Malfatti, était un véritable procédé de combustion. Le prince dormait à peine quatre heures; il ne mangeait presque pas. Il ne s'occupait que d'exercices militaires. Ses organes, sauf cérébraux, qui étaient sains et parfaitement développés, étaient comme frappés de caducité. Il maigrissait et son teint devenait livide. Il allait être atteint bientôt d'une forte fièvre catarrhale qui devait attrister ses parents et ses amis.

Le duc faisait partie du régiment hongrois de Giulay, en garnison à Vienne. Lieutenant-colonel, il dirigeait activement son bataillon à la caserne et au champ de manœuvres. M. de Prokesch s'étonnait que l'on ne s'inquiétât pas assez de sa santé précaire et que l'on ne remarquât pas que parfois, dans les commandements, sa voix affaiblie se brisait tout à coup[511]. Il est vrai qu'il n'était pas facile de faire plier la volonté de ce fougueux adolescent. «Il s'irritait contre sa constitution physique, voulait forcer son corps à lui obéir ni plus ni moins que les chevaux qu'il domptait pendant les exercices d'équitation, auxquels il donnait par jour plusieurs heures.» Aussi l'influence que le jeune commandant exerçait sur ses soldats était-elle surprenante. Le capitaine de Moll a raconté plus tard au chevalier de Prokesch que, passant un jour en revue son bataillon, «l'air profondément grave de ses traits juvéniles et son attitude martiale firent une si puissante impression sur les troupes, accoutumées cependant à un silence complet, à une immobilité absolue, qu'elles éclatèrent en acclamations bruyantes et prolongées». Ce fut sa première et en même temps sa dernière joie militaire. La fièvre le prit au mois d'août et préoccupa tellement Malfatti qu'il en fit un nouveau rapport à l'Empereur. À ce moment même le choléra régnait à Vienne, et, dans la situation critique du prince, la moindre atteinte du mal pouvait le tuer. Ne craignant rien pour lui et d'une bravoure à toute épreuve, le duc de Reichstadt ne voulait pas s'éloigner de la caserne, lorsque François II, cédant enfin aux avertissements du docteur, lui intima l'ordre de se rendre immédiatement à Schœnbrunn. Le duc s'inclina, obéit, mais en s'éloignant dit à Malfatti avec colère: «C'est donc vous qui me mettez aux arrêts!» Ce repos obligatoire lui fit cependant le plus grand bien. Ses forces se rétablirent au bout de deux mois. Il retrouva l'appétit et le sommeil. Il reconnut lui-même que le docteur avait eu raison de lui imposer ce régime, et il alla l'en remercier à Hietzing, où il demeurait, le priant gracieusement d'oublier un moment de rancune. Malfatti aimait à causer avec lui. Il l'observait, il étudiait ce jeune prince si intéressant. Il avait découvert en lui, comme trait caractéristique, une aptitude singulière à sonder le cœur de l'homme et à en faire jaillir la vérité, grâce à d'habiles questions.

L'exactitude de ses jugements sur des personnes qui avaient cependant grand soin de dissimuler leur caractère était merveilleuse. Le docteur Malfatti avait en outre constaté de l'analogie entre son organisation physique et son organisation morale: d'une part, sa charpente osseuse était encore soumise à une maladie de l'adolescence, tandis que ses organes cérébraux avaient acquis la régularité et le développement d'un homme remarquablement constitué; d'autre part, ses joies et ses désirs participaient aux joies et aux désirs de la jeunesse, tandis que ses observations, faites avec froideur et désillusion, étaient plutôt d'un âge mûr. Ces dispositions constituaient un dualisme très marqué[512].

