Le Roi de Rome (1811-1832)
CHAPITRE X
NAPOLÉON ET LA DUCHESSE DE PARME.
Louis XVIII était rentré à Paris le 8 juillet, après avoir reçu au château d'Arnouville, près Saint-Denis, les serments de Fouché, serments de fidélité et de dévouement à la monarchie légitime et à sa personne royale. Il avait confié la présidence du nouveau ministère au prince de Talleyrand, qu'il n'aimait pas plus que Fouché. Il acceptait provisoirement le concours de ces deux hommes, parce qu'il ne pouvait faire autrement; mais il était décidé à la première occasion à s'en débarrasser avec empressement. Cette occasion devait bientôt s'offrir. Le ministère, qui comptait orienter la monarchie avec une politique nouvelle et gouverner la France en maître après avoir réduit à néant les prétentions bonapartistes, allait disparaître dès la reprise des négociations diplomatiques, car il n'avait aucune autorité à l'intérieur et aucune influence à l'étranger. Les mêmes qui avaient contribué à le faire arriver étaient les mêmes qui réclamaient déjà son départ. Il s'agissait, en attendant, de faire sortir Napoléon du territoire français. L'empereur d'Autriche, qui aurait pu dire un mot en sa faveur, se garda bien d'intercéder. Il ne pensait guère davantage au roi de Rome et se souciait peu de soutenir le moindre de ses droits. Gentz s'en étonnait lui-même: «Quand on pense, écrivait-il alors, à quelle hauteur l'Autriche pourrait s'élever en embrassant fortement les intérêts du fils de Napoléon, on est sans doute étonné (la postérité le sera bien plus encore) qu'une résolution pareille ne se trouve même pas comptée aujourd'hui parmi les chances probables, à peine parmi les chances possibles!» Gentz constatait que l'Autriche sacrifiait son intérêt particulier à celui de ses alliés et même à l'opinion publique. François II n'avait pas en effet compris le profit qu'il eût pu tirer de la situation. «Les considérations personnelles ont peu de pouvoir sur lui, disait Gentz, et l'idée de séparer sa politique de celle des autres Cours lui répugnerait absolument[260].» L'empereur d'Autriche avait fini par accepter le retour des Bourbons, quoique son allié Alexandre les aimât si peu «que si l'on pouvait lui proposer un moyen terme entre Louis XVIII et Napoléon II, je ne doute pas, affirmait encore Gentz, qu'il ne le saisisse avec empressement». Voilà ce qu'écrivait l'intime conseiller de Metternich au moment de la seconde Restauration, ce qui démontre nettement que l'adhésion de l'Europe au retour de la monarchie légitime était loin d'être unanime, sans doute parce que l'Europe redoutait que Louis XVIII fît trop d'opposition à ses secrets desseins contre la France.
On sait comment Napoléon, s'étant rendu compte qu'il lui était désormais impossible de s'échapper, décida de se rendre à un peuple qu'il appelait le plus constant et le plus généreux de ses ennemis[261], et comment à Plymouth il apprit qu'on le considérait comme prisonnier de guerre. Par le protocole du 28 juillet 1815, les alliés déclaraient que ce que la Grande-Bretagne se chargerait de faire à l'égard de Napoléon «lui donnerait de nouveaux titres à la reconnaissance de l'Europe[262]». Cinq jours après, les représentants des quatre grandes puissances laissaient la garde de l'Empereur, le choix de sa détention et les mesures à prendre au gouvernement britannique. Puis Hardenberg, Nesselrode, Castlereagh et Metternich informaient le prince de Talleyrand que ce gouvernement invitait les grandes puissances à envoyer un commissaire à Sainte-Hélène, lieu définitivement adopté pour y garder Napoléon[263]. Les alliés avaient cru le dérober à la vue du monde en l'exilant à deux mille lieues de sa patrie, sur un îlot perdu au sein de l'Océan. C'était le mettre, au contraire, sur un sommet qui allait attirer tous les regards. «Aigle, s'est écrié Chateaubriand, on lui donna un rocher d'où il était vu de toute la terre.» Et cette fois Lamartine a pu dire avec raison: «La Providence lui avait accordé la dernière faveur qu'elle puisse faire à un grand homme: celle d'avoir un intervalle de paix entre sa vie et sa mort, de se recueillir dans la satisfaction et le repentir de ses actes, et de jouir, dans ce lointain qui donne leur vraie perspective aux choses humaines, du regard, de l'admiration et de la pitié de la postérité. Ni Alexandre ni César n'obtinrent de leur fortune ce don suprême des dieux. Que les insensés plaignent un pareil sort! Les hommes religieux de tous les cultes et les hommes qui auront dans l'âme l'instinct de la vraie gloire dans tous les siècles, y reconnaîtront une faveur du Ciel.»
Marie-Louise apprend cet exil meurtrier, et elle ne proteste pas. On est en droit de se demander si elle ne fut pas satisfaite en secret d'un éloignement qui la laissait libre de vivre ouvertement avec l'homme qu'elle avait choisi et auquel elle devait s'unir six ans après. Le prince de Metternich s'était contenté de l'aviser ainsi le 13 août: «Napoléon est à bord du Northumberland et en route pour Sainte-Hélène…». Quant à l'Empereur, qui ne veut pas douter de la fidélité et de l'attachement de Marie-Louise, il dira dans son testament «qu'il a toujours eu à se louer de sa très chère épouse, qu'il lui conserve jusqu'au dernier moment les plus tendres sentiments et la prie de veiller pour garantir son fils des embûches qui environnent encore son enfance[264]». Or, depuis le premier jour de l'an 1815, Marie-Louise n'avait point écrit à Napoléon, et cependant elle lui avait promis de lui donner souvent des nouvelles d'elle-même et de son enfant. Mais elle ne se rappelait plus les adieux de l'Empereur et ses derniers conseils. Elle avait intérêt à tout oublier.
La haine de Fouché poursuivait aussi bien la famille de Napoléon que Napoléon lui-même. Dans son rapport au Roi sur la situation de la France, il écrivait qu'il fallait éloigner les frères de Napoléon. «Sans être d'aucun danger personnel, de fausses espérances pourraient survenir et les engager à servir d'instruments aux autres. Le chef de cette famille, disait-il, survivra peut-être à son abdication. Il a d'ailleurs un fils, et s'il a manqué quelque développement aux déclarations des puissances, il pourrait paraître nécessaire de les rendre maintenant explicites.» Que voulait-il encore? On va le savoir. Dans une séance tenue le 27 août par les ministres des Cours alliées, il fut convenu qu'on exigerait des personnes auxquelles il serait accordé asile dans les États alliés, une soumission conforme au formulaire ci-après: «Le soussigné… déclare que son désir est de rentrer en… et que désirant obtenir à cet effet l'agrément de Sa Majesté, il s'engage à s'établir dans la partie des domaines de Sa Majesté qui lui sera assignée et de se conformer en tous points aux lois et règlements en vigueur pour les étrangers dans les États… et en particulier à ceux que Sa Majesté pourrait ordonner d'appliquer plus particulièrement aux individus compris dans la liste susdite qui réclament l'hospitalité dans l'Empire[265].» Quels étaient «ces individus»? Une liste annexée au procès-verbal des conférences des ministres réunis nous les nomme. Ce sont: Mme Lætitia Bonaparte, Marie-Louise et son fils, Joseph, Lucien, Louis et Jérôme Bonaparte, leurs femmes et leurs enfants, Élise et Pauline Bonaparte avec leurs maris et leurs enfants, le cardinal Fesch, le prince Eugène, sa femme et ses enfants, Hortense et ses enfants[266]. Ainsi, au premier rang de ces individus qui doivent se conformer aux lois et règlements de police en vigueur pour les étrangers, Hardenberg, Castlereagh, Nesselrode et Metternich ont placé l'impératrice Marie-Louise et le roi de Rome!… Nous sommes loin du traité de Fontainebleau et des engagements solennels pris par les alliés. Comment le prince de Metternich n'a-t-il pas eu honte d'adhérer à un tel protocole et de traiter ainsi la fille et le petit-fils de son maître?… Qu'on ne s'étonne donc pas si le prince de Talleyrand, président du conseil, remercie deux jours après, le 29 août, les ministres des quatre Cours alliées des mesures prises par eux à l'égard de la famille Bonaparte, aussi bien qu'à l'égard des Français proscrits par l'ordonnance du 24 juillet. Il applaudissait «à la sagesse de ces mesures». Il ne soulevait qu'une objection. La destination affectée à Lucien Bonaparte—c'était la ville de Rome—lui semblait le laisser trop en dehors de la surveillance nécessitée par le rôle qu'il était venu jouer récemment en France[267]. Le 1er septembre, les ministres alliés se hâtèrent de répondre que le gouvernement romain se chargeait de surveiller attentivement Lucien et sa famille.
On n'osa pas cependant demander à Marie-Louise de signer le formulaire de résidence pour elle et pour son fils. Il est probable que l'empereur d'Autriche, ayant eu connaissance des résolutions prises le 27 août, se porta garant pour sa fille et son petit-fils auprès d'un ministre trop zélé. Seulement on exigea autre chose. Si le Moniteur du 28 septembre est exactement renseigné, Marie-Louise aurait signé à Schœnbrunn un acte formel par lequel elle renonçait, pour sa personne et pour celle de son fils, au titre de Majesté et à toute prétention sur la couronne de France. Il ne lui était plus permis de prendre désormais que les titres d'archiduchesse d'Autriche et de duchesse de Parme. Il est vrai que M. de Bausset conteste ce fait[268]. Mais sa relation est d'une telle partialité en faveur de Marie-Louise qu'elle laisse subsister quelques doutes. L'ex-Impératrice a bien pu, avec sa faiblesse native, céder aux exigences nouvelles qu'on lui imposait, puisqu'elle avait couru, pour ainsi dire, au-devant des premières[269]. Quant au prince de Metternich, il témoignait une sorte d'indifférence pour Marie-Louise et son fils. Quelquefois seulement, et par occasion, il affectait un peu de bienveillance. «Le prince, écrivait Pozzo di Borgo à Nesselrode, le 5 octobre, varie ses discours selon le désir de ceux qui l'écoutent. Il fréquente et ne décourage nullement ceux qui lui parlent des intérêts du roi de Rome…» Or, Metternich considérait cet enfant comme un otage mis entre les mains de l'Autriche par les alliés. Il avait déjà la ferme volonté de se servir du jeune prince comme d'un épouvantail et de l'opposer, suivant les circonstances, au gouvernement actuel de la France et à celui qui lui succéderait.
Le petit roi de Rome, qui avait perdu son cher Méneval et sa bonne «maman Quiou», n'avait plus autour de lui d'autres visages amis que ceux de Mme Soufflot, la sous-gouvernante, Fanny sa fille, et Mme Marchand, la mère du premier valet de chambre de l'Empereur. Celle-ci veillait sur sa nuit et sur son réveil. Elle avait pour le jeune enfant des soins maternels et lui faisait réciter assidûment ses prières. Les dames Soufflot cultivaient avec soin l'esprit du roi de Rome, lui faisant la lecture, l'intéressant par d'aimables récits, répondant avec patience à ses questions multipliées. Ces personnes si bienveillantes et si délicates, si aimées par l'enfant impérial, devaient le quitter sous peu, car l'Autriche soupçonneuse ne voulait plus de Français autour d'un prince aussi français[270].
Le 30 juin de cette même année, l'empereur d'Autriche avait confié l'éducation supérieure de son petit-fils au comte Maurice de Dietrichstein, d'une famille illustre qui comptait parmi ses aïeux un prince de l'Empire. Le comte Maurice, qui s'était fait remarquer par sa bravoure dans les campagnes de la Révolution, avait depuis cultivé avec talent les lettres et les arts. Il était d'un caractère affable et bon, un peu timide, mais ayant plus «de moyens» que ne lui en prête Gentz, dont la plume méchante n'épargne habituellement personne. Il n'avait nullement l'intention de faire languir son élève dans la médiocrité; il sut, au contraire, gagner son affection par sa bonté et son zèle. Il eut pour adjoint le capitaine Foresti, originaire du Tyrol, qui était un officier de mérite, instruit surtout dans les sciences mathématiques, parlant très couramment le français et l'italien. Il n'est pas vrai, comme l'a voulu établir une légende accréditée par le poète Barthélémy, qu'on ait cherché à oblitérer l'intelligence du jeune prince, car les résultats de cette éducation ont prouvé tout le contraire. On avait même commencé ses études un peu plus tôt que celle des archiducs, qui ne se faisaient qu'à partir de la cinquième année[271]. Toutefois, il est certain que le roi de Rome ne fut pas élevé à la française et qu'on chercha même à diminuer chez lui les instincts de naissance et de race pour lui inculquer autant que possible des manières et des goûts allemands. Mais la nature fut plus forte que les éducateurs. On n'y parvint pas, et, comme la suite des événements le prouvera, le fils de Napoléon est resté, ainsi que le voulait son père, un prince français[272].
Le capitaine Foresti atteste que son élève était d'une grâce et d'une gentillesse parfaites. «Il parlait déjà facilement, dit-il, et avec cet accent particulier aux habitants de Paris. Nous prenions plaisir à l'entendre exprimer, dans le langage naïf de son âge, des pensées, des observations d'une extrême justesse.» Quand on voulut lui apprendre la langue allemande, il opposa aux leçons une résistance qui dura longtemps, comme s'il eût eu l'instinct qu'on voulût lui faire perdre ainsi sa qualité de Français. À force de patience, on arriva à vaincre cette résistance. Il dédommagea ses précepteurs dans ses autres études par sa facilité, son intelligence et son esprit ingénieux. «Il y avait dans cette jeune tête, rapporte Foresti, une faculté logique très intéressante à observer.» Sa nature, si expansive et si joyeuse au début, était devenue presque mélancolique, mais son caractère était resté résolu. S'il obéissait par conviction, il commençait d'abord par résister. Il n'était point démonstratif et semblait, au contraire, très réservé, ce qui pour les malveillants faisait croire à une sorte de dissimulation. Foresti remarque qu'il pensait beaucoup plus qu'il ne voulait dire. Comment en eût-il été autrement? Le malheur avait aiguisé, affiné ses facultés. Le roi de Rome avait vu écarter de lui, et sans motifs sérieux, tous ceux qu'il aimait. Il se défiait des nouveaux maîtres qu'on lui imposait. Ce ne fut qu'après avoir étudié attentivement son entourage que cet enfant si précoce lui manifesta quelque confiance. La bonté et la franchise étaient, d'ailleurs, spontanées chez lui. S'il avait reçu un blâme de ses maîtres, s'il avait témoigné quelque colère, il était le premier à leur tendre la main et à les prier d'oublier ses torts. Un caractère aussi aimable eût mérité les attentions vigilantes de Marie-Louise. On comprend quelle joie eût éprouvée un tel enfant à vivre intimement avec sa mère, à recevoir d'elle ces premières leçons, si douces et si charmantes, qui laissent sur la vie tout entière une impression ineffaçable. Pendant quelque temps, Marie-Louise vint s'informer des dispositions de son fils, lui donner quelques éloges et parfois quelques petites réprimandes, puis, lasse de tant d'efforts, elle cessa bientôt de s'occuper de ses études. Cependant, chaque fois qu'il pouvait voir sa mère, l'enfant lui prodiguait ses caresses. Elle les lui rendait bien, mais on la voyait absorbée par une pensée plus instante: le retour du comte de Neipperg. Enfin, lorsque celui-ci revint d'Italie à la date du 12 décembre, elle manifesta une joie surprenante. Elle avait retrouvé «un de ses bons amis», écrivait-elle à la comtesse de Crenneville; et elle ajoutait: «Ils sont bien rares dans ce monde pour moi!» La question du duché de Parme était aussi l'une de ses plus vives préoccupations. Elle comptait se rendre bientôt dans ses possessions. Il est vrai qu'elle déguisait son ambition sous le prétexte de rendre service à son enfant. «Je serai obligée, disait-elle, de laisser ici ce que j'ai de plus cher au monde, mais je m'armerai de courage, et l'idée que ce voyage sera nécessaire à ses intérêts m'en donnera.» Or, les intérêts du roi de Rome étaient si peu en cause, que l'enfant devait rester jusqu'en 1818 sans avoir de situation définitive. On l'appelait officiellement le prince de Parme, sans être assuré que ce nom lui resterait. Sa malheureuse destinée était livrée au caprice des hommes et des événements.
* * * * *
Pendant ce temps, où en était la France? Quelle était la conduite des alliés qui avaient solennellement juré que leurs hostilités étaient dirigées contre le seul Napoléon?… Les alliés traitaient la France et la royauté en ennemies, comme si l'Empereur eût été encore là. Ils avaient exigé le licenciement de l'armée et le châtiment de ceux qu'ils appelaient les complices du 20 mars, alors que les Cent-jours avaient été la conséquence inévitable des fautes de la première Restauration. Ils intervenaient à tout moment dans les affaires intérieures de la France, manifestaient des exigences incroyables, commettaient toute sorte de vexations. Ils osaient demander la cession de l'Alsace, de la Lorraine, de la Flandre, de l'Artois, de la Savoie et des places frontières avec une écrasante indemnité de guerre. Il fallut que le prince de Talleyrand, qui avait brouillé Louis XVIII et Alexandre, cédât la place au duc de Richelieu pour que la Russie consentît à s'interposer et obtînt des conditions moins cruelles, quoique très rigoureuses encore[273]. Quelques jours auparavant, le duc d'Otrante, qui n'avait plus la moindre autorité dans le conseil et que l'on avait cessé de craindre, avait dû se retirer avec l'apparence d'une mission diplomatique qui se convertira bientôt en exil. Voilà à quoi devaient aboutir tant de machinations et tant d'intrigues!… Les deux complices, arrivés en même temps, s'en allaient congédiés presque à la même heure. Le duc de Richelieu acceptait la lourde responsabilité du traité de Paris, mais aucun diplomate n'eût obtenu des conditions meilleures. Le patriotisme et le dévouement du ministre et du Roi triomphèrent d'une situation effroyable, compliquée par l'attitude inouïe des puissances qui, oubliant volontairement la parole donnée les 13 et 25 mars 1815, traitaient la France et la monarchie légitime en vaincues et se moquaient «de la prétendue inviolabilité du territoire français». Ainsi, lorsque l'objet de la haine des souverains, l'empereur Napoléon, était exilé à deux mille lieues de son pays et gardé à vue par des soldats vigilants et un gouverneur impitoyable, lorsque le prince impérial était à la merci de l'Autriche qui comptait, grâce à la faiblesse et à l'abandon de sa mère, en faire un prince étranger et lui enlever tout espoir de monter sur un trône, lorsque les Français étaient dans l'impuissance absolue de reprendre leurs guerres et leurs conquêtes, les alliés n'en dévoilaient pas moins leurs anciens et véritables desseins: enlever à la France ses dernières ressources et l'annihiler pour jamais. Mais une sorte de terreur ou de remords viendra troubler les appétits de l'Europe. Tant que le fils de Napoléon vivra, elle ressentira une inquiétude indicible. Elle craindra qu'arrivé à l'âge viril, le jeune prince ne comprenne la force et la puissance de son nom. Elle craindra qu'il n'obtienne tout à coup l'appui d'audacieux partisans et qu'il ne profite du premier mouvement en France pour saisir le pouvoir et déchirer les odieux traités de 1814 et de 1815. Aussi ne faut-il pas s'étonner que l'Europe se soit préoccupée autant de Schœnbrunn que de Sainte-Hélène.
Parmi les précepteurs du roi de Rome figurait Mathieu Collin, le frère du poète autrichien Henri Collin. C'était un écrivain de valeur qui s'était adonné à la littérature et à la composition dramatique. Son esprit et sa moralité l'avaient fait appeler auprès des archiduchesses Clémentine, Léopoldine et Caroline pour leur donner quelques leçons littéraires. Il voulut bien s'occuper de l'éducation du petit prince et s'y adonna avec zèle. D'un caractère affectueux et complaisant, il parvint à gagner en peu de temps la confiance du roi de Rome. Entre les leçons, il s'amusait avec lui dans un bosquet voisin de la Gloriette, ce portique laid et prétentieux qui domine le parc de Schœnbrunn. Ils jouaient tous deux à «Robinson Crusoë», creusaient une caverne et fabriquaient de petits ustensiles ingénieux. C'était avec ce mélange de gravité et de gaieté qu'on pouvait plaire à cet enfant. «Près d'accomplir sa cinquième année, écrit Gentz le 26 février 1816, il est rempli de charmes et de grâce, mais rien moins que facile à traiter, puisqu'à beaucoup d'esprit naturel il réunit une aversion pour tout ce qui est contrainte et assujettissement. Cet enfant qui, avec une éducation d'un genre élevé, deviendrait peut-être un homme remarquable, est naturellement condamné à languir dans la médiocrité[274].» Gentz n'était pas juste. L'éducation qu'on donnait au roi de Rome était la même que celle des archiducs. Quant à la destinée que Gentz lui prédisait, ce ne devait pas être la faute de ses maîtres. Si elle a été obscure, c'est parce que Metternich l'a voulu ainsi, en interdisant au fils de Napoléon toute ambition royale ou impériale. Gentz est plus exact lorsqu'il fait de cet enfant un objet d'alarmes et de terreurs pour la plupart des cabinets européens. «Il faut avoir assisté, dit-il, aux discussions politiques de l'été dernier pour savoir à quel point le nom de ce pauvre enfant agite et effraye les ministres les plus éclairés et tout ce qu'ils voudraient inventer ou proposer pour faire oublier jusqu'à son existence[275]!…» François II croyait devoir employer tous les moyens pour mettre fin à tant d'alarmes. Ainsi, il exigeait que le roi de Rome ne vît plus les personnes qui avaient pris part à sa première éducation. Gentz va jusqu'à dire qu'on aurait voulu faire oublier à l'enfant la langue française et ne lui laisser d'autre idiome que l'allemand. Gentz exagérait, mais c'était de bonne foi. Il s'étonnait d'un tel régime, et il formulait à cet égard des critiques fort sévères. «Si la maison d'Autriche avait pris l'engagement sacré, non pas seulement de combattre la dynastie de Napoléon, mais encore de calmer quiconque en Europe pourrait s'inquiéter de son nom ou de son ombre, on n'aurait pas pu adopter un système plus conséquent.» Il trouvait que le gouvernement autrichien n'était pas juste. «Il serait sans doute déloyal d'offrir cet enfant aux yeux des contemporains comme un épouvantail, ou comme point d'appui dans quelque grand revirement de l'avenir; une pareille conduite ne serait pas digne d'une grande puissance. Mais il y a une mesure en tout.» Gentz s'étonnait de la simplicité du cabinet autrichien et de son manque d'habileté. «Lorsqu'on entend encore parler bien souvent de la politique machiavélique de la cour de Vienne et de son égoïsme profondément calculé, de ses arrière-pensées, etc., on n'a qu'à s'arrêter sur ce seul objet pour juger ses accusateurs. Si l'empereur de Russie, ajoutait-il, avait pu marier une de ses sœurs à Napoléon, j'aurais été curieux de voir s'il eût sacrifié les intérêts de sa famille avec la même facilité, la même candeur que François II; et cependant pour toute récompense on nous a fait entendre plus d'une fois, l'été passé, combien l'Autriche était intéressée à détruire les soupçons que l'opinion publique ne cessait de nourrir sur notre compte.» En résumé, le confident de Metternich critiquait l'incapacité du ministère autrichien et le peu de profondeur de sa politique. Il affirmait que des bruits, «sortis d'une source supérieure», couraient sur une prétendue renonciation du titre d'Impératrice, faite solennellement à Schœnbrunn par Marie-Louise. «Par un autre trait de condescendance pour les prétentions peu généreuses de nos amis, disait-il encore, on va sacrifier le titre d'Impératrice que l'archiduchesse ne pouvait perdre d'après aucun principe du droit public et qui lui avait été confirmé par la convention de Fontainebleau. On lui laissera toutefois par courtoisie le titre de Majesté. Cependant, comme ce serait encore trop aux yeux des autres cours qui ont très souvent critiqué ce dernier reste de splendeur, on a déclaré qu'elle quitterait même la Majesté, si la reine d'Estrurie veut y renoncer à son tour[276]…»
Le chevalier de Los Rios, chargé d'affaires de France à Vienne, informait, le 28 février, le duc de Richelieu que François II avait prescrit à sa fille de se rendre à Vérone le 18 mars. Il l'avait invitée en outre à ne garder à son service que les Français qui lui seraient absolument indispensables. «Elle en a renvoyé, dit Los Rios, une trentaine sur cinquante, y compris le marquis de Bausset, qu'elle a nommé grand maître honoraire de sa maison.» Or, peu de temps auparavant, le marquis de Bausset avait informé le chevalier de Los Rios qu'il tenait à sa qualité de Français et qu'il ambitionnait d'être compté au nombre des plus fidèles sujets de Louis XVIII. «Si mon séjour hors de France, avait-il dit, et les fonctions que je remplis ici n'avaient pas l'extrême approbation du Roi, je puis vous assurer qu'aucune considération ne saurait me retenir.» Il lui avait été répondu par l'ambassade française que le Roi ne voyait aucun inconvénient à ce qu'il demeurât auprès de l'archiduchesse, et que même il lui en octroyait la permission[277]. Et tout à coup, c'était l'empereur d'Autriche qui exigeait le départ de l'inoffensif Bausset, tant ce monarque avait peur de la moindre influence française[278]. Il est vrai qu'il nommait presque en même temps le comte de Neipperg chevalier d'honneur de sa fille, en lui donnant la mission de l'accompagner à Parme. Quant au roi de Rome, on avait décidé qu'il ne quitterait pas Vienne ou Schœnbrunn. Sa berceuse, Mme Marchand, venait de recevoir l'ordre de se retirer. Ainsi cette femme dévouée, qui avait veillé le prince depuis sa naissance, qui passait toutes les nuits dans sa chambre et recevait le matin ses premières caresses, qui était chargée du soin de le vêtir et qui lui faisait répéter ses prières en y mêlant, elle aussi, le nom de son père,—cette personne si modeste et si simple était devenue suspecte à son tour[279]! Dès son départ, le capitaine Foresti vint coucher dans la chambre de l'enfant impérial. «La première fois, je craignis qu'à son réveil, rapporte Foresti, il ne se livrât au vif chagrin de l'enfance en ne retrouvant plus près de lui celle qu'il était accoutumé de revoir chaque matin. En s'éveillant, il s'adressa à moi sans hésiter et me dit, avec un calme étonnant pour son âge: «Monsieur de Foresti, je voudrais me lever.»
Déjà cette jeune nature se formait aux épreuves et prenait de l'empire sur elle-même. Ce n'est pas que le roi de Rome fût indifférent au départ de Mme Marchand; mais après l'avoir pleurée, il se rappela les conseils qu'elle lui avait donnés de se montrer courageux, et il tint à y être fidèle. Voici quelques mots de lui qui prouveront combien il pensait à sa situation et combien il était instruit du passé. La première fois qu'il vit le prince de Ligne, il demanda le rang de ce seigneur. «C'est un maréchal, lui répondit-on.—Est-il un de ceux, dit-il aussitôt, qui ont abandonné mon père?…» Une autre fois, jouant avec un jeune archiduc, il dit tout à coup: «Quand je serai grand, je prendrai mon sabre et j'irai délivrer mon père qu'ils retiennent en prison!…» Et en parlant ainsi, il agitait avec force un petit sabre que lui avait donné son grand-père. Le 7 mars, l'archiduchesse Marie-Louise partit pour Parme avec le comte de Neipperg et une suite nombreuse d'Autrichiens et d'Italiens. Elle passa par Vérone, où l'attendait une réception assez surprenante. Ayant l'intention d'assister à une représentation au théâtre de cette ville, elle fit retenir une loge sous un nom supposé et crut qu'elle pourrait garder ainsi un strict incognito. «Malgré ces précautions, écrit le consul de Livourne, elle fut reconnue et l'on commença à crier: Vive l'Impératrice Marie-Louise! Vive Napoléon II!» Ces cris devinrent unanimes et se prolongèrent avec un enthousiasme qui tenait de la fureur. L'archiduchesse en fut effrayée. Elle s'empressa de quitter le théâtre en toute hâte. Les spectateurs sortirent aussitôt et l'accompagnèrent jusque chez elle, avec les mêmes ovations. Les troupes autrichiennes prirent les armes, et diverses arrestations eurent lieu. Ces incidents devaient, quelques mois après, se reproduire à Bologne.