Le docteur et le prince s'entretenaient souvent de littérature. D'un naturel porté à la mélancolie, le duc de Reichstadt avait beaucoup de goût pour les œuvres de Byron. Il n'avait d'ailleurs pas oublié son fameux dithyrambe sur la Mort de Napoléon. «Il y a dans ce grand poète, disait-il, un profond mystère, quelque chose de ténébreux qui répond aux dispositions de mon âme. Ma pensée se plaît à s'identifier avec la sienne.» Malfatti admirait, lui aussi, ce génie, mais il lui trouvait trop de doute et de désespoir. Il considérait que Lamartine avait mieux jugé l'homme et sa destinée et que, dans son Épître à Byron, le poète français avait montré la beauté des plans divins, la grandeur de leurs mystères, la nécessité de la souffrance. Il avait détruit les paradoxes du poète anglais et dissipé tout ce que son désespoir offrait d'artificiel et d'ambitieux. Il avait regardé l'œuvre de Dieu et en offrait reconnu l'immensité sublime. Le duc demanda les poésies de Lamartine, qu'il ne connaissait pas. Il les lut et les admira. Il voulut même devant Malfatti relire l'épître à lord Byron, mais lorsqu'il arriva au célèbre passage:

Courage, enfant déchu d'une race divine…

sa voix s'altéra et il s'émut… Malfatti l'encouragea cependant à se nourrir de ces pensées grandioses et à élever son âme au contact de pareilles œuvres.

Le duc aimait aussi à lire les chants d'Ossian, surtout par respect pour la mémoire de son père, qui avait un culte pour le barde écossais. Il se plaisait également dans la lecture du Tasse et savait par cœur des fragments de la Jérusalem délivrée. Son précepteur, Mathieu Collin, l'avait initié aux beautés des tragiques français et allemands. Le prince appréciait en connaisseur le mâle génie de Corneille et les vers harmonieux de Racine. Il affectionnait surtout la tragédie d'Andromaque, se rappelant combien son père avait redouté pour lui le triste sort d'Astyanax. Le duc savait que l'Europe avait peur de lui, et que plus d'un prince daignait conspirer la mort d'un enfant. Il trouvait une allusion vivante dans ce passage:

     Oui, les Grecs sur le fils persécutent le père.
     Il a par trop de sang acheté leur colère!

Il cherchait en vain auprès de lui une mère, glorieuse du passé et soucieuse de ses destinées futures; il ne relisait pas sans la plus vive émotion les vers où Andromaque rappelle la dernière prière du héros qui lui laissait son fils pour gage de sa foi et la suppliait de montrer à cet enfant à quel point elle chérissait son père… Ces rapprochements saisissants s'imposaient d'eux-mêmes à son esprit.

Ce qu'il tenait à trouver dans les œuvres placées sous ses yeux, c'était tout ce qui se rapportait directement ou indirectement à son état, à sa situation. Il était le premier à faire naître les allusions et à les rechercher. Il avait cru un moment qu'il serait roi des Belges, car toute autre destinée que celle d'un monarque lui semblait indigne du fils de Napoléon. Des enthousiastes avaient songé à lui. Son nom, comme je l'ai rappelé plus haut, avait été prononcé en France, en Autriche et ailleurs. Mais le gouvernement de Juillet était disposé à la guerre plutôt que d'accepter ce jeune prince comme roi des Belges. «Nous ne souffrirons jamais, avait dit Casimir Périer, qu'un membre de la famille Bonaparte règne aux portes de la France, ni que Bruxelles soit un foyer de révolution.» La conférence de Londres, admise par l'Angleterre, l'Autriche et la Russie, devait, après bien des vicissitudes, dénouer une situation tendue, apaiser les menaces d'une guerre qui aurait embrasé l'Europe, détruire les intrigues de certains agitateurs en rapport avec les bonapartistes de Paris, écarter le choix du prince d'Orange que soutenait le tsar en raison de sa parenté avec ce prince, amener la séparation définitive de la Belgique d'avec la Hollande, grâce à l'habileté de Talleyrand, qui négocia malgré les difficultés incessantes amenées par le parti révolutionnaire, si bien qu'à tout instant on lui demandait: «Votre gouvernement existe-t-il encore à l'heure qu'il est[513]?» Enfin le Congrès belge, qui avait d'abord élu le duc de Nemours, ce qui constituait une nouvelle menace de guerre, choisit, après le refus de Louis-Philippe, le prince Léopold de Saxe-Cobourg. Pour diminuer les regrets de ceux qui auraient voulu le duc de Nemours, le prince épousa la fille aînée du roi des Français, celui que M. de Dalberg appelait insolemment «le roi du jacobinisme». C'en était fait de l'une des plus chères illusions du duc de Reichstadt. Les manifestations parisiennes que relève encore à cette époque M. Thureau-Dangin[514] n'aboutirent à aucun résultat sérieux. «Le 9 mai 1831, les républicains avaient organisé un banquet aux Vendanges de Bourgogne, pour célébrer le récent acquittement de Godefroy Cavaignac et de ses amis. Le repas terminé, les convives se dirigèrent processionnellement, au chant de la Marseillaise, vers la place Vendôme, entourèrent la colonne et se livrèrent, en l'honneur du grand homme, à des danses patriotiques accompagnées de chants séditieux. C'était, pour eux, un lieu habituel de pèlerinage. Quelques jours auparavant, le 5 mai, anniversaire de la mort de l'Empereur, la grille et la base du monument avaient été surchargées de couronnes; le gouvernement les ayant fait enlever, à cause des attroupements qui en résultaient, il y eut une tentative d'émeute où l'on acclama la République, tout en distribuant des portraits du duc de Reichstadt. Lors des émeutes de septembre, après la chute de Varsovie, on criait: «Vive l'Empereur!» en même temps que: «Vive la République!» et «Vive la Pologne!» Plusieurs chefs du parti républicain s'entendaient avec Joseph Bonaparte pour entamer une lutte commune contre la monarchie de Juillet. Le nom de Napoléon II n'était en réalité qu'un prétexte à émeutes, et le duc de Reichstadt ne s'y trompait pas. Mais il ne voulait pas devoir son élévation à des mouvements révolutionnaires.