Le 15 mars, le baron de Vincent informait le duc de Richelieu que S. M. l'empereur d'Autriche, «voulant donner une nouvelle preuve de l'intérêt qu'il portait au maintien de l'ordre de choses si heureusement établi en France, en prévenant les conjectures que pourrait rencontrer la malveillance», avait cru devoir, au moment où S. M. l'impératrice Marie-Louise se disposait à se rendre à Parme, «lui proposer de quitter le titre impérial[280]. Marie-Louise consentit en effet à prendre le titre suivant: «S. M. la princesse impériale, archiduchesse d'Autriche, Marie-Louise, duchesse de Parme, Plaisance et Guastalla[281].» Le titre de «Majesté» effarouchait encore plus d'un esprit en France. Aussi la dépêche de Vincent ajoute-t-elle: «L'archiduchesse se serait même prêtée à renoncer pour elle au titre de Majesté, s'il n'avait été conservé à l'infante Marie-Louise (la reine d'Étrurie), qui se trouve dans une situation absolument semblable[282]…» Le baron de Vincent faisait valoir la concession de François II comme une nouvelle preuve de sa sollicitude à s'occuper d'assurer la paix en Europe. Louis XVIII se déclara vivement touché des motifs qui avaient porté l'empereur d'Autriche à provoquer lui-même cette détermination… Le petit roi de Rome allait provisoirement garder le nom de prince de Parme avec le titre d'Altesse Sérénissime. Quelques jours après, le 24 mars, le prince de Metternich écrivait au comte de Neipperg qu'il avait remis à l'empereur d'Autriche une lettre où Neipperg mentionnait les difficultés qui s'élevaient au sujet du cérémonial à observer pour l'entrée solennelle de la duchesse de Parme dans sa capitale. Metternich faisait observer que si la princesse, par des considérations particulières, avait renoncé au port du titre impérial, elle avait conservé toutefois celui de Majesté, ce qui lui en donnait les prérogatives et lui assurait la préséance sur le cardinal Gazelli.
Au mois d'avril, Marie-Louise, entourée du comte Magawli, de la comtesse de Scarampi et du général comte de Neipperg, entre dans la capitale de son nouveau duché. Elle va entendre aussitôt le Te Deum à la cathédrale, puis prend possession du palais ducal. La petite cour de Parme était composée de dames du palais et de chambellans. Il y avait cercle tous les soirs. On y donnait quelques divertissements. Parfois la duchesse faisait apporter le portrait de son fils, l'admirait et laissait croire que le petit prince viendrait à Parme avant six mois. «Les amis de l'ordre, dit la dépêche qui relate ce fait, se persuadent volontiers que cette promesse ne se réalisera pas. Ce serait une démarche impolitique et dangereuse, vu la mauvaise disposition des esprits en Italie.» On faisait ainsi allusion à l'incident du théâtre de Vérone. Mais on ajoutait: «On a cru s'apercevoir que le général comte de Neipperg et la comtesse de Scarampi, grande maîtresse, sont placés auprès de la princesse pour l'aider de leurs conseils et empêcher qu'on ne puisse lui en donner de contraires à ses intérêts ou à leurs instructions.» C'étaient comme deux geôliers qu'on lui avait imposés, car la dépêche dit encore: «Ces deux surveillants ne la quittent pas et ne permettent que qui que ce soit puisse l'entretenir en particulier[283].» Un autre détail prouvera à quel point la duchesse était surveillée. «Son appartement (celui de M. de Neipperg) n'est séparé de celui de la princesse que par la chambre d'une demoiselle de compagnie qui est arrivée avec elle… Le soir, lorsque tout le monde est retiré, le général de Neipperg ferme les portes de cet appartement et en retire les clefs.» Telle était la mission d'un général autrichien. Neipperg l'avait prise au sérieux. Il ne permettait pas qu'aucun mémoire fût remis à sa souveraine ou que personne lui parlât, même lors des présentations, sans qu'il fût à ses côtés. Ce que l'Autriche redoutait par-dessus tout, c'était le réveil des espérances impériales. Des poèmes en l'honneur de Napoléon ayant paru à Parme, Metternich s'inquiéta. Il écrivit à Neipperg, le 25 juin, de prendre garde à certains passages dont la tendance ne pouvait être que nuisible à l'opinion, parce qu'ils contribuaient à «nourrir des espérances sur un ordre de choses devenu incompatible avec celui qui existe actuellement en Europe[284]». Il lui faisait remarquer que la cour de Parme pourrait, en tolérant de pareils écrits, s'exposer à des complications pénibles «avec les gouvernements intéressés à effacer jusqu'au souvenir de cette époque trop mémorable». On ne pouvait être plus dévoué à la monarchie légitime. Metternich avait d'ailleurs une crainte affreuse de tout ce qui était bonapartiste. Ainsi, ayant appris que la princesse Borghèse allait séjourner quelques semaines aux bains de Lucques, il informait Neipperg de cette nouvelle et l'invitait à faire en sorte que Marie-Louise évitât de voir cette personne, «même insignifiante», et se refusât au désir d'une audience de sa part.
Mais la duchesse de Parme n'était pas plus empressée de voir la princesse Borghèse que tout autre membre de la famille impériale. Elle avait su, le 7 juillet, que le prince Louis Bonaparte allait habiter Livourne. Elle s'empressa de prier son oncle, le grand-duc de Toscane, de le faire renoncer à cette intention, car, suivant elle, un séjour prolongé en cette ville «ferait crier toute l'Europe». On lui attribuait des projets politiques, et, dans sa position, elle était obligée de prendre des précautions particulières, surtout à cause de l'avenir de son fils, l'être auquel elle était «le plus attachée en ce monde». Elle croyait peut-être avoir ces tendres sentiments, mais son départ de Schœnbrunn et ses lettres intimes n'en fournissaient guère la preuve. Marie-Louise ayant appris aussi que Lucien Bonaparte était arrivé à Gênes, avait eu recours également au grand-duc de Toscane pour éloigner ce prince. «Mon père, disait-elle, m'a bien recommandé d'éviter tout point de contact avec la famille, et je me suis trop bien trouvée de ce bon accueil pour ne pas désirer de m'y conformer… Toutes ces excursions sur les côtes de la Méditerranée suffiraient pour donner de l'ombrage aux Bourbons et troubler cette douce tranquillité dont je jouis dans ce petit État que le sort m'a dévolu et où je suis parfaitement heureuse…» Elle variait ses appréciations, suivant les personnes auxquelles elle écrivait. Ainsi, à la comtesse de Crenneville, elle disait que la vie ne lui était pas fort agréable à Parme. «Il n'y a que l'idée que je fais mon devoir, en sacrifiant tout à mon fils, qui me soutienne[285].» Qu'avait-elle donc sacrifié à ce fils? Rien. Tous ses efforts avaient tendu à aller à Parme avec le comte de Neipperg, le seul être vraiment auquel elle était le plus attachée… Mais pour éviter de justes reproches d'égoïsme, elle disait qu'elle ne pensait qu'à soulager la misère de ses peuples et à ménager un heureux avenir à son fils. «Sans cela, quoique bien jeune encore, j'ai un dégoût horrible du monde, et je vous assure qu'en entrant dans un couvent, il me prend toujours l'idée d'envier ceux qui y ont cherché le repos, car plus je pénètre dans les replis de ce monde et plus j'acquiers la triste certitude de sa perversité[286].» Or, sans entrer dans un couvent, elle eût pu choisir une retraite moins mondaine et se montrer plus fidèle et plus réservée. Tandis que l'Empereur était à jamais séparé de sa femme et de son fils, Marie-Louise eût dû, au moins pour le souci de sa dignité, partager les angoisses de l'exilé. Elle n'évitait que ce qui était de nature à donner à sa propre personne quelque peine ou quelque inquiétude. Elle ne songeait alors qu'à fortifier sa précieuse santé. «J'ai pris le courage, écrivait-elle à son amie, de me plonger dans les ondes, et je crains que je ne revienne avec une figure semblable à celle de la pleine lune, ce qui me fâcherait beaucoup. Du reste, je suis heureuse et tranquille, et je me félicite chaque jour de ma nouvelle situation. Nous allons tous les soirs au théâtre.» Telle était la créature frivole que l'Empereur avait eu la faiblesse de préférer à Joséphine.
Metternich recherchait tous les moyens de plaire à Louis XVIII, mais en échange il demandait quelques concessions. Ainsi, conversant un jour avec le marquis de Caraman, notre ambassadeur à Vienne, il lui avait parlé des titres honorifiques que Napoléon avait donnés à ses généraux et à ses courtisans, titres empruntés à des lieux étrangers. Suivant lui, l'empereur d'Autriche avait exprimé le désir de les voir abolis. «Je l'ai assuré, écrivait Caraman à Richelieu, le 17 juillet, que les intentions du Roi étaient absolument conformes à celles de son souverain, mais que ces titres tenant à des souvenirs qu'il fallait encore ménager, la prudence exigeait que l'on prît des mesures largement combinées pour y parvenir[287].» Metternich, qui avait recueilli des informations à Paris, voulut bien, après enquête, paraître moins exigeant. François II ne soulevait aucune opposition contre les titres obtenus par des faits militaires remarquables, tels que ceux de Rivoli, d'Essling, de Wagram, etc. Mais il demandait le changement de ceux qui n'étaient fondés que sur des souvenirs d'usurpation. Pour contre-balancer l'effet produit par cette exigence nouvelle,—car parmi les survivants de la noblesse impériale, bon nombre s'étaient ralliés à la monarchie légitime,—Metternich rappela à Caraman, le 7 août, que l'Empereur avait de son propre mouvement réformé le titre de Majesté Impériale qu'on avait laissé à l'archiduchesse, quoique l'Acte du Congrès de Vienne eût reconnu officiellement ce titre. Le prince ajouta que l'année suivante, dans l'Almanach impérial de la cour d'Autriche, la qualification «impériale» ne figurerait plus parmi les titres de Marie-Louise. Metternich pria même l'ambassadeur de faire mettre dans l'Almanach royal de France, à l'article «Maison impériale d'Autriche», cette mention abrégée: «Marie-Louise, archiduchesse d'Autriche, duchesse de Parme[288].»
Une certaine effervescence bonapartiste se faisait alors remarquer en Italie. Des partisans de Napoléon et du roi de Rome s'étaient rendus à Florence, où Marie-Louise devait séjourner incognito. Mais des mesures sévères avaient été prises pour réprimer tout mouvement. Aussi se bornait-on à saluer l'ex-Impératrice quand elle visitait les musées de la ville. Ses promenades, ses distractions étaient nombreuses. Pour laisser croire qu'elle s'intéressait toujours à son fils, elle en parlait souvent et se plaignait d'en être séparée, comme si elle n'eût pas cherché elle-même cette séparation. Ses yeux se remplissaient de larmes quand elle prononçait le nom de son petit François, et ce chagrin maternel, plutôt nerveux que sincère, attendrissait naturellement le cœur des dames qui lui faisaient la cour. Cependant elle ne quittait jamais le comte de Neipperg, «qui brûlait pour elle d'un sentiment chevaleresque». C'est notre chargé d'affaires de France à Florence, M. de Fontenay, qui fait cette constatation. D'après le même diplomate, Neipperg aurait dit devant plusieurs personnes, à propos du roi de Rome: «J'espère bien que l'éducation qu'on donne à cet enfant sera toujours telle qu'il fera le bonheur de sa mère et que, sachant bientôt tout ce qu'exigent sa position et le repos de Marie-Louise, il évitera tout ce qu'une fausse et vaine politique pourrait jamais lui conseiller[289].»
Si Neipperg, en parlant de sa souveraine, a dit «Marie-Louise», sans lui donner les titres auxquels elle avait droit, il a fait publiquement montre d'une familiarité qui donnait droit à plus d'une réflexion désagréable pour lui comme pour la duchesse de Parme. C'est ce qui permettait à M. de Fontenay d'ajouter: «Marie-Louise trouve, dit-on, le général Neipperg très aimable, et Neipperg a une opinion très prononcée contre Bonaparte. Marie-Louise aime les arts, s'occupe beaucoup de musique et de dessin, fait des projets pour remplir agréablement et utilement le temps qu'elle compte passer à Parme.» On voit une fois de plus que cette mère désolée se consolait rapidement.
La police se préoccupait toujours des manifestations napoléoniennes. Le 2 septembre, un rapport de police informait le ministre qu'il se vendait à Vienne des «schalls» parsemés d'étoiles et d'abeilles. Au milieu de ces schalls se trouvait le «temple de l'Hymen» avec le portrait de la duchesse de Parme. Aux quatre coins, on remarquait l'effigie du prince son fils. De plus, les élégants portaient des cravates dont les bouts représentaient l'image du roi de Rome. Ces objets avaient, paraît-il, une grande vogue à Vienne dans la bonne société. La police s'étonnait qu'on tolérât la vente d'objets aussi séditieux et demandait qu'on fît au marchand de sages observations. Quelques jours après, une manifestation eut lieu à Bologne, pendant que la duchesse visitait l'Institut. Le général de Neipperg s'en plaignit à M. de Metternich. «C'est dans cette occasion, disait-il, que les habitants de Bologne ont manifesté de la manière la plus indécente leur mauvais esprit. Plus de cinq cents personnes se sont assemblées autour de la voiture de madame l'archiduchesse en criant: Viva Napoleone il grande e la sua infelice sposa, l'Impératrice, nostra Sovrana!» L'ingrate épouse de l'Empereur se trouva malheureuse ce jour-là surtout. Elle dut s'échapper par une porte secrète de l'Institut et regagner en secret son auberge. Elle s'en plaignit amèrement. Elle maudit «cette vilaine populace de Bologne», ses vivats et ses acclamations, qui avaient tout à coup, par le rappel du nom de Napoléon, réveillé ses remords. Neipperg chercha à les dissiper en faisant lire à Marie-Louise les pamphlets qui circulaient en Europe contre l'Empereur prisonnier. Il accomplissait cette lâche besogne avec l'autorisation de Metternich, qui lui avait permis d'utiliser ingénieusement tous les moyens propres à amoindrir chez Marie-Louise le souvenir de Napoléon.
Et cependant l'Empereur n'oubliait pas celle qu'il avait tenu à épouser, croyant que sa destinée l'exigeait et que la tranquillité de la France voulait une dynastie. Mais tout en regrettant Marie-Louise, il reconnaissait enfin la faute de ce second mariage, et il s'écriait: «Je n'hésite pas à prononcer que mon assassinat à Schœnbrunn eût été moins funeste à la France que ne l'a été mon union avec l'Autriche[290].» Un autre jour, il disait à M. de Montholon: «J'ai aimé Marie-Louise de bonne amitié; elle ne se mêlait pas d'intrigues. Mon mariage avec elle m'a perdu, parce qu'il n'est pas dans ma nature de pouvoir croire à la trahison des miens, et que du jour du mariage avec Marie-Louise, son père est devenu, pour mes habitudes bourgeoises, membre de ma famille. Il m'a fallu plus que de l'évidence pour croire que l'empereur d'Autriche tournerait ses armes contre moi et détrônerait, dans l'intérêt des Bourbons, sa fille et son petit-fils. Sans cette confiance, je n'aurais pas été à Moscou; j'aurais signé la paix de Châtillon.» Il déplorait la stérilité de son union avec Joséphine: «Un fils de Joséphine, avouait-il, m'eût rendu heureux et eût assuré le règne de ma dynastie. Les Français l'auraient aimé bien autrement que le roi de Rome, et je n'aurais pas mis le pied sur l'abîme couvert de fleurs qui m'a perdu…» Il reprochait à François II sa duplicité, et il se blâmait de n'avoir pas, en 1809, usé de tous les droits du vainqueur. «Je croyais l'empereur d'Autriche un bon homme; je me suis trompé. Ce n'est qu'un imbécile. Il s'est fait sans aucun doute l'instrument de Metternich pour me perdre. J'aurais mieux fait, après Wagram, d'écouter les vœux ambitieux de ses frères et de diviser sa couronne entre l'archiduc Charles et le grand-duc de Wurtzbourg[291].»
Parfois le chagrin le prenait et, parfois aussi, le désespoir. Le 15 août de cette première année d'exil, le général Gourgaud vint lui apporter un bouquet de violettes, en lui disant gracieusement: «C'est de la part du roi de Rome!—Bah! fit l'Empereur avec brusquerie, le roi de Rome ne pense pas plus à moi qu'à vous!…» Il se trompait, ou plutôt il faisait semblant de se tromper. Il ne pouvait douter en effet que cet enfant, si sensible et si précoce, n'eût gardé de lui un inaltérable souvenir, et que les derniers serviteurs restés auprès de lui ne lui eussent, en répétant son nom, appris à prier matin et soir pour lui, pour la fin de son exil. On ne savait qu'imaginer pour accroître les douleurs de Napoléon. N'ayant pas osé le tuer, on lui faisait subir un supplice de chaque jour, en saisissant tous les prétextes pour l'exaspérer et lui rendre la vie insupportable[292]. Ainsi le baron Stürmer, commissaire autrichien en résidence à Sainte-Hélène, apprit, peu de jours après son arrivée, qu'un grave incident s'était produit. On avait osé apporter au prisonnier des cheveux de son fils. On soupçonnait de ce crime le sieur Welle, jardinier de la cour d'Autriche, venu récemment dans l'île. Stürmer le fit appeler. Welle avoua qu'il avait été chargé d'un paquet pour Marchand, le valet de chambre de l'Empereur, et qu'il le lui avait remis le lendemain de son arrivée. Welle assura que ce paquet, confié par M. Boos, directeur des jardins de Schœnbrunn, ne contenait aucune lettre, mais simplement quelques cheveux du petit prince pour son père. «Je blâmai fort M. Welle, écrit Stürmer à Metternich, de m'en avoir fait un secret. Il s'excusa en m'assurant que ce paquet lui avait paru de trop peu de conséquence pour qu'il valût la peine d'en parler[293].» Ce pauvre homme, au cœur simple et bon, ne pouvait comprendre, en effet, comment on arriverait à faire de la remise d'une boucle de cheveux une véritable affaire d'État. Mais Hudson Lowe ne pardonna point à Stürmer d'avoir procuré à l'Empereur un peu de joie par un tel souvenir et le traita avec tant de rudesse que Metternich, informé de ce fait, fut obligé de s'en plaindre à l'ambassadeur d'Autriche à Londres, le prince Esterhazy. «Votre Altesse, lui écrivit-il, s'entretiendra à ce sujet, confidentiellement et très amicalement, avec lord Castlereagh, qui est trop perspicace pour ne pas comprendre que toute nuance dans la façon dont est traité le commissaire autrichien ne servirait qu'à encourager les espérances, soit affectées, soit véritables, dont se berce le parti bonapartiste, qui devrait pourtant depuis longtemps avoir renoncé à tout espoir de voir une puissance quelconque s'intéresser au sort d'un homme qui est l'objet de la malédiction universelle.» Il ajoutait, après cette réflexion un peu violente de la part de celui qui avait tant adulé Napoléon: «Rien n'est plus correct que la conduite de madame l'archiduchesse Marie-Louise, et elle pousse la réserve jusqu'au scrupule. Madame l'archiduchesse a non seulement rompu toutes relations avec la famille Bonaparte, mais elle ne permet le séjour à aucun Français dans son pays. Si elle a des difficultés à vaincre, ce n'est plus avec les individus de cette nation, mais bien plutôt avec la foule d'Anglais voyageurs qui parcourent l'Europe et l'Italie et qui prêchent les doctrines les plus révolutionnaires et les plus antisociales.»
Ainsi, pendant que Napoléon s'attendrissait en baisant une boucle des cheveux de son fils, sans espoir de revoir jamais cette tête si chère, la mère bannissait impitoyablement de sa présence tous les «individus» qui lui rappelaient la France, son mariage et les splendeurs impériales. Elle servait sans honte les rancunes autrichiennes; elle ne se rappelait plus que, pendant quatre ans, elle avait été honorée par toute une nation à l'égal d'une Française. Elle livrait son fils à des étrangers dont la plupart cherchaient à lui faire oublier son origine. Elle obéissait à M. de Metternich qui le voulait ainsi. En effet, le chancelier avait dit au marquis de Caraman, qui exprimait quelque crainte au sujet de l'avenir du roi de Rome, qu'il ne fallait pas s'inquiéter, «que si on avait voulu faire quelque chose de lui, on s'en serait occupé dans des occasions qui présentaient à la fois facilité et sûreté d'exécution, mais qu'actuellement toute idée de ce genre ne serait qu'une absurdité. Il m'a dit, ajoute l'ambassadeur de Louis XVIII, que, toutes les fois que ceux qui avaient rêvé de reproduire cet enfant étaient venus en conséquence frapper à sa porte, ils avaient été si bien reçus qu'ils ne devaient plus penser à y revenir!…» Qui l'aurait cru? Le portrait d'un enfant, une boucle de ses cheveux, tout cela troublait l'Autriche et l'Europe! Aussi fallait-il redoubler de surveillance. On verra que le prince de Metternich ne cessera, à Schœnbrunn et à Vienne, d'entourer le roi de Rome de ses créatures, d'éloigner tout Français et toute personne qui pourrait lui parler de la France… Vaine politique, précautions inutiles! Qu'on lui retire toute relation avec son père et avec son pays natal, qu'on change son nom, qu'on cherche à lui imposer une éducation allemande, quoi qu'on fasse, le roi de Rome, par un instinct irrésistible, persistera à chérir la France et les Français. Quel cœur avaient donc ces hommes pour traiter aussi impitoyablement le père et l'enfant[294]? L'un n'était-il pas vaincu et captif? L'autre n'était-il pas séparé de ses parents et de ses amis? Que leur fallait-il de plus? Et comment ne pas s'émouvoir lorsqu'on entend Napoléon dire au comte de Las Cases, à la fin de l'année 1816: «Si vous voyez un jour ma femme et mon fils, embrassez-les. Depuis deux ans, je n'en ai aucune nouvelle ni directe ni indirecte. Il y a dans ce pays depuis six mois un botaniste allemand qui les a vus dans le jardin de Schœnbrunn, quelques mois avant ce départ. Les barbares ont empêché qu'il ne vînt me donner de leurs nouvelles…»
Dans leur haine contre Napoléon, Metternich et Hudson Lowe s'étaient compris.
* * * * *
Marie-Louise, très tranquille et très heureuse en son duché de Parme, ne songeait point à retourner, même pour quelques jours, dans sa chère Autriche. On lui rendait les honneurs d'une souveraine, et son petit orgueil s'en trouvait satisfait. Occupée de réceptions et de fêtes, donnant des dîners et des bals, elle n'avait pour le captif de Sainte-Hélène aucun souvenir ému. Quant à l'abandonné de Schœnbrunn, elle le laissait aux mains de Dietrichstein, de Collin et de Foresti, sans trop s'en préoccuper. L'enfant finissait par s'habituer à son silence. Privé de son père, privé de sa mère, il réfléchissait longuement; parfois quelques paroles graves montraient combien il avait connaissance de sa situation. Un jour qu'un petit archiduc lui montrait une médaille d'or frappée à l'occasion de sa naissance et lui demandait de qui était l'effigie: «C'est la mienne, dit-il aussitôt; c'est la mienne, quand j'étais roi de Rome.» En général, il était silencieux, mais il écoutait avec une profonde attention. Un officier supérieur autrichien, dans une conversation avec ses gouverneurs, oubliant qu'il était là et ne se doutant pas, d'ailleurs, qu'il ferait la moindre observation, nomma trois grands capitaines étrangers et dit qu'il n'en connaissait pas de plus illustres. «J'en connais un quatrième que vous n'avez pas nommé, interrompit brusquement l'enfant.—Lequel, monseigneur? fit l'officier étonné.—Mon père!» dit en rougissant le jeune prince, et il s'enfuit. Le capitaine Foresti, qui rapporte cette anecdote, ajoute que l'officier avait ramené le roi de Rome en lui déclarant qu'il avait eu raison de citer son père, mais qu'il avait eu tort de s'enfuir.
Il paraît que l'enfant questionnait à tout moment Foresti, Collin et Obenaus sur son père, sur son gouvernement, sur sa chute, sur l'existence qu'il menait actuellement à Sainte-Hélène. Il exigeait des réponses très précises, ce qui gênait parfois les précepteurs. Ils durent en référer à l'empereur d'Autriche, qui leur permit de répondre nettement. Foresti constate que, dans les premiers jours, le roi de Rome l'interrogeait avec avidité et avec une affluence d'idées surprenante. Quelque temps après, il parut satisfait et devint, à ce sujet, plus calme, plus réservé. Il ne parla plus de sa situation d'autrefois. Le précepteur croit qu'il gardait pour lui certaines pensées; cela était vrai. Le jeune prince portait, en effet, des secrets que son âme seule pouvait méditer. L'isolement où on le laissait avait déterminé en lui une tristesse dont il n'aimait point à révéler la cause. Marie-Louise avait beau écrire à Mme de Crenneville[295], à propos du fils de Mme de Scarampi: «Le cœur me saigne, lorsque je pense qu'il y a plus d'un an que je n'ai vu le mien, et Dieu sait combien de mois encore s'écouleront avant que j'aie ce bonheur…», et une autre fois: «Vous qui savez comme j'aime mon fils, vous jugerez facilement de la peine que j'éprouve de retarder le moment de l'embrasser[296]»; sa tendresse vraie se partageait uniquement entre Neipperg et une perruche nommée Margharitina[297].
Elle ne savait pas que Napoléon appelait souvent la mort pour mettre fin au supplice de sa détention lointaine. Cependant, l'Empereur avait encore quelques illusions. Un jour où il était moins triste, il disait: «Si j'étais libre, je trouverais un grand bonheur à parcourir incognito l'Allemagne, l'Italie, l'Angleterre, à méditer sur tout ce que je verrais… Me voyez-vous à Vienne ou à Parme, surprenant l'Impératrice à la messe ou dans une promenade?» Puis, apprenant le départ du jardinier Welle qui lui avait fait remettre la boucle de cheveux du roi de Rome, il s'écriait: «Il faut être bien barbare pour refuser à un époux, à un père la consolation d'entretenir une personne qui a vu sa femme depuis peu et touché son enfant!…» Une autre fois, il faillit verser des larmes en constatant que, par la sauvage politique de quelques individus, il était pour toujours privé de leurs embrassements. Il avait raison de dire: «Les cannibales désapprouveraient les cruautés que l'on commet ici.» En effet, on ne peut comprendre que le gouverneur de Sainte-Hélène et que le baron Stürmer aient empêché un jardinier inoffensif de donner à leur prisonnier quelques nouvelles des deux êtres qu'il aimait. C'était une méchanceté vraiment inexplicable. Au mois de juin, un sieur Radovitsch, employé de la maison de commerce Biagini, qui s'était fait matelot à bord d'un bâtiment anglais chargé d'approvisionner l'île de Sainte-Hélène, fit remettre secrètement à l'Empereur un buste du roi de Rome, exécuté par un habile sculpteur de Livourne. Cette œuvre d'art échappa, non sans peine, à la vigilance cruelle d'Hudson Lowe, qui l'aurait mise en pièces, si elle fût tombée en sa possession. «L'homme qui voudrait briser une telle image, s'écriait Napoléon devant O'Méara, ne serait-il pas un barbare, un monstre? Pour moi, je le regarderais comme plus méchant que celui qui donne du poison à un autre, car il est probable que celui-ci est toujours excité par l'appât de quelque gain, tandis que le premier ne serait poussé que par la plus noire atrocité et qu'il serait capable de commettre tous les crimes… Ce buste vaut pour moi un million, quoique ce gouverneur ait dit avec mépris que ce serait beaucoup de donner cent louis de cela!…» Comme O'Méara s'étonnait un jour de ce que l'Impératrice n'eût rien fait pour obtenir la délivrance de l'Empereur: «J'ai, répliqua vivement Napoléon, toujours eu lieu de me louer de la conduite de ma bonne Louise, et je pense qu'il est entièrement hors de sa volonté de rien faire pour me secourir.» Ainsi, éclairé ou non sur la conduite de Marie-Louise, il ne se permettait aucun reproche contre elle et la défendait généreusement en toute occasion.
Le gouvernement de la Restauration redoutait encore l'ex-Empereur, même à Sainte-Hélène. Il paraît qu'en mars 1817, les journaux des Pays-Bas insérèrent une lettre apocryphe de Napoléon à la maréchale Ney. «Le prince de Metternich, écrivait le marquis de Caraman au duc de Richelieu, en m'en parlant avec toute l'humeur qu'une pareille effronterie peut donner, m'a reproché encore que nous ne nous mettions pas assez en avant pour obtenir justice d'un gouvernement assez faible ou assez fort pour se permettre chez lui de pareilles attaques.» M. de Caraman avait répondu que la présence des armées d'occupation était un obstacle pour une telle démonstration. Il était vraiment impossible de montrer trop de mécontentement, quand on se trouvait hors d'état de faire respecter son autorité. Cependant, le prince de Metternich blâma la modération du cabinet français. Il soutint «qu'il fallait forcer les puissances à adopter des-mesures violentes et efficaces, en les mettant au pied du mur; que la seule manière était de déclarer que le Roi ne pouvait supporter plus longtemps des insultes outrageantes pour sa dignité». Il conseillait donc la rupture de toutes relations avec les Pays-Bas et un appel aux grandes puissances pour obtenir l'éloignement des sujets français proscrits. Il affirmait que l'Autriche et la Prusse soutiendraient ces revendications. Malgré ces audacieux conseils, le gouvernement de Louis XVIII n'osa point protester.
Un journal des États-Unis, l'Abeille américaine, contenait une lettre d'un sieur de Méraudet, datée de Hambourg, le 17 avril 1817, où cet individu affirmait que l'Empereur allait être transféré à Malte. Suivant lui, Bonaparte continuait à occuper l'attention publique. Un parti perfide faisait de grands efforts en Angleterre pour exciter l'intérêt en sa faveur. On le nommait sans cesse. On le mêlait à tout. On le faisait écrire. Ses courtisans s'occupaient aussi de son fils et en voulaient à la monarchie légitime[298]. Cet article avait causé une certaine inquiétude au gouvernement, ainsi qu'une lettre du général de Montholon qui circulait secrètement et que la police recherchait avec soin. Le 11 juin, le chevalier Artaud crut devoir écrire au ministre des affaires étrangères de France qu'il était étonné de voir, dans l'Almanach militaire de la monarchie autrichienne, le nom de François-Joseph-Charles, prince de Parme. Il en avait parlé au duc de San-Carlos, qui lui avait répondu: «Il ne faut pas s'étonner que l'on ait donné encore au fils de Marie-Louise le titre de prince de Parme. Il est convenu qu'il aura ce titre, parce qu'on évite de lui donner celui de Napoléon ou celui de Buonaparte. Sans cela, le prince de Metternich dit qu'il ne sait comment le nommer, et le prince ajoute que ce titre de prince de Parme ne doit laisser rien préjuger sur la question de réversibilité du duché de Parme à la branche de Bourbon qui régnera sur cet État, question qui pourra s'élever à la mort de Marie-Louise…» Le chevalier Artaud ajoute: «Samedi dernier, pendant que je me promenais à Schœnbrunn avec M. de Schrœbel, un garde nous prévint que l'archiduc se promenait. Nous rencontrâmes, en effet, le fils de Marie-Louise avec un sous-gouverneur et un domestique[299].» Ainsi, le roi de Rome n'était plus qu'un archiduc!… Mais officiellement on l'appelait prince de Parme. On ne pouvait tolérer cela. Aussi, le 22 juin, Artaud apprit-il avec joie que, dans l'Almanach impérial et royal de l'État, à l'article intitulé: Direction officielle du fils de Marie-Louise, on avait supprimé ce titre qui l'offensait. «J'ai fait part, dit-il, de cette circonstance à M. le duc de San-Carlos, qui s'en est montré étonné et charmé[300].»
Un bruit singulier courait depuis quelque temps, et le chevalier Artaud n'avait pas hésité à s'en faire le propagateur. «Des rumeurs sourdes, écrivait-il à Paris, portent à croire que le prince de Metternich dira à Rome quelques mots sur la possibilité d'une déclaration de divorce entre Marie-Louise et Napoléon. On pense, ajoutait-il, que la France appuyerait de tout son pouvoir cette négociation, qui serait complétée par un mariage entre Marie-Louise et l'archiduc Reinier[301].» Cela n'était qu'une fausse nouvelle. La vérité est que si Marie-Louise avait pu divorcer, c'eût été pour former des liens légaux avec le comte de Neipperg, qui lui était devenu aussi cher qu'indispensable. En attendant, l'Autriche continuait à poursuivre Napoléon de sa haine, jusque dans sa famille qu'on redoutait surtout à cause de certaines menées en Italie. Certains disaient que le roi de Rome allait, un jour ou l'autre, être mis à la tête de ce royaume. Aussi le prince de Metternich était-il d'avis[302] que Lucien fût obligé de se rendre en surveillance, jusqu'à nouvel ordre, dans une ville du nord de l'Italie. Quelque temps après, il exprimait au baron de Vincent le regret que les puissances n'eussent pas encore adopté, envers les partisans de la Révolution française, une conduite uniforme[303]. Metternich invitait donc le gouvernement français à prendre des mesures de circonstance. «Le seul remède, disait-il, est dans un accord parfait avec toutes les puissances pour étouffer partout cet esprit révolutionnaire que les derniers trois mois de règne de Napoléon en France ont développé avec plus de force et de danger qu'il n'en avait dans les premières années de la Révolution française…» En conséquence, les ministres des quatre Cours alliées décrétaient l'obligation, pour les individus compris dans les diverses listes de proscription du 24 juillet 1815, de se rendre en Autriche, en Prusse ou en Russie. On exceptait de cette mesure «Mme Joseph Bonaparte, aussi longtemps que sa conduite continuerait à être irréprochable». Il est vrai que, d'autre part, on n'était point rigoureux pour les régicides, «vu l'âge avancé, les infirmités et le peu de fortune de la plupart d'entre eux[304]».
Le 10 juin 1817, les alliés statuaient enfin sur la succession des duchés. L'infant don Charles-Louis, fils de la duchesse de Lucques, ancienne reine d'Étrurie, devait être l'héritier de Parme, Plaisance et Guastalla, à la mort de Marie-Louise[305]. Cette fois, on violait ouvertement le traité de Fontainebleau et, plus particulièrement, l'article 5, qui avait stipulé la réversibilité des duchés sur le roi de Rome. On se bornait à promettre à l'enfant une dotation pécuniaire. Cela parut suffisant à Marie-Louise, car nous trouvons plus tard cet aveu dans une lettre intime: «Le sort et l'avenir de mon fils ont été fixés… Vous savez que ce n'était jamais ni des trônes, ni des États que j'ambitionnais pour mon enfant, mais je lui souhaitais d'être le plus riche et aimable particulier de l'Autriche. Mon premier souhait a été rempli par le traité du 10 juin, et je jouis d'une douce consolation, en pensant que je pourrai à présent fermer les yeux tranquillement, dans la persuasion qu'après moi mon fils ne sera ni abandonné, ni par le manque de fortune sous la dépendance de qui que ce soit[306]…» Son fils n'était même plus le prince de Parme, mais «un riche particulier», et cela lui semblait bien. Le conseiller de Metternich, Gentz, ne pensait pas de même. Dans une dépêche aux hospodars de Valachie, il s'occupait longuement de la question, et il révélait des faits curieux qui donnaient entre autres un démenti à l'assertion de Metternich relevée plus haut. Il rappelait que l'affaire des duchés avait été l'une des plus contestées pendant le congrès de Vienne[307]. La clause spéciale du traité de Fontainebleau aurait été annulée, si l'empereur Alexandre n'avait défendu les droits de Marie-Louise et de son fils «avec une chaleur tout à fait chevaleresque». Son intervention puissante avait amené la cession temporaire de Parme pour l'ex-Impératrice. La reine d'Étrurie avait eu Lucques à titre de compensation. Mais l'Espagne, comme on l'a déjà vu, avait protesté et refusé son adhésion à la résolution du Congrès et au traité de Paris. «L'été dernier, continue Gentz, le gouvernement anglais, gêné dans toutes ses relations avec l'Espagne, par la position isolée de cette puissance, et très désireux, en même temps, de fixer le sort futur de Parme et de Plaisance et l'existence problématique du petit Napoléon, sollicita vainement le cabinet de Vienne de mettre en train la négociation prévue et stipulée par l'article du Congrès.» Cet article avait remis à une négociation ultérieure le règlement de la succession de Parme et de Plaisance. L'affaire était délicate et pénible pour François II. En effet, l'intérêt politique de l'Autriche était lésé par la succession d'une branche des Bourbons à Parme et Plaisance. De plus, il paraissait un peu déloyal de dépouiller de tous les droits éventuels, créés par le traité de Fontainebleau, un enfant qui, bien que fils de Napoléon, ne cessait pas d'être le petit-fils de l'empereur François. Mais la France et l'Angleterre considéraient toujours comme un sujet d'alarmes la succession de cet enfant, même dans un État de peu d'importance[308]. Le cabinet de Vienne, plus intéressé que tout autre à la tranquillité de l'Italie et à la stabilité du système que l'on venait d'y fixer, n'était pas lui-même sans inquiétude sur l'effet que la succession éventuelle du jeune Napoléon pourrait produire sur l'esprit des Italiens. L'empereur d'Autriche s'était enfin décidé à déclarer qu'il abandonnait l'héritage des duchés à la branche des Bourbons de Parme et qu'il ferait «un autre sort au jeune Napoléon». Le cabinet anglais avait pu croire la question tranchée, mais une nouvelle difficulté allait bientôt surgir. Ici Gentz nous apporte des renseignements inédits.
Pendant les dernières semaines de son séjour à Vienne, l'empereur Alexandre, ayant plusieurs fois conféré avec Marie-Louise, s'était réellement passionné pour ses intérêts. Il avait chargé une personne de confiance de dire à Metternich qu'il avait promis à l'ex-Impératrice de défendre non seulement sa cause, mais encore celle de son fils, et qu'il fallait assurer au roi de Rome la succession de Parme et Plaisance. Metternich fit les objections que l'on devine: résistance de la France et de l'Angleterre, etc. Alexandre insista. Metternich montra encore quelque opposition. Alors Alexandre fit rédiger «une convention secrétissime par laquelle la Russie, l'Autriche et la Prusse s'engageaient à unir leurs efforts pour faire décider la question de Parme et Plaisance en faveur du jeune Napoléon». L'Autriche finit par accéder à cette convention, qui fut signée entre les trois puissances, peu de jours avant le départ d'Alexandre. Le secret fut bien gardé. Mais lorsque l'Angleterre pressa les négociations relatives à Parme, Metternich ne put dissimuler un certain embarras. Il accepta toutefois d'examiner la question. Au mois de janvier 1816, lord Cathcart ayant proposé au cabinet de Saint-Pétersbourg de s'occuper de cette affaire, l'empereur de Russie dit à ce diplomate «qu'il ne pouvait entrer dans cette question, avant de s'être concerté avec la cour de Vienne, avec laquelle il avait des engagements particuliers». Cette réponse produisit une certaine sensation à Londres. Elle éveilla des soupçons. Lord Stewart voulut avoir des éclaircissements précis et questionna le cabinet de Vienne. Metternich se décida à lui confier la convention secrétissime et le mit au courant des circonstances qui l'avaient provoquée. Il ajouta cependant qu'il regardait «cette pièce comme non avenue»; que les dispositions de l'Empereur son maître et les siennes étaient les mêmes qu'en octobre 1815 et qu'il était prêt à charger le général Vincent de négocier sans retard. «La franchise de Metternich couvrit ce que la convention secrète de 1815 aurait pu avoir d'offensant pour l'Angleterre.» La cour de Londres se contenta de cette déclaration. Afin de rétablir de meilleures relations avec l'Espagne, le Tsar céda à son tour et la succession de Parme et Plaisance revint à l'héritier de la reine d'Étrurie. Telle fut la volte-face de l'Autriche qui amena nécessairement la Russie à modifier ses premiers desseins. Gentz, en exposant l'affaire, se défend de critiquer son gouvernement. Il reconnaît que son maître et son ministre ont eu des motifs impérieux pour ce changement d'attitude. Mais il ajoute, avec une ironie évidente, que si le dénouement de l'affaire de Parme lui inspire des regrets, il s'en console par le désintéressement et par la générosité de l'Autriche, si rares dans les transactions politiques. «Le jeune Napoléon, dit-il, n'est même pas nommé dans le traité sur la succession de Parme. Il est exclu tacitement de par le fait. L'Empereur, sans rien stipuler à son égard envers personne, se charge du sort de ce malheureux enfant.» Il paraissait lui promettre des terres en Bohême et un apanage décent. Gentz ajoute: «La mère en sera inconsolable. Après les promesses magnifiques de l'empereur Alexandre, elle ne pouvait guère entrevoir une issue pareille. Les grands intérêts du monde en ont autrement ordonné[309].» Or, Marie-Louise exprimait ainsi son sentiment au sujet de cette solution: «J'avoue que cette dernière m'a fait bien du plaisir[310]…»
La Russie paraissait s'être rapprochée de la France, comme le montre la dépêche du chevalier Artaud au ministre des affaires étrangères, et dans laquelle ce diplomate racontait ainsi son entrevue avec le comte de Stachelberg, le 18 août 1817. «Pour nous, disait Stachelberg, la France ne saurait être trop grande, trop puissante; nous le disons, nous le prêchons, on ne nous écoute pas… Vous êtes heureux encore d'avoir à Paris M. Pozzo di Borgo; il vous est bien dévoué…» Puis, faisant allusion au congrès d'Aix-la-Chapelle: «Alors l'Empereur parlera à M. de Richelieu devant tous les princes. Il lui montrera son âme. Il a une âme, l'Empereur; qu'on le laisse faire! Ici, que vous promet-on?—On est très convenablement avec nous. La Russie nous aime, elle doit nous aimer. Elle veut nous faire du bien, elle veut nous en faire la première, et je dirai presque, la seule. Elle est jalouse. Dans toutes les concessions, elle désire qu'on sache qu'elle a parlé d'abord, mais il ne faut pas paraître compter après elle sur l'Angleterre, ni sur l'Autriche. Une conversation avec un ministre russe est d'un grand danger. Il accable de compliments, mais il faut qu'on épouse tous ses dépits[311].» Voilà pour la Russie; voyons maintenant pour l'Autriche. Amené à parler de Gentz, Artaud disait à Richelieu, le 19 octobre: «M. de Gentz est un personnage très remarquable, dans lequel il se trouve deux individus, deux caractères et deux points de départ bien distincts. Il a d'abord été homme de lettres, et ensuite il a dirigé ses méditations vers les études diplomatiques. Il a servi de sa plume la Prusse et l'Autriche, mais le politique n'a pas cessé d'être homme de lettres. On voit bien que son premier état est d'avoir de l'esprit[312], de plaire, de chercher à persuader, de bien parler, de dire tout ce qui est susceptible d'être exprimé avec vivacité, ce qui a du piquant, du naïf, du charme; il est aisé de s'apercevoir que quelquefois il est tout à fait à sec dans la connaissance des affaires, et qu'alors il n'a plus d'autre secours qu'une sagacité très exercée, à l'aide de laquelle il surprend ce qu'on ne lui a pas confié dans le cabinet de Vienne.» Enfin Artaud informait M. de Richelieu, le 14 novembre 1817, que Gentz lui avait fait cette confidence: «Vous comptez sur la Russie, mais n'y comptez pas. Elle vous poussera et ne fera que de faibles efforts pour vous. Savez-vous qui décidera tout?—car voilà la question.—La Prusse!» Puis il disait, quelques jours après, qu'il avait vu le secrétaire particulier de Metternich. Celui-ci avait voulu faire insérer dans le Beobachter un article de l'Allgemeine Zeitung, n° 137. «Dans cet article, qui est très bien fait et dans un sens favorable à votre ministère, on parle des différents partis de la France, entre autres des bonapartistes, et l'on dit que ceux-ci n'ont plus de crédit et sont peu à redouter. J'ai donc voulu faire insérer cet article, et la censure de la chancellerie s'y est opposée, mais l'article paraîtra deux jours plus tard[312].» Les diplomates se dénonçaient entre eux. Caraman mandait à Richelieu, le 5 décembre 1817, que le comte de Stachelberg avait «de vraies inquiétudes sur la sincérité de Metternich»[313].
La France avait donc à se défier aussi bien de l'Autriche que de la Russie et des autres puissances, car leur sympathie n'était qu'apparente. Pendant qu'elle cherchait par son gouvernement quelque appui en Europe contre les menées bonapartistes qu'elle redoutait plus que jamais, pendant que Louis XVIII et ses ministres ne trouvaient pas Napoléon assez éloigné et assez surveillé, un seul monarque, négligeant les offenses reçues,—et Dieu sait si elles avaient été longues et douloureuses!—un seul, le pape Pie VII, intercédait en faveur du captif de Sainte-Hélène. Il mandait de Castel-Gandolfo, le 6 octobre 1817, à Consalvi, que la famille de Napoléon lui avait fait connaître les souffrances de l'Empereur à Sainte-Hélène. Il l'invitait à écrire en son nom aux souverains alliés, et notamment au prince régent, pour les prier d'adoucir les rigueurs de son exil. Il se souvenait qu'après Dieu c'était à Napoléon qu'on devait le rétablissement de la religion en France. «Savone et Fontainebleau, ajoutait-il, ne sont que des erreurs de l'esprit et des égarements de l'ambition humaine[315].» Cette noble et touchante intervention d'un pontife qui avait été l'objet des plus indignes traitements de la part de l'Empereur, suffit pour montrer ce que peut une religion où le pardon est considéré comme une vertu. Pie VII avait demandé aux ennemis de Napoléon une grâce qu'ils refusèrent. Ils eurent tort. Ces souverains, qui se disaient les représentants de Dieu sur la terre, qui parlaient en toute occasion des principes sacrés et du droit éternel, oubliaient que leur premier devoir était la clémence et que manquer à ce devoir, c'était exposer leurs propres dynasties aux périls d'un avenir plus ou moins éloigné. Mais leurs passions parlaient plus haut que leurs consciences[316]. Après avoir éloigné pour jamais Napoléon de la France, ils allaient entourer le roi de Rome d'une surveillance inquiète et jalouse. L'Angleterre s'était constituée le geôlier du père; l'Autriche se constituait le geôlier de l'enfant.
CHAPITRE XI
LE DUC DE REICHSTADT
(1818-1820)
Dans une conférence tenue à Paris le 4 décembre 1817, en présence du duc de Richelieu, des ambassadeurs d'Espagne et d'Angleterre, des ministres de Prusse et de Russie, le ministre d'Autriche avait fait, au nom de sa Cour, la déclaration suivante:
«S. M. l'Empereur, croyant qu'il est de l'intérêt général de fixer le sort du prince François-Charles, fils de S. M. l'archiduchesse Marie-Louise, duchesse de Parme, Plaisance et Guastalla, au moment où la succession dans ces duchés vient d'être réglée définitivement entre les six cours appelées par l'article 99 de l'Acte du Congrès de Vienne à prendre en considération et à fixer les termes de cet arrangement, annonce aux cinq autres puissances ses intentions suivantes:
«Sa Majesté Impériale et Royale Apostolique s'est décidée à renoncer pour Elle et ses successeurs, en faveur du prince François-Charles et de sa descendance directe et masculine, à la possession des terres de Bohême connues sous le nom de bavaro-palatines, possédées aujourd'hui par S. A. I. et R. le grand-duc de Toscane, lesquelles terres devaient, en vertu de l'article 101 de l'Acte du Congrès, rentrer dans le domaine particulier de Sa Majesté Impériale et Royale Apostolique, à l'époque de la réunion du duché de Lucques au grand-duché de Toscane. La réversion de ces terres au domaine particulier de Sa Majesté Impériale n'aura, en conséquence, lieu qu'après le décès du prince François-Charles, s'il ne devait point laisser de descendance directe et masculine, et dans le cas contraire, après l'extinction de cette descendance.» Cet acte particulier avait donc conféré au jeune prince la propriété éventuelle de terres en Bohême, dont les revenus étaient estimés à cinq cent mille francs environ. Mais le roi de Rome ne devait posséder cet apanage qu'après la mort de Marie-Louise. Pour le moment, celle-ci était obligée de subvenir à ses besoins par ses revenus de Parme, Plaisance et Guastalla.
En attendant un titre et un rang, le petit prince vivait auprès de son grand-père, sans prévoir quel serait son avenir.
Sa mère n'avait d'autre préoccupation que d'écarter les personnes qui venaient de France en Italie avec l'intention de l'approcher. Sa vigilance allait même plus loin. Elle avait su, entre autres, qu'un sieur Hennequin composait un ouvrage sur les campagnes de Bonaparte et qu'il avait l'intention de l'offrir à son fils. Elle lui fit défendre d'en envoyer un seul exemplaire à Parme[317]. Cependant elle était moins rigoureuse pour d'anciens amis, comme Méneval, car le 30 janvier 1818, elle lui écrivait pour le remercier de ses vœux. Elle se disait parfaitement heureuse et contente de la situation dans laquelle elle se trouvait[318]. Sur ces entrefaites, M. de Las Cases ayant écrit à Marie-Louise, il fallut que le prince de Metternich permît à la duchesse de répondre à celui qui avait montré tant de fidélité à Napoléon après sa chute. «Si Mme l'archiduchesse, lui mandait-il, se décide à écrire un peu de lignes à M. de Las Cases, je me chargerais de lui faire remettre, à son arrivée en Autriche, la lettre de Sa Majesté par une personne de confiance qui aurait l'ordre de lui déclarer que Mme l'archiduchesse, en trouvant du plaisir à lui donner cette marque d'intérêt, exige de lui sa parole qu'il n'en fasse aucun usage et qu'il tienne sa parole secrète pour tout le monde sans exception…» Il est peu probable que l'insouciante duchesse ait vu M. de Las Cases. La seule présence de ce bon Français aurait augmenté ses remords, car elle en avait, quoiqu'elle parût s'en défendre.
M. de Caraman donnait, le 22 février, au duc de Richelieu quelques détails sur le fils de Marie-Louise et sur son avenir. Il affirmait que lui, ambassadeur français, aurait été prêt à faire à M. de Metternich les plus vives représentations, si le ministère autrichien avait semblé stipuler quelque avantage pour la descendance future du prince. «J'ai la satisfaction de pouvoir vous assurer qu'il n'y sera pas dit (dans le décret d'apanage que l'on préparait) un mot de succession ni de descendance, et tout se bornera aux dispositions qui lui sont personnelles.» L'ambassadeur apprenait à son gouvernement, au sujet de l'enfant impérial, une nouvelle assez surprenante. «Il paraît, assurait-il, que l'intention est de le réserver à l'état ecclésiastique, mais on ne veut pas l'annoncer d'avance[319].» Le duc de Richelieu répondait, deux semaines après: «Les nouveaux détails que vous transmettez sur le projet d'établissement dont la cour de Vienne s'occupe pour le fils de l'archiduchesse Marie-Louise, et l'intention qu'on paraît avoir de le destiner à l'état ecclésiastique, seraient de nature à nous convenir parfaitement.» Le duc était enchanté de cette nouvelle, et voici pourquoi: «Nous ne pouvons qu'applaudir à des dispositions qui ôteront à la malveillance un élément auquel elle aurait peut-être su donner de la valeur…» Ainsi qu'on l'avait fait jadis pour les fils des anciens rois francs, il eût fallu mettre le fils de Napoléon dans un cloître, afin de rassurer la France et ses alliés. À défaut d'un cloître, on lui donnera un palais dont les grilles et les murs seront tout aussi solides et aussi infranchissables. Mais pendant ce temps, le prince, poussé par ses instincts de race, manifestait un goût accentué pour tout ce qui était militaire. Il avait à peine sept ans, qu'il se plaçait gaiement avec un petit fusil à la porte du cabinet impérial et rendait les honneurs aux personnages qui se présentaient chez son grand-père. Il apprenait le maniement des armes avec ardeur. Quand on lui donna, pour le récompenser, les insignes de sergent, il montra la joie la plus vive. Qu'aurait dit son glorieux père en le voyant si empressé, dès l'enfance, à témoigner de son goût et de ses aptitudes pour la carrière militaire? Il eût reconnu son propre sang. Mais s'il avait vu l'enfant impérial avec l'uniforme autrichien, il n'eût pu longtemps supporter un tel spectacle. Ce qu'il avait voulu écarter semblait s'accomplir. Son fils bien-aimé devenait un étranger. Toutefois la douleur de Napoléon eût trouvé quelque vengeance dans l'attitude des étrangers à l'égard du nouveau gouvernement. On avait dit à tous que la présence de l'Empereur sur le sol français était la seule cause de leur ressentiment, et voilà que, Napoléon disparu, les alliés continuaient à se défier de la France et du Roi. «Lord Wellington, constatait Gentz en février 1818, n'a jamais aimé les Français, et je l'ai entendu plus d'une fois parler de cette nation avec un sentiment mal déguisé de haine et de mépris. Il regarde les efforts qu'ils font pour se relever de leur humiliation comme une espèce de révolte contre leurs vainqueurs[320].» L'Autriche affectait les mêmes sentiments, et M. de Caraman, notre ambassadeur à Vienne, avait à endurer parfois de M. de Metternich des observations fort désagréables pour l'amour-propre et l'indépendance des Français[321].
Marie-Louise était enfin venue au mois de juillet passer quelques jours auprès de son père et de son fils. C'était le moment où Napoléon, contraint par l'Angleterre de se séparer du docteur O'Méara, lui donnait un mot d'introduction auprès de sa femme, et le rédigeait ainsi: «S'il voit ma bonne Louise, je la prie de lui permettre qu'il lui baise les mains!» Puis il ajoutait de vive voix: «Si vous voyez mon fils, embrassez-le pour moi.» Et répétant le conseil qu'il ne se lassait jamais de donner: «Qu'il n'oublie jamais qu'il est né prince français!» Sa dernière recommandation était celle-ci: «Faites tous vos efforts pour m'envoyer des renseignements authentiques sur la manière dont mon fils est élevé.» O'Méara n'était pas encore parti que l'Autriche imposait un nouveau nom au fils de Napoléon. Le 22 juillet, par quatre patentes impériales, François II, empereur d'Autriche, roi de Jérusalem, de Hongrie, de Bohême et autres lieux, déclarait se trouver, par suite de l'Acte du Congrès de Vienne et des négociations avec ses hauts alliés, dans le cas de déterminer le titre, les armes, le rang et les rapports personnels du prince François-Charles-Joseph, fils de sa bien-aimée fille Marie-Louise, archiduchesse d'Autriche, duchesse de Parme, Plaisance et Guastalla. L'Empereur lui donnait donc le titre de «duc de Reichstadt» avec celui d'Altesse Sérénissime. Il lui permettait de se servir d'armoiries particulières, savoir: de gueule à la face d'or, à deux lions passans d'or, tournés à droite, l'un en chef et l'autre en pointe, l'écu oval posé sur un manteau ducal et timbré d'une couronne de duc; pour supports, deux griffons de sable armés, becquetés et couronnés d'or, tenant des bannières sur lesquelles étaient répétées les armes ducales. Les griffons de sable remplaçaient les aigles impériales, et la couronne de duc, celle d'empereur. Le duc de Reichstadt devait prendre rang à la cour d'Autriche immédiatement après les princes de la famille impériale et les archiducs d'Autriche. La seigneurie de Reichstadt, située dans le royaume de Bohême, autrefois possession bavaro-palatine, et qui appartenait à l'archiduc Ferdinand, avait été érigée en duché par les mêmes lettres patentes. En même temps, l'Empereur accordait au nouveau duc la jouissance, sa vie durant, des terres bavaro-palatines en Bohême, savoir la seigneurie de Tachlowitz, la terre de Gross-Bohen, les seigneuries de Kasow, de Kron-Porzistchen et Ruppau, les seigneuries de Plosskowitz, de Buschtierad et de Reichstadt, les terres de Misowitz, Sandau, Tirnowan, Schwaden et Swoleniowes, et la maison numéro 182, située au Hradschin, avec toutes leurs appartenances, meubles, immeubles et droits y attachés. Les patentes ne qualifiaient le duc de Reichstadt que sous le nom de prince François-Charles-Joseph, fils de l'archiduchesse Marie-Louise. On ne disait pas un mot de son père, comme si l'enfant fût né d'un père inconnu… M. de Montbel, étonné, en parla plus tard au prince de Metternich, qui voulut bien lui répondre qu'il fallait, pour juger une telle détermination, se placer dans la situation même et se reporter à l'époque où elle avait été prise[322]. Ainsi Metternich l'engageait à reculer, par la pensée, jusqu'à l'époque où l'Europe s'était levée pour reconquérir son indépendance et se défendre contre Napoléon échappé de l'île d'Elbe. La victoire n'avait point apaisé la fureur des peuples. L'Allemagne, indignée, regardait sa haine contre Napoléon comme un lien de vertu qui devait unir les peuples. Le nom de l'oppresseur inspirait à tous un même sentiment d'horreur; l'Europe venait de reconnaître «combien il y avait eu danger pour elle de laisser à un guerrier si entreprenant le prestige attaché au titre d'empereur». En donnant à tous les rois et souverains créés par lui le nom de Napoléon, l'empereur des Français en avait fait une dénomination de dynastie à laquelle il attachait une signification de puissance et d'autorité. «L'empereur d'Autriche, qui avait déjà sacrifié toutes ses affections à la sûreté et au bonheur de ses sujets, avait à cœur de leur prouver, ainsi qu'à l'Europe, que, dans aucune situation, ses sentiments paternels ne l'emporteraient sur ses principes et son amour pour ses peuples.» Remarquez que c'est là une phrase, pour ainsi dire, stéréotypée. S'agit-il pour François II de manquer aux engagements résultant de l'alliance entre la France et l'Autriche, ou aux promesses solennelles de l'alliance de famille faite entre lui et Napoléon, de méconnaître les intérêts de sa fille et de son petit-fils, c'est toujours en vertu des principes et de l'amour pour ses peuples. Il ôta donc au jeune prince son nom de dynastie, comme il lui avait refusé le titre d'empereur, «pour que, dès lors, des noms, tous consacrés en Autriche, prouvassent qu'il ne serait plus désormais qu'un prince autrichien».