Un poète, dont le nom commençait à devenir célèbre, avait foi dans l'avenir du fils de Napoléon. Il écrivait, à cette époque, à Joseph Bonaparte, qui s'était mis en relation avec lui par l'entremise d'un sieur Poinnet, une lettre qui mérite d'être reproduite ici[515]:

«SIRE,

«Votre lettre m'a profondément touché. Je manque d'expressions pour remercier Votre Majesté. Je n'ai pas oublié, Sire, que mon père a été votre ami. C'est aussi le mot dont il se servait. J'ai été pénétré de reconnaissance et de joie en le retrouvant sous la plume de votre Majesté. J'ai vu M. Poinnet. Il m'a paru, en effet, un homme de réelle distinction. Au reste, Sire, vous êtes et vous avez toujours été bon juge. J'ai causé à cœur ouvert avec M. Poinnet. Il vous dira mes espérances, mes vœux, toute ma pensée. Je crois qu'il y a dans l'avenir des événements certains, calculables, nécessaires, que la destinée amènerait à elle seule; mais il est bon quelquefois que la main de l'homme aide un peu la force des choses. La Providence a d'ordinaire le pas lent. On peut le hâter. C'est parce que je suis dévoué à la France, dévoué à la liberté, que j'ai foi en l'avenir de votre royal neveu. Il peut servir grandement la patrie. S'il donnait, comme je n'en doute pas, toutes les garanties nécessaires aux idées d'émancipation, de progrès et de liberté, personne ne se rallierait à cet ordre de choses nouveau plus cordialement et plus ardemment que moi; et, avec moi, Sire, j'oserais m'en faire garant en son nom, toute la jeunesse de la France, qui vénère le nom de l'Empereur, et sur laquelle, tout obscur que je suis, j'ai peut-être quelque influence. C'est sur la jeunesse qu'il faudrait s'appuyer maintenant, Sire. Les anciens hommes de l'Empire ont été ingrats ou sont usés. La jeunesse fait tout aujourd'hui en France. Elle porte en elle l'avenir du pays, et elle le sait. Je recevrai avec reconnaissance les documents précieux que Votre Majesté a l'intention de me faire remettre par M. Presle. Je crois que Votre Majesté peut immensément pour le fils de l'Empereur…»

Le poète savait que le roi Joseph aimait et cultivait les lettres, et il estimait son suffrage glorieux. Aussi lui adressait-il son dernier volume où se trouvait le nom de l'Empereur. «Je le mets partout, disait-il, parce que je le vois partout. Si Votre Majesté m'a fait l'honneur de lire ce que j'ai publié jusqu'ici, elle a pu remarquer qu'à chacun de mes ouvrages mon admiration pour son illustre frère est de plus en plus profonde, de plus en plus sentie, de plus en plus dégagée de l'alliage royaliste de mes premières années. Comptez sur moi, Sire; le peu que je puis, je le ferai pour l'héritier du plus grand nom qui soit au monde. Je crois qu'il peut sauver la France. Je le dirai, je l'écrirai, et, s'il plaît à Dieu, je l'imprimerai… 6 septembre 1831.—Victor HUGO.» Mais l'influence du poète, si grande qu'elle fût déjà, ne parvint pas à déterminer une manifestation en faveur de Napoléon II. Cette lettre ne fut qu'un beau morceau de plus pour la littérature épistolaire.