La crainte que Napoléon avait éprouvée, et qu'il venait de manifester récemment encore devant son entourage, semblait devenir une réalité. Mais, qu'on y prenne garde; ce ne sont là que des dehors fallacieux. On se tromperait beaucoup si on leur attachait plus d'importance qu'ils n'en méritent. Sans aucun doute, le prince impérial ne s'appellera plus Napoléon, mais il gardera l'amour de son père, l'amour de la France. Malgré les froids et habiles calculs de la diplomatie autrichienne, la flamme qui anime ce jeune cœur ne s'éteindra qu'avec son dernier souffle. On aura beau donner au fils de Napoléon des maîtres allemands et une éducation allemande, le faire vivre dans un air et dans un milieu allemands; il voudra être et il restera Français, tant il est vrai que les liens mystérieux formés par Dieu, sur le sol qui prend le doux nom de patrie, ne se dénouent qu'avec la mort.
Le 2 août, M. de Saint-Mars envoyait au duc de Richelieu le rescrit par lequel étaient déterminés les nouveaux noms et titres du fils de la duchesse de Parme. Le secrétaire de l'ambassade française à Vienne en trouvait la rédaction «des plus simples et des plus convenables». Le duc de Reichstadt était placé à peu près dans la même situation politique que le duc de Leuchtenberg, sans avoir aucun droit de souveraineté[323]. Quelques jours après, le duc de Richelieu adressait au baron de Vincent, ministre plénipotentiaire d'Autriche, l'adhésion du gouvernement français à l'accession de la duchesse de Parme à l'Acte du Congrès de Vienne. Il faisait toutefois remarquer que le gouvernement l'admettait uniquement par esprit de conciliation, mais sans que cela tirât à conséquence pour les actes de même nature qui pourraient lui être présentés à l'avenir. Le chargé d'affaires de Florence, M. de Fontenay écrivait de son côté, à la même date, au duc de Richelieu, que le grand-duc de Toscane n'avait fait aucun obstacle à la cession des terres bavaro-palatines au fils de Marie-Louise. Quant à la duchesse de Parme, elle avait paru «extrêmement sensible» au nouveau titre qui venait d'être accordé à son fils. «Le comte de Neipperg, ajoutait Fontenay dans la lettre de remerciement écrite à ce sujet à M. le comte d'Appony[324], reconnaît que le titre actuel du jeune duc de Reichstadt est convenable, sous tous les rapports, à la naissance et au rang de ce prince, et qu'on ne pouvait rien faire qui fût plus agréable à Mme la duchesse de Parme[325]». Il paraît qu'on avait hésité entre le nom de comte de Multing et celui de duc de Reichstadt. Mais la duchesse de Parme avait qualifié le premier nom «de mauvaise plaisanterie». Elle trouvait qu'à un fils d'empereur revenait au moins de droit le titre de duc. Ce titre que subit le gouvernement de Louis XVIII, parut cependant séditieux et capable d'exercer des troubles, puisque la police française imposa aux sieurs Laugier, parfumeurs à Paris, l'engagement de ne plus mettre en vente, sous le nom d'Eau du duc de Reichstadt, une essence qu'ils débitaient autrefois sous le nom d'Eau du roi de Rome[326]. Le 29 août, le général Gourgaud, qui revenait de l'île Sainte-Hélène, adressa à Marie-Louise une lettre qui causa un certain trouble à Parme et à Vienne, les journaux anglais l'ayant publiée peu de temps après. La voici textuellement. Elle est d'une authenticité certaine et elle mérite d'être connue, car elle imprime à la mémoire de Marie-Louise une flétrissure méritée:
«MADAME,
«Si Votre Majesté daigne se rappeler l'entretien que j'ai eu avec Elle, en 1814, à Grosbois[327], lorsque, la voyant malheureusement pour la dernière fois, je lui fis le récit de tout ce qu'avait éprouvé l'Empereur à Fontainebleau, j'ose espérer qu'Elle me pardonnera le triste devoir que je remplis en ce moment, en lui faisant connaître que l'empereur Napoléon se meurt dans les tourments de la plus affreuse et de la plus longue agonie. Oui, Madame, celui que les lois divines et humaines unissent à vous par les liens les plus sacrés, celui que vous avez vu recevoir les hommages de presque tous les souverains de l'Europe, celui sur le sort duquel je vous ai vue répandre tant de larmes lorsqu'il s'éloignait de vous, périt de la mort la plus cruelle, captif sur un rocher au milieu des mers, à deux mille lieues de ses plus chères affections, seul, sans amis, sans parents, sans nouvelles de sa femme et de son fils, sans aucune consolation. Depuis mon départ de ce roc fatal, j'espérais pouvoir aller vous faire le récit de ses souffrances, bien certain de tout ce que votre âme généreuse était capable d'entreprendre; mon espoir a été déçu: j'ai appris qu'aucun individu pouvant rappeler votre époux, vous peindre sa situation, vous dire la vérité, ne pouvait vous approcher; en un mot, que vous étiez au milieu de votre cour comme au milieu d'une prison. Napoléon en avait jugé ainsi. Dans ses moments d'angoisse, lorsque pour lui donner quelques consolations nous lui parlions de vous, souvent il nous a répondu: «Soyez bien persuadés que si mon épouse ne fait aucun grand effort pour alléger mes maux, c'est qu'on la tient environnée d'espions qui l'empêchent de rien savoir de tout ce qu'on me fait souffrir, car Marie-Louise est la vertu même!»
Privé de l'honneur de se rendre auprès d'elle, le général saisissait une occasion sûre pour lui faire parvenir cette lettre; il espérait qu'il n'invoquerait pas en vain la générosité de son caractère et la bonté de son cœur. «Le supplice de Napoléon, disait-il, peut durer longtemps encore. Il est temps de le sauver. Le moment présent semble bien favorable: les souverains vont se réunir au congrès d'Aix-la-Chapelle, les passions paraissent calmées. Napoléon est loin d'être à craindre; il est si malheureux que les âmes nobles ne peuvent que s'intéresser à son sort. Dans de telles circonstances, que Votre Majesté daigne réfléchir à l'effet que produirait une grande démarche de votre part; celle, par exemple, d'aller à ce congrès, d'y solliciter la fin du supplice de Napoléon, de supplier son auguste père de joindre ses efforts aux vôtres pour obtenir que votre époux lui soit confié, si la politique ne permettait pas encore de lui rendre la liberté. Lors même qu'une telle démarche ne réussirait pas en entier, le sort de Napoléon en serait bien amélioré. Quelle consolation n'éprouverait-il pas en vous voyant agir ainsi? Et vous, Madame, quel serait votre bonheur! Combien d'éloges, de bénédictions vous attirerait une telle conduite, que vous prescrivent la religion, votre honneur, votre devoir; conduite que vos plus grands ennemis peuvent seuls vous conseiller de ne pas suivre! On dirait: Les souverains de l'Europe, après avoir vaincu Napoléon, l'ont abandonné à ses plus cruels ennemis; ceux-ci le faisaient mourir du supplice le plus long et le plus barbare; la durée de son agonie le réduisait à demander des bourreaux plus prompts. Il paraissait oublié et sans secours; mais Marie-Louise lui restait, et la vie lui a été rendue. Ah! Madame, au nom de ce que vous avez de plus cher au monde, de votre gloire, de votre avenir, faites tout pour sauver votre époux; l'ombre de Marie-Thérèse vous l'ordonne!… Pardonnez-moi, Madame, pardonnez-moi d'oser vous parler ainsi; je me laisse aller aux sentiments dont je suis pénétré pour vous; je voudrais vous voir la première de toutes les femmes!…»
Cette lettre, qui lui rappelait si éloquemment ses devoirs, ne fit qu'importuner Marie-Louise. Elle ne lui causa aucune émotion. Un journal anglais, inspiré par Metternich, osa dire que le général Gourgaud avait reçu de l'argent à la suite de sa missive, en même temps que l'ordre de ne plus faire de démarches. Cela était faux. En effet, le général indigné crut devoir écrire au directeur du journal anglais qui avait reproduit le bruit mensonger, ces quelques mots:
«Londres, 26 octobre 1818[328].
«Dans une des colonnes de votre journal d'aujourd'hui, sous la rubrique d'«Aix-la-Chapelle, correspondance particulière», on lit: «Le général Gourgaud, qui a adressé dernièrement une lettre à Sa Majesté l'archiduchesse Marie-Louise, duchesse de Parme, pour lui demander d'user de toute son influence près du Congrès, en faveur de son époux et de son maître, a reçu pour réponse à sa lettre une somme d'environ trente mille francs et, en même temps, l'ordre positif de ne plus, à l'avenir, entretenir Sa Majesté de ce sujet.»
«Les deux dernières assertions, contenues dans cet article sont entièrement fausses; la défense de dire la vérité n'est pas et ne pouvait pas être la réponse de la lettre confidentielle que j'eus l'honneur d'adresser à Sa Majesté le 29 août dernier. Cette supposition même est injurieuse au caractère bien connu de cette princesse. Il n'est pas vrai non plus que j'aie reçu de présent; je n'ai reçu d'autre récompense de cette démarche que l'approbation flatteuse d'un certain nombre d'hommes respectables et la satisfaction que je goûte d'avoir satisfait à mes devoirs.
«J'ai l'honneur d'être, etc.
«Le général GOURGAUD.
«N° 22, Compton-Street, Brunswick-Square.»
Comme le comte de Neipperg et Marie-Louise s'étaient aussi préoccupés du général Gourgaud, Metternich crut devoir écrire à ce sujet à Neipperg lui-même: «Quant au général Gourgaud, je prie Votre Excellence de dire à Sa Majesté qu'il est à Hambourg; que, pour le moment, il ne peut pas se rendre en Italie…» Metternich ajoutait que, pour le mettre hors d'état de nuire, l'Empereur consentait à lui accorder asile dans ses États. Je ne crois pas que Gourgaud eût demandé cet asile. Sa lettre et son attitude n'étaient pas faites d'ailleurs pour le lui assurer[329].
À défaut de l'épouse ingrate, la mère de Napoléon s'était adressée directement et sans crainte, le 19 août, aux souverains réunis au congrès d'Aix-la-Chapelle. Elle leur disait: «Mon fils aurait pu demander asile à l'Empereur, son beau-père. Il aurait pu s'abandonner au grand cœur de l'empereur Alexandre, dont il fut jadis l'ami. Il aurait pu se réfugier chez Sa Majesté Prussienne, qui, sans doute, se voyant implorée, ne se serait rappelé que son ancienne alliance. L'Angleterre peut-elle le punir de la confiance qu'il lui a témoignée?» On objectait la raison d'État; mais cette raison avait ses limites… Le congrès d'Aix-la-Chapelle répondit que le maintien de Napoléon Bonaparte dans l'île de Sainte-Hélène était nécessaire au repos de l'Europe, «car c'était le pouvoir de la Révolution française, incarné dans un individu qui s'en prévalut pour asservir les nations sous le joug de l'injustice, que les alliés étaient heureusement parvenus à détruire». En conséquence on devait plutôt renforcer qu'atténuer les dispositions propres à assurer la détention de l'ex-Empereur[330]. Le protocole du 13 novembre établissait que toute correspondance avec le prisonnier de Sainte-Hélène, toute communication quelconque qui ne serait pas soumise à l'inspection du gouvernement britannique, serait regardée «comme attentatoire à la sûreté publique et qu'il serait porté plainte et pris des mesures contre quiconque se rendrait coupable d'une pareille infraction[331]». Telle fut la réponse des alliés. Ils n'avaient d'ailleurs pas plus de pitié pour le fils et conseillaient secrètement de redoubler la surveillance à Schœnbrunn. Cependant l'Empereur d'Autriche ne cachait pas son affection pour le jeune prince qui lui avait plu par son caractère aimable et franc[332]. François II était au fond un bon père de famille. Lorsque la politique et ses tristes nécessités lui permettaient de s'abandonner à ses impulsions natives, lorsqu'il se croyait libre de montrer que la raison d'État n'étouffait pas en lui la bonté, il était vraiment affectueux pour cet être si intéressant, si délaissé et que l'Europe, toujours inquiète, redoutait. Aussi lui avait-il permis de venir s'installer auprès de lui, dans son propre appartement. De même qu'autrefois le roi de Rome jouait dans le cabinet de Napoléon et par ses grâces enfantines déridait le front sévère de l'Empereur, ainsi aujourd'hui, celui qu'une politique implacable avait appelé «le duc de Reichstadt» ne craignait pas de troubler les graves occupations du souverain de l'Autriche. Il lui adressait souvent de ces questions, naïves en apparence, et qui donnent tant à penser.
M. de Montbel raconte à ce propos que le fils de Napoléon, s'approchant un jour de l'empereur François II, lui dit tout à coup d'un air préoccupé:
«Mon grand-papa, n'est-il pas vrai, quand j'étais à Paris, que j'avais des pages?
—Oui, je crois que vous aviez des pages.
—N'est-il pas vrai aussi que l'on m'appelait le roi de Rome?
—Oui, l'on vous appelait le roi de Rome.
—Mais, mon grand-papa, qu'est-ce donc être roi de Rome?»
Ici, l'empereur François, qu'on accuse un peu trop de manquer d'esprit de repartie, fit une réponse judicieuse: «Mon enfant, quand vous serez plus âgé, il me sera plus facile de vous expliquer ce que vous demandez. Pour le moment, je vous dirai qu'à mon titre d'empereur d'Autriche je joins celui de roi de Jérusalem, sans avoir aucune sorte de pouvoir sur cette ville… Eh bien, vous étiez roi de Rome comme je suis roi de Jérusalem.» L'enfant regarda son grand-père, réfléchit et se tut. Il avait, malgré la simplicité de ses huit ans, compris que son titre n'était qu'un titre éphémère et que cette ville de Rome, dont on lui avait déjà tant parlé, ne lui appartenait pas. C'était sans doute pour cela qu'on lui avait cherché un autre nom… Il suivait son grand-père à Vienne aussi bien qu'à Schœnbrunn, et il le charmait par sa vivacité et son adresse. Le prince impérial n'aimait pas à être traité en enfant. À ses premières leçons d'équitation, on lui avait amené un tout petit cheval. Il refusa de le monter. «Je veux, dit-il, un grand cheval comme celui de papa pour aller à la guerre!» Un autre fait montre encore le sentiment précoce que le fils de Napoléon avait de sa dignité. L'ambassadeur de Perse Abdul-Hassan-Chan était venu, à la Cour, offrir à l'Empereur et à l'Impératrice des présents de la part du Schah. Le jeune prince le rencontra chez le peintre Lawrence et l'entendant converser bruyamment avec son gouverneur, le comte de Dietrichstein, sans se préoccuper de lui, il dit tout à coup, avec une gravité comique qui fit sourire tout le monde: «Voilà un Persan bien vif! Il paraît que ma présence ne lui cause pas le plus léger embarras.»
Le duc de Reichstadt—puisque désormais le prince va s'appeler ainsi—avait terminé à huit ans ses études préparatoires aux études classiques. Il savait déjà très bien le français, un peu d'italien et d'allemand. À dater de ce moment, il aborda avec son maître Mathieu Collin les études classiques et les langues anciennes. L'enfant s'appliquait à ces nouvelles études, mais sans ardeur. Il se sentait attiré davantage par les sciences militaires, dont on commençait à l'entretenir. Sous la surveillance du colonel Schindler et du major Weiss, il fit, si l'on en croit le capitaine Foresti, de rapides progrès. Il allait lui-même au-devant des questions, cherchant à mériter de favorables suffrages et à se faire heureusement apprécier. Celle qui aurait dû être là, jouissant de sa présence et de ses entretiens, de ses plaisirs et de ses études, se bornait à demander quelquefois, par lettres, des nouvelles de sa santé. Un jour, elle apprend qu'il a la rougeole, et elle s'en inquiète. Lorsqu'elle sait que cette maladie est terminée, elle en rend grâces au Ciel. Elle ne se dit pas que d'autres qu'elle se sont installés au chevet du petit malade. Non, elle n'a qu'une pensée, une pensée singulière. En remerciant Dieu d'avoir préservé son fils, elle constate que c'est un bonheur pour lui d'avoir eu la rougeole à son âge, car «au moins n'aura-t-il pas les inquiétudes que j'ai de cette contagion, n'ayant jamais eu cette maladie, qui est bien dangereuse pour les grandes personnes[333]». Marie-Louise continuait à faire preuve d'un surprenant oubli au sujet de son passage en France comme impératrice. Il semblait vraiment que Napoléon et l'Empire n'eussent point existé pour elle. Le comte de Dillon, ministre de France à Florence, informait le marquis Dessoles, à la date du 13 mars 1819, que la duchesse de Parme s'était beaucoup préoccupée, à sa réception, de la santé du Roi. Elle avait fait aussi de nombreuses questions sur la famille royale, évitant dans sa conversation de rappeler tout ce qui pouvait se rattacher au temps qu'elle avait passé en France, «comme un songe dont elle fuyait le souvenir»… De son côté, et quelques jours après, le marquis de Caraman écrivait qu'il était impossible de mettre plus de mesure et de prudence que l'archiduchesse Marie-Louise, dans une position aussi délicate. «En toutes les circonstances, on ne retrouve jamais que la duchesse de Parme. Le comte de Neipperg la seconde bien franchement dans la marche qu'elle a adoptée. Toutes les tentatives qui ont pu être faites pour rappeler d'anciens souvenirs ont été écartées avec soin.» Le marquis de Caraman ajoutait que Bologne était un foyer des plus actifs où se rassemblaient ceux qui conservaient de coupables espérances. «L'archiduchesse Marie-Louise en a eu la preuve à son dernier passage. Elle avait, par prudence, ordonné que ses chevaux l'attendissent hors de la ville. Aussitôt qu'on l'a su, une foule de gens très bien mis se sont postés de ce côté, et les cris les plus séditieux appelaient hautement pour leur empereur celui que l'Europe entière a repoussé. Cette scène a été tellement scandaleuse et si embarrassante pour l'archiduchesse, qu'elle a pris la résolution de ne plus passer par Bologne[334].»
Cependant, la duchesse de Parme aurait voulu suivre à Rome l'empereur François qui devait s'y rendre. Mais celui-ci, redoutant quelque aventure pareille à celle de Bologne, s'y refusa. Le comte de Dillon s'étonnait du désir de la duchesse, car «dans un temps où la famille de Bonaparte se trouvait en présence de la sienne, toute la prévoyance humaine n'aurait pu lui éviter des moments très embarrassants». Déconseillée par son père, la duchesse renonça à son voyage à Rome et pour son retour à Parme—elle était à Sienne au commencement d'avril—choisit la route de Pistoia à Modène, moins fréquentée que celle d'Arrezzo, car elle craignait une nouvelle manifestation. Il paraît qu'elle aurait répondu à ceux qui l'avaient acclamée, lorsqu'elle traversait Bologne: «Gardez cet enthousiasme pour votre légitime souverain; il ne peut que me déplaire!» Les cris de «Vive Napoléon!» l'avaient fort irritée. Quant à M. de Neipperg, il n'avait pu dissimuler, lui aussi, une violente colère. La duchesse et ses courtisans redoutaient une révolution avec autant d'effroi que les diplomates autrichiens eux-mêmes. Dans une dépêche de Metternich au baron de Lebzeltern, ministre d'Autriche près la cour de Russie, en date du 30 septembre 1819, il était dit «que l'esprit de vertige et de révolution menaçait d'un bouleversement total les trônes, les gouvernements et toutes les institutions». Il était donc nécessaire, suivant Metternich, pour toutes les cours allemandes de se bien concerter. Les conférences de Carlsbad avaient réalisé en principe ce qui, peu de mois auparavant, n'eût point été compris. Les mesures de précaution adoptées à Carlsbad avaient été converties en lois par la diète fédérale le 20 septembre, et l'on espérait que le ministère français, s'inspirant, lui aussi, de leur esprit, cesserait de ménager tous les partis, sous peine de complications extérieures[335].
On redoutait surtout en Autriche l'éventualité de la mort de Louis XVIII et des crises qui la suivraient. Rendant compte d'une conversation avec Metternich, M. de Caraman écrivait le 29 novembre 1819 au marquis Dessoles: «Le prince ne m'a pas dissimulé qu'il croyait que la mort du Roi serait l'époque où tous les partis, comprimés et dissimulés, chercheraient à reprendre de l'influence et ranimeraient tous leurs moyens. Il ne voit de dangereux parmi ces partis que le reste de celui qui tient encore aux Bonaparte, celui qui, parmi les militaires, appelle le prince Eugène, et enfin celui qui désire la réunion de la France aux Pays-Bas, sous le prince d'Orange. Le premier de ces partis chercherait, à ce que croit le prince de Metternich, à exciter quelque mouvement en faveur du jeune duc de Reichstadt; mais il m'a fait observer, en même temps, combien toutes ces idées seraient faciles à déjouer, parce qu'elles seraient repoussées aussitôt que connues, l'Autriche étant bien loin de s'engager dans une question aventureuse, aussi éloignée de ses principes; et que, d'ailleurs, elle ne peut pas se dissimuler qu'en se prêtant le moins du monde à une démarche aussi coupable, loin d'être soutenue par aucune puissance, elle éveillerait l'inquiétude et la jalousie de toutes et compromettrait pour un succès, rien moins que probable, toutes les chances de sa tranquillité et peut-être l'existence de toute la monarchie. Le prince de Metternich a analysé ensuite avec moi les chances plus ou moins favorables dont pouvait se flatter le parti militaire, soit en mettant en avant le prince Eugène, soit en se servant de la popularité du prince d'Orange. Il voit peu de probabilités à ce que le premier obtienne quelque succès, mais il n'est pas aussi rassuré sur les facilités que trouverait le second.» Le marquis de Caraman demandait à M. Pasquier si, en cas de succession légitime, l'Europe aurait un nouvel hommage à rendre au Roi. Dans le cas contraire, les ministres étrangers se tiendraient à l'écart et attendraient des instructions. Une réunion des souverains signataires du traité de Chaumont aurait lieu, au premier moment favorable, pour statuer. D'ailleurs, le prince de Metternich était prêt à s'occuper de cette affaire. M. Pasquier, ministre des affaires étrangères, écrivit alors à M. de Caraman une lettre importante. Il venait de converser avec le Roi sur la situation. Louis XVIII parlait lui-même froidement de l'éventualité de sa mort. Il disait que «le mort saisit le vif», et que la politique des souverains était de déjouer le complot des ambitieux. «Mon successeur, affirmait le Roi, doit naturellement être à l'instant reconnu aux Tuileries, dans Paris et dans toute la France.» Les ministres étrangers devaient, eux aussi, reconnaître le nouveau roi et, si une révolte contre l'autorité légitime éclatait, intervenir aussitôt «en montrant aux factieux l'Europe entière prête à fondre encore une fois sur la France»!… M. Pasquier répondait que «les puissances avaient, sans perdre de temps, intérêt à donner à leurs ministres des instructions éventuelles dans ce sens». Il priait M. de Caraman de renouer une conversation avec le prince de Metternich et de lui faire comprendre que c'étaient là ses réflexions personnelles[336].
Pendant ce temps, par une coïncidence curieuse, Napoléon était préoccupé, lui aussi, de la triste éventualité de sa fin. «Ma forte constitution fait un dernier effort, après quoi elle succombera. Je serai délivré, disait-il à Marchand, et vous le serez aussi…» Mais il ne voulait pas mourir sans les secours de la religion. À sa demande, le cardinal Fesch était allé, l'année précédente, à une audience du cardinal Consalvi, pour lui annoncer que l'Empereur et sa suite s'attristaient de n'avoir point encore de prêtre à Sainte-Hélène. Ils désiraient que le gouvernement britannique mît fin à cette déplorable lacune. Le Pape, très ému, avait donné des ordres pour entamer une négociation pressante à ce sujet. Ce n'est qu'à la fin de septembre 1819 que les abbés Buonavita et Vignal parvinrent à Longwood. Ainsi, depuis son arrivée, en 1815, dans cette île maudite, c'est-à-dire depuis plus de quatre ans, Napoléon n'avait pas entendu une seule fois la messe. C'est à quoi n'avaient pensé ni la catholique Autriche, ni l'Angleterre, ni aucun des commissaires étrangers chargés de garder celui qui avait signé le Concordat de 1801. L'homme qui avait fait revivre les splendeurs du culte dans l'antique cathédrale de Paris et dans toutes les églises de France se contentait maintenant d'un petit autel dressé, le dimanche, dans la modeste salle à manger de Longwood. Privé de tout ce qui pouvait adoucir un exil aussi affreux que le sien, séparé de cette femme et de cet enfant qu'il avait en vain redemandés à ses vainqueurs, oublié de la terre qu'il avait emplie du fracas de ses armes et de la gloire de son nom, il cherchait et trouvait quelque consolation dans la religion, qui, seule, reste fidèle à l'infortune.
CHAPITRE XII
LE TESTAMENT ET LA MORT DE NAPOLÉON.
À la fin de l'année 1819, le cabinet de Vienne avait, comme je l'ai indiqué plus haut, interrogé secrètement les grandes puissances pour savoir quelles seraient la situation de la France à la mort de Louis XVIII et la conduite qu'il importerait de tenir lors de ce grave événement. Sans affirmer que l'hypothèse d'une régence avec Napoléon II se fût de nouveau présentée à l'esprit de Metternich, il est cependant certain que divers mouvements favorables à la cause du duc de Reichstadt avaient dû, depuis longtemps, attirer son attention. Ainsi, au mois de juin 1817, sous le prétexte de la pénurie des subsistances et de la cherté progressive du pain, une tentative de révolte s'était produite à Lyon, mais elle avait été aussitôt comprimée. Dans une commune avoisinante, à Saint-Genis-Laval, le capitaine Oudin s'était emparé, avec quelques hommes, de la caserne de la gendarmerie, et avait proclamé Napoléon II empereur. Dans sept autres communes, le drapeau blanc avait été abattu et les bustes du Roi brisés. Quelques troupes eurent raison des factieux. De nombreuses arrestations furent opérées, une soixantaine d'individus condamnés à la déportation, à l'emprisonnement, et quelques-uns à mort, parmi lesquels le capitaine Oudin. Les soldats qui avaient été chargés de l'exécution des condamnés se livrèrent, sous l'excitation d'un de leurs chefs, à des violences abominables qui produisirent la plus douloureuse impression dans la région lyonnaise[337]. Elles causèrent en France de vives inquiétudes qui se propagèrent jusqu'à l'étranger. Aux menées bonapartistes s'ajoutèrent bientôt des menées ultra-royalistes et des complots fomentés par les libéraux qui, accusant le gouvernement d'être l'œuvre des alliés, revendiquaient le drapeau tricolore. Là où leurs intrigues étaient le plus à redouter, c'était dans la zone comprise entre Lyon, Grenoble et Dijon. Les villes industrielles du Lyonnais, du Dauphiné et de la Franche-Comté témoignaient une vive sympathie aux mécontents, qui se recrutaient de préférence parmi les anciens officiers supérieurs de l'Empire. La Fayette, Manuel, Benjamin Constant, d'Argenson, Laffitte étaient leurs principaux inspirateurs. Grâce à une surveillance très vigilante et à la dénonciation d'un sieur Tiriot, la conspiration dite «de l'Est» devait échouer. On arrêta un certain nombre de suspects, mais ils furent acquittés par la cour de Riom, faute de preuves suffisantes[338]. Toujours est-il que la situation du gouvernement n'était pas très solide, ou du moins ne semblait pas telle. On craignait donc à l'extérieur que, si Louis XVIII venait à mourir subitement, il n'y eût des troubles en France et des tentatives sérieuses pour substituer un nouvel empire à la monarchie.