Le duc de Reichstadt s'était retiré à Schœnbrunn, où il occupait les chambres qui donnent à l'ouest sur le parc. C'est là que M. de Prokesch, après sa courte mission à Bologne, vint le retrouver. Le prince lui parut avoir assez bonne mine et un aspect plus calme. Devant les désillusions de tout genre, ses ardeurs avaient quelque peu diminué. En Pologne, l'insurrection n'était plus qu'une sédition; en Belgique, la monarchie était faite; en Italie, les sociétés secrètes seules s'agitaient encore, mais avec des intentions plus révolutionnaires que napoléoniennes[516]. L'Autriche s'était rapprochée de la France, et le général comte Sébastiani avait accepté la convention qui ramenait au pied de paix les forces militaires des cinq grandes puissances. Le principe de non-intervention, qui avait tant inquiété Metternich, était lui-même abandonné, quoiqu'il eût suffi pour dissiper toute inquiétude de le manier habilement, ainsi que l'avait proposé Talleyrand à Casimir Périer: «Le principe de non-intervention n'est plus qu'une absurdité quand on le regarde comme absolu… Ce principe est un moyen pour l'esprit. C'est à lui à l'écarter ou à l'appliquer[517].» Donc le régime de la monarchie de Juillet, contrairement à toutes les prévisions, s'affermissait. Metternich seul était d'un avis contraire, car, le 14 octobre 1831, il prédisait encore la chute prochaine de Louis-Philippe et la monarchie de Henri V.

Le duc de Reichstadt revit son ami avec joie. Il lui parla aussitôt de ses pensées, de ses travaux, de ses observations sur les choses et sur les hommes. Le lendemain,—c'était le 2 octobre,—il lui écrivit une longue lettre qui montrera une fois de plus ce qu'était cette jeune et haute intelligence. Le prince dépeignait d'abord à M. de Prokesch le plaisir qu'il avait eu à le revoir et son étonnement en constatant l'étendue de l'influence qu'il avait su prendre sur lui. «Que de choses, disait-il, traversent mon cerveau par rapport à ma situation, à la politique, à l'histoire, à notre grande science militaire qui consolide ou détruit les États, à tant de choses qui auraient tant besoin de vos lumières, de vos connaissances, de vos conseils et de votre jugement pour atteindre leur complet développement! Que d'idées se pressent dans mon esprit!…» Il voulait les refouler, mais à un ami comme lui qui n'en blâmait pas la hardiesse, il aimait à les faire connaître. «Durant votre absence, continuait-il, deux sujets m'ont occupé de préférence. L'un, c'est l'examen de l'état politique de l'Europe et des mesures qu'on aurait pu mettre en œuvre dans les conditions actuelles. Le bon sens du commun des mortels en général doit être satisfait de la façon dont les choses ont été conduites. Mais c'est là une mesure qui ne m'inspire que de la méfiance quand mon regard se porte vers l'avenir, et je suis plus que jamais animé de la conviction que l'ordre véritable qui repose sur la sécurité de la propriété et du commerce ne saurait être trop tôt obtenu, fût-ce même au prix des plus grands sacrifices. Le second objet de mes méditations a été la religion, mais ce point demande trop de temps pour le traiter ici.» Prokesch lui répondit aussitôt qu'il avait ressenti le même plaisir à le revoir. Au contact de son amitié si ardente, son cœur sentait refleurir sa jeunesse et renaître sa confiance. «La Providence, disait-il gravement, pour laquelle il n'y a pas de hasard, en faisant précisément que nous nous soyons rencontrés, a peut-être en vue un but grand et glorieux. Puisse-t-il en être ainsi et puissions-nous nous trouver prêts! Le nombre des hommes qui ont été choisis pour parcourir le rude sentier de l'action n'est pas considérable. Chez vous, prince, la naissance, le sort, les qualités, l'initiative naturelle, la force de la volonté, en un mot le cœur et la tête font voir que vous êtes marqué de ce sceau de prédestination.» Il examinait ensuite les deux sujets dont parlait le duc de Reichstadt, c'est-à-dire l'état politique de l'Europe et la question religieuse. Il le voyait sur le chemin qui lui permettait de se rendre compte de l'un et de l'autre. Il l'invitait seulement à se demander dans quelle mesure il était possible de faire application du vrai, de rechercher «quelle proportion d'alliage le pur argent de la vérité exigeait pour pouvoir être frappé et avoir cours».