Il faut reconnaître que nous n'étions pas brillamment représentés à l'étranger. À Vienne, entre autres, l'ambassadeur français, le marquis de Caraman, ne paraissait pas à la hauteur de sa tâche. C'était le même homme qui, étant à Berlin lors de la défaite de Waterloo, avait eu l'idée malheureuse de convier le corps diplomatique à aller féliciter avec lui la maréchale Blücher, au sujet des succès de son mari[339]. Cette démarche déplorable montre ce que valaient son tact et son esprit d'à-propos. Or, le ministre des affaires étrangères, M. Pasquier, lui avait donné mission de vérifier si le mémoire adressé par le cabinet de Vienne aux autres puissances était exact, tout en prenant les plus strictes précautions pour éviter que ces investigations fussent connues. M. de Caraman crut plus habile d'en converser directement avec M. de Metternich et lui demanda—comme je l'ai déjà relevé—quelle serait l'attitude de l'Europe en pareille occurrence. Metternich, qui parlait toujours en son nom, répondit qu'elle ferait respecter les conditions du traité de Chaumont. «Sa Majesté, rapporte M. Pasquier, fut très frappée de l'astuce, de la perfidie du langage de M. de Metternich et, en même temps, de la simplicité de M. de Caraman, qui ne semblait pas s'en être aperçu[340].» Le Roi n'admettait pas que les ministres étrangers eussent besoin de nouvelles instructions en cas de sa mort, attendu que, d'après l'axiome même de la monarchie, «le Roi ne meurt jamais en France». Il rédigea même à ce sujet une note précise et digne, comme tout ce qui sortait de sa plume. Le ministre des affaires étrangères, dans sa réponse à M. de Caraman, inséra la plus grande partie de cette note en la lui indiquant comme texte du langage à tenir, sans en mentionner la source. Malheureusement, la discrétion de l'ambassadeur ne put tenir à pareille épreuve. «On savait déjà, et il a été prouvé depuis, qu'il ne pouvait rien cacher à M. de Metternich. Il lui remit donc, sur sa demande, une copie de la partie de la dépêche contenant le texte même de la note rédigée par le Roi. Cette copie fut mise sous les yeux de l'empereur d'Autriche[341]. On affecta à Vienne d'en être dans la plus grande admiration. M. de Metternich ne craignit pas de mettre la crédulité de M. de Caraman à une nouvelle épreuve, en lui persuadant que les principes de cette note devaient fournir la matière d'une communication que la France adresserait à toutes les cours. L'Autriche se ferait un devoir de l'appuyer; ce serait l'occasion que chacun saisirait pour adresser des instructions communes à leurs légations et ambassades à Paris. Ainsi, quand le Roi avait pris le soin de montrer lui-même que la question ne devait pas être examinée, puisqu'elle était résolue à l'avance, on lui proposait de la faire traiter ex professo par-devant et par tous les cabinets de l'Europe[342].» Cette conduite de M. de Metternich prouvait combien il tenait à démontrer le peu de stabilité de la France et combien ce pays avait besoin de sa protection. Il avait peut-être d'autres pensées en tête, notamment celle de faire servir le duc de Reichstadt à sa politique, comme un instrument placé entre ses mains pour flatter ou réduire à volonté les prétentions de tel ou tel parti… Toujours est-il que M. Pasquier répondit, le 24 mars 1820, à M. de Caraman qu'il regrettait l'usage fait par lui de la note de Louis XVIII. «Le Roi, disait-il, ne peut douter des droits de l'héritier de la Couronne, ni demander aux cours étrangères que leurs ministres reconnaissent son successeur légitime[343].» Il fallait donc laisser les choses en l'état… Il subsistait cependant de cette affaire un fait curieux, c'est que l'Autriche, qui s'était si souvent fait gloire d'avoir contribué au retour de la monarchie légitime, paraissait soumettre officiellement au consentement de l'Europe la reconnaissance de la succession directe au trône en France, et laissait même prévoir certaines complications prochaines.
Louis XVIII n'avait point pour Marie-Louise l'antipathie qu'il témoignait ouvertement à tous les membres de l'ancienne famille impériale. Il est vrai que la duchesse de Parme saisissait toutes les occasions pour témoigner humblement à la cour de France son zèle et sa déférence. M. de Neipperg faisait d'ailleurs bonne garde. Ainsi, le 17 mai 1820, il informait son maître des menées bonapartistes qu'il avait su prévenir. Un individu, nommé Vidal, avait voulu remettre à Marie-Louise une lettre de Joseph Bonaparte. Un autre émissaire, nommé Carret, devait dire à la duchesse de Parme, de la part du roi Joseph: «Le Roi prie Votre Majesté de conserver sa santé. C'est la plus chère espérance de l'Empereur. Vous êtes, Majesté, le seul soutien de son fils, qui ne sera, à ce qu'espère le Roi, ni cardinal, ni archevêque. Il a de très fortes raisons de croire que le père, la mère et le fils seront enfin réunis[344]…» Naturellement, on avait empêché le sieur Carret de transmettre cet avis à Marie-Louise, qui, d'ailleurs, n'aurait pas voulu recevoir le messager du roi Joseph. Le chargé d'affaires à Florence, M. de Fontenay, s'était étonné, le 1er avril 1820, de la persistance de certains journaux français à attaquer la duchesse et son gouvernement. Nulle part, cependant, on ne surveillait plus attentivement les menées révolutionnaires. «Le comte de Neipperg, affirmait-il, est un ministre qui, par ses bons principes, sa fermeté et l'influence puissante qu'il exerce sur les volontés de Mme l'archiduchesse, mérite une grande confiance.» On devait bien quelques égards à Marie-Louise pour une telle conduite. Aussi le roi de France lui adressa-t-il lui-même une lettre pour lui annoncer l'heureux accouchement de la duchesse de Berry. Le ministre des affaires étrangères, en la lui faisant parvenir, osait espérer que la cour de Parme prendrait part à la satisfaction de la France et de la monarchie.
La duchesse ne s'ennuyait pas trop à Parme, si l'on en juge par ses lettres. Elle disait en avril, à la comtesse de Crenneville, que le carnaval était fort gai, qu'elle donnait tous les mardis des petits bals où elle dansait elle-même autant qu'il fallait pour ne pas s'endormir[345]. L'air était très pur à Parme, et elle avait repris ses forces et son embonpoint. «J'y suis si heureuse et tranquille, disait-elle, que je crains toujours quelque malheur, puisqu'on dit que le bonheur ne peut pas exister sur la terre…» Pendant ce temps, Napoléon se mourait lentement sur le sol meurtrier que l'Angleterre avait choisi tout exprès pour venir plus facilement à bout de sa robuste constitution. Tandis qu'il endurait les plus terribles souffrances, sa femme ne songeait qu'à elle-même, à sa vie paisible que pouvait troubler un malheur subit. Lequel? La mort de Napoléon?… Non, mais des agitations en Italie, la guerre civile, la guerre étrangère et, surtout, l'absence du général de Neipperg, qui lui était devenu «bien nécessaire». Elle redoutait encore quelque mouvement préjudiciable au gouvernement des Bourbons, car elle était maintenant, comme on le sait, favorable à Louis XVIII qui, cependant, avait tout employé au congrès de Vienne pour lui disputer ses duchés. Les communications adressées par les soins de Louis XVIII à l'épouse de Napoléon, et faites pour prévenir toutes les illusions qu'elle aurait pu encore conserver sur l'avenir de son fils, ne laissaient pas d'être piquantes. En effet, le duc de Reichstadt devenait par sa mère le cousin du duc de Bordeaux. Marie-Louise, mère du duc de Reichstadt, et Marie-Clémentine, mère de la duchesse de Berry, étaient petites-filles de Marie-Caroline de Naples, sœur de Marie-Antoinette. Les deux princes descendaient ainsi tous les deux de Marie-Thérèse. Une mystérieuse destinée allait bientôt placer le cercueil du duc de Reichstadt dans la crypte de l'église des Capucins à Vienne, à quelques pas du mausolée de la grande Impératrice, et, sur cette même terre autrichienne, devait mourir en exil, lui aussi, le duc de Bordeaux.
Le bruit avait couru, en France, que les augustes parents de Marie-Louise avaient des vues favorables sur l'avenir de son fils. Des Français, qui avaient visité le duché de Parme, disaient que le portrait du jeune prince était reproduit plusieurs fois dans chaque salon du palais ducal et, presque toujours, en costume militaire. «On parle, assuraient-ils, de l'affection que lui témoigne la famille de sa mère, et l'on a l'air de regarder le triomphe du gouvernement impérial comme immanquable.» Voilà ce que le préfet de l'Isère mandait au ministre de l'intérieur le 16 juillet 1820. On ne pouvait être plus mal renseigné, car la cour de Vienne était, au contraire, peu sympathique à l'avènement du duc de Reichstadt au trône de France. M. de Caraman écrivait, d'ailleurs, le 11 octobre au baron Pasquier: «La première pensée du cabinet de Vienne a été d'attacher beaucoup de prix à devancer toutes les formes d'usage pour adresser au Roi les félicitations de l'Empereur, afin de ne laisser aucune prise aux calomnieuses insinuations que les malveillants ne cessent de répandre sur les espérances qu'ils osent rattacher à l'existence du duc de Reichstadt[346].» On avait parlé un moment d'une autre éventualité: la mise en liberté de Napoléon. Là encore, le cabinet de Vienne montrait la persistance et l'âpreté de sa haine. M. de Caraman en informait ainsi le baron Pasquier, le 28 octobre 1820: «Les appréhensions que donnent les affaires d'Angleterre et la crainte des suites qui pourraient résulter d'un changement de ministère et, par conséquent, d'une nouvelle direction dans l'opinion politique du cabinet anglais, ont engagé le prince de Metternich à prendre en considération s'il ne serait pas prudent d'adopter quelques précautions pour assurer l'Europe contre la possibilité de voir rendre la liberté au prisonnier de Sainte-Hélène.» Il fallait donc une résolution commune pour s'opposer à tout changement. «Si l'opinion ou les intérêts du cabinet anglais le portaient à vouloir se débarrasser de la garde du prisonnier, les puissances alliées le réclameraient comme leur propriété, et si les Anglais voulaient l'éloigner de Sainte-Hélène, on exigerait qu'il fût remis entre les mains des puissances pour en disposer suivant ce que leur sûreté pourrait exiger. Ceci, ajoutait M. de Caraman, n'est encore qu'un projet[347].» On voit que le prince de Metternich n'admettait aucun adoucissement au sort du captif de Sainte-Hélène. Il le considérait comme «la propriété» de l'Europe. Pouvait-il penser autrement du fils?
Mais la mort allait bientôt servir la haine de l'Autriche et des puissances alliées. Au commencement de l'année 1821, Napoléon se sentit perdu. «Je ne suis plus Napoléon! répétait-il douloureusement. Les monarques qui me persécutent peuvent se rassurer, je leur rendrai bientôt la sécurité!…» Son état empira très rapidement. «L'Angleterre, disait-il au docteur Arnott, réclame mon cadavre. Je ne veux pas la faire attendre et mourrai bien sans drogues. C'est votre ministère qui a choisi cet affreux rocher, où se consume en moins de trois ans la vie des Européens, pour y achever la mienne par un assassinat. Et comment m'avez-vous traité, depuis que je suis sur cet écueil? Il n'y a pas une indignité, pas une horreur dont vous ne vous soyez fait une joie de m'abreuver. Les plus simples communications de famille, celles même qu'on n'a jamais interdites à personne, vous me les avez refusées. Vous n'avez laissé arriver jusqu'à moi aucune nouvelle, aucun papier d'Europe. Ma femme, mon fils n'ont plus vécu pour moi. Vous m'avez tenu six ans dans la torture du secret. Dans cette île inhospitalière, vous m'avez donné pour demeure l'endroit le moins fait pour être habité, celui où le climat meurtrier du tropique se fait le plus sentir. Il m'a fallu me renfermer entre quatre cloisons, dans un air malsain, moi qui parcourais à cheval toute l'Europe[348]!…»
Malgré le mal qui ne lui laissait pas un instant de répit, malgré la fièvre, les vomissements et les suffocations, Napoléon a le courage, dans la matinée du 15 avril, de faire et d'écrire lui-même son testament, moins le détail des différents legs qu'il se borna à contresigner. J'ai tenu entre mes mains ce précieux écrit, qui est conservé avec le plus grand soin aux Archives nationales. Je voulais examiner de près la composition de cet acte solennel[349]. À la deuxième page, on lit: «Ce présent testament, tout écrit de ma propre main, est signé et scellé de mes armes: Napoléon.» À la quatrième page, on trouve ces lignes autographes: «Ceci est mon testament écrit tout entier de ma propre main: Napoléon.» Le cachet aux armes impériales est attaché au papier par de la soie rouge. Sur le revers de la dernière feuille, qui a été pliée en deux, on lit: «Ceci est une instruction pour Montholon, Bertrand et Marchand, mes exécuteurs testamentaires. J'ai fait un testament et sept codicilles dont Marchand est dépositaire: Napoléon[350].» La signature de la deuxième page est une des plus nettes qu'ait données l'Empereur; on en lit toutes les lettres sans difficulté. Le parafe est vigoureusement accentué. Le texte du testament impérial est connu, et je ne veux en reproduire que ce qui intéresse directement cet ouvrage. Après avoir dit qu'il mourait dans le sein de la religion catholique, dans le sein de laquelle il était né, après avoir demandé que ses cendres reposassent sur les bords de la Seine au milieu du peuple français, Napoléon écrivait les paragraphes suivants qu'il faut considérer avec attention:
«3° J'ai toujours eu à me louer de ma très chère épouse Marie-Louise. Je lui conserve jusqu'au dernier moment les plus tendres sentiments. Je la prie de veiller pour garantir mon fils des embûches qui environnent encore son enfance.
«4° Je recommande à mon fils de ne jamais oublier qu'il est né prince français et de ne se prêter à être un instrument entre les mains des triumvirs qui oppriment les peuples de l'Europe. Il ne doit jamais combattre, ni nuire en aucune manière à la France. Il doit adopter ma devise: «Tout pour le peuple français.»
Cette prescription solennelle allait servir de règle au fils de l'Empereur. Dans la suite de son testament, Napoléon disait: «Je lègue à mon fils les boîtes, ordres et autres objets tels qu'argenterie, lit de camp, armes, selles, éperons, vases de ma chapelle, livres, linge qui ont servi à mon corps et à mon usage… Je désire que ce faible legs lui soit cher comme lui retraçant le souvenir d'un père dont l'univers l'entretiendra.» Jamais la pensée, la préoccupation de son fils ne furent plus instantes dans l'esprit de Napoléon qu'à ces dernières heures. Le testament parle à toutes les pages de ce fils tant aimé[351]. Napoléon lui lègue tout ce qu'il possède encore. Dans les codicilles, signés le 26 avril, il prie les exécuteurs testamentaires de redresser les idées de son fils sur les faits et sur les choses et de l'engager à reprendre le nom de Napoléon, aussitôt qu'il sera en âge de raison et pourra le faire convenablement. Il veut qu'on réunisse et qu'on lui acquière tout ce qui pourra lui rappeler sa personne. «Mon souvenir, dit-il avec la même fierté, fera la gloire de sa vie.» Cet espoir fut réalisé par le prince lui-même qui, sans avoir besoin d'y être incité par personne, garda jusqu'au dernier soupir le culte de l'Empereur. Napoléon semblait n'avoir rien oublié. Il demandait qu'on recherchât chez Denon et d'Albe les plans qui lui appartenaient et qu'on fît une réunion de gravures, tableaux, livres et médailles «pour donner à son fils des idées justes et détruire les idées fausses que la politique étrangère aurait pu vouloir lui inculquer». L'Empereur invitait en outre les exécuteurs testamentaires, lorsqu'ils auraient la possibilité de voir l'Impératrice, à dissiper aussi chez elle les mêmes idées, à l'entretenir de l'estime et des sentiments que son mari avait eus pour elle, et à lui recommander son fils, qui n'avait de ressources que de son côté. Napoléon se rappelait avoir donné, à Orléans, deux millions en or à Marie-Louise. Il voulait que cette somme ne fût réclamée qu'autant que cela serait nécessaire pour compléter ses legs. Enfin, aussitôt que son fils serait en âge de raison, il espérait qu'il pourrait rentrer en relation avec sa grand'mère, avec ses oncles et tantes, quelque obstacle qu'y mît la maison d'Autriche. Si, par un retour de fortune, il remontait sur le trône, il était du devoir des exécuteurs testamentaires de lui mettre sous les yeux tout ce qu'il devait à ses vieux officiers, soldats et serviteurs. Le testament terminé, Napoléon dit simplement à ceux qui l'entourent: «Maintenant que j'ai si bien mis ordre à mes affaires, ce serait vraiment dommage de ne pas mourir!»
Deux jours après, il appelle le général de Montholon, car il a à remplir un dernier devoir. Il va lui faire connaître les conseils dont il le charge pour son fils. Sous sa dictée, Montholon écrit quelques pages admirables. L'Empereur dit ce qu'il a fait et ce qu'il aurait voulu faire; il indique les conditions nouvelles du gouvernement et de la société; il proclame l'importance que doit avoir la religion; il montre de quel intérêt et de quelle valeur sont les leçons de l'histoire; il cherche enfin à pénétrer, à animer un jeune cœur de la sagesse qui donne tant de grandeur à ses derniers moments. Ces paroles suprêmes revêtent un caractère de calme et de gravité extraordinaires.
Les conseils de Napoléon commençaient par une leçon de modération et de clémence: «Mon fils ne doit pas songer à venger ma mort. Il doit en profiter. Que le souvenir de ce que j'ai fait ne l'abandonne jamais; qu'il reste toujours, comme moi, Français jusqu'au bout des ongles! Tous ses efforts doivent tendre à régner par la paix… Refaire mon ouvrage, ce serait supposer que je n'ai rien fait. L'achever au contraire, ce sera montrer la solidité des bases, expliquer tout le plan de l'édifice qui n'était qu'ébauché. On ne fait pas deux fois la même chose dans un siècle. J'ai été obligé de dompter l'Europe par les armes. Aujourd'hui, il faut la convaincre. J'ai sauvé la Révolution qui périssait; je l'ai lavée de ses crimes; je l'ai montrée au monde resplendissante de gloire. J'ai implanté en France et en Europe de nouvelles idées; elles ne sauraient rétrograder. Que mon fils fasse éclore tout ce que j'ai semé. Qu'il développe tous les éléments de prospérité que renferme le sol français. À ce prix, il peut être encore un grand souverain.» L'Empereur affirmait que les Bourbons ne se maintiendraient pas, et qu'à sa mort il y aurait partout une réaction en sa faveur. Il était possible que, pour effacer le souvenir de leurs persécutions, les Anglais songeassent à favoriser le retour de Napoléon II. En ce cas, le rôle du jeune souverain était tout tracé. Il fallait partager avec l'Angleterre le commerce du monde. D'ailleurs, Napoléon léguait à son fils assez de force et de sympathie pour qu'il pût continuer son ouvrage avec les seules forces d'une diplomatie élevée et conciliatrice. Mais l'Autriche consentirait-elle à le rendre à la France et sans conditions? C'était là le point douteux. «Que mon fils, s'empressait-il d'ajouter, ne remonte jamais sur le trône par une influence étrangère. Son but ne doit pas être seulement de régner, mais de mériter l'approbation de la postérité.» Sans doute, la situation était très difficile, mais «François Ier, remarquait-il, s'est trouvé dans une position plus critique, et la nationalité française n'y a rien perdu». Napoléon engageait encore son fils à se rapprocher de sa famille. Joseph et Eugène pouvaient lui donner de bons conseils. Hortense et Catherine étaient des femmes supérieures. «S'il reste en exil, disait-il encore, qu'il épouse une de mes nièces. Si la France le rappelle, qu'il épouse une princesse de Russie; c'est la seule Cour où les liens de famille dominent la politique.» L'Empereur avait trop souffert du mariage avec une archiduchesse pour recommander une alliance autrichienne. Il fallait, d'ailleurs, s'unir à une grande puissance pour accroître l'autorité de la France à l'extérieur, mais éviter en même temps d'introduire dans le conseil une influence étrangère. De plus, Napoléon invitait le prince impérial à ne pas prendre son pays à rebours, à parler à ses sens comme sa raison, à ne craindre enfin qu'un parti, celui du duc d'Orléans. Il savait que ce parti était à l'œuvre depuis longtemps. Ces craintes étaient réellement justifiées, puisque les seules chances du duc de Reichstadt s'évanouirent avec les suites immédiates de la révolution de 1830.
Quant à la politique gouvernementale, l'Empereur recommandait à son héritier d'éviter les hommes qui avaient trahi la patrie, mais d'oublier les antécédents des autres, de récompenser le talent, le mérite et les services partout où il les trouverait, de s'entourer de toutes les capacités réelles du pays, de s'appuyer sur les masses, de gouverner pour la communauté, pour toute la grande famille française. «Mon fils, disait-il encore, doit prévenir tous les désirs de la liberté. Il est, d'ailleurs, plus facile, dans les temps ordinaires, de régner avec des Chambres que seul. Les Assemblées prennent une grande partie de votre responsabilité, et rien n'est plus facile que d'avoir toujours la majorité pour soi; mais il faut prendre garde et ne pas démoraliser le pays. L'influence du gouvernement est immense en France. S'il sait s'y prendre, il n'a pas besoin de corrompre pour trouver partout des appuis. Le but d'un souverain ne doit pas être seulement de régner, mais de répandre l'instruction, la morale, le bien-être. Tout ce qui est faux est un mauvais secours… Il faut que la loi et l'action du gouvernement soient égales pour tous, que les honneurs et les récompenses tombent sur les hommes qui, aux yeux de tous, en paraissent les plus dignes. On pardonne au mérite, on ne pardonne pas à l'intrigue.» Pour la Légion d'honneur, qui avait été un immense et puissant levier pour la vertu, le talent et le courage, il fallait la donner à propos. «Mal employée, disait-il justement, ce serait une peste!»
Il importait encore que l'héritier impérial comprît la nécessité actuelle de régner avec la liberté de la presse, sans toutefois l'abandonner à elle-même. Cette nécessité se justifiait par cette courte observation: «Il faut, sous peine de mort, ou tout conduire, ou tout empêcher.» Régénérer le peuple, établir des institutions capables d'assurer la dignité humaine, de développer les germes latents de prospérité, de propager partout les bienfaits du christianisme et de la civilisation, c'était le rôle de l'héritier de l'Empereur. «Avec mon fils, disait Napoléon, les intérêts opposés peuvent vivre en paix et les idées nouvelles s'étendre, se fortifier sans secousses et sans victimes… Mais si la haine aveugle des rois poursuit mon sang après ma mort, je serai vengé, mais cruellement vengé. La civilisation y perdra de toutes les manières si les peuples se déchaînent.» Au point de vue de la politique générale, il fallait satisfaire à des désirs de nationalité qui se manifestaient en Europe, faire avec le consentement de tous ce que Napoléon avait dû faire avec la force des armes, écarter le souvenir des trônes élevés dans l'intérêt de ses frères, chercher à résoudre les graves questions extérieures dans la Méditerranée. «Là, il y a de quoi entretenir toutes les ambitions des puissances, et avec des lambeaux de terres sauvages on peut acheter le bonheur des peuples civilisés.» Quant à la valeur de la politique intérieure, il indiquait un critérium infaillible: «Pour que mon fils sache si son administration est bonne ou mauvaise, qu'il se fasse présenter un rapport annuel et motivé des condamnations prononcées par les tribunaux. Si les crimes et les délits augmentent, c'est une preuve que la misère s'accroît, que la société est mal gouvernée. Leur diminution est la preuve du contraire.» Enfin, arrivant aux idées religieuses et aux rapports avec le Saint-Siège: «Les idées religieuses, dit-il, ont encore plus d'empire que ne le croient certains philosophes bornés… Pie VII sera toujours bien pour mon fils. C'est un vieillard plein de tolérance et de lumières. De fatales circonstances ont brouillé nos cabinets. Je le regrette vivement.» Puis, songeant à l'histoire et à ses leçons, lui qui n'avait jamais pu souffrir les écrits vengeurs de Tacite, il se repent et dit: «Que mon fils lise et médite souvent l'histoire: c'est là la seule véritable philosophie. Qu'il lise et médite les guerres des grands capitaines. C'est le seul moyen d'apprendre la guerre. Mais tout ce que vous lui direz, tout ce qu'il apprendra lui servira peu, s'il n'a pas au fond du cœur ce feu sacré, cet amour du bien qui seul fait faire les grandes choses. Mais je veux espérer qu'il sera digne de sa destinée…» Ici la voix de l'Empereur s'éteignit. Il ne put en dire davantage. Il avait cependant, au milieu de ces conseils de haute politique, glissé un dernier mot pour ses vieux compagnons d'armes. Il ne les avait pas plus oubliés dans son testament que dans ses adieux suprêmes, recommandant à la sollicitude de son fils «ces pauvres soldats si magnanimes, si dévoués…». Ce qui frappe dans la dictée faite au général de Montholon, c'est le ton de justice et d'équité sereines, de recueillement et de possession de soi-même, de raison, de calme et de sagesse. La politique de dictature et de combat avait vécu.
Une autre pensée préoccupait fortement Napoléon: garantir son fils de la maladie dont il allait périr. Les vomissements fréquents qu'il endurait lui faisaient penser que de ses organes, c'était l'estomac le plus malade. Il exigeait donc que l'on ouvrît son corps après sa mort, qu'on fît des observations exactes sur l'état de son pylore et qu'on les soumît à son fils. «Je veux du moins le garantir de cette maladie», dit-il plusieurs fois. Ses volontés devaient être exécutées[352]. Le 20 avril, l'Empereur avait demandé à rester seul avec l'abbé Vignali. Après un long entretien avec le prêtre, il avait fait préparer une chapelle ardente. Le 1er mai, faisant preuve d'une lucidité d'esprit et d'une volonté peu ordinaires, il avait donné l'ordre d'exposer le Saint Sacrement et de dire les prières des Quarante Heures. Au lendemain de son entretien solennel avec le prêtre, il dit au docteur Antomarchi, qu'il prenait à tort pour un sceptique: «Je crois en Dieu. Je suis de la religion de mes pères. N'est pas athée qui veut[353]!» Comment d'ailleurs un tel homme eût-il pu dédaigner les consolations de la religion chrétienne, lui qui la savait grande et généreuse entre toutes, lui qui n'avait jamais douté de Dieu? Que de fois, dans ses méditations profondes, ne s'était-il pas dit qu'il était impossible d'opposer des barrières aux investigations de l'esprit, de l'arrêter à un point déterminé et de lui défendre d'aller plus avant, comme si la notion de l'infini, et de l'infini représenté par Dieu, et dont l'expression est partout, ne s'imposait pas irrésistiblement à l'homme! «Pouvez-vous, disait alors Napoléon à Antomarchi, ne pas croire à Dieu? Car enfin tout proclame son existence, et les plus grands esprits y ont cru.»
Au moment où je retrace cette affirmation si ferme et si nette de l'Empereur, il me revient en souvenir une parole que je veux citer, car elle est comme le puissant corollaire de ce qui précède. Dans son discours de réception à l'Académie française, en 1882, M. Pasteur s'exprimait ainsi: «La grandeur des actions humaines se mesure à l'inspiration qui les fait naître. Heureux celui qui porte en soi un Dieu, un idéal de beauté, et qui lui obéit: idéal de l'art, idéal de la science, idéal de la patrie, idéal des vertus de l'Évangile! Ce sont là les sources vives des grandes pensées et des grandes actions. Toutes s'éclairent des reflets de l'infini…» Celui qui a dit cela est le plus grand savant de ce siècle, et je me plais à rapprocher, dans le même acte de foi, le génie de la science moderne du génie des armées.
Le 4 mai, une tempête s'abattit sur Sainte-Hélène. La pluie tombait à torrents. Le vent, soufflant en foudre, ébranlait l'île entière. La nature semblait s'associer dans ses déchaînements terribles à l'effrayante agonie qui venait de commencer. Le 5 mai, à deux heures du matin, le délire apparut. Il dura toute la journée. Il était accompagné de cris lamentables, de bruyants et sinistres sanglots, comme si la vie avait horreur de s'arracher de ce corps robuste qui avait résisté à tant de fatigues, à tant d'angoisses, à tant d'épreuves. Enfin Napoléon demeura immobile, la main droite hors du lit, le regard fixe, la bouche un peu contractée. Les derniers mots recueillis par Antomarchi furent: «France… Armée… Joséphine!…» Puis une légère écume vint aux lèvres du moribond. Au moment même où le soleil, qui avait reparu après la tempête, se couchait dans la mer, le comte de Montholon fermait les yeux de l'Empereur… Ce n'était pas Marie-Louise, c'était la pauvre Joséphine qui avait eu la dernière pensée de Napoléon[354]. On sait les tristes incidents qui suivirent la fin du héros, l'attitude indigne de Hudson Lowe et des médecins anglais, qui n'eurent pas plus de respect pour Napoléon mort que pour Napoléon vivant. Le 9 mai eurent lieu les obsèques au bruit du canon des forts et de l'escadre. Tout était fini. L'Angleterre était venue à bout de son prisonnier[355], mais celui-ci lui léguait pour jamais «l'opprobre de sa mort».
Cette fin cruelle, qui prouvait que «les malheurs ont aussi leur héroïsme et leur gloire[356]», répandit une émotion immense dans le monde entier. Sir Thomas Moore et lord Byron dirent, avec des accents indignés, la douleur que leur avait causée la conduite de leurs compatriotes. Si l'Empereur avait commis de ces fautes qu'il est impossible d'atténuer, il faut reconnaître qu'il venait de les expier longuement. Il avait retenu le Pape en captivité pendant quatre ans, et voilà qu'il avait été cloué sur un roc jusqu'à ce que le temps et la maladie, vautours impitoyables, fussent venus à bout de lui. Il avait enlevé au duc de Bourbon un fils innocent et l'avait, sans pitié, frappé de mort. Et voilà que le roi de Rome, qui lui avait été enlevé dès l'âge de quatre ans, était condamné à périr lentement sur un sol étranger, au milieu de ses ennemis, et détruisait ainsi les espérances attachées à la durée éternelle de sa dynastie!… De combien de familles l'Empereur n'avait-il pas été la désolation? Que de mères, que de femmes n'avait-il pas mises en deuil? Que de foyers n'avait-il pas détruits? Aussi que lui réservait sa destinée? Il avait perdu par sa faute une épouse qu'il adorait, et l'ingrate que son orgueil insensé avait choisie pour la remplacer, non seulement l'avait abandonné, mais encore le trompait lâchement avec le premier venu. Toutes les douleurs, toutes les amertumes, toutes les déceptions et toutes les souffrances, il les avait subies lentement pendant six longues années, à tel point qu'on l'entendit s'écrier plus d'une fois: «Les monstres! Que ne me faisaient-ils fusiller? J'aurais du moins reçu la mort d'un soldat!…» Lui qui avait dompté l'Europe et s'était assis en maître sur le plus beau trône du monde, il mourait dans une île inaccessible, sans avoir même à son lit de mort les consolations de sa femme et les caresses de son enfant!
Le 15 juillet 1821, le marquis de Caraman mandait au baron Pasquier, ministre des affaires étrangères, qu'il avait reçu sa dépêche du 6 où il lui annonçait la mort du prisonnier de Sainte-Hélène. M. de Metternich l'en avait avisé de son côté aux bains de Baden. Venait ensuite une partie secrète écrite en chiffres et qu'il faut méditer: «M. de Metternich a senti tous les inconvénients qui pourraient résulter de la publication des pièces qui seraient apportées sur le continent après la mort de Buonaparte, et il a expédié sur-le-champ un courrier à Londres. Il réclame du ministre anglais tous les secours de l'amitié pour s'assurer de ce qui pourrait être envoyé de Sainte-Hélène en Angleterre, pour que l'on se borne à le connaître au cabinet, sans en occuper le public. Il m'a paru qu'il craignait surtout la publication d'un testament qui pourrait rappeler d'une manière trop vive l'intérêt qui s'attache aux sentiments de père et d'époux que l'on voudrait pouvoir faire oublier. On évitera ici tout ce qui peut réveiller l'attention sur les relations qui ont existé avec Buonaparte[357].» Ce passage en dit long sur la politique autrichienne. Ainsi, à ce moment suprême où les âmes les plus rebelles éprouvent un mouvement de pitié, à l'heure solennelle de la mort, c'est-à-dire à l'heure de l'oubli et du pardon, le prince de Metternich, interprète de sa cour, ne songeait qu'à détruire les derniers indices des relations intimes entre Napoléon et François II. Il n'y avait plus ici de gendre, ni de beau-père. Un sieur Buonaparte venait de mourir. Quel pouvait bien être cet inconnu?… M. de Metternich essayait, en cette occasion, de montrer un beau sang-froid qui parut étonnant même aux diplomates. Le 16 juillet, il écrivait à Esterhazy, à Londres: «Cet événement met un terme à bien des espérances et des trames coupables. Il n'offre au monde nul autre intérêt.» C'est d'ailleurs le même personnage qui se demandait sérieusement si Napoléon avait bien mérité le titre de grand homme. Poussées jusque-là, l'indifférence et la suffisance confinent au ridicule et à la sottise. Metternich devait avoir, en ces circonstances, un digne Sosie. Le général comte de Neipperg lui mandait, le 17 juillet, que Marie-Louise avait été «très frappée» en lisant dans la Gazette de Piémont la nouvelle de la mort de l'ex-Empereur. La duchesse espérait, par le prince de Metternich, avoir des détails plus complets. Si l'événement se confirmait, la duchesse et sa cour prendraient le deuil pour trois mois. Neipperg rappelait à Metternich que ces mesures avaient été convenues avec lui lors de son dernier séjour à Parme. Ainsi, on avait réglé bien à l'avance ce que Marie-Louise devrait faire en cas de la mort subite de son époux. C'était une précaution utile. Le 20 juillet, Neipperg ajoutait que le baron Vincent, ambassadeur d'Autriche à Paris, l'avait officiellement avisé de la mort de Napoléon, et que l'empereur d'Autriche avait chargé le capitaine Foresti de l'annoncer au duc de Reichstadt. La duchesse de Parme priait le prince d'intervenir auprès du gouvernement anglais pour tout ce qui concernait «le testament du défunt» et l'héritage laissé par lui au prince son fils. Elle désirait, en outre, avoir un compte exact en sa qualité de tutrice. «Sa Majesté, continuait Foresti, quoique très affectée de la nouvelle qui lui est parvenue et surtout de la manière inattendue qui la lui a fait connaître en lisant les journaux, continue cependant à jouir d'une très bonne santé[358].»
De son côté, Marie-Louise écrivait, le 19 juillet, à la comtesse de Crenneville: «La Gazette de Piémont a annoncé, d'une manière si positive, la mort de l'empereur Napoléon qu'il n'est presque plus possible d'en douter. J'avoue que j'en ai été extrêmement frappée; quoique je n'aie jamais eu de sentiment vif d'aucun genre pour lui, je ne puis oublier qu'il est le père de mon fils et que, loin de me maltraiter, comme le monde le croit, il m'a toujours témoigné tous les égards, seule chose que l'on puisse désirer dans un mariage de politique.» Elle savait bien le contraire, puisque Napoléon, littéralement épris d'elle, lui avait montré l'attachement le plus tendre. «J'en ai donc été très affligée, continuait-elle, et quoiqu'on doive être heureux qu'il ait fini son existence malheureuse d'une manière chrétienne, je lui aurais cependant désiré encore bien des années de bonheur et de vie, pourvu que ce fût loin de moi.» Elle n'eût pas été en effet très désireuse de lui laisser voir auprès d'elle le général de Neipperg, qui ne la quittait plus. Dans l'incertitude où elle se trouvait encore de la mort certaine de Napoléon, elle s'était installée à Sala, refusant d'aller au théâtre jusqu'à ce que l'on sût quelque chose de définitif. Elle se plaignait toujours de sa santé, mais sa faiblesse de constitution ne l'empêcha pas de survivre bien longtemps à Napoléon. Elle se plaignait de la chaleur et des cousins. «J'en ai été tellement piquée dans la figure, confiait-elle à son amie, que j'ai l'air d'un monstre et que je suis contente de ne pas devoir me montrer. Je ferai sous peu un voyage à cheval dans la montagne pour voir les parties du duché qui me sont encore inconnues[359].» Ces petites choses la préoccupaient plus que le grand événement dont l'Europe frémissait, et de frivoles distractions arrivaient à propos pour distraire son esprit médiocre. Neipperg écrivait, le 24 juillet, à Metternich, qu'il avait trouve l'ingénieux moyen de parler de Napoléon dans la Gazette de Parme, sans faire mention des titres d'Empereur, d'ex-Empereur ou des noms de Buonaparte ou de Napoléon, «inadmissibles en tout cas et qui auraient froissé ou le cœur de Sa Majesté, ou les principes de politique en vigueur». Il espérait que le biais qu'il avait cru devoir adopter ne serait point condamné par le prince. «Le mot de Serenissimo est dans la langue italienne encore plus générique que dans toutes les autres et s'applique différemment à chaque gradation princière. C'est la raison qui m'a engagé à le proposer à Sa Majesté pour l'insertion de l'article officiel dans la Gazette de Parme, dont Votre Altesse trouvera un exemplaire ci-joint.»
Donc, Marie-Louise et Neipperg se félicitaient d'avoir trouvé un biais ingénieux en cette grave affaire. En effet, transformer le titre d'Empereur en celui de «Serenissimo» était une trouvaille et ne choquait en rien les principes actuels de l'Autriche. C'était pour elle une façon de se venger des humiliations tant de fois subies, notamment en 1809 et en 1810. Le 31 juillet, Neipperg donnait à Metternich quelques détails sur la cérémonie funèbre. «Les vigiles et les obsèques ont eu lieu hier soir dans la chapelle du palais de Sala, qui était toute drapée en noir et ornée avec simplicité, mais avec toute la décence qu'exigeait la circonstance. Sur le sarcophage, il n'y avait aucune espèce d'emblème ni d'ornement qui aurait pu rappeler le passé.» Marie-Louise assistait au service funèbre, avec les personnes du service intérieur de sa cour. «L'émotion de Sa Majesté a été très forte et bien naturelle, quand Elle dut se rappeler le père de son fils et sa malheureuse fin. Elle a ordonné de faire célébrer mille messes ici et mille messes à Vienne à la mémoire du défunt[360].» Quand on pense que ce Neipperg est le favori avoué de Marie-Louise, qu'il est admis à communiquer officiellement avec le prince de Metternich, que celui-ci, d'accord avec le gouvernement autrichien, tolère et même encourage sa position équivoque; que Marie-Louise est à la veille de donner au duc de Reichstadt un frère adultérin, et que tous, sous prétexte que les convenances s'y opposent, refusent à Napoléon un titre que l'Europe entière et eux-mêmes ont reconnu, on se demande quel est le plus hypocrite et le plus fourbe en cette affaire?
D'après les instructions de Metternich transmises directement à Neipperg, le deuil officiel de la cour de Parme fut fixé du 25 juillet au 24 octobre. Il ne devait s'étendre qu'à la duchesse, à sa maison et à ses gens[361]. Le mode habile inventé par Neipperg pour annoncer la mort de Napoléon et le deuil de l'archiduchesse reçut l'approbation de la cour de Vienne. L'article de la Gazette de Parme fut reproduit dans l'Observateur autrichien[362]; Marie-Louise fut très satisfaite d'apprendre que les dispositions prises à sa Cour avaient été approuvées par l'Empereur et «trouvées conformes à sa position, aussi délicate que difficile». La duchesse de Parme avait ordonné que les cérémonies funèbres continueraient jusqu'au 4 août et que, dans les prières pour le défunt, on se servît de la formule «pro famulo tuo consorti Ducis nostræ», avec l'ordre rigoureux de ne point faire intervenir le nom de Napoléon. Ainsi le grand Empereur était appelé «l'époux de notre duchesse» au moment même où cette duchesse allait mettre au monde l'enfant qui devait, huit jours après, s'appeler le prince de Montenuovo[363]. En outre, la Gazette de Parme avait reçu la défense d'insérer aucun des articles de Sainte-Hélène qu'avaient reproduits les autres journaux. Vaines mesures! Défense plus inutile encore que monstrueuse! Le monde entier parlait de la mort de Napoléon, et tout s'effaçait alors devant cet événement. Qu'importait à sa gloire qu'on le passât sous silence dans les petits duchés de Parme, de Plaisance et de Guastalla? L'empereur d'Autriche était seul à rendre «la plus entière justice à la parfaite mesure de la conduite de Mme l'archiduchesse».
Le 22 juillet, le capitaine Foresti, sur l'ordre de l'Empereur, avait dû annoncer au prince impérial la mort de son père. Depuis quatre mois, l'enfant avait dépassé sa dixième année. Il était arrivé à un âge où une nature telle que la sienne pouvait comprendre un pareil malheur et en mesurer l'étendue. «Je choisis l'heure paisible du soir, écrivit Foresti à Neipperg, et je vis couler plus de larmes que je n'en aurais attendu d'un enfant qui n'a vu ni connu son père[364]. D'après les pressantes instructions du prince de Metternich, l'empereur François a décidé que la cour s'abstiendrait de tout deuil et que seul le duc de Reichstadt le porterait.» On vient de lire que le jour où Foresti fut chargé d'apprendre, à Schœnbrunn, au duc de Reichstadt la mort de son père était le 22 juillet. «Dans le même lieu, le même jour où lui-même, onze ans après, devait expirer, je lui annonçai, ajoute le précepteur, la fin de son père. Il pleura amèrement, et sa tristesse dura plusieurs jours.» Puis l'enfant, reconnaissant de la sollicitude qui lui était témoignée, dit à Foresti: «Mon père était bien loin de penser en mourant que c'est de vous que je recevrais des soins si affectueux et tant de preuves d'attachement.» Le duc de Reichstadt faisait ainsi allusion à une scène assez violente que Napoléon avait faite au même Foresti en 1809. Après le combat de Ratisbonne, Foresti et plusieurs officiers autrichiens avaient été amenés prisonniers devant l'Empereur. Napoléon était à cheval, entouré d'un nombreux état-major. «Où donc est l'archiduc?» demanda-t-il vivement à Foresti. Et sans l'écouter, il incrimina la politique autrichienne qui avait voulu profiter des difficultés de la guerre d'Espagne pour le surprendre. Le prince remarquait avec un tact souverain que l'officier rudoyé par Napoléon était le même qui venait s'acquitter si délicatement envers lui de la mission la plus pénible[365]. Le jeune prince ne se borna pas, comme sa mère, à prendre un deuil passager. Il le porta longtemps avec ses gouverneurs et sa Maison. Quant au deuil de cœur, à ces regrets qui, pour être profonds et sincères, n'ont pas besoin d'être exprimés par des manifestations extérieures, ce ne fut point l'affaire de quelques mois ou même de quelques années. Jusqu'à la dernière minute de sa trop courte existence, le fils de Napoléon garda précieusement en son âme le souvenir inaltérable de celui qui incarnait à ses yeux toutes les grandeurs et tous les prestiges. «L'objet essentiel de ma vie, disait-il un jour à l'empereur François II et au prince de Metternich, doit être de ne pas rester indigne de la gloire de mon père.»
Marie-Louise, alors préoccupée de la naissance d'un nouvel enfant, avait accueilli comme on le sait la mort de Napoléon avec une émotion de pure convenance. Cependant, un mois après, elle semblait se montrer un peu moins indifférente. Elle disait à son amie, le 16 août, qu'elle avait reçu très peu de marques d'intérêt, ce qui lui avait causé beaucoup de chagrin. Elle le manifestait en termes qu'il faut retenir. «On a eu beau me détacher du père de mon enfant; la mort, qui efface tout ce qui a pu être mauvais, frappe toujours douloureusement, et surtout lorsqu'on pense à l'horrible agonie qu'il a eue depuis plusieurs années. Je n'aurais donc pas de cœur si je n'en avais pas été extrêmement émue, d'autant plus que je l'ai appris par la Gazette piémontaise… Toutes les cérémonies funèbres m'ont aussi affectée, et je dois dire que je suis plus maigre et plus souffrante des nerfs que jamais[366].» Elle se repentait peut-être alors du silence obstiné qu'elle avait gardé pendant six ans à l'égard de Napoléon et de sa lâche soumission à la politique cruelle de Metternich. Mais ces regrets et ces remords ne durèrent pas longtemps. Il ne lui était pas même venu à l'idée de réclamer le corps de son époux, ou seulement quelque souvenir de lui. Ce fut Madame Mère qui écrivit de Rome à lord Londonderry, le 15 août, pour le supplier de lui faire rendre le corps de Napoléon. Elle le fit dans les termes les plus touchants: «Même dans les terres les plus reculées, disait-elle, chez les nations les plus barbares, la haine ne s'étendait pas au delà du tombeau… Je demande les restes de mon fils. Personne n'y a plus de droits qu'une mère. Sous quel prétexte pourrait-on retenir ces restes immortels? La raison d'État et tout ce qu'on appelle politique n'ont point de prix sur des restes inanimés… J'ai donné Napoléon à la France et au monde. Au nom de Dieu, au nom de toutes les mères, je vous en supplie, mylord, qu'on ne me refuse pas les restes de mon fils[367]!» Cette demande resta sans réponse. L'ombre du héros faisait encore peur à l'Angleterre.
Une note, émanant des bureaux de la direction générale de l'administration départementale et de la police française, en septembre 1821, affirmait que les États de l'archiduchesse Marie-Louise avaient été souvent signalés comme un lieu de refuge pour les mécontents italiens et français. Pour compenser cette fâcheuse nouvelle, la note ajoutait que le comte de Neipperg avait dîné chez le ministre de France et offert assez ouvertement au marquis de La Maisonfort de lui faire avoir une audience particulière de la duchesse, proposition qui avait été poliment déclinée. «M. de Neipperg, affirmait-on, est tout ce qu'on peut désirer de mieux. On dirait que c'est à Paris qu'il a été nommé chevalier de S. M. madame l'archiduchesse Marie-Louise[368].» Le marquis se ravisa peu après et, le 27 septembre, fut présenté. La duchesse lui demanda des nouvelles de Louis XVIII, de sa goutte, de ses promenades. Elle désira aussi savoir des détails sur le voyage de la duchesse de Berry au Mont-Dore. Elle s'exprimait avec aisance et naturel. «Elle était en deuil, mais en soie, sans aucun des attirails de veuve. Sa suite porte le crêpe. Elle va tous les jours au spectacle et saisit toutes les occasions de se distraire…» Elle ne se souvenait déjà plus de Napoléon. Cependant celui-ci, lui consacrant une pensée suprême, avait chargé le docteur Antomarchi de prendre son cœur, après l'autopsie, de le porter à Parme à sa chère Marie-Louise, et de lui raconter tout ce qui se rapportait à sa situation et à sa mort[369]. À son testament, il avait ajouté un codicille spécial où il priait sa femme de prendre Antomarchi à son service et de lui payer une pension annuelle de six mille francs. Hudson Lowe refusa de laisser emporter le cœur de Napoléon à Parme. Antomarchi, qui put sortir de Sainte-Hélène le 27 mai, ne parvint dans le duché de Parme que le 15 octobre. Le chevalier Rossi, dont il était connu, le présenta au comte de Neipperg, qui lui adressa de nombreuses questions sur la maladie et la mort de l'Empereur. Antomarchi demanda à voir Marie-Louise. «La nouvelle de votre arrivée, répondit Neipperg, n'a fait qu'accroître la douleur de l'archiduchesse. Elle se plaint. Elle gémit. Elle n'est pas en état de vous recevoir.» Sur ce, Antomarchi lui montra une lettre de Montholon et de Bertrand qui, l'accréditant auprès de Marie-Louise, priaient la duchesse, au nom de l'Empereur, de prendre le chirurgien à son service et de lui payer une pension viagère de six mille francs. Dans la même missive, ils demandaient à Marie-Louise d'admettre également auprès d'elle l'abbé Vignali et de l'employer comme aumônier jusqu'à la majorité du prince impérial. La duchesse se fit lire la lettre par Neipperg, puis renvoya son favori avec cette réponse: «Sa Majesté regrette vivement d'être hors d'état de vous recevoir, mais elle ne le peut. Elle accueille avec transport les dernières volontés de Napoléon à votre égard. Cependant, elle a besoin, avant de les exécuter, de les soumettre à son auguste père.» Neipperg assura ensuite Antomarchi de la bienveillance de la duchesse et lui offrit même une bague en son nom. Le docteur parut assez surpris de voir les personnes de la Cour en grand deuil. Neipperg lui dit doucereusement, et en affectant même une sorte d'émotion, que c'était par ordre de la duchesse: «Elle voulut, associant toute la Cour à sa douleur, que chacun donnât des regrets à celui qu'elle pleurait. Elle se plaisait à rendre à Napoléon mort le culte qu'elle lui avait voué pendant sa vie.—Et le prince?—Il va à merveille.—Il est fort?—D'une santé à toute épreuve.—D'espérances?—Il étincelle de génie. Jamais enfant ne promit tant.—Il est confié à d'habiles mains?—À deux hommes de la plus haute capacité qui lui donnent à la fois une éducation brillante et solide. Chéri de toute la famille impériale, il l'est surtout de l'Empereur, du prince Charles qui le surveille avec une sollicitude sans égale.»
Antomarchi se retira. Le soir, il aperçut la duchesse de Parme au théâtre, où l'on jouait la Cenerentola. «Ce n'était plus ce luxe de santé, cette brillante fraîcheur dont Napoléon l'entretenait si souvent. Maigre, abattue, défaite, elle portait la trace des chagrins qu'elle avait essuyés. Elle ne fit, pour ainsi dire, qu'apparaître. Mais je l'ai vue. Cela me suffisait.» Ce n'étaient pas les chagrins qui l'avaient ainsi changée, ni les pleurs qu'elle donnait à la mémoire de Napoléon, mais les suites d'une récente et mystérieuse grossesse qu'Antomarchi ignorait. Le docteur partit pour Rome, où il vit la princesse Pauline, puis Madame Mère. L'émotion de Lætitia fut grande. Antomarchi ne put lui confier qu'une partie des événements dont il avait été le témoin. À une seconde visite, il osa en dire davantage, mais à tout instant il était interrompu par des sanglots. Puis la malheureuse mère séchait ses larmes et reprenait ses questions. «Le courage et la douleur, dit-il, étaient aux prises; jamais déchirement ne fut plus cruel.» Marie-Louise avait évité une entrevue aussi pénible, sans doute pour échapper aux remords, sinon à une terrible angoisse. Quelque temps après, elle fit remettre à Antomarchi une lettre destinée à l'ambassadeur d'Autriche en France, lettre où elle exprimait sa bienveillance pour le médecin de son époux, dont elle tenait à remplir la dernière volonté[370]. Il s'agissait de la pension viagère, qui ne fut jamais payée par la duchesse. Marie-Louise oubliait cela comme le reste. Napoléon l'avait suppliée de veiller sur son fils, dont elle était la suprême ressource. Elle abandonnait ce soin au prince de Metternich.
La mort de Napoléon n'était pas, ainsi qu'on l'avait cru en Autriche et en France, la fin du bonapartisme. Il allait, au contraire, reparaître sous une forme surprenante. Ceux-là mêmes qui avaient le plus combattu Napoléon et sa tyrannie devaient en faire l'incarnation du patriotisme. Libéraux, patriotes, républicains unis aux bonapartistes, tous s'empressèrent d'opposer à la Restauration, qu'ils accusaient d'être l'œuvre des alliés, la mémoire de l'Empereur, qui seul représentait pour eux la grandeur et la gloire de la patrie. Les partisans du duc de Reichstadt allaient exploiter avec habileté ce sentiment qui devait trouver immédiatement un profond écho dans le peuple et dans l'armée.
* * * * *
Le 25 avril 1821, dix jours avant sa mort, Napoléon avait écrit une lettre, adressée au banquier Laffitte, où il lui rappelait qu'à son départ de Paris, en 1815, il lui avait remis une somme de près de six millions, dont le banquier avait donné double reçu. L'Empereur annulait un de ces reçus et chargeait, après sa mort, le comte de Montholon de présenter l'autre, pour que Laffitte remît au comte ladite somme avec les intérêts à cinq pour cent, à dater du 1er avril 1815, en défalquant les payements dont il avait été chargé par différents ordres. Il désirait que la liquidation de ce compte eût lieu entre Laffitte, Montholon, Bertrand et Marchand. Cette liquidation une fois réglée, il donnait par sa lettre décharge entière du dépôt[371]. Puis Napoléon dictait une autre lettre au trésorier de son domaine privé, le baron de La Bouillerie, pour l'inviter à remettre également le compte et le montant de son domaine à M. de Montholon. Avant de s'acquitter des dernières intentions de l'Empereur, les exécuteurs testamentaires demandèrent à l'Angleterre le retour de ses restes en France. On leur répondit que, si le gouvernement les réclamait, il serait fait droit à leur demande. Les nouvelles démarches de Bertrand et de Montholon, même limitées à la sépulture à Ajaccio, n'aboutirent pas.
Le 14 juillet 1821, l'ambassadeur d'Autriche à Londres, le prince Esterhazy, mandait à Metternich que lord Bathurst avait attiré son attention sur un point particulier: les dispositions du testament relatives à la remise du cœur de Napoléon à l'archiduchesse Marie-Louise et de son estomac à son fils. Le ministre anglais avait approuvé la ligne de conduite que le gouverneur avait tenue en cette occasion, c'est-à-dire le refus du transport des organes en Autriche. «Sans émettre une opinion positive, lord Bathurst, disait Esterhazy, m'a laissé entrevoir son opinion particulière; que si Mme l'archiduchesse énonçait le vœu que les dépouilles mortelles fussent respectées, on obvierait de cette manière, non seulement aux inconvénients d'un refus positif, mais on faciliterait également les moyens de prévenir que, soit sa famille, soit quelques-uns de ses adhérents en France, en tentent un essai d'emporter ses restes, soit par négociation, soit par ruse, soit même par force[372].» Metternich eut alors l'idée de faire écrire par Marie-Louise une lettre à son père, en la datant des derniers jours du mois d'août. Elle était ainsi conçue:
«D'après les indications que Votre Majesté m'a fait donner dans le courant du mois de juillet dernier, et d'après celles qui me sont parvenues depuis, il ne m'est plus permis de douter que le Tout-Puissant a disposé des jours de douleurs de Napoléon, mon époux. Les journaux avaient devancé dans l'annonce de cette nouvelle les lettres que j'ai reçues de Vienne et de Paris; ils vont même plus loin et présentent déjà plusieurs versions sur le lieu destiné à son sépulcre. Si, depuis 1814, il ne m'a plus été donné de faire entendre ma voix dans les conjonctures qui ont décidé de son sort, je pense qu'il doit en être de même encore aujourd'hui et qu'en persévérant dans le silence, dont vos conseils et ma situation m'ont fait un devoir, il ne me reste qu'à renfermer en moi les sentiments que je dois naturellement éprouver. Toutefois, si après tant de vicissitudes j'avais un vœu à exprimer, et pour moi, et, à ce qu'il me semble, pour le duc de Reichstadt, ce serait que les restes mortels de mon mari, du père de mon fils, fussent respectés. En déposant avec une confiance sans bornes ce vœu dans le cœur paternel de Votre Majesté, je lui abandonne le soin de le faire connaître, si Elle le juge convenable ou nécessaire. «Donc, par obéissance pour son père, par respect pour son époux, la femme qui avait trahi Napoléon avec le général de Neipperg refusait le don de son cœur. Elle avait raison, après tout. Elle n'en était plus digne.