Le lendemain, Prokesch et son jeune ami s'entretinrent du grave sujet de la religion. La nature sérieuse du prince le portait à en parler. «Il avait été élevé dans les principes de la foi catholique la plus orthodoxe, observait scrupuleusement les pratiques du culte, ne tournait jamais en ridicule ni les cérémonies ni les doctrines religieuses. Il témoignait, au contraire, un grand respect pour les unes et les autres, ce qui prouvait la maturité de son jugement.» Les sophismes de quelques ouvrages, la conduite de quelques personnes avaient pu inspirer parfois à son esprit certains doutes, mais ceux qui l'ont connu ont tous attesté que son âme était demeurée entièrement religieuse. S'il parlait parfois de ces doutes, c'était en homme qui veut les combattre et les dissiper. «Je ne puis nier, disait-il à Prokesch, que l'hypocrisie de ceux dont les actions s'accordent si mal avec l'esprit de la religion, n'ait été souvent pour moi une source de pensées affligeantes, mais, d'un autre côté, je suis d'avis que la religion est notre bâton de pèlerin et que nous ne pouvons nous appuyer sur un soutien plus solide dans notre marche à travers la nuit de cette vie terrestre.» Prokesch avait publié une relation de son voyage en Terre sainte. Le duc de Reichstadt en parlait volontiers, et alors ce cœur si ferme semblait «un métal en fusion et devenu malléable contre sa nature». Il disait à son ami qu'il partageait l'avis de son père, qui avait hautement proclamé que la religion était la base indispensable de tout édifice social. «Ce qui est aussi nécessaire à la société humaine, ajoutait-il, ne saurait être en dehors de la vérité. Ceci a parlé à ma raison… J'ai compris, j'ai senti tout ce qu'il y avait de sublime dans la religion pouvant seule éclairer la marche de l'homme au milieu des incertitudes et des ténèbres qui l'entourent.» Prokesch était profondément ému de ce qu'il entendait. «La chaleur extraordinaire de son langage, avoua-t-il plus tard à M. de Montbel, qui le questionnait ardemment à ce sujet, m'avait électrisé. Je lisais dans cette âme vivement exaltée toute cette force surnaturelle qui, sans doute, l'a soutenue dans sa longue agonie. Peu communicatif de sa nature, ne voulant pas surtout se montrer faible au moment de ses plus grandes souffrances, alors qu'il voyait approcher son dernier jour, il se sera réfugié dans l'intimité de sa pensée religieuse, comme dans le sein d'un ami.»

Prokesch méditait les paroles graves prononcées avec tant de conviction par le jeune prince, lorsque le duc de Reichstadt se leva précipitamment, courut à sa bibliothèque, en tira un petit livre, détacha la première page et la lui présenta, disant avec une grande affection: «Vous allez juger de tout le prix que j'attache à cette heure—et il souligna ces mots d'un air solennel—par le souvenir que je veux vous en laisser.» Prokesch prit la page. Elle avait été placée en tête des Saintes Harmonies d'Albach. On y lisait de la main de l'Empereur: «Dieu veuille, en toute grave circonstance de ta vie, dans toutes les luttes, t'accorder lumière et force. C'est là le vœu de tes aïeux qui te chérissent. François.» Et l'Impératrice avait mis son nom «Augusta» à-côté de celui de l'Empereur. Ces lignes qui avaient pour lui un prix inestimable, le duc les offrit à son ami. «Que ce que j'avais de plus cher, dit-il, reste entre vos mains comme un monument de celui de mes entretiens qui, à mes yeux, a le plus d'importance…» Heureux les hommes qui font naître de telles amitiés et qui obtiennent des marques de confiance et d'affection aussi précieuses!… Le chevalier de Prokesch recevait, en cet instant si grave, un souvenir doublement sacré et par les circonstances dans lesquelles il était offert et par les paroles qui l'avaient précédé et accompagné. C'était comme le testament mystique d'une jeune âme qui se sent prête à quitter la terre, mais qui veut auparavant laisser une parcelle d'elle-même au plus fidèle et au plus sûr de ses amis.

Dans ses confidences intimes à Prokesch, le duc de Reichstadt lui avoua «avec une noble candeur comment, de toutes les femmes qu'il avait rencontrées dans le monde, aucune n'avait fixé son attention au delà d'une journée, aucune n'avait touché son cœur, ni même parlé à son imagination juvénile». Il confiait toutes ses impressions à son ami «avec le ton de la plus pure innocence[518]». L'un des fils de Neipperg, issu du premier mariage du comte, avait voulu le mettre en relation avec une artiste du théâtre de la Cour, une jeune et belle personne d'une réputation irréprochable. Mais cette artiste eut tort de le recevoir comme si elle se fût attendue à sa visite. Il s'offensa de cette confiance exagérée en soi-même et ne retourna plus la voir. «La malveillance cynique d'un monde qui, du portrait du fils du grand Empereur, faisait dans ses moindres traits une caricature, a exploité aussi à cet égard la crédulité publique et poussé la fausseté jusqu'à attribuer sa mort prématurée à ses prétendues relations amoureuses. Comme si les soucis de son existence n'eussent pas suffi à alimenter le feu cruel qui le consumait[519]!…» On avait répandu également le bruit qu'il fréquentait la célèbre danseuse Fanny Essler, qui avait débuté, à quinze ans, sur le théâtre An der Wien. Le duc ne lui avait jamais dit un mot. Ce qui avait donné naissance à ce bruit, c'est que le chasseur du duc était venu parfois dans l'hôtel de Fanny Essler[520]. Mais ce qu'on ne savait pas à Vienne, ou ce que peu de personnes savaient, c'est que Prokesch se rencontrait parfois avec Gentz dans cet hôtel et que le chasseur, sûr de l'y trouver, lui apportait là les invitations du duc à venir le voir[521]. Aussi Prokesch a-t-il pu affirmer hautement que le prince était «de mœurs vraiment honnêtes», et que ses goûts et ses pensées graves ne laissaient point de place aux frivolités.

La maladie, dont le duc de Reichstadt se sentait déjà sérieusement atteint, lui donnait des abattements fréquents. Il paraissait découragé, attristé. M. de Prokesch s'ingéniait à le ranimer, à réveiller son intérêt sur les grandes questions. Il lui conseillait la confiance en lui-même et dans les autres. Il l'invitait à réfléchir sur ses qualités, sur ses défauts et à se bien juger pour se rendre meilleur. Le duc lui répondait par ce billet: «Votre aimable lettre d'hier matin m'a indiqué un excellent moyen d'acquérir peu à peu une grande puissance sur moi et de prendre l'habitude de suivre les conseils d'autrui. La connaissance exacte de soi-même, des motifs qui vous guident et des résultats que l'on attend, est la meilleure règle pour la réalisation de certaines idées qui, sans cela, sont comme les enfants qui, après une parturition pénible, viennent au monde sans vie. Création du cerveau, il manque à ces idées la force vitale nécessaire qu'elles ne peuvent recevoir que de leur application aux objets extérieurs. On apprend ainsi à accepter de lourdes obligations et à supporter des critiques sévères, sans cependant entreprendre l'impossible. Pour le travail auquel vous me conviez, ami, il faut du temps, et la voix intérieure, qui doit jouer le principal rôle dans mes occupations futures, me dit que ce temps me manque le plus souvent dans mes nombreuses entreprises. Si vous pouviez venir aujourd'hui à une heure et demie, ou ce soir à six heures, vous seriez le plus aimable des hommes (9 octobre 1831)[522].» Un autre jour, M. de Prokesch lui adressait un discours de M. Thiers sur la pairie, et il l'engageait à lui indiquer ses réflexions à ce sujet. «Merci pour l'envoi de votre intéressant journal, répondait le duc à la date du 13 octobre. Les raisons démonstratives de M. Thiers sur la noblesse sont concluantes, parce qu'elles sont puisées dans le cœur humain, et justifiées par l'histoire, parce qu'elles reposent sur certaines qualités qui dirigent les actions de l'homme social. Mais, en ce qui concerne la pairie, l'orateur ne me semble pas spécifier suffisamment son but particulier, et ses arguments en faveur de l'hérédité ne me paraissent pas toujours à l'épreuve de la contradiction. Avec mes meilleurs souhaits du soir, je demeure pour toujours votre véritable ami[523].»