Nous allons lui voir d'autres préoccupations. Le 16 juillet, Metternich écrivait à Esterhazy qu'il était possible que Napoléon eût fait des dispositions testamentaires et qu'elles allaient être apportées en Angleterre[373]. «Il est difficile de croire, disait-il, que dans ces pièces Bonaparte n'ait point mêlé des objets prêtant au jeu des partis. Ce sera au gouvernement britannique à porter une attention particulière sur cette possibilité, et nous nous fions trop à sa sagesse pour ne pas être convaincu des soins qu'il prendra pour empêcher que, par des publications indiscrètes, les esprits ne puissent être remués. Cette considération porte directement sur les dispositions qui peuvent être relatives à Mme la duchesse de Parme et à son fils…[374].» Metternich ajoutait—et voici où l'Autriche cesse d'être dédaigneuse de tout ce qui concernait l'Empereur—que, si Napoléon avait laissé une grande fortune, il ne pouvait pas être indifférent, pour les souverains alliés et pour le repos de l'Europe, de la laisser à des individus dévoués à son parti qui pourraient en faire un usage pernicieux. M. de Neipperg se mettait à la disposition de Metternich. Il s'empressait de l'informer, le 3 août, que la duchesse de Parme se conformerait entièrement à ses conseils «relativement aux dispositions données par le défunt à l'égard de son cœur et de son estomac, déposés par ordre du gouvernement anglais dans le tombeau de Sainte-Hélène». Le même jour, Neipperg écrivait une autre lettre où se trouvent ces détails intéressants: «Sa Majesté Madame l'archiduchesse, duchesse de Parme, me charge de témoigner à Votre Altesse sa reconnaissance particulière pour la sollicitude qu'Elle met à recueillir les dispositions testamentaires du défunt et pour avoir fixé, dans l'intérêt de S. A. S. le duc de Reichstadt, son bien-aimé fils, les bases sur lesquelles les affaires de la succession se traiteront à Vienne, lesquelles ont été approuvées par l'Empereur, son auguste père. Madame l'archiduchesse a choisi le comte Maurice de Dietrichstein pour son fondé de pouvoir près du conseil qui sera présidé par Votre Altesse.» Neipperg ajoutait que Marie-Louise était d'accord avec Metternich «pour couvrir du voile du plus grand secret» tout ce qui se rapportait aux affaires de la succession. La question des fonds laissés par l'Empereur l'intéressait beaucoup. «Sa Majesté trouve inconcevable, disait-il, que le gouvernement anglais n'ait ou ne veuille pas avoir l'air d'avoir des notions positives sur l'existence d'un testament et généralement sur les fonds que le défunt peut avoir placés dans la banque de Londres… Il lui paraît aussi assez invraisemblable qu'avec la grande surveillance exercée par sir Hudson Lowe, il soit possible que le testament ait été envoyé en Europe, à l'exemple d'autres papiers intéressants et importants que le comte de Montholon prétend avoir expédiés en Angleterre. Il règne en tout ceci une teinte mystérieuse qui mérite certainement l'attention de Votre Altesse.»
Le 26 septembre, Marie-Louise, que l'héritage de Napoléon préoccupait toujours, priait M. de Bombelles de s'informer si elle pouvait revendiquer pour son fils la propriété de San Martino, achetée par l'Empereur, en 1814, à l'île d'Elbe. Elle faisait rechercher le testament, qu'elle soupçonnait être, comme l'écrivait Neipperg, «dans les mains de quelque individu de la famille Bonaparte, peut-être de Joseph». Metternich se défiait des imprudences de Marie-Louise et continuait à la guider en cette affaire, comme dans toutes les autres. Il en avertissait ainsi l'ambassadeur Esterhazy, à la date du 2 octobre: «En général, nous désirons que madame l'archiduchesse, dans son intérêt, comme dans celui de son fils, évite soigneusement d'agir en son nom dans une affaire aussi délicate. Le seul moyen pour elle de prévenir toute complication embarrassante et compromettante, est de se maintenir positivement sous l'égide de l'Empereur, son auguste père.» Les exécuteurs testamentaires avaient demandé par lettre à voir Marie-Louise. Neipperg en informa Metternich le 16 novembre et lui dit que la duchesse n'avait d'autre intérêt à les recevoir que «pour en tirer des renseignements sur le testament de son défunt époux». Elle aurait préféré que ces messieurs voulussent bien fournir ces lumières directement à l'ambassadeur, le baron de Vincent, car leur arrivée à Parme produirait un effet déplorable[375]. Elle pensait donc que sa position ne lui permettait pas de leur donner l'audience sollicitée.
Le 4 décembre, le cabinet autrichien apprit par le baron de Vincent que Napoléon avait laissé, en 1815, quatre ou cinq millions en dépôt chez Laffitte. Or, Laffitte refusait de s'en dessaisir jusqu'à ce qu'il eût pris conseil à cet égard, ne se croyant pas suffisamment autorisé par le titre dont Bertrand et Montholon avaient fait usage vis-à-vis de lui[376], d'autant plus qu'il était question d'un testament. On assurait que les délégués de Napoléon s'en disaient dépositaires, mais n'étaient autorisés à en faire usage qu'à la majorité du duc de Reichstadt. Quelques jours après, Neipperg priait Metternich, au nom de la duchesse de Parme, de prendre les mesures nécessaires pour empêcher la perte du dépôt fait chez Laffitte, car ces fonds devaient revenir à son fils. Marie-Louise suppliait en outre le chancelier de s'opposer à la remise des legs faits aux exécuteurs testamentaires et autres. Metternich commença par donner des instructions au baron de Vincent pour s'informer de la présence réelle du dépôt[377]. Le 28 janvier 1822, le comte de Neipperg insistait au nom de Marie-Louise et demandait à Metternich si la duchesse de Parme ne pouvait pas défendre ses intérêts par voie judiciaire. Il était évident que sa sollicitude maternelle ne lui permettait point de renoncer au moindre avantage en faveur de son bien-aimé fils. Pendant ce temps, voici ce qui se passait entre les exécuteurs testamentaires et la banque qui avait reçu le dépôt de Napoléon. M. de Montholon avait vu l'avocat Dupin, le 7 novembre 1821. Il lui avait présenté la reconnaissance authentique de la banque Perregaux-Laffitte, la lettre de Napoléon et toutes les clauses du testament. Dupin alla voir Laffitte qui, tout en excipant de sa bonne volonté personnelle, montra quelque crainte que les exécuteurs testamentaires n'eussent pas qualité suffisante pour donner décharge. M. de Montholon résolut de plaider et rapporta d'Angleterre une expédition du testament dûment légalisée. Après une consultation avec Dupin, Bonnet, Tripier et Gairal, assignation fut donnée à la banque Laffitte. Celle-ci objecta que Napoléon était frappé d'incapacité par l'ordonnance royale du 6 mars 1815, que les actes passés à l'étranger n'étaient pas exécutoires en France et que le testament n'accordait pas la saisie aux exécuteurs testamentaires. La banque demanda la vérification du testament par expert. Dupin plaida à huis clos, le 25 février 1822, et repoussa hautement ces conclusions. Ayant à combattre l'objection de la mort civile, il s'indigna. «Puisqu'on se mettait furtivement à la place de l'héritier du sang, c'était, disait-il, faire injure à cet héritier que de supposer qu'il lui vînt jamais à la pensée d'invoquer un tel moyen contre son père!» D'ailleurs une ordonnance ne pouvait prononcer efficacement sur l'état d'un citoyen. Il fallait une loi. Dupin fit observer ironiquement que Laffitte n'était pas pressé de se séparer brusquement de plusieurs millions, ni de payer les intérêts, qui montaient à 1,750,000 francs. Le tribunal donna acte à Laffitte des offres qu'il fit le 28 février de verser les fonds à la Caisse des consignations. Les exécuteurs testamentaires, s'appuyant sur le conseil d'arbitres qui étaient le duc de Bassano, le duc de Vicence et le comte Daru, acceptèrent et considérèrent le jugement comme une transaction. Les arbitres décidèrent en outre qu'une pension provisoire de 3,000 francs serait faite, à la charge des légataires, au docteur Antomarchi, jusqu'au moment où Marie-Louise se déciderait à accomplir les intentions de son époux[378].
Juridiquement, l'affaire paraissait éteinte, et les exécuteurs testamentaires n'avaient nullement l'intention, au moins pour l'instant, de pousser, les choses plus loin. Mais il n'en fut pas de même en Autriche. Vers cette même époque, Marie-Louise, qui avait connu la teneur du testament, faisait écrire, le 29 mars, par Neipperg à Metternich, que la lecture de cet acte avait produit une impression désagréable sur son esprit. Le premier codicille surtout l'avait singulièrement étonnée. La duchesse de Parme avait vu «avec surprise, disait Neipperg, que son défunt époux disposait de la somme de deux millions que Sa Majesté avait emportée de Paris, au moment où elle crut, à l'approche des armées alliées, devoir quitter cette capitale pour se réfugier à Blois et à Orléans». Elle prétendait que, sur cette somme, neuf cent mille francs avaient été renvoyés à l'Empereur et que le reste avait servi aux frais de son voyage avec une Cour immense et à son séjour à Schœnbrunn, d'octobre 1814 à mars 1816. D'ailleurs, elle regardait «au-dessous de sa dignité de jamais rendre compte de l'emploi d'une somme aussi peu importante». À peu près à la même date, le baron de Vincent informait Metternich que M. de Montholon lui avait donné connaissance du testament et copie de certains articles. Les fonds déposés chez Laffitte devaient y rester cinq ans. Enfin le testament ne serait remis au duc de Reichstadt qu'à sa majorité. Le baron de Vincent avait reçu les pleins pouvoirs de Marie-Louise, mais il estimait que ses réclamations en faveur du duc de Reichstadt ne pouvaient porter que sur la moitié des fonds. Entre temps, le comte Bertrand, qui n'avait pu être reçu par Marie-Louise, essayait de l'émouvoir au sujet du retour des restes de Napoléon. Il lui écrivait, le 16 mai, «que le plus illustre des captifs dont l'histoire fasse mention» avait exprimé le désir que sa dépouille mortelle fût transférée en France. Les exécuteurs testamentaires avaient adressé une requête à cet égard au roi George IV et à l'empereur François II. Bertrand et Montholon suppliaient la duchesse de Parme d'intervenir. Marie-Louise ne tenta pas la moindre démarche à cet égard. Et comme Marchand et les exécuteurs testamentaires avaient demandé à lui remettre eux-mêmes les dentelles de l'Empereur et un bracelet tressé avec ses cheveux, elle fit répondre le 23 mai que l'empereur d'Autriche n'autorisait pas leur venue, mais que l'ambassadeur Appony était autorisé à donner reçu de ces legs et à les faire parvenir à destination[379].
Le 12 juin, Metternich demandait à Neipperg s'il pouvait répondre à l'une de ces deux questions: «Doit-on recueillir la moitié de la succession (de Napoléon), en se prévalant des lois françaises qui ne permettent à un père que de disposer de la moitié de ses biens, lorsqu'en mourant il laisse un fils? Ou doit-on, dans l'intérêt du duc de Reichstadt et de madame l'archiduchesse, donner acte de renonciation à cette succession? Voilà toute la question.» Il faut croire que Neipperg répondit favorablement à la première question, car la duchesse de Parme ne renonça pas à l'héritage de Napoléon. En effet, le 12 août, Metternich informa le baron de Vincent que l'empereur François, par une résolution du 10 juillet, recommandait à son ambassadeur en France de ne rien négliger pour assurer les droits de propriété qui pourraient être dévolus au duc de Reichstadt. Mais il est bon de constater, dès à présent, qu'en agissant ainsi, l'ex-Impératrice allait directement contre les décisions mêmes de son époux. Si l'Empereur avait voulu laisser sa fortune au duc de Reichstadt, il n'eût eu besoin d'aucun conseil pour un tel legs. Il aimait assez son fils pour lui témoigner de toute façon sa profonde tendresse. Qu'avait-il jugé bon de lui laisser?… Ses armes, l'épée d'Austerlitz, le sabre de Sobieski, son nécessaire d'or, les vases sacrés de sa chapelle, ses lits de camp, sa lunette de guerre, ses montres, ses médailles, son argenterie, ses selles et ses éperons, ses fusils de chasse, sa bibliothèque, ses cachets, ses uniformes, le manteau bleu de Marengo, le grand collier de la Légion d'honneur, le collier de la Toison d'or, le glaive du premier Consul, l'épée du Sacre… Quant à l'argent, lui qui n'avait jamais thésaurisé pour lui-même, il le jugeait indigne d'être mis dans l'héritage transmis à son fils. Les six millions placés chez Laffitte en 1815, son domaine privé, c'est-à-dire les économies faites pendant quatorze ans sur la liste civile, à raison de douze millions par an, les meubles de ses châteaux, les palais de Rome, Florence et Turin, il considérait tout cela comme devant faire retour à ses soldats et aux villes et campagnes qui avaient souffert de l'invasion. Il était entré pauvre au pouvoir; il en voulait sortir pauvre. Il croyait honorer ainsi son unique héritier, et il est certain que si le prince impérial eût alors atteint sa majorité, il n'eût jamais élevé la moindre protestation contre les dispositions suprêmes de son père.
Le 17 octobre 1822, le baron de Vincent recevait copie authentique du testament et des codicilles. Mais, malgré leur teneur formelle, l'Autriche persistait à réclamer auprès du ministre des affaires étrangères. C'était Chateaubriand qui occupait alors ce poste. Le 20 mai 1823, il répondit au baron de Vincent que l'affaire du testament était arrangée entre les divers légataires. Il le priait, en conséquence, d'inviter le prince de Metternich à renoncer à toute revendication au nom de la maison d'Autriche. Mais le baron de Vincent exigeait des raisons plus péremptoires[380]. Cette insistance finit par froisser Chateaubriand, qui demanda à ses bureaux une note par laquelle il pût connaître le testament lui-même, la correspondance des Affaires étrangères avec le cabinet de Vienne, l'objet précis de la réclamation des exécuteurs testamentaires, les hésitations du banquier Laffitte pour rendre le dépôt des cinq millions, le procès devant les tribunaux. Il savait déjà que le cabinet français n'avait pas voulu admettre les dons faits par Napoléon, alléguant que le testateur était en état de mort civile d'après l'ordonnance du 6 mai 1815 et par la loi du 12 janvier 1816, et qu'il n'avait pu disposer de sa fortune par voie de dernière volonté. De plus, le testament contenait des dispositions exorbitantes et inexécutables. Il disposait de biens qui n'appartenaient pas au testateur. Le duc de Reichstadt, d'ailleurs, ne pouvait être considéré comme héritier, puisque la loi du 12 janvier 1816 lui en refusait les droits[381]. Mais le prince de Metternich insistait toujours auprès du baron de Vincent. Il lui rappelait que, par suite d'une résolution du 13 septembre 1823, S. M. l'empereur d'Autriche, aïeul et tuteur naturel du duc de Reichstadt, l'avait invité à faire connaître qu'il était dans l'impossibilité de prendre une décision relativement aux droits particuliers de succession de son petit-fils et aux dispositions dernières de Napoléon Bonaparte, jusqu'à ce qu'on pût savoir si le testateur avait laissé des biens propres et disponibles, et quels étaient ces biens. Ces éclaircissements devaient être obtenus par l'intermédiaire du ministère des Affaires étrangères pour que la tutelle pût se déclarer en connaissance de cause.
Le 30 avril 1824, M. de Chateaubriand écrivit avec hauteur au baron de Vincent que le gouvernement du Roi avait pensé que la cour de Vienne était dans l'intention de regarder ou de faire regarder comme une simple formalité la renonciation que les exécuteurs testamentaires et quelques légataires de Napoléon Bonaparte avaient eu l'idée de lui réclamer. «Il semblait convenable, en effet, disait-il, et la cour de Vienne partage sans doute cette opinion, d'éviter l'espèce de scandale qui pourrait résulter d'une discussion ouverte sur des questions qui tiennent aux ressorts les plus délicats de l'ordre social, sur les droits de la légitimité, sur les faits de l'usurpation et sur les tristes conséquences qu'ils ont entraînées. Frappé de cette considération, le Roi, qui n'a point hésité à faire le sacrifice de sommes qu'il était en droit de revendiquer, ne m'aurait point autorisé à demander la renonciation, s'il n'eût dû croire que, comme chose convenue et de pure forme, elle serait immédiatement envoyée. Votre Cour n'ayant pas cru pouvoir terminer cette affaire, le gouvernement du Roi doit replacer sous son véritable jour la question de l'héritage de Bonaparte… Aucune personne tenant à lui par les liens du sang ne peut ni hériter ni posséder en France.» La loi de 1816 rendait superflue toute renonciation à des droits frappés de nullité et détruisait le motif des questions que la cour de Vienne avait cru devoir poser. La Restauration avait d'ailleurs remis aux mains du roi de France les biens de toute nature que l'usurpateur avait pu acquérir.
Cette réponse paraissait péremptoire. Elle ne termina cependant pas le différend. Sur de nouvelles réclamations de la part de l'Autriche, le garde des sceaux, comte de Peyronnet, était obligé d'affirmer encore une fois, le 22 octobre 1825,—c'est-à-dire un an après,—à M. de Chateaubriand que, par suite de l'ordonnance du 6 mars 1815 et de la loi du 12 janvier 1816, Bonaparte ne pouvait jouir en France d'aucun droit civil, et par conséquent n'avait pu ni acquérir ni donner[382]. L'Autriche ne se déclara pas encore convaincue, puisque moins de trois mois après la mort du duc de Reichstadt, Metternich écrivait au baron Marschall «que la solution des questions relatives à la succession de feu l'empereur Napoléon et qui, avant le triste événement que nous déplorons tous[383], auraient dû être soumises à la haute tutelle de Mgr le duc de Reichstadt, dépendaient uniquement du bon plaisir de Sa Majesté l'archiduchesse, duchesse de Parme». Or, Marie-Louise, sur les conseils de Metternich, faisait valoir ses droits à une partie de la succession de Napoléon, même après la mort de son fils. Ce ne fut que le 18 mai 1837, lorsqu'elle fut convaincue du peu de solidité de ses réclamations, qu'elle envoya à Me Porcher de Lafontaine, avocat de la cour royale de Paris, «sa renonciation comme héritière, disait-elle, de feu Napoléon-François-Charles-Joseph, duc de Reichstadt, notre fils, à tous droits et prétentions quelconques sur tous les biens, meubles et immeubles, situés en France, ayant appartenu à l'empereur Napoléon, notre illustre époux[384]». Ainsi, ce nom de Napoléon, que l'Autriche avait effacé de ses chartes et de ses annales, ce nom qu'elle refusait au duc de Reichstadt comme à l'Empereur depuis de longues années, reparaît tout à coup, non pas dans quelque acte mémorable, mais dans une procédure dont l'unique but était l'héritage impérial[385]. De son «illustre époux», le souvenir des biens qu'elle aurait pu obtenir était le seul que Marie-Louise conservera, même après la mort de son fils.
CHAPITRE XIII
L'ÉDUCATION DU DUC DE REICHSTADT ET M. DE METTERNICH.
L'éducation du duc de Reichstadt se poursuivait méthodiquement. Le jeune prince faisait ses études classiques arec le professeur d'histoire et de littérature Mathieu Collin. Il apprenait les mathématiques, l'italien et les premiers principes d'art militaire avec le capitaine Foresti. Le prélat de la cour, Mgr Wagner, lui donnait deux fois par semaine l'enseignement religieux, développant en lui les qualités et les vertus natives. La science et les manières aimables de ce prélat avaient inspiré au duc de Reichstadt beaucoup d'estime et d'affection pour lui. Le duc faisait ses devoirs avec une grande attention. Les cahiers que Foresti montra en 1832 à M. de Montbel, étaient d'une belle écriture, sans ratures et sans taches. On y trouvait des traductions en latin de textes allemands signées Franciscus. «Pour suppléer à l'émulation que seule peut créer la concurrence des élèves, rapporte Foresti, en même temps que pour s'assurer que l'instruction était suivie avec assiduité, l'Empereur avait institué deux commissions chargées d'examiner le prince à des époques déterminées. La commission des études classiques était composée des gouverneurs, du prélat de la Cour et du conseiller aulique Sommaruga. La commission à laquelle était confié l'examen des études militaires, comptait au nombre de ses membres un officier supérieur, le colonel du génie Schindler, le major Weiss, professeur à l'Académie militaire, et les gouverneurs.» Le 14 novembre 1823, le professeur Collin mourut après une courte maladie et fut remplacé par Joseph d'Obenaus, ancien gouverneur de l'archiduc François-Charles. Ce nouveau professeur, qui avait dirigé l'éducation de Henri de Hesse, du comte Eugène Wrbna et du comte Charles Pachta, s'était chargé d'enseigner au duc de Reichstadt l'histoire universelle et l'histoire d'Autriche jusqu'en 1815, la philosophie, le droit public et le droit des gens, l'économie politique et la statistique[386]. Ce furent surtout les leçons d'histoire et de statistique que goûta particulièrement le jeune prince. «Il aimait, dit encore Foresti, à s'occuper de spéculations historiques. Il y portait de la pénétration et une grande justesse de jugement.» En 1823, il commença l'étude de la géométrie et de la levée des cartes, faisant déjà des travaux sur le terrain[387]. Avec le major Weiss, il apprit l'art des fortifications et étonna bientôt ses juges par son instruction et ses aptitudes.
La précocité et la fermeté de son esprit frappaient tout le monde. «On a remarqué toujours en lui tant de réflexion, affirme Foresti, qu'à proprement parler il n'a presque pas eu d'enfance. Vivant habituellement avec des personnes d'un âge différent du sien, il semblait se plaire dans leur conversation. Sans avoir, dans ses premières années, rien d'extraordinaire, son intelligence était néanmoins précoce; ses reparties étaient aussi vives que justes; il s'exprimait avec précision et un choix de termes remarquables.» Il traitait ses maîtres avec bonté, mais sans ces épanchements affectueux qu'il avait témoignés tant de fois à M. de Méneval et à Mme de Montesquiou. Parfois, il lui échappait des boutades un peu rudes. Un jour, il affirmait devant une dame d'honneur très coquette et déjà sur le retour que la France était un beau pays; et comme la dame lui répondait sèchement: «Il était plus beau, il y a douze ans.—Et vous aussi!» osa-t-il répliquer.
Sous la direction de deux professeurs érudits, MM. Podevin et Barthélémy, le duc de Reichstadt étudia soigneusement les classiques français. Parmi les poètes, il préférait Corneille et Racine. Parmi les prosateurs, il aimait surtout La Bruyère, lisant et relisant ses Caractères, admirant la profondeur de ses observations. Les chapitres de la Cour, des Grands et de l'Homme étaient ceux qu'il se plaisait à approfondir. «Cette prédilection, remarque un de ses maîtres, tenait essentiellement à la nature de son esprit. Peu confiant, peut-être par suite de sa position qu'il jugeait avec discernement, il portait sur les hommes un regard scrutateur. Il savait les interroger, les examiner. Il les devinait. Ses idées à leur égard étaient généralement sévères; mais souvent nous étions obligés de reconnaître la vérité et la justesse de ses observations.» Il affectionnait Chateaubriand et avait annoté l'Itinéraire de Paris à Jérusalem. Il pratiquait également la littérature allemande. Il aimait Gœthe, mais surtout Schiller. La Guerre de Trente ans le passionnait. Parmi les historiens allemands, il avait distingué Schmidt et Muller. La langue italienne, que lui enseignaient l'abbé Pina et Foresti, lui était fort agréable. La Jérusalem du Tasse l'avait ravi. Il en savait de nombreuses stances. M. Baumgartner, professeur à l'Université de Vienne, lui apprit la physique, la chimie et les sciences naturelles. On enseigna également au jeune prince la musique, dont il se dégoûta rapidement. Du dessin, il ne retint que le goût des procédés graphiques nécessaires aux travaux de fortification et d'architecture. Tous ces détails prouvent une fois de plus que l'éducation du duc de Reichstadt était au moins aussi soignée et aussi étendue que celle d'un archiduc. Quant à l'histoire de Napoléon, dès l'âge de quinze ans, il put, en lisant de nombreux ouvrages, se rendre un compte précis des événements[388]. La nouvelle Impératrice, la princesse Caroline-Augusta de Bavière, lui témoignait, comme François II, beaucoup de tendresse. Elle aimait à causer avec lui et à développer son intelligence. Le second fils de l'Empereur, l'archiduc François, et l'archiduchesse Sophie, femme de l'archiduc, étaient pour le jeune prince de véritables amis. L'archiduchesse, qui n'avait que six ans de plus que lui, lui montrait une affection qui lui fut d'un charme sans pareil. En l'absence d'une mère qui se bornait de temps en temps à émettre quelques regrets peu sincères, il put sentir combien sont exquis et sûrs le dévouement et l'amitié d'une femme de cœur.
La duchesse de Parme—si l'on en juge par ses lettres intimes—se portait maintenant à merveille. Elle commençait «même à engraisser». Elle avait dit adieu à la médecine et s'occupait beaucoup de concerts d'amateurs. Elle y faisait sa partie et exécutait des morceaux sur le clavecin, comme les variations de Mayseder sur un thème de Nina. Elle montait presque tous les jours à cheval. Depuis que ses nerfs s'étaient remis, elle était devenue très habile et même imprudente en ce genre d'exercice. Elle donnait des dîners et des fêtes; elle allait au théâtre et elle disait dans sa joie: «Je me trouve d'ailleurs si contente ici que, si j'avais mon fils auprès de moi, je ne demanderais plus rien d'autre dans ce monde; mais le bonheur parfait ne peut pas y exister[389].» Elle n'eût cependant point osé sacrifier le duché de Parme, ni l'intimité enfin avouée et connue avec le général de Neipperg, pour aller rejoindre son fils à Schœnbrunn. Toutefois, Marie-Louise avait été voir son père à Vérone, où se tenait le Congrès qui allait décider de l'intervention en faveur de Ferdinand VII contre les Cortès. Elle se déclarait satisfaite d'être réunie aux siens,—le duc de Reichstadt pourtant n'y était pas,—mais elle s'ennuyait à mourir, «non faute d'amusements, mais de société, et faute d'avoir un moment pour respirer. À présent, disait-elle à la comtesse de Crenneville, nous n'avons même plus de théâtre, ce qui était la seule ressource, car le reste du jour se passe à rendre et à recevoir des visites et à faire des toilettes.» À Vérone se trouvaient, outre l'empereur et l'impératrice d'Autriche, le roi de Prusse, le vice-roi et la vice-reine d'Italie, le roi des Deux-Siciles, le roi et la reine de Sardaigne, le duc de Modène, le prince de Metternich, M. de Gentz, etc. Chateaubriand, qui représentait la France, fut invité par Marie-Louise à ses réceptions. Il en parle ainsi dans son Histoire du Congrès de Vérone[390]: «Nous refusâmes d'abord une invitation de l'archiduchesse de Parme. Elle insista, et nous y allâmes. Nous la trouvâmes fort gaie; l'univers s'étant chargé de se souvenir de Napoléon, elle n'avait plus la peine d'y songer. Elle prononça quelques mots légers et, comme en passant, sur le roi de Rome: elle était grosse. Sa cour avait un certain air délabré et vieilli, excepté M. de Neipperg, homme de bon ton. Il n'y avait là de singulier que nous, dînant auprès de Marie-Louise, et les bracelets faits de la pierre du sarcophage de Juliette, que portait la veuve de Napoléon. En traversant le Pô, à Plaisance, une seule barque, nouvellement peinte, portant une espèce de pavillon impérial, frappa nos regards. Deux ou trois dragons, en veste et en bonnet de police, faisaient boire leurs chevaux; nous entrions dans les États de Marie-Louise: c'est tout ce qui restait de la puissance de l'homme qui fendit les rochers du Simplon, planta ses drapeaux sur les capitales de l'Europe, releva l'Italie prosternée depuis tant de siècles!…» En parlant à Marie-Louise, Chateaubriand lui dit qu'il avait rencontré ses soldats à Plaisance, mais que cette petite troupe n'était rien à côté des grandes armées impériales d'autrefois. Elle lui répondit sèchement: «Je ne songe plus à cela!» L'impératrice des Français n'était plus désormais qu'une petite princesse, se contentant d'une vie facile où les concerts, les dîners, les spectacles, les voyages constituaient pour elle les jouissances les plus grandes. La Cassina dei Baschi lui paraissait un séjour plus enviable que celui des Tuileries, et l'amour d'un majordome préférable à celui d'un Empereur. Le maréchal de Castellane dit que son père vit la duchesse quelque temps après. «Elle a parlé de la France seulement comme si elle y avait voyagé, sans laisser la possibilité d'en rien dire, sans parler du rôle qu'elle y a joué. Elle a beaucoup parlé de l'empereur François, des souverains de l'Europe; mais son fils n'a pas même été nommé[391].»