On s'apercevait bien que le jeune prince n'avait plus la même vitalité, le même enthousiasme. Une à une, ses illusions et ses espérances disparaissaient. Il restait en face d'une réalité sombre, d'un avenir sans issue. À part M. de Prokesch et son grand-père, il n'avait personne pour faire un échange intéressant d'idées. Aussi lui prit-il envie parfois de s'enfuir secrètement de Vienne et d'apparaître tout à coup en France; mais ce n'était là qu'un caprice aussitôt évanoui, car il sentait les liens de la captivité se resserrer plus étroits que jamais autour de lui. Il savait, d'ailleurs, que personne ne le suivrait dans cette fuite et que nulle puissance en Europe ne lui donnerait le moindre appui. Aussi, de mélancolique était-il devenu irritable; la vie, avec les maux physiques et les souffrances morales qui l'accompagnent, commençait à lui peser. Il s'était réinstallé à la Hofburg, à Vienne, pour y passer l'hiver au milieu de ses livres et des écrits publiés sur son père. Il restait là souvent silencieux, les yeux fixés sur le portrait de Napoléon, tête expressive et soucieuse que Gérard a peinte dans les derniers jours de l'Empire, et dont le caractère grave s'harmonisait tant avec ses pensées. Il se levait parfois pour regarder dans la grande cour d'honneur l'arrivée ou le départ de la garde montante, et les airs de la musique militaire, les drapeaux et la parade distrayaient un peu son esprit chagrin. Mais, à l'idée qu'il était éloigné de son régiment et qu'il ne le reverrait peut-être jamais, il était repris de ses amertumes et de ses profondes tristesses[524].

La duchesse de Parme s'était remise de ses émotions. L'insurrection qui avait troublé ses États était heureusement terminée. Tout en se préoccupant du choléra et de ses horribles ravages à Vienne, tout en manifestant «les plus cruelles angoisses» pour les siens et pour son fils, elle demeurait paisiblement à Parme, occupée à de grandes promenades à pied ou à cheval qui lui faisaient grand bien. Elle s'inquiétait peu d'une maladie dont le docteur Malfatti lui avait pourtant montré la gravité dans son rapport du 15 juillet 1830. Une véritable mère eût pris peur et serait venue s'installer auprès de son fils, pour lui prodiguer des soins qu'elle seule sait donner et qui semblent à l'enfant qui les reçoit, les plus efficaces et les plus doux. Elle eût pu recueillir ses tristes confidences, calmer ses amertumes, atténuer ses déceptions. Mais non, le fils de Napoléon était abandonné à lui-même et à sa pénible destinée. Il se voyait un perpétuel objet d'inquiétude pour l'Autriche et pour la France. Suivant avec attention les débats politiques de son pays, il constatait qu'on s'occupait autant de lui que du monarque récemment détrôné.