Ce n'était pas Marie-Louise qui donnait de l'inquiétude au gouvernement de la Restauration. Elle saisissait, au contraire, toutes les occasions pour montrer à la famille royale combien elle lui était dévouée. On savait, d'ailleurs, qu'elle n'avait jamais encouragé les tentatives des partisans de Napoléon II. Elle avait fait même tous ses efforts pour les écarter de ses États et pour anéantir leurs espérances. Aussi la jugea-t-on digne des plus grands égards. Au lendemain de la mort de Louis XVIII, le ministre des affaires étrangères écrivait au baron de Vincent, ambassadeur d'Autriche en France: «J'ai l'honneur d'envoyer à Votre Excellence une lettre que le Roi adresse à Madame sa sœur et cousine, l'archiduchesse duchesse de Parme, sur la mort du Roi que la France vient de perdre. Toute la famille des souverains avait pour lui de l'estime et de la vénération. Elle partagera les regrets de Sa Majesté Très Chrétienne, et je ne doute pas que la cour de Parme ne soit vivement touchée de son affliction[392].» Le 4 octobre de la même année, le baron de Damas proposait à Charles X d'accréditer auprès des cours de Parme et de Modène le marquis de la Maisonfort, déjà accrédité près des cours de Lucques et de Florence. «L'ancienne position de Mme la duchesse de Parme, disait-il, avait fait penser, vers l'époque de la Restauration, qu'il serait embarrassant d'avoir un ministre auprès d'elle… Les circonstances ne sont plus les mêmes qu'en 1814, et la France en est séparée par la longueur d'un règne. La famille royale n'a éprouvé, de la part de Mme la duchesse de Parme, que des témoignages d'égards et d'amitié; Votre Majesté croira peut-être devoir y répondre par la mesure que j'ai l'honneur de lui proposer.» Charles X s'empressa d'approuver ce rapport, et le marquis de la Maisonfort fut accrédité. «Le roi de France, lui écrivit M. de Damas, ne donne point à Mme la duchesse de Parme le titre de Majesté[393], et il continuera de suivre cette règle dans ses communications personnelles… Quant à vos relations, vous vous conformerez, pour leur style, au protocole usité. Chaque Cour a son langage, et vous saurez toujours employer celui qui conviendra le mieux à une princesse avec laquelle le Roi ne veut entretenir que des relations amicales.» Le 27 novembre, le marquis informait le ministre qu'arrivé le 16 à Parme, il avait, pendant une réception solennelle à la Cour, entendu la duchesse s'exprimer avec le plus grand intérêt sur la famille royale, sur Mme la Dauphine, qu'elle avait vue à Vienne dans son enfance, et sur le duc de Bordeaux. Le marquis de la Maisonfort put constater dans ses relations avec la duchesse de Parme qu'elle parlait sans affectation de la France et du rôle qu'elle y avait joué. «Jamais, disait-il, elle n'a prononcé devant moi le nom de l'usurpateur, mais elle me l'a souvent désigné comme le moteur de grandes choses qui n'ont jamais contribué à son bonheur.» On conçoit qu'un pareil tact, une pareille correction aient ravi ceux qui maudissaient «l'ogre de Corse». Aussi le marquis ne tarissait-il pas d'éloges sur la veuve de Napoléon. «Née trop grande dame, ajoutait-il, pour regretter une élévation que les événements ont prouvé n'être que factice, elle a l'air de solliciter l'indulgence pour ce qu'elle a été et d'appeler l'estime pour ce quelle est et veut être.» Ainsi Marie-Louise, trop heureuse de recevoir l'ambassadeur du roi Charles X, s'effaçait devant lui, s'humiliait presque. Elle était stylée par Neipperg, qui avait su, lui aussi, gagner les bonnes grâces du marquis de la Maisonfort. Grâce à lui, la cour de Parme avait de l'apparence: «Le comte de Neipperg y prévoit tout, y anime tout, y répond de tout. Il est impossible de ne pas croire à son dévouement pour la cause des rois qu'il a servis toute sa vie et à son penchant pour la France… Il est impossible de mieux penser que ce général, chevalier d'honneur de Sa Majesté la Duchesse et le véritable interprète de ses volontés.» M. de Lamartine, secrétaire de légation auprès du ministre de France à Florence, et qui écrivait alors «deux petits volumes de poésies purement et simplement religieuses, destinées à la génération qui a conservé un Dieu dans son cœur», avait eu également l'honneur de dîner avec la duchesse de Parme. «Cette princesse, mandait-il à M. de Damas, plus à l'aise dans son État borné qu'elle ne l'était à une autre époque, se montre infiniment plus aimable et plus spirituelle à Parme qu'à Paris… Elle parle du passé comme d'une époque historique qui ne tient plus à elle ni au temps présent[394].» Le secrétaire ne se gênait point pour indiquer la véritable situation de la duchesse. Il disait tout haut ce qu'on disait tout bas: «Le comte de Neipperg, favori et époux de l'archiduchesse, est à la tête de toutes les administrations.» Il en faisait, lui aussi, l'éloge. Il affirmait, en outre, que Neipperg avait su éloigner de la cour de Parme toutes les intrigues qui auraient tenté de s'y rattacher. «S'il se passait quelque chose de mal contre les Bourbons et la légitimité, me disait-il ce matin, je ne serais pas ici, et puisque j'y suis, c'est qu'on n'y a pour eux que les sentiments qu'on doit y avoir. Car je suis un vieux serviteur de leur Cour et un ennemi de leurs ennemis.» Ce langage «fier et hardi, sincère et loyal», prouvait à Lamartine combien Marie-Louise et Neipperg étaient éloignés de soutenir la cause du duc de Reichstadt. Le poète se laissa donc séduire par l'accueil flatteur de la duchesse de Parme. Aussi va-t-il jusqu'à excuser ses fautes. Il reconnaît qu'elle était fidèle à sa nature affaissée et langoureuse; il avoue même qu'elle avait bien fait d'écarter la «gloire théâtrale et stoïque» qu'on exigeait d'elle. Mais c'est en vain que Lamartine cherche à lui attribuer de l'émotion et de la grâce; il ne parviendra point à dissimuler son égoïsme et ses tristes faiblesses.
Le cabinet des Tuileries ne cessait de se préoccuper du duc de Reichstadt et des personnes venues de France, d'Italie ou d'Allemagne qui cherchaient à l'approcher. Le marquis de Caraman écrivait, le 4 janvier 1825, au baron de Damas, qu'il avait pris tous les renseignements possibles sur les relations que les frères Le Bret, de Stuttgard, paraissaient avoir avec le prince. La surveillance dont ils étaient l'objet ne leur permettait que difficilement de remplir les promesses faites par eux à M. de Las Cases. «Je me suis assuré, disait-il, que tous les jours les subalternes qui se trouvent autour du duc de Reichstadt, y ont été placés par la police et relèvent directement de cette partie de l'administration. Le comte de Sedlinstky, chargé du département, y met une conscience religieuse. L'Empereur a cru devoir lui abandonner le soin du choix de ces individus, depuis la tentative de M. de Montesquiou, et il lui répond de tout ce qui pourrait se passer dans l'intérieur du jeune duc. Le comte m'a assuré que tout ce qui entourait le jeune duc était placé par lui et qu'il en répondait.» Puis venaient des renseignements fort intéressants sur le prince lui-même: «Le jeune duc de Reichstadt commence à se former. Il est d'une figure agréable et amuse toute la Cour par des manières vives et spirituelles qui contrastent singulièrement avec la gravité habituelle de toute la famille impériale. Il se distingue par son adresse dans tous les exercices du corps, mais il a un éloignement absolu pour toute espèce d'occupation sérieuse.» Ce renseignement était inexact, comme le prouvent les détails donnés par M. Prokesch-Osten. «L'Empereur le gronde souvent, ajoutait M. de Caraman, mais l'Impératrice, les archiducs et les archiduchesses ne résistent pas à la séduction de ses manières. Il le sait et en fait usage pour obtenir tout ce qu'il désire. Il est impossible de ne pas s'arrêter au moment où il acquerra la connaissance de tout ce qui s'est passé et du rôle qu'il était appelé à jouer dans l'avenir. Il est difficile de prévoir ce que le développement d'idées aussi nouvelles produira dans une tête vive gué l'intérêt personnel trouvera peut-être moyen d'exciter encore plus et qu'une situation déjà trop élevée aura préparée à recevoir les germes d'ambition qui ne seront que trop aisés à faire fructifier. La sagesse de l'Empereur n'a peut-être pas assez combattu l'attrait qu'il a senti pour cet enfant, par cela même qu'il était abandonné. Les personnes qui peuvent se permettre des observations en ont fait, mais elles n'ont pas été écoutées, et je crains qu'il n'arrive une époque où la position de ce jeune homme deviendra embarrassante. Je ne suis pas le seul à avoir cette opinion, mais la qualité de petit-fils de l'Empereur oblige à une grande réserve, dans une question aussi délicate[395].»
J'ai lu à Vienne, aux Archives impériales et royales, trois lettres du duc, écrites en allemand et adressées en 1821 à son grand-père, où il l'assure de sa tendresse et où il fait des vœux pour la durée de sa vie et de son bonheur. Il déclare qu'il saura s'acquitter de la tâche qui lui incombe et lui obéira toujours. Deux de ces lettres sont des compliments pour le jour de sa fête et le jour de sa naissance. Il s'y montre très modeste, car il s'appelle lui-même: «Ein so kleiner und bedeutender Mensch als ich… un petit homme insignifiant.» Le marquis de Caraman aurait donc voulu que le grand-père du duc de Reichstadt le tînt à l'écart et lui témoignât une froideur officielle. Il osait reprocher au souverain une trop grande sympathie que la gentillesse de l'enfant et l'abandon de sa mère, motivé par les cruelles exigences de la politique, avaient peu à peu déterminée et consolidée. Encore une fois, l'existence de l'héritier de Napoléon était une sorte de cauchemar pour les monarchies, surtout pour la monarchie française. Le 4 octobre 1825, un sieur Poppon informait la police qu'on avait découvert à Genève un dépôt de pièces de vingt francs et de quarante francs à l'effigie de Napoléon II. Il prétendait qu'un complot se tramait dans le canton de Vaud contre Charles X. Suivant lui, il aurait été question d'assassiner le Roi, le Dauphin et le duc de Bordeaux, pour leur substituer le duc de Reichstadt. Heureusement, la police put s'assurer qu'elle avait affaire à un exalté qui avait pris ses visions pour des réalités[396]. L'attention des agents fut attirée, six mois après, sur un officier général autrichien, aide de camp du jeune Napoléon, qui était venu visiter le château de Versailles et qui entretenait, disait-on, une correspondance secrète avec des individus suspects à Nancy. Renseignements pris, on reconnut que c'était le prince de Dietrichstein, le frère du gouverneur, qui faisait un voyage d'agrément en France et qui ne s'était nullement occupé de politique intérieure ou extérieure[397]. Les moindres détails faisaient l'objet de graves communications. Ainsi l'un des secrétaires de l'ambassade française à Vienne envoyait, le 5 août 1828, au comte de La Ferronnays, ministre des affaires étrangères, le renseignement suivant: «Le duc de Reichstadt a été confirmé la semaine dernière par le cardinal-archiduc Rodolphe, dans la chapelle de l'Empereur, à Baden. Il fut conduit à l'autel par l'Empereur. On assure que Sa Majesté lui donnera incessamment un régiment[398].» Ce n'étaient pas seulement les agents du ministère qui pensaient au duc de Reichstadt et à l'éventualité menaçante de son retour! M. de Talleyrand y faisait lui-même grande attention. «Ses regards, rapporte Vitrolles, ne s'arrêtaient jamais au présent et ne se perdaient point dans un avenir éloigné, vague et incertain, mais ils s'attachaient à ce qui était prochain. Il prenait ses mesures en conséquence. Dès qu'il vit les difficultés s'amonceler devant le gouvernement du Roi, il se porta au-devant de tout ce qui pouvait le remplacer. «Prenez-y garde, monsieur de Vitrolles, me disait-il dans les commencements; le duc d'Orléans marche sur leurs talons!» et plus tard: «Voyez-vous, la question se place entre le duc de Bordeaux et le duc de Reichstadt[399].»
Qu'il songeât ou non à un glorieux avenir, le jeune prince se livrait avec acharnement à l'étude, et particulièrement à celle de l'histoire. «Dans ce genre, affirme le capitaine Foresti, il avait certainement plus de lectures qu'aucun jeune homme de son âge, lorsque le baron d'Obenaus commença à lui donner des leçons formelles et systématiques sur l'histoire universelle…» Foresti ajoute que, dès qu'il eut atteint sa quinzième année, le comte de Dietrichstein se fit un devoir de mettre sous ses yeux tous les écrits, sans exception, qui avaient été publiés sur l'histoire de son père et sur la Révolution française. Le comte lui parla toujours sur ce thème délicat avec franchise et les convenances nécessaires. «Aussi personne n'avait lu et ne savait autant que lui à cet égard[400].» On voit donc, contrairement à une légende trop accréditée, qu'on ne voulait ni étouffer son intelligence, ni lui cacher ses origines. Cependant, M. de Montbel affirme qu'il n'avait encore sur l'histoire de Napoléon que les notions généralement reçues, et qu'il fallait lui apprendre à discerner la vérité, au milieu d'une foule d'écrits inexacts ou passionnés. L'empereur d'Autriche, préoccupé du développement moral de son petit-fils, manda le prince de Metternich et l'invita à parler au prince impérial de son père, en toute sincérité. Il lui aurait même dit: «Ne lui cachez à cet égard aucune vérité; enseignez-lui à vénérer sa mémoire!…» Ces paroles furent répétées par M. de Metternich à M. de Montbel, qui les reproduisit dans son ouvrage. Cet honorable écrivain ne s'est peut-être pas assez dégagé de l'influence qu'exerçait sur lui un homme d'État éminent, auquel il reconnaissait plus qu'à tout autre le pouvoir de répondre aux intentions du monarque. Il n'est pas un passage de son livre où il ne rende, perpétuellement et sans aucune restriction, un hommage pompeux à la sagesse, aux lumières, au désintéressement et à la bonté du prince de Metternich. Mais certaines parties ont été visiblement écrites sous sa dictée, ce qui en diminue quelque peu l'autorité et l'impartialité[401]. Tout en ne contestant point la haute impulsion imprimée par le ministre aux études historiques du jeune prince, tout en avouant son habileté et son expérience en cette matière, je ne puis croire cependant qu'il ait tracé un tableau fidèle de la carrière de Napoléon, qu'il ait séparé consciencieusement le juste de l'arbitraire, l'impérieux du violent, le superbe de l'exagéré. Il eût fallu pour cela une équité parfaite, un empire sur soi-même qu'une froideur et un calme apparents ne suffisent point à inspirer. Il eût fallu, pour juger un être aussi extraordinaire et aussi complexe que Napoléon, attendre le recul des années et des événements; ce n'est point cinq ou six ans après sa mort que ce jugement était possible.
Le prince de Metternich, d'ailleurs, avait été trop l'adversaire acharné et l'ennemi personnel de l'Empereur pour pouvoir porter sur sa vie entière, et devant son fils, une appréciation équitable. M. de Montbel nous assure que le tableau qu'il en fit avait pour objet de démontrer que l'abus des mêmes qualités comme l'abus des mêmes défauts contribuèrent à élever Napoléon au faîte de la puissance et à le précipiter. Je le veux bien, mais l'admirateur de Metternich a une réflexion surprenante que je tiens à relever ici: «Il manquait à Napoléon une qualité essentielle qui, seule, peut assurer le bonheur des peuples et la solidité des trônes: la modération; mais sans la modération, il ne serait jamais parvenu à l'Empire.» Si le prince de Metternich dans ses hautes instructions a employé des naïvetés de ce genre, il a dû faire sourire plus d'une fois son illustre élève. Mais, qu'on se rassure, il ne fut point naïf. Et d'ailleurs, pour juger ce qu'il lui dut dire, nous n'avons qu'à examiner un peu la «Biographie de Napoléon» qu'il a insérée dans ses Mémoires[402] et dont le duc de Reichstadt eut certainement la primeur, si ce n'est par le texte lui-même, au moins par les idées.
Metternich veut bien reconnaître à l'Empereur une rare sagacité, une persévérance infatigable à accomplir ses desseins, un esprit de domination actif et clairvoyant, une remarquable adresse. Il avoue que Napoléon n'éprouvait aucune difficulté ni aucune incertitude dans l'action, qu'il allait toujours droit au but; qu'il avait horreur des idées vagues et de la fausse philosophie; qu'il aimait les aperçus clairs et les résultats utiles. Il dit qu'il était législateur, administrateur et capitaine par son seul instinct. Il consent même à admettre qu'il avait du génie pour les grandes combinaisons militaires et qu'il était toujours à la place, dangereuse ou non, du chef d'une grande armée. Il le voit ayant l'unique passion du pouvoir, maître de lui-même, des hommes et des événements. Il le montre encore facile et bon dans la vie privée, indulgent jusqu'à la faiblesse, «simple et même coulant» dans la société intime, toujours bon fils et bon parent. «Ni l'une ni l'autre de ses épouses, ajoute-t-il, n'ont jamais eu à se plaindre de ses procédés.» Il rend hommage à la force de son caractère, à l'activité et à la lucidité de son esprit, au charme de sa conversation, à l'abondance de ses idées et à la clarté de ses conceptions, à sa facilité d'élocution; à sa mémoire, «assez riche de noms et de faits pour en imposer à ceux dont les études étaient moins solides que les siennes»; à ses facultés naturelles, qui suppléaient au savoir; à son mépris pour tout ce qui était petit. Passant aux défauts, il cherche tout de suite, en grand seigneur qui seul croit avoir le sentiment de la grandeur et des convenances, à le déprécier et même à le ridiculiser. Il dépeint sa figure courte et carrée, sa tenue négligée, ses vains efforts pour se rendre imposant, sa gaucherie dans la tenue, son désespoir de ne pouvoir hausser sa taille et d'ennoblir sa tournure, sa marche guindée sur la pointe du pied et un bizarre mouvement du corps, copié des Bourbons, ses poses enseignées par Talma et sa joie de se retrouver dans ce comédien. Il blâme son manque de savoir-vivre et de politesse. Si Napoléon invoque souvent l'histoire, cela ne l'empêche pas d'avoir une connaissance imparfaite des faits historiques. L'auteur du Concordat soutient la religion, mais c'est plutôt chez lui une affaire de sentiment que de politique éclairée. Napoléon ne nie pas la vertu et l'honneur, mais il croit que tout homme n'a d'autre mobile que l'intérêt. En se défendant d'avoir usurpé le trône de France, il ne cherche qu'à s'étourdir et à dérouter l'opinion. Il dit bien que son origine est le 18 brumaire, mais il attache cependant beaucoup de prix à la noblesse de sa naissance et à l'antiquité de sa famille. Sensible aux malheurs bourgeois, il ne recule jamais devant la somme immense des souffrances individuelles pour assurer l'exécution de ses projets. Il est généreux, mais d'une générosité intéressée. S'il attache les hommes à sa fortune, c'est pour les compromettre. Sans doute, il est impossible de lui dénier «de grandes qualités», sans doute, il a de la force, de la puissance, de la supériorité, mais ce sont «des termes plus ou moins relatifs». Et Metternich en arrive à cette conclusion impertinente: «L'opinion du monde est partagée et le sera peut-être toujours sur la question de savoir si Napoléon méritait le titre de grand homme.»
Qu'est-il donc le vainqueur de Marengo, d'Austerlitz, d'Iéna et de Wagram, aux yeux de cet homme si infatué de lui-même? «Un météore qui n'a eu qu'à s'élever au-dessus des brouillards d'une dissolution générale!» Cependant, ses succès ont eu un éclat inouï. Soit; mais leur éclat «diminue à proportion de la facilité qu'il a eue à les obtenir». Comment contester qu'il a eu à combattre des résistances opiniâtres, des rivalités et des passions prodigieuses, des adversaires formidables?… Ici, oubliant qu'il réduit à rien le prestige de l'Europe dont il s'est fait le défenseur, Metternich abaisse tout pour abaisser le héros. Les résistances étaient amorties par la lassitude universelle, les rivalités impuissantes, les passions misérables, les adversaires désunis et paralysés par leur désunion. Aussi ne faut-il pas s'exagérer l'idée de la grandeur de Napoléon. Il se disait bien le successeur de Charlemagne, mais la suprématie qu'il voulait exercer sur l'Europe n'était que l'idéal défiguré et exagéré de l'empire de Charlemagne. Tout au plus Napoléon paraissait-il être «comme un chef d'atelier qui commande à des ouvriers». Son orgueil était si démesuré qu'il ne comprenait pas comment le monde pouvait aller sans lui. L'édifice qu'il avait élevé avait paru colossal, mais formé de matériaux pourris et sans consistance, il avait croulé de fond en comble. Restaient enfin les écrits de l'Empereur, qui passionnaient et émouvaient l'univers. Il ne fallait point y attacher de l'importance, parce qu'ils le montraient «non pas tel qu'il était, mais tel qu'il voulait paraître». Voilà quel était l'historien chargé par François II de faire connaître l'empereur Napoléon à son fils[403]!
J'aimerais à croire, cependant, que dans ses entretiens avec le prince impérial, le premier ministre de François II sut mettre de côté les récriminations, les insinuations et les rancunes qui font du portrait de Napoléon une gravure trop poussée au noir. M. de Montbel, qui alla prendre ses inspirations auprès de M. de Metternich, n'a point remarqué cela. Il se confond en admiration devant les leçons du prince; il dit, de confiance, que «le duc de Reichstadt recevait ces hautes instructions avec un grand empressement». Il nous le présente allant consulter Metternich dans tous ses doutes à propos des ouvrages historiques contemporains, lui soumettant ses observations, recevant de lui des indications précises, interrogeant son expérience et son habileté sur les événements auxquels il avait pris part, examinant les pièces diplomatiques, tous les documents qui montrent «l'histoire dans sa nudité, et non déguisée sous ces ajustements fantastiques dont se plaisent à la revêtir les passions intéressées des partis ou les rêveries de quelques imaginations brillantes». Je sais, par expérience, comment il faut lire ces pièces diplomatiques, quelle valeur il faut leur attribuer, quel soin il faut mettre à en saisir le sens déguisé,—car il est peu de documents aussi ambigus, aussi mystérieux, aussi faux,—et je me demande si le diplomate qui voulait former le jeune Napoléon à l'étude exacte de l'histoire avait l'impartialité nécessaire. Comment aurait-il pu être dévoué aux intérêts du prince impérial, l'homme qui disait à Vitrolles, en mars 1814, au moment où il devait soutenir les intérêts de Marie-Louise et du roi de Rome: «Croyez-vous que nous nous regardions comme liés par les intérêts de notre archiduchesse et de son fils? Il n'en est rien. On ne sacrifie pas le salut des États à des sentiments de famille, et la perspective même d'une régence qui donnerait le pouvoir à l'Impératrice et à son fils ne nous détournerait pas de poursuivre les conditions nécessaires à l'existence des États européens. L'Autriche se suffit à elle-même. Elle ne doit pas compliquer sa situation en embrassant des intérêts qui lui sont étrangers[404].» Comment eût-il été sincère l'homme qui disait le 25 janvier 1814 à Alexandre: «Le jour de la chute de l'Empire, il n'y aura de possible que le retour des Bourbons. Jamais l'empereur François ne soutiendra un autre gouvernement que le leur»; et le 11 avril suivant, sans se préoccuper de la différence de ses déclarations: «Le vœu sincère du cabinet d'Autriche était de faire la paix avec Napoléon, de limiter son pouvoir, de garantir ses voisins contre les projets de son ambition inquiète, mais de le conserver, lui et sa famille, sur le trône de France»? Comment eût-il été honnête le ministre qui avait fait grand maître de la maison de Marie-Louise ce Neipperg qui, après avoir été son amant, devenait son époux morganatique? Comment eût-il pu montrer une véritable sollicitude au duc de Reichstadt, lui qui se préoccupait de faire légitimer les enfants nés de cette union singulière et de leur assurer une situation à la Cour? N'avait-il pas, d'ailleurs, fait du fils de Napoléon un prisonnier dont les moindres paroles, les moindres gestes, les moindres écrits étaient surveillés?… M. de Montbel approuve cependant cette surveillance et déclare qu'il fallait préserver le prince «de la rencontre de personnes dont on pouvait suspecter les intentions».
Était-ce bien le guide qu'il fallait au roi de Rome, le diplomate qui se faisait honneur d'une duplicité de carrière, d'une souplesse et d'une dextérité si éloignées de la franchise ordinaire, qui avait osé qualifier la France «de peuple dégradé»? Pouvait-il réellement inspirer des sentiments français au prince impérial, celui qui, depuis la Révolution, poursuivait notre pays d'une haine infatigable, qui le dénonçait sans cesse comme un pays menaçant pour l'Europe; qui, l'ayant réduit à d'étroites limites, aurait voulu le mutiler davantage; qui avait fait mettre Napoléon au ban de l'Europe et l'avait désigné à la vindicte populaire; qui avait contribué à son cruel exil et à sa mort prématurée sur le rocher de Sainte-Hélène? Il est vrai qu'il ne doutait de rien le chancelier qui disait un jour à un historien impressionné par ses confidences: «Je suis un peu le confesseur de tous les cabinets. Je donne l'absolution à celui qui a le moins de péchés, et je maintiens ainsi la paix du monde[405]!» Je doute fort qu'il y ait eu de la part du duc de Reichstadt un vif empressement à se rapprocher du prince de Metternich. Le bel ambassadeur qui, jadis, se faisait un devoir de se signaler par une grâce et une afféterie toutes mondaines, était devenu sec et gourmé. Son visage pâle avait pris une impassibilité rigide, que ses courtisans appelaient sublime et où les hommes indépendants ne voyaient que la marque d'une importance et d'une suffisance extraordinaires. Sa confiance en lui-même et sa présomption superbe, ses habitudes d'égoïsme et de dissimulation, ses instincts d'expédients et de haute comédie qui en faisaient un acteur consommé, ne pouvaient amener entre lui et la nature si ouverte du jeune prince une sympathie réelle. Le fils de Napoléon avait compris qu'il avait devant lui un homme qui ne savait pas oublier et qui était résolument prêt à se montrer hostile à la France, le jour où l'Autriche en redouterait le relèvement. Il allait apprendre, par l'étude directe de l'histoire des derniers temps, que le plus grand ennemi de son père avait été ce même prince de Metternich qui, avec une adresse et une constance incomparables, avait su endormir les soupçons de Napoléon et déterminer peu à peu sa chute.
Cette confiance que le duc de Reichstadt n'accordait pas au ministre de François II, il la témoignait par contre à son grand-père. Si l'empereur d'Autriche, dont le cœur était bon mais faible, n'avait craint d'encourir les reproches du chancelier, dont il jugeait la présence indispensable au salut de la monarchie autrichienne[406], s'il n'avait pas cru devoir céder aux exigences implacables de la politique, il eût peut-être autorisé le duc à rejoindre sa mère à Parme. Mais l'Europe voulait que l'on gardât le jeune prince à Schœnbrunn ou à Vienne, et l'Empereur se résignait à subir les volontés de l'Europe, dont le prince de Metternich aimait à se dire l'unique et officiel représentant.