Ainsi, au mois de mars 1831, le député Baude avait demandé à la Chambre le bannissement de Charles X et de sa famille. Son collègue Marchal voulait que l'article 91 du Code pénal, c'est-à-dire la peine de mort visée par la loi du 12 juin 1816, fût appliqué à Charles X et à ses descendants, en cas de retour en France, comme cela avait été décrété contre Napoléon et les siens. Isambert désirait, au contraire, que cette loi fût abrogée. On ne tint pas compte de la proposition d'Isambert ni de celle de Marchal, et la loi de bannissement fut votée le 24 mars. Deux jours après, le député Gaëtan Murat revenait à la charge et réclamait encore une fois le retrait de la loi de 1816. M. Agier appuyait sa proposition, mais il croyait devoir signaler l'existence d'un parti qui se rattachait à l'un des membres de la famille Bonaparte et qui se masquait derrière les républicains qui cherchaient un dictateur. Il attaquait les hommes insensés qui ne remarquaient point que Napoléon ne tenait point sa puissance de son nom, mais de son génie et de ses hauts faits d'armes. «Ils ne réfléchissent pas, disait-il, que le maître qu'ils iraient mendier à la cour de Vienne ne pourrait franchir nos frontières, puisqu'il ne pourrait y arriver qu'escorté par les baïonnettes autrichiennes, qui se sont si souvent abaissées devant celles de nos soldats comme devant l'épée de son père.» (Vive sensation.) Et voulant rassurer la majorité, Agier s'empressait de déclarer que les Français, satisfaits de la monarchie constitutionnelle, repousseraient toujours le despotisme. Après cette courte discussion, la Chambre prit à l'unanimité, moins une voix, la proposition en considération. Le 14 avril, M. Abbatucci déposa un rapport qui concluait à l'adoption définitive de cette proposition, laquelle supprimait la disposition relative à l'application de la peine de mort aux membres de la famille Bonaparte qui reparaîtraient en France, puisqu'on ne l'avait pas votée pour Charles X et les siens.

Dans la nouvelle Chambre, élue le 6 juillet 1831, M. de Briqueville, député de la Manche, proposa, le 14 septembre, d'autres mesures de bannissement et de confiscation contre la famille de Bourbon. La prise en considération en fut votée le 17 septembre, moins les voix de Berryer et de Laugier de Chartrouse. Le rapport de M. Amilhau, à la date du 24 octobre, tendait au vote de cette proposition, qui par l'article 1er édictait le bannissement de Charles X et de ses descendants et qui, par l'article 2, appliquait la même mesure aux ascendants et descendants de Napoléon[525]. Les quatre autres articles étaient relatifs à la vente obligatoire des biens de ces deux familles. La discussion en commença le 15 novembre 1831 et donna lieu à d'intéressants débats qui se prolongèrent jusqu'en mars 1832. À la Chambre des députés, les orateurs qui se succédèrent à la tribune furent nombreux et ardents. M. Pagès releva une curieuse contradiction entre les mesures de proscription et certaines autres, qui avaient un caractère bien différent. «Vous avez revendiqué les cendres de Napoléon, disait-il, vous voulez relever ce colosse sur la colonne de la place Vendôme. Pouvez-vous, en même temps, livrer sa race au bannissement?» De son côté, Portalis s'étonnait que l'on confondît dans les mêmes proscriptions la famille de Bonaparte et celle des Bourbons. Quel était donc le Bonaparte qui avait porté les armes contre la France?… Il rappelait les victoires de Napoléon et l'humiliation de l'Europe. «Et quand je parle de Napoléon, s'empressait-il d'ajouter, ce n'est pas que je pense à son fils. Napoléon, comme tous les grands capitaines, n'a eu de véritable postérité que ses victoires. C'est ainsi qu'Épaminondas se vantait de n'avoir que deux filles: Leuctres et Mantinée.» M. de Martignac, dans une admirable harangue, une des plus belles qu'il eût jamais improvisées, faisait comprendre, lui aussi, l'inutilité des proscriptions: «En 1814, n'avons-nous pas vu la dynastie de Napoléon, forte de jeunesse, brillante d'alliances, éclatante de victoires, fondée à perpétuité au nom de la religion et par les mains de son ministre, disparaître en un jour, en présence de l'ancienne race qui paraissait oubliée par la génération contemporaine?» Il ajoutait aussitôt: «En 1815, n'avons-nous pas vu la tête de Napoléon, mise à prix, reparaître ceinte de la couronne impériale? Et ces mêmes Bourbons, bannis à perpétuité à la même époque, ne sont-ils pas rentrés quelques jours après dans le palais de leurs ancêtres?…» Il condamnait ainsi toutes les proscriptions: «Quand la loi ordonne et que l'honneur défend, en France c'est toujours la loi qui succombe.»

